PORTRAIT Anna Maria Panzarella, soprano

Transcription

PORTRAIT Anna Maria Panzarella, soprano
PORTRAIT Anna Maria Panzarella, soprano
Interview réalisé par Bertrand Bolognesi (mai 2007)
reproduit avec l’aimable autorisation d’Anaclase (www.anaclase.com)
Comment le chant a­t­il commencé pour vous ?
Comme tout enfant, je suis allée à l'école, tout en suivant dès l'âge de cinq ans des cours
de danse classique. Lorsque le temps du lycée arriva, mes parents m'ont proposé d'entrer
dans une section Sport, Études et Danse. J'ai commencé ce cursus à Cannes où l'on
m'annonça que, ne possédant pas la résistance musculaire suffisante, je ne pourrais
jamais devenir danseuse professionnelle. On m'orientait donc vers un avenir de
chorégraphe. Ce qui m'intéressait, c'était danser moi-même, être sur scène, et non faire
danser d'autres corps. J'ai renoncé. Du coup, j'ai imaginé de devenir comédienne. Mais
une âme bien intentionnée m'a dit que pour ce faire, il fallait être vraiment très belle, ce qui
induisait que je n'étais certainement pas ce qu'on appelle une référence de beauté !
Alors là, je me suis interrogée sur ce qu'il était possible de faire sur scène lorsqu'on est un
peu moche (rire) : le chant parut une évidence. J'ai pris mes premiers cours à Grenoble
auprès d'un professeur qui prétendit immédiatement que je possédais une voix naturelle
qui me permettrait de faire une carrière à l'opéra. À ce moment-là, je voulais chanter, sans
plus ; je ne projetais pas du tout de faire du chant lyrique. Méfiante, je suis allée voir un
autre professeur, afin d'entendre un avis différent : celle-ci me dit la même chose et
m'encouragea à travailler. Elle s'est proposée de me donner deux cours par semaine en
ne m'en faisant payer qu'un seul, ce qui me fit prendre conscience que quelque chose de
sérieux était peut-être en train de se passer. Rapidement, je suis entrée au Conservatoire
de Genève, puis au Royal College of Music de Londres. J'ai pu avoir une formation très
complète dans cette école d'opéra où j'ai étudié tout le répertoire qui serait le mien, auprès
d'artistes non seulement brillants en tant que tels mais réellement investis dans
l'enseignement qu'ils y prodiguaient.
La dimension théâtrale d'une carrière de chanteuse vous importa­t­elle dès le début ? Oui, car, finalement, ce qui m'intéressait, c'était jouer plutôt qu'uniquement chanter. C'est
d'ailleurs par là que l'on me remarqua assez vite. Ce n'était pas d'abord ma voix qui
retenait l'attention. Dans les commencements, on ne me parlait pas tellement d'elle mais
plutôt du tempérament que la scène affirmait. Ce sont le jeu, la présence, l'expressivité et
une certaine facilité à me mouvoir sur le plateau qui frappaient. J'ai bientôt joué avant
même de savoir véritablement chanter.
Ayant étudié à Genève et à Londres, vous semble­t­il qu'on aborde différemment l'étude du chant ici et là ?
Au fond, je ne le pense pas. Certes, on parle de diverses techniques que l'on dit
italiennes, allemandes, etc., mais, personnellement, il ne me semble pas avoir appris une
technique plus ceci ou cela. Précisons tout de même que je n'ai pas étudié en France : je
ne sais donc pas quel y est le cursus des jeunes gens qui souhaitent apprendre à chanter
sur scène. Une école d'opéra, comme le Royal College of Music de Londres, est vraiment
formatrice : l'on vous y donne des cours d'art dramatique, de danse, de langues – j'ai la
chance d'avoir des parents italiens et d'avoir également vécu en Espagne, ce qui m'a
souvent avantagée –, de diction – partant que parler une langue et la chanter sont des
choses largement différentes. Des metteurs en scène sont venus nous mettre en situation
dans des extraits de certains ouvrages, de sorte que j'ai abordé à Londres tout ce que l'on
doit faire lorsqu'on se met à disposition de la scène lyrique. J'ignore si tous les jeunes
chanteurs ont cette possibilité dans les conservatoires. Bien souvent, l'institution leur offre
une approche à la fois théorique et vocale, mais peut-être pas toutes les activités qui font
comprendre et approfondir les exigences de la scène. Sur ces questions, l'Angleterre est
vraiment formidable.
Dans Roland de Lully à l'Opéra de Lausanne © marc vanappelghem
L'on vous entend dans les répertoires baroques, classiques et intermédiaires, dans la tragédie lyrique française, mais aussi dans des œuvres chronologiquement plus proches de nous, comme celles de Massenet ou de Puccini...
Oui, ma carrière a commencé en Angleterre par Donizetti, Rossini et Bellini. William
Christie m'a ensuite retenue lors d'une audition. Il me donna l'opportunité de me produire
en France dans le répertoire baroque. Voilà pour-quoi l'on me connaît ici d'abord comme
une chanteuse baroque. Le danger est qu'en vous classant rapidement dans une
catégorie, l'on imagine mal que vous soyez capable de défendre autre chose, comme
vous le savez. Il est vrai que l'opéra baroque étant très proche du théâtre, c'est peut-être
là que je m'exprime le mieux, et non dans le répertoire belcantiste ou vériste. Ce qui ne
m'empêche pas d'aimer explorer d'autres horizons, de les servir avec bonne volonté, voire
de m'y amuser.
Indéniablement, vous possédez un vrai sens de la scène. D'où vous semble­t­il venir ?
Sans doute mes études de danse me permettent-elles aujourd'hui d'évoluer plus
facilement sur scène, en tant que chanteuse. Elles m'ont certainement donné une
dimension de l'espace, une souplesse et une mobilité peut-être plus gracieuse. Mais je
crois, bien que le travail d'acteur existe, que l'on est plus ou moins doué pour ça. Sans
doute avais-je des prédispositions pour le jeu ; peut-être même plus que pour le chant,
d'ailleurs ! Chanter pour chanter, c'est agréable, c'est très bien, mais – je l'avoue – ne me
procure pas beaucoup de plaisir.
Ce qui m'intéresse, c'est interpréter un personnage dans une histoire. Contrairement à
certaines de mes camarades qui me disent commencer par se préoccuper les questions
techniques et musicales d'un rôle, j'aborde toujours un nouveau personnage en lisant ou
relisant l'histoire, puis en m'intéressant aux passions qui animent celle que j'aurai à
incarner, aux situations qu'elle vit. Bref : je tâche de comprendre sa relation aux autres
protagonistes. Puis je lis mon texte et après, seulement, j'en viens à la musique. Par ce
trait, vous me verrez peut-être plus actrice que chanteuse. Prenons un exemple : vous
avez à chanter Le soleil brille ; croyez-vous que ce soit en cherchant à donner à votre voix
une couleur qui fasse briller la phrase que vous donnerez vie au personnage qui doit la
dire ? Non, c'est en intégrant le sentiment qui pousse le personnage à la prononcer qu'en
votre voix naîtra d'elle-même la couleur juste.
Je suis convaincue qu'il faut aborder les choses de l'intérieur. Je ne cherche donc pas à
émettre de beaux sons pour relever un texte, mais à puiser la couleur dans le sens du
texte et l'intimité du rôle. De même que je puise dans ce que je suis plutôt que dans
l'observation des autres. Si, à partir de là, je croise un souci technique, je saurai le
résoudre, mais je ne commence jamais par jalonner de béquilles ou d'artifices mon
incarnation.
Quelles relations votre sens du théâtre induit­il avec les metteurs en scène ?
Cela intéresse les metteurs en scène de théâtre. Ils peuvent explorer toute une palette
expressive où puiser de quoi construire un personnage et véhiculer des émotions. En
revanche, ce que vous appelez mon sens du théâtre fait parfois peur aux metteurs en
scène d'opéra ou de ballet.
Ils travaillent principalement l'esthétique plutôt que la direction d'acteur. Sans doute se
disent-ils qu'un tel tempérament est difficile à gérer. Certains trouveront cela enrichissant,
d'autres au contraire l'estimeront dérangeant. Il est vrai que je propose volontiers, mais si
l'on me dit « Ce n'est pas ce que je veux », j'attends sagement une indication clairement
dirigée. Étant toujours dans le texte, je travaille avec passion et spontanéité. Je ne pense
pas du tout à ma colonne vertébrale, à mon port de tête ou à la position de mon bassin !
Comment aborde­t­on un rôle avec Pierre Audi, par exemple ?
Avec Pierre Audi, l'on s'assied autour d'une table pour réfléchir à la situation. Que s'est-il
passé avant la scène dont il est question, que va-t-il se produire ensuite, etc. Une scène
n'existe pas par elle-même, n'est-ce pas ? Il faut donc établir un temps, un déroulement, et
la position de chaque personnage dans ce scénario. Ensuite, on va sur scène. J'aime
beaucoup travailler avec lui. Il arrive qu'il me propose immédiatement quelque chose
comme il est possible qu'il me dise « Écoute, là, je ne sais pas trop, propose-moi quelque
chose. Peut-être que j'aimerais que tu commences au sol, décoiffée, mal à l'aise. Ensuite,
on verra ». À partir de là, un véritable échange construira la scène. Si un metteur en scène
me dit « Entre sur tel mot, agenouille-toi sur tel mot, lève le bras sur tel autre mot »,
j'apprendrai docilement tous ces gestes et mouvements, mais ne m'en tiendrai
évidemment pas là : il faut les habiter, sinon le personnage cède la place à une
marionnette.
Mais il est plus compliqué de procéder de cette manière. Imaginons qu'aujourd'hui, j'ai
prévu à l'avance toutes mes réponses à cet entretien sans connaître les questions que
vous souhaitiez me poser ! Non, chaque geste à un sens, chaque regard est déterminé
par ce qui se passe à l'intérieur du personnage et par ce qui survient autour de lui à tel
moment précis. Je n'ai aucune idée préconçue de la manière dont mon corps va réagir
dans telle situation, n'est-ce pas ? C'est donc assez contradictoire d'avoir à trouver a
posteriori du sens à un geste. Bien sûr, je dois m'adapter à la demande du metteur en
scène. Ne serait-il pas aussi intéressant que le metteur en scène sache s'adapter à la
personnalité d'un artiste ? Non pas pour se faire mutuellement des politesses, il ne s'agit
pas de cela, mais tout simplement afin de mettre en commun nos qualités au service du
spectacle. Se contenter de régler des gestes, des pas, des attitudes, c'est aussi
raisonnable que de demander à un chat de marcher comme un chien. On peut tout aussi
bien imaginer de demander à un chat de marcher plutôt comme un chat de gouttière, un
chat siamois, un chat taquin ou un chat enragé, et ainsi de suite. Il y a toutes sortes de
démarches de chat qui, pour se différencier, demeurent toutefois propres au chat. À
considérer le chat, le metteur en scène ne peut que gagner un travail plus riche, plus
coloré, plus évolué.
Qu'est­ce qui vous inspire, au fond ?
Les histoires m'inspirent. Je pourrais interpréter un personnage complètement
contemporain s'il m'intéresse et me touche et qu'il me semble pouvoir m'exprimer. Plus
que la musique, ce sont les personnages et les destins qui me parlent. Et il y aussi les
rencontres, bien sûr. Les belles rencontres font évoluer. Apprendre des rôles, travailler sa
technique, seule dans son coin, ne suffit pas. Au fond - et je m'en rends compte en vous
parlant -, les gens m'inspirent, tout simplement. Il me serait sans doute plus aisé de me
passer de musique que de théâtre, je crois. Lorsque je vais à l'opéra, c'est toujours
l'interprétation qui me touche et non la beauté d'une voix où la sophistication d'un
éclairage. J'ai besoin de sentir l'humanité, la compassion, la présence. Dans la vie, j'aime
écouter les autres. Quelqu'un d'inconnu peut me raconter sa vie. J'apprends. Je ne puise
pas une information ou un exemple, non ; mais une nouvelle trace émotionnelle me
parcoure peut-être, je suppose. Toujours, les gens me touchent ; je ne connais pas
l'indifférence. D'ailleurs, cela doit se sentir, puisque les chauffeurs de taxi me racontent
leur vie, dans ce court instant que je passe dans leur voiture ! Vous savez, je viens d'une
famille italienne, et les italiens communiquent beaucoup. De fait, je communique toujours.
Je suis incapable de m'asseoir dans le train sans parler à la personne qui se trouve en
face ou à côté, par exemple. On se dira peut-être bonjour et trois fois rien, mais au moins
ça.
Lorsque vous avancez dans le travail d'un personnage, est­ce qu'il arrive qu'il fasse quelque chose avec lequel vous ne seriez pas d'accord, bien qu'il vous faille le faire ? Je suis toujours d'accord. D'abord parce qu'il n'est pas moi. Ensuite parce c'est
passionnément intéressant d'essayer de comprendre pourquoi le personnage en arrive à
accomplir cette chose-là. Prenons un exemple : dans la vie, si mon conjoint me trompe, il
ne me viendrait pas à l'esprit d'aller trucider la rivale ; je m'en prendrais plutôt à lui. Dans
les opéras, les héroïnes préservent presque toujours leur amoureux et se vengent sur la
maîtresse. Je dois alors chercher leur motivation. Cela m'amuse follement ! En revanche,
il m'arrive d'imaginer des personnes réelles que je connais dans les personnages qu'il me
faudra côtoyer sur scène ; c'est encore plus drôle (rires)!
Plus sérieusement, dans un rôle que l'on doit interpréter, il arrive que l'on rencontre des
passages épineux qui ravivent des blessures personnelles ; eh bien, je me sers de ce que
j'aie pu vivre, je le transforme. C'est aussi l'une des chances de se trouver sur scène : l'on
peut puiser des tas de choses en soi. Mais je ne suis pas du tout quelqu'un de
tourmentée, rassurez-vous (rires) !
Depuis quelques années, vous tracez un chemin régulier avec Christophe Rousset. Comment cela s'est­il fait ? Votre théâtralité n'y est sans doute pas pour rien ?
Il y a dix ans, Christophe Rousset était à la recherche d'une Ismène pour enregistrer
l'Antigona de Traetta. J'ai auditionné. Il m'a écouté à peine trois minutes, pour me dire
"C'est bon" et me donner ensuite mes premiers rôles de tragédienne, ce dont je lui suis
infiniment reconnaissante. J'ai chanté mes plus beaux rôles à ses côtés. Il y a eu Roland
(Lully), Il matrimonio segreto (Cimarosa), Zoroastre (Rameau), etc. C'est une belle
rencontre, vraiment. Christophe Rousset n'est pas un chef dictatorial. C'est quelqu'un avec
lequel on peut parler, essayer, proposer. Par ailleurs, lorsqu'un problème précis s'affirme,
il va chercher à vous aider à le solutionner. Par ailleurs, tout en étant fidèle à l'œuvre, il
n'est pas bêtement scrupuleux. Le compositeur a écrit sa partition pour tel chanteur.
Aujourd'hui, tous les artistes peuvent aborder ce rôle qui n'a pourtant pas été conçu
spécifiquement pour eux. Il est donc normal que certains passages nous conviennent et
que d'autres se révèlent parfois problématiques. Dans ce cas, en se mettant au service
des chanteurs, Christophe se met profondément au service de la musique et du théâtre.
C'est extrêmement rare ! Dans ce métier, l'on a tellement souvent le sentiment d'être
asservi aux metteurs en scène et aux chefs d'orchestre qu'il est étonnant et agréable de
rencontrer quelqu'un qui vous aide et vous soutient. L'essentiel est d'atteindre un résultat
où tout le monde soit heureux.
C'est la même chose avec William Christie. Parce que nous sommes tous au service de la
musique, les revendications personnelles n'ont pas lieu d'être. On fait les choses avec
amour, le plus fidèlement possible, de notre mieux. Christophe est toujours ouvert et
(rires)... Il aime mes accents plaintifs, mon hystérie, c'est formidable ! Plus sérieusement,
c'est important de se sentir aimé lorsqu'on travaille : parce que cela donne envie de faire
plaisir, on se dépasse, on va plus loin. C'est un réel bonheur d'avancer dans la confiance.
Vers quels rôles portez­vous votre regard aujourd'hui ?
Actuellement, l'on me propose des rôles belcantistes un peu plus larges que les Rossini et
Donizetti que je chantais à mes débuts. Ils cor-respondent assez bien à la maturité de ma
voix. Je vais donc m'y essayer.
Quelles musiques écoutez­vous ?
Je n'écoute que très peu d'opéras. La musique instrumentale retient mon attention. Des
concerti pour violon, pour piano. Eh puis, j'écoute beaucoup de musiques sudaméricaines. J'adore danser la salsa, le tango, etc.
Envisagez­vous d'un jour enseigner le chant ?
Lorsqu'on me le demandera, ce sera mauvais signe (rires) !