country honk

Transcription

country honk
Pierre Mikaïloff
Gainsbourg
Les 1 001 vies de l’homme à tête de chou
Editions Prisma
Chapitre
Jane B.
Jane Birkin n’a pas tout à fait 17 ans lors de sa première non-rencontre
avec Serge Gainsbourg. Nous sommes en 1963, elle effectue un séjour
linguistique à Paris et occupe une chambre de bonne dans un immeuble
dont la plus célèbre locataire est Édith Piaf. Un soir, en rentrant chez
elle, elle découvre une foule rassemblée sur le trottoir. La chanteuse
vient de mourir, les Parisiens sont venus lui rendre un dernier
hommage. Parmi les anonymes au milieu desquels elle se fraie un
chemin se trouve Serge Gainsbourg. Leurs regards se croisent-ils, ce
jour-là ? Pas sûr. Jane rencontre d’abord le séduisant John Barry, un
compositeur à qui tout réussit, qu’elle ne tarde pas épouser. La petite
Kate naîtra de cette union.
Jane approche à nouveau indirectement l’univers gainsbourien en
janvier 1968, peu après sa rupture avec Barry. Andrew Birkin, son frère, l’a
invité à Almeria, en Andalousie, où il est assistant sur un long-métrage. Sur
place, une autre équipe de tournage est à l’œuvre dont l’actrice principale
est Brigitte Bardot. Jane croise le sex-symbol des années 1960, qui vient de
vivre une passion torride avec Serge Gainsbourg. Avant de le quitter, elle lui
a arraché la promesse de ne pas commercialiser le duo sulfureux qu’ils ont
enregistré. Sans le savoir, elle vient de faire la connaissance de celle qui
prêtera sa voix et ses soupirs à la version de « Je t’aime… moi non plus »
qui paraîtra l’année suivante.
Rentrée à Londres, Jane poursuit difficilement sa carrière d’actrice. Sans
trop y croire, elle se rend à un rendez-vous avec le réalisateur Pierre
Grimblat, qui cherche une comédienne pour donner la réplique à Serge
Gainsbourg. Le réalisateur n’est guère séduit par la jeune femme
maigrichonne qui se tient devant lui, mais le photographe Just Jaeckin le
convainc de lui accorder un essai. Cette séance de travail s’avèrera
éprouvante, face à un Grimblat qui essaie de la déstabiliser pour tester sa
motivation. Mais l’apprentie comédienne ne se démonte pas et décroche un
billet pour de nouveaux essais à Paris.
Avant toute chose, Grimblat doit la présenter à son futur partenaire. En
attendant la réhabilitation de l’hôtel particulier qu’il vient d’acquérir, rue de
Verneuil, celui-ci loge chez ses parents. Il les reçoit dans une pièce aux murs
couverts de photos de Brigitte Bardot, en compagnie de journalistes qu’il
invite à écouter « Je t’aime… moi non plus ». Jane est troublée par les
feulements de B.B., tout autant qu’intriguée par ce dandy qui épie les
réactions de ses auditeurs et s’amuse de leur trouble. Mais la réciproque n’est
pas vraie. Le dandy est déçu et ne le cache pas : il espérait tourner avec
Marisa Berenson, un top-model à la plastique parfaite qu’il ne lui aurait pas
déplu d’ajouter à son tableau de chasse.
Le jour des essais, il accueille Jane par cette amabilité : « Si j’étais en
Angleterre et que je ne connaissais pas l’anglais, je n’aurais pas le culot de
faire ce que vous faites ! » Détail amusant, l’actrice est persuadée que Serge
se nomme Bourguignon, un nom qu’elle a cru saisir lorsque Grimblat les a
présentés. Elle tente tout de même de nouer le dialogue avec « Bourguignon »
en bredouillant un « Vous pourriez dire : “Comment ça va ?” » qui lui vaut en
retour un « Mais de toute façon, je m’en fous comment vous allez ! » Comme
on pouvait s’y attendre, l'audition s’achève dans les larmes.
Jane est agréablement surprise, quelque temps plus tard, en apprenant que sa
candidature a été retenue. Le tournage débute à l’été 1968, à Paris, où les
derniers échos de la révolution de Mai viennent de s'éteindre. Avec un Serge
Gainsbourg tourmenté, inconsolable de Bardot, à qui il a dédié son nouveau
45 tours, « Initials B.B. », et une Birkin sur la défensive qui menace de fondre
en larmes à tout moment, Pierre Grimblat réalise que son film… est mal
barré. Le quatrième jour, il met au point un stratagème qui, espère-t-il,
détendra l’atmosphère : « J’ai retenu une table pour trois chez Maxim’s, et…
je n’y suis pas allé. » Pour raconter la suite, il use de ce fulgurant raccourci :
« C’était un vendredi soir. Le samedi on ne tournait pas, et le lundi matin,
c’était le parfait amour. »
On peut supposer qu’au cours de ce dîner, Serge tombe sous le charme de la
petite British, puisqu’il l’invite ensuite au New Jimmy’s, un club tenu par
Régine, puis chez Madame Arthur, un cabaret transformiste. Elle découvre
alors le vrai Gainsbourg, un personnage tendre, drôle, sensible, voire…
romantique. Conquise, elle suit son chevalier servant jusqu’à l’hôtel Hilton où
il est accueilli par un : « La chambre 642, comme d’habitude, monsieur
Gainsbourg ? » Le couple prend possession de ladite chambre où monsieur
Gainsbourg ne tarde pas à… s’endormir. Au matin, Jane aura cette attention
charmante : « […] quand je suis sorti de la salle de bains, il dormait. J’ai filé
au Drugstore et j’ai acheté un 45 tours qui était un tube à l’époque : “Yummy
Yummy Yummy”.1 Et je lui ai glissé entre les doigts de pied. Puis je suis
rentré à mon petit hôtel. Pas touchée, donc nickel. »2
Cinq jours plus tard, le dormeur du Hilton invite à nouveau sa partenaire à
faire la tournée des grands ducs. Tout se passe bien jusqu’à l’étape « chambre
642 » où Serge interprète un nouveau remake de La Belle au bois dormant.
Une fois encore, l'alcool absorbé pour atténuer sa timidité a eu raison de ses
forces. Jane ne lui en veut pas. Elle en profite pour dévorer un recueil de ses
textes : « D’un coup, j’ai compris le grand talent de manipulateur de la langue
de ce mec avec qui j’étais en train de tourner tout simplement comme
acteur. »
L’idylle se poursuit à Saint-Tropez. Pierre Grimblat ayant vanté les mérites
de Jane au metteur en scène Jacques Deray, celui-ci l’a engagée pour tenir le
deuxième rôle féminin de La Piscine, aux côtés de Romy Schneider, Alain
Delon et Maurice Ronet. Ce séjour réunirait tous les ingrédients d’une lune
1
Tube de bubblegum pop par The Ohio Express, 1968, n° 4 aux USA, n° 5 en Angleterre.
« Ni Gainsbourg ni Gainsbarre », Jane Birkin, Le Nouvel Observateur, n° 2293, octobre
2008.
2
de miel idyllique, si ce n’était ce détail qui empêche Serge de dormir : sa
petite amie est en train de tourner avec les deux plus redoutables french
lovers en activité ! Et il a quelque raison d’être inquiet : « Delon me
draguait, se souvient Jane, il me proposait des dîners et des balades dans sa
grosse voiture. » Serge écumera les agences de location niçoises jusqu’à ce
qu’il découvre un modèle plus imposant que la Cadillac Fleetwood de
Delon. Mais il n’en restera pas là. À en croire Grimblat, il lui aurait montré
une arme à feu qu’il comptait utiliser si l’« un des deux salopards » osait
seulement toucher la petite Jane. Heureusement, Delon et Ronet feront
preuve de retenue et le tournage s’achèvera sans bain de sang.
De retour à Paris, le couple loge à L’Hôtel, rue des Beaux-Arts, en attendant
que l’antiquaire Andrée Higgins termine la décoration de la rue de Verneuil
: « Nous nous étions rencontrés au lendemain de sa rupture avec Brigitte, se
souvient celle-ci. Il avait les idées noires et m’avait demandé de lui faire la
maison tout en noir… Il voulait vivre dans un univers Bardot ».
Au rez-de-chaussée, on trouve deux tirages grandeur nature de la dame de la
Madrague, photographiée par Sam Levin. À l’étage, d’autres clichés
décorent le couloir qui mène à la chambre. Ils seront finalement remplacés
par des photos de Marilyn, par égard pour Jane.
Le dandy cabossé et sa jeune conquête qui se moque des codes de
l’élégance, avec ces jeans et son panier d’osier, deviennent rapidement des
figures de la nuit parisienne. Ce que l’on n’appelle pas encore la presse
people adopte ce couple photogénique que les objectifs ne semblent pas
déranger et qui accèdera bientôt à un niveau de notoriété inédit. Serge a en
effet convaincu Jane d’enregistrer la chanson érotique écrite pour Bardot. La
nouvelle version est un concentré de sensualité propre à faire bondir le taux
de natalité. À tel point que Jane ose à peine faire écouter le disque à ses
parents et relève l’aiguille du pick-up juste avant les râles compromettants.
« Je t’aime… moi non plus » est commercialisé en février 1969. Au fur et à
mesure que la chanson grimpe dans les hit-parades européens, les censeurs se
déchaînent. Jusqu’au Vatican qui exprime sa désapprobation. Malgré cette
contre-publicité, ou grâce à elle, fin 1969 – année érotique, comme dirait
l’autre –, on estime les ventes mondiales du 45 tours à plus de quatre millions.
En acceptant de commercialiser le brûlot, Georges Meyerstein, le président de
Philips, a estimé que, quitte à prendre le risque de finir en prison, autant le
faire pour un album. Gainsbourg bricole dans l’urgence le trente centimètres
que nous connaissons sous le nom de Jane Birkin – Serge Gainsbourg. Les
tourtereaux y interprètent à tour de rôle chansons nouvelles et reprises tirées
du répertoire gainsbourien. Le premier pressage contient le tube honni du
Vatican, que la maison de disques remplacera ensuite par un duo moins
polémique : « La chanson de Slogan ».
Après ce succès spectaculaire, Jane devra patienter près d’une décennie avant
de renouer avec les hit-parades, mais sa carrière d’actrice l’attend. En matière
de box-office aussi, elle traversera un long purgatoire. Les films qu’elle
enchaîne au début des années 1970, dont Les Chemins de Katmandou et
Cannabis, avec Serge, sont vite oubliés. La Moutarde me monte au nez, de
Claude Zidi, lui offrira enfin un succès populaire, en 1974. Dans le même
temps, Serge alignera les chefs d’œuvres dans un relatif anonymat qui lui
vaudra le sobriquet de « Monsieur Birkin ». Parmi ces chefs d’œuvres,
Histoire de Melody Nelson doit beaucoup à Nabokov, mais aussi un peu à
Jane, à en croire cette déclaration faite à Lucien Rioux dans Rock & Folk :
« Melody, c’est Jane Birkin. Sans Jane, il n’y aurait pas de disque. »3 Elle
prête sa voix au personnage, ainsi que son image, sur la célèbre pochette
photographiée par Tony Frank.
La naissance de Charlotte, en juillet 1971, ralentit à peine le rythme de travail
de la maman. Au printemps 1972, elle tourne Trop jolies pour être honnêtes,
une comédie avec Bernadette Lafont, Daniel Ceccaldi, Henri Virlogeux et
Serge Gainsbourg. Ce film est important dans sa carrière car elle y endosse
pour la première fois ce rôle de « gentille anglaise excentrique » que Michel
Audiard et Claude Zidi utiliseront avec bonheur.
L’année suivante, elle publie son premier « vrai » 33 tours, à propos duquel
elle confiera à Télérama en 2001 : « Di Doo Dah, je ne me souviens pas,
3
« Le beau Serge », par Lucien Rioux, Rock & Folk n° 53, juin 1971.
c’était pourtant mon premier album solo ! ». Faut-il oublier, à l’instar de son
interprète, ce plaisant recueil de ritournelles ? Ce serait se priver des
arrangements diaboliques de Jean-Claude Vannier, de la perversité acidulée
des textes de Gainsbourg, et de la poésie de cette voix, dirigée par un Serge
qu’on dit tyrannique en studio.
Les chansons ont été composées à la fin de l’année 1972 et enregistrées dans
la foulée, entre le studio des Dames, à Paris, et le studio Phonogram, à
Londres. Ces séances marquent la rupture entre Gainsbourg et Vannier. C’est
aussi à cette occasion que Serge découvre ceux qu’il appellera dans les
interviews à venir, « ses Anglais », des musiciens qui l’accompagneront
jusqu’à L’Homme à tête de chou. Parmi ce répertoire façonné sur mesure pour
Jane, on retiendra « Di Doo Dah » qui fait allusion à son adolescence :
Les autres filles
Ont de beaux nichons
Et moi, moi je reste aussi plate qu’un garçon4
« Help camionneur », « Encore lui », « Puisque je te dis », « Les capotes
anglaises », « Leur plaisir sans moi », « Mon amour baiser », « Banana
boat », « Kawasaki », complètent ce recueil. L’écrin est à la hauteur du
contenu, puisqu’on doit la somptueuse photo de couverture à Sam Levin, le
photographe officiel de… Brigitte Bardot.
4
Di Doo Dah, Serge Gainsbourg, Melody Nelson Publishing, 1973.
À l’été 1974, Serge et Jane prennent leurs quartiers dans un lieu de
villégiature paradisiaque, le château Volterra, à Ramatuelle, bientôt rejoints
par Olia, la mère de Serge, Liliane et Jacqueline, ses sœurs, ainsi qu’une
escouade de neveux et nièces. Le clan Birkin est représenté par les parents
de Jane, sa sœur Linda et son frère Andrew. Serge apprécie ce dernier,
malgré son goût pour la musique de John Barry… Andrew provoquera un
incident lorsqu’il aura la mauvaise idée de poser sur le tourne-disque du
salon un album de son ex-beau-frère. La faute est vite pardonnée, les deux
hommes ont de solides affinités : le jeu d’échecs et la dégustation de
breuvages qui rendent joyeux.
Paris Match publiera un attendrissant reportage autour de ces vacances en
famille, que Marie-Dominique Lelièvre n’hésite pas à écorner dans son
Gainsbourg sans filtre5, écrivant notamment : « Hors champ, c’est l’enfer
domestique. Le clan anglo-saxon affronte la section slave, emmenée par
l’intraitable Olia Ginzburg. La mère de Serge s’ingénie à compliquer les
vacances, surveillant avec acrimonie les stocks de provisions, comme si les
restrictions devaient reprendre sur-le-champ. Le réveil d’Andrew Birkin,
[…] vers midi, déclenche un drame quotidien : il se goinfre directement
dans le réfrigérateur. Excédés par les doléances d’Olga, Gainsbourg et
Birkin abandonnent l’endroit après le passage de Match. »
5
Marie-Dominique Lelièvre, Gainsbourg sans filtre, Flammarion, 1994 et 2008.
Le nouveau Gainsbourg, Vu de l’extérieur, est commercialisé en novembre. Il
contient un titre qui passera beaucoup en radio et deviendra un classique de
son répertoire : « Je suis venu te dire que je m’en vais ». La légende veut que
Jane ait participé à son enregistrement à son insu : alors qu’elle s’apprêtait à
s’absenter pour un tournage de quelques jours, Kate s’est mise à pleurer. En
voyant la détresse de sa fille, la maman a fondu en larmes à son tour. Ce sont
ses sanglots, saisis au vol sur un magnéto K7, qu’on entendra sur les ondes
quelques mois plus tard. On sait que Jane n’aimait pas cette chanson dont le
thème, selon elle, n’était pas la rupture amoureuse, mais la mort. Il est vrai
que dans le courant de l’année, Serge avait été hospitalisé suite à un accident
cardiaque et s’en est tiré de justesse.
À la fin de l’année, le photographe Gainsbourg shoote Madame pour le
magazine Lui. Il imagine pour l’occasion une mise en scène explicitement
SM : menottes, porte-jarretelles, bas et croupe offert au bourreau. La muse se
prête docilement à ce qui tient davantage du jeu que de la pratique glauque.
Comme le fera remarquer l’intéressée : « Malgré mon image sexy, je n’ai
jamais reçu une lettre d’insulte d’une autre femme. Aucune ne m’a jamais
sorti ses griffes en me voyant. On pourrait penser que c’est un paradoxe. En
réalité, je crois que, quelque part, je n’étais pas dangereuse. J’étais tellement
publiquement liée à quelqu’un d’autre. J’affichais beaucoup mon amour pour
Serge. »6
6
Jane Birkin, la ballade de Jane B., Gérard Lenne, Les Éditions Hors Collection, 1996.
1974 est aussi l’année qui marque la consécration de Jane au cinéma, du
moins auprès du public populaire. La Moutarde me monte au nez, de Claude
Zidi, sort sur les écrans en octobre. Après une accumulation de séries B et de
films d’auteur, c’est un changement de cap radical : elle partage l’affiche
avec Pierre Richard sous la direction d’un metteur en scène qui a réalisé
trois films des Charlots. Jean-Paul Belmondo et Brigitte Bardot avaient été
pressentis pour les rôles principaux, mais l’actrice venait de renoncer au
cinéma et il avait fallu songer à un plan B. Lorsque que le réalisateur envoya
son scénario à Jane, sa première réaction fut de lui demander pourquoi il ne
confiait pas plutôt le rôle à une star. Réponse de Zidi : « Après ce film, tu
seras une star. »
La Moutarde me monte au nez est un succès public, mais aussi critique.
Dans une rare unanimité, de Télérama à Combat, on vante les mérites du
metteur en scène et de ses comédiens. Jane constate que lorsqu’elle se
promène dans la rue, les adolescents lui demandent désormais des
autographes. Il est vrai que, jusqu’ici, ceux-ci n’avaient pu apprécier son
talent d’actrice, ses films tombant souvent sous le coup de l’interdiction aux
mineurs. Claude Zidi est tellement satisfait de cette expérience qu’il
réengage le duo Birkin-Richard l’année suivante, pour La Course à
l’échalote, une autre comédie à succès.
Pour le prochain album de Jane, Lolita Go Home, Serge, quelque peu
débordé, notamment parce qu’il planche sur l’écriture de son premier longmétrage, délègue l’écriture des textes à Philippe Labro et complète les
chansons originales par des standards américains. Pour la couverture, il utilise
un cliché tiré de la séance parue dans Lui, mais chastement recadrée sur le
visage. C’est tout juste si l’on aperçoit l’éclat métallique des menottes. JeanPierre Sabard, qui remplace Vannier, a concocté des arrangements funky dans
l’air du temps, mais, comme son prédécesseur, cet album un rien paresseux ne
rencontrera pas le succès.
Si Serge a passé la main pour les textes, c’est que son esprit est ailleurs.
Depuis un an, il planche sur son premier long-métrage : Je t’aime moi non
plus. Le scénario, écrit sur mesure pour Jane, met en scène les principaux
fantasmes et matériaux qui nourrissent son œuvre : la femme-enfant
androgyne, l’homosexualité, la trivialité de l’existence…
Le tournage est éprouvant à plus d’un titre (nous y revenons dans le chapitre
24 images/ secondes). Au-delà des difficultés techniques, la relation SergeJane vacille, selon les témoins. Pour le réalisateur, il s’agit ni plus ni moins de
filmer une histoire de sexe et d’amour entre la femme qu’il aime et un éphèbe
emprunté au cheptel d’Andy Warhol, Joe Dallessandro. Certaines photos de
plateau révèlent un Serge Gainsbourg qui observe, comme fasciné, le rapport
de séduction qui s’établit entre les personnages de Johnny et Krassky,
incarnés par Jane et Joe. Mais l’art n’est-il pas à ce prix ?
Jacques-Eric Strauss, le producteur du film, se souvient : « […] c’est vrai
qu’au milieu de tout ça, Dallessandro s’était pris d’amour pour Jane, ce que
Serge n’appréciait pas du tout, même s’il l’avait cherché quelque part. En tout
cas la situation n’a pas dégénéré et tout se réglait en fin de journée autour
d’une bonne bouteille. »7
Hugues Quester, qui incarne l’amant de Dallessandro confirme : « Il y a eu
quelques moments de perturbations, Jane vivait énormément son rôle et la
relation qu’elle avait avec Joe dans le film provoquait la jalousie de Serge…
Elle était troublée par le physique de Joe, et Serge est devenu jaloux de sa
création. Mettre en scène quelqu’un qu’on aime dans une situation comme
celle-là est un jeu très dangereux […]. »8
Je t’aime moi non plus est injustement accueilli par une avalanche de
mauvaises critiques. Les « professionnels de la profession », pour reprendre
l’expression de Jean-Luc Godard, n’apprécient pas qu’un compositeur de
chansonnettes sorte de son domaine et puis, la France de 1976 est sûrement
trop prude pour accepter la transposition sur grand écran des fantasmes
gainsbouriens.
Lorsque Jane s’exile pour les besoins d’un film, Serge la suit avec ses notes et
ses cahiers et travaille sur ses projets. C’est pendant le tournage de la comédie
Bruciati Da Cocente Passione, dans la banlieue de Milan, qu’il commence à
7
8
Gainsbourg, de Gilles Verlant, Albin Michel, 2000.
Gainsbourg, de Gilles Verlant, Albin Michel, 2000.
écrire ce qui deviendra L’Homme à tête de chou. Plus tard, sur le plateau de
Death on the Nile, un film à gros budget de John Guillermin, il couche les
grandes lignes d’un scénario nommé Black Out, inspiré d’une coupure
d’électricité qui a plongé New York dans le chaos quelques mois plus tôt. Il
en profite aussi pour se faire tirer le portrait par le photographe Lord
Snowdon, époux, plus pour longtemps, de la turbulente princesse Margaret.
On retrouvera ce cliché en couverture de l’album Aux armes et cætera.
Entre 1975 et 1978, soit entre les albums Lolita Go Home et Ex fan des
sixties, Jane Birkin enregistre peu. Son activité musicale se résume à des
apparitions dans les shows télévisés alors fameux des Carpentier. Pour
l’occasion, Serge lui écrit des divertissements musicaux, mi-chansons, misketchs. Lors d’un « Numéro Un : Jane Birkin », diffusé sur TF1 en octobre
1976, le public découvre « Yesterday, Yes a Day », qui paraîtra en 45 tours
l’année suivante. Jane a écrit le texte de cette jolie ballade qui figure sur la
bande originale de Madame Claude, de Just Jæckin. « Je ne l’ai pas signée,
parce que la première phrase, l’astuce, tout le brillant de l’affaire, c’était
Serge », expliquera-t-elle dans les colonnes de Elle, en décembre 1992.
« Moi, j’ai fait le remplissage qui suit ! »
Il faut attendre janvier 1978 pour écouter un nouvel album de Jane écrit par
Serge Gainsbourg, arrangé par Alan Hawkshaw et mis en boîte au studio
Phonogram de Londres. Le titre de travail, Apocalypstick, est abandonné au
profit d’Ex fan des sixties. La chanson éponyme passera beaucoup en radio
jusqu’à l’été, mais ne dépassera pas la vingt-sixième place du hit-parade de
RTL. Cette ballade nostalgique est un hommage aux rock stars disparues,
déjà nombreuses en 1978 : Brian Jones, Jim Morrison, Eddie Cochran, Jimi
Hendrix, Otis Redding, Janis Joplin, Elvis, T.Rex… Ces deux derniers noms
ne figuraient pas dans la première mouture du texte. Ils furent ajoutés pour
coller à l’actualité, le King ayant disparu en août 1977 et Marc Bolan, le
chanteur de T.Rex, en septembre.
De l’aveu de Jane, l’enregistrement de cette comptine en apparence si
simple ne fut pas une partie de plaisir : « […] c’était une question de
rythme. Serge ne comprenait pas que je n’y arrive pas. Ma bêtise, c’était de
ne pas piger l’afterbeat, ça le rendait fou. Il a tout essayé : il me faisait signe
avant la mesure, Philippe Lerichomme me faisait des gestes, et au bout
d’une cinquantaine d’essais, on a laissé tomber, ça devenait tragique.
Finalement, on a recommencé six mois plus tard et, entre-temps, Elvis était
mort, ce qui fait que Serge a changé les paroles. »9
Même s’ils continuent d’apparaître souriants dans les émissions de télévision
ou sur le papier glacé des magazines, Jane et Serge ne sont plus en phase à la
fin des années 1970. Gainsbourg le dandy devient peu à peu le Gainsbarre qui
s’arsouille en compagnie de ceux que Kate Berry nommera les « connards de
9
Jane Birkin, la ballade de Jane B., Gérard Lenne, Les Editions Hors Collection, 1996.
la nuit ». Tout a changé avec le succès de son album reggae. À 50 ans
passés, il s’est mis à vendre plus de disques que Johnny Hallyday.
C’est Anne-Marie Berri qui suggère à Jane de s’intéresser au travail de
Jacques Doillon. L’épouse de Claude Berri ne fait que relayer le désir du
réalisateur, trop timide pour la contacter directement. Jusqu’ici, Jane ne
connaissait de lui que l’affiche de La Femme qui pleure : « […] je n’étais
pas allée le voir parce que je craignais que ce ne soit un peu emmerdant,
plein de bonnes intentions […]. Les Doigts dans la tête, je ne l’avais pas vu
non plus, je vivais déjà en France, je crois, mais dans un milieu tellement
différent […]. »10
Doillon est fan de Jane Birkin depuis toujours ou presque. Il l’a aimée au
cinéma, a vibré en écoutant ces chansons et porte, chevillée en lui, cette
certitude : « Je ferai un film avec ce visage, cette voix-là. »11 Un visage et
une voix qui sont suffisamment intrigués pour aller voir son dernier longmétrage, La Drôlesse. Jane en sort remuée : « […] j’ai trouvé ce film assez
puritain et très beau, avec quelque chose de touchant, de très innocent dans
le regard, un peu protestant. Ça m’a beaucoup plu […]. »12
Attirance réciproque donc, mais les choses en restent là : « Après ça, j’avais
encore moins envie de lui téléphoner, justement parce que j’avais aimé. […]
Ce fut un dialogue de sourds pendant un mois. Et puis (Anne-Marie Berri)
10
Jane Birkin, Gérard Lenne, éd. Henri Veyrier, 1985.
Jane Birkin, Gérard Lenne, éd. Henri Veyrier, 1985.
12
Jane Birkin, Gérard Lenne, éd. Henri Veyrier, 1985.
11
m’a relancée en me disant qu’il avait des ennuis de famille, qu’il vivait en
reclus dans le Sud, qu’il ne pouvait pas monter à Paris. Finalement, je l’ai
appelé et on a fixé un rendez-vous. La première fois, il a décommandé. »13
Le cinéaste se présentera au second rendez-vous. Surprise : il ne ressemble
pas à l’image que Jane s’était forgée. Lorsque la sonnette a retenti, elle a
demandé au jeune homme qui se tenait devant elle : « C’est à quel sujet ? »
Elle raconte être « tombée des nues. Je croyais qu’il avait soixante ans […],
j’imaginais un noble protestant aux cheveux blancs, style Alain Resnais. »14
Contrairement à ses habitudes, Serge ne suit pas sa muse sur le plateau de
La Fille prodigue. Qu’a-t-il entrevu, en découvrant dans son salon ce jeune
homme gauche, venu offrir à la femme qu’il aime un rôle dans un film qu’il
n’a pas encore écrit ? Sans doute le reflet de celui qu’il a été douze ans plus
tôt. Doillon, avec sa personnalité complexe, tourmentée, ses failles, sa
cérébralité, son élégance, ressemble à l’homme que Jane a aimé autrefois,
moins ce « troisième passager », chaque jour plus envahissant : l’alcool.
Avant qu’elle n’accepte le rôle, Serge la prévient : « Si tu fais ce film, ne
reviens pas à la maison ! »
Une invitation à prendre le large qu’elle met en pratique un soir de
septembre 1980. À la suite d’une altercation plus violente que les autres, elle
quitte la rue de Verneuil avec Kate et Charlotte et se réfugie à l’hôtel. Après
la séparation, Serge brossera un portrait peu reluisant de lui-même : « Jane est
13
14
Jane Birkin, Gérard Lenne, éd. Henri Veyrier, 1985.
Jane Birkin, Gérard Lenne, éd. Henri Veyrier, 1985.
partie par ma faute, je faisais trop d’abus, je rentrais complètement pété, je lui
tapais dessus. Quand elle m’engueulait, ça me plaisait pas : deux secondes de
trop et paf… elle en a subi avec moi, mais ensuite c’est devenu une affection
éternelle… »
Trois ans plus tard, tardif cadeau de rupture, Serge lui offre son plus bel
album et son premier disque d’or, Baby Alone in Babylone. Après avoir
remis en orbite sa carrière de chanteuse, il lui écrira encore deux albums
éblouissants, Lost Song et Amours des feintes. Par un macabre hasard de
calendrier, en mars 1991, les murs de la capitale s’ornent des affiches qui
annoncent le nouveau spectacle de Jane Birkin au Casino de Paris, avec le
slogan : « Je vais y passer ! » Elle transformera son tour de chant en
hommage à celui qui, désormais, ne l’observera plus depuis les coulisses,
dans ses jeans délavés et ses Repetto maculées. Baby plus que jamais alone,
chaque soir, elle débute son spectacle par ces mots, « Serge, cette soirée est
pour toi », puis ressuscite vingt-sept fois l’homme à tête de chou, de « Ballade
de Johnny-Jane » à « Valse de Melody », avant de murmurer… « Je suis venu
te dire que je m’en vais ».