Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles

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Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles
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Yves Tenret
Coup de chaud
à la Butte-aux-Cailles
roman
Noire / La Différence
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Il avait rêvé d’elle. Brune, petite, la peau cannelle – plutôt mate, la couenne. Jaune, bistre,
safran ? Non, non, pas une face plate, pas bridés
les yeux. Qui était-elle ?
De toute façon, elle devenait, brumeuse silhouette, de plus en plus vague ; ce qui était sûr,
c’est que cette vieille gamine était pêchue, appétissante, complice, collée à lui.
De dos ou de face ? Par-derrière ! Mon Dieu,
il y avait tellement longtemps qu’il ne s’était plus
offert ce petit plaisir. Purée ! Mordre, rire, respirer à nouveau, voilà ce qu’il lui fallait.
Et pour respirer mal, il respirait très, très mal.
Il sifflait, toussait, crachait. Il était simplement
devenu ignoble.
Il y avait maintenant trois mois que Léa l’avait
mis à la porte et, pour être franc, il comprenait
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qu’elle l’ait fait et les enfants aussi le comprenaient. Tout le monde comprenait l’exaspération de la maîtresse de maison – même Ratounette, la chatte. Il était devenu trop chiant. Il
avait passé quasiment six mois sans dessoûler. Y
a des limites à tout, non ?
Elle avait rempli son vieux sac à dos de fringues propres, le lui avait jeté à la figure et, en
tapant du pied, lui avait sèchement montré la
lourde.
– Tu veux vraiment me foutre à la porte de
chez moi ? avait-il demandé.
– Oui, avait-elle répondu.
*
Depuis vingt-cinq ou trente ans, Walter était
prof. Il avait fini hors cadre, une espèce de promotion en rapport avec l’ancienneté, au lycée
Louis de Cazenave, place Rungis.
En juin, Samuel Montanaro, son directeur,
l’avait mis à la retraite d’office.
– Vous savez, mon cher Milkonian, lui avaitil confié, que nous nous délestons de nos deux
anciennes filières, TO, Techniciens outilleurs, et
EDPI, Étude et définition des produits indus8
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triels. Dorénavant, nous accueillerons le tout
récent Pôle régional et ses quatre nouveaux dispositifs destinés aux décrocheurs : le lycée intégral, le lycée des futurs, le lycée de la solidarité
internationale et le lycée au long cours.
À ce moment-là, Montanaro avait cessé de
regarder l’écran de son Mac et s’était tourné
franchement vers lui.
– C’est une lourde responsabilité et vous
comprendrez facilement qu’elle nous amène à
soigner notre image. Notre budget Communication a triplé. Là, j’espère que vous commencez
à voir où je veux en venir.
Il s’était tu dix secondes pour laisser à Walter,
s’il le désirait, la possibilité d’intervenir. Walter
ne le désirait pas. Le directeur avait poursuivi.
– Milkonian, je vais être franc avec vous. À
quoi bon ces efforts de valorisation de notre entreprise, à quoi bon avoir tant cogité pour déterminer des objectifs mobilisateurs et dynamiques
si des maîtres à l’ancienne, d’obscurs mystagogues dans votre genre, continuent à exercer,
outre un autoritarisme complètement périmé,
un pseudo-droit aux excès les plus dérangeants !
Combien de fois êtes-vous venu ivre au lycée ce
dernier semestre ?
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Il l’avait fixé, irrité sans doute mais en conservant son sang-froid.
– Les parents ne sont peut-être pas toujours
irréprochables mais quand ils nous confient
leurs enfants, ils veulent que nous, nous le
soyons. Bref, j’aurais pu vous garder encore une
demi-douzaine d’années. Or, ne voyant plus ce
que je pouvais faire de vous, j’ai décidé de vous
mettre à la retraite d’office.
– Je comprends, avait murmuré Walter.
– Bien sûr, les autres professeurs ne sont pas
des enfants de chœur non plus ; tant qu’ils savent
se montrer discrets, nous fermons les yeux sur
leurs petites irrégularités. Notre établissement
vous est devenu trop familier et vous avez perdu
le sens de la mesure. Vous avez fini par vous
méprendre sur votre place et vos fonctions.
En rougissant, Walter avait de nouveau
acquiescé. Dans le fond, la situation lui était
indifférente. Il s’imaginait qu’il s’agissait d’un
contretemps temporaire, qu’il ferait des remplacements ou du temps partiel ailleurs, qu’il avait
encore des chances d’obtenir sa réintégration à
l’Éducation nationale et dans le personnel enseignant. Hélas, rien ne devait se passer comme il
l’avait prévu et espéré.
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Pour couper court à l’entretien, les joues en
feu, il avait continué à approuver. Le visage du
chef d’établissement s’était radouci et, du coup,
il l’avait même appelé par son prénom :
– Walter, si vous voulez rester avec nous et
changer de filière, je pourrais reconsidérer mes
positions et me renseigner : peut-être y a-t-il un
emploi possible pour vous en cuisine ou dans l’entretien, quelque chose dans ce goût-là. Évidemment, vous ne gagneriez plus autant qu’avant…
– Merci beaucoup, avait répliqué Walter. Je
crois que j’arriverai à me débrouiller seul.
Samuel Montanaro avait repris son ton sec.
– Je crains, mon vieux, que vous ne vous
berciez d’illusions. Vous avez été l’objet de
contrôles périodiques et discrets.
Walter avait manqué souvent, il le savait. Donner ses cours ne l’ennuyait jamais, par contre le
reste le barbait prodigieusement et, autant que
possible, s’il pouvait l’éviter, il l’évitait. Disons
qu’en gros, au lieu de faire le plein temps pour
lequel il était payé, il faisait un deux-tiers temps
voire un mi-temps.
– Des contrôles ? Des contrôles périodiques ?
– Oui et par des inspectrices non identifiables. Les inspections ont beaucoup changé
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ces dix dernières années, elles se sont diversifiées, multipliées et ont beaucoup gagné en efficacité.
Walter s’était marmonné une promesse. Et
jusqu’ici, il l’avait respectée sans défaillance. Il
s’était fermement promis à lui-même de ne plus
jamais évoquer avec qui que ce soit ses années
d’enseignement. Cela n’avait pas été facile. Les
tentations de se lamenter ou de se remémorer
avec une poignante nostalgie les jours anciens
avaient été innombrables. Chez Daniel, par
exemple, aux Barreaux, le bistrot qu’il fréquentait assidûment, et où il était perçu par tout le
monde comme un prof, le prof, oui, ni plus ni
moins qu’un prof.
Samuel Montanaro, le néo-directeur de choc,
s’attachait moins à la respectabilité qu’à ses apparences et se préoccupait surtout de sa carrière
personnelle.
Walter avait l’impression que la plupart des
enseignants arnaquaient l’institution autant que
lui, mais que, contrairement à lui, pas un seul ne
le faisait ouvertement.
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Depuis cet affront que son ex-DRH lui avait
infligé, devenu un dipsomaniaque frénétique,
Walter n’arrêtait pas de descendre la pente, de
rouler dans la boue, encore et encore, se couvrant, à défaut de cendres, de fange. Chaque
soir, il changeait de boisson alcoolisée, il revisitait des paroisses anciennes et oubliées depuis
longtemps, telles que le Pippermint Get 27 sur
glace pillée, le Cuty Stark ou ce bon vieux Cynar,
infusion de feuilles d’artichaut et vraie boisson
de tapette. Ou il explorait de nouveaux territoires, tel que le Dalmore douze ans d’âge ou
d’autres whiskys aussi coûteux. La carte des vins de Daniel, aux Barreaux,
était inépuisable et la dernière soirée qu’il avait
vécue là-bas, passée entièrement à s’arsouiller au
vin blanc, l’avait carrément dématérialisé pour
au moins trois jours. Une période de sevrage
était inéluctable, d’autant plus qu’il ne se voyait
pas finir ses jours dans l’espèce de chambre de
bonne du gros César chez qui il s’était réfugié
quand Léa, tel un dieu vengeur, l’avait chassé de
son paradis domestique.
Et puis, la veille au soir…
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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
Comment j’ai tué la Troisième Internationale situationniste, roman,
2004.
Maman, roman, 2007.
Portrait de l’artiste en révolté, essai, 2009.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau 75020 Paris,
2015.
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