Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles
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Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles
Coup de chaud.indd 5 Yves Tenret Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles roman Noire / La Différence 16/03/2015 16: Coup de chaud.indd 7 1 Il avait rêvé d’elle. Brune, petite, la peau cannelle – plutôt mate, la couenne. Jaune, bistre, safran ? Non, non, pas une face plate, pas bridés les yeux. Qui était-elle ? De toute façon, elle devenait, brumeuse silhouette, de plus en plus vague ; ce qui était sûr, c’est que cette vieille gamine était pêchue, appétissante, complice, collée à lui. De dos ou de face ? Par-derrière ! Mon Dieu, il y avait tellement longtemps qu’il ne s’était plus offert ce petit plaisir. Purée ! Mordre, rire, respirer à nouveau, voilà ce qu’il lui fallait. Et pour respirer mal, il respirait très, très mal. Il sifflait, toussait, crachait. Il était simplement devenu ignoble. Il y avait maintenant trois mois que Léa l’avait mis à la porte et, pour être franc, il comprenait 7 16/03/2015 16: Coup de chaud.indd 8 qu’elle l’ait fait et les enfants aussi le comprenaient. Tout le monde comprenait l’exaspération de la maîtresse de maison – même Ratounette, la chatte. Il était devenu trop chiant. Il avait passé quasiment six mois sans dessoûler. Y a des limites à tout, non ? Elle avait rempli son vieux sac à dos de fringues propres, le lui avait jeté à la figure et, en tapant du pied, lui avait sèchement montré la lourde. – Tu veux vraiment me foutre à la porte de chez moi ? avait-il demandé. – Oui, avait-elle répondu. * Depuis vingt-cinq ou trente ans, Walter était prof. Il avait fini hors cadre, une espèce de promotion en rapport avec l’ancienneté, au lycée Louis de Cazenave, place Rungis. En juin, Samuel Montanaro, son directeur, l’avait mis à la retraite d’office. – Vous savez, mon cher Milkonian, lui avaitil confié, que nous nous délestons de nos deux anciennes filières, TO, Techniciens outilleurs, et EDPI, Étude et définition des produits indus8 16/03/2015 16: Coup de chaud.indd 9 triels. Dorénavant, nous accueillerons le tout récent Pôle régional et ses quatre nouveaux dispositifs destinés aux décrocheurs : le lycée intégral, le lycée des futurs, le lycée de la solidarité internationale et le lycée au long cours. À ce moment-là, Montanaro avait cessé de regarder l’écran de son Mac et s’était tourné franchement vers lui. – C’est une lourde responsabilité et vous comprendrez facilement qu’elle nous amène à soigner notre image. Notre budget Communication a triplé. Là, j’espère que vous commencez à voir où je veux en venir. Il s’était tu dix secondes pour laisser à Walter, s’il le désirait, la possibilité d’intervenir. Walter ne le désirait pas. Le directeur avait poursuivi. – Milkonian, je vais être franc avec vous. À quoi bon ces efforts de valorisation de notre entreprise, à quoi bon avoir tant cogité pour déterminer des objectifs mobilisateurs et dynamiques si des maîtres à l’ancienne, d’obscurs mystagogues dans votre genre, continuent à exercer, outre un autoritarisme complètement périmé, un pseudo-droit aux excès les plus dérangeants ! Combien de fois êtes-vous venu ivre au lycée ce dernier semestre ? 9 16/03/2015 16: Coup de chaud.indd 10 Il l’avait fixé, irrité sans doute mais en conservant son sang-froid. – Les parents ne sont peut-être pas toujours irréprochables mais quand ils nous confient leurs enfants, ils veulent que nous, nous le soyons. Bref, j’aurais pu vous garder encore une demi-douzaine d’années. Or, ne voyant plus ce que je pouvais faire de vous, j’ai décidé de vous mettre à la retraite d’office. – Je comprends, avait murmuré Walter. – Bien sûr, les autres professeurs ne sont pas des enfants de chœur non plus ; tant qu’ils savent se montrer discrets, nous fermons les yeux sur leurs petites irrégularités. Notre établissement vous est devenu trop familier et vous avez perdu le sens de la mesure. Vous avez fini par vous méprendre sur votre place et vos fonctions. En rougissant, Walter avait de nouveau acquiescé. Dans le fond, la situation lui était indifférente. Il s’imaginait qu’il s’agissait d’un contretemps temporaire, qu’il ferait des remplacements ou du temps partiel ailleurs, qu’il avait encore des chances d’obtenir sa réintégration à l’Éducation nationale et dans le personnel enseignant. Hélas, rien ne devait se passer comme il l’avait prévu et espéré. 10 16/03/2015 16: Coup de chaud.indd 11 Pour couper court à l’entretien, les joues en feu, il avait continué à approuver. Le visage du chef d’établissement s’était radouci et, du coup, il l’avait même appelé par son prénom : – Walter, si vous voulez rester avec nous et changer de filière, je pourrais reconsidérer mes positions et me renseigner : peut-être y a-t-il un emploi possible pour vous en cuisine ou dans l’entretien, quelque chose dans ce goût-là. Évidemment, vous ne gagneriez plus autant qu’avant… – Merci beaucoup, avait répliqué Walter. Je crois que j’arriverai à me débrouiller seul. Samuel Montanaro avait repris son ton sec. – Je crains, mon vieux, que vous ne vous berciez d’illusions. Vous avez été l’objet de contrôles périodiques et discrets. Walter avait manqué souvent, il le savait. Donner ses cours ne l’ennuyait jamais, par contre le reste le barbait prodigieusement et, autant que possible, s’il pouvait l’éviter, il l’évitait. Disons qu’en gros, au lieu de faire le plein temps pour lequel il était payé, il faisait un deux-tiers temps voire un mi-temps. – Des contrôles ? Des contrôles périodiques ? – Oui et par des inspectrices non identifiables. Les inspections ont beaucoup changé 11 16/03/2015 16: Coup de chaud.indd 12 ces dix dernières années, elles se sont diversifiées, multipliées et ont beaucoup gagné en efficacité. Walter s’était marmonné une promesse. Et jusqu’ici, il l’avait respectée sans défaillance. Il s’était fermement promis à lui-même de ne plus jamais évoquer avec qui que ce soit ses années d’enseignement. Cela n’avait pas été facile. Les tentations de se lamenter ou de se remémorer avec une poignante nostalgie les jours anciens avaient été innombrables. Chez Daniel, par exemple, aux Barreaux, le bistrot qu’il fréquentait assidûment, et où il était perçu par tout le monde comme un prof, le prof, oui, ni plus ni moins qu’un prof. Samuel Montanaro, le néo-directeur de choc, s’attachait moins à la respectabilité qu’à ses apparences et se préoccupait surtout de sa carrière personnelle. Walter avait l’impression que la plupart des enseignants arnaquaient l’institution autant que lui, mais que, contrairement à lui, pas un seul ne le faisait ouvertement. * 12 16/03/2015 16: Coup de chaud.indd 13 Depuis cet affront que son ex-DRH lui avait infligé, devenu un dipsomaniaque frénétique, Walter n’arrêtait pas de descendre la pente, de rouler dans la boue, encore et encore, se couvrant, à défaut de cendres, de fange. Chaque soir, il changeait de boisson alcoolisée, il revisitait des paroisses anciennes et oubliées depuis longtemps, telles que le Pippermint Get 27 sur glace pillée, le Cuty Stark ou ce bon vieux Cynar, infusion de feuilles d’artichaut et vraie boisson de tapette. Ou il explorait de nouveaux territoires, tel que le Dalmore douze ans d’âge ou d’autres whiskys aussi coûteux. La carte des vins de Daniel, aux Barreaux, était inépuisable et la dernière soirée qu’il avait vécue là-bas, passée entièrement à s’arsouiller au vin blanc, l’avait carrément dématérialisé pour au moins trois jours. Une période de sevrage était inéluctable, d’autant plus qu’il ne se voyait pas finir ses jours dans l’espèce de chambre de bonne du gros César chez qui il s’était réfugié quand Léa, tel un dieu vengeur, l’avait chassé de son paradis domestique. Et puis, la veille au soir… * 13 16/03/2015 16: Coup de chaud.indd 4 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Comment j’ai tué la Troisième Internationale situationniste, roman, 2004. Maman, roman, 2007. Portrait de l’artiste en révolté, essai, 2009. © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau 75020 Paris, 2015. 16/03/2015 16: