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Tiré à part NodusSciendi.net Volume 11 ième Décembre 2014 Mythes, création et société Volume 11 ième Décembre 2014 Numéro conduit par KONANDRI Affoué Virginie Maître de Conférences à l’Université Félix Houphouët Boigny d’Abidjan ISSN 1994-2583 ISSN 2308-7676 Comité scientifique de Revue BEGENAT-NEUSCHÄFER, Anne, Professeur des Universités, Université d'Aix-la-chapelle BLÉDÉ, Logbo, Professeur des Universités, U. Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan BOA, Thiémélé L. Ramsès, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny BOHUI, Djédjé Hilaire, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny DJIMAN, Kasimi, Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny KONÉ, Amadou, Professeur des Universités, Georgetown University, Washington DC MADÉBÉ, Georice Berthin, Professeur des Universités, CENAREST-IRSH/UOB SISSAO, Alain Joseph, Professeur des Universités, INSS/CNRST, Ouagadougou TRAORÉ, François Bruno, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny VION-DURY, Juliette, Professeur des Universités, Université Paris XIII VOISIN, Patrick, Professeur de chaire supérieure en hypokhâgne et khâgne A/L ULM, Pau WESTPHAL, Bertrand, Professeur des Universités, Université de Limoges Organisation Publication / DIANDUÉ Bi Kacou Parfait, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan Rédaction / KONANDRI Affoué Virgine, Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan Production / SYLLA Abdoulaye, Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 SOMMAIRE 1- AMEYAO Attien Solange Inerste, Université Félix Houphouët Boigny, L’IDEOLOGIQUE DE L’ORALITURE DANS LA CARTE D’IDENTITE DE JEAN-MARIE ADIAFFI 2- ABOUA KOUASSI Florence, Université Félix Houphouët Boigny, LES NAUFRAGES DE L’INTELLIGENCE, FRESQUE D’UNE SOCIETE IVOIRIENNE EN CRISE 3- Dr. DIALLO Adama, CNRST/INSS OUAGADOUGOU, LANGUES ET IDENTITES CULTURELLES : UNE AFFIRMATION DES OUTILS ET FONCTIONS DE LA LANGUE COMME REFLET DES PRATIQUES DE L’IDENTITE CULTURELLE A TRAVERS LA SOCIETE BURKINABE 4- Guéi Paul KELANONDE, Université Félix Houphouët Boigny, BOSSONNISME ET IDENTITE : VISION ADIAFFIENNE DE L’AFRICAIN NOUVEAU DANS LES NAUFRAGES DE L’INTELLIGENCE DE JEAN-MARIE ADE ADIAFFI 5- KONKOBO Madeleine, INSS/CNRST OUAGADOUGOU, LA QUESTION DE L’APPRENTISSAGE DE LA LANGUE FRANÇAISE AU BURKINA FASO 6- KOUASSI Kouamé Brice, Université Félix Houphouët Boigny, L’IDEE DE TOLERANCE CHEZ VOLTAIRE DANS TRAITE SUR LA TOLERANCE 7- ZEBIE Yao Constant, Université Félix Houphouët-Boigny, LES NAUFRAGÉS DE L’INTELLIGENCE DE JEAN-MARIE ADIAFFI À L’AUNE DES CONCEPTS DE "DÉMAÎTRISE" ET DE "REMAÎTRISE" : UNE CRITIQUE INTÉGRALE DES VALEURS AFRICAINES MODERNES 8- JOHNSON Kouassi Zamina, Université Félix Houphouët- Boigny, MAXINE HONG KINGSTON’S THE WOMAN WARRIOR: A PROCESS OF GLOBALIZATION OF IDENTITY BEYOND MULTICULTURALISM IN AMERICA 9- KABORÉ Sibiri Luc, I.N.S.S, OUAGADOUGOU, LES FORTES RÉTICENCES DE SCOLARISATION DANS LA COMMUNE DE DORI AU BURKINA FASO 10- KOUAME YAO Emmanuel, Université, Félix Houphouët-Boigny MORPHOLOGIE DERIVATIONNELLE DU DIDA, LANGUE KRU DE COTE D’IVOIRE 11- Clément DILI PALAÏ, Université de MAROUA, LES CONTES PAILLARDS SELON SÉVÉRIN CÉCILE ABÉGA : ESTHÉTIQUE ET ÉTHIQUE DE LA SEXUALITÉ 12- Affoué Virginie KONANDRI, Université Félix Houphouët-Boigny, MYTHE ET MYTHO GENÈSE DANS LE ZOUGLOU 13- Sara CISSOKO, Université Félix Houphouët-Boigny, CRÉATION ET MYTHES DE LA VIOLENCE CHEZ JEAN-MARIE ADIAFFI Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 14- YAO Yao Lévys, Université Félix Houphouët-Boigny, ESTHÉTIQUE DE LA FRAGMENTATION DANS BLEU- BLANC- ROUGE D’ALAIN MABANCKOU 15- Léa ZAME AVEZO’O, Université Omar Bongo, REGARD SUR L’HISTOIRE ET LES PRATIQUES CULTURELLES DU PEUPLE KOTA DU GABON DANS HISTOIRE D’UN ENFANT TROUVÉ DE ROBERT ZOTOUMBAT 16- DJIMAN Kasimi, Félix Houphouët-Boigny University of Cocody-Abidjan, POSTCOLONIAL DISCOURSE IN AFRICAN LITERATURE Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 LES NAUFRAGES DE L’INTELLIGENCE, FRESQUE D’UNE SOCIETE IVOIRIENNE EN CRISE. ABOUA KOUASSI Florence (université de Cocody – Côte d’Ivoire) [email protected] Introduction Figure emblématique1 et sans conteste de la littérature ivoirienne moderne, JeanMarie Adiaffi, dont l’œuvre retiendra ici notre attention, ne l’est pas moins dans l’imaginaire collectif ivoirien où les journaux l’affublaient du titre de « l’insulteur public » dû au tranchant de son verbe. Aucun Ivoirien n’est resté indifférent devant cet homme au verbe haut et à la tenue vestimentaire expressive : chaleureux à l’extrême, expansif dans ses propos comme dans ses gestes amples et péremptoires, il était très souvent habillé majestueusement d’un pagne kita et d’un long collier en or. Philosophe très apprécié des milieux intellectuels, Adiaffi était un homme public reconnu pour son franc parler, la virulence de ses propos et ses prises de position jusqu’au-boutistes. Pardessus tout, il convient toutefois de souligner que c'est surtout la littérature qui a révélé Jean-Marie Adiaffi comme un homme de lettres accompli, l'un des écrivains ivoiriens les plus talentueux et les plus novateurs. Son roman posthume, Les naufragés de l’intelligence, « auquel, il tenait tant » (si l’on en croit son éditeur préfacier) constituera le socle de notre analyse. Les naufragés de l’intelligence, fresque d’une société ivoirienne en crise, tel est le sujet de notre contribution à l’analyse de l’œuvre d’Adiaffi. En quoi l’ancrage référentiel de ce roman est la Côte d’Ivoire au point qu’il en est une fresque ? Quelle vision du monde recèle cette œuvre ? Ces deux interrogations tout en structurant notre propos révèlent en même temps que nous postulons l’œuvre à la fois comme une réalité sociale « historiquement située » (Gustave Lanson, 1910, 397) et renfermant des indices, des 1 1981 : Grand Prix littéraire d'Afrique noire de l'UDELF pour D'Eclairs et de foudres et La carte d'identité. Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 éléments explicites et implicites exprimant une idéologie. Comme on s’en aperçoit, l’histoire littéraire est le premier outil méthodologique qui servira de socle à notre propos. Mettre en évidence les relations que l’œuvre entretient avec son contexte de production, son cadre d’émergence constitue le premier maillon du processus d’historicisation d’une œuvre avant d’envisager, entre autres, les rapports connexes avec d’autres œuvres, de s’inscrire dans l’histoire générale de l’humanité. En effet, pour éclairer, l’œuvre a besoin d’être replacée dans son contexte de production : saisir le contexte pour comprendre les événements et déceler dans quelle mesure Les Naufragés de l’intelligence, porteur d’un savoir, témoigne d’un pan de l’histoire de la société ivoirienne. Car « la question qui se pose à elle (l’histoire littéraire) est d’abord et avant tout écologique. Si la littérature fait partie intégrante de son milieu, il faut que l’histoire en rende compte et autrement que par de simples rappels historiques, des allusions à quelques mouvements d’idées » (MOISAN, 1987, 16-17). Conservé d’une pratique discursive, le texte littéraire s’appréhende, par ailleurs, comme une source de décryptage parce que « tout ce qui signifie est foncièrement idéologique. » (BRUCE, 1995, 21) D’où l’intérêt de convoquer en sus la sociocritique, méthode voisine, dont les outils conceptuels, texte, cotexte, hors texte, sociogramme, serviront de jonction entre le cadre social imaginé et le réel, permettant de valser entre le texte et la société, d’effectuer « le saut épistémologique du texte au contexte » (BELLEAU, 1999, 78) et de combiner « lecture de l'historique, du social, de l'idéologique, du culturel dans cette configuration étrange qu'est le texte. » (Bergez, 1999, 123) Notre analyse ambitionne de procéder à « l’immersion rétroactive » (Vaillant, 2010, 23) c'est-à-dire la mise en perspective du texte avec tout ce qui le référence dans la société d’écriture et à la mise en lumière de l’idéologie de l’auteur. Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 I-Contextualisation de Les naufragés de l’intelligence ou la Côte d’ivoire comme espace de création Dans la perspective de l’histoire littéraire, la démarche fonctionne comme une recherche d’indices, laissés, consciemment ou non, par l’auteur dans son récit et qui référencent son roman à son pays d’origine. Il y a dans ce roman, des informations historiques hétéroclites qui autorisent à affirmer que non seulement le cadre spatial de Les naufragés de l’intelligence, est la Côte d’Ivoire mais certaines pratiques évoquées lui sont propres. D’abord, l’ancrage toponymique et culturel. 1-Référents spatiaux Il est évident que Mambo, a bien d’égards, ressemble à toute l’Afrique postindépendances. Mais la toponymie de la fiction renvoie à la Côte d’Ivoire. Le rapprochement débute avec l’hymne national : chant patriotique, choisi pour l'usage officiel, qui représente une nation ou un pays, l’hymne est un moyen d’identification unique à chaque pays. Et celui du pays fictif de Mambo fait penser à celui de la Côte d’Ivoire, en sa phrase introductive « salut, ô terre d’espérance ! » (284) Symbole rassembleur autour duquel se cristallisent le sentiment d'appartenance et l'identité collective d’un pays, l'hymne national ainsi évoqué, même de façon réduite, marque l’attachement de l’auteur, sa fierté et son amour pour le pays qu’il représente. Condensé de signifiants, c’est un symbole fort, sans équivoque, de représentation de la Côte d’Ivoire. La Côte d’Ivoire est géographiquement présente avec des villes, des quartiers bien identifiables dans l’espace ivoirien. L’existence des villes de Bettié (village du commissaire Guégon, où il s’était retiré), une ville rurale située dans l’un des sept royaumes de l’ethnie Agni, au Sud-Est de ce même pays dans la région d'Abengourou et de Tanguelan (ville de la prophétesse) localité de l'Est de la Côte d'Ivoire dans le département d'Agnibilékrou attestent que la côte d’Ivoire sert de cadre au récit. La ressemblance de cette dernière va au-delà de la dénomination pour toucher à l’activité spirituelle de ce lieu. Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 L’auteur ne se contente pas de détails d’ordre visuel ou nominatif, l’ancrage spatial apparaît avec une plus-value relative au contenu. En effet, dans la localité de Tanguélan, existe une école très atypique des féticheuses qui a formé plusieurs générations de prêtresses très influentes dans la société ivoirienne. La fondatrice de cette école se nomme Akoua Mandoudja. Dans le Tanguelan de la fiction, la prophétessefondatrice se nomme Akoua Mando Sounan. L’objectif de son école, comme le souligne l’auteur, se résume à fournir « des nourritures culturelles qui doivent faire faire une avancée radicale à l’homme, faire de lui un homme de qualité avec une nouvelle puissance, mais également une nouvelle conscience, une conscience faite d’une nouvelle générosité, une nouvelle bonté, une nouvelle compassion, une nouvelle justice… » (232) Deux Tanguelan en apparence (réel et fictif) avec une même vision spirituelle. Par ailleurs, la capitale de Mambo, N’guelé Ahué Manou, possède des quartiers comme Abobo, Treichville, Yopougon, Locodjro, Eklomiabla, (126) des appellations de quartiers réels d’Abidjan. Il y a aussi la forêt du banco (173), site écologique propre à cette même ville et la fameuse rue princesse. C’est là que le commissaire Guégon recherche les indices susceptibles de le mettre sur la piste des justiciers de l’enfer. Il y rencontre Motta et un coup d’accélérateur est donné au récit. Le rôle joué par cette rue mérite qu’on s’y attarde un peu. Située dans la commune de Yopougon, la rue princesse constituée de boites de nuit, bars climatisés, maquis, bistrots et autres débits de boisson, est réputée pour sa luxure, ses vices à ciel ouvert où les scènes de viols collectifs, d’ébats en pleine rue sont quotidiennes. La description poétique de celle de la fiction n’est point surfaite : « Pourquoi aller dans les îles lointaines, quelquefois si banales et si décevantes, pour chercher des émotions fortes, des images, des scènes exotiques ? Rue Princesse possède des paradis artificiels, des paysages, des nus qui défient les peintres les plus audacieux. Ses sites insolites recèlent des merveilles que l’on ne saurait découvrir nulle part ailleurs sur cette planète des hommes, sur cette terre des femmes que l’ouragan de l’amour dénude à toute heure de jour et de nuit. Rue Princesse est une île, un lac miroitant, mirobolant. Et quand le vertige de l’alcool fait chavirer la barque de votre navigation sur le fleuve de la lumière reine, les maisons qui Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 marchent sur des échasses prennent la merveilleuse silhouette, en contre-jour, surréaliste, d’une cité lacustre. Rue Princesse est la rue vivante de toutes les mythologies et de tous les symboles.» (85) Il n’y a pas que l’ancrage toponymique qui localise le récit de ce roman en Côte d’Ivoire. 2-Repères socio-culturels Deux phénomènes sociaux typiques de la Côte d’ivoire, ‘’le bôrô d'enjaillement’’ et la ‘’traversée du guerrier’’, dénominations des jeux d’une dangerosité avérée, pratiqués par les élèves d’Abidjan dans les années 1990, sont abondamment décrits dans le roman. Baptisés ‘’jeu de la mort" ou "jeu du danger", ils ont fait de nombreux morts dans le milieu scolaire en Côte d’Ivoire. Le "bôrô d'enjaillement, néologisme ivoirien, est la combinaison " d’un mot malinké "bôrô" (qui signifie "sac") et le terme anglais francisé "enjoyment" ("amusement, plaisir") (signifiant littéralement ‘’une quantité énorme de joie, de plaisir ‘’) se réfère à un jeu de défis dangereux motivé par la recherche de sensations extrêmes. Il consiste, en effet, à s’adonner à des acrobaties et autres pas de danse sur le toit d’un bus en mouvement. Malgré les risques mortels qu’elle faisait courir aux cascadeurs, cette pratique a connu un certain succès au milieu des années 1990 avant de disparaître. Il mettait, nombre de fois, aux prises collégiens et lycéens qui s’affrontent, le plus souvent le vendredi après les cours, pour défendre les couleurs de leurs établissements scolaires respectifs. La description qu’en fait l’auteur est en tout point identique à la réalité, sans artifice : « Le « bôrô d’enjaillement» est un additif, un addenda du futur. Alors on risque sa vie pour le « bôrô d’enjaillement». C’est au sommet des bus en marche que ces jeunes idéalistes désespérés exécutent la danse de la mort, le défi de la mort. Chaque jour, des dizaines d’entre eux meurent en sautant des bus en marche. Malgré l’intervention musclée des parents et de la police, rien ne les arrête. On dirait que c’est la mort elle-même et le risque absolu qui les fascinent. » (33) Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 Le deuxième jeu, tout aussi dangereux que le premier, consistait à traverser les yeux bandés les grandes artères de la ville, comme les boulevards, aux heures de grands trafics ou alors que le feu tricolore est vert : « le héros se bande les yeux, choisit les heures et les lieux des grandes affluences, au milieu des bolides fous lancés à grande vitesse, pour traverser les deux rives du néant, du gouffre. Là encore, tous les jours, des cadavres jonchent la chaussée et le trottoir. » (33) Ces deux phénomènes ont secoué des années durant le système éducatif ivoirien. Leur évocation, avec pour prétexte la présidence de la finale par N’da Tê s’offre pour le narrateur comme une lucarne suffisante pour revenir sur la crise qui a secoué l’école ivoirienne depuis 1990. L’autorité de l’école ivoirienne et sa capacité à assumer son rôle d’éducatrice étaient pointées du doigt. L’administration publique, le ministère de l’éducation nationale, la cellule familiale, les forces de l’ordre et la Société de Transport Abidjanais se sont retrouvés au banc des accusés de ce phénomène. Cela parce que les origines de ce phénomène remontent à un déficit de moyen de transport urbain. En effet, historiquement, le bôrô d’enjaillement est né du manque de place dans les bus de la Société de Transport Abidjanais (SOTRA) : les véhicules bondés ne stationnaient donc plus aux arrêts prévus. Mais, le conducteur ralentissait toujours à l’approche du point de ramassage habituel et les élèves ne voulant pas accuser de retard, montaient à bord en s’introduisant par les fenêtres et se hissaient sur les toits quitte à jouer les acrobates. Progressivement, cette façon de faire s’est muée en un divertissement avant de devenir un jeu de défis et dégénérer en compétitions. La littérature ne peut transcender la langue car « la vie sociale entre en corrélation avec la littérature avant tout par son aspect verbal. » (TYNIANOV, 2001, 31) Celle qui soustend la production littéraire dans les pays francophones, naguère colonies, est le français, imposé par le colonisateur. Mais Adiaffi convoque, en sus de cette langue internationale, des langues ivoiriennes dans son récit : l’Agni, langue maternelle de l’auteur, le Malinké, le Bété, le Yacouba. Le corpus est parsemé de mots et d’expressions qui évoquent des réalités étrangères à la culture française dont la langue sert de support au plan de l’écriture. Il Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 s’agit généralement de mots ou expression tirés de la langue maternelle de l’auteur ou d’autres langues ivoiriennes et intégrés dans l’écriture en vue de résoudre le problème des limites de la langue française à exprimer, avec toute sa saveur et sa quintessence, la pensée des Africains. Nous citons quelques-uns de ces mots : « Eklomiabla » « Misori éhoué »« nyansapo » « gnamien sounankro » (les naufragés de l’intelligence) « ebrô » « bahifouê » « blezoua » « bahifouê » « misro ehoué nan mindè » « gnamien kpli » « taloua klamen » en Agni (Akan). « koungolo » « kpakpato, togognini » « namala, namala » « wari »en Malinké (Mandé du nord). « guégon » en langue Dan (Mandé du sud). « lago » « bagnon » « bahoron » « kanégnon » « kokoré » en langue Bété (krou) Même si certaines langues comme l’Agni et le Malinké, sont transnationales, en partage avec d’autres pays limitrophes, il n’y a qu’en Côte d’Ivoire qu’on retrouve toutes ces ethnies réunies. Les expressions des langues maternelles sont autant d’ancrages de l’œuvre dans la société ivoirienne. La pluralité linguistique convoquée ici est de ce fait un élément d’historicisation du roman. Les grands groupes qui peuplent la côte d’Ivoire sont, par ce biais, présents : le groupe Akan, les Mandés du nord, les Mandés du sud et le groupe Krou. Le choix du code langagier présupposant un contenu social, ce métalangage instaure une égalité entre les langues africaines et celle du colon. L’auteur, en empruntant une des arcanes de la pensée traditionnelle, assume, par ailleurs, son « africanité » et sa propension à ne pas se conformer aux usages. L’anticonformisme d’Adiaffi trouve son expression achevée dans l’écriture « N’zassa », concept ivoirien du décloisonnement des genres qu’il a introduit dans la littérature ivoirienne. Adiaffi est considéré, à juste titre, comme l`une des figures de proue de la « nouvelle écriture ivoirienne », car il opère le dépassement des catégories littéraires établies, qui compartimentent les études en « domaines de spécialité ». A cet effet, Adiaffi Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 a introduit le concept « N’zassa »2 dans la littérature avec une "écriture éclatée" : le mélange des genres ou le "genre sans genre". On perçoit dans l’écriture d’Adiaffi, la volonté de s’exprimer, en dehors des dogmes de lecture et des cases de placement définitifs, une part rebelle qui défie les classements de genre ou de culture. Voici comment Adiaffi définit lui-même son concept dans la préface de l’œuvre : « j’ai créé mon style appelé « N’zassa » « genre sans genre » qui rompt sans regret avec la classification classique, artificielle de genre : romans, nouvelles, épopée, théâtre, essai, poésie. En effet, dans mes romans, on trouve tous les niveaux de langage. Selon l’émotion, je choisis « le genre », le langage qui m’apparait exprimer avec plus de force, plus de puissance ce que je ressens intimement dans mon rapport érotique-esthétique avec l’écriture. » (5) Dans cette logique, des coupures de presse interviennent dans l’écriture romanesque ; des prières, des poèmes, des correspondances et des refrains scandent le texte. Ces passages sont mis en évidence par une graphie différente : italique, gras, caractères d’imprimerie …. A titre illustratif, citons quelques passages tels quels. Les prières sont mises en italique : « Notre père Argent qui êtes au ciel Donnez-nous notre pain quotidien sur cette terre cruelle Sans pitié pour les pauvres Protégez-nous de la maladie et de la misère. Amen ! » (30) C’est également par le biais de cette graphie que l’auteur fait intervenir des figures des luttes libératrices africaine. Cheick Anta Diop interroge dans cet ordre d’idées la génération actuelle en ces termes : « Vous qui vivez aujourd’hui, héritiers de la grande foi africaine, qu’avez-vous fait de notre épopée, l’épopée de la dignité, de la liberté africaine ? Qu’avez-vous fait de la fière conscience souveraine d’une Afrique fière et souveraine? Qu’avez-vous fait du grand feu 2 En Côte d’Ivoire, appellation donnée aux pagnes confectionné par recollement de plusieurs morceaux d’autres pagnes de motifs et de différentes couleurs mais qui forme une nouvelle harmonie Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 africain qu’ensemble nous avions allumé ? Qu’avez-vous fait de la grande foi des Africains en eux-mêmes ? » (138) Les songes initiatiques de la prophétesse Akoua sont mis en caractère italique doublé du gras : « Je suis l’envoyé de Gnamien Kpli le grand, l’unique créateur du ciel et de la terre, Lago, Balé, Zeu, Owo, Koulo Tyolo. Leve-toi, va, monte au sommet de la montagne sacrée afin de recevoir l’initiation, le secret, la vérité de Gnamien. Là est le sanctuaire de la vérité absolue : on y entre les yeux fermés, on en sort les yeux ouverts. » (99) Cette graphie revient chaque fois qu’elle évoque des songes en rapport avec sa mission divine. Les coupures de presse, quant à elles, sont présentées en deux colonnes comme l’atteste cet extrait : « MAMBO’SOIR DU 11 Mars 1998 opèrent sans être jamais inquiétés ? Pourquoi les Mambotiens sont-ils si MAMBO, L’ELDORADO DES ESCROCS crédules ? Comment se laissent-ils aussi L’affaire Citiword, la dernière d’une série facilement berner par tous les vendeurs d’escroquerie ? Peut-être est-il temps de rêves ? » (170) que chacun s’interroge : pourquoi est-ce précisément à Mambo que les escrocs Pour en finir avec les illustrations, relevons cette typographie spéciale, dégradée, qui est récurrente dans le roman : « Tel est le but Le but c’est la science pour tous, Les savoirs pour tous, La lumière pour tous, L’éducation pour tous… » (238) Le secteur de l’information n’est pas exempt de référents. Les coupures de presse de journaux « Mambo’soir » et « Mambo info » se rapprochent par homophonie de Ivoir’soir et Soir info des journaux ivoiriens. Le premier, Ivoir'Soir, est quotidien ivoirien Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 créé en 1987, appendice du quotidien gouvernemental Fraternité Matin, consacré aux variétés, aux faits de société et au sport. Le second tabloïd, soir info, fut fondé en mai 1994 et accorde lui-aussi une large place aux sujets de société et aux faits divers à l’instar de « Mambo’soir » et « Mambo info ». D’autres aspects de manifestations culturelles ivoiriennes abondent également dans l’œuvre : les masques yacouba « guégon » et Gouro « Zaouli » et les danses traditionnelles l’Abodan, le mapouka, le zouglou, le boloye, le zagrobi et surtout le mapouka serré corroborent l’idée que la société ivoirienne sert d’ancrage à cette fiction. Pour finir avec la recherche d’indices, la Côte d’Ivoire transparait aussi avec l’évocation des mets comme l’attiéké, le placali et la bière Bock, marque de la société Solibra et le koutoukou, un breuvage alcoolisé de fabrication traditionnelle. Il ressort, de la mise en exergue des référents textuels, que la Côte d’Ivoire est l’espace de création de Les naufragés de l’intelligence. Les éléments divers remis au goût du jour possèdent la caractéristique commune d’être crisogènes. La puanteur physique et morale de la capitale de Mambo associée au symbole de la rue princesse sont les symptômes d’une société ivoirienne en décrépitude morale. La société ivoirienne des années 1990, représentée ici, était en crise sociale caractérisée par des contradictions ou des incertitudes, ayant débouché sur des explosions de violence plus ou moins contenue. Une crise multiforme qui explique les disfonctionnements de la société dans son entièreté, même la religion est en crise, « Et s’il y a tant de religions, des sectes-business financières et de religieux véreux, c’est que c’est un commerce qui rapporte gros. Combien de pasteurs, d’hommes de Dieu adultérins, foutent la merde, la discorde dans les foyers ? ces pasteurs, dont on se demande s’ils travaillent pour Dieu ou pour Satan, font mainmise sur les cerveaux et les corps de nos femmes. L’esprit pour Dieu et, pour eux, main basse sur le cul ! Encore une histoire comme les autres de gros sous et de gros culs ! » (55-56) Crise culturelle avec la déviation connue du mapouka avant de redorer son blason pour devenir aujourd’hui le « mapouka originel », un mapouka réhabilité. La danse du mapouka trouve ses racines en Côte d'Ivoire chez les peuples lagunaires précisément du Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 petit village Ahizi de Nigui Saff. Ce style musical s'apparente aux rythmes populaires des animations des villages qui ont lieu au clair de lune après les travaux. Dans les années 1990, l’espace musical ivoirien connait de nouvelles tendances : le zouglou inventé par les étudiants, ‘’parents’’ du campus et l’irruption dans le showbiz du mapouka. Cette danse exécutée par un trémoussement plus ou moins rapide du fessier met en valeur le postérieur des femmes. Mais la danse traditionnelle est pervertie ; on se souvient du scandale du « mapouka dedja », des tristement célèbres « tueuses du mapouka », son intervention dans des clips pornographiques ayant défrayé la chronique. Ce sont ces différentes versions qui ont suscité l’ire gouvernementale engendrant sa censure en Côte d’Ivoire jusqu’en décembre 1999. Crise de la jeunesse qui, en mal de sensations, s’adonne à la mort par jeux et concurrents interposés. C’est certainement la manifestation publique du mal-être d’une jeunesse frustrée, marginalisée, déboussolée, gagnée par une folie collective et suicidaire car comment comprendre que malgré les chutes presque toujours mortelles, des têtes fracassées, des membres broyés, il y ait toujours de nouveaux et nombreux candidats, adeptes de ces jeux de la mort. L’exhibition qui caractérise ses voltigeurs peut être aisément mise en parallèle avec l’ostentatoire scène de beuverie de jeunes attablés dans les maquis de la rue princesse. Cette défiance de la mort n’est-elle pas le signe de rêves brisés, de valeurs dégradées, d’un abyssal désespoir en l’avenir ? Ces pratiques mettent ainsi à nu, de façon spectaculaire, l’échec de l’école sensée orienter et encadrer la jeunesse. En désespoir de cause, elle prend les rênes de son destin, s’engage dans un périlleux ‘’combat’’ de libération d’un avenir incertain quitte à y trouver la mort. A travers ces éléments d’historicisation, Adiaffi peint la toile d’une Côte d’Ivoire en crise multiforme et situe son récit dans la décennie 1990-2000. C’est en cela qu’elle en constitue une fresque. Ces éléments sont évoqués de façon impromptue, comme jetés au détour d’une idée, d’une situation quelconque. Ils confirment cependant que « les réalités (que rapporte le roman) qu’elles soient paroles, gestes, objets, lieux, événements, Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 personnages, sont des réalités crédibles, en ce sens qu’elles ont un référent dans la réalité extra-linguistique ». (Claude Duchet, 1973, 450) En somme, Adiaffi s’est fortement inspiré de la société ivoirienne et la société ivoirienne y transparait. Divers éléments y apparaissent pour en faire une mosaïque d’éléments dilués pêle-mêle dans la narration. Le tableau qu’il dresse avec en toile de fond la violence renvoie à des crises nationales de l’époque post-multipartisme 19902000. Cette violence du texte est liée aux années 1990 où les Ivoiriens ont assisté à des processus de défoulement et de refoulement divers et le plus souvent spectaculaires. La fin de l’étouffant système du parti unique n’est sans doute pas étrangère à cette débauche d’énergie. L’avènement du pluralisme a certainement créé une rupture d'équilibre, provoqué des manifestations personnelles ou collectives, des grèves, des mouvements sociaux, des émeutes. L’inscription de la violence au cœur de l’œuvre s’explique de cette façon et induit l'idéologie qui s’y inscrit et qui se reflète dans les prises de position de l’auteur. II –Idéologie sous-jacente de l’œuvre Un auteur peut parler directement ou faire usage de subtilités langagières pour faire émerger une idéologie. A ce sujet, P.S. Thizier nous fait observer que : « L’idéologie est un système d’idées, de valeurs et d’attitudes, implicitement diffusées dans la société par un groupe, ou une classe sociale, en vue de propager une certaine vision du monde, imposer un mode de vie, et offrir une justification et un guide à l’action d’une manière qui est conforme à l’intérêt de ce groupe. » (Thizier, 1982, 26-27) Ainsi l’idéologie constitue une véritable énergie qui influence intensément la création artistique. Dans cette optique, la violence dans Les naufragés de l’intelligence fonctionne comme un sociogramme. 1-Le sociogramme de la violence La violence demeure la préoccupation anthropologique pour tout Etat qu’il soit en temps de paix comme en temps de guerre. La violence, forme de sauvagerie Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 inimaginable, gouverne le récit d’Adiaffi et le traverse de part en part. Dès l’entame de l’œuvre, le lecteur est choqué par le double assassinat dont se rend coupable N’da Tê, qui vient d’être intronisé. D’abord, il se livre à un matricide que les habitants de la N’guelé Ahué Manou ne sont pas prêts d’oublier suivi du meurtre de sang-froid du curé, l’Abbé Yako. Le double assassinat de ces personnages symboles, la génitrice et le spirituel, rompt définitivement le cordon ombilical physique et spirituel de N’da Tê. Il venait d’ôter en lui tout ce qui le rattachait à l’humaine espèce. Toute sensibilité envolée avec ce geste, N’da Tê se déchaîne contre la société entière. Ses actes seront inqualifiables, rivalisant tous d’horreur et d’abjection. De façon crescendo, on assistera aux excès de violences meurtrières et inhumaines qui révulsent le lecteur: les vols, la barbarie, le sang, les sentences exécutoires inondent alors l’œuvre. Des crimes horribles qui témoignent d’une violence inouïe et défrayant la chronique car ils alimentent toutes les discussions rendant leurs auteurs cyniquement célèbres. La violence endémique et quotidienne de Mambo fonctionne comme un sociogramme c’est à dire « constitutif de la formation de l’imaginaire social » (Robin, 1992, 101) au sens où il sert à designer toutes les réalités sociales considérées non comme phénoménales mais comme des faits de représentation ; légitimée par le personnage principal, brandie comme arme de combat contre la société incapable d’assurer son épanouissement. Avec N’da Tê, la violence se mue en stratégie de défense contre la société. En effet, N’da Tê, face aux questions existentielles qu’il se pose et qui demeurent sans réponses, aux difficultés et injustices de la vie et l’impuissance de l’homme à les comprendre pour les solutionner, se révolte contre la société et choisit le camp du mal au détriment de celui du bien dont fait partie son frère jumeau N’Da kpa. Ses partisans refusent la victimologie pour devenir les maitres du jeu, exécutant une sorte de vendetta sur la société. Le désespoir de la bande sert de terreau fertile à cette violence. Peu importe de mourir si l'on vit sans dignité. Et peu importe aussi la loi si elle encadre le désespoir. En fait, ces jeunes qui sombrent dans la violence interrogent la légitimité de la légalité. Tous les personnages, sans exclusif, sont qualifiés et agissent en Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 fonction de leur rapport physique, psychologique, moral, spirituel à la violence. Le fond du problème que soulève l’œuvre est donc celui de la violence et de la non-violence. Ce duo contrasté hiérarchise les personnages et leur participation à l’intrigue. Il se dégage des groupes oppositionnels sur lesquels est construite l’intrigue. Les connexions à l’intérieur de chaque groupe s’opèrent consubstantiellement. Avec la complicité du Libanais Kalifa, corrompu et corrupteur invétéré, N’Da Tê crée Sathanasse City où tout est à la gloire de Satan, du mal. Il est aussi le maître à penser d’un gang dénommé «les justiciers de l’enfer». N’da Tê, Kalifa et le gang sèment la terreur à Mambo : vols, hold-up, agressions sauvages de tous ordres, crimes crapuleux ; ils déciment. Ces malfaiteurs de grand chemin restent cependant sereins, sans aucune crainte parce qu’ils ont acheté la conscience des autorités politiques et administratives qui ferment les yeux sur leurs agissements et en font disparaître les preuves. Dans le camp opposé, Guégon, honnête et intègre commissaire, chargé de l’enquête sur les justiciers de l’enfer refusent de se laisser corrompre. Il est alors déchargé de l’affaire au grand bonheur de ce groupe de malfrats. Mais, Guégon continue malgré tout à recueillir les informations. La bande à N’Da Tê pousse le bouchon un peu trop loin et la réaction du gouvernement ne se fait pas attendre : les commissaires ripoux sont révoqués ; Guégon est réhabilité et nommé ministre. Il forme dès lors une équipe à son image et réussit à freiner l’ardeur des gangsters. De son côté, une prophétesse, partisane du bien, envoyée de Dieu, récupère les anciens bandits, délinquants, marginalisés qui deviennent très ingénieux et participent au développement et à l’épanouissement de la communauté. Du symbole de la gémellité se dégage l’envers et le revers d’une société, les deux facettes de l’homme capable du pire comme du meilleur, susceptible de générer des exploits antinomiques. La conversion ou reconversion des anciens drogués, prostitués en citoyens modernes et exemplaires à Tanguelan ouvre une possible espérance. La bande, désabusée, se révolte contre la tête de file, N’Da Tê, qu’elle traite de dictateur. En effet, après un hold-up important, ils se voyaient tous milliardaires, mais N’Da Tê a gardé par devers lui le butin. Cette trahison suscite la colère de ses amis qui, Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 sous la menace de leurs armes, le dépossèdent de tous ses biens qu’ils se partagent équitablement. Puis, ils le détrônent officiellement comme chef de leur gang et le ligotent. Ses dissidents rejoindront plus tard la prophétesse. Quant à N’DA Tê, désormais livré à lui-même et réduit à sa plus simple expression, il tente de brûler Sathanasse-city, pour en faire endosser la responsabilité à son professeur de philosophie. Mais il ne put lui-même échapper aux flammes dévastatrices de son incendie. Quelle vision du monde sous-tend cette violence scripturale ? 2-La vision du monde d’Adiaffi Comme nous l’avons mentionné, la violence constitue le réseau thématique de Les naufragés de l’intelligence. Ainsi, si l’œuvre focalise sa thématique sur la violence c’est pour créer, sans doute, un électrochoc en vue de la conjurer et voir naitre une société pacifiée comme celle qui se construit progressivement à la fin de l’œuvre. La défaite infligée par les siens à N’da Tê, chef de file des justiciers de l’enfer, puis sa mort tragique apparaissent comme une invitation à lutter contre toute forme de violence, à abandonner toute forme de violence. Mais une idéologie révolutionnaire couve sous cette mise en évidence de la violence. Pour cet homme politique qui n’a jamais caché son aversion pour toute privation de liberté, opposant irréductible sous Houphouët-Boigny, se présentant comme un homme de la gauche révolutionnaire, il parait étonnant que la lutte révolutionnaire ne s’opère pas ici dans le champ politique où on sait Adiaffi sans complaisance avec les dictateurs. Il opte plutôt pour une approche socio-éducative. En présentant de façon choquante les maux de la société, comme conséquence d’une mal gestion politique, l’auteur intervient dans un champ autre que la politique pour fédérer toutes les forces vives de la nation. Un désir d’unir tout le monde dans une sorte de communauté de lutte qui transcenderait tous les particularismes idéologiques. Cette œuvre posthume présente un discours, loin des projecteurs partisans de la politique, et revendique par ricochet une objectivité dans ses préconisations face aux Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 maux qui entravent le développement des pays africains. La révolution ici est marquée au niveau littéraire par le concept de l’écriture ‘’n’zassa’’ et la prise de position sans équivoque de l’auteur contre la corruption et le système moderne de formation instauré par le colon, toutes choses qui ont engendré un peuple de mécontents sans repères. L’écrivain qu’est Adiaffi, en penseur, face à la servitude imposée propose un début de solution. Le décloisonnement générique et le multilinguisme dont se sert l’auteur contredisent les dispositions officielles inclinant à qualifier de subversive l’écriture de Jean Marie Adiaffi. Les dispositions scripturales, topographiques (texte gras, en italique, avec divers polices, en diagonal, en deux colonnes…) langagières que l’auteur se permet tout le long de son récit à l’égard de l’ordre discursif établi sont autant de libertés qu’il se permet pour affirmer son anticonformisme à l’égard des canons préétablis par le colon. En efffet, « la langue étrangère utilisée par l’écrivain et le critique est un legs colonial qui charrie en son sein des stratifications littéraires appelées genres ; ces stratifications ne se veulent pas circonscrites à l’aire linguistique et culturelle de la langue étrangère choisieimposée ; elles ont des prétentions universalisantes ; elles se veulent formes littéraires a priori dans lesquelles devrait se couler nécessairement toute expérience humaine. Par conséquent, quand l’écrivain africain se met à produire, consciemment ou non, il est déjà sommé d’identifier sa pensée dans les formes idéologiques appelées roman, poésie, théâtre, etc. Peu importe, semble-t-il, que sa culture ait connu ce genre de différenciations littéraires ou non. » (Tidjani Serpos, 1987, 7) Etouffé par une langue d’emprunt, il cherche à la transcender pour extérioriser son moi africain. Il exprime la profondeur de sa pensée mais dans la foulée récuse les genres qui constituent d’autres barreaux à sa prison. Au niveau social, la corruption est indexée, clouée au pilori. Carrefour d’importants échanges commerciaux et culturels, la Côte d’Ivoire souffre depuis belle lurette de ce phénomène qu’est la corruption, qu’il associe ici à la violence pour mieux en faire percevoir les dégâts. En effet, présentée comme le catalyseur de la violence, Adiaffi s’insurge contre la corruption endémique qui gangrène la société ivoirienne. Nul besoin de rappeler que la corruption réduit à néant tous les efforts de développement en minant Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 l’efficacité des services. Par conséquent, le processus de croissance économique et social ne peut faire l’impasse sur sa lutte. Maints scandales lui sont imputables. En Côte d’Ivoire, le spectre de la corruption hante toutes les bonnes résolutions et les professions de foi. Tous les corps de métiers sont indexées même si les corps habillés notamment la gendarmerie, la police, la douane sont plus exposés à la vue du public. Ils ne représentent que la partie visible de l’iceberg. Ce phénomène dit de racket en Côte d’Ivoire a été, de tout temps, à l’origine de la cherté de la ville. D’où la suppression des nombreux barrages anarchiques érigés dans ce seul but de spolier la population et l’apparition des panneaux publicitaires, spots radio et télévision supports des campagnes de sensibilisation en Côte d’ivoire pour lutter contre le fléau de la corruption. Tout ceci n’a en rien entamé les habitudes qui ont la peau dures. Il parait, pour Adiaffi aussi, impensable de concevoir et voir se réaliser une action de développement durable en Côte d’Ivoire, sans extirper la corruption de la société. Ses conséquences telles que présentées par Adiaffi dans Les naufragés de l’intelligence cadrent avec le constat sans appel de l’ONU : « La corruption est un mal insidieux dont les effets sont aussi multiples que délétères. Elle sape la démocratie et l’état de droit, entraîne des violations des droits de l’homme, fausse le jeu des marchés, nuit à la qualité de la vie et crée un terrain propice à la criminalité organisée, au terrorisme et à d’autres phénomènes qui menacent l’humanité. » (ONU :III) Ainsi, comme le viol, le vol, le crime, la corruption constitue une infraction pénale mais l’endiguer s’avère très difficile voire illusoire car elle implique tout le monde d’où l’intérêt d’une révolution. C’est dans cette perspective que le premier geste du commissaire Guégon, réhabilité, puis élevé au rang de ministre, avec les pleins pouvoirs, put joindre l’acte à la parole et honorer « son double nom d’incorruptible et de « Guégon », le masque yacouba chasseur, traqueur de sorcier. » (…) Aguerri aux enquêtes délicates et dangereuses, il a réussi à forger une élite, un redoutable fer de lance d’incorruptibles dont les résultats ne se firent pas attendre. « Après sa réorganisation, son efficacité accrue se fit tout de suite Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 ressentir par une baisse record de la criminalité, des braquages et des viols en particulier … » (314) En tant que homme de gauche, Adiaffi projette une Côte d’Ivoire extirpée de ses démons, toute la bande « des justiciers de l’enfer » et voir « Redignifier l’homme. Reconstruire l’homme. Libérer l’homme. Organiser des états généraux de la renaissance africaine … Ici commence…la vie d’un peuple libéré de gangstérisme et de la corruption, des corrompus et des corrupteurs.» (317 ; 325) Mais pour éviter que cette révolution ne soit parcellaire et superficielle, il préconise la formation qui bien qu’individuel comme acte est « le moyen par lequel la société renouvelle perpétuellement les conditions de sa propre existence. » (Durkein, 1989, 101) Il opte dans ce domaine pour le retour aux sources, aux valeurs traditionnelles ou tout au moins leur prise en compte. Ce choix sauvera le jeune africain d’une « situation anomique, une absence d’éducation formelle et systématisée, le système proprement africain étant en désorganisation continue et les valeurs du système occidental n’étant pas encore entièrement intériorisées. » (Touré, 1979, 32) Sa préconisation est en faveur du « Programme d’Ajustement Religieux, spirituel et scientifique de Tanguelan. Une véritable sommation morale et éthique est lancée avec une urgence menaçante, à notre pays et à tout le continent. Un sursaut national panafricain éthique, un sursaut de conscience africaine, un réveil moral, un réveil de la conscience est une nécessité. » (317). Une éducation centrée sur les valeurs propres à l’Afrique permettra aux jeunes d’être actifs dans le processus de leur formation et par ricochet celui de la société. Un canal de préparation qui projette dans l’avenir avec une claire conscience de ses responsabilités, avec pour précepte fondateur le travail « Ici, c’est le culte, la glorification du travail comme valeur fondatrice de toute création transformatrice du monde. Le travail est le berceau fécond des autres valeurs. Aussi chacun apporte-t-il symboliquement sa nourriture pour la partager avec les autres à la table commune. » (212) Le statut de disciple-éducateur de N’da kpa (le bon jumeau) entre dans cette perspective. Conjugué avec le dialogue entre N’da Tê et son professeur de philosophie accusé de lui avoir enseigné des mirages met en évidence de l’échec du système scolaire Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 moderne, basé uniquement sur les réalités venues d’ailleurs. La volonté d’un retour à l’Afrique pure, traditionnelle pour la formation de la jeunesse, soubassement spirituel, moral comme rempart aux avatars de l’éducation et de la vie moderne se profile à l’horizon, présupposant une condamnation du « choc colonial ». Diffuser des réflexions théoriques et essayer de les concrétiser avec Tanguelan, lieu expérimentation des pratiques, pour explorer nos imaginaires, apprendre à nous organiser collectivement parce qu’ « après la mise au monde, il reste l’éducation. Vivre c’est persévérer dans son être. Et pour une société donnée, c’est par l’éducation qu’elle se perpétue dans son être physique et social. Il s’agit d’un accouchement collectif qui prolonge l’enfantement biologique individuel. » (Ki-Zerbo, 1990, 15) C’est sans doute le dessein de l’ouverture de l’œuvre sur une scène de violence choquante d’un individu malfamé et sa clôture sur l’espoir d’une société pacifiée en train de prendre forme, de se construire de concert, signe d’espoir pour des lendemains meilleurs. Conclusion Au terme de cette contribution, retenons que l’utilisation des textes littéraires comme source pour l’histoire des idées d’une société se vérifie avec cette œuvre de Jean-Marie Adiaffi. Sans être bâtie sur une histoire chronologique et précise de la Côte d’Ivoire, elle en présente des éléments pour en faire une mosaïque de la décennie 90. Elle en restitue dans la fiction les faits, les gestes, les repères spatiaux, les mœurs, les agissements, les déviations. La diversité des indices ressemble à de mini représentations de l’histoire de la société ivoirienne jetées pêle-mêle tel sur une toile. Il en présente une société en proie à un profond malaise existentiel qui participe d’une crise systémique. Pour la solutionner, une révolution s’avère indispensable pour enrayer la gangrène de la corruption d’une part et activer le retour aux sources africaines comme soubassement au modernisme d’une autre part. Tiré à part du Volume ISSN 1994-2583 11 ième Décembre 2014 Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie ISSN 2308-7676 La phrase suivante résume à la fois la vie du citoyen et de l’auteur : une écriture puissante au service d`un engagement sans borne pour la liberté et la libération des peuples opprimés. Le portrait que dresse André Djiffack de Mongo Beti (que l'on appela parfois "le pape des opposants") vaut également pour Adiaffi : "Chez cet écrivain contestataire par excellence, la charge subversive des écrits et le tranchant des prises de position s'allient généreusement au charme de son lyrisme. Il y a en lui comme un mélange de Socrate par l'élévation de l'esprit, de Voltaire par l'effronterie à l'égard des pouvoirs institués, de Sartre par le militantisme impertinent, et de Césaire par la lutte anticoloniale en vue de l'émancipation du monde noir". Bibliographie ADIAFFI Jean Marie, Les naufragés de l’intelligence, Abidjan, CEDA, 2000, 325p. BELLEAU André, Le Romancier fictif : essai sur la représentation de l'écrivain dans le roman québécois (Québec, Nota Bene, coll. « Visées critiques », 1999 [1980]), 155p. BERGEZ, D et alii, Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire, Paris, Bordas, 1990 BRUCE Be.gout : Maine de Biran, la vie intérieure (choix de textes et commentaires), étude, Payot, 1995, 307p. DESALMAND Paul, Histoire de l’éducation en Côte-d’Ivoire, tome I : Des origines à la Conférence de Brazzaville, Abidjan, éd. CEDA, 1983. 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