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NodusSciendi.net Volume 11 ième Décembre 2014
Mythes, création et société
Volume 11 ième Décembre 2014
Numéro conduit par
KONANDRI Affoué Virginie
Maître de Conférences à l’Université Félix Houphouët Boigny d’Abidjan
ISSN 1994-2583
ISSN 2308-7676
Comité scientifique de Revue
BEGENAT-NEUSCHÄFER, Anne, Professeur des Universités, Université d'Aix-la-chapelle
BLÉDÉ, Logbo, Professeur des Universités, U. Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
BOA, Thiémélé L. Ramsès, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny
BOHUI, Djédjé Hilaire, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny
DJIMAN, Kasimi, Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny
KONÉ, Amadou, Professeur des Universités, Georgetown University, Washington DC
MADÉBÉ, Georice Berthin, Professeur des Universités, CENAREST-IRSH/UOB
SISSAO, Alain Joseph, Professeur des Universités, INSS/CNRST, Ouagadougou
TRAORÉ, François Bruno, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny
VION-DURY, Juliette, Professeur des Universités, Université Paris XIII
VOISIN, Patrick, Professeur de chaire supérieure en hypokhâgne et khâgne A/L ULM, Pau
WESTPHAL, Bertrand, Professeur des Universités, Université de Limoges
Organisation
Publication / DIANDUÉ Bi Kacou Parfait,
Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
Rédaction / KONANDRI Affoué Virgine,
Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
Production / SYLLA Abdoulaye,
Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
Tiré à part du Volume
ISSN 1994-2583
11 ième Décembre 2014
Sous la direction de KONANDRI Affoué Virginie
ISSN 2308-7676
SOMMAIRE
1- AMEYAO Attien Solange Inerste, Université Félix Houphouët Boigny,
L’IDEOLOGIQUE DE L’ORALITURE DANS LA CARTE D’IDENTITE
DE JEAN-MARIE ADIAFFI
2- ABOUA KOUASSI Florence,
Université Félix Houphouët Boigny, LES
NAUFRAGES DE L’INTELLIGENCE, FRESQUE D’UNE SOCIETE IVOIRIENNE
EN CRISE
3- Dr. DIALLO Adama, CNRST/INSS OUAGADOUGOU, LANGUES ET
IDENTITES CULTURELLES : UNE AFFIRMATION DES OUTILS ET
FONCTIONS DE LA LANGUE COMME REFLET DES PRATIQUES DE
L’IDENTITE CULTURELLE A TRAVERS LA SOCIETE BURKINABE
4- Guéi Paul KELANONDE, Université Félix Houphouët Boigny, BOSSONNISME
ET IDENTITE : VISION ADIAFFIENNE DE L’AFRICAIN NOUVEAU DANS LES
NAUFRAGES DE L’INTELLIGENCE DE JEAN-MARIE ADE ADIAFFI
5- KONKOBO Madeleine, INSS/CNRST OUAGADOUGOU, LA QUESTION DE
L’APPRENTISSAGE DE LA LANGUE FRANÇAISE AU BURKINA FASO
6- KOUASSI Kouamé Brice, Université Félix Houphouët Boigny, L’IDEE DE
TOLERANCE CHEZ VOLTAIRE DANS TRAITE SUR LA TOLERANCE
7- ZEBIE Yao Constant, Université Félix Houphouët-Boigny, LES NAUFRAGÉS DE
L’INTELLIGENCE DE JEAN-MARIE ADIAFFI À L’AUNE DES CONCEPTS DE
"DÉMAÎTRISE" ET DE "REMAÎTRISE" : UNE CRITIQUE INTÉGRALE DES
VALEURS AFRICAINES MODERNES
8- JOHNSON Kouassi Zamina, Université Félix Houphouët- Boigny, MAXINE
HONG KINGSTON’S THE WOMAN WARRIOR: A PROCESS OF
GLOBALIZATION OF IDENTITY BEYOND MULTICULTURALISM IN
AMERICA
9- KABORÉ Sibiri Luc, I.N.S.S, OUAGADOUGOU, LES FORTES RÉTICENCES
DE SCOLARISATION DANS LA COMMUNE DE DORI AU BURKINA FASO
10- KOUAME YAO Emmanuel, Université, Félix Houphouët-Boigny MORPHOLOGIE
DERIVATIONNELLE DU DIDA, LANGUE KRU DE COTE D’IVOIRE
11- Clément DILI PALAÏ, Université de MAROUA, LES CONTES PAILLARDS
SELON SÉVÉRIN CÉCILE ABÉGA : ESTHÉTIQUE ET ÉTHIQUE DE LA
SEXUALITÉ
12- Affoué Virginie KONANDRI, Université Félix Houphouët-Boigny, MYTHE ET
MYTHO GENÈSE DANS LE ZOUGLOU
13- Sara CISSOKO, Université Félix Houphouët-Boigny, CRÉATION ET MYTHES DE
LA VIOLENCE CHEZ JEAN-MARIE ADIAFFI
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14- YAO Yao Lévys, Université Félix Houphouët-Boigny, ESTHÉTIQUE DE LA
FRAGMENTATION DANS BLEU- BLANC- ROUGE D’ALAIN MABANCKOU
15- Léa ZAME AVEZO’O, Université Omar Bongo, REGARD SUR L’HISTOIRE ET
LES PRATIQUES CULTURELLES DU PEUPLE KOTA DU GABON DANS
HISTOIRE D’UN ENFANT TROUVÉ DE ROBERT ZOTOUMBAT
16- DJIMAN Kasimi, Félix Houphouët-Boigny University of Cocody-Abidjan,
POSTCOLONIAL DISCOURSE IN AFRICAN LITERATURE
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LES NAUFRAGES DE L’INTELLIGENCE, FRESQUE D’UNE SOCIETE IVOIRIENNE EN CRISE.
ABOUA KOUASSI Florence (université de Cocody – Côte d’Ivoire)
[email protected]
Introduction
Figure emblématique1 et sans conteste de la littérature ivoirienne moderne, JeanMarie Adiaffi, dont l’œuvre retiendra ici notre attention, ne l’est pas moins dans
l’imaginaire collectif ivoirien où les journaux l’affublaient du titre de « l’insulteur
public » dû au tranchant de son verbe. Aucun Ivoirien n’est resté indifférent devant cet
homme au verbe haut et à la tenue vestimentaire expressive : chaleureux à l’extrême,
expansif dans ses propos comme dans ses gestes amples et péremptoires, il était très
souvent habillé majestueusement d’un pagne kita et d’un long collier en or. Philosophe
très apprécié des milieux intellectuels, Adiaffi était un homme public reconnu pour son
franc parler, la virulence de ses propos et ses prises de position jusqu’au-boutistes. Pardessus tout, il convient toutefois de souligner que c'est surtout la littérature qui a révélé
Jean-Marie Adiaffi comme un homme de lettres accompli, l'un des écrivains ivoiriens les
plus talentueux et les plus novateurs. Son roman posthume, Les naufragés de
l’intelligence, « auquel, il tenait tant » (si l’on en croit son éditeur préfacier) constituera le
socle de notre analyse.
Les naufragés de l’intelligence, fresque d’une société ivoirienne en crise, tel est le
sujet de notre contribution à l’analyse de l’œuvre d’Adiaffi. En quoi l’ancrage référentiel
de ce roman est la Côte d’Ivoire au point qu’il en est une fresque ? Quelle vision du monde
recèle cette œuvre ? Ces deux interrogations tout en structurant notre propos révèlent
en même temps que nous postulons l’œuvre à la fois comme une réalité sociale
« historiquement située » (Gustave Lanson, 1910, 397) et renfermant des indices, des
1
1981 : Grand Prix littéraire d'Afrique noire de l'UDELF pour D'Eclairs et de foudres et La carte d'identité.
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éléments explicites et implicites exprimant une idéologie. Comme on s’en aperçoit,
l’histoire littéraire est le premier outil méthodologique qui servira de socle à notre
propos.
Mettre en évidence les relations que l’œuvre entretient avec son contexte de
production, son cadre d’émergence constitue le premier maillon du processus
d’historicisation d’une œuvre avant d’envisager, entre autres, les rapports connexes avec
d’autres œuvres, de s’inscrire dans l’histoire générale de l’humanité. En effet, pour
éclairer, l’œuvre a besoin d’être replacée dans son contexte de production : saisir le
contexte pour comprendre les événements et déceler dans quelle mesure Les Naufragés
de l’intelligence, porteur d’un savoir, témoigne d’un pan de l’histoire de la société
ivoirienne. Car « la question qui se pose à elle (l’histoire littéraire) est d’abord et avant tout
écologique. Si la littérature fait partie intégrante de son milieu, il faut que l’histoire en rende
compte et autrement que par de simples rappels historiques, des allusions à quelques
mouvements d’idées » (MOISAN, 1987, 16-17).
Conservé d’une pratique discursive, le texte littéraire s’appréhende, par ailleurs,
comme une source de décryptage parce que « tout ce qui signifie est foncièrement
idéologique. » (BRUCE, 1995, 21) D’où l’intérêt de convoquer en sus la sociocritique,
méthode voisine, dont les outils conceptuels, texte, cotexte, hors texte, sociogramme,
serviront de jonction entre le cadre social imaginé et le réel, permettant de valser entre le
texte et la société, d’effectuer « le saut épistémologique du texte au contexte » (BELLEAU,
1999, 78) et de combiner « lecture de l'historique, du social, de l'idéologique, du culturel
dans cette configuration étrange qu'est le texte. » (Bergez, 1999, 123)
Notre analyse ambitionne de procéder à « l’immersion rétroactive » (Vaillant, 2010,
23) c'est-à-dire la mise en perspective du texte avec tout ce qui le référence dans la
société d’écriture et à la mise en lumière de l’idéologie de l’auteur.
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I-Contextualisation de Les naufragés de l’intelligence ou la Côte d’ivoire comme espace
de création
Dans la perspective de l’histoire littéraire, la démarche fonctionne comme une
recherche d’indices, laissés, consciemment ou non, par l’auteur dans son récit et qui
référencent son roman à son pays d’origine. Il y a dans ce roman, des informations
historiques hétéroclites qui autorisent à affirmer que non seulement le cadre spatial de
Les naufragés de l’intelligence, est la Côte d’Ivoire mais certaines pratiques évoquées lui
sont propres. D’abord, l’ancrage toponymique et culturel.
1-Référents spatiaux
Il est évident que Mambo, a bien d’égards, ressemble à toute l’Afrique
postindépendances. Mais la toponymie de la fiction renvoie à la Côte d’Ivoire. Le
rapprochement débute avec l’hymne national : chant patriotique, choisi pour l'usage
officiel, qui représente une nation ou un pays, l’hymne est un moyen d’identification
unique à chaque pays. Et celui du pays fictif de Mambo fait penser à celui de la Côte
d’Ivoire, en sa phrase introductive « salut, ô terre d’espérance ! » (284) Symbole
rassembleur autour duquel se cristallisent le sentiment d'appartenance et l'identité
collective d’un pays, l'hymne national ainsi évoqué, même de façon réduite, marque
l’attachement de l’auteur, sa fierté et son amour pour le pays qu’il représente. Condensé
de signifiants, c’est un symbole fort, sans équivoque, de représentation de la Côte
d’Ivoire.
La Côte d’Ivoire est géographiquement présente avec des villes, des quartiers bien
identifiables dans l’espace ivoirien. L’existence des villes de Bettié (village du commissaire
Guégon, où il s’était retiré), une ville rurale située dans l’un des sept royaumes de l’ethnie
Agni, au Sud-Est de ce même pays dans la région d'Abengourou et de Tanguelan (ville de
la prophétesse) localité de l'Est de la Côte d'Ivoire dans le département d'Agnibilékrou
attestent que la côte d’Ivoire sert de cadre au récit. La ressemblance de cette dernière va
au-delà de la dénomination pour toucher à l’activité spirituelle de ce lieu.
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L’auteur ne se contente pas de détails d’ordre visuel ou nominatif, l’ancrage
spatial apparaît avec une plus-value relative au contenu. En effet, dans la localité de
Tanguélan, existe une école très atypique des féticheuses qui a formé plusieurs
générations de prêtresses très influentes dans la société ivoirienne. La fondatrice de cette
école se nomme Akoua Mandoudja. Dans le Tanguelan de la fiction, la prophétessefondatrice se nomme Akoua Mando Sounan. L’objectif de son école, comme le souligne
l’auteur, se résume à fournir « des nourritures culturelles qui doivent faire faire une avancée
radicale à l’homme, faire de lui un homme de qualité avec une nouvelle puissance, mais
également une nouvelle conscience, une conscience faite d’une nouvelle générosité, une
nouvelle bonté, une nouvelle compassion, une nouvelle justice… » (232) Deux Tanguelan en
apparence (réel et fictif) avec une même vision spirituelle.
Par ailleurs, la capitale de Mambo, N’guelé Ahué Manou, possède des quartiers
comme Abobo, Treichville, Yopougon, Locodjro, Eklomiabla, (126) des appellations de
quartiers réels d’Abidjan. Il y a aussi la forêt du banco (173), site écologique propre à cette
même ville et la fameuse rue princesse. C’est là que le commissaire Guégon recherche les
indices susceptibles de le mettre sur la piste des justiciers de l’enfer. Il y rencontre Motta
et un coup d’accélérateur est donné au récit.
Le rôle joué par cette rue mérite qu’on s’y attarde un peu. Située dans la commune
de Yopougon, la rue princesse constituée de boites de nuit, bars climatisés, maquis,
bistrots et autres débits de boisson, est réputée pour sa luxure, ses vices à ciel ouvert où
les scènes de viols collectifs, d’ébats en pleine rue sont quotidiennes. La description
poétique de celle de la fiction n’est point surfaite : « Pourquoi aller dans les îles lointaines,
quelquefois si banales et si décevantes, pour chercher des émotions fortes, des images, des
scènes exotiques ? Rue Princesse possède des paradis artificiels, des paysages, des nus qui
défient les peintres les plus audacieux. Ses sites insolites recèlent des merveilles que l’on ne
saurait découvrir nulle part ailleurs sur cette planète des hommes, sur cette terre des
femmes que l’ouragan de l’amour dénude à toute heure de jour et de nuit.
Rue Princesse est une île, un lac miroitant, mirobolant. Et quand le vertige de l’alcool fait
chavirer la barque de votre navigation sur le fleuve de la lumière reine, les maisons qui
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marchent sur des échasses prennent la merveilleuse silhouette, en contre-jour, surréaliste,
d’une cité lacustre. Rue Princesse est la rue vivante de toutes les mythologies et de tous les
symboles.» (85) Il n’y a pas que l’ancrage toponymique qui localise le récit de ce roman en
Côte d’Ivoire.
2-Repères socio-culturels
Deux phénomènes sociaux typiques de la Côte d’ivoire, ‘’le bôrô d'enjaillement’’
et la ‘’traversée du guerrier’’, dénominations des jeux d’une dangerosité avérée,
pratiqués par les élèves d’Abidjan dans les années 1990, sont abondamment décrits dans
le roman. Baptisés ‘’jeu de la mort" ou "jeu du danger", ils ont fait de nombreux morts
dans le milieu scolaire en Côte d’Ivoire.
Le "bôrô d'enjaillement, néologisme ivoirien, est la combinaison " d’un mot
malinké "bôrô" (qui signifie "sac") et le terme anglais francisé "enjoyment"
("amusement, plaisir") (signifiant littéralement ‘’une quantité énorme de joie, de plaisir ‘’)
se réfère à un jeu de défis dangereux motivé par la recherche de sensations extrêmes. Il
consiste, en effet, à s’adonner à des acrobaties et autres pas de danse sur le toit d’un bus
en mouvement.
Malgré les risques mortels qu’elle faisait courir aux cascadeurs, cette pratique a
connu un certain succès au milieu des années 1990 avant de disparaître. Il mettait,
nombre de fois, aux prises collégiens et lycéens qui s’affrontent, le plus souvent le
vendredi après les cours, pour défendre les couleurs de leurs établissements scolaires
respectifs. La description qu’en fait l’auteur est en tout point identique à la réalité, sans
artifice :
« Le « bôrô d’enjaillement» est un additif, un addenda du futur. Alors on risque sa vie pour
le « bôrô d’enjaillement». C’est au sommet des bus en marche que ces jeunes idéalistes
désespérés exécutent la danse de la mort, le défi de la mort. Chaque jour, des dizaines
d’entre eux meurent en sautant des bus en marche. Malgré l’intervention musclée des
parents et de la police, rien ne les arrête. On dirait que c’est la mort elle-même et le risque
absolu qui les fascinent. » (33)
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Le deuxième jeu, tout aussi dangereux que le premier, consistait à traverser les
yeux bandés les grandes artères de la ville, comme les boulevards, aux heures de grands
trafics ou alors que le feu tricolore est vert : « le héros se bande les yeux, choisit les heures
et les lieux des grandes affluences, au milieu des bolides fous lancés à grande vitesse, pour
traverser les deux rives du néant, du gouffre. Là encore, tous les jours, des cadavres jonchent
la chaussée et le trottoir. » (33)
Ces deux phénomènes ont secoué des années durant le système éducatif ivoirien.
Leur évocation, avec pour prétexte la présidence de la finale par N’da Tê s’offre pour le
narrateur comme une lucarne suffisante pour revenir sur la crise qui a secoué l’école
ivoirienne depuis 1990. L’autorité de l’école ivoirienne et sa capacité à assumer son rôle
d’éducatrice étaient pointées du doigt. L’administration publique, le ministère de
l’éducation nationale, la cellule familiale, les forces de l’ordre et la Société de Transport
Abidjanais se sont retrouvés au banc des accusés de ce phénomène. Cela parce que les
origines de ce phénomène remontent à un déficit de moyen de transport urbain. En effet,
historiquement, le bôrô d’enjaillement est né du manque de place dans les bus de la
Société de Transport Abidjanais (SOTRA) : les véhicules bondés ne stationnaient donc
plus aux arrêts prévus. Mais, le conducteur ralentissait toujours à l’approche du point de
ramassage habituel et les élèves ne voulant pas accuser de retard, montaient à bord en
s’introduisant par les fenêtres et se hissaient sur les toits quitte à jouer les acrobates.
Progressivement, cette façon de faire s’est muée en un divertissement avant de devenir
un jeu de défis et dégénérer en compétitions.
La littérature ne peut transcender la langue car « la vie sociale entre en corrélation
avec la littérature avant tout par son aspect verbal. » (TYNIANOV, 2001, 31) Celle qui soustend la production littéraire dans les pays francophones, naguère colonies, est le français,
imposé par le colonisateur. Mais Adiaffi convoque, en sus de cette langue internationale,
des langues ivoiriennes dans son récit : l’Agni, langue maternelle de l’auteur, le Malinké, le
Bété, le Yacouba.
Le corpus est parsemé de mots et d’expressions qui évoquent des réalités
étrangères à la culture française dont la langue sert de support au plan de l’écriture. Il
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s’agit généralement de mots ou expression tirés de la langue maternelle de l’auteur ou
d’autres langues ivoiriennes et intégrés dans l’écriture en vue de résoudre le problème
des limites de la langue française à exprimer, avec toute sa saveur et sa quintessence, la
pensée des Africains.
Nous citons quelques-uns de ces mots :
« Eklomiabla » « Misori éhoué »« nyansapo » « gnamien sounankro » (les naufragés de
l’intelligence) « ebrô » « bahifouê » « blezoua » « bahifouê » « misro ehoué nan mindè »
« gnamien kpli » « taloua klamen » en Agni (Akan).
« koungolo » « kpakpato, togognini » « namala, namala » « wari »en Malinké (Mandé du
nord).
« guégon » en langue Dan (Mandé du sud).
« lago » « bagnon » « bahoron » « kanégnon » « kokoré » en langue Bété (krou)
Même si certaines langues comme l’Agni et le Malinké, sont transnationales, en partage
avec d’autres pays limitrophes, il n’y a qu’en Côte d’Ivoire qu’on retrouve toutes ces
ethnies réunies. Les expressions des langues maternelles sont autant d’ancrages de
l’œuvre dans la société ivoirienne. La pluralité linguistique convoquée ici est de ce fait un
élément d’historicisation du roman. Les grands groupes qui peuplent la côte d’Ivoire sont,
par ce biais, présents : le groupe Akan, les Mandés du nord, les Mandés du sud et le
groupe Krou.
Le choix du code langagier présupposant un contenu social, ce métalangage
instaure une égalité entre les langues africaines et celle du colon. L’auteur, en
empruntant une des arcanes de la pensée traditionnelle, assume, par ailleurs, son
« africanité » et sa propension à ne pas se conformer aux usages. L’anticonformisme
d’Adiaffi trouve son expression achevée dans l’écriture « N’zassa », concept ivoirien du
décloisonnement des genres qu’il a introduit dans la littérature ivoirienne.
Adiaffi est considéré, à juste titre, comme l`une des figures de proue de la
« nouvelle écriture ivoirienne », car il opère le dépassement des catégories littéraires
établies, qui compartimentent les études en « domaines de spécialité ». A cet effet, Adiaffi
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a introduit le concept « N’zassa »2 dans la littérature avec une "écriture éclatée" : le
mélange des genres ou le "genre sans genre". On perçoit dans l’écriture d’Adiaffi, la
volonté de s’exprimer, en dehors des dogmes de lecture et des cases de placement
définitifs, une part rebelle qui défie les classements de genre ou de culture. Voici
comment Adiaffi définit lui-même son concept dans la préface de l’œuvre : « j’ai créé mon
style appelé « N’zassa » « genre sans genre » qui rompt sans regret avec la classification
classique, artificielle de genre : romans, nouvelles, épopée, théâtre, essai, poésie. En effet,
dans mes romans, on trouve tous les niveaux de langage. Selon l’émotion, je choisis « le
genre », le langage qui m’apparait exprimer avec plus de force, plus de puissance ce que je
ressens intimement dans mon rapport érotique-esthétique avec l’écriture. » (5)
Dans cette logique, des coupures de presse interviennent dans l’écriture
romanesque ; des prières, des poèmes, des correspondances et des refrains scandent le
texte. Ces passages sont mis en évidence par une graphie différente : italique, gras,
caractères d’imprimerie ….
A titre illustratif, citons quelques passages tels quels. Les prières sont mises en italique :
« Notre père Argent qui êtes au ciel
Donnez-nous notre pain quotidien sur cette terre cruelle
Sans pitié pour les pauvres
Protégez-nous de la maladie et de la misère.
Amen ! » (30)
C’est également par le biais de cette graphie que l’auteur fait intervenir des figures
des luttes libératrices africaine. Cheick Anta Diop interroge dans cet ordre d’idées la
génération actuelle en ces termes :
« Vous qui vivez aujourd’hui, héritiers de la grande foi africaine, qu’avez-vous fait de
notre épopée, l’épopée de la dignité, de la liberté africaine ? Qu’avez-vous fait de la fière
conscience souveraine d’une Afrique fière et souveraine? Qu’avez-vous fait du grand feu
2
En Côte d’Ivoire, appellation donnée aux pagnes confectionné par recollement de plusieurs morceaux
d’autres pagnes de motifs et de différentes couleurs mais qui forme une nouvelle harmonie
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africain qu’ensemble nous avions allumé ? Qu’avez-vous fait de la grande foi des Africains en
eux-mêmes ? » (138)
Les songes initiatiques de la prophétesse Akoua sont mis en caractère italique
doublé du gras :
« Je suis l’envoyé de Gnamien Kpli le grand, l’unique créateur du ciel et de la
terre, Lago, Balé, Zeu, Owo, Koulo Tyolo. Leve-toi, va, monte au sommet de la montagne
sacrée afin de recevoir l’initiation, le secret, la vérité de Gnamien. Là est le sanctuaire de
la vérité absolue : on y entre les yeux fermés, on en sort les yeux ouverts. » (99)
Cette graphie revient chaque fois qu’elle évoque des songes en rapport avec sa
mission divine. Les coupures de presse, quant à elles, sont présentées en deux colonnes
comme l’atteste cet extrait :
« MAMBO’SOIR DU 11 Mars 1998
opèrent sans être jamais inquiétés ?
Pourquoi les Mambotiens sont-ils si
MAMBO, L’ELDORADO DES ESCROCS
crédules ? Comment se laissent-ils aussi
L’affaire Citiword, la dernière d’une série
facilement berner par tous les vendeurs
d’escroquerie ? Peut-être est-il temps
de rêves ? » (170)
que chacun s’interroge : pourquoi est-ce
précisément à Mambo que les escrocs
Pour en finir avec les illustrations, relevons cette typographie spéciale, dégradée,
qui est récurrente dans le roman :
« Tel est le but
Le but c’est la science pour tous,
Les savoirs pour tous,
La lumière pour tous,
L’éducation pour tous… » (238)
Le secteur de l’information n’est pas exempt de référents. Les coupures de presse
de journaux « Mambo’soir » et « Mambo info » se rapprochent par homophonie de
Ivoir’soir et Soir info des journaux ivoiriens. Le premier, Ivoir'Soir, est quotidien ivoirien
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créé en 1987, appendice du quotidien gouvernemental Fraternité Matin, consacré aux
variétés, aux faits de société et au sport. Le second tabloïd, soir info, fut fondé en mai
1994 et accorde lui-aussi une large place aux sujets de société et aux faits divers à l’instar
de « Mambo’soir » et « Mambo info ».
D’autres aspects de manifestations culturelles ivoiriennes abondent également
dans l’œuvre : les masques yacouba « guégon » et Gouro « Zaouli » et les danses
traditionnelles l’Abodan, le mapouka, le zouglou, le boloye, le zagrobi et surtout le
mapouka serré corroborent l’idée que la société ivoirienne sert d’ancrage à cette fiction.
Pour finir avec la recherche d’indices, la Côte d’Ivoire transparait aussi avec l’évocation
des mets comme l’attiéké, le placali et la bière Bock, marque de la société Solibra et le
koutoukou, un breuvage alcoolisé de fabrication traditionnelle.
Il ressort, de la mise en exergue des référents textuels, que la Côte d’Ivoire est
l’espace de création de Les naufragés de l’intelligence. Les éléments divers remis au goût
du jour possèdent la caractéristique commune d’être crisogènes.
La puanteur physique et morale de la capitale de Mambo associée au symbole de
la rue princesse sont les symptômes d’une société ivoirienne en décrépitude morale. La
société ivoirienne des années 1990, représentée ici, était en crise sociale caractérisée par
des contradictions ou des incertitudes, ayant débouché sur des explosions de violence
plus ou moins contenue. Une crise multiforme qui explique les disfonctionnements de la
société dans son entièreté, même la religion est en crise, « Et s’il y a tant de religions, des
sectes-business financières et de religieux véreux, c’est que c’est un commerce qui rapporte
gros. Combien de pasteurs, d’hommes de Dieu adultérins, foutent la merde, la discorde dans
les foyers ? ces pasteurs, dont on se demande s’ils travaillent pour Dieu ou pour Satan, font
mainmise sur les cerveaux et les corps de nos femmes. L’esprit pour Dieu et, pour eux, main
basse sur le cul ! Encore une histoire comme les autres de gros sous et de gros culs ! » (55-56)
Crise culturelle avec la déviation connue du mapouka avant de redorer son blason
pour devenir aujourd’hui le « mapouka originel », un mapouka réhabilité. La danse du
mapouka trouve ses racines en Côte d'Ivoire chez les peuples lagunaires précisément du
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ISSN 1994-2583
11 ième Décembre 2014
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petit village Ahizi de Nigui Saff. Ce style musical s'apparente aux rythmes populaires des
animations des villages qui ont lieu au clair de lune après les travaux.
Dans les années 1990, l’espace musical ivoirien connait de nouvelles tendances : le
zouglou inventé par les étudiants, ‘’parents’’ du campus et l’irruption dans le showbiz du
mapouka. Cette danse exécutée par un trémoussement plus ou moins rapide du fessier
met en valeur le postérieur des femmes. Mais la danse traditionnelle est pervertie ; on se
souvient du scandale du « mapouka dedja », des tristement célèbres « tueuses du
mapouka », son intervention dans des clips pornographiques ayant défrayé la chronique.
Ce sont ces différentes versions qui ont suscité l’ire gouvernementale engendrant sa
censure en Côte d’Ivoire jusqu’en décembre 1999.
Crise de la jeunesse qui, en mal de sensations, s’adonne à la mort par jeux et
concurrents interposés. C’est certainement la manifestation publique du mal-être d’une
jeunesse frustrée, marginalisée, déboussolée, gagnée par une folie collective et suicidaire
car comment comprendre que malgré les chutes presque toujours mortelles, des têtes
fracassées, des membres broyés, il y ait toujours de nouveaux et nombreux candidats,
adeptes de ces jeux de la mort. L’exhibition qui caractérise ses voltigeurs peut être
aisément mise en parallèle avec l’ostentatoire scène de beuverie de jeunes attablés dans
les maquis de la rue princesse. Cette défiance de la mort n’est-elle pas le signe de rêves
brisés, de valeurs dégradées, d’un abyssal désespoir en l’avenir ? Ces pratiques mettent
ainsi à nu, de façon spectaculaire, l’échec de l’école sensée orienter et encadrer la
jeunesse. En désespoir de cause, elle prend les rênes de son destin, s’engage dans un
périlleux ‘’combat’’ de libération d’un avenir incertain quitte à y trouver la mort.
A travers ces éléments d’historicisation, Adiaffi peint la toile d’une Côte d’Ivoire en
crise multiforme et situe son récit dans la décennie 1990-2000. C’est en cela qu’elle en
constitue une fresque. Ces éléments sont évoqués de façon impromptue, comme jetés au
détour d’une idée, d’une situation quelconque. Ils confirment cependant que « les réalités
(que rapporte le roman) qu’elles soient paroles, gestes, objets, lieux, événements,
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personnages, sont des réalités crédibles, en ce sens qu’elles ont un référent dans la réalité
extra-linguistique ». (Claude Duchet, 1973, 450)
En somme, Adiaffi s’est fortement inspiré de la société ivoirienne et la société
ivoirienne y transparait. Divers éléments y apparaissent pour en faire une mosaïque
d’éléments dilués pêle-mêle dans la narration. Le tableau qu’il dresse avec en toile de
fond la violence renvoie à des crises nationales de l’époque post-multipartisme 19902000. Cette violence du texte est liée aux années 1990 où les Ivoiriens ont assisté à des
processus de défoulement et de refoulement divers et le plus souvent spectaculaires. La
fin de l’étouffant système du parti unique n’est sans doute pas étrangère à cette
débauche d’énergie. L’avènement du pluralisme a certainement créé une rupture
d'équilibre, provoqué des manifestations personnelles ou collectives, des grèves, des
mouvements sociaux, des émeutes. L’inscription de la violence au cœur de l’œuvre
s’explique de cette façon et induit l'idéologie qui s’y inscrit et qui se reflète dans les prises
de position de l’auteur.
II –Idéologie sous-jacente de l’œuvre
Un auteur peut parler directement ou faire usage de subtilités langagières pour
faire émerger une idéologie. A ce sujet, P.S. Thizier nous fait observer que : « L’idéologie
est un système d’idées, de valeurs et d’attitudes, implicitement diffusées dans la société par
un groupe, ou une classe sociale, en vue de propager une certaine vision du monde, imposer
un mode de vie, et offrir une justification et un guide à l’action d’une manière qui est
conforme à l’intérêt de ce groupe. » (Thizier, 1982, 26-27) Ainsi l’idéologie constitue une
véritable énergie qui influence intensément la création artistique. Dans cette optique, la
violence dans Les naufragés de l’intelligence fonctionne comme un sociogramme.
1-Le sociogramme de la violence
La violence demeure la préoccupation anthropologique pour tout Etat qu’il soit en
temps de paix comme en temps de guerre. La violence, forme de sauvagerie
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inimaginable, gouverne le récit d’Adiaffi et le traverse de part en part. Dès l’entame de
l’œuvre, le lecteur est choqué par le double assassinat dont se rend coupable N’da Tê, qui
vient d’être intronisé. D’abord, il se livre à un matricide que les habitants de la N’guelé
Ahué Manou ne sont pas prêts d’oublier suivi du meurtre de sang-froid du curé, l’Abbé
Yako. Le double assassinat de ces personnages symboles, la génitrice et le spirituel,
rompt définitivement le cordon ombilical physique et spirituel de N’da Tê. Il venait d’ôter
en lui tout ce qui le rattachait à l’humaine espèce. Toute sensibilité envolée avec ce geste,
N’da Tê se déchaîne contre la société entière. Ses actes seront inqualifiables, rivalisant
tous d’horreur et d’abjection.
De façon crescendo, on assistera aux excès de violences meurtrières et
inhumaines qui révulsent le lecteur: les vols, la barbarie, le sang, les sentences
exécutoires inondent alors l’œuvre. Des crimes horribles qui témoignent d’une violence
inouïe et défrayant la chronique car ils alimentent toutes les discussions rendant leurs
auteurs cyniquement célèbres.
La violence endémique et quotidienne de Mambo fonctionne comme un
sociogramme c’est à dire « constitutif de la formation de l’imaginaire social » (Robin, 1992,
101) au sens où il sert à designer toutes les réalités sociales considérées non comme
phénoménales mais comme des faits de représentation ; légitimée par le personnage
principal, brandie comme arme de combat contre la société incapable d’assurer son
épanouissement. Avec N’da Tê, la violence se mue en stratégie de défense contre la
société. En effet, N’da Tê, face aux questions existentielles qu’il se pose et qui demeurent
sans réponses, aux difficultés et injustices de la vie et l’impuissance de l’homme à les
comprendre pour les solutionner, se révolte contre la société et choisit le camp du mal au
détriment de celui du bien dont fait partie son frère jumeau N’Da kpa.
Ses partisans refusent la victimologie pour devenir les maitres du jeu, exécutant
une sorte de vendetta sur la société. Le désespoir de la bande sert de terreau fertile à
cette violence. Peu importe de mourir si l'on vit sans dignité. Et peu importe aussi la loi si
elle encadre le désespoir. En fait, ces jeunes qui sombrent dans la violence interrogent la
légitimité de la légalité. Tous les personnages, sans exclusif, sont qualifiés et agissent en
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fonction de leur rapport physique, psychologique, moral, spirituel à la violence. Le fond
du problème que soulève l’œuvre est donc celui de la violence et de la non-violence. Ce
duo contrasté hiérarchise les personnages et leur participation à l’intrigue. Il se dégage
des groupes oppositionnels sur lesquels est construite l’intrigue. Les connexions à
l’intérieur de chaque groupe s’opèrent consubstantiellement.
Avec la complicité du Libanais Kalifa, corrompu et corrupteur invétéré, N’Da Tê
crée Sathanasse City où tout est à la gloire de Satan, du mal. Il est aussi le maître à penser
d’un gang dénommé «les justiciers de l’enfer». N’da Tê, Kalifa et le gang sèment la terreur
à Mambo : vols, hold-up, agressions sauvages de tous ordres, crimes crapuleux ; ils
déciment. Ces malfaiteurs de grand chemin restent cependant sereins, sans aucune
crainte parce qu’ils ont acheté la conscience des autorités politiques et administratives
qui ferment les yeux sur leurs agissements et en font disparaître les preuves.
Dans le camp opposé, Guégon, honnête et intègre commissaire, chargé de
l’enquête sur les justiciers de l’enfer refusent de se laisser corrompre. Il est alors
déchargé de l’affaire au grand bonheur de ce groupe de malfrats. Mais, Guégon continue
malgré tout à recueillir les informations. La bande à N’Da Tê pousse le bouchon un peu
trop loin et la réaction du gouvernement ne se fait pas attendre : les commissaires ripoux
sont révoqués ; Guégon est réhabilité et nommé ministre. Il forme dès lors une équipe à
son image et réussit à freiner l’ardeur des gangsters.
De son côté, une prophétesse, partisane du bien, envoyée de Dieu, récupère les
anciens bandits, délinquants, marginalisés qui deviennent très ingénieux et participent au
développement et à l’épanouissement de la communauté.
Du symbole de la gémellité se dégage l’envers et le revers d’une société, les deux
facettes de l’homme capable du pire comme du meilleur, susceptible de générer des
exploits antinomiques. La conversion ou reconversion des anciens drogués, prostitués en
citoyens modernes et exemplaires à Tanguelan ouvre une possible espérance.
La bande, désabusée, se révolte contre la tête de file, N’Da Tê, qu’elle traite de
dictateur. En effet, après un hold-up important, ils se voyaient tous milliardaires, mais
N’Da Tê a gardé par devers lui le butin. Cette trahison suscite la colère de ses amis qui,
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sous la menace de leurs armes, le dépossèdent de tous ses biens qu’ils se partagent
équitablement. Puis, ils le détrônent officiellement comme chef de leur gang et le
ligotent. Ses dissidents rejoindront plus tard la prophétesse.
Quant à N’DA Tê, désormais livré à lui-même et réduit à sa plus simple
expression, il tente de brûler Sathanasse-city, pour en faire endosser la responsabilité à
son professeur de philosophie. Mais il ne put lui-même échapper aux flammes
dévastatrices de son incendie. Quelle vision du monde sous-tend cette violence
scripturale ?
2-La vision du monde d’Adiaffi
Comme nous l’avons mentionné, la violence constitue le réseau thématique de Les
naufragés de l’intelligence. Ainsi, si l’œuvre focalise sa thématique sur la violence c’est
pour créer, sans doute, un électrochoc en vue de la conjurer et voir naitre une société
pacifiée comme celle qui se construit progressivement à la fin de l’œuvre. La défaite
infligée par les siens à N’da Tê, chef de file des justiciers de l’enfer, puis sa mort tragique
apparaissent comme une invitation à lutter contre toute forme de violence, à abandonner
toute forme de violence. Mais une idéologie révolutionnaire couve sous cette mise en
évidence de la violence.
Pour cet homme politique qui n’a jamais caché son aversion pour toute privation
de liberté, opposant irréductible sous Houphouët-Boigny, se présentant comme un
homme de la gauche révolutionnaire, il parait étonnant que la lutte révolutionnaire ne
s’opère pas ici dans le champ politique où on sait Adiaffi sans complaisance avec les
dictateurs. Il opte plutôt pour une approche socio-éducative. En présentant de façon
choquante les maux de la société, comme conséquence d’une mal gestion politique,
l’auteur intervient dans un champ autre que la politique pour fédérer toutes les forces
vives de la nation. Un désir d’unir tout le monde dans une sorte de communauté de lutte
qui transcenderait tous les particularismes idéologiques.
Cette œuvre posthume présente un discours, loin des projecteurs partisans de la
politique, et revendique par ricochet une objectivité dans ses préconisations face aux
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maux qui entravent le développement des pays africains. La révolution ici est marquée
au niveau littéraire par le concept de l’écriture ‘’n’zassa’’ et la prise de position sans
équivoque de l’auteur contre la corruption et le système moderne de formation instauré
par le colon, toutes choses qui ont engendré un peuple de mécontents sans repères.
L’écrivain qu’est Adiaffi, en penseur, face à la servitude imposée propose un début
de solution. Le décloisonnement générique et le multilinguisme dont se sert l’auteur
contredisent les dispositions officielles inclinant à qualifier de subversive l’écriture de
Jean Marie Adiaffi. Les dispositions scripturales, topographiques (texte gras, en italique,
avec divers polices, en diagonal, en deux colonnes…) langagières que l’auteur se permet
tout le long de son récit à l’égard de l’ordre discursif établi sont autant de libertés qu’il se
permet pour affirmer son anticonformisme à l’égard des canons préétablis par le colon.
En efffet, « la langue étrangère utilisée par l’écrivain et le critique est un legs colonial qui
charrie en son sein des stratifications littéraires appelées genres ; ces stratifications ne se
veulent pas circonscrites à l’aire linguistique et culturelle de la langue étrangère choisieimposée ; elles ont des prétentions universalisantes ; elles se veulent formes littéraires a
priori dans lesquelles devrait se couler nécessairement toute expérience humaine. Par
conséquent, quand l’écrivain africain se met à produire, consciemment ou non, il est déjà
sommé d’identifier sa pensée dans les formes idéologiques appelées roman, poésie, théâtre,
etc. Peu importe, semble-t-il, que sa culture ait connu ce genre de différenciations littéraires
ou non. » (Tidjani Serpos, 1987, 7) Etouffé par une langue d’emprunt, il cherche à la
transcender pour extérioriser son moi africain. Il exprime la profondeur de sa pensée
mais dans la foulée récuse les genres qui constituent d’autres barreaux à sa prison.
Au niveau social, la corruption est indexée, clouée au pilori. Carrefour d’importants
échanges commerciaux et culturels, la Côte d’Ivoire souffre depuis belle lurette de ce
phénomène qu’est la corruption, qu’il associe ici à la violence pour mieux en faire
percevoir les dégâts. En effet, présentée comme le catalyseur de la violence, Adiaffi
s’insurge contre la corruption endémique qui gangrène la société ivoirienne. Nul besoin
de rappeler que la corruption réduit à néant tous les efforts de développement en minant
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l’efficacité des services. Par conséquent, le processus de croissance économique et social
ne peut faire l’impasse sur sa lutte. Maints scandales lui sont imputables.
En Côte d’Ivoire, le spectre de la corruption hante toutes les bonnes résolutions et
les professions de foi. Tous les corps de métiers sont indexées même si les corps habillés
notamment la gendarmerie, la police, la douane sont plus exposés à la vue du public. Ils
ne représentent que la partie visible de l’iceberg. Ce phénomène dit de racket en Côte
d’Ivoire a été, de tout temps, à l’origine de la cherté de la ville. D’où la suppression des
nombreux barrages anarchiques érigés dans ce seul but de spolier la population et
l’apparition des panneaux publicitaires, spots radio et télévision supports des campagnes
de sensibilisation en Côte d’ivoire pour lutter contre le fléau de la corruption. Tout ceci
n’a en rien entamé les habitudes qui ont la peau dures.
Il parait, pour Adiaffi aussi, impensable de concevoir et voir se réaliser une action
de développement durable en Côte d’Ivoire, sans extirper la corruption de la société. Ses
conséquences telles que présentées par Adiaffi dans Les naufragés de l’intelligence
cadrent avec le constat sans appel de l’ONU : « La corruption est un mal insidieux dont les
effets sont aussi multiples que délétères. Elle sape la démocratie et l’état de droit, entraîne
des violations des droits de l’homme, fausse le jeu des marchés, nuit à la qualité de la vie et
crée un terrain propice à la criminalité organisée, au terrorisme et à d’autres phénomènes
qui menacent l’humanité. » (ONU :III)
Ainsi, comme le viol, le vol, le crime, la corruption constitue une infraction pénale mais
l’endiguer s’avère très difficile voire illusoire car elle implique tout le monde d’où l’intérêt
d’une révolution.
C’est dans cette perspective que le premier geste du commissaire Guégon,
réhabilité, puis élevé au rang de ministre, avec les pleins pouvoirs, put joindre l’acte à la
parole et honorer « son double nom d’incorruptible et de « Guégon », le masque yacouba
chasseur, traqueur de sorcier. » (…) Aguerri aux enquêtes délicates et dangereuses, il a
réussi à forger une élite, un redoutable fer de lance d’incorruptibles dont les résultats ne
se firent pas attendre. « Après sa réorganisation, son efficacité accrue se fit tout de suite
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ressentir par une baisse record de la criminalité, des braquages et des viols en particulier … »
(314)
En tant que homme de gauche, Adiaffi projette une Côte d’Ivoire extirpée de ses
démons, toute la bande « des justiciers de l’enfer » et voir « Redignifier l’homme.
Reconstruire l’homme. Libérer l’homme. Organiser des états généraux de la renaissance
africaine … Ici commence…la vie d’un peuple libéré de gangstérisme et de la corruption,
des corrompus et des corrupteurs.» (317 ; 325)
Mais pour éviter que cette révolution ne soit parcellaire et superficielle, il préconise la
formation qui bien qu’individuel comme acte est « le moyen par lequel la société renouvelle
perpétuellement les conditions de sa propre existence. » (Durkein, 1989, 101) Il opte dans ce
domaine pour le retour aux sources, aux valeurs traditionnelles ou tout au moins leur
prise en compte. Ce choix sauvera le jeune africain d’une « situation anomique, une
absence d’éducation formelle et systématisée, le système proprement africain étant en
désorganisation continue et les valeurs du système occidental n’étant pas encore
entièrement intériorisées. » (Touré, 1979, 32) Sa préconisation est en faveur du
« Programme d’Ajustement Religieux, spirituel et scientifique de Tanguelan. Une véritable
sommation morale et éthique est lancée avec une urgence menaçante, à notre pays et à tout
le continent. Un sursaut national panafricain éthique, un sursaut de conscience africaine, un
réveil moral, un réveil de la conscience est une nécessité. » (317). Une éducation centrée sur
les valeurs propres à l’Afrique permettra aux jeunes d’être actifs dans le processus de leur
formation et par ricochet celui de la société. Un canal de préparation qui projette dans
l’avenir avec une claire conscience de ses responsabilités, avec pour précepte fondateur
le travail « Ici, c’est le culte, la glorification du travail comme valeur fondatrice de toute
création transformatrice du monde. Le travail est le berceau fécond des autres valeurs. Aussi
chacun apporte-t-il symboliquement sa nourriture pour la partager avec les autres à la table
commune. » (212)
Le statut de disciple-éducateur de N’da kpa (le bon jumeau) entre dans cette
perspective. Conjugué avec le dialogue entre N’da Tê et son professeur de philosophie
accusé de lui avoir enseigné des mirages met en évidence de l’échec du système scolaire
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moderne, basé uniquement sur les réalités venues d’ailleurs. La volonté d’un retour à
l’Afrique pure, traditionnelle pour la formation de la jeunesse, soubassement spirituel,
moral comme rempart aux avatars de l’éducation et de la vie moderne se profile à
l’horizon, présupposant une condamnation du « choc colonial ». Diffuser des réflexions
théoriques et essayer de les concrétiser avec Tanguelan, lieu expérimentation des
pratiques, pour explorer nos imaginaires, apprendre à nous organiser collectivement
parce qu’ « après la mise au monde, il reste l’éducation. Vivre c’est persévérer dans son être.
Et pour une société donnée, c’est par l’éducation qu’elle se perpétue dans son être physique
et social. Il s’agit d’un accouchement collectif qui prolonge l’enfantement biologique
individuel. » (Ki-Zerbo, 1990, 15)
C’est sans doute le dessein de l’ouverture de l’œuvre sur une scène de violence
choquante d’un individu malfamé et sa clôture sur l’espoir d’une société pacifiée en train
de prendre forme, de se construire de concert, signe d’espoir pour des lendemains
meilleurs.
Conclusion
Au terme de cette contribution, retenons que l’utilisation des textes littéraires comme
source pour l’histoire des idées d’une société se vérifie avec cette œuvre de Jean-Marie
Adiaffi. Sans être bâtie sur une histoire chronologique et précise de la Côte d’Ivoire, elle
en présente des éléments pour en faire une mosaïque de la décennie 90. Elle en restitue
dans la fiction les faits, les gestes, les repères spatiaux, les mœurs, les agissements, les
déviations. La diversité des indices ressemble à de mini représentations de l’histoire de la
société ivoirienne jetées pêle-mêle tel sur une toile.
Il en présente une société en proie à un profond malaise existentiel qui participe d’une
crise systémique. Pour la solutionner, une révolution s’avère indispensable pour enrayer
la gangrène de la corruption d’une part et activer le retour aux sources africaines comme
soubassement au modernisme d’une autre part.
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La phrase suivante résume à la fois la vie du citoyen et de l’auteur : une écriture
puissante au service d`un engagement sans borne pour la liberté et la libération des
peuples opprimés. Le portrait que dresse André Djiffack de Mongo Beti (que l'on appela
parfois "le pape des opposants") vaut également pour Adiaffi : "Chez cet écrivain
contestataire par excellence, la charge subversive des écrits et le tranchant des prises de
position s'allient généreusement au charme de son lyrisme. Il y a en lui comme un mélange
de Socrate par l'élévation de l'esprit, de Voltaire par l'effronterie à l'égard des pouvoirs
institués, de Sartre par le militantisme impertinent, et de Césaire par la lutte anticoloniale en
vue de l'émancipation du monde noir".
Bibliographie
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BRUCE Be.gout : Maine de Biran, la vie intérieure (choix de textes et commentaires),
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DUCHET Claude, « une écriture de la socialité » in Poétique, 1973, n°16
DURKEIN Emile, Education et sociologie, Quadrige, collection PUF, 1989
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1965
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« La méthode de l’histoire littéraire », revue du mois, octobre 1910,
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Stéphane, le portatif d’histoire littéraire, Montréal, 1998
MOISAN Clément, Qu’est-ce que l’histoire littéraire ? Paris, PUF, 1987
ONU,
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contre
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New
York,
2001
http://www.unodc.org/documents/treaties/UNCAC/Publications/Convention/0850027-_F consulté le 26 Août 2014
TIDJANI-SERPOS, Nouréïni, 1987, Aspects de la critique africaine I. Paris, Silex.
THIZIER Pierre Seya, « Aspects culturel et idéologique de l’approche et de la
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Kartala, 1982 in L’Homme et la société, 1984, Volume 71, Numéro 7172 pp. 135-136
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diffusion des modèles culturels, Centre de Petit-Bassam-Sciences humaines,
1979
VAILLANT Alain, L’histoire littéraire, Paris, Armand-colin, 2010, 391p.
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