Enquète sur les gratuits
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Enquète sur les gratuits
Télérama n° 2922 – 11 janvier 2006 (p. 10-14) Édito par Marc Jézégabel L’info n’est pas moins gratuite sur TF1 ou RTL depuis des lustres. Mais, imprimée sur papier journal, elle devient sacrilège. Telle fut la réaction unanime des quotidiens payants en guise d’accueil de Metro, d’abord, puis de 20 Minutes. Les mêmes qui installaient, gracieusement, sur le Net, leur propre contenu ! Pour ou contre les gratuits ? À chacun ses arguments. Initiation à la lecture des journaux, surtout auprès d’un public jeune, pour les défenseurs de ces quotidiens d’un nouveau genre. Dévalorisation de la presse pour ses pourfendeurs... Le débat a fait long feu. Les gratuits se sont imposés. Par leurs qualités propres (fiabilité et brièveté) et par la redoutable efficacité de leur système de diffusion. Cette implantation rapide n’est cependant pas un gage de pérennité. Leur espérance de vie est sans doute plus éphémère qu’on ne le croit. Un moment de l’histoire de la presse écrite, une phase de transition à durée variable selon les pays et les niveaux de développement. Mais l’avenir de l’info rapide est sur écran. Dans l’intervalle, ces gratuits conquérants bousculent la presse traditionnelle. Grignotent leur lectorat mais surtout accaparent une partie des recettes publicitaires. Donc affaiblissent leurs aînés. Menacent les plus faibles. Et aiguillonnent les autres. En Espagne, 20 Minutes est devenu en 2005 le quotidien national le plus diffusé. Mais les payants se portent bien, au-delà des Pyrénées. La fatalité n’est donc pas écrite. En France, la baisse d’audience des quotidiens nationaux n’a pas attendu l’arrivée des gratuits. Simplement la situation s’est aggravée. Et l’hostilité frontale des débuts a eu pour conséquence principale de faire perdre du temps. Les réactions éditoriales ont tardé. D’où, actuellement, une floraison de nouvelles formules qui tentent de desserrer l’étau entre Internet et les gratuits. Avec des fortunes diverses. Et, pour l’instant, l’inquiétant constat qu’il faut regarder ailleurs en Europe pour se rassurer sur l’avenir de cette presse écrite généraliste, toujours aussi indispensable à la vie démocratique d’une nation. Les gratuits ça vaut quoi ? C’est peu dire qu’ils ont été mal reçus. En 2002, quand ils ont débarqué, « Metro » et « 20 Minutes » ont subi les foudres de tous les acteurs de la presse payante. Depuis, ils se sont fondus dans le paysage, ont conquis toujours plus de lecteurs. Certains ont fait la preuve de leur qualité rédactionnelle. Sans que disparaisse la crainte d’une « mal-info » comparable à la malbouffe. Enquête. Quoi qu’on en dise, ce sont bien des journalistes qui confectionnent 20 Minutes. Parfois très doués, comme cette jeune rédactrice en chef de la locale de Lille, Caroline Dijkhuis. Une vibrionnante blonde, bavarde, diplômée de Sciences Po et d’une grande école de journalisme, accessoirement bilingue français-chinois, qui parcourt sans cesse la ville pour cueillir des infos et bâtir un quotidien de qualité. Elle y parvient. « Au début, on méprisait ce journal, confie Philippe Allienne, du Club de la presse du Nord-Pas-de-Calais. Puis on s’est rendu compte qu’on avait tout faux. L’info s’avérait bien traitée. Les jeunes rédacteurs, de très bons pros, rigoureux, critiques envers eux-mêmes. » même constat à La Voix du Nord, le quotidien régional historique, qui voit des scoops lui passer sous le nez. « On sait bien qu’ils font la grimace », s’enorgueillit Caroline Dijkhuis. En province, tout le monde s’accorde là-dessus : les gratuits stimulent les rédactions ronronnantes. « Ils constituent un outil sain de concurrence, ainsi qu’un challenge intéressant pour les journaux payants », reconnaît Bruno Hocquart de Turtot, président du Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR). Rien à voir, donc, avec le tumulte des débuts parisiens. À l’époque, en février 2002, Syndicat du livre et patrons de presse étaient partis en guerre contre ces gratuits issus de groupes scandinaves – Schibsted (Suède) pour 20 Minutes et Metro (Norvège) pour le journal du même nom. Alors qu’un escadron de gros bras du Syndicat du livre sillonnait la ville pour intimider les colporteurs, les éditorialistes brocardaient le contenu de ces journaux et les condamnaient à une disparition rapide. Financés uniquement par la publicité, ceux-ci ont pourtant vite revendiqué près de 3 millions de lecteurs à eux deux, rien qu’en Île-de-France. Pour se décliner aujourd’hui dans une petite dizaine d’agglomérations françaises. À Lille, les deux variétés de parasols – verts pour Metro et bleus pour 20 Minutes – ont poussé au printemps 2004. Le succès fut immédiat. Il arrive qu’un conducteur s’arrête en double file pour demander son quotidien, qu’un homme cravaté en réclame dix exemplaires « pour les collègues du bureau » ou qu’un retardataire plonge son bras dans une poubelle pour en récupérer un froissé. 100.000 exemplaires s’arrachent ainsi chaque jour. « Distiller auprès du grand public l’idée que l’information est gratuite me paraît dangereux », avait affirmé le directeur de La Voix du Nord. Quelques semaines plus tard, il créait pourtant Lille+, un gratuit dont le lancement s’accompagna d’une éclosion de parasols orange et dont le but avoué était de s’octroyer une part du gâteau publicitaire. « C’est une logique opportuniste, admet Sébastien Duprez, directeur de Lille+. S’il y a un nouveau marché, autant qu’on y soit. » Cet ancien responsable du catalogue des 3 Suisses a le mérite d’être clair sur le projet éditorial : « Pas d’enquête, pas d’analyse, pas de fond. » Bref, un maximum d’annonces, sur des sujets souvent institutionnels. En France, cinq quotidiens régionaux ont riposté ainsi, bricolant des « antigratuits » dont certains ressemblent à des « antijournaux ». À Lille, des mauvaises langues prétendent que La Voix du Nord aurait pondu le pire canard possible pour décrédibiliser l’ensemble des gratuits et souligner l’indéniable supériorité du payant ! Si certains quotidiens nationaux estiment que les gratuits leur ont fait perdre entre 4 et 7 % de lecteurs, rien n’indique que l’arrivée de ces jeunes tigres de papier ait nui à la presse régionale. Les ventes s’effritent, certes, mais d’à peine 0,5 % par an, chiffre stable depuis plus de dix ans. Trois ans après le boom des gratuits, accompagné d’un discours alarmiste (« Méfiez-vous des contrefaçons », avertissait Libé), on a compris que les publics ne se recoupaient pas. « À Lille, 96 % de nos lecteurs n’avaient jamais lu un journal avant », soutient Caroline Dijkhuis, études statistiques en main. Normal, ils sont très jeunes. C’est sans doute la vertu essentielle du gratuit : les ados s’y biberonnent. On les aperçoit dans le métro, ces collégiens, lycéens, étudiants qui épluchent les nouvelles au lieu de regarder leurs pieds. « Les jeunes en avaient ras le bol d’avoir un phare braqué au-dessus de leur tête qui leur dise quoi penser, dit Pierre-Jean Bozo, pdg du groupe 20 Minutes. Ils voulaient une information factuelle et dépolluée. » Traduire : une information brute, courte, pédagogique et non partisane... « On ne fait pas le New York Times à trentesept journalistes », sourit Didier Pourquery, directeur de la rédaction de Metro. « Comparer 20 Minutes et Le Monde est aussi inepte que de comparer, à la télévision, un flash de LCI au magazine Envoyé spécial », renchérit François Krug, ancien journaliste de 20 Minutes. Ces journaux « low cost » se veulent médias de relais plutôt que médias d’investigation ou d’anticipation. On les accuse de se contenter de recopier les dépêches d’agence ? « Elles représentent au plus 30 % du contenu », répond Didier Pourquery, de Metro. « Prenez Libé, Le Monde, Le Parisien, enlevez les papiers issus de l’AFP, vous aurez la même proportion qu’à 20 Minutes », ajoute François Krug. Ce dernier quotidien, plus élaboré que son rival Metro, s’est considérablement amélioré depuis son lancement en mars 2002. Le journal s’est étoffé d’une dizaine de pages et la rédaction s’est renforcée, passant de vingt-cinq à soixantequatre journalistes titulaires de la carte de presse, s’approchant ainsi des effectifs d’Europe 1 ou de La Croix. Pour Pierre-Jean Bozo, avant d’être un « gratuit », 20 Minutes est d’abord un journal solide, fiable, dans la droite ligne d’un ancien quotidien français : « Nous sommes les fils d’InfoMatin. » Il fait allusion à ce titre créé en 1994, dont on continue de louer, dix ans après sa disparition, le dynamisme, la clarté et le ton. La référence en fait bondir certains : « C’est un abus de filiation qui devrait faire se retourner le père dans sa tombe. En aucun cas InfoMatin ne diffusait une telle eau tiède », s’insurge Michel Muller, rapporteur d’une étude du Conseil économique et social sur l’indépendance et le pluralisme de la presse. Pour lui, la presse gratuite « peut satisfaire une appréhension furtive de l’actualité, mais n’apporte pas une valeur ajoutée en termes de débats d’idées, vecteurs de la démocratie ». Une récente étude de l’Observatoire du débat public (ODP), dépendant de l’institut Médiascopie, a également pointé les limites des gratuits. Certes, on y note que l’info courte est perçue comme une garantie d’objectivité (« Dès que l’info est un peu longue, le média-consommateur a l’impression que le journaliste veut lui vendre quelque chose », explique Denis Muzet, directeur de l’ODP), mais l’étude en montre aussi les effets pervers. Aujourd’hui, le lecteur « préfère l’abondance à la substance ». Et à force d’absorber des articles brefs, il se construit une « approche approximative, superficielle du monde ». Denis Muzet a intitulé cette étude « La mal-info », comme on parle de malbouffe. De même qu’on peut se gaver de fast-food et être mal nourri, on peut se gaver de « fast news » et être mal informé. On retrouve grosso modo dans ces gratuits les mêmes rubriques que dans les journaux traditionnels, plus une garniture de pages loisirs et high-tech, autrefois réservées aux magazines. À travers cette profusion de sujets conso, le gratuit cherche à « coller » aux centres d’intérêt de son lectorat – et à attirer les annonceurs. 20 Minutes sonde régulièrement sur Internet un panel de 5.700 lecteurs. Ainsi a été décidée la création d’un cahier sports hebdomadaire, plébiscité par les internautes, tandis que les dirigeants de Metro décidaient par un biais analogue d’y inclure une recette de cuisine. « On a basculé d’une logique d’offre d’info à celle qui consiste à demander au lecteur : « Qu’est-ce que vous souhaitez lire ? » s’inquiète Régis Soubrouillard, ancien journaliste de Metro. Le lecteur devient ainsi le directeur éditorial du journal. » Frédéric Filloux, directeur de la rédaction de 20 Minutes, tempère : « On ne marche pas à l’Audimat. Nos choix, c’est l’actualité qui les dicte, jamais le lecteur. » « On ne fera jamais quarante-huit pages people sous prétexte qu’on nous le demande », ajoute Pierre-Jean Bozo. Certains experts se félicitent même de ce recours au panel. Patrick Eveno, maître de conférences à la Sorbonne et spécialiste de l’histoire de la presse, salue dans cette démarche une attention nouvelle portée au lecteur. « Les gratuits tirent profit d’un demi-siècle d’erreurs des payants, qui n’ont pas su s’adapter à l’évolution du lectorat, délaissant notamment les jeunes et les femmes. » Selon lui, le rôle du journal, c’est d’abord de donner envie de lire. Sur ce point, les chiffres sont probants : en moyenne, 70 % des lecteurs de Metro et de 20 Minutes n’avaient jamais ouvert un quotidien. Ce qui permet à Metro de se définir comme un « média citoyen ». Pourtant, un simple coup d’oeil au mode de distribution de ces journaux suffit à ébranler leur posture philanthrope. Les gratuits ont une cible précise : le sacro-saint « jeune actif urbain », celui qui consomme et intéresse les annonceurs, repéré grâce aux nouvelles méthodes de « géomarketing » et de « chronomarketing ». « Lorsque nos annonceurs nous ont demandé d’augmenter notre lectorat féminin, explique Laurence Bridier, directrice commerciale de 20 Minutes, nous avons décalé la distribution d’un quart d’heure, ce qui nous a permis de toucher les femmes qui déposaient leurs enfants à la crèche. » Pour traquer le CSP+ et choisir les 360 points de distribution les plus stratégiques de Paris parmi les 1.200 possibles, les services marketing de 20 Minutes ont compulsé des rapports de l’Insee, de la RATP, et réalisé 40.000 interviews. Résultat : on estime rentable d’abreuver la Défense ou le hall d’entrée du siège de L’Oréal. Alors qu’à Barbès, niet ! « L’idéal démocratique des gratuits est effectivement bidon », résume Patrick Eveno. Le « vieil inactif rural » peut patienter quelques siècles avant qu’on lui offre son quotidien... On sait que 450.000 exemplaires de 20 Minutes irriguent chaque jour la capitale. On sait aussi que ce chiffre pourrait doubler. Pour son premier anniversaire, 20 Minutes a distribué 1 million d’exemplaires. À 10h20, il n’y en avait plus un seul. Ce qui démontre sa force d’attraction bien au-delà du seul « jeune actif urbain ». Mais le coeur de cible reste l’objectif prioritaire pour séduire les annonceurs, dont ces journaux dépendent à 100 %. Au nom de la pub, il faut également accepter d’autres concessions : multiplication des « street events » (événements de rue) – les colporteurs de Metro ont assuré la distribution munis de palmes et de tubas pour la sortie du DVD du Monde de Nemo ; ceux de 20 Minutes ont dû se coiffer d’un bonnet Shrek –, pages parfumées au Coca-Cola ou au dentifrice, prolifération des échantillons (soupe, croquettes, bonbons), pleines pages de publicité en une du journal (quatre fois par mois maximum, selon la charte 20 Minutes)... Autant d’opérations spéciales qui représentent 30 % du chiffre d’affaires. Autre conséquence de la contrainte publicitaire : la parution des gratuits est suspendue un mois pendant les grandes vacances, parce que les annonceurs savent que le lecteur potentiel a déserté les villes. En décembre 2004, pour la même raison (une semaine de trêve hivernale), aucun journal gratuit n’avait couvert le tsunami. Un ratage que Frédéric Filloux regrette, affirmant que le journal ne s’imposera plus dorénavant la trêve des confiseurs. La tête pensante de 20 Minutes se montre en revanche catégorique sur l’étanchéité entre le service publicité et la rédaction, « séparés par une muraille de Chine ». D’après nos informations, les pressions du service pub sur les journalistes sont effectivement rarissimes. « Ça ne m’est arrivé qu’une seule fois, raconte Régis Soubrouillard, ex-Metro. Un publicitaire voulait que je cite une marque dans mon article. Le reste du temps, on est plutôt confronté à une interdiction implicite de critiquer lorsqu’on teste des produits. » Résultat de cet état de compromis permanent : les deux journaux ont quintuplé leur chiffre d’affaires en trois ans, quand l’ensemble de la presse traverse une mauvaise passe. En 2004, 56 % de l’augmentation de la manne publicitaire s’est portée vers les gratuits. S’ils ne « volent » pas – ou peu – de lecteurs à la presse traditionnelle, ils accaparent ainsi bon nombre d’annonceurs. Tout indique que la gratuité ne suffit pas à attirer le lecteur : le contenu luimême a su les séduire. « D’après notre panel, plus de 90 % de nos lecteurs seraient prêts à payer 20 Minutes entre 0,70 et 0,90 € », prétend Pierre-Jean Bozo. Frédéric Filloux l’explique par la compacité et la lisibilité du journal : « Sur un même sujet, avec le même nombre d’interlocuteurs cités, Libé va faire un seul article et nous cinq, plus courts, qui auront dix fois plus de chances d’être lus. » Dans un récent entretien accordé à la revue Médias, Filloux s’est même fendu de quelques conseils à destination de la presse payante : « se concentrer sur sa valeur ajoutée, sa compétence sur les sujets », « se départir de l’obsession du microcosme, qui fait que les journalistes écrivent d’abord pour leurs sources au lieu de se préoccuper des attentes du public », « modifier son discours pessimiste et défaitiste pour adopter une posture plus tonique, plus conquérante ». Selon lui, « il n’y a pas de crise de la demande, mais une crise de l’offre ». Comme pour lui donner raison, plusieurs titres viennent d’entamer une refonte éditoriale ou visuelle. Le Figaro s’est offert un lifting de rentrée, dessiné par un cabinet extérieur, mais confié aux bons soins d’une maquettiste issue de... 20 Minutes. Dans la foulée, Le Monde a fait sa mue. Le Parisien, Libération et La Tribune devraient suivre. La Voix du Nord, elle, passera au format tabloïd en mai. « Ce ne sont pas les gratuits qui nous poussent à revisiter notre maquette, indique Jean Hornain, directeur général du Parisien, mais ils nous incitent à offrir toujours plus et mieux à nos lecteurs. Il faut qu’on justifie sans cesse le prix de vente, d’où le lancement de notre supplément économie en septembre dernier. » Sur le fond, les quotidiens « ne doivent surtout pas singer les gratuits, prévient Jean-Marie Charon, spécialiste des médias au CNRS, mais au contraire marquer leur différence en livrant un produit plus analytique, plus approfondi, plus éditorialisé ». Reste à savoir si les jeunes « gratuivores » se rabattront un jour sur ces payants. Les dirigeants de Metro et de 20 Minutes l’assurent, s’appuyant sur le canon sociologique selon lequel tout individu n’ayant pas lu de quotidien avant 25 ans n’en lira jamais. Dans son rapport rendu l’année dernière au ministère de la Culture sur « les jeunes et la presse », Bernard Spitz proposait plutôt qu’on leur vende Le Monde, Le Figaro ou Libération à l’intérieur des lycées, avec – motivation supplémentaire – un abonnement gratuit de deux mois à l’un de ces titres. Belle initiative, certes, mais la nouvelle génération de lecteurs est ontologiquement infidèle, disent les spécialistes. Elle survole, zappe, grappille. Et considère les gratuits comme des portails d’information suffisants avant de trouver des prolongements sur Internet. Elle saute de plus en plus de la simple dépêche au dossier de fond. Et délaisse peu à peu l’entre-deux. Cette place que les quotidiens payants devront se battre pour conserver. Erwan Desplanques