Aspects de l`anthropologie d`Augustin d`Hippone le corps, les rêves
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Aspects de l`anthropologie d`Augustin d`Hippone le corps, les rêves
Catherine König-Pralong Séminaire de philosophie antique Aspects de l’anthropologie d’Augustin d’Hippone le corps, les rêves, le langage, la mémoire et la curiosité The St Petersburg Gospels (eighth century) St Petersburg, National Library of Russia, MS. Lat. F.v.I. 8, Trinity College, Cambridge In principio erat verbum et verbum erat apud Deum et Deus erat verbum Bibliographie Sources AUGUSTIN, La cité de Dieu, extraits des Livres XIII, XIV, XVIII et XIX, trad. L. Moreau revue par J.-C. Eslin, Paris, Seuil, 1994, 3 vols. AUGUSTIN, Les confessions, Livre X, trad. P. de Labriolle, Paris, Belles Lettres, 1989 (1926). Introduction à Augustin BROWN, P. (2001), La vie de saint Augustin, Paris, Seuil (2e édition, traduction de l’anglais [1971]). FLASCH, K. (1980) (19942), Augustin : Einführung in sein Denken, Stuttgart, Reclam. — (1990) (19952), Logik des Schreckens : De diversis quaestionibus ad Simplicianum I2, Mainz, Dieterich'sche Verlagsbuchhandlung. [introduction en copie] — (1993), Was ist Zeit? : Augustinus von Hippo, das XI. Buch der Confessiones : historischphilosophische Studie, Stuttgart, Klostermann. JERPHAGNON, L. (2002), Saint Augustin le pédagogue de Dieu, Paris, Gallimard. LANCEL, S. (1999), Saint Augustin, Paris, Fayard. MADEC, G. (1994), Petites études augustiniennes, Paris, Institut d’Études Augustiniennes. — (2001) Lectures augustiniennes, Paris, Institut d’Études Augustiniennes. MARROU, H.-I. (1995), Saint Augustin et l’augustinisme, avec la collaboration de A.-M. La Bonnardière, Paris, Seuil. Anthropologie : Augustin et alentours Le corps, les rêves BROWN, P. (1995), Le Renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat et Christian Jacob, Paris, Gallimard. CHRÉTIEN, J.-L. (1996), De la fatigue, Paris, Minuit. DULAEY, M. (1973), Le Rêve dans la vie et la pensée de saint Augustin, Paris, Études Augustiniennes. FOUCAULT, M. (2001), Dits et écrits, t. II, Paris, Gallimard, p. 1623-1632. [Au sujet de Cassien] KÖNIG-PRALONG, C. (2005), « Aspects de la fatigue dans l’anthropologie médiévale », Revue de Synthèse, 129, 2008, p. 529-547. LE GOFF (Jacques), 1985, « Le christianisme et les rêves (IIe-VIIe siècle) », dans L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, p. 265-316. Le langage HENNIGFELD, J. (1994), Geschichte der Sprachphilosophie. Antike und Mittelalter, Berlin, p. 125-167. TODISCO, O. (1993), Parola e verità. Agostino e la filosofia del linguaggio, Roma, Anicia. La mémoire BERMON, E. (2001), Le cogito dans la pensée de saint Augustin, Paris, Vrin, p. 257 ss. MARION, J.-L. (2008), Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Paris, PUF. La curiosité TASINATO, M. (1999), La curiosité. Apulée et Augustin, traduit de l’italien par J.-P. Manganaro, Lagrasse, Verdier. Chronologie 13 novembre 354 : naissance à Thagaste (Afrique du Nord) 383 : part enseigner à Rome, puis (384) à Milan 386 : lecture des platoniciens. Conversion. Contra academicos 387 : Baptême chrétien 388 : retour en Afrique 388-389 : De Genesi contra manichaeos 389 : De magistro 390 : De vera religione 391 : prêtre à Hippone 392 : débat avec le manichéen Fortunatus 394-395 : De diversis quaestionibus 83 395-396 : Ad Simplicianum de diversis quaestionibus 396 : épiscopat à Hippone. Les conciles se succèdent à Carthage durant les trente années suivantes. Lutte contre les donatistes. 396-426 : De doctrina christiana 397-401 : Confessiones 400 ?-422 ?: De Trinitate 401-414 : De Genesi ad litteram 410 : prise et pillage de Rome par Alaric. Pélage se réfugie à Carthage. Luttes d’Augustin contre les pélagiens. 413-415 : De civitate Dei 426-427 : Retractationes 430 : mort d’Augustin dans Hippone assiégée par les Vandales Organisation des séances Les indications bibliographiques données ici sont extrêmement sommaires. Elles offrent un point de départ à une enquête plus vaste dans la littérature secondaire. 18 septembre 25 septembre p. 5 Introduction I : Augustin d’Hippone Introduction II : L’anthropologie d’Augustin et La cité de Dieu Texte 1 : À qui parler ? La cité de Dieu, Livre XIX, § 7 Biblio → section Langage 2 octobre La chair et l’esprit Texte 2 : La cité de Dieu, Livre XIV, § 1-5 Biblio → Brown 1995, Foucault 2001 9 octobre La « carnalisation » de l’esprit Texte 3 : La cité de Dieu, Livre XIV, § 15 Biblio → Brown 1995, Foucault 2001 16 octobre Le modèle paradisiaque Texte 4 : La cité de Dieu, Livre XIV, § 26 23 octobre La mort et le corps Texte 5 : La cité de Dieu, Livre XIII, § 1-18 [éventuellement deux intervenants] Biblio → Brown 1995, Chrétien 1996, Foucault 2001, König-Pralong 2008 Biblio → Brown 1995, Chrétien 1996, Foucault 2001 30 octobre Les rêves démoniaques Texte 6 : La cité de Dieu, Livre XVIII, § 17-18 6 novembre Introduction aux Confessions [30’ en début de séance] Ensuite: Le départ de la quête du divin Texte 7 : Les confessions, Livre X, § VI.8-VII.11 13 novembre La mémoire sensible et la mémoire intellectuelle Texte 8 : Les confessions, Livre X, § VIII.12-XII.19 [Éventuellement deux intervenants] Biblio → Bremon 2001 20 novembre Mémoires spéciales : du souvenir, des sentiments, de l’oubli Texte 9 : Les confessions, Livre X, § XIII.20-XIX.28 [Éventuellement deux intervenants] Biblio → Bremon 2001 27 novembre Le bonheur est dans la mémoire Texte 10 : Les confessions, Livre X, § XX.29-XXVI.37 [Éventuellement deux intervenants] Biblio → Bremon 2001 4 décembre La concupiscence de la chair Texte 11 : Les confessions, Livre X, § XXVII.38-XXXIV.51 [Éventuellement deux intervenants] Biblio → Brown 1995, Foucault 2001 11 décembre La « concupiscence de l’œil » : la curiosité Texte 12 : Les confessions, Livre X, § XXXV.54-XXXVI.59 [Éventuellement deux intervenants] Biblio → Tasinato 1999 18 décembre Conclusion Texte 13 : Les confessions, Livre X, § XXXVII.60-XXXIX.64 p. 6-10 p. 11-12 p. 13-14 p. 15-26 p. 27-29 p. 30-33 p. 33-39 p. 39-47 p. 47-53 p. 53-65 p. 65-70 p. 70-73 Biblio → Dulaey 1973, Le Goff 1985, KönigPralong 2008 Biblio → Bremon 2001, Marion 2008 Texte 1 : À qui parler ? La cité de Dieu, Livre XIX, 5 7 (trad. L. Moreau revue par J.-C. Eslin, vol. 3, p. 111-112) VII. Après la cité ou ville, l'univers, troisième degré de la société humaine ; d'abord la maison, puis la cité, enfin l'univers, semblable à l'abîme des eaux, les périls y sont en raison de son étendue. Et d'abord la diversité des langues y fait' l'homme étranger à l'homme. Que deux hommes, en effet, se rencontrent, ignorant chacun la langue de l'autre ; si, loin de les séparer, quelque nécessité les réunit, il y aura plutôt société entre des animaux muets, même d'espèce différente, qu'entre ces deux voyageurs, hommes tous deux. Car ce seul obstacle de la différence du langage leur rendant impossible tout Cchange de pensées, une telle conformit6 de nature est impuissante & lier les hommes ;et l'homme est plus volontiers avec son chien qu'avec l'homme étranger. Toutefois, dira-ton, il est arrive qu'une citC faite pour l'empire a non seulement imposé son joug, mais encore la domination pacifique et sociale de sa langue aux nations domptCes ; et sa conquête a prévenu la disette des interprètes. 11est vrai, mais par combien de guerres et d'hombles guerres, par quel carnage, par quelle effusion de sang humain cet avantage s'est-il achetC ? Ces fléaux sont passCs, mais leur terme n'est pas celui de nos misères ;car outre ces ennemis qui n'ont jamais manquC, qui ne manquent pas aujourd'hui, les peuples Ctrangers, qu'il a toujours fallu et qu'il faut encore combattre, l'étendue même de l'empire a donné naissance & des guerres d'une ncture plus pernicieuse ; les guerres sociales et civiles, lamentable flCau du genre humain, soit que l'excès de leur fureur procure enfin leur apaisement, soit que l'on redoute leur rCveil. Maux innombrables, maux infinis, dures et cmelles nécessitCs ;si. malgré mon insuffisance, j'essayais de les peindre des couleurs qu'un tel sujet demande, quelles seraient les bornes de ce long discours ? Mais le sage, dit-on, tirera 1'Cpée pour la justice. Eh quoi ! s'il se souvient qu'il est homme, ne doit-il pas plus amèrement déplorer cette nécessite qui lui met justement les armes & la main? car s'il ne s'agissait pas d'une guerre juste, le sage n'aurait pas & la faire, le sage n'aurait pas & combattre. C'est l'injustice de l'ennemi qui arme le sage pour la défense de la justice; et c'est cette injustice de l'homme que l'homme doit déplorer, ne s'ensuivît-il aucune nécessitC de combattre. Maux cmels, maux affreux, maux inouïs ! Qui donc, les considérant avec douleur, n'avoue que ce soit l&une misère? Mais l'homme, s'il s'en trouve qui les souffre ou les envisage sans angoisse de cœur, est d'autant plus misérable de se croire heureux, qu'il ne se croit tel que parce qu'il a perdu tout sentiment humain. 144 La Cité de Dieu l'homme. Les quatre opérations de l'âme (désir et joie, crainte et tristesse) qualifient la volonté et l'amour. Augustin ne se démarque pas seulement des platoniciens mais encore, au chapitre 8, des stoïciens. Les citoyens de la cité de Dieu ont des affections, mais des affections droites, comme leur amour est droit. Leur idéal n'est pas l'insensibilité élitiste des stoiciens, ils souffrent, ils gémissent, ils désirent. Les citoyens de la cité de Dieu connaissent toutes ,sortes de sentiments qui naissent de l'amour.L'apathie n'est pas notre condition, elle ne,futpas non plus la condition du Christ. La corporéité comme la sensibilité font partie de notre condition spirituelle selon Dieu. Augustin opère en ce Livre tout un redressement du langage commun des Grecs. Dans un second moment, Augustin en vient au premier homme dans 1' innocence et au premier péché, qui est orgueil intérieur, volonté de vivre par soi avanl d'être désobéissance au commandement. Il poursuit une analyse psychologiquement trèsfine de la libido, en particulier sexuelle, en laquelle il voit une révolte intérieure a l'homme, causée par sa révolte contre Dieu (ch. 10-15). Après ces fines analyses de notre sensibilité et de la séduction du péché, Augustin en vient a une hasardeuse reconstitution de la honte sexuelle et de la désobéissance du sexe à la volonté, en laquelle il voit la conséquence du premier péché. Analyses qui lui sontpropres et qui seront destinées à exercer une influence énorme en Occident. Les conjectures augustiniennes réservent ici un traitement a part à la sexualité par rapport à toutes les autres passions. I 1 I l 1 1. Comme je l'ai dit aux Livres précédents, pour unir les hommes par la ressemblance de la nature, et surtout pour serrer entre eux le lien de l'unité fraternelle, Dieu a voulu créer les hommes d'un seul homme ;et en chacun de nous le genre humain ne serait pas destiné à mourir, si nos auteurs, l'un créé d'aucun autre, l'autre créé du premier, n'eussent encouru la mort par leur désobéissance. Telle a été la grandeur de leur péché qu'il a détérioré la nature et transmis aux générations humaines la servitude du péché et la nécessité de la mort. Et la mort exerce sur les hommes un empire tel qu'elle les précipiterait tous dans la seconde mort, dans la mort sans fin, peine due à leur péché, si Dieu n'en délivrait plusieurs par sa grâce, qui n'est due à personne. Aussi, malgré cette merveilleuse variété de nations répandues sur toute la terre, de croyances et de mœurs si différentes, divisées par leurs langues, leurs armes, leurs costumes, il n'existe toutefois que deux sociétés humaines, ou, pour les appeler du nom que leur donne I'Ecriture, deux cités. L'une est la cité des honirnes qui veulent vivre en paix selon la chair; l'autre, celle des hommes qui veulent vivre en paix selon l'esprit ;et quand les désirs de part et d'autre sont accomplis, chacune à sa manière est en paix. II. Et d'abord, qu'est-ce que vivre selon la chair ou vivre selon l'esprit ? Quiconque, en effet, soit inadvertance, soit oubli du langage ordinaire de I'Ecriture, ne jetterait qu'un La Cité de Dieu 148 exprime le tout par la partie, il désigne par l'expression « chair » l'homme tout entier. III. Prétendre que la chair est cause de l'immoralité et de tout vice quel qu'il soit, que l'âme vivant ainsi n'obéit qu'aux impulsions de la chair, c'est ne pas méditer sérieusement sur toute la nature de l'homme. « Le corps corruptible, il est vrai, appesantit l'âme8. » Aussi, parlant de ce corps corruptible dont il vient de dire : « Quoique notre homme extérieur se corrompe », l'apôtre ajoute : « Nous savons que si cette maison de terre où nous habitons vient à se dissoudre, Dieu nous assure une autre demeure, une maison qui n'est pas de main d'homme, maison éternelle dans les cieux. Nous gémissons donc ici-bas, aspirant à revêtir cette glorieuse demeure qui vient du ciel, si toutefois nous sommes trouvés vêtus et non pas nus. Car, tous tant que nous sommes dans cette habitation mortelle, nous gémissons sous le faix, et néanmoins nous ne désirons pas être dépouillés, mais revêtus de nouveau, en sorte que tout élément mortel en nous soit absorbé par la vie9. » Ce corps corruptible nous appesantit ; mais comme ce n'est que la corruption et non la substance du corps qui nous accable, nous ne voulons pas être dépouillés de ce corps, mais revêtir l'immorialité qui l'attend. Car ce corruptible, il ne corps existera toujours, mais n'étant sera plus un fardeau. C'est donc en tant que «corruptible », qu'aujourd'hui « le corps appesantit l'âme, et que cette prison d'argile comprime l'essor de nos pensées ». Et néanmoins quiconque attribue au corps l'origine de tous les maux de l'âme est dans l'erreur. En vain Virgile traduit les sentiments de Platon dans ces beaux vers : « Originaires du ciel, un feu divin pénètre ces substances ; mais le faix de ce corps les appesantit :ces grossiers organes, ces membres envahis par la mort émoussent leur activité 10. >> u 8. Sg 9, 15. 9. 2 Co 4, 16,; 5, 1-4. 10. Virgile, Eiiéide, VI 730 et sv. Livre XIV 149 En vain, ces quatre passions de l'âme bien connues, désir et crainte, joie et tristesse, d'où il fait dériver la source de tout désordre et de tout vice, il prétend les attribuer au corps, quand il ajoute : « Et de là, tour à tour leurs craintes et leurs désirs, leurs douleurs et leurs joies; elles ne peuvent élever leur regard vers le ciel, captives des ténèbres, dans leur prison aveugle. » L'enseignement de notre foi est tout différent. Car cette corruption du corps qui appesantit l'âme n'est point la cause, mais la peine du péché; et ce n'est point la chair corruptible qui a rendu l'âme pécheresse, mais l'âme péchercsse qui a rendu la chair corruptible. Et quoique de la corruption de la chair naisse certain attrait vers le vice, certains désirs dértglés, gardons-nous toutefois d'attribuer à la chair tous les désordres de la vie; car ce serait justifier le démon, qui n'est point dans la chair. On ne peut en effet, appeler le démon fornicateur ou ivrogne, ni l'accuser d'aucun autre vice charnel, quoiqu'il soit le conseiller et l'instigateur caché de pareils crimes, mais il est infiniment superbe et envieux. Et cette perversité qui le domine l'a fait précipiter dans les ténébreux cachots de l'air, destiné à d'éternels supplices. Or, ces vices qui ont l'empire sur le diable, l'apôtre les impute à la chair, quoique certainement le diable n'en ait point. Inimitiés, querelles, rivalités, animosités, tout cela, suivant l'apôtre, est œuvre de chair ' 1 ; et, de tous ces vices l'orgueil est le principe et le chef; l'orgueil, qui exerce sur le diable une domination immatérielle. Est-il en effet un plus mortel ennemi des saints que lui? En est-il qui les poursuive de querelles et d'animosités plus vives? Où trouver plus de haine et plus d'envie ? Tous ces vices sont en lui, sans la chair ; comment donc l'apôtre les nomme-t-il œuvres de chair, s'il n'entend pas là les œuvres de l'homme qu'il désigne, je le répète, sous le nom de chair? Car ce n'est point en tant qu'il est dans la chair, où le diable n'est point, mais en tant qu'il vit selon lui-même que l'homme devient semblable au diable; le diable aussi a voulu vivre selon lui-même, quand il n'est I l . Ga5, 19-21. 150 La Cité de Dieu point demeuré dans la vérité ' 2 ; et sa parole ne vient pas de Dieu, mais de lui-même, lui menteur et père du mensonge. Car, le premier il a menti ; premier auteur du péché, il est le premier auteur du mensonge 13. IV. Donc, quand l'homme vit selon l'homme et non selon Dieu, il est semblable au diable. Car l'ange même ne devait pas vivre selon l'ange, mais selon Dieu, pour demeurer dans la vérité et parler le langage de la vérité qui vient de Dieu, et non le langage du mensonge qu'il tire de lui-même. L'apôtre dit encore ailleurs au sujet de l'homme : « Si la vérité de Dieu déborde dans mon mensonge 14. » Ainsi le mensonge est de I'homme, la vérité est de Dieu : et quand l'homme vit selon la vérité, il ne vit pas selon lui-même, mais selon Dieu. Car c'est Dieu qui a dit : « Je suis la vérité 15. » Quand il vit selon lui-même, c'est-à-dire selon l'homme et non selon Dieu, il vit selon le mensonge. Non que l'homme soit luimême mensonge, ayant pour auteur et créateur Dieu, qui n'est l'auteur ni le créateur du mensonge ; mais parce que l'homme a été créé dans la rectitude pour vivre non selon luimême, mais selon son auteur ; en d'autres termes, pour faire plutôt la volonté de Dieu que la sienne. Or, ne pas vivre dans les conditions ou il a été créé, c'est là le mensonge. Car il veut être heureux, même en ne vivant pas comme,il faut pour l'être. Quoi de plus menteur qu'une telle volonté? Aussi peut-on dire avec vérité que tout péché est mensonge ; car le péché ne vient que de cette volonté même qui nous fait vouloir notre bien et répugne à notre mal. Il y a donc mensonge toutes les fois qu'agissant en vue de notre bien, nous arrivons au mal, qu'en vue de notre mieux, nous trouvons le pire. Et comment cela, si Dieu n'est l'unique source du bien pour l'homme, dont le crime est d'abandonner Dieu et de vivre selon lui-même, dans sa stérilité? Il existe, ai-je dit, deux cités différentes et contraires, celle 12. Jn 8,44. 13. Voir Gn 3.4. 14. Rm 3.7. 15. Jn 14.6. Livre XIV 151 des hommes vivant selon la chair, celle des hommes vivant selon l'esprit, je pourrais dire aussi celles des hommes qui vivent selon I'homme, celle des hommes qui vivent selon Dieu. Saint Paul dit clairement aux Corinthiens :« Puisqu'il s'élève encore parmi vous des rivalités et des divisions, n'est-il pas évident que vous êtes charnels et que vous marchez selon 11homme16?» Marcher selon l'homme, c'est donc être charnel; car, encore une fois, la chair c'est I'homme. Et ne vient-il pas d'accuser d'animalité ceux qu'il appelle ici charnels ? « Qui des hommes, dit-il, sait ce qui est de I'homme que l'esprit de l'homme qui est en lui ? Ainsi nul ne sait ce qui est de Dieu que l'esprit de Dieu. Or, nous n'avons pas reçu l'esprit du monde, mais l'esprit de Dieu, afin de connaître les dons de Dieu. Et nous les annonçons, non dans le langage relevé de la sagesse humaine, mais dans le langage de l'esprit, parlant spirituellement des choses spirituelles. Or, I'homme animal ne saisit pas ce qui est de l'esprit de Dieu. Cela n'est que folie à ses yeux1'. » C'est donc à ces hommes plongés dans l'animalité qu'il dit un peu plus bas : « Aussi, mes frères, n'ai-je pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais à des hommes encore charnels. » Ce qu'il faut toujours prendre dans le même sens, la partie pour le tout. L'âme ou la chair, parties de I'homme, expriment donc le tout, l'homme même; ainsi, autre n'est pas l'homme animal, autre l'homme charnel ; I'homme est l'un et l'autre, c'est-à-dire I'homme vivant selon l'homme. Et c'est de l'homme seul que nous lisons : «Nulle chair ne sera justifiée par les œuvres de la loi '8. » C'est de l'homme seul qu'il est écrit : « Soixante-quinze âmes descendirent avec Jacob en Egyptelg. » Toute chair, ou tout homme; soixante-quinze âmes, ou soixante-quinze hommes. L'apôtre dit :« Le langage relevé de la sagesse humaine20 » ;et il pouvait dire également : « de la sagesse chamelle ». 11 dit La Cité de Dieu 152 encore : « Vous marchez selon l'homme » ; et il pouvait dire : « selon la chair », ce qui est encore plus clair après les paroles suivantes : « E t puisque l'un dit : je suis à Paul; l'autre, je suis à Apollon, n'êtes-vous pas encore des hommes ? » Ceux qu'il vient d'appeler « animaux » et «charnels », il leur dit expressément : «Vous êtes des hommes », c'est-à-dire vous vivez selon l'homme et non selon Dieu ; si vous viviez selon Dieu, vous seriez des dieux. Livre XIV l : 1 V. Ainsi, nos excès et nos vices n'exigent nullement que nous élevions contre la nature de la chair une accusation injurieuse au Créateur ; car, dans son genre et dans son ordre, la chair est bonne; mais délaisser le Créateur tout bon pour vivre selon un bien créé, cela n'est pas bon, soit que l'on se décide à vivre selon la chair ou selon l'âme, ou selon tout l'homme, qui se compose de l'âme et du corps. Louer, en effet, comme le souverain bien, la nature de l'âme, et condamner comme un mal celle de la chair, c'est aimer l'une et fuir l'autre charnellement, au gré de l'imagination humaine et non de la vérité divine. Car les disciples de Platon ne tombent pas dans le délire des manichéens ;ils ne vont pas jusqu'à détester tout corps terrestre comme substance de mal, puisqu'ils attribuent les éléments constitutifs de ce monde visible et tangible avec leurs différentes qualités, à Dieu en tant que Créateur. Mais, dans leur opinion, telle est l'influence sur l'âme de ces membres de terre et de mort, que toutes les maladies intérieures en dérivent; désirs ou craintes, joies ou tristesses ;quatre passions (traduction littérale du terme grec), ou pertu~.bations(comme parle Cicéron), d'où procède la source de touJe corruption de la vie humaine. S'il est ainsi, pourquoi donc Enée, dans Virgile, apprenant de son père que les âmes retourneront dans leurs corps, s'écriet-il, étonné de cette opinion :« O mon père, faut-il croire que, de ces lieux, les âmes pures reparaissent encore au jour, et de nouveau rentrent dans les chaînes de leur corps? Infortunées ! d'où leur vient ce fatal désir de la lumière2' ? >> 2 1 . Virgile, Énéide, VI 7 19-21 ; 737. ' i i 153 Eh quoi ! est-ce donc de ces membres de terre et de mort que naît « ce fatal désir » aux âmes dont la pureté est tant vantée ? Ne sont-elles pas, de l'aveu du poète, purifiées de toute souillure corporelle, quand le désir renaît en elles de retourner à leurs corps ? D'où il suit que cette opinion de l'éternelle migration des âmes dans une alternative sans fin de purifications et de souillures nouvelles, fût-elle aussi vraie qu'elle est illusoire, il n'en serait pas plus raisonnable de chercher dans le corps terrestre le germe de tous mouvements illégitimes et déréglés de l'âme. Car, suivant les platoniciens eux-mêmes et leur illustre interprète, loin de venir du corps, c'est précisément dans l'âme, libre de toute souillure comme de tout lien corporel, que se produit « ce fatal désir » qui la ramène vers le corps. Ainsi, de leur aveu, ces affections de l'âme, désir et crainte, joie et tristesse, n'ont pas la chair pour principe unique; mais l'âme aussi peut d'elle-même être agitée de ces mouvements divers. 1 I 1 VI. Ce qui importe, c'est le caractère de la volonté de l'homme. Si elle est déréglée, ses mouvements seront déréglés; si elle est droite, ils seront non seulement irréprochables, mais encore dignes d'éloges. Car la volonté est en tous ces mouvements ;que dis-je ? ils ne sont que des volontés. Et le désir, en effet, et la joie, n'est-ce pas la volonté qui consent à l'objet de notre gré ? La crainte, la tristesse, n'estce pas la volonté qui s'éloigne de l'objet de nos répugnances ? Mais quand le consentement n'est qu'un élan de la volonté, il prend le nom de désir; quand il est accompagné de jouissance, il prend celui de joie. En tant qu'elle s'éloigne de ce qui lui répugne, avant ou après l'accomplissement, la volonté est crainte ou tristesse. Et en définitive, suivant la diversité des objets qui l'attirent ou la blessent, qu'elle désire ou qu'elle fuit, la volonté de l'homme se transforme en telle ou telle affection. Aussi faut-il que l'homme, vivant selon Dieu et non selon l'homme, aime le bien; et il faut par conséquent qu'il haïsse le mal. Et comme nul n'est mauvais par nature, mais par vice, celui-là doit aux méchant-a une haine parfaite, qui vit selon Dieu ; non que pour le vice il 172 La Cité de Dieu Ce péché manifeste de désobéissance au commandement de Dieu, ce piège du démon, l'homme ne s'y fût pas laissé prendre, si l'homme n'eût commencé par se plaire en luimême. Il prêta en effet une oreille complaisante à cette parole : « Vous serez comme des dieux77 » ; ce qu'ils eussentsété plutôt, demeurant par obéissance unis à leur souverain et véritable principe, que se faisant eux-mêmes, par orgueil, le principe de leur existence. Car des dieux créés ne sont pas dieux par leur vérité propre, mais en tant que participations du vrai Dieu. Aspirer à plus d'être, c'est déchoir de son être. L'homme aimant à se suffire à lui-même, perd celui qui pourrait en vérité lui suffire. Or, ce désordre de l'homme qui, se plaisant en soi, comme s'il était lumière, se détourne de celle qui le ferait lui-même lumière, si elle lui plaisait, ce désordre, dis-je, dut préexister secrètement en lui ava?t de passer à l'état de désordre évident. Car cette parole de I'Ecriture est véritable : « L'élévation du cœur précède la chute, et son humiliation précède la gloire78. >> La chute secrète qui précipite le cœur devance la chute extérieure : car on est déjà tombé sans le croire. Comment, en effet, penser que l'élévation soit une chute? Et toutefois c'est déjà une déchéance que d'abandonner le Très-Haut. Mais la chute n'est-elle pas manifeste quand la violation de la loi est évidente et indubitable? Et précisément la prohibition de Dieu portait sur un acte qu'aucune ombre de justice ne pourrait couvrir. Aussi, j'ose le dire, il est utile aux superbes de tomber dans quelque faute éclatante, afin que, se déplaisant à eux-mêmes, ils se relèvent; car en se plaisant, ils sont tombés. Les larmes de l'amer déplaisir de Pierre lui furent plus salutaires que sa présomptueuse complaisance. « Couvre leur face d'ignominie, s'écrie le psalmiste, et ils chercheront ton nom, Seigneur79~;c'est-à-dire, que ceux qui se plaisaient à rechercher leur propre gloire se plaisent à rechercher la tienne. Livre XIV 173 XIV. Mais un orgueil plus profond et plus digne de colère est celui qui cherche pour les péchés manifestes les fauxfuyants de l'excuse ; ainsi les premiers hommes, quand l'un dit : « Le serpent m'a trompé » ; et l'autre : La femme que tu m'as donnée comme compagne m'a donné de ce fruit80» ; aucune demande de pardon, aucun recours à la compassion du médecin. Ils ne vont pas, il est vrai, comme Caïn, jusqu'à nier leur crime ; cependant leur orgueil cherche encore à rejeter le crime sur un autre ; l'orgueil de la femme sur le serpent, l'orgueil de l'homme sur la femme. Mais, en présence de cette éclatayte infraction du précepte divin, s'excuser, c'est s'accuser. Etaient-ils donc moins coupables pour s'être rendus, la femme aux insinuations du serpent, l'homme, aux instances de la femme ? Comme s'il y eût personne à qui l'on dût plutôt croire ou céder à Dieu ? XV. L'homme a donc méprisé Dieu et son commandement; il a méprisé ce Dieu qui l'a créé, qui l'a fait à son image, qui lui a donné l'empire sur le reste des animaux, qui l'a placé dans le paradis, qui l'a comblé de jouissances et de bien-être ;qui, loin de le surcharger de préceptes nombreux, longs et pénibles, ne recommande à son obéissance qu'un seul précepte, court et facile, pour l'avertir qu'il est le Seigneur et que la créature raisonnable n'a de liberté qu'à son service; donc une juste condarnnation s'en est suivie, et l'homme qui, fidèle, fùt devenu spirituel dans sa chair, devient charnel dans son esprit; l'homme qui, dans son orgueil, s'est plu à lui-même, Dieu, dans sa justice, le laisse à lui-même ; et toutefois l'homme n'est pas destiné à l'indépendance ; mais, en désaccord avec soi, c'est sous le joug de celui dont il s'est fait le complice, que, au lieu de cette liberté si désirée, il va trouver un dur et misérable esclavage ; mort spirituellement par sa volonté, la mort corporelle l'attend contre sa volonté ; déserteur de la vie éternelle, c'est à la mort éternelle qu'il est condamné, si la grâce ne le délivre. Quiconque regarde cette condamnation comme excessive ou 174 Livre XIV La Cité de Dieu injuste, ne sait pas mesurer l'iniquité de la faute à la facilité primitive de l'éviter. Si l'on célèbre justement l'obéissance d'Abraham, obéissa)nced'autant plus précieuse que l'ordre à accomplir était plus pénible ; la désobéissance dans le paradis fut d'autant plus grande que le précepte était plus léger. Et comme l'obéissance du second Adam est d'autant plus admirable qu'il s'est fait obéissant jusqu'à la mortg', la désobéissance du premier Adam est d'autant plus détestable qu'il s'est fait désobéissant jusqu'à la mort. C'est une chose si petite que commande le Créateur, et la peine encourue par la désobéissance est si grande, qu'on ne saurait dire quel mal ç'a été de refuser au commandement de la puissance infinie, en présence d'un tel supplice, une si facile obéissance. Enfin, pour trancher le mot, quelle autre peine est infligée à la désobéissance que la désobéissance même ? Car est-il pour l'homme une autre misère que la révolte de lui-même contre lui-même ? Il n'a pas voulu ce qu'il pouvait; et il ne peut plus ce qu'il veut. Quoique dans le paradis, avant le péché, tout ne lui fût pas possible, il ne voulait que ce qu'il pouvait; aussi pouvait-il tout ce qu'il voulait. Maintenant, et tel qu'à l'origine 1'Ecriture nous le montre : « L'homme n'est que vanité82. » Qui pourrait énumérer tout ce qu'il veut sans le pouvoir, quand lui-même à lui-même désobéit, c'està-dire à sa volonté, sa volonté ; a l'esprit, la chair esclave ? Car d'ordinaire, c'est malgré lui que son esprit se trouble, que la chair souffre, vieillit et meurt. En un mot, que ne fautil pas subir aujourd'hui, que nous serions loin de subir si la nature prêtait à notre volonté une obéissance absolue ? Mais peut-être faut-il attribuer à quelque infirmité de la chair ses refus de soumission? Eh! qu'importe? si par la justice du Dieu que nous n'avons pas voulu servir, nous souffrons des révoltes de notre chair, tandis que Dieu n'a pu souffrir, mais nous seuls, de notre révolte contre lui. Car il se passe de notre service, et nous ne nous passons pas de celui de notre corps. Quant aux douleurs de la chair, c'est l'âme qui souffre dans la chair et par la chair. La chair sans I'âme, que peutelle souffrir ou désirer ? La douleur ou le désir que l'on prête à la chair, c'est l'homme même qui l'éprouve, ou certaine partie de l'âme qui reçoit de la chair l'impression pénible ou agréable d'où naît la douleur ou la volupté. Or, la douleur de la chair, c'est la blessure de l'âme dans la chair, c'est la répulsion de I'âme contre cette souffrance, comme la douleur de I'âme qu'on nomme tristesse est la répulsion de l'âme contre les accidents qui nous affligent. Mais la tristesse est ordinairement précédée de la crainte, qui elle-même est dans l'âme et non dans la chair, tandis que la douleur physique n'est précédée d'aucune crainte que la chair ressente avant la douleur. Quant à la volupté, certain aiguillon la devance, certain besoin, comme la faim ou la soif, certaine convoitise, nom commun à toute passion, mais dont on désigne plus particulièrement l'appétit de la volupté sensuelle. Les anciens définissent la colère, la convoitise de la vengeance ; quoique souvent l'homme s'emporte contre des objets inanimés, incapables de ressentir sa fureur, quand par exemple il rompt un stylet, brise une plume maladroite. Cet emportement déraisonnable est néanmoins une convoitise de vengeance, et pour ainsi dire une ombre de cette rémunération qui, au mal commis assigne le mal de peine. Il y a donc une convoitise de vengeance que l'on appelle colère, une convoitise d'amasser qui est l'avarice, une convoitise de vaincre à tout prix, l'opiniâtreté ; une convoitise de se glorifier, la jactance ; combien d'autres convoitises dont les unes ont un nom et les autres n'en ont point. Et quel nom donner en effet à la convoitise de dominer, si puissante dans l'âme des tyrans, les guerres civiles l'attestent? , XVI. Entre toutes les convoitises de l'homme, quand on parle sans en déterminer l'objet, l'esprit ne se représente guère que ce mouvement honteux qui sollicite les organes. Or, ce n'est pas seulement par des assauts extérieurs, mais encore par de secrètes attaques qu'elle s'empare de tout le corps, qu'elle envahit tout l'homme, soulevant à la fois les passions de son âme et les instincts de sa chair; et quand la Texte 4 : La cité de Dieu, Livre XIK 5 26 (trad. L. Moreau revue par J.-C. Eslin, vol. 2, p. 188-190) al- u 55 -0 k - 190 La Cité de Dieu sa grâce qu'il les distingue et non par leurs mérites, puisque la masse entière du genre humain est, dans sa racine même, corrompue et condamnée ; et les élus doivent mesurer au bonheur de leur délivrance, comme à l'abandon des réprouvés, l'étendue de leur reconnaissance. C'est une gratuite bonté du libérateur, qui nous tire de l'abîme; précieuse immunité qui nous affranchit d'une juste communauté de peine. Pourquoi donc Dieu n'eut-il pas créé les êtres dont il prévoyait la chute, pouvant manifester, en eux, l'énormité du crime, et, par eux, la libéralité de sa grâce? Quand d'ailleurs sous sa main créatrice et ordonnatrice, le désordre même des méchants est incapable de troubler l'ordre universel ? XXVII. Aussi les pécheurs, anges et hommes, sont impuissants à troubler l'ordre des «grands ouvrages du Seigneur, si merveilleusement proportionnés à ses desseins98 ». Comme sa toute-puissante prévoyance dispense à chacun ses dons, il sait tirer un bon usage et des bons et des méchants. Ainsi, le premier abus de la volonté ayant entraîné la condamnation et l'endurcissement du mauvais ange jusqu'à le rendre désormais incapable d'un bon désir, pourquoi Dieu, sachant bien user de lui, n'eût-il pas permis qu'il tentât le premier homme créé droit, c'est-à-dire avec une bonne volonté? L'homme était créé dans des conditions telles que s'appuyant sur l'assistance divine, il devait vaincre le mauvais ange ; mais au contraire être vaincu s'il délaissait son Créateur et son appui, pour se complaire orgueilleusement en lui-même. Le mérite eût été dans la volonté droite soutenue de la grâce ; comme le démérite est dans la volonté déréglée qui abandonne Dieu. Et s'il était impossible à l'homme de placer sa confiance dans l'assistance de Dieu sans cette assistance même, s'ensuit-il qu'il ne fût pas en son pouvoir de renoncer, par une vaine complaisance en soi, aux prévenances de la grâce ? Il ne dépend pas de nous, il est vrai, de vivre en cette chair mortelle sans le secours des ali- Livre XIV ments, mais il dépend de nous, le suicide le prouve, de renoncer à cette vie même ; ainsi il n'était pas au pouvoir de l'homme de bien vivre, même dans le paradis, sans l'assistance divine ; mais il était en son pouvoir de mal vivre, à la condition toutefois d'encourir la perte de sa félicité et la peine qui devait s'ensuivre. La chute de l'homme ne pouvant donc échapper à la prévoyance de Dieu, pourquoi n'eûtil pas permis à la jalouse malignité de l'ange de le tenter? Infailliblement ceitain de la défaite de l'homme, mais non moins assuré que sa postérité, à l'aide de la grace, et à la plus grande gloire des saints, triompherait un jour du démon luimême. Ainsi nul des événements futurs n'a pu se dérober à la prescience de Dieu, mais cette prescience n'a nullement nécessité le péché ; et toute la distance qui sépare la présomption de l'être créé et la protection divine, les créatures raisonnables, l'ange et l'homme, l'ont mesurée par leur propre expérience. Qui donc oserait croire ou dire qu'il n'a pas été au pouvoir de Dieu de prévenir la chute de l'ange et de l'homme? Mais il a préféré ne rien soustraire à leur liberté afin de montrer tout ce que peut leur superbe pour le mal, et sa grâce pour le bien. XXVIII. Deux amours ont donc bâti deux cités, l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la cité de Dieu. L'une se glorifie en soi, et l'autre dans le Seigneur. L'une demande sa gloire aux hommes, l'autre met sa gloire la plus chère en Dieu témoin de sa conscience. L'un, dans l'orgueil de sa gloire, marche la tête haute ; l'autre dit à son Dieu : << Tu es ma gloire et c'est toi qui élèves ma tête99.» Celle-là, dans ses chefs, dans ses victoires sur les autres nations qu'elle dompte, se laisse dominer par sa passion de dominer. Celleci nous représente ses citoyens unis dans la charité, serviteurs mutuels les uns des autres, gouvernants tutélaires, sujets obéissants. Celle-là dans ses princes, aime sa propre force. Celle-ci dit à son Dieu : « Seigneur, mon unique force,