Aspects de l`anthropologie d`Augustin d`Hippone le corps, les rêves

Transcription

Aspects de l`anthropologie d`Augustin d`Hippone le corps, les rêves
Catherine König-Pralong
Séminaire de philosophie antique
Aspects de l’anthropologie
d’Augustin d’Hippone
le corps, les rêves, le langage, la mémoire
et la curiosité
The St Petersburg Gospels (eighth century)
St Petersburg, National Library of Russia, MS. Lat. F.v.I. 8,
Trinity College, Cambridge
In principio erat verbum et verbum erat apud Deum et Deus erat verbum
Bibliographie
Sources
AUGUSTIN, La cité de Dieu, extraits des Livres XIII, XIV, XVIII et XIX, trad. L. Moreau revue par
J.-C. Eslin, Paris, Seuil, 1994, 3 vols.
AUGUSTIN, Les confessions, Livre X, trad. P. de Labriolle, Paris, Belles Lettres, 1989 (1926).
Introduction à Augustin
BROWN, P. (2001), La vie de saint Augustin, Paris, Seuil (2e édition, traduction de l’anglais
[1971]).
FLASCH, K. (1980) (19942), Augustin : Einführung in sein Denken, Stuttgart, Reclam.
— (1990) (19952), Logik des Schreckens : De diversis quaestionibus ad Simplicianum I2, Mainz,
Dieterich'sche Verlagsbuchhandlung. [introduction en copie]
— (1993), Was ist Zeit? : Augustinus von Hippo, das XI. Buch der Confessiones : historischphilosophische Studie, Stuttgart, Klostermann.
JERPHAGNON, L. (2002), Saint Augustin le pédagogue de Dieu, Paris, Gallimard.
LANCEL, S. (1999), Saint Augustin, Paris, Fayard.
MADEC, G. (1994), Petites études augustiniennes, Paris, Institut d’Études Augustiniennes.
— (2001) Lectures augustiniennes, Paris, Institut d’Études Augustiniennes.
MARROU, H.-I. (1995), Saint Augustin et l’augustinisme, avec la collaboration de A.-M. La
Bonnardière, Paris, Seuil.
Anthropologie : Augustin et alentours
Le corps, les rêves
BROWN, P. (1995), Le Renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le
christianisme primitif, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat et Christian Jacob, Paris, Gallimard.
CHRÉTIEN, J.-L. (1996), De la fatigue, Paris, Minuit.
DULAEY, M. (1973), Le Rêve dans la vie et la pensée de saint Augustin, Paris, Études
Augustiniennes.
FOUCAULT, M. (2001), Dits et écrits, t. II, Paris, Gallimard, p. 1623-1632. [Au sujet de Cassien]
KÖNIG-PRALONG, C. (2005), « Aspects de la fatigue dans l’anthropologie médiévale », Revue de
Synthèse, 129, 2008, p. 529-547.
LE GOFF (Jacques), 1985, « Le christianisme et les rêves (IIe-VIIe siècle) », dans L’Imaginaire
médiéval, Paris, Gallimard, p. 265-316.
Le langage
HENNIGFELD, J. (1994), Geschichte der Sprachphilosophie. Antike und Mittelalter, Berlin, p.
125-167.
TODISCO, O. (1993), Parola e verità. Agostino e la filosofia del linguaggio, Roma, Anicia.
La mémoire
BERMON, E. (2001), Le cogito dans la pensée de saint Augustin, Paris, Vrin, p. 257 ss.
MARION, J.-L. (2008), Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Paris, PUF.
La curiosité
TASINATO, M. (1999), La curiosité. Apulée et Augustin, traduit de l’italien par J.-P. Manganaro,
Lagrasse, Verdier.
Chronologie
13 novembre 354 : naissance à Thagaste (Afrique du Nord)
383 : part enseigner à Rome, puis (384) à Milan
386 : lecture des platoniciens. Conversion. Contra academicos
387 : Baptême chrétien
388 : retour en Afrique
388-389 : De Genesi contra manichaeos
389 : De magistro
390 : De vera religione
391 : prêtre à Hippone
392 : débat avec le manichéen Fortunatus
394-395 : De diversis quaestionibus 83
395-396 : Ad Simplicianum de diversis quaestionibus
396 : épiscopat à Hippone. Les conciles se succèdent à Carthage durant les trente années
suivantes. Lutte contre les donatistes.
396-426 : De doctrina christiana
397-401 : Confessiones
400 ?-422 ?: De Trinitate
401-414 : De Genesi ad litteram
410 : prise et pillage de Rome par Alaric. Pélage se réfugie à Carthage. Luttes d’Augustin
contre les pélagiens.
413-415 : De civitate Dei
426-427 : Retractationes
430 : mort d’Augustin dans Hippone assiégée par les Vandales
Organisation des séances
Les indications bibliographiques données ici sont extrêmement sommaires.
Elles offrent un point de départ à une enquête plus vaste dans la littérature secondaire.
18
septembre
25
septembre
p. 5
Introduction I : Augustin d’Hippone
Introduction II : L’anthropologie d’Augustin et La cité de
Dieu
Texte 1 : À qui parler ? La cité de Dieu, Livre XIX, § 7
Biblio → section Langage
2 octobre
La chair et l’esprit
Texte 2 : La cité de Dieu, Livre XIV, § 1-5
Biblio → Brown 1995,
Foucault 2001
9 octobre
La « carnalisation » de l’esprit
Texte 3 : La cité de Dieu, Livre XIV, § 15
Biblio → Brown 1995,
Foucault 2001
16 octobre
Le modèle paradisiaque
Texte 4 : La cité de Dieu, Livre XIV, § 26
23 octobre
La mort et le corps
Texte 5 : La cité de Dieu, Livre XIII, § 1-18
[éventuellement deux intervenants]
Biblio → Brown 1995,
Chrétien 1996, Foucault
2001,
König-Pralong
2008
Biblio → Brown 1995,
Chrétien 1996, Foucault
2001
30 octobre
Les rêves démoniaques
Texte 6 : La cité de Dieu, Livre XVIII, § 17-18
6 novembre
Introduction aux Confessions [30’ en début de séance]
Ensuite: Le départ de la quête du divin
Texte 7 : Les confessions, Livre X, § VI.8-VII.11
13 novembre
La mémoire sensible et la mémoire intellectuelle
Texte 8 : Les confessions, Livre X, § VIII.12-XII.19
[Éventuellement deux intervenants]
Biblio → Bremon 2001
20 novembre
Mémoires spéciales : du souvenir, des sentiments, de l’oubli
Texte 9 : Les confessions, Livre X, § XIII.20-XIX.28
[Éventuellement deux intervenants]
Biblio → Bremon 2001
27 novembre
Le bonheur est dans la mémoire
Texte 10 : Les confessions, Livre X, § XX.29-XXVI.37
[Éventuellement deux intervenants]
Biblio → Bremon 2001
4 décembre
La concupiscence de la chair
Texte 11 : Les confessions, Livre X, § XXVII.38-XXXIV.51
[Éventuellement deux intervenants]
Biblio → Brown 1995,
Foucault 2001
11 décembre
La « concupiscence de l’œil » : la curiosité
Texte 12 : Les confessions, Livre X, § XXXV.54-XXXVI.59
[Éventuellement deux intervenants]
Biblio → Tasinato 1999
18 décembre
Conclusion
Texte 13 : Les confessions, Livre X, § XXXVII.60-XXXIX.64
p. 6-10
p. 11-12
p. 13-14
p. 15-26
p. 27-29
p. 30-33
p. 33-39
p. 39-47
p. 47-53
p. 53-65
p. 65-70
p. 70-73
Biblio → Dulaey 1973, Le
Goff
1985,
KönigPralong 2008
Biblio → Bremon 2001,
Marion 2008
Texte 1 : À qui parler ? La cité de Dieu, Livre XIX, 5 7
(trad. L. Moreau revue par J.-C. Eslin, vol. 3, p.
111-112)
VII. Après la cité ou ville, l'univers, troisième degré de la
société humaine ; d'abord la maison, puis la cité, enfin l'univers, semblable à l'abîme des eaux, les périls y sont en raison de son étendue. Et d'abord la diversité des langues y fait'
l'homme étranger à l'homme. Que deux hommes, en effet, se
rencontrent, ignorant chacun la langue de l'autre ; si, loin de
les séparer, quelque nécessité les réunit, il y aura plutôt
société entre des animaux muets, même d'espèce différente,
qu'entre ces deux voyageurs, hommes tous deux. Car ce seul
obstacle de la différence du langage leur rendant impossible
tout Cchange de pensées, une telle conformit6 de nature est
impuissante & lier les hommes ;et l'homme est plus volontiers
avec son chien qu'avec l'homme étranger. Toutefois, dira-ton, il est arrive qu'une citC faite pour l'empire a non seulement imposé son joug, mais encore la domination pacifique
et sociale de sa langue aux nations domptCes ; et sa conquête
a prévenu la disette des interprètes. 11est vrai, mais par combien de guerres et d'hombles guerres, par quel carnage, par
quelle effusion de sang humain cet avantage s'est-il achetC ?
Ces fléaux sont passCs, mais leur terme n'est pas celui de nos
misères ;car outre ces ennemis qui n'ont jamais manquC, qui
ne manquent pas aujourd'hui, les peuples Ctrangers, qu'il a
toujours fallu et qu'il faut encore combattre, l'étendue même
de l'empire a donné naissance & des guerres d'une ncture plus
pernicieuse ; les guerres sociales et civiles, lamentable flCau
du genre humain, soit que l'excès de leur fureur procure
enfin leur apaisement, soit que l'on redoute leur rCveil. Maux
innombrables, maux infinis, dures et cmelles nécessitCs ;si.
malgré mon insuffisance, j'essayais de les peindre des couleurs qu'un tel sujet demande, quelles seraient les bornes de
ce long discours ? Mais le sage, dit-on, tirera 1'Cpée pour la
justice. Eh quoi ! s'il se souvient qu'il est homme, ne doit-il
pas plus amèrement déplorer cette nécessite qui lui met justement les armes & la main? car s'il ne s'agissait pas d'une
guerre juste, le sage n'aurait pas & la faire, le sage n'aurait pas
& combattre. C'est l'injustice de l'ennemi qui arme le sage
pour la défense de la justice; et c'est cette injustice de
l'homme que l'homme doit déplorer, ne s'ensuivît-il aucune
nécessitC de combattre. Maux cmels, maux affreux, maux
inouïs ! Qui donc, les considérant avec douleur, n'avoue que
ce soit l&une misère? Mais l'homme, s'il s'en trouve qui les
souffre ou les envisage sans angoisse de cœur, est d'autant
plus misérable de se croire heureux, qu'il ne se croit tel que
parce qu'il a perdu tout sentiment humain.
144
La Cité de Dieu
l'homme. Les quatre opérations de l'âme (désir et joie,
crainte et tristesse) qualifient la volonté et l'amour.
Augustin ne se démarque pas seulement des platoniciens
mais encore, au chapitre 8, des stoïciens. Les citoyens de la
cité de Dieu ont des affections, mais des affections droites,
comme leur amour est droit. Leur idéal n'est pas l'insensibilité élitiste des stoiciens, ils souffrent, ils gémissent, ils
désirent. Les citoyens de la cité de Dieu connaissent toutes
,sortes de sentiments qui naissent de l'amour.L'apathie n'est
pas notre condition, elle ne,futpas non plus la condition du
Christ. La corporéité comme la sensibilité font partie de
notre condition spirituelle selon Dieu. Augustin opère en ce
Livre tout un redressement du langage commun des Grecs.
Dans un second moment, Augustin en vient au premier
homme dans 1' innocence et au premier péché, qui est orgueil
intérieur, volonté de vivre par soi avanl d'être désobéissance
au commandement. Il poursuit une analyse psychologiquement trèsfine de la libido, en particulier sexuelle, en laquelle
il voit une révolte intérieure a l'homme, causée par sa
révolte contre Dieu (ch. 10-15).
Après ces fines analyses de notre sensibilité et de la
séduction du péché, Augustin en vient a une hasardeuse
reconstitution de la honte sexuelle et de la désobéissance du
sexe à la volonté, en laquelle il voit la conséquence du premier péché. Analyses qui lui sontpropres et qui seront destinées à exercer une influence énorme en Occident. Les
conjectures augustiniennes réservent ici un traitement a part
à la sexualité par rapport à toutes les autres passions.
I
1
I
l
1
1. Comme je l'ai dit aux Livres précédents, pour unir les
hommes par la ressemblance de la nature, et surtout pour serrer entre eux le lien de l'unité fraternelle, Dieu a voulu créer
les hommes d'un seul homme ;et en chacun de nous le genre
humain ne serait pas destiné à mourir, si nos auteurs, l'un
créé d'aucun autre, l'autre créé du premier, n'eussent
encouru la mort par leur désobéissance. Telle a été la grandeur de leur péché qu'il a détérioré la nature et transmis aux
générations humaines la servitude du péché et la nécessité de
la mort. Et la mort exerce sur les hommes un empire tel
qu'elle les précipiterait tous dans la seconde mort, dans la
mort sans fin, peine due à leur péché, si Dieu n'en délivrait
plusieurs par sa grâce, qui n'est due à personne. Aussi, malgré cette merveilleuse variété de nations répandues sur toute
la terre, de croyances et de mœurs si différentes, divisées par
leurs langues, leurs armes, leurs costumes, il n'existe toutefois que deux sociétés humaines, ou, pour les appeler du nom
que leur donne I'Ecriture, deux cités. L'une est la cité des
honirnes qui veulent vivre en paix selon la chair; l'autre,
celle des hommes qui veulent vivre en paix selon l'esprit ;et
quand les désirs de part et d'autre sont accomplis, chacune à
sa manière est en paix.
II. Et d'abord, qu'est-ce que vivre selon la chair ou vivre
selon l'esprit ? Quiconque, en effet, soit inadvertance, soit
oubli du langage ordinaire de I'Ecriture, ne jetterait qu'un
La Cité de Dieu
148
exprime le tout par la partie, il désigne par l'expression
« chair » l'homme tout entier.
III. Prétendre que la chair est cause de l'immoralité et de
tout vice quel qu'il soit, que l'âme vivant ainsi n'obéit
qu'aux impulsions de la chair, c'est ne pas méditer sérieusement sur toute la nature de l'homme. « Le corps corruptible,
il est vrai, appesantit l'âme8. » Aussi, parlant de ce corps corruptible dont il vient de dire : « Quoique notre homme extérieur se corrompe », l'apôtre ajoute : « Nous savons que si
cette maison de terre où nous habitons vient à se dissoudre,
Dieu nous assure une autre demeure, une maison qui n'est
pas de main d'homme, maison éternelle dans les cieux. Nous
gémissons donc ici-bas, aspirant à revêtir cette glorieuse
demeure qui vient du ciel, si toutefois nous sommes trouvés
vêtus et non pas nus. Car, tous tant que nous sommes dans
cette habitation mortelle, nous gémissons sous le faix, et
néanmoins nous ne désirons pas être dépouillés, mais revêtus de nouveau, en sorte que tout élément mortel en nous soit
absorbé par la vie9. » Ce corps corruptible nous appesantit ;
mais comme ce n'est que la corruption et non la substance du
corps qui nous accable, nous ne voulons pas être dépouillés
de ce corps, mais revêtir l'immorialité qui l'attend. Car ce
corruptible, il ne
corps existera toujours, mais n'étant
sera plus un fardeau. C'est donc en tant que «corruptible »,
qu'aujourd'hui « le corps appesantit l'âme, et que cette prison d'argile comprime l'essor de nos pensées ». Et néanmoins quiconque attribue au corps l'origine de tous les maux
de l'âme est dans l'erreur.
En vain Virgile traduit les sentiments de Platon dans ces
beaux vers : « Originaires du ciel, un feu divin pénètre ces
substances ; mais le faix de ce corps les appesantit :ces grossiers organes, ces membres envahis par la mort émoussent
leur activité 10. >>
u
8. Sg 9, 15.
9. 2 Co 4, 16,; 5, 1-4.
10. Virgile, Eiiéide, VI 730 et sv.
Livre XIV
149
En vain, ces quatre passions de l'âme bien connues, désir
et crainte, joie et tristesse, d'où il fait dériver la source de
tout désordre et de tout vice, il prétend les attribuer au corps,
quand il ajoute : « Et de là, tour à tour leurs craintes et leurs
désirs, leurs douleurs et leurs joies; elles ne peuvent élever
leur regard vers le ciel, captives des ténèbres, dans leur prison aveugle. » L'enseignement de notre foi est tout différent. Car cette corruption du corps qui appesantit l'âme
n'est point la cause, mais la peine du péché; et ce n'est
point la chair corruptible qui a rendu l'âme pécheresse, mais
l'âme péchercsse qui a rendu la chair corruptible. Et
quoique de la corruption de la chair naisse certain attrait
vers le vice, certains désirs dértglés, gardons-nous toutefois
d'attribuer à la chair tous les désordres de la vie; car ce
serait justifier le démon, qui n'est point dans la chair. On ne
peut en effet, appeler le démon fornicateur ou ivrogne, ni
l'accuser d'aucun autre vice charnel, quoiqu'il soit le
conseiller et l'instigateur caché de pareils crimes, mais il est
infiniment superbe et envieux. Et cette perversité qui le
domine l'a fait précipiter dans les ténébreux cachots de l'air,
destiné à d'éternels supplices. Or, ces vices qui ont l'empire
sur le diable, l'apôtre les impute à la chair, quoique certainement le diable n'en ait point. Inimitiés, querelles, rivalités, animosités, tout cela, suivant l'apôtre, est œuvre de
chair ' 1 ; et, de tous ces vices l'orgueil est le principe et le
chef; l'orgueil, qui exerce sur le diable une domination
immatérielle. Est-il en effet un plus mortel ennemi des
saints que lui? En est-il qui les poursuive de querelles et
d'animosités plus vives? Où trouver plus de haine et plus
d'envie ? Tous ces vices sont en lui, sans la chair ; comment
donc l'apôtre les nomme-t-il œuvres de chair, s'il n'entend
pas là les œuvres de l'homme qu'il désigne, je le répète,
sous le nom de chair? Car ce n'est point en tant qu'il est
dans la chair, où le diable n'est point, mais en tant qu'il vit
selon lui-même que l'homme devient semblable au diable;
le diable aussi a voulu vivre selon lui-même, quand il n'est
I l . Ga5, 19-21.
150
La Cité de Dieu
point demeuré dans la vérité ' 2 ; et sa parole ne vient pas de
Dieu, mais de lui-même, lui menteur et père du mensonge.
Car, le premier il a menti ; premier auteur du péché, il est le
premier auteur du mensonge 13.
IV. Donc, quand l'homme vit selon l'homme et non selon
Dieu, il est semblable au diable. Car l'ange même ne devait
pas vivre selon l'ange, mais selon Dieu, pour demeurer dans
la vérité et parler le langage de la vérité qui vient de Dieu, et
non le langage du mensonge qu'il tire de lui-même. L'apôtre
dit encore ailleurs au sujet de l'homme : « Si la vérité de
Dieu déborde dans mon mensonge 14. » Ainsi le mensonge est
de I'homme, la vérité est de Dieu : et quand l'homme vit
selon la vérité, il ne vit pas selon lui-même, mais selon Dieu.
Car c'est Dieu qui a dit : « Je suis la vérité 15. » Quand il vit
selon lui-même, c'est-à-dire selon l'homme et non selon
Dieu, il vit selon le mensonge. Non que l'homme soit luimême mensonge, ayant pour auteur et créateur Dieu, qui
n'est l'auteur ni le créateur du mensonge ; mais parce que
l'homme a été créé dans la rectitude pour vivre non selon luimême, mais selon son auteur ; en d'autres termes, pour faire
plutôt la volonté de Dieu que la sienne. Or, ne pas vivre dans
les conditions ou il a été créé, c'est là le mensonge. Car il veut
être heureux, même en ne vivant pas comme,il faut pour
l'être. Quoi de plus menteur qu'une telle volonté? Aussi
peut-on dire avec vérité que tout péché est mensonge ; car le
péché ne vient que de cette volonté même qui nous fait vouloir notre bien et répugne à notre mal. Il y a donc mensonge
toutes les fois qu'agissant en vue de notre bien, nous arrivons
au mal, qu'en vue de notre mieux, nous trouvons le pire. Et
comment cela, si Dieu n'est l'unique source du bien pour
l'homme, dont le crime est d'abandonner Dieu et de vivre
selon lui-même, dans sa stérilité?
Il existe, ai-je dit, deux cités différentes et contraires, celle
12. Jn 8,44.
13. Voir Gn 3.4.
14. Rm 3.7.
15. Jn 14.6.
Livre XIV
151
des hommes vivant selon la chair, celle des hommes vivant
selon l'esprit, je pourrais dire aussi celles des hommes qui
vivent selon I'homme, celle des hommes qui vivent selon
Dieu. Saint Paul dit clairement aux Corinthiens :« Puisqu'il
s'élève encore parmi vous des rivalités et des divisions,
n'est-il pas évident que vous êtes charnels et que vous marchez selon 11homme16?» Marcher selon l'homme, c'est
donc être charnel; car, encore une fois, la chair c'est
I'homme. Et ne vient-il pas d'accuser d'animalité ceux qu'il
appelle ici charnels ? « Qui des hommes, dit-il, sait ce qui
est de I'homme que l'esprit de l'homme qui est en lui ? Ainsi
nul ne sait ce qui est de Dieu que l'esprit de Dieu. Or, nous
n'avons pas reçu l'esprit du monde, mais l'esprit de Dieu,
afin de connaître les dons de Dieu. Et nous les annonçons,
non dans le langage relevé de la sagesse humaine, mais dans
le langage de l'esprit, parlant spirituellement des choses spirituelles. Or, I'homme animal ne saisit pas ce qui est de
l'esprit de Dieu. Cela n'est que folie à ses yeux1'. » C'est
donc à ces hommes plongés dans l'animalité qu'il dit un peu
plus bas : « Aussi, mes frères, n'ai-je pu vous parler comme
à des hommes spirituels, mais à des hommes encore charnels. » Ce qu'il faut toujours prendre dans le même sens, la
partie pour le tout. L'âme ou la chair, parties de I'homme,
expriment donc le tout, l'homme même; ainsi, autre n'est
pas l'homme animal, autre l'homme charnel ; I'homme est
l'un et l'autre, c'est-à-dire I'homme vivant selon l'homme.
Et c'est de l'homme seul que nous lisons : «Nulle chair ne
sera justifiée par les œuvres de la loi '8. » C'est de l'homme
seul qu'il est écrit : « Soixante-quinze âmes descendirent
avec Jacob en Egyptelg. » Toute chair, ou tout homme;
soixante-quinze âmes, ou soixante-quinze hommes. L'apôtre
dit :« Le langage relevé de la sagesse humaine20 » ;et il pouvait dire également : « de la sagesse chamelle ». 11 dit
La Cité de Dieu
152
encore : « Vous marchez selon l'homme » ; et il pouvait
dire : « selon la chair », ce qui est encore plus clair après les
paroles suivantes : « E t puisque l'un dit : je suis à Paul;
l'autre, je suis à Apollon, n'êtes-vous pas encore des
hommes ? » Ceux qu'il vient d'appeler « animaux » et
«charnels », il leur dit expressément : «Vous êtes des
hommes », c'est-à-dire vous vivez selon l'homme et non
selon Dieu ; si vous viviez selon Dieu, vous seriez des dieux.
Livre XIV
l
:
1
V. Ainsi, nos excès et nos vices n'exigent nullement que
nous élevions contre la nature de la chair une accusation injurieuse au Créateur ; car, dans son genre et dans son ordre, la
chair est bonne; mais délaisser le Créateur tout bon pour
vivre selon un bien créé, cela n'est pas bon, soit que l'on se
décide à vivre selon la chair ou selon l'âme, ou selon tout
l'homme, qui se compose de l'âme et du corps. Louer, en
effet, comme le souverain bien, la nature de l'âme, et
condamner comme un mal celle de la chair, c'est aimer l'une
et fuir l'autre charnellement, au gré de l'imagination
humaine et non de la vérité divine. Car les disciples de Platon
ne tombent pas dans le délire des manichéens ;ils ne vont pas
jusqu'à détester tout corps terrestre comme substance de mal,
puisqu'ils attribuent les éléments constitutifs de ce monde
visible et tangible avec leurs différentes qualités, à Dieu en
tant que Créateur. Mais, dans leur opinion, telle est
l'influence sur l'âme de ces membres de terre et de mort, que
toutes les maladies intérieures en dérivent; désirs ou
craintes, joies ou tristesses ;quatre passions (traduction littérale du terme grec), ou pertu~.bations(comme parle Cicéron),
d'où procède la source de touJe corruption de la vie humaine.
S'il est ainsi, pourquoi donc Enée, dans Virgile, apprenant de
son père que les âmes retourneront dans leurs corps, s'écriet-il, étonné de cette opinion :« O mon père, faut-il croire que,
de ces lieux, les âmes pures reparaissent encore au jour, et de
nouveau rentrent dans les chaînes de leur corps?
Infortunées ! d'où leur vient ce fatal désir de la lumière2' ? >>
2 1 . Virgile, Énéide, VI 7 19-21 ; 737.
'
i
i
153
Eh quoi ! est-ce donc de ces membres de terre et de mort
que naît « ce fatal désir » aux âmes dont la pureté est tant
vantée ? Ne sont-elles pas, de l'aveu du poète, purifiées de
toute souillure corporelle, quand le désir renaît en elles de
retourner à leurs corps ? D'où il suit que cette opinion de
l'éternelle migration des âmes dans une alternative sans fin
de purifications et de souillures nouvelles, fût-elle aussi vraie
qu'elle est illusoire, il n'en serait pas plus raisonnable de
chercher dans le corps terrestre le germe de tous mouvements illégitimes et déréglés de l'âme. Car, suivant les platoniciens eux-mêmes et leur illustre interprète, loin de venir
du corps, c'est précisément dans l'âme, libre de toute
souillure comme de tout lien corporel, que se produit « ce
fatal désir » qui la ramène vers le corps. Ainsi, de leur aveu,
ces affections de l'âme, désir et crainte, joie et tristesse, n'ont
pas la chair pour principe unique; mais l'âme aussi peut
d'elle-même être agitée de ces mouvements divers.
1
I
1
VI. Ce qui importe, c'est le caractère de la volonté de
l'homme. Si elle est déréglée, ses mouvements seront déréglés; si elle est droite, ils seront non seulement irréprochables, mais encore dignes d'éloges. Car la volonté est en
tous ces mouvements ;que dis-je ? ils ne sont que des volontés. Et le désir, en effet, et la joie, n'est-ce pas la volonté qui
consent à l'objet de notre gré ? La crainte, la tristesse, n'estce pas la volonté qui s'éloigne de l'objet de nos répugnances ? Mais quand le consentement n'est qu'un élan de la
volonté, il prend le nom de désir; quand il est accompagné
de jouissance, il prend celui de joie. En tant qu'elle s'éloigne
de ce qui lui répugne, avant ou après l'accomplissement, la
volonté est crainte ou tristesse. Et en définitive, suivant la
diversité des objets qui l'attirent ou la blessent, qu'elle désire
ou qu'elle fuit, la volonté de l'homme se transforme en telle
ou telle affection. Aussi faut-il que l'homme, vivant selon
Dieu et non selon l'homme, aime le bien; et il faut par
conséquent qu'il haïsse le mal. Et comme nul n'est mauvais
par nature, mais par vice, celui-là doit aux méchant-a une
haine parfaite, qui vit selon Dieu ; non que pour le vice il
172
La Cité de Dieu
Ce péché manifeste de désobéissance au commandement
de Dieu, ce piège du démon, l'homme ne s'y fût pas laissé
prendre, si l'homme n'eût commencé par se plaire en luimême. Il prêta en effet une oreille complaisante à cette
parole : « Vous serez comme des dieux77 » ; ce qu'ils eussentsété
plutôt, demeurant par obéissance unis à leur souverain et véritable principe, que se faisant eux-mêmes, par
orgueil, le principe de leur existence. Car des dieux créés ne
sont pas dieux par leur vérité propre, mais en tant que participations du vrai Dieu. Aspirer à plus d'être, c'est déchoir de
son être. L'homme aimant à se suffire à lui-même, perd celui
qui pourrait en vérité lui suffire. Or, ce désordre de l'homme
qui, se plaisant en soi, comme s'il était lumière, se détourne
de celle qui le ferait lui-même lumière, si elle lui plaisait, ce
désordre, dis-je, dut préexister secrètement en lui ava?t de
passer à l'état de désordre évident. Car cette parole de I'Ecriture est véritable : « L'élévation du cœur précède la chute, et
son humiliation précède la gloire78. >> La chute secrète qui
précipite le cœur devance la chute extérieure : car on est déjà
tombé sans le croire. Comment, en effet, penser que l'élévation soit une chute? Et toutefois c'est déjà une déchéance
que d'abandonner le Très-Haut. Mais la chute n'est-elle pas
manifeste quand la violation de la loi est évidente et indubitable? Et précisément la prohibition de Dieu portait sur un
acte qu'aucune ombre de justice ne pourrait couvrir. Aussi,
j'ose le dire, il est utile aux superbes de tomber dans quelque
faute éclatante, afin que, se déplaisant à eux-mêmes, ils se
relèvent; car en se plaisant, ils sont tombés. Les larmes de
l'amer déplaisir de Pierre lui furent plus salutaires que sa
présomptueuse complaisance. « Couvre leur face d'ignominie, s'écrie le psalmiste, et ils chercheront ton nom,
Seigneur79~;c'est-à-dire, que ceux qui se plaisaient à
rechercher leur propre gloire se plaisent à rechercher la
tienne.
Livre XIV
173
XIV. Mais un orgueil plus profond et plus digne de colère
est celui qui cherche pour les péchés manifestes les fauxfuyants de l'excuse ; ainsi les premiers hommes, quand l'un
dit : « Le serpent m'a trompé » ; et l'autre : La femme que
tu m'as donnée comme compagne m'a donné de ce fruit80» ;
aucune demande de pardon, aucun recours à la compassion
du médecin. Ils ne vont pas, il est vrai, comme Caïn, jusqu'à
nier leur crime ; cependant leur orgueil cherche encore à rejeter le crime sur un autre ; l'orgueil de la femme sur le serpent,
l'orgueil de l'homme sur la femme. Mais, en présence de
cette éclatayte infraction du précepte divin, s'excuser, c'est
s'accuser. Etaient-ils donc moins coupables pour s'être rendus, la femme aux insinuations du serpent, l'homme, aux
instances de la femme ? Comme s'il y eût personne à qui l'on
dût plutôt croire ou céder à Dieu ?
XV. L'homme a donc méprisé Dieu et son commandement; il a méprisé ce Dieu qui l'a créé, qui l'a fait à son
image, qui lui a donné l'empire sur le reste des animaux, qui
l'a placé dans le paradis, qui l'a comblé de jouissances et de
bien-être ;qui, loin de le surcharger de préceptes nombreux,
longs et pénibles, ne recommande à son obéissance qu'un
seul précepte, court et facile, pour l'avertir qu'il est le
Seigneur et que la créature raisonnable n'a de liberté qu'à
son service; donc une juste condarnnation s'en est suivie, et
l'homme qui, fidèle, fùt devenu spirituel dans sa chair,
devient charnel dans son esprit; l'homme qui, dans son
orgueil, s'est plu à lui-même, Dieu, dans sa justice, le laisse
à lui-même ; et toutefois l'homme n'est pas destiné à l'indépendance ; mais, en désaccord avec soi, c'est sous le joug de
celui dont il s'est fait le complice, que, au lieu de cette liberté
si désirée, il va trouver un dur et misérable esclavage ; mort
spirituellement par sa volonté, la mort corporelle l'attend
contre sa volonté ; déserteur de la vie éternelle, c'est à la
mort éternelle qu'il est condamné, si la grâce ne le délivre.
Quiconque regarde cette condamnation comme excessive ou
174
Livre XIV
La Cité de Dieu
injuste, ne sait pas mesurer l'iniquité de la faute à la facilité
primitive de l'éviter. Si l'on célèbre justement l'obéissance
d'Abraham, obéissa)nced'autant plus précieuse que l'ordre à
accomplir était plus pénible ; la désobéissance dans le paradis fut d'autant plus grande que le précepte était plus léger.
Et comme l'obéissance du second Adam est d'autant plus
admirable qu'il s'est fait obéissant jusqu'à la mortg', la désobéissance du premier Adam est d'autant plus détestable qu'il
s'est fait désobéissant jusqu'à la mort. C'est une chose si
petite que commande le Créateur, et la peine encourue par la
désobéissance est si grande, qu'on ne saurait dire quel mal
ç'a été de refuser au commandement de la puissance infinie,
en présence d'un tel supplice, une si facile obéissance.
Enfin, pour trancher le mot, quelle autre peine est infligée
à la désobéissance que la désobéissance même ? Car est-il
pour l'homme une autre misère que la révolte de lui-même
contre lui-même ? Il n'a pas voulu ce qu'il pouvait; et il ne
peut plus ce qu'il veut. Quoique dans le paradis, avant le
péché, tout ne lui fût pas possible, il ne voulait que ce qu'il
pouvait; aussi pouvait-il tout ce qu'il voulait. Maintenant,
et tel qu'à l'origine 1'Ecriture nous le montre : « L'homme
n'est que vanité82. » Qui pourrait énumérer tout ce qu'il veut
sans le pouvoir, quand lui-même à lui-même désobéit, c'està-dire à sa volonté, sa volonté ; a l'esprit, la chair esclave ?
Car d'ordinaire, c'est malgré lui que son esprit se trouble,
que la chair souffre, vieillit et meurt. En un mot, que ne fautil pas subir aujourd'hui, que nous serions loin de subir si la
nature prêtait à notre volonté une obéissance absolue ? Mais
peut-être faut-il attribuer à quelque infirmité de la chair ses
refus de soumission? Eh! qu'importe? si par la justice du
Dieu que nous n'avons pas voulu servir, nous souffrons des
révoltes de notre chair, tandis que Dieu n'a pu souffrir, mais
nous seuls, de notre révolte contre lui. Car il se passe de
notre service, et nous ne nous passons pas de celui de notre
corps. Quant aux douleurs de la chair, c'est l'âme qui souffre
dans la chair et par la chair. La chair sans I'âme, que peutelle souffrir ou désirer ? La douleur ou le désir que l'on prête
à la chair, c'est l'homme même qui l'éprouve, ou certaine
partie de l'âme qui reçoit de la chair l'impression pénible ou
agréable d'où naît la douleur ou la volupté. Or, la douleur de
la chair, c'est la blessure de l'âme dans la chair, c'est la
répulsion de I'âme contre cette souffrance, comme la douleur de I'âme qu'on nomme tristesse est la répulsion de
l'âme contre les accidents qui nous affligent. Mais la tristesse est ordinairement précédée de la crainte, qui elle-même
est dans l'âme et non dans la chair, tandis que la douleur
physique n'est précédée d'aucune crainte que la chair ressente avant la douleur. Quant à la volupté, certain aiguillon
la devance, certain besoin, comme la faim ou la soif, certaine convoitise, nom commun à toute passion, mais dont on
désigne plus particulièrement l'appétit de la volupté sensuelle. Les anciens définissent la colère, la convoitise de la
vengeance ; quoique souvent l'homme s'emporte contre des
objets inanimés, incapables de ressentir sa fureur, quand par
exemple il rompt un stylet, brise une plume maladroite. Cet
emportement déraisonnable est néanmoins une convoitise de
vengeance, et pour ainsi dire une ombre de cette rémunération qui, au mal commis assigne le mal de peine. Il y a donc
une convoitise de vengeance que l'on appelle colère, une
convoitise d'amasser qui est l'avarice, une convoitise de
vaincre à tout prix, l'opiniâtreté ; une convoitise de se glorifier, la jactance ; combien d'autres convoitises dont les unes
ont un nom et les autres n'en ont point. Et quel nom donner
en effet à la convoitise de dominer, si puissante dans l'âme
des tyrans, les guerres civiles l'attestent?
,
XVI. Entre toutes les convoitises de l'homme, quand on
parle sans en déterminer l'objet, l'esprit ne se représente
guère que ce mouvement honteux qui sollicite les organes.
Or, ce n'est pas seulement par des assauts extérieurs, mais
encore par de secrètes attaques qu'elle s'empare de tout le
corps, qu'elle envahit tout l'homme, soulevant à la fois les
passions de son âme et les instincts de sa chair; et quand la
Texte 4 : La cité de Dieu, Livre XIK 5 26
(trad. L. Moreau revue par J.-C. Eslin, vol. 2, p. 188-190)
al-
u 55
-0
k -
190
La Cité de Dieu
sa grâce qu'il les distingue et non par leurs mérites, puisque
la masse entière du genre humain est, dans sa racine même,
corrompue et condamnée ; et les élus doivent mesurer au
bonheur de leur délivrance, comme à l'abandon des réprouvés, l'étendue de leur reconnaissance. C'est une gratuite
bonté du libérateur, qui nous tire de l'abîme; précieuse
immunité qui nous affranchit d'une juste communauté de
peine. Pourquoi donc Dieu n'eut-il pas créé les êtres dont il
prévoyait la chute, pouvant manifester, en eux, l'énormité
du crime, et, par eux, la libéralité de sa grâce? Quand
d'ailleurs sous sa main créatrice et ordonnatrice, le désordre
même des méchants est incapable de troubler l'ordre universel ?
XXVII. Aussi les pécheurs, anges et hommes, sont
impuissants à troubler l'ordre des «grands ouvrages du
Seigneur, si merveilleusement proportionnés à ses desseins98 ». Comme sa toute-puissante prévoyance dispense à
chacun ses dons, il sait tirer un bon usage et des bons et des
méchants. Ainsi, le premier abus de la volonté ayant entraîné
la condamnation et l'endurcissement du mauvais ange
jusqu'à le rendre désormais incapable d'un bon désir, pourquoi Dieu, sachant bien user de lui, n'eût-il pas permis qu'il
tentât le premier homme créé droit, c'est-à-dire avec une
bonne volonté? L'homme était créé dans des conditions
telles que s'appuyant sur l'assistance divine, il devait vaincre
le mauvais ange ; mais au contraire être vaincu s'il délaissait
son Créateur et son appui, pour se complaire orgueilleusement en lui-même. Le mérite eût été dans la volonté droite
soutenue de la grâce ; comme le démérite est dans la volonté
déréglée qui abandonne Dieu. Et s'il était impossible à
l'homme de placer sa confiance dans l'assistance de Dieu
sans cette assistance même, s'ensuit-il qu'il ne fût pas en son
pouvoir de renoncer, par une vaine complaisance en soi, aux
prévenances de la grâce ? Il ne dépend pas de nous, il est
vrai, de vivre en cette chair mortelle sans le secours des ali-
Livre XIV
ments, mais il dépend de nous, le suicide le prouve, de
renoncer à cette vie même ; ainsi il n'était pas au pouvoir de
l'homme de bien vivre, même dans le paradis, sans l'assistance divine ; mais il était en son pouvoir de mal vivre, à la
condition toutefois d'encourir la perte de sa félicité et la
peine qui devait s'ensuivre. La chute de l'homme ne pouvant donc échapper à la prévoyance de Dieu, pourquoi n'eûtil pas permis à la jalouse malignité de l'ange de le tenter?
Infailliblement ceitain de la défaite de l'homme, mais non
moins assuré que sa postérité, à l'aide de la grace, et à la plus
grande gloire des saints, triompherait un jour du démon luimême. Ainsi nul des événements futurs n'a pu se dérober à
la prescience de Dieu, mais cette prescience n'a nullement
nécessité le péché ; et toute la distance qui sépare la présomption de l'être créé et la protection divine, les créatures
raisonnables, l'ange et l'homme, l'ont mesurée par leur
propre expérience. Qui donc oserait croire ou dire qu'il n'a
pas été au pouvoir de Dieu de prévenir la chute de l'ange et
de l'homme? Mais il a préféré ne rien soustraire à leur
liberté afin de montrer tout ce que peut leur superbe pour le
mal, et sa grâce pour le bien.
XXVIII. Deux amours ont donc bâti deux cités, l'amour
de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l'amour de
Dieu jusqu'au mépris de soi, la cité de Dieu. L'une se glorifie en soi, et l'autre dans le Seigneur. L'une demande sa
gloire aux hommes, l'autre met sa gloire la plus chère en
Dieu témoin de sa conscience. L'un, dans l'orgueil de sa
gloire, marche la tête haute ; l'autre dit à son Dieu : << Tu es
ma gloire et c'est toi qui élèves ma tête99.» Celle-là, dans ses
chefs, dans ses victoires sur les autres nations qu'elle
dompte, se laisse dominer par sa passion de dominer. Celleci nous représente ses citoyens unis dans la charité, serviteurs mutuels les uns des autres, gouvernants tutélaires,
sujets obéissants. Celle-là dans ses princes, aime sa propre
force. Celle-ci dit à son Dieu : « Seigneur, mon unique force,