RANDONNEES EN MONTAGNE ET SUR GLACIER DANS LES

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RANDONNEES EN MONTAGNE ET SUR GLACIER DANS LES
RANDONNEES EN MONTAGNE ET SUR GLACIER DANS
LES ANNEES 1880
de Charles Rabot
Le Club alpin norvégien m’a fait le très grand honneur de me demander d’écrire un
article pour leurs annales qui ont cette année pour thème principal Helgeland, et cela
m’est une joie de répondre à leur proposition en lui envoyant quelques pages retraçant
mes souvenirs de voyage dans les années 1880.
De 1881 à 1885, j’ai traversé le Nordland de Store Børgefjell à Folden, et plus
particulièrement le glacier de Svartisen. Il y a cinquante ans, les voyages dans cette
partie du nord de la Norvège présentaient un intérêt qu’ils n’ont plus maintenant. À
cette époque, la géographie de ce comté était pour ainsi dire inconnue. La seule
représentation géographique qui existât alors était une carte de la Norvège du nord
établie par Munch, à partir de renseignements ; sur cette carte, de grandes parties de
massifs montagneux étaient laissées en blanc ou reproduites de manière tout à fait
inexacte. C’est pourquoi il était possible, en ce temps-là, de faire de vraies découvertes
dans le Nordland. Par ailleurs, aucune activité industrielle ne s’y était encore implantée,
à l’exception de Hattfjelldalen où se trouvait une entreprise anglaise d’exploitation
forestière. La situation a bien changé depuis, cependant ce qui n’a pas changé c’est que
Helgeland reste à mon avis la plus belle région de Norvège, autant par son aspect
grandiose que par la variété remarquable de ses paysages. Dans la vallée de
Hattfjelldalen s’étend le lac de Røsvatn, le plus impressionnant de la péninsule
scandinave. Par une belle soirée d’été, vue du sommet de Kjerringtind sur la rive nordouest, cette immense surface d’eau entourée de forêts et de sommets enneigés fait une
forte impression, respirant la majesté et la solitude. Après cette vision grandiose et
saisissante, l’on est ravi de découvrir la vallée menant à Korgen avec ses forêts de toute
beauté et ses rivières puissantes qui tantôt se précipitent dans des chutes d’eau et des
rapides, tantôt s’étalent paisiblement, et puis tout en haut de la vallée, au-dessus de
toute cette verdure, les glaciers scintillent et les cimes des Okstindene se dressent
fièrement, constituant l’un des plus beaux massifs montagneux de Norvège. Pour citer
quelques-uns des sites d’une beauté incomparable du Sør-Rana, je mentionnerai pour
finir Renforsen à la rivière de Bjerka, une des cascades les plus pittoresques de toute la
Norvège. En remontant plus au nord, la vallée de Dunderlandsdalen offre une série tout
aussi surprenante de paysages curieusement très verdoyants malgré la latitude, et pour
contraster avec cette nature luxuriante et gaie, on a l’étendue désertique du glacier de
Svartisen, des vallées arides de haute montagne, des glaciers avec enfin leurs petites
calottes glaciaires qui nous rappellent qu’on se rapproche des régions arctiques.
En juillet 1880, j’ai embarqué à Trondheim pour le Cap Nord. À cette époque-là, on
ne pouvait pas faire ce voyage sans les bateaux des postes qui deux fois 1 par semaine
assuraient la liaison le long de la côte. Le voyage était long : quatre jours jusqu’à
Hammerfest, tandis que le bateau s’arrêtait toutes les heures et demie ou toutes les deux
heures dans un port pour le courrier ou pour déposer ou prendre des marchandises et
des passagers. Cette lenteur offrait au touriste deux avantages : il lui donnait la
possibilité de vivre au plus près des conditions de vie particulières qui régnaient dans
l’archipel et les fjords, et de lier connaissance avec les Norvégiens qui constituaient la
majorité des passagers, à savoir des gens du Nordland, du comté de Troms et de
Finnmark qui rentraient chez eux après un voyage plus au sud du pays. Les habitants du
Nordland éprouvaient une sorte de satisfaction de voir des étrangers visiter leur
lointaine contrée et ils s’évertuaient de leur mieux à leur venir en aide et leur offrir
l’hospitalité. De cette manière, les touristes entraient en contact avec la population et
bientôt ils ressentaient une forte amitié à leur encontre qui, par la suite, en tissant des
liens plus étroits, se transformait en haute estime pour leur caractère. Les longs voyages
de l’époque permettaient au touriste d’avoir une connaissance plus approfondie que les
rapides voyages en mer d’aujourd’hui.
Deux jours après Trondheim, le bateau des postes arrivait devant l’île de Grønnøy.
C’était par une de ces magnifiques journées ensoleillées au nord qui est comme un
Le bateau de Hambourg assurait la liaison Hambourg – Vadsø et le bateau de
Christiania la liaison Christiania – Hammerfest et jusqu’au Cap Nord pendant la période
du soleil de minuit. Les deux lignes étaient gérées par les compagnies associées B. D. S. et
N. D. S. En 1880, il existait une troisième compagnie, Nordlandske Selskap, qui cessa ses
activités peu après.
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monde féérique de lumière et qui, sous le cercle polaire, donne l’impression que la
nature se contredit. Au-delà des chaînes montagneuses baignées de lumière, un grand
glacier scintillait sur un haut plateau, sous un ciel d’un bleu infiniment délicat. Telle a été
ma première vision du Svartisen. Il y a cinq ans, ce vaste plateau gelé était terra
incognita. D’après la carte de Munch, il semblait s’étendre de l’océan, à partir de
Dunderlandsdalen et du Beiarfjord jusqu’au Sjonafjord. Des autorités compétentes en
géographie estimaient sa superficie entre 600 et 800 km2 et la considéraient comme
étant le deuxième plus large glacier après le Jostedalsbreen sur le continent européen.
Un seul chercheur, Christian Martini de Seue, l’auteur d’un essai important sur le
Jostedalsbreen, avait observé le Svartisen en escaladant la montagne d’Ortfjell. En 1873,
ce remarquable explorateur de glacier avait étudié un de ses bras sur le flanc oriental.
Ses observations2 montraient que la forme de la calotte glaciaire était tout à fait
différente de celle qu’on supposait. J’étais en ce temps-là un grimpeur de sommets
enthousiaste ; les années précédentes, j’avais réalisé les premières ascensions de
sommets culminant entre 3000 et 4000 mètres dans les Alpes françaises, et cette
montagne inconnu exerçait une attraction irrésistible sur moi. Par conséquence, j’ai
décidé de m’attaquer à l’exploration du glacier de Svartisen et, avec ce plan en tête, j’ai
débarqué le 9 juillet 1881 à Mo. À cette époque, Mo n’était qu’un hameau avec des
maison pour la plupart peintes en rouge. Elles formaient des taches de couleurs vives
dans un paysage dominé par le vert, avec en arrière-plan les sommets enneigés des
Skavik ; c’est un cadre aussi magnifique que bien des paysages célèbres du même genre
dans la Norvège du sud. J’ai eu comme guide un habitant de Bodø du nom de Hans
Monsen, dont j’avais pu apprécier les grandes qualités l’année précédente. Pendant six
étés, cet homme splendide m’a suivi, comme chef de caravane, « assistant » comme luimême se qualifiait, et j’ai gardé le meilleur souvenir qui soit de tout ce temps que nous
avons passé ensemble.
J’ai suivi l’itinéraire de C. de Seue et je suis arrivé à Lille Røvatn où se rejoignent
trois grandes vallées, verdoyantes tout en bas. Il y a la Svartisdal qui vient de l’ouest, la
Blakkådal du Nord et la Røvassdal du nord-est. Si la première vallée était esquissée sur
Examen du Svartisen et des conditions de température dans certains fjords du
Nordland (Nouveau Revue Scientifique, Christiania 1879)
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la carte de Munch, les deux autres n’y figuraient pas. Du fait de la présence de ces
vallées, l’étendue du Svartisen devait donc être, d’est en ouest, considérablement plus
réduite. D’un autre côté, quelle surprise c’était ! Au lieu de trouver des glaciers et un
paysage stérile comme je m’y attendais, c’était partout verdoyant et charmant.
J’ai traversé la vallée de Svartisdal pour atteindre le lac de Svartisvatn. C’était
vraiment magnifique : une eau verte entourée de parois montagneuses à pic, ornées en
contrebas de bouleaux et de quelques conifères, avec des chutes d’eau innombrables –
j’en comptais 15 sur une distance de 500 mètres – et au milieu de la forêt, un
gigantesque glacier qui descend vers le lac.
En 1881, le glacier avait déposé dans le lac de Svartisvatn un certain nombre de
moraines de fond qui ressortaient de 4 à 5 mètres et qui étaient exclusivement
constituées de sable. Les moraines de fond du glacier d’Enganbreen sont composées des
mêmes éléments ; quand de fortes bourrasques soufflent sur ce glacier-ci, ils font
s’élever de ces dépôts des nuages de poussière qui vous aveuglent comme le vent
brûlant du désert. Pendant que je progressais sur le glacier du Svartisbreen, la pluie m’a
surpris. Et cela a duré plus d’une semaine et c’est par un terrible mauvais temps que j’ai
atteint Bjellånes, puis Soløy dans la vallée de Beiardalen. Si le brouillard me dissimulait
presque tout le temps les montagnes, je parvins néanmoins au cours de cette promenade
à un résultat très important : j’ai trouvé le guide indispensable pour l’exploration du
glacier de Svartisen dans la personne d’un lapon du nom de Jon, un agriculteur à
Tollådal. La conversation que j’ai eue avec lui m’a convaincu qu’il connaissait à fond
cette région montagneuse. Autrefois, la plupart des habitants du Helgeland ne savaient
rien des montagnes qui côtoyaient pourtant de près leurs habitations. Comme ils ne
pouvaient pas, à la différence des montagnards suisses, pratiquer l’élevage à grande
échelle à cause du long hiver, et comme ils trouvaient à proximité de leurs fermes
suffisamment de pâturages pour les quelques bêtes qu’ils possédaient, ils ne
s’aventuraient pas dans ces montagnes où ils n’avaient rien à gagner. Pour eux, la
montagne était comme un pays maléfique, le pays des trolls, de même qu’au 18ème et
19ème siècle, les sommets enneigés étaient des montagnes maudites pour les habitants
des vallées haut perchées des Alpes et des Pyrénées. Au cours de mes voyages, seuls les
Lapons, qui travaillaient la terre autour de la région montagneuse de Svartisen,
connaissaient ces territoires pour les avoir traversés du temps où ils menaient leurs
troupeaux de rennes. J’ai donc eu recours à deux de ces autochtones, Jon de Tollådal et
Klemet Persa de Leirskardal dans le massif des Okstindene, et c’est grâce à eux que j’ai
pu explorer le glacier de Svartisen. Tous deux étaient d’une rare intelligence et avaient
au plus haut point le sens de l’orientation et de l’observation. En ce qui concerne les
capacités intellectuelles, ces Lapons étaient supérieurs à bon nombre de paysans dans
d’autres pays d’Europe. C’étaient des hommes de terrain auxquels on pouvait se fier et
des guides extraordinaires, sauf bien sûr sur les glaciers. Jamais je ne les ai vus hésiter
pour choisir une direction ou pour trouver un passage à gué, ils avançaient droit dans la
montagne, comme s’ils suivaient une route de campagne. Si par ex. la caravane avait un
cheval pour le transport des bagages (un cheval de bât), il s’agissait de ne pas le quitter
des yeux ; sinon le Lapon entraînait l’animal dans des éboulis où il pouvait facilement se
casser les jambes. « Les rennes peuvent facilement passer par là », répondit-il toujours
quand on lui en faisait la remarque. Il ne faisait aucune différence entre ces deux sortes
d’animaux.
En 1882, je me suis installé à Soløy avec Hans Monsen et le Lapon Jon de Tollådal
comme « gens du coin ». La partie méridionale de la vallée de Beiardalen est d’une
beauté inouïe : des forêts émaillées de pâturages et de champs cultivés et, en arrièreplan, l’imposant massif montagneux du Høgtind.
L’ascension très aisée du sommet du Høgtind est particulièrement intéressante
parce que le panorama d’en haut englobe une région très étendue ; jamais je n’ai vu
aussi loin d’un sommet du Nordland. À 5 heures du matin, quand j’ai atteint le point
culminant, l’air était parfaitement limpide et toutes les montagnes étaient visibles, des
montagnes de Lofoten jusqu’au sud de Rana.
En haut sur cette montagne, j’ai constaté des choses importantes. Au lieu de la
surface de glace d’un seul tenant qu’on imagine entre la vallée de Dunderlandsdalen et
l’océan, j’ai découvert trois parties montagneuses distinctes, séparées par une
dépression qui s’étire direction nord-sud et qui a été créée par Arstaddal et une autre
vallée que l’on apercevait dans son prolongement.
Il y a d’abord à l’ouest de la vallée d’Arstaddal un groupe de glaciers de faible
étendue, puis entre cette vallée et celle de Beiardalen des plateaux recouverts de
glaciers qui, au sud, se rejoignent pour former une calotte glaciaire en très haute
altitude ; enfin, à l’ouest de cette dernière partie montagneuse, l’on a un très grand
plateau glaciaire, une banquise3 à petite échelle dont le flanc septentrional donne sur un
grand lac qu’il recouvre de blocs de glace flottant (Stor-Glåmvatn).
Pour explorer le terrain de plus près, je suis parti du gîte de Hemningshytten
(Beiardal) jusqu’au Glåmfjord. J’ai grimpé sur les plateaux recouverts de glace au sud du
Høgtind et j’ai atteint Arstaddal par la vallée du Nord-Habresdal. Le passage entre les
glaciers ne présentait pas la moindre difficulté, par contre le passage d’Arstadåga n’a pas
été facile. À cette époque, où il n’existait pas de carte précise de cette région, les rivières
de montagne formaient le plus grand obstacle pour la randonnée en montagne, car on ne
pouvait ni deviner leur direction ou savoir où étaient les plus grosses rivières.
Heureusement, je ne pesais alors que 54 kilos, donc c’était un jeu pour mes guides
norvégiens de me prendre sur leur dos pour traverser. Une fois arrivés sur le côté
gauche d’Arstadåga, nous avons marché au pied des parois à pic dont les sommets
étaient couverts de corniches de glace. Sous la pluie et des températures clémentes,
c’étaient de vrais épées de Damoclès ! Arstaddal nous a conduits à un plateau d’une
étendue inimaginable, d’une hauteur moyenne de 300 à 500 mètres d’altitude et qui
descend en pente douce vers la vallée de Sundfjorddalen. Recouvert d’importantes
masses de neige dans la partie orientale, constellé de grands lacs, troué par des
centaines d’« étangs », avec toute la chaîne de pics scintillants comme un miroir au
soleil, cette montagne donne une impression de solitude saisissante. À l’exception de
quelques Lapons avec leurs rennes et quelques Norvégiens venus ici pêcher dans les
lacs, personne n’avait encore été dans ce coin de désert nordique. Le fait que les
animaux sont si dociles prouvent d’ailleurs qu’ils n’ont guère croisé d’hommes sur ces
territoires. Tandis que je dessinais, une perdrix s’est approchée de moi ; même quand je
me suis relevé, elle ne s’est pas envolée.
Au sens propre du terme, il s’agit moins de banquise (« innlandsis ») que d’un
« Hochlandeis ». Si j’utilise cette appellation, c’est parce qu’elle exprime davantage
l’apparence de ce glacier.
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Au début de la troisième étape, nous devions franchir un gros affluent qui se jette
dans le Felvatn, une rivière tumultueuse qui formait une série de tourbillons et des
chutes d’eau au bruit assourdissant. Le son de ces passages au fort courant ne me disait
rien qui vaille. Comment allions-nous pouvoir franchir ça à pied ? Le Lapon n’a rien
répondu quand la question lui a été posée. Comme nous n’étions qu’à quelques mètres
de cet obstacle, il s’est arrêté et nous a montré avec un sourire en coin, un magnifique
pont en terre qui franchissait la rivière déchaînée. Pour être au courant de ce détail
topographique, il faut connaître à fond toute cette région, et pour tomber juste sur ce
passage au milieu d’une montagne uniforme, il faut être doué d’un sens de l’orientation
hors du commun. Quelques heures plus tard, nous avons atteint, au pied du glacier de
Glåmbre, un défilé étroit à partir duquel des pentes très raides nous ont conduits jusqu’à
la ferme Glåmen, tout au fond du Glåmfjord.
Avec ses hautes parois rocheuses, entouré de glaciers et de silhouettes de sommets,
ce fjord doit être considéré comme l’un des plus grandioses du Nordland.
En 1882, la partie supérieure du Glåmfjord n’était pas encore sillonnée par le
moindre bateau et se trouvait, de ce fait, coupé du reste du monde. Cela explique la
frayeur du paysan de la ferme Glåmen quand il nous entendit vers minuit frapper à sa
porte. Des gens venant à une heure pareille et de la montagne de surcroît, ne pouvaient
être que des voleurs ou des trolls. Qu’il y eût un Lapon dans notre groupe et ce que
Monsen lui expliqua le rassurèrent cependant. « Nous parcourons les montagnes pour
les mesurer », expliqua Monsen. « Pour un travail comme ça, je suis sûr que vous devez
gagner beaucoup d’argent », répéta le paysan plusieurs fois. Dans les fermes isolées,
mon arrivée provoquait toujours une certaine frayeur, mais passé le premier moment de
surprise, l’accueil était chaleureux et tous se mettaient en quatre pour m’être agréables.
Après une excursion au Holandsfjord qui fut ratée à cause de la pluie4, je repris le
chemin de Beiardal et je suis parti plus au sud de la route que j’avais prise à l’aller,
contournant le lac de Fykanvatn, les vallées de Vegdalen et Gråtådalen.
Lors de cette balade, j’ai pu voir le grand lac de Stor-Glåmvatn, le plus magnifique lac
de glacier et je suis arrivé sur le plateau nord de ce lac où les phénomènes karstiques
Les étés 1881 et 1882 furent très humides. En 1882, je notais du 13 juillet au 20 août
pas plus de 4 à 9 jours de beau temps.
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sont très développés. La montagne Kalkfjellet qui forme ce plateau est entièrement
trouée de grottes où disparaissent les masses d’eau. La vallée de Vegdalen, cette
profonde dépression en travers des plateaux au sud de Høgtind est, comme son nom
l’indique, un ancien chemin qu’empruntaient les Lapons avec leurs rennes.
Après ces deux incursions à l’ouest, il ne restait plus qu’à explorer le flanc est du
Svartisen. Dans ce but, je suis remonté en passant par la vallée de Beiardalen, sous un
beau clair de lune. Cette longue vallée est monotone, mais comme elle est verte ! Ces
forêts vous donnent l’impression de sortir d’un paysage dans les Vosges ou le Jura,
pendant que les glaciers de Høgtind, avec leur éclat nocturne, pâle et clair comme du
cristal, paraissent une vision d’un autre monde.
Cette fois, outre Monsen, j’avais avec moi deux Lapons, Jon de Tollådal et son fils.
Une telle composition de caravane n’est pas à recommander. Quand les Lapons voient
qu’ils sont en majorité ou simplement en nombre égal, ils font ce qu’ils ont envie. Tant
qu’on n’a pas franchi le dernier buisson, ils s’arrêtent à tout instant pour une pause café,
ce qu’ils appellent « Kåka Kaffe ». Une fois qu’on a passé la frontière des arbres, on
avance rapidement.
Le 7 août, après avoir quitté notre campement à l’extrémité de la vallée de
Beiardalen, nous sommes montés à travers une gorge, 300 mètres plus haut, et avons
découvert aussitôt un nouvel horizon complètement recouvert de neige et de glace. À
droite, s’étendait un magnifique glacier décrivant un large cercle, qui s’ouvrait vers une
petite vallée entièrement enneigée en direction nord-sud, et se jetait dans un lac gelé,
Tjåmotis Jauri. Au premier coup d’œil, on aurait pu croire que l’eau fondue du glacier
aurait pu déboucher dans ce lac. En fait, pas du tout. À son extrémité nord-est, une
rivière tumultueuse se jetait dans la vallée de Beiardalen à travers la gorge que nous
venions de passer. L’on a ici un parfait exemple de ce que les géographes appellent un
phénomène de compensation.
À partir du glacier, j’ai escaladé un dôme de glace, à exactement 1570 mètres sur la
carte topographique. Il doit y avoir une vue extraordinaire du sommet, mais
malheureusement le brouillard nous a empêchés de voir ce jour-là, comme cela arrivait
souvent en 1882 ; j’ai cependant pu photographier la vallée d’Østre Glåmdal qui sépare
les deux grandes parties du Svartisen.
Le lendemain matin, je suis arrivé à Tjåmotis Jauri, qui constitue un parfait paysage
polaire avec sa surface recouverte de glace et les glaciers autour. C’est un point de
départ idéal pour les ascensions dans la partie centrale du Svartisen. Ensuite je suis
arrivé à la célèbre vallée de Blakkådal, dont on m’avait parlé pendant un an. C’était une
grande vallée monotone sans intérêt. En 1882, le premier glacier qui débouche sur le
côté gauche, arrivait presque jusqu’à Blakkåga. Comme la vallée de Blakkådal est fermée
en partie basse par des précipices inaccessibles, les Lapons m’ont assuré que pour en
sortir, nous devions escalader les montagnes à droite, pour atteindre Tveråmo dans la
vallée de Svartisdalen en passant par la vallée de Brundalen. En chemin, nous avons
rencontré un lappekåte. Naturellement, nous avons fait une halte plus longue à cet
endroit. Les kåtene sont des « salons » où l’on s’arrête pour discuter, ce sont les cafés de
la montagne. Là, on bavarde longtemps sur la famille et les amis, et on apprend les
nouvelles tout en buvant du café. La fête est, en d’autres termes, totale.
À partir de Tveråmo, je me suis rendu à Melfjord et j’ai grimpé en chemin la
montagne de Burfjell, un point de vue superbe assez facile d’accès, juste en face des
glaciers du sud, dans les parties à l’ouest et au centre de Svartisen.
Le Melfjord est incroyablement sauvage. Dans sa partie supérieure, les flancs des
montagnes s’élèvent par étages comme des constructions cyclopéennes, qui parfois se
penchent au-dessus de la surface de l’eau, tandis que les autres endroits sont creusés,
traversés de sillons et sculptés comme des chapiteaux lourdauds. Encore plus
impressionnant est son fjord voisin, le Nordfjord, une large crevasse de 800 à 1000
mètres entre les parois montagneuses s’élevant à 900 et 1200 mètres, et avec un
immense glacier tout au fond. J’ai terminé mes observations l’été 1882 en entreprenant
une ascension rapide de la montagne entre le Nordfjord et le Værangsfjord, qui permet
de donner un chemin d’accès facile à la glace du Svartisen.
Mon voyage en 1883 comprenait l’ascension de plusieurs sommets à la périphérie
du Svartisen : le Strandtinden, Ørtfjell et Helgelandsbukken. Le premier de ceux-ci que
j’ai grimpé avec le capitaine Grimsgaard de l’institut de mesures géographiques de
Norvège, envoyé pour trianguler les environs, n’offre pas grand intérêt pour ce qui est
de la vue, sauf vers l’archipel. La partie montagneuse à Ørtfjell est en revanche
extrêmement pittoresque. Pour y arriver, j’ai dû traverser à nouveau la vallée de
Dunderlandsdalen, cette fois en très agréable compagnie, avec le professeur Sophus Lie,
entre-temps décédé. Cet illustre scientifique était absolument charmant ; son naturel et
sa prévenance formaient un contraste saisissant avec le comportement de bulldozer
affiché par certains savants actuels dans d’autres pays. Sur l’adret du Ørtfjell, on
remarque d’imposantes couches karstiques dans lesquelles d’innombrables cours d’eau
disparaissent. Le lac de Ørtvatn, quand j’étais passé à côté, ne présentait aucun
écoulement visible. À son extrémité à l’est, il y avait un gouffre profond qui, cette fois,
était à sec et qui peut sans doute recevoir des masses d’eau du lac, quand l’eau monte
trop. De l’autre côté de ce gouffre part un ancien lit de rivière creusé dans la roche.
Le 17 juillet, j’ai installé le camp dans la vallée d’Eiterådalen où la carte
topographique, par ailleurs si exacte, n’indique pas un seul lac, et le lendemain, j’ai
escaladé la montagne d’Ørtfjell (1442 m) d’où j’ai pu découvrir la vallée de Stormdalen
et ses flancs, tout un réseau désert qui débouche sur d’autres vallées jusqu’ici
inexplorées. Comme le panorama vers le nord-est était en partie caché, j’ai entrepris le
lendemain l’ascension d’un autre sommet, à 2500 m au nord-ouest du premier,
vraisemblablement le Tveråfjell sur la carte topographique. De là, la vue est splendide
sur la chaîne de montagnes entre les vallées de Blakkådalen et d’Østre Glåmdalen, et sur
le petit massif appelé Svartisfjellet sur la carte. Ce dernier dôme de glace est interrompu
dans la dépression Kvannevasdalen – Bergslåtsdalen par une paroi rocheuse à pic d’où
tombe une chute d’eau sauvage.
Pour mon exploration d’Ørtfjell, j’ai installé le camp le 18 juillet à une hauteur de
1250 m. Ce jour-là, à onze heures du soir et à cette altitude, le thermomètre indiquait
+9°C. Sur les glaciers dans le Nordland, je n’ai jamais observé de températures
négatives ; au contraire, j’ai plusieurs fois relevé des températures relativement élevées.
Sur le glacier d’Enganbre, j’ai noté le 29 juillet à minuit +16°C, alors que le foehn soufflait
et +13°C quand de nouveau il n’y avait plus de vent. En montagne, dans la Norvège du
nord, il n’y aura pas de grande différence de température dans la journée comme c’est le
cas à 3000 mètres d’altitude ou plus encore dans les Alpes.
L’ascension du Helgelandsbukken est à côté de celle du Høgtind la plus intéressante
qu’il m’ait été donné de réaliser dans le Nordland. C’était le 28 juillet que j’ai atteint le
sommet ; le soleil brillait et quand la lumière aveuglante tombait sur les sommets, ceux-
ci se découpaient avec une clarté qui peut tout à fait se mesurer à celle qui rend les
paysages au bord de la Méditerranée si célèbres. On loue toujours la splendeur des
couleurs dans les pays du sud. En Norvège aussi, le soleil est un grand magicien.
Le panorama que l’on a du haut de Helgelandsbukken, est saisissant pour le
voyageur habitué à l’horizon morcelé des Alpes. L’on voit devant soi une immense plaine
glaciaire sur un plateau qui s’étend de Østre Glåmdal jusqu’à l’océan et de StoreGlåmvatn jusqu’à Melfjord, soit un glacier, un innlandsis, de 25 km de long et 20 km de
large. J’aurais bien aimé marcher sur cette superbe étendue de glace qu’aucun pied
humain n’avait encore foulée, mais il aurait été imprudent de ma part de m’aventurer
sur ses crevasses, guidé par des hommes qui n’avaient pas la moindre expérience de
randonnée sur glacier.
L’année suivante, en 1884, j’escaladai le Høgtuva (1273 m), une ascension elle aussi
très facile qui permet d’avoir une vue d’ensemble sur le lac Langvatn et les deux grandes
parties du glacier de Svartisen. Ce sommet consiste en une longue surface parfaitement
horizontale, un débris de pénéplaine qui, dans des temps géologiques lointains, formait
la surface de la Norvège et dans l’épaisseur de laquelle ont été creusés les fjords et les
vallées. D’autres fragments et le vieux sol se voient distinctement sur la chaîne de
montagnes entre Glåmfjord – Bjærangsfjord et sur la pente sud-ouest du
Helgelandsbukken. Enfin, on voit le plateau incroyablement plat qui supporte le glacier
du Svartisen, de même qu’une partie du vieux substrat du pays ; des montagnes
arrondies qui se dressent dans la partie supérieure du glacier d’Enganbre, ont à cet
égard une forme très caractéristique. Après Høgtuva, j’ai escaladé un des sommets au
sud de la partie ouest du Svartisen, entre Melfjord et Sør-Glåmdalen. Je suis parti de
Fisktjønnmo, ai contourné le sommet de Storvasstind et ai installé le camp à Evendal. Un
terrain extrêmement accidenté ; la montagne est découpée par des gorges étroites,
direction est-ouest. La vue du lac de Storvatn à Melfjord avait quelque chose
d’inquiétant. Il était onze heures du soir. À une heure aussi tardive, lorsque la gorge
n’était plus éclairée, on aurait dit qu’un abîme s’était ouvert en plein milieu des
montagnes.
Le 9 juillet, j’ai escaladé un sommet, indiqué à une altitude de 1435m, faisant partie
de la chaîne des Skaviktindene. L’homme de Fisktjønnmo qui m’accompagnait donnait
ce nom à tous les sommets au sud de Melfjord. À partir de ce sommet, on voit le chaos de
glace le plus grandiose qu’on peut imaginer ; une large dépression remplie de blocs de
glace disloquée qui, d’un côté, flottent vers Melfjord, de l’autre vers Sør-Glåmdal et, en
face de nous, des franges de glace venant de l’innlandsis sont suspendues au-dessus de
l’abîme blanc.
Après ce périple, je suis passé par le lac de Sør-Glåmvatn dans la vallée d’Østerdalen.
Ce lac, situé dans un creux de roche calcaire, continue sous terre pour déboucher dans
une gorge profonde qui est ouverte dans sa partie basse et forme un « malstrøm ». Pour
finir, je mentionnerai l’approvisionnement du lac de Langvatn par Sør-Glåmåga qui
rassemble les masses d’eau arrivant des glaciers des deux grandes formations glaciaires
du Svartisen qui sont le plus au sud. On tient là un très bon exemple de recul du glacier.
D’après les dires des connaisseurs du coin, ce mouvement ne peut que s’accélérer : il y a
cent cinquante ans, disent-ils, le lac de Langvatn arrivait jusqu’à Ravnåen, tandis
qu’aujourd’hui il se trouve à une distance de plus de deux kilomètres.
L’ascension d’un des sommets des Skaviktindene a marqué la fin de mon exploration
des parties du glacier de Svartisen. À l’aide des observations que j’ai rassemblées, j’ai pu
dessiner un croquis typographique qui, pour la première fois, a rendu compte des traits
les plus généraux de cet intéressant site glaciaire. L’esquisse est publiée dans le grand
atlas de Vivien Saint Martin et dans celui de Schrøder, ainsi que dans mon livre « Au Cap
Nord ».
Un demi-siècle s’est écoulé depuis que j’ai gravi les sommets du Helgeland, mais
mon souvenir est resté aussi vivace qu’au premier jour. Mes yeux sont encore éblouis
par les effets merveilleux de couleur qui donnent au Nordland sa beauté et sa poésie ; en
outre, j’ai conservé pour ses habitants une profonde admiration et une sympathie
immuable. À l’époque où je voyageais, le pays n’avait eu que des contacts sporadiques et
tardifs avec le monde extérieur et il était préservé de toute industrie. C’est pourquoi les
gens ici menaient la même vie que leurs ancêtres avaient vécue pendant des siècles ; ils
vous donnaient ainsi l’impression d’une autre époque de l’humanité, tout en surprenant
l’étranger par leur haute culture. Ces personnes qui s’étaient égarées entre les
montagnes sauvages, possédaient une éducation et une envie d’apprendre qui n’existait
pas chez des gens du même niveau social ailleurs en Europe. D’ailleurs ils se
distinguaient par une série de qualités rares : une honnêteté à toute épreuve, un solide
bon sens, un besoin d’indépendance qui les rapprochait du peuple montagnard suisse,
un amour de la vérité qui les faisait mériter la plus grande confiance et enfin un don
pour étudier les phénomènes naturels. Helgeland a une nature unique ; ses habitants
sont à compter au nombre de ceux qui font honneur à l’homme.
Légendes
Page 125 : Le glacier de Svartisen vu de Grønnøy
Page 126 : La ferme Glåmdal
Page 127 : Fisktjønnmo
Page 129 : La vallée de Røvassdalen
Page 131 : Aperçu du glacier de Svartisen
Traduction : Helene Hervieu