L`Iran, la démocratie et la nouvelle citoyenneté

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L`Iran, la démocratie et la nouvelle citoyenneté
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L’Iran, la démocratie et la nouvelle citoyenneté
par Farhad KHOSROKHAVAR
| Presses Universitaires de France | Cahiers internationaux de sociologie
2001/2 - n° 111
ISSN 0008-0276 | ISBN 2130520804 | pages 291 à 317
Pour citer cet article :
— Khosrokhavar F., L’Iran, la démocratie et la nouvelle citoyenneté, Cahiers internationaux de sociologie 2001/2, n°
111, p. 291-317.
Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France .
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L’IRAN, LA DÉMOCRATIE
ET LA NOUVELLE CITOYENNETÉ
par Farhad KHOSROKHAVAR
Farhad Khosrokhavar
Iran, nouvelle citoyenneté, démocratie
RÉSUMÉ
Trois mouvements sociaux caractérisent la société iranienne d’aujourd’hui. Le premier
est le mouvement des étudiants, qui combine des revendications culturelles pour une société
plus ouverte avec des demandes politiques pour une société plus libre, dans laquelle la participation active des citoyens à la scène politique devrait être reconnue. Le second mouvement
est celui des femmes, par lequel des femmes d’âge moyen ainsi que la nouvelle génération
expriment leur demande pour une société moins discriminatoire vis-à-vis des femmes. Le
troisième mouvement est celui des intellectuels, par lequel de nouvelles interprétations de
l’islam mettent en question la nature théocratique du régime politique en vigueur. Contrairement aux mouvements des années 1970, qui débouchèrent sur la révolution islamique
de 1979, les nouveaux mouvements sociaux en Iran ont une forte dimension démocratique.
Ils sont « protodémocratiques » dans le sens où ils revendiquent l’ouverture du système politique au nom d’une nouvelle version de l’islam, moins holistique, plus individualiste, séparant le registre de la spiritualité religieuse de celui du politique.
Mots clés : Mouvements sociaux protodémocratiques, Mouvement des
intellectuels, Mouvement des femmes, Mouvement des étudiants, Théocratie
islamique, Société postislamique.
SUMMARY
Three social movements characterize today’s Iranian society. The first is the students’ movement which combines cultural demands for a more open society with a political one, for a freer society in which the citizens’ participation to the political system
should be recognized. The second is the womens’ movement, through which middle-aged
women and the younger generation express their claim for a less gender-discriminating
society. The third movement is the intellectuals’ movement, in which new interpretations
of Islam put into question the theocratic nature of the political regime. Contrary to the
movements of the 1970s that ended up in the Islamic Revolution of 1979, the new
social movements in Iran have a strong democratic dimension. They are « protodemocratic » in the sense that they ask for the opening of the political system in the name of a
new version of Islam, less holistic, more individualistic, separating the realm of religious
spirituality from the arena of the politics.
Key words : Proto-democratic social movements, Intellectuals’ movement,
Womens’ movement, Students’ movement, Islamic theocracy, Post-islamic
society.
Cahiers internationaux de Sociologie, Vol. CXI [291-317], 2001
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Farhad Khosrokhavar
La protodémocratie
On entend par protodémocratie un régime politique qui présente certains traits démocratiques et la probabilité de s’acheminer,
dans un avenir plus ou moins prévisible, vers des formes sensiblement plus démocratiques. Les critères les plus pertinents pour
l’accès à la protodémocratie sont un espace politique de plus en plus
influencé par le vote populaire, des institutions qui donnent au suffrage universel un poids important dans les processus politiques, la
constitution de nouvelles élites cherchant leur légitimité non pas
dans les hiérarchies traditionnelles ou bureaucratiques, mais dans
leur capacité d’agrégation des voix populaires en relation au verdict
des urnes, la marginalisation progressive des élites antidémocratiques, la constitution d’un espace public de plus en plus articulé et
l’apparition, dans la société, d’un état d’esprit fait de tolérance et de
définition non substantive de la vérité1. Cette définition suppose
d’une part, la présence d’importantes caractéristiques démocratiques
(comme la possibilité d’exprimer par son vote son point de vue
politique), la probabilité escomptée d’un surplus de démocratie dans
l’avenir et surtout, la présence d’acteurs ou de sujets qui poussent
vers la démocratisation de la société.
On peut envisager une échelle à trois degrés, selon que les systèmes politiques sont démocratiques, protodémocratiques ou non
démocratiques. Selon cette conception, de nombreux systèmes
politiques au monde et notamment dans le monde musulman sont
non seulement dénués de dimension démocratique, mais aussi, pro1. Dans le cas iranien, comme on le verra, nombre de ces ingrédients sont présents, nombre d’autres n’étant pas suffisamment développés. Il en est ainsi des institutions démocratiques. Le Parlement et le président de la République sont élus au
suffrage universel et représentent le pôle démocratique des institutions politiques en
Iran. Mais d’un autre côté, il existe des institutions majeures non démocratiques,
voire antidémocratiques, comme le Conseil des gardiens (qui doit confirmer
l’islamité des lois votées au Parlement), le Conseil du discernement des intérêts
supérieurs (qui doit trancher, en cas de litige, entre le Parlement et le Conseil des
gardiens), l’office du Guide de la révolution ainsi que l’appareil judiciaire, qui limitent de manière très restrictive la portée des deux institutions démocratiques mentionnées. Quant à la tolérance, dans les nouvelles générations et chez les groupes
d’intellectuels réformateurs, elle est présente, mais pas dans l’élite politique des
groupes conservateurs. Enfin, on assiste à une marginalisation des nouvelles élites
politiques « protodémocratiques » par les groupes conservateurs qui accentuent ainsi
les faiblesses des institutions démocratiques de la société face aux appareils et les
structures institutionnelles non démocratiques léguées par la révolution. Par ailleurs,
les conservateurs s’appuient sur une définition substantive de l’islam (univocité du
droit et de la vérité, application de la shari’a et sa légitimation par le Vélâyat faghih
(souveraineté du docteur de la loi islamique), alors que les réformateurs entendent
mettre la « vérité » dans le champ social et ne pas l’imposer au nom du sacré à
l’ensemble de la société.
Iran, nouvelle citoyenneté, démocratie
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todémocratique. Tels sont les systèmes politiques syrien et irakien
dans les années 1990 et à l’aube du XXIe siècle. Le système politique
turc est incontestablement protodémocratique ; le système politique
marocain, après la disparition de Hassan II et l’avènement du nouveau roi, présente des signes d’évolution protodémocratique.
L’Iran, après les élections de 1997 et la présidence de Khatami, les
élections municipales de 1999 et celles du sixième Parlement
en 2000, montre une démocratisation croissante malgré les blocages
institutionnels, les fragiles acquis démocratiques étant de plus en
plus menacés par l’assaut des conservateurs contre la liberté de la
presse et les libertés politiques. Il n’en demeure pas moins que l’on
note, dans la plupart de ces sociétés, l’avènement d’un sujet démocratique qui tente de lutter contre un système politique plus ou
moins fermé afin de promouvoir une société plus ouverte.
Les mouvements sociaux de l’Iran moderne
L’histoire de l’Iran moderne, depuis le début du XXe siècle, est
dominée par trois mouvements sociaux de grande ampleur. La
composante démocratique y a été minoritaire dans le cas de la
Révolution constitutionnelle, relativement prégnante dans le cas du
mouvement nationaliste de 1951-1953 et extrêmement faible dans
le cas de la Révolution islamique.
Le premier mouvement collectif est la Révolution constitutionnelle (1906-1911) où l’on voit émerger les idées de liberté (horriyat,
âzâdi) et de justice (revendication des « maisons de justice », édâlat
khânéh), et de la nation (revendication d’une monarchie constitutionnelle où le peuple serait souverain).
Le mouvement se termina dans le despotisme, puis, après la Première Guerre mondiale, par l’avènement de la dynastie Pahlavi qui
ouvrit une longue période de despotisme modernisateur, jusqu’à la
Seconde Guerre mondiale et le départ forcé de Réza chah sous la
pression des alliés. Pendant cette période d’occupation, des formes
protodémocratiques de pouvoir virent le jour en Iran.
La guerre froide et la proximité de l’Iran et de l’Union soviétique (1 500 km de frontières communes) n’ont pas joué en faveur
de la démocratie en Iran.
Le mouvement nationaliste de 1951-1953, malgré son caractère
hétérogène et éclaté, en dépit des dissensions entre les diverses
composantes du Front national (djébhé yé mélli) dans un monde
dominé par la guerre froide, et en particulier dans un Iran menacé
par l’Union soviétique, a eu sa première expérience démocratique
importante avec Mossadegh. Celui-ci prônait l’équilibre négatif,
une sorte de troisième voie marquée par le refus de la voie occiden-
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tale et de la voie soviétique – et proposait une version protodémocratique du politique. Le légalisme de Mossadegh, son respect plus
ou moins grand des processus démocratiques et l’apparition d’un
projet de gouvernement et d’un système politique émanant du
peuple militent pour une interprétation nuancée du mouvement et
surtout, de la reconnaissance d’une dimension indéniablement protodémocratique en son sein, malgré le populisme et les travers liés à
l’émergence de la jeune démocratie au sein d’un système politique
autocratique, marqué par la clôture des villages par rapport aux
villes à cause de l’existence de grands propriétaires fonciers absentéistes et réactionnaires.
La Révolution islamique de 1979 présente une image beaucoup
moins démocratique, du moins à ses débuts. Même si les intellectuels
qui ont contribué à la lancer ont revendiqué la liberté et l’ouverture
du système politique, on peut affirmer que nombre d’entre eux
étaient mus par des idéologies marxistes-léninistes, voire gauchistes
et que la démocratie était identifiée pour la majorité d’entre eux au
formalisme bourgeois1. Le devenir même de la révolution l’éloigne
de la démocratie, et, tout au long des années de la guerre contre
l’Irak (1980-1988) et jusqu’à la première moitié des années 1990, ce
sont les tendances antidémocratiques qui ont le dessus.
Le dernier mouvement populaire iranien montre le paradoxe de
l’histoire de l’Iran moderne. Dans l’ensemble, les transformations
sociale, culturelle et économique de la société par l’État despotique
et modernisateur des Pahlavis ont eu pour conséquence l’essor des
mouvements antidémocratiques après l’échec du mouvement mossadéghiste des années 1950, et ce sont les mouvements de guérillas
gauchistes ou marxistes-islamiques et pour finir, une révolution
populiste, qui en ont été les conséquences. Or, depuis la seconde
moitié des années 1990 on assiste à une inflexion nouvelle dans la
société iranienne : le mouvement révolutionnaire s’épuise et de nouveaux mouvements se profilent à l’horizon qui montrent, chacun à sa
façon, un contenu protodémocratique indéniable : les mouvements
des intellectuels, des jeunes à l’Université et des femmes.
Les mouvements démocratiques :
la nouvelle sécularisation du religieux
La révolution iranienne n’a pas eu pour unique conséquence le
renversement du régime du chah et l’instauration d’un régime
théocratique qui se fonde directement sur la version chiite de
1. Cf. Farhad Khosrokhavar, L’anthropologie de la révolution iranienne, Paris,
L’Harmattan, 1997.
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l’islam. Elle a contribué, à sa manière, à la sécularisation du religieux. Le régime islamique qui a plus de deux décennies, est passé
par quatre périodes distinctes. La première est celle de l’utopie
révolutionnaire où se déploie un pouvoir populiste visant à « remoraliser » la vie sociale par l’application de l’islam (puritanisme révolutionnaire), à exporter la révolution (messianisme révolutionnaire)
et à donner naissance à l’homo novus islamique au sein d’une société
juste, marqué par le hagh (justice, bien, Dieu) 1. La seconde période
est celle de la guerre avec l’Irak (1980-1988) où l’on assiste à la crise
puis à l’effondrement de l’utopie révolutionnaire et progressivement, au noir désespoir des acteurs révolutionnaires : les Bassidji 2
assistent, impuissants, au délitement de la révolution, ce qui
entraîne chez eux la surenchère mortifère dans le sacrifice et dans la
mort en martyr. Une figure spécifique du sujet révolutionnaire
désespéré, en rupture avec l’optimisme candide du début de la
révolution, émerge dans l’espace social où l’effervescence des commencements débouche, désormais, sur une vision obsidionale, en
quête de l’ennemi à abattre, dissimulant son désarroi en incriminant
le monde de tous les maux, mais aussi soi-même, en raison de son
manquement à l’abnégation révolutionnaire et religieuse. La culpabilisation de soi, la dénonciation et l’accusation des autres, la haine
du monde et une vision obsidionale prenant pour cible l’Amérique,
symbole de l’Occident « corrupteur », sont les traits pertinents de
cette subjectivité révolutionnaire en crise.
La fin de la guerre (1988), la mort de Khomeyni (1989) et
l’avènement d’un nouveau groupe au pouvoir sous l’égide du nouveau président de la République Rafsandjani ouvre une nouvelle
ère. Celle-ci est marquée par le désenchantement révolutionnaire,
par la perte du charisme lié au pouvoir (qu’incarnait Khomeyni) et
par une désaffection de plus en plus prononcée des jeunes face à
la scène politique. Celle-ci opère, désormais, comme un principe
d’ordre dans une société où toute mobilisation politique est discréditée en conséquence de l’échec de la révolution. C’est la période
des nouveaux parvenus qui s’enrichissent en monnayant qui son
engagement révolutionnaire, qui son inscription dans les réseaux
de distribution étatique instaurés par la guerre, qui enfin son affiliation aux fondations révolutionnaires qui ont exproprié les biens des
élites du chah et de la cour impériale.
Ce n’est que dans la seconde moitié des années 1990 que l’on
1. Cf. Paul Vieille, Farhad Khosrokhavar, Le discours populaire de la révolution
iranienne, 2 vol., Paris, Éd. Contemporanéité, 1990.
2. Membres de Bassidje, organisation de volontaires qui ont joué un rôle fondamental dans la guerre contre l’Irak de 1980 à 1988.
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assiste à un nouveau rapport au politique dans la société iranienne.
D’un côté, une société marquée par le désenchantement vis-à-vis
de l’islamisme politique, par le rejet de l’activisme politico-religieux
au nom de l’islam, par la perte totale de l’utopie révolutionnaire,
par le discrédit du système politique se prévalant de l’héritage révolutionnaire et par l’usure de toutes les visions révolutionnaires du
politique. Bref, une société postislamiste. De l’autre, un système
politique qui survit aux vicissitudes du temps depuis presque
vingt ans, islamiste dans sa charpente institutionnelle, mais aussi,
dans son esprit global, marqué par la suprématie de vélayat faghih
(souveraineté du docteur de la loi islamique) qui en fait une
théocratie.
On peut s’interroger sur les raisons de l’évolution de la société
qui, révolutionnaire dans les années 1970 et au début des
années 1980, s’est progressivement renouvelée et transformée en
une nouvelle formation sociale, en rupture avec l’idéologie révolutionnaire islamique, désormais ouverte à de profondes réformes.
Le premier constat que l’on peut formuler est que la société
postislamiste et l’État islamiste se sont de plus en plus séparés tout au
long de la guerre, puis après la mort de Khomeyni. Sous la présidence de Rafsandjani et jusqu’aux nouvelles élections présidentielles de 1997, société et État ne sont plus en phase : de plus en plus
de gens, surtout de la nouvelle génération, vivent en décalage par
rapport à l’État. La nouvelle jeunesse, née sous la révolution, n’a
plus les mêmes credo que l’ancienne jeunesse révolutionnaire, ses
parents. De la révolution, elle ne connaît que la pénurie, la cherté
de la vie, le puritanisme et les diverses formes de répression dans
l’espace public. Un désir irrépressible de modernité et de consommation atteint la nouvelle génération. Celle-ci est à mille lieues de
la mentalité révolutionnaire qui animait ses parents, vers la fin des
années 1970. Le régime ne garde, aux yeux de la nouvelle jeunesse,
de son passé révolutionnaire qu’un puritanisme rabat-joie, une corruption de plus en plus répandue qui jure avec l’idéologie
d’abnégation et de dévouement révolutionnaires que la nouvelle
élite dominante préconise à la société : les idées de isâr (abnégation),
de la lutte pour l’islam et contre l’impérialisme rebaptisé Arrogance
mondiale (estékbâr djanâni, en référence à la notion de mostakbar,
arrogant, de registre coranique), ainsi que les autres thématiques de
la révolution, comme le refus de la modernité hédoniste et de la vie
non héroïque, perdent leur attrait, et chacun reconstitue dans la vie
privée ce que l’État lui interdit au nom d’un néo-puritanisme islamiste, beaucoup plus rigide et intolérant que l’islam traditionnel (au
nom de la faiblesse humaine, ce dernier tolère dans le privé ce qu’il
interdit en public).
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Le second constat est la désillusion profonde de toute une génération de jeunes qui est née ou a grandi sous le régime islamiste, et
n’a pas connu directement le régime du chah. Comme dans toutes
les sociétés en voie de développement, la pyramide des âges est très
aplatie sur sa base en Iran, les jeunes formant la grande majorité de
la population, majorité qui n’a pas participé directement à l’utopie
révolutionnaire, n’a pas pris part à la révolution et se trouve devant
un État qui n’est pas paré, comme pour la jeunesse qui avait fait la
révolution de 1979 et qui constitue maintenant la génération des
parents, du prestige de l’islam ou de l’attrait de la révolution. La
nouvelle jeunesse, féminine et masculine confondue, est dans sa
grande majorité au chômage, ne participe à la modernité que par la
consommation (pour la minorité des classes moyennes supérieures)
ou par le rêve de la consommation qu’elle caresse, ou par les pratiques illégales et illicites (la drogue, l’alcool, la participation imaginaire à la modernité occidentale moyennant les vidéocassettes...).
Les jeunes ne sont pas, loin s’en faut, tous animés d’un esprit
démocratique. Mais ils ne partagent pas, non plus, les credo islamistes de l’élite au pouvoir. Ils sont marqués par un grand cynisme à
son égard et n’ont aucun respect pour les mots d’ordre islamistes
que l’État entend faire passer pour l’islam, sans y parvenir.
Depuis le début des années 1990, on voit poindre dans la société
des voix, à commencer par celle des intellectuels postislamistes1, qui
revendiquent, au nom de l’islam ou des exigences de l’économie,
une séparation des motifs idéologiques islamistes et le champ politique, donnant ainsi naissance à ce qu’on appelle de plus en plus une
« société civile religieuse » (djâméé yé madani é dini)2.
Par ailleurs, on décèle un éclatement du champ du pouvoir, propice au développement d’une liberté sous surveillance, surtout à
cause des tensions entre diverses factions du pouvoir qui, après la
mort de Khomeyni, ne s’alignent plus automatiquement derrière le
nouveau Guide Khaménéi. Ceci donne la possibilité aux intellectuels d’exploiter les dissensions au sein du régime et d’exprimer
d’abord timidement, puis de plus en plus clairement, leurs revendications en matière de liberté et de nouvelle « société civile ». On
demande l’édification d’une nouvelle société, cette fois-ci non par
une révolution, mais par la réforme au sein même du régime isla1. Ces phénomènes ont été décrits dans deux articles, Farhad Khosrokhavar,
Les intellectuels postislamistes en Iran, Awal, no 11, 1994, p. 47-59 et Les intellectuels postislamistes en Iran revisités, Revue Trimestre du Monde, 1 er trimestre 1996,
p. 53-62.
2. Une revue comme Kiân commence par répandre les idées de Soroush, de
Modjtahéd Shabestari et d’autres penseurs musulmans qui ne s’alignent pas sur
l’islam politique du régime.
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mique. À cela on peut ajouter l’écroulement du mur de Berlin
en 1989 et la disparition du communisme, qui ont discrédité l’utopie
d’une société sans classes dans l’intelligentsia iranienne d’obédience
Toudeh (le Parti communiste iranien est l’un des plus vieux du
Moyen-Orient et a eu un rôle écrasant chez les intellectuels iraniens
tout au long du XXe siècle). Enfin, on peut évoquer, en dernier lieu,
le système politique iranien qui, à l’exception du Vélâyat faghih et de
quelques autres dispositions légales, peut se prêter à un jeu protodémocratique. À cause de la dualité de légitimité qu’elle introduit entre
le président de la République (élu au suffrage universel) et le Guide
de la révolution (élu par une chambre d’experts, eux-mêmes désignés par le Parlement et d’autres institutions du régime), la constitution iranienne divise de facto le pouvoir entre ces deux personnes et
rend propice un jeu plus ou moins ouvert du système politique1.
L’élection du nouveau président de la République Khatami en 1997
ouvre une nouvelle ère en Iran. Désormais, il existe une dichotomie
explicite au sein de l’appareil d’État entre un président et un gouvernement réformateurs, ouverts à des changements dans le respect de la
Constitution, et le Parlement d’un côté, et de l’autre, le Conseil des
gardiens, le Guide Khaménéi (qui est le chef de l’armée et de la
police) et l’appareil judiciaire, aux mains des conservateurs, et qui
refusent le changement au nom de la fidélité aux idéaux de la révolution islamique. Les premiers cherchent le « dialogue des civilisations » (goftégou yé tamaddon hâ) au lieu de la « guerre des civilisations » (formulée par Huntington, mais de facto, idéologie du
Hezbollah), préconisent la tolérance2, une vision non héroïque et
plus ouverte à la modernité lors même que les seconds exigent le
maintien d’un puritanisme totalement inacceptable pour la nouvelle
jeunesse et la soumission de la société à une vision désormais conservatrice du pouvoir, dominé par le Guide Khaménéi.
Le mouvement des étudiants
Ce mouvement présente une grande originalité, combinant des
demandes politiques d’ouverture et de démocratisation sociale à
une libération des mœurs et à l’affranchissement de l’individu face à
1. Le premier président de la République Banisadr, élu en janvier 1980, entre
en conflit avec Khomeyni et, en juin 1981, est destitué par le Parlement.
2. De nombreuses expressions, comme modârâ, tasâhol, tasâmoh, etc., expriment cette tolérance, en métamorphosant le champ sémantique de ces expressions.
Par exemple, modârâ signifiait dans la littérature classique iranienne la tolérance
entre les individus, lors même qu’elle revêt à présent, à côté d’autres expressions, le
sens de tolérance politique dans le respect des opinions divergentes de ceux qui ne
pensent pas de la même manière que nous dans leurs options politiques.
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des normes perçues comme puritaines et indûment contraignantes.
Dans les années 1920 et 1930, sous Réza chah, le père de Mohammad Réza (le dernier chah en Iran), le dévoilement forcé des femmes par imitation des réformes mis en place par Atatürk en Turquie
avait entraîné un sentiment de dépossession de soi, de transgression
de l’islam et de viol des normes collectives, de la part de la majeure
partie de la population, hommes et femmes confondus, dans une
société somme toute peu modernisée et à majorité rurale et tribale.
Une mémoire s’est constituée qui a eu pour corollaire l’identification du régime du chah à celui de l’impiété et à son inscription
dans un registre diabolique. Pour une large partie des couches paysannes et des classes populaires issues de la modernisation du chah,
le régime Pahlavi est perçu comme anti-islamique, incarnation
d’une modernité impie, opposée à la religion, c’est-à-dire, illégitime, contraire au hagh. L’espace du religieux est le seul où puisse se
réfugier une identité malmenée par un pouvoir autocratique qui
confond modernité et despotisme, changement social et refus de
légitimité à la société. Dans les années 1960, le religieux comme
réceptacle d’opposition au pouvoir change de nature, il se modernise avec Shariati dans un sens révolutionnaire et idéologique, il se
transfigure dans un système de sens qui rend immanentes les figures
de proue du chiisme pour rendre possible leur imitation par les
jeunes des zones urbaines, pour qui la religion cesse d’être un mode
d’être conformiste, portant dorénavant un message révolutionnaire
et moderne. Avec Shariati, ils conjuguent idéalisme révolutionnaire
et légitimité islamique dans l’unité héroïque d’une vie qui s’engage
pour faire naître une humanité nouvelle, en référence à l’islam
authentique des origines. L’utopie de la société idéale projetée dans
le futur et l’âge d’or islamique du temps du Prophète se rejoignent
dans la nouvelle eschatologie immanente qui enflamme la jeunesse
modernisée, en rupture avec l’autocratie du chah. Cette vue des
choses ne résiste pas à la guerre contre l’Irak et la débandade de
l’économie, après le renversement du pouvoir impérial en 1979.
L’échec de cette vue sécularisante de la religion donne naissance
à une nouvelle forme de « laïcité » (au sens élargi) dans la nouvelle
génération issue de la révolution qui dénonce la référence aux origines, la conception chaude et utopique de la société à venir (le
refus de l’effervescence révolutionnaire) et aspire à la reconnaissance
de son autonomie beaucoup plus qu’à l’exaltation d’une utopie collective. Pour cela, il lui faut réapproprier son corps, dont le pouvoir
révolutionnaire l’a dépossédé, et mettre à distance l’État qui fait
corps avec l’individu au nom de la légitimité révolutionnaire. Ce
double mouvement, à savoir la volonté d’affranchir le corps des
contraintes islamico-révolutionnaires et la distanciation par rapport
300
Farhad Khosrokhavar
à l’État se fait non pas dans le rejet radical du pouvoir, mais par une
attitude beaucoup plus pondérée où l’affirmation de soi s’accompagne d’une prise en charge de l’autonomie mentale et somatique
du sujet : volonté de nouer des relations avec l’autre sexe sans
l’interposition du régime (dans de nombreux entretiens, jeunes garçons et filles revendiquent le droit de nouer des rapports « chastes »
sans être soumis à l’État et à ses agents destinés à faire respecter les
mœurs, les monkérat, les membres de bassidje, les pasdars, etc.) ; aspiration à régir sa propre religiosité, sans l’interférence d’un État qui
dit autoritairement le sens du bien et du mal ; être soi sans être soumis aux tests et aux nombreux questionnaires liant l’accès à l’enseignement supérieur et à l’emploi dans les services publics à une supposée pureté islamique ; mise à distance de la religion comme
unique norme d’agencement des relations intersubjectives...
Les anciens jeunes qui, au nom d’un islam révolutionnaire
s’étaient insurgés vingt ans plus tôt contre le régime du chah, voient
leur progéniture refuser, non l’islam, mais son intrusion dans la vie
individuelle par l’État, dans la gestion de l’espace public et dans le
façonnement de la vie collective par les milices préposées par les
brigades des mœurs (monkérat, ansâr ollah, bassidje, etc.). Par l’islam,
les jeunes issus de la modernisation du chah entendaient inventer
une nouvelle société moralisant la vie collective et rétablissant la
justice sociale et la continuité historique avec le passé que l’État
pahlavi avait rompues. À présent, une nouvelle génération juvénile
refuse le puritanisme du régime et sa prétention à régir la vie de
l’individu dans sa totalité, au nom de l’islam. On est face à une jeunesse urbaine, scolarisée et modernisée, qui réclame son autonomie
vis-à-vis de toute norme transcendante. Une nouvelle subjectivité
se développe qui remet en cause la transcendance étatique et affirme
l’autonomie individuelle en relation à une perception immanente
du religieux qui est censé régir, désormais, la vie spirituelle de
l’individu et laisser l’histoire aux hommes et à leur liberté accordée
par Dieu. C’est que la politisation de la religion l’a rendue vulnérable à la critique politique, après la perte de l’utopie et la disparition de son incarnation, Khomeyni. La religion politisée par Khomeyni s’est insensiblement muée en une politique spécifique au nom
de la religion, après l’écroulement des espérances révolutionnaires.
Celle-ci s’est nivelée par le bas et est devenue justiciable, chez les
uns, d’une critique politique du religieux (nombre de jeunes et
d’intellectuels laïcs) 1, chez les autres, d’une critique religieuse du
1. C’est ainsi que Tabâtabâï, dans ses ouvrages sur l’histoire intellectuelle de
l’Iran, critique la vision religieuse qui a bloqué la vraie modernisation de l’Iran
(cf. Seyd Djavad Tabâtebâï, Zavâlé andishé yé siâsi dar irân (Déclin de la pensée poli -
Iran, nouvelle citoyenneté, démocratie
301
politique (chez une fraction importante du clergé et des intellectuels
islamiques).
En imbriquant étroitement politique et religieux, la révolution a
instauré une transitivité entre l’un et l’autre qui a pu, après
l’effondrement de l’utopie, ouvrir la voie à la sécularisation du religieux, cette fois, au nom même d’une autre conception du politique, ou encore, compte tenu de la transitivité des deux, une autre
version du religieux.
Dès lors, la réaction des jeunes au néo-fondamentalisme du
régime issu de la révolution n’a pas uniquement une signification
politique, mais aussi bien religieuse, sécularisant la religion dans un
sens nouveau, cette fois en retrait sur le politique. À présent, on
réclame une religion séparée de la politique, non pas au nom de
l’occidentalisme, mais d’une autre conception du religieux, d’un
islam qui serait, en raison de son économie interne, hétérogène au
politique, et d’une politique qui, de par sa nature profane, serait
autonome par rapport au religieux. Ces deux visions trouveront
chez les intellectuels postislamistes leur traduction adéquate. Dans la
société, lors des deux dernières élections – celles des municipalités
en 1999 et celles du Parlement en 2000 –, cette dissociation du
politique et du religieux trouve son écho : on fait, certes, référence
à l’islam, mais ce sont surtout les thèmes de la compétence et de
l’Iran ( « l’Iran à tous les Iraniens » ) qui prévalent et mobilisent la
population.
L’étendue de la transformation des étudiants islamiques est tangible dans la métamorphose des institutions estudiantines : après la
révolution, le régime a cherché à assurer son hégémonie sur
l’université en lançant la Révolution culturelle (enghélâb e farhangi)
au début des années 1980, ce qui a eu pour conséquence l’épuration
des enseignants suspects de modernisme et des étudiants gauchistes
ou peu sensibles à la version activiste de l’islam prôné par le Hezbollah. Une institution naît, le Bureau du renforcement de l’unité
(daftar e tahkim e vahdat), qui contribue à embrigader l’Université et
rend très risquées, tout au long des années 1980 et la première moitié des années 1990, les revendications politiques des étudiants. Or,
depuis la seconde moitié de la décennie 1990 une lente transformation s’opère en son sein. Dans les manifestations des étudiants de
tique en Iran), Téhéran, 1373 (1994-1995)) ; de même, Doostdar, dans une série
d’ouvrages, dont Les clartés obscures, montre, en s’inspirant de Nietzsche et de Heidegger, que la permanence du religieux a été à l’origine de la décadence de la
pensée et de la civilisation iraniennes (cf. Aramesh Doostdar, Molâhezât e falsafi dar
din, elm va fekr (Considérations philosophiques sur la religion, la science et la
pensée), Téhéran, 1359 (1980-1981).
302
Farhad Khosrokhavar
l’été 1999, qui a remis en cause la fermeture des journaux réformateurs par l’appareil judiciaire acquis aux conservateurs, cette organisation a pris fait et cause pour les étudiants et a critiqué ouvertement
le pouvoir des conservateurs, hermétiques aux demandes sociales
d’ouverture des jeunes. Les troubles qui en sont issus, l’arrestation
de plusieurs centaines d’étudiants, la mort et les blessures de plusieurs d’entre eux par la police, acquise aux conservateurs religieux
contre les réformateurs, ont eu pour conséquence non l’intimidation de la société mais le discrédit encore plus poussé des premiers, qu’a confirmé la victoire éclatante des réformateurs aux élections parlementaires de l’an 2000.
Le mouvement des intellectuels
Les intellectuels gauchistes et islamistes étaient les fers de lance
de la révolution en Iran. Ils ont assuré tour à tour la tournure étatiste de la révolution, la transcription du politique en termes religieux et vice versa1.
Vingt ans après la révolution, on assiste à un changement lourd
de sens. À présent, la scène publique est occupée par des intellectuels
postislamistes. Ceux-ci, que ce soit au nom de la religion ou de la laïcité, entendent séparer radicalement les deux domaines. Mais
compte tenu de la nature du pouvoir théocratique, même les laïcs le
font souvent selon un argumentaire puisant dans le religieux ses
lettres de noblesse, instrumentalisant sciemment la religion à partir
d’une conception crypto-laïque. Mais il existe aussi des intellectuels
religieux qui raisonnent en termes d’islam non pas comme une
échappatoire, mais par un acte s’inscrivant dans la tradition
islamique, afin de remettre en cause l’imbrication étroite du politique et du sacré sur laquelle est bâti l’islamisme politique2. C’est au
nom du religieux qu’ils entendent séparer le politique du religieux,
la séparation se prévalant de la légitimité religieuse et non pas d’une
conception laïque, indépendante du religieux. Ce processus est une
modalité de sécularisation du religieux qui a des affinités électives
avec la démocratisation de la vie sociale : on demande, au nom de
l’islam, l’autonomie de la sphère politique, afin de cantonner le premier dans son domaine propre (la spiritualité, l’intériorité du
croyant) et d’assurer au politique, susceptible d’être critiqué et inter1. Cf. Amir Nikpey, Politique et religion en Iran contemporain. Naissance d’une institution, L’Harmattan, 2001.
2. Cf. Farhad Khosrokhavar, Le nouvel individu en Iran, Cemoti, n o 26, 1998,
p. 125-155 ; Farhad Khosrokhavar, Olivier Roy, L’Iran : comment sortir d’une révolution religieuse ?, Le Seuil, 1999.
Iran, nouvelle citoyenneté, démocratie
303
prété de manière conflictuelle, sa fonction exclusivement humaine
et immanente. Le religieux doit servir uniquement à fonder la légitimité transcendantale du politique, sa condition formelle de possibilité. Les intellectuels postislamistes réclament la démarcation du religieux et du politique à partir même des exigences internes à la
religion, pour assurer au croyant son autonomie spirituelle face aux
vicissitudes du politique et en particulier face à une conception théocratique qui dénie l’autonomie spirituelle à la vie religieuse. Une
figure importante de cette intelligentsia, comme Soroush, ou un
clerc, comme Mojtahed Shabestari, ou un intellectuel comme Abdol
Ali Bazargan, demandent la délimitation de la sphère religieuse par
rapport à la scène politique, en référence même à la légitimité religieuse 1. On réclame la liberté d’opinion et la liberté politique au
nom du Coran ou des textes fondateurs du chiisme2.
Il existe ainsi deux sécularisations successives en Iran à partir de
la seconde moitié du XXe siècle. Dans un premier temps, une sécularisation qui « détraditionnalise » le religieux en le politisant dans le
sens révolutionnaire (ce sont Shariati, Khomeyni, Tâléghani,
Motahhari, etc. qui en ont été les initiateurs). Dans ce cas de figure,
la politisation intervient comme un opérateur d’immanence, elle
brise la transcendance du religieux traditionnel, ouvre un espace où,
en référence au « peuple musulman », un nouveau type de religiosité émerge et où les concepts clés de l’islam chiite se mobilisent en
théocratisant le politique et en politisant le religieux. Il s’agit, dans
le cas spécifique iranien, d’une forme de populisme qui donne une
version immanente des notions clés du martyre (chahâdat), du
« Pouvoir » (vélâyat), de « Conseil » (showrâ), du droit canon islamique (figh), de l’ « État » (dowlat), etc. Les catégories religieuses se
sécularisent sous une forme populiste où la référence au peuple
remet en cause la vision transcendante de la religion.
Dans un second temps, un nouveau type de sécularisation
s’amorce, qui correspond à la délégitimation progressive de la théocratie islamique et à l’ébauche d’un nouveau rapport entre le religieux et le politique, en continuité avec l’immanence inaugurée par
le premier type de sécularisation. Ici, on assiste à l’individualisation du
religieux, à la dichotomie théologiquement argumentée entre
l’intériorité du croyant et le monde politique et social. Les deux
domaines sont décrétés incommensurables, la gestion du politico1. Ces intellectuels ont une production importante, qu’ils font paraître dans
des revues dont certaines ont été interdites de parution et dans des ouvrages qui
s’épuisent rapidement.
2. Cf. Abdol Ali Bazargan, Azadi dar nahdjol balâghéh (La liberté dans Nahdjol
balâghé, ouvrage attribué au premier imam chiite), Téhéran, 1377 (1998-1999).
304
Farhad Khosrokhavar
social relevant dorénavant du peuple, l’intériorité du croyant étant
du ressort de la spiritualité religieuse, l’hétérogénéité entre les deux
domaines étant marquée par l’impossibilité de passer de l’un à
l’autre, le privé étant la vie intime du croyant, le public étant le lieu
du partage d’un pouvoir désormais profane. Autant le premier type
de sécularisation était marqué par la volonté de niveler les ressorts
de la vie collective en supprimant la distinction entre le politique et
le religieux, entre le public et le privé, entre le monde extérieur et
l’intériorité du croyant, autant la seconde sécularisation est soucieuse d’introduire cette hétérogénéité afin d’empêcher le passage
de l’un à l’autre. La première sécularisation se caractérisait par la
volonté d’asseoir la théocratie sur une représentation totalisante,
voire totalitaire du sacré ; le politique était sacralisé par le religieux
et de ce fait, bénéficiait, au sommet de l’État – y compris le Guide
charismatique –, d’une forme d’infaillibilité. La politisation de
l’islam opérait comme une absolutisation du politique aux mains
d’une élite révolutionnaire incarnant la légitimité de l’islam.
L’échec de cette tentative et l’effondrement de l’utopie révolutionnaire entraînent l’émergence d’une conception froide de la sécularisation qui rompt avec la première vision et instaure un rapport tranché entre le religieux et le politique, cette distinction s’opérant par
une légitimation d’ordre religieux où le droit islamique (figh) 1, la
mystique soufi et ses variantes (kalâm), les récits saints (hadith) et
l’argumentation théologique et juridique jouent un rôle important.
La première sécularisation, pour se démarquer de la tradition qui
séparait le religieux du coutumier (respectivement char’ et orf), fondait le politique et le religieux dans une unité effervescente, d’où la
tentation de l’État total au nom du peuple musulman. La seconde
sécularisation rejette l’indistinction entre le politique et le religieux,
sans revenir à l’interprétation traditionnelle du religieux, que
l’islamisme politique avait remise en cause, sans mettre le religieux à
l’écart du monde, à la manière traditionnelle. S’ébauche un rapport
politique au politique qui s’autorise dans un premier temps d’une
conception religieuse du politique, légitimant ce dernier à partir d’une
théologie « froide » fondée sur l’hétérogénéité du spirituel et du
temporel.
1. L’ayatollah Montazéri et l’hodjat ol eslam Kadivar montrent la faiblesse de la
thèse de Vélâyat faghih dans l’islam chiite, Shabestari et Soroush se réfèrent à la mystique islamique (kalâm) et aux grands poètes persans pour rejeter la version théocratique de l’islam, Saïd-zadeh rejette l’infaillibilité du droit canon islamique en le
caractérisant comme une pure production historique, dénuée de toute prétention à
incarner l’essence du religieux, Abdol Ali Bazargan remet en cause le puritanisme et
l’intolérance islamiste au nom d’une conception ouverte du religieux en se fondant
exclusivement sur l’interprétation du Coran et des textes sacrés du chiisme.
Iran, nouvelle citoyenneté, démocratie
305
L’ébauche d’une nouvelle représentation du politique par la
sécularisation du religieux s’effectue de deux manières, du reste
complémentaires. Soit on sépare radicalement le politique du religieux en décrétant conforme à l’islam le verdict du peuple musulman à chaque fois qu’il affirme sa souveraineté en référence à une
loi ou à une élection, par des procédures démocratiques ; soit on
cantonne le religieux dans le domaine du juridique, en le séparant
soigneusement du politique et en introduisant des mécanismes assurant la coexistence des deux domaines selon des procédures fixées
d’avance. Dans chaque cas, le politique se libère du joug du religieux, mais le religieux, à son tour, retrouve une nouvelle vocation,
momentanément occultée par sa politisation effervescente, à savoir
la prise en charge de l’intériorité du croyant. Ces deux modèles du
religieux trouvent leur illustration chez des penseurs comme
Soroush, Kadivar, Eshkavari, Shabestari, Saïd-Zâdeh, Abdol Ali
Bazargan, Abdi et bien d’autres qui tentent de démarquer le politique du religieux à partir d’un système de pensée d’inspiration islamique. Ces modes de raisonnement, on s’en doute bien, constituent une référence à l’endogène par une hybridation qui n’avoue
pas explicitement ses origines exogènes. L’islam conçu et conceptualisé par les intellectuels postislamistes est une forme de métissage
entre le local et le global, l’iranité et l’occidentalité où il s’agit de
concilier le religieux avec le pluralisme politique. Alors que les
idéologies islamistes dont s’inspirait la révolution iranienne rejetaient l’Occident au nom d’une représentation antagoniste où se
mêlaient la lutte anti-impérialiste et l’affirmation de l’identité islamique, les nouvelles représentations islamiques s’ouvrent au monde
occidental dans le respect de l’altérité de chaque civilisation, en
accord de principe sur le respect de la personne humaine et
l’autonomie du politique par rapport au religieux au nom du religieux. Il s’agit de s’ouvrir à l’Autre tout en préservant sa propre
ipséité, dans un rapport nouveau qui concilie le social à l’individuel
au nom d’un islam réinterprété et reconstruit.
Le mouvement des femmes
Ce mouvement présente sa spécificité par rapport aux deux
autres. Pour la première fois en Iran assiste-t-on à un mouvement
collectif, d’obédience massive dans les grandes villes, pas uniquement chez les femmes de classes moyennes/supérieures, mais aussi,
des couches moyennes, voire moyennes/inférieures. La révolution
islamique de 1979 avait donné lieu aux manifestations les plus
importantes des femmes dans l’histoire de l’Iran. Plusieurs millions
d’entre elles s’étaient jetées dans la rue contre le régime impérial.
306
Farhad Khosrokhavar
Mais leur mouvement n’était pas autonome. Elles ne le faisaient pas
en tant que femmes, mais en tant que membres de la société, de la
famille, souvent pour des motifs complexes (défense de la famille
contre la déstructuration, défense de la société contre l’extraversion
économique et culturelle, protestation contre la répression politique, mais aussi, dans les cas traditionnels, l’imitation du mari, du
père, voire du fils). Or, vingt ans de régime islamique ont abouti à
l’institutionnalisation de la disparité juridique entre hommes et femmes (disparité dans le droit au divorce, à l’héritage, à la garde des
enfants après la séparation du couple, à certains emplois, au témoignage devant le tribunal, etc.). Le droit de la famille, sous le régime
du chah, était de loin plus moderne que celui qui a prévalu après
l’instauration du régime islamique. Mais le paradoxe (que révèlent
les statistiques disponibles et les études en cours) est que la révolution a abouti à l’inégalité juridique de l’homme et de la femme d’un
côté, à une homogénéisation croissante de leur condition sociale et
culturelle, de l’autre. Dans les villes, les filles sont grosso modo à
parité avec les garçons dans la fréquentation des établissements scolaires ; à l’Université, elles constituent plus d’un tiers des étudiants ;
dans les emplois publics, elles forment plus du quart du personnel
(surtout aux niveaux inférieur et moyen) ; en zones rurales, le taux
de scolarisation des filles est beaucoup plus élevé que sous le régime
impérial1. On assiste à l’émergence d’une nouvelle mentalité féminine qui comprend d’autant moins bien la disparité juridique entre
hommes et femmes qu’elle partage de plus en plus le même univers
mental et matériel que les hommes, en particulier, dans l’espace
urbain où vit désormais plus de 60 % de la population. Jamais en
Iran les femmes n’auront été aussi proches des hommes en termes
d’homogénéisation des conditions de vie et de culture et jamais,
depuis les années 1920, le système juridique en vigueur n’a été aussi
éloigné des modes réels de relations entre les deux sexes. La prise de
conscience, par les femmes urbanisées et éduquées, de cette injustice, est à l’origine d’un mouvement qui est original par rapport au
début de la révolution islamique sur deux points essentiels. Tout au
long de la révolution, on a assisté à l’affrontement entre les femmes
modernisées et occidentalisées – souvent des classes moyennes ou
supérieures – et les femmes des couches populaires, qui rejetaient les
premières en raison du mépris dont elles se sentaient l’objet de leur
part et de la part des « occidentalisés » en général. Cette opposition
a été exploitée par le pouvoir khomeyniste pour opposer les unes
1. Cf. Marie Ladier-Fouladi, Population, société et politique en Iran, de la monarchie
à la République islamique, thèse de doctorat à l’École des hautes études en sciences
sociales, Paris, octobre 1999.
Iran, nouvelle citoyenneté, démocratie
307
aux autres. Une frange de ces femmes des petites classes moyennes
urbaines ou issues des paysans dépaysannés se sont trouvées enrôlées
par le Hezbollah pour rétablir les mœurs islamiques – en réalité,
pour imposer le foulard et briser toute opposition au régime qui se
légitimerait au nom de la modernité1. Or, à présent, cette opposition est dans une grande mesure surmontée. Les femmes islamiques,
voire islamistes, et les femmes laïques s’entendent à demi-mot sur la
nécessité d’ajourner leurs divergences pour présenter un front uni
contre les conservateurs religieux2.
Le second point qui différencie le mouvement actuel des
femmes de celui du début de la révolution est la prise de conscience
aiguë de l’injustice sociale à leur égard, surtout au niveau du droit
civil. La famille, le lieu du privé, est devenu un enjeu essentiel, avec
des revendications à l’égalité : le droit de bénéficier des mêmes
droits pour le divorce, pour l’héritage, pour la garde de l’enfant...
Le mouvement des femmes s’organise autour du pôle de la famille,
mais aussi, du rôle social de la femme. À ce niveau on voit les deux
branches du mouvement formé des « complémentaristes » et des
« égalitaristes », mais souvent les deux mouvements se joignent dans
la dénonciation de l’injustice sociale à l’égard des femmes.
Le mouvement s’est doté de revues et de quotidiens (Zan,
Zanân, Hoghough-é zanân, Djens e dowwom, Femme, Femmes, Droits
des femmes, Deuxième sexe) et mène un combat quotidien contre
une opinion publique souvent conservatrice. Des membres du
clergé, notamment Mohsen Saïd-zâdéh, se sont mis de leur côté et
présentent une légitimation de leurs revendications en termes
d’islam. Le mouvement contribue à ouvrir le champ du débat et à
démocratiser la société en développant un argumentaire bien étayé
par les faits divers et par la mise en place d’un réseau d’informations
où des femmes journalistes font preuve d’un grand professionnalisme. Pour la première fois en Iran, un mouvement de femmes s’est
constitué, qui dépasse largement les cercles restreints des intellec1. C’est par exemple le cas de Sakiné, fille de paysan dépaysanné, installée et
scolarisée en ville, qui utilise la révolution islamique de 1979 pour rejoindre le Hezbollah et réprimer les autres femmes, des classes moyennes, envers lesquelles elle
nourrit un grand ressentiment, suite aux brimades qu’elle a subies dans une famille
aisée avant la révolution, au déni de légitimité qu’on lui opposait, à elle et à ses semblables, en raison de son attachement à l’islam, etc. Cf. Farhad Khosrokhavar, La
révolution intérieure d’une militante khomeiniste (sous pseudonyme), Peuples méditerranéens, no 22-23, 1983, et L’Utopie sacrifiée, sociologie de la révolution iranienne,
Paris, Presses de la FNSP , 1993.
2. Les élections parlementaires de 2000 ont confirmé la poussée des femmes
réformatrices : à Téhéran, la seconde personne, en termes de voix, a été Djamilé
Kadivar, sœur d’un intellectuel religieux mis en prison par les tribunaux islamiques
conservateurs pour ses opinions islamiques qui remettent en cause le vélâyat faghih.
308
Farhad Khosrokhavar
tuelles et embrasse des couches importantes, allant des petites classes
moyennes aux classes aisées. Le champ de débat démocratique, fragile, s’en trouve revigoré. Les arguments avancés par les femmes
juristes, comme Mehrangiz Kâr et Shirin Ebâdi 1, mettent en évidence des formes d’injustice sociale cautionnée, voire renforcée par
le droit islamique qui légitime les disparités entre hommes et femmes. Or, ce système est le corrélat du système politique fondé sur
une interprétation rigoriste de l’islam. Le droit en vigueur est soustendu par une représentation du politique qui entend islamiser totalement la vie sociale, ne laisser échapper aucun domaine, le privé
comme le public, à son emprise. Autrement dit, une conception
politique de l’islam – culminant dans le pouvoir du docteur de la loi
islamique (vélâyat-é faghih) conçu par Khomeyni – a instauré un système juridique à tendance « intégraliste », c’est-à-dire visant à islamiser intégralement la vie sociale. Cet intégralisme est fort différent
de l’islam traditionnel et étend la vision patriarcale du figh (droit
canon islamique) à tous les ressorts de la vie sociale, au mépris de
l’évolution des mœurs. Le système traditionnel d’avant la modernisation était à prétention totalisante, mais en réalité, il laissait des pans
entiers de la vie collective hors de l’islam, en tolérant les coutumes,
en fermant littéralement les yeux sur la transgression des normes
islamiques dans le privé (Dieu est « dissimulateur des déficiences
humaines » (sattâr ol oyub), ce qui impliquait une certaine tolérance
si le croyant n’exhibait pas publiquement l’infraction des interdits
religieux). Par contre, le système islamiste qui s’instaure après la
révolution est politique avant tout et dénie la validité aux coutumes
en se fondant sur une version intégraliste de l’islam. De la sorte, la
politisation de l’islam a eu pour conséquence l’instauration d’un système beaucoup plus intransigeant dans sa juridiction que le système
traditionnel qui, lui, tolérait les faiblesses humaines si la violation
des tabous religieux s’effectuait en privé. Appliqué aux femmes, le
système intégraliste dresse une barrière infranchissable entre les
droits des hommes et des femmes là où, en raison même de
l’évolution des mœurs et des coutumes, cette barrière se révèle de
plus en plus artificielle et intolérable.
Fortes de vingt années d’expérience avec l’islam patriarcal du
régime, les femmes ne demandent pas en priorité le rejet du voile
islamique (ce qui les discréditerait aux yeux des cercles du pouvoir
et leur donnerait l’occasion de les dénigrer), mais l’égalité des droits
civils : égalité devant le mariage, le divorce, les tribunaux, la garde
des enfants, dans le travail, etc. Elles sont peu aidées des hommes
1. Cf. Shirin Ebâdi, Târikhtché va asnâd e hoghough e bachar dar Irân (Histoire et
documents des Droits de l’homme en Iran), Téhéran, 1373 (1994-1995).
Iran, nouvelle citoyenneté, démocratie
309
qui en ont souvent une représentation obsidionale, mais le changement des mœurs et la capacité de voter qui leur est accordée par la
Constitution (là elles sont à égalité avec les hommes) leur donnent
une force qui n’est pas encore entièrement exploitée mais qui commence à montrer ses effets dans le soutien apporté aux réformateurs
dans les trois dernières élections (élection présidentielle de 1997,
élections municipales de 1999, élections parlementaires de 2000).
Pour la première fois, massivement, il existe une prise de conscience de leur spécificité chez les femmes iraniennes, qui n’acceptent plus de se faire entendre par procuration, par leur mari, leur
père, leurs frères ou leurs fils, et qui visent à se faire reconnaître
comme des citoyennes à part entière.
La référence au droit
Le mouvement des femmes est la conséquence directe de la
prise de conscience de cette injustice cautionnée par un droit rigoriste et intégraliste. Les femmes – les intellectuelles, les artistes, les
juristes, mais aussi une jeunesse féminine scolarisée des petites
classes moyennes – ont pris conscience de l’étendue de l’injustice
dans la mesure où elles se sont rapprochées, dans leur vie quotidienne, des conditions de vie des hommes, en dépit des pratiques
discriminatoires qui les accablent à tous les niveaux de la vie collective (emploi, vie publique, mais aussi famille). Dès lors, remettre en
cause le système juridique, c’est mettre en question la vision intégraliste de l’islam et prôner une version du religieux détachée du
droit islamique traditionnel. Les femmes, ainsi que les quelques
théologiens hommes qui les défendent, ne se sont pas trompés à ce
sujet : ils prônent la reconnaissance du caractère humain (et non pas
divin) du droit islamique, ce qui ouvre la voie à son changement au
nom de l’évolution des mœurs.
La même référence au droit se manifeste chez les intellectuels
postislamistes. Ayant perdu l’enthousiasme et l’état d’esprit effervescent qui ont été à l’origine de la révolution islamique, nombre
d’entre eux prônent, avec le nouveau président de la République,
un État de droit fondé sur le respect de la société civile (djâméé-yé
madani) ; celle-ci peut se décliner soit au nom de l’islam (on parle
alors de « société civile religieuse », l’épithète « religieuse » cautionnant au nom de l’islam l’autonomie de la société civile), soit au nom
de la modernité universelle (on parle alors des Droits de l’homme).
L’utopie révolutionnaire visait à concilier dans le même acte décisionniste les idéaux de ce monde et ceux de l’au-delà, elle rendait
immanente l’eschatologie chiite que les acteurs révolutionnaires
allaient réaliser effectivement ici-bas par leur engagement dans
310
Farhad Khosrokhavar
l’islam révolutionnaire : on entendait réaliser par le volontarisme
révolutionnaire l’avènement du Messie chiite, l’imam du Temps,
ainsi que la mise en branle de la société sans classes et la lutte contre
l’impérialisme (Estekbâr-é djahâni, alias l’Arrogance mondiale).
L’effondrement de l’utopie et l’avènement d’une nouvelle génération, qui n’a connu de la révolution que ses déboires, ont entraîné
la révision globale de l’état d’esprit révolutionnaire. Plus personne
ne confond ce monde et l’au-delà, rarissimes sont ceux qui pensent
pouvoir réaliser la Cité de Dieu islamique (madinéh-yé fâzéléh) sur
terre et l’échec de la conciliation promise par l’activisme révolutionnaire de l’au-delà et du monde a eu pour conséquence une
sécularisation spécifique où la référence au droit occupe une place
fondamentale. Cela signifie, in fine, ou bien la réinterprétation du
droit islamique (figh) pour l’adapter aux exigences du nouvel état
d’esprit (ce que font des clercs comme Kadivar, Saïd-zâdéh, Eshkavari, etc.) ou bien la séparation radicale du religieux comme spiritualité, comme « religiosité contractée » (ghabz-é din, dixit Soroush)
par rapport au monde externe où ce sont les lois purement humaines qui doivent régner sur la société. Ces deux directions se rapprochent souvent dans leur intentionnalité, en raison même de
l’opposition aux conservateurs religieux et au Hezbollah qui anime
les nouveaux réformistes.
Chez les jeunes, lycéens et étudiants, la référence au droit se
décline en relation à l’intégrité corporelle, à la volonté d’autonomie, mais aussi à l’exigence de renouer avec le monde extérieur,
dans des rêves de consommation et de prise en charge de soi en
tant qu’individu moderne. Le corps prend une place centrale dans
la période actuelle, chez les jeunes filles parce que le voile imposé
est perçu comme une coercition intolérable, en particulier dans les
grandes villes. Non pas que toutes veuillent ôter le voile au même
titre, mais c’est la volonté d’autonomie corporelle qui anime la
nouvelle mentalité juvénile : que ce soit la femme elle-même qui
décide de l’opportunité de porter le foulard ou non, et non pas
une instance externe qui impose, par la contrainte et par
l’intimidation, le voile comme signe d’islamité. Le corps s’exprime
aussi dans l’aspiration à s’unir à l’autre, dans la liberté de frayer des
relations avec l’autre sexe, sans l’interposition des organismes de
répression qui imposent, au nom d’une vision puritaine du religieux, la ségrégation stricte entre les sexes. Là aussi, les mœurs,
dans les grandes agglomérations urbaines, sont très éloignées des
tabous religieux imposés par les organismes de surveillance et de
répression.
Iran, nouvelle citoyenneté, démocratie
311
La nouvelle structure affective dans la famille
Ce qui a changé dans les deux dernières décennies, après la
révolution, est la structure affective de la famille. À la veille de la
révolution, les familles iraniennes étaient, dans leur écrasante majorité, patriarcales dans leur structure comme dans leur mode
d’agencement de l’affectivité. Mis à part une petite minorité plus ou
moins occidentalisée, la grande majorité vivait dans des familles où
la patria podestas était la norme. Le père incarnait une autorité transcendante, il était loin de ses enfants, il vivait littéralement dans un
monde qui excluait le rapport affectif de proximité avec la progéniture. Vingt ans après, le changement de modèle est patent. Jusque
dans les familles des classes inférieures des quartiers populaires
urbains, on perçoit une proximité du père par rapport aux enfants
et une transformation de son attitude à leur égard qui rend désormais concevable le partage des soucis sentimentaux des nouvelles
générations à un degré beaucoup plus élevé qu’il y a deux décennies. Jusque dans les zones rurales, du moins celles qui sont proches
des villes, on note cette transformation de l’économie symbolique
de la famille 1. Non seulement le père, mais aussi la mère a changé
son rapport vis-à-vis des enfants, mais aussi, de la figure paternelle.
Bref, au niveau affectif, on assiste à une proximité des parents par
rapport aux enfants qui trouve des parallèles frappants dans la structure politique du pays. Que l’on compare le charisme de l’ayatolllah
Khomeyni, le fondateur de la République islamique, avec celui du
président Khatami, élu en 1997 et réélu en 2001. Le premier était
perçu comme un quasi-saint par la grande majorité de ceux qui le
soutenaient à la veille de la révolution islamique de 1979. On lui
attribuait des miracles, on lui reconnaissait des qualités de savant
islamique et de mystique inspiré, bref, on le considérait comme
« transcendant » par rapport au peuple qui devait le suivre et lui
obéir. Par contre, Khatami est tenu pour un « grand frère », c’est-àdire un être « immanent » qui n’a rien d’un quasi-saint et que l’on
critique librement pour ses défaillances, mais qu’on loue aussi pour
son honnêteté intellectuelle, sa capacité de dialogue et sa proximité
des citoyens ordinaires. Le changement de type de charisme en
l’espace de deux décennies trouve son pendant dans la structure
familiale. Il y a deux décennies, la famille iranienne, même dans les
couches modernisées, avait à sa tête un père qui avait, moralement,
1. Cf. Eric Hooglund, Letter from an Iranian village, Journal of Palestine Studies,
27, no 1, automne 1997.
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le droit absolu sur ses enfants et qui refusait de s’identifier à eux. Il y
avait hétérogénéité mentale et refus de proximité affective, par le
père, vis-à-vis de sa progéniture. Le père était lointain et cet éloignement des soucis et de l’affectivité de ses enfants créait une tension que la révolution a permis d’extérioriser, par la tentative de
certains jeunes de détrôner le père via les organismes révolutionnaires1. Mais le père a été détrôné au profit d’un grand-père (l’imam
Khomeyni) encore plus inflexible, simplement parce que les fils et
les filles n’étaient pas, non plus, prêts à ce changement de paradigme
familial. La modernisation, brutale et d’en haut, n’était pas suffisamment ancrée dans les comportements, elle était perçue comme une
violence, elle n’était pas intériorisée par la grande majorité. Ce n’est
qu’au cours des vingt dernières années de changement social que
l’on voit la transformation du modèle familial du fait de la généralisation de l’enseignement scolaire à la ville et à la campagne, la scolarisation des filles, l’ouverture des chemins et des pistes entre les
zones urbaines et rurales, l’accès à l’enseignement supérieur de
nombreuses nouvelles couches, mais aussi l’existence d’une diaspora
de plus de deux millions en communication avec l’Iran... La notion
même d’autorité paternelle change de sens : les nouveaux films de la
télévision iranienne le montrent beaucoup plus soucieux de l’affect
de ses enfants et beaucoup moins à cheval sur les principes que par
le passé. Le père n’est pas détrôné, mais il est désormais plus « fraternel », moins despotique, plus ouvert à la communication avec ses
enfants. Dans l’économie symbolique de la famille, la place du père
a perdu une part de sa dissymétrie avec celle de la mère et les relations entre père, mère, filles et fils se sont rapprochées sur le plan
affectif. Les nouveaux mouvements sociaux, que ce soit celui des
femmes, des étudiants et des intellectuels, en portent l’empreinte.
L’ouverture au dialogue, la référence à la société civile, l’insistance
sur la tolérance et le refus d’identification à l’islam politique qui
déniait à l’individu son autonomie ont été facilités en partie par
cette transformation affective qui rend l’échange de vues possible au
sein de la famille, par la métamorphose du rôle du père. En devenant moins autoritaire, il rend quasiment impossible l’identification
des jeunes à un leader politique transcendant et lointain auquel on
devrait obéir par le transfert de l’autorité paternelle sur lui. Une certaine forme de pouvoir autocratique, légitimée par la place symbo1. C’est le cas, notamment, de la jeune fille d’origine paysanne, vivant en ville
avec ses parents, qui tente de secouer le joug paternel et s’émanciper en adhérant à
une organisation révolutionnaire, pour contrecarrer l’effort paternel de lui imposer
une obéissance absolue ; cf. Le discours populaire de la révolution iranienne, op. cit., le
discours de Sakiné.
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lique du Père transcendant au sein de la famille, est irrévocablement
révolue. L’autoritarisme ne saurait fonctionner en se fondant sur le
modèle « naturel » de la famille, il doit trouver d’autres succédanés,
mais il en sort plus bancal, faute d’appui symbolique dans la nouvelle autorité paternelle.
Genèse de mouvements démocratiques en pays d’islam ?
Certains chercheurs des mouvements islamiques affirment qu’en
Occident les intellectuels musulmans peuvent développer librement
leurs idées dans une ambiance de tolérance qui n’existe pas dans la
majorité des sociétés musulmanes ; ces idées conciliant démocratie
et islam peuvent ensuite être exportées dans le monde musulman,
constatent-ils 1. Cette conception est loin d’être fausse. En France,
en Angleterre et aux États-Unis, des penseurs se réclamant de
l’islam tentent de rendre compatible l’islam et la modernité en critiquant la tradition islamique et en se référant soit à une autre tradition islamique, celle-là perdue ou oubliée, où l’islam se révèle dans
sa nature « laïque », soit à la potentialité de cette religion à s’ouvrir à
la démocratie par l’activation de ses propres notions comme le
Conseil (shura) pour les assemblées consultatives, le consensus des
savants et par extension, des élus (edjma’) pour les affaires délibératives sur le sort des musulmans, la tolérance (« Pas de contrainte en
matière de religion », lâ ekrâh o feddin) dans le rapport entre le religieux et le profane, etc. Cependant, nombre d’intellectuels musulmans réfléchissant en Occident sur leur religion souffrent d’un
double blocage qui entrave leur réflexion pour concilier démocratie
et islam. D’une part, leur sentiment de l’injuste incompréhension
dont font preuve les Occidentaux à l’égard de leur religion. Les
préjugés occidentaux (qui existent effectivement, de même qu’il en
existe à l’égard de l’Occident dans les sociétés musulmanes) vis-à-vis
des musulmans en général et de l’islam en particulier, bloquent la
capacité critique de ces intellectuels qui craignent d’abonder ainsi
trop aisément dans le sens des préjugés occidentaux. D’autre part, ils
nourrissent un sentiment ambivalent de culpabilité à l’égard de leur
pays d’origine d’où ils se sont expatriés et où ils font figure de privilégiés sinon de « traîtres », par abandon de leur monde et par le
1. Il en est ainsi de Mohamed Arkoun, Olivier Carré, Charif Ferjani, Aziz AlAzmeh, Akbar Ahmed et de nombre d’autres penseurs. Cf. Mohammed Arkoun,
Pour une critique de la raison islamique, Maisonneuve & Larose, 1984 ; Olivier Carré,
L’islam laïque ou le retour de la grande tradition, Paris, Armand Colin 1993 ; Akbar
Ahmed et Hastings Donnan, Islam, Globalization and Postmodernity, Londres, Routledge, 1994 ; Aziz Al-Azmeh, Islams and Modernities, Londres-New York, Verso,
1993.
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choix d’une société riche. La critique du pays d’origine et de la pratique islamique en son sein devient d’autant plus difficile qu’ils craignent d’être perçus comme des « occidentalisés » ralliant l’arrogance
occidentale à l’incompréhension eu égard à l’islam1. Leur attitude
devient ambivalente vis-à-vis des méfaits des mouvements néofondamentalistes en terre d’islam par peur d’être identifiés à un
Occident dont les gouvernements font des Droits de l’homme un
enjeu stratégique plutôt que moral. Bref, il n’est pas toujours aisé
pour un penseur religieux d’origine musulmane résidant en Europe
de développer en toute liberté, face à un monde au mieux indifférent à l’islam, une conception ouverte de cette religion, sans tenir
compte des susceptibilités et des états d’humeur des pays musulmans
du Sud et de sa propre position existentielle dans la société
d’accueil. Évidemment, cela n’est pas un facteur rédhibitoire et certains théologiens et philosophes musulmans ne manquent pas de
franchir le pas, mais cela ne va pas sans soulever des problèmes lancinants pour certains. À la différence de ces penseurs résidant en
Occident (et souvent perçus comme des privilégiés, voire des étrangers par les « gens du pays »), des intellectuels « autochtones » développent une critique interne de l’islam au sein même des sociétés
musulmanes, remettant en cause l’islamisme politique. Ceux-ci
ouvrent une nouvelle ère dans la théologie islamique. Ces penseurs,
résidant dans le pays même, et raisonnant en termes d’islam, ne sauraient être traités d’ « occidentalisés » ou de « suppôts de l’Occident » par les autorités : ne serait-ce qu’en raison de leur maîtrise du
droit islamique (figh) ou de la mystique et de la théologie (soufisme,
kalâm), ils développent leurs critiques en référence à un corpus juridico-théologique commun à leurs adversaires islamistes ou conservateurs qui ne sauraient leur reprocher leur incompétence ou leur
extraversion culturelle et leur fascination pour l’Occident. Ils ne
pâtissent pas, non plus, du syndrome d’ « expatriés » comme les
intellectuels musulmans résidant en Occident. Au sein même des
sociétés musulmanes, et en particulier en Iran, une nouvelle vague
de critique juridico-religieuse se développe, qui remet en cause les
fondements de l’islamisme politique, cette fois sans crainte d’être
taxée d’occidentalisme. Cette critique entend jeter les bases d’une
conception sécularisée du religieux, conciliant démocratie et islam à
partir non pas d’une représentation occidentale – même si
l’influence occidentale y est indéniable –, mais d’une vision orien1. Ainsi, un penseur comme Tariq Ramadan, qui tente pourtant de s’ouvrir au
sécularisme occidental et en particulier à la laïcité française, refuse de critiquer
ouvertement l’islamisme radical, même s’il s’en éloigne de plus en plus par une
réinterprétation des textes islamiques dans le sens de la tolérance.
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tale et islamique qui manie et réorganise les concepts et les modes
d’argumentation islamiques in situ. On revendique l’islam non pas
en référence à un Occident perçu comme dominateur et impérial,
mais à une herméneutique restituant son sens « authentique » à
l’islam, l’ouvrant de l’intérieur et à partir de ses supposées orientations juridico-mystiques au pluralisme politique. Ce travail de fond
change, chemin faisant, le rapport symbolique à l’Occident. Lors
même que l’islamisme politique était fondé sur la haine d’un Occident colonial et impérialiste, la nouvelle attitude religieuse épouse
une vision plus équilibrée à son égard. Tous les torts ne sont plus
attribués à l’Occident, la critique de l’histoire intérieure mettant
l’accent sur les défauts propres aux musulmans au moins autant que
sur l’hégémonisme occidental. À la guerre entre l’islam et
l’Occident succède la volonté d’ériger un « dialogue des civilisations ». L’autonomie du nouvel individu islamique se construit ainsi
par la prise en charge d’une partie de ses défauts et par le refus de
s’innocenter en imputant à crime tous ses travers à l’Occident1.
Les mouvements intellectuels rencontrent une forte résistance
de la part des franges conservatrices ou des tenants du pouvoir qui
assoient leur légitimité sur une version populiste ou traditionaliste
de l’islam. Dans le premier cas, l’autocratie est justifiée comme une
nécessité pour lutter contre l’occidentalisme et l’impérialisme, dans
le second, pour lutter contre l’hérésie, les deux griefs étant alternativement utilisés pour combattre l’ouverture démocratique prônée
par les nouveaux mouvements socioreligieux.
Ces mouvements peuvent, à leur tour, exercer un effet sur les
minorités musulmanes dans les sociétés européennes, en déliant la
langue des intellectuels musulmans qui y résident et en ouvrant de
nouveaux horizons aux revendications des femmes, cette fois au
nom même de l’islam. Ils peuvent rendre légitime la critique des
versions intégralistes de l’islam et amplifier la dynamique de critique
interne au religieux. L’échange entre le Nord à minorité musulmane et le « Sud islamique » n’est plus à sens unique.
Ces nouveaux mouvements, timides encore dans nombre de
sociétés musulmanes, et au moment même où dans certains pays
islamiques se développent des versions régressives et répressives de
l’islam (Afghanistan, Soudan, Algérie...), manifestent un nouveau
type de religiosité en terre d’islam, et en particulier en Iran. S’y
déploie une version du religieux où la logique du ressentiment, de
haine, de méfiance et de rejet se trouve contrebalancée par une
1. On voit en Iran le développement d’une large littérature où l’on met
l’accent désormais sur ses propres déficiences plutôt que sur l’impérialisme
occidental.
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représentation plus sereine, moins hargneuse, plus confiante et plus
détendue de Soi et de l’Autre. Désormais, la lutte entre deux versions de l’islam, celle qui procède par la politisation du religieux et
par la théocratisation du politique, et celle qui procède par l’autonomisation du politique eu égard au religieux au nom même du
religieux, est sérieusement engagée. En Iran, sauf une minorité
conservatrice qui s’attache à ses privilèges économiques et politiques au nom de la fidélité à la révolution islamique, la grande majorité, faite de jeunes et de la génération des pères et des mères déçus
par l’islam activiste de la révolution, optent résolument pour la voie
de réforme. Nombre d’intellectuels laïques, qui ne réfléchissent pas
selon l’islam, tentent de donner une apparence islamique à leurs
idées et viennent ainsi renforcer le camp des réformateurs dont la
conception religieuse leur laisse une liberté de pensée incomparablement plus grande que celle qui, au nom de l’islam, postulait la
lutte à mort contre l’Occident et le rejet de toute liberté comme
contraire à la loi de Dieu1. La société est désormais résolument postislamiste, lors même que la structure du pouvoir demeure essentiellement islamiste, même si une frange liée au suffrage universel (le
Président et le Parlement) a d’indéniables tendances protodémocratiques. L’islamisme politique n’a plus d’ancrage dans la nouvelle
société civile en voie de constitution, même si ses tenants occupent
des leviers du pouvoir et bloquent la voie aux réformes politiques.
La modernisation protodémocratique de la société iranienne
trouve son pendant chez les minorités musulmanes au sein des
sociétés européennes. Dans les années 1980 et dans la première
moitié des années 1990, des néo-communautarismes se sont développés2, en concomitance avec l’islamisme radical, phénomène très
minoritaire, mais non sans incidence idéologique sur les jeunes
exclus ou certains nouveaux convertis, en France. L’influence de la
critique du religieux développée par des gens comme Mohammed
Arkoun y était largement marginale. Or, depuis la seconde moitié
de la décennie, apparaissent de nouvelles conceptualisations de
l’islam et des modèles de conduite à l’écart de l’islamisme politique,
par des intellectuels issus de l’immigration. Ceux-ci remettent en
cause l’imbrication du politique et du religieux et prônent
l’inscription de l’islam dans les cadres pluralistes aménagés au sein
1. Autant dans le champ philosophique et théologique, c’est en référence à une
tradition islamique que les enjeux du débat se situent entre les conservateurs et les
réformateurs, autant dans les champs littéraire, cinématographique, pictural et théâtral, ce sont des représentations laïques qui se donnent pour telles et qui rejettent
l’emprise du religieux au nom de la liberté laïque des Modernes.
2. Cf. Farhad Khosrokhavar, L’islam des jeunes, Paris, Flammarion, 1997.
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des pays européens d’accueil, revendiquant cette fois un particularisme en relation avec une citoyenneté européenne en gestation.
On assiste ainsi, en Iran de manière explicite, et dans certaines
sociétés musulmanes, de même que dans les sociétés occidentales
à minorité musulmane, à des formes de pensée nouvelles qui
s’inspirent de l’islam pour affirmer l’autonomie de l’individu vis-àvis du groupe (celui des croyants comme celui des non-croyants)
d’une part, du politique vis-à-vis du religieux, de l’autre. La protodémocratisation est en marche dans la société, même si elle rencontre de sérieux obstacles institutionnels dans l’État, au sein des
sociétés musulmanes.
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