l`invention de l`écriture sumérienne : système de notation ou langage

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l`invention de l`écriture sumérienne : système de notation ou langage
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Les Actes de Lecture n°73, mars 2001 - dossier
L’INVENTION DE L’ÉCRITURE
SUMÉRIENNE : SYSTÈME DE
NOTATION OU LANGAGE ?
Jean-Jacques GLASSNER1
l Les cheminements suivis
Les Sumériens ont élaboré une sémiologie, une science des
signes. Ils ont en même temps élaboré une sémantique, une
science des significations des signes. Personne ne l’avait fait
auparavant. Avant eux, l’écriture n’existait pas. Certes, on
pouvait raconter des romans3 mais personne n’avait entrepris de représenter des mots.
Les Sumériens nous ont donné un certain nombre d’indications sur les cheminements suivis. Nous connaissons
quelques-unes de leurs démarches et beaucoup d’autres
nous échappent encore. L’une de ces démarches a consisté à
associer différents signes entre eux, pour en faire des composantes homologuées, unifiées. L’écriture apparaît comme
un système. Nous ne sommes pas en présence de signes
individuels qui viendraient s’agglomérer dans un ensemble dont personne ne saurait ce qu’il est. Les Sumériens ont
fabriqué des familles de signes qui se ressemblent. Nous
avons pu classer les signes dans des lexiques de signes pour
les apprendre plus facilement. Les signes se sont mis à se
ressembler les uns aux autres. Voilà pour la forme. Allons
plus loin. Ils ont aussi fabriqué des signes à partir de dessins
et d’objets qu’ils connaissaient autour d’eux et qui avaient
un usage dans la société. Ils se sont inspirés de silhouettes
pour les investir dans des signes signifiant des mots. Ils ont
surtout cherché à justifier à tout moment et à toute étape de
leur travail, la relation entre le signe et son sens.
l Polysémie et polyphonie
On ne trouvera pas ci-après le texte intégral de la conférence de Jean-Jacques Glassner. La transcription est à
la disposition de ceux qui la demanderont. Par ailleurs,
son dernier ouvrage2 constitue une source d’informations d’un vif intérêt.
La Rédaction des A.L a opté pour un compte-rendu
particulier de ce moment fort de notre congrès. Guidés
par le souci de donner une forme écrite à une conférence particulièrement brillante qui a largement bénéficié d’apports visuels dont il ne peut pas être rendu
compte ici, nous présenterons de très larges extraits
dont le sous-titrage opéré par la rédaction recompose
une autre logique de présentation que celle adoptée par
J-J. Glassner.
S’agissant de la seconde partie, relative au débat entre
le conférencier et la salle, nous avons opté cette fois
pour une relation exhaustive de ce moment également
important.
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1
Dans le cadre de la vie quotidienne, par exemple celui de
la comptabilité pratique, le cercle ou l’encoche disent des
nombres différents. Il existe une pluralité de mots pour
dire à la fois le nombre et la nature de l’objet, des êtres ou
des animaux quantifiés. Ainsi dans une tablette, les mêmes
1
Chercheur au CNRS, spécialiste du monde mésopotamien.
Écrire à Sumer : l’invention du cunéiforme, Seuil, 2000, (l’univers historique).
A.L. n°72, déc.2000, p.15
3 Allusion à l’art pariétal
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signes écrits, expriment à la fois des quantités et la nature
de ce qui est quantifié. On peut donc dire que le signe est
polysémique. C’est là une donnée fondamentale de l’écriture sumérienne. Chaque signe de cette écriture désigne
plusieurs mots de la langue. En même temps, les signes sont
polyphoniques, les mots n’étant pas homophones. Donc,
chaque signe est polyphonique et polysémique. C’est sur
cette base que l’écriture a été fabriquée. Pour multiplier les
capacités du mot, les Sumériens donnent paradoxalement,
des sens divers à un même signe.
Voici une tête : cela veut dire une tête humaine, cela veut
dire aussi un homme, cela peut
vouloir dire aussi le nom propre
d’un individu dont le nom est
homophone avec le mot homme
en sumérien. Cela peut vouloir
dire un chef de groupe qui porte
un titre homophone avec le nom
en question. Les images partent-elles du concret ? On pourrait le croire.
Voici une tête, voici une main. On pourrait se dire « le corps
de l’homme est décrit concrètement à partir des images qui
le représentent y compris la métonymie du sexe ». Tout fonctionne apparemment normalement jusqu’au mot GIR qui
désigne le pied, et qui figure un...
profil d’âne. Pourquoi cette tête
d’âne ? Nous n’en savons rien.
Constatons simplement que le
signe du profil d’âne est investi
d’un certain nombre de valeurs
dont le pied. Le pied humain est
une chose, mais il désigne une fonction administrative d’un
homme qui est debout et qui a une autorité. C’est une chose
très complexe. On voit que les Sumériens ont construit des
significations et, à partir de raisonnements, ils ont construit tout un univers dont la plus grande partie échappe.
Autre exemple : trois profils d’oiseaux. Sur trois profils
d’oiseaux dessinés, un seul signifie oiseau. C’est celui qui
est incomplet, qui n’a pas de patte. Il désigne l’idée d’oiseau
en général, la classe des animaux qui sont des oiseaux. On
y inclut les insectes, les abeilles et même certains reptiles.
Pourquoi ? Les Sumériens classaient le réel autrement que
nous...
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2-3
l La place du phonétisme
Pour fabriquer encore plus de signes et pour donner plus
de significations, il a été fait appel au phonétisme. Dès l’origine, le phonétisme existe dans l’écriture. L’écriture sumérienne est une écriture mixte, logographique parce qu’elle
dit des mots et phonétique parce qu’elle dit des sons. Les
anciens égyptiens, un siècle ou deux après la Mésopotamie,
les Chinois, 2 000 ans après la Mésopotamie et les Mayas
4 600 ans après la Mésopotamie ont inventé indépendamment les uns des autres le même système d’écriture, logographique et phonologique. Chaque signe est partout polysémique, il a plusieurs valeurs. Il est extraordinaire de constater cette polygénèse de l’écriture au niveau de l’humanité.
Ici aussi les mots sont polysémiques Prenons un signe qui
a deux valeurs, BAD et EZEN. Prenons le même signe avec,
à l’intérieur, un signe EN qui est un signe utilisé exclusivement pour sa valeur phonétique et qui indique la fin de la
prononciation du signe écrit. Quand ce signe EN est noté
dans BAD, on doit lire EZEN et, en même temps, on sait
quelle signification donner au signe. Il n’est pas évident
pour le lecteur d’avoir des signes qui ont plusieurs valeurs :
il faut savoir les lire, il faut savoir choisir.
l Un système d’une grande complexité
Premier exemple. Soit le mot constitué de deux signes
associés qu’on lit guibil, le signe supérieur bil est un signe
polysémique qui peut se lire NE DE, BIL, GIL, IZI... Ce signe
a donc beaucoup de valeurs et chaque syllabe donnée pourrait être un mot différent. De fait, parce qu’il est associé au
signe gui qui est le signe inférieur qui se lit GI, ce signe est
utilisé pour sa valeur phonétique qui indique le début de
la prononciation du mot. On sait que le signe peut se lire
pil, né, isi et gibil, et puisqu’il y a gui à l’intérieur, il doit
se lire GIBIL. Mais en même temps, comme le signe gui se
lit GI et le signe BIL se lit BIL, nous sommes en présence
d’une écriture phonétique d’un mot sumérien bi-syllabique
GIBIL. L’approche du signe est double : une approche construite linguistiquement et une approche descriptive, phonétique.
Mais cette approche phonétique est une erreur de lecture de
notre part. En réalité, le signe est motivé. Il ne sert, avec la
valeur GIBIL, qu’à désigner le dieu GIBIL, un dieu du feu.
Pas n’importe quel feu. Une épithète de ce dieu dans un texte
beaucoup plus tardif en akkadien nous dit que « le dieu Gibil,
c’est l’incendiaire de la cannaie. » Il s’agit là d’une catastrophe naturelle terrible, pour ceux qui vivent au milieu des
roseaux, quand la foudre déclenche un incendie. Voilà ce qui
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arrive, voilà le dieu GIBIL, voilà le dieu terrible. L’épithète
« l’incendiaire de la cannaie », est inscrite dans le nom de
GIBIL. GI, c’est le roseau et BIL, c’est le feu. Donc le nom
du dieu signifie « le feu aux roseaux ». Ainsi, dans le nom
du dieu est inscrite sa fonction. Les signes GI + BIL servent à la transcription du nom divin et au commentaire de
ce nom divin. Ils servent à justifier la graphie choisie pour
ce nom divin puisqu’ils disent l’essence de ce qu’est cette
divinité. Les signes sont dits motivés parce qu’ils sont euxmêmes le support et le lieu d’un commentaire sur le mot en
question.
Deuxième exemple : NUN + ME, cela se lit ABGAL. Cela
n’a aucun rapport avec la prononciation. ABGAL signifie un
expert. Le mot NUN veut dire, princier, intelligent, altier.
Quelqu’un qui sait de quoi il parle. Le signe ME est un
pronom réfléchi qui renvoie à l’essence d’une personne. Les
deux termes commentent le mot ABGAL et il est remarquable que, dans certaines listes de signes, nous trouvons ce
mot ABGAL qui s’écrit NUN + ME au milieu de tous les
mots dans lesquels vous avez la syllabe GAL. Donc il y a
une référence au phonétisme et à la prononciation même
si l’écriture ne fait pas référence au phonétisme et à la prononciation. L’écriture fait référence au sens profond et au
sens premier du signe qu’elle commente.
Troisième exemple : 3 signes primitifs associés SHITA,
GISH, NAM. Nous savons qu’ils se lisent Umush kingal,
ce qui n’a aucun rapport
avec les trois signes. Umush
c’est un conseiller qui a un
rôle politique au sein d’une
assemblée de notables qui
dirige la société. Ce conseiller se distingue du KIN : GAL, un autre conseiller qui
se tient dans l’assemblée avec une hache en cuivre. Chaque
notable a son emblème qui l’identifie comme tel et qui
permet de le reconnaître. Ici les trois signes commentent
le mot et ce commentaire est en fait une description de
l’objet essentiel qui permet d’identifier quelqu’un dans la
société...
Tous ces signes se ressemblent et petit à petit, les signes
sont dotés de surcharges, de traits divers. On passe d’un
signe à un autre, insensiblement, et on finit par remplir
une tablette avec une collection de signes qui forment une
famille.
Mais il existe aussi des signes virtuels qui n’ont jamais été
chargés de sens, qui ne sont jamais passés dans la pratique, qui n’ont jamais été utilisés et qui ont donc disparu.
Des munitions inutilisées en quelque sorte.
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2-3
l L’écrit pour comprendre le réel
Voici un tableau construit par mes soins pour essayer de
comprendre comment les Sumériens construisaient et classaient les signes en même temps qu’ils classaient le réel.
L’écriture servait à mieux comprendre le réel, l’homme, la
nature, le cosmos, les dieux,... Pas seulement les choses palpables mais aussi celles de la vie sociale.
Ce tableau dresse une liste des caprins et des ovins. Tous
les mots ne figurent pas car tout n’a pas été préservé dans
les textes, mais à la base, il y a une croix. Simplement
une croix qui signifie en sumérien, MASH : la moitié ;
mais caprin se dit également MASH en sumérien. Donc on
utilise le procédé du rébus. Un signe représente quelque
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chose d’homophone. Le procédé a été énormément utilisé à
l’époque. On instaure que le signe MASH moitié, dira aussi
MASH, le caprin. On prend le caprin, cette croix, ces deux
segments de droite croisés et on décide de l’inscrire dans
une matrice qui est un signe circulaire. Ayant inscrit cette
croix dans un signe circulaire qui est une matrice qui n’a
aucun sens particulier, c’est un cercle et quand l’écriture
sera vraiment cunéiforme c’est un cercle qui se transformera en carré. La croix inscrite dans la matrice ne sert plus
à désigner le caprin mais le mouton. À partir du jeu des
surcharges, à savoir la croix additionnée de rayures ou le
signe du mouton additionné de rayures ou de surcharges
diverses, à partir de l’association de la croix et du cercle, on
voit qu’on fabrique tous les signes qui ont trait à la famille
des ovins et des caprins. Ainsi l’écriture se classe elle-même
et elle classe le réel dans des catégories qu’on identifie à
mesure qu’on fabrique l’écriture.
l L’écriture, un système qui n’en finit pas
d’évoluer
Nous avons un texte du 1er millénaire et le commentaire
des anciens qui l’accompagne. Voilà qui est précieux. Dans
ce texte il y a une phrase qui dit d’un individu qui est en
difficulté, (malade) qu’il ne faut surtout pas qu’il aille aux
toilettes, parce que le dieu SHULAK va le menacer de mort
Qui est le dieu SHULAK ? C’est un petit dieu dangereux, le
dieu des salles d’ablution. Il est toujours présent dans les
salles d’ablution. Il les protège et il en assure normalement
la propreté. Mais pour ce malade-là, on a donné à SHULAK,
généralement bienveillant, une signification mauvaise. Le
commentateur du 1er millénaire de se demander : « c’est
quoi SHU LA KÙ ? », déclinant le nom au nominatif (la
marque -u indique le nominatif en babylonien). Dans SHU
LA KÙ, il y a le mot SHU, la main, le mot LA, qui est une
négation, et le mot KÙ, propre. SHULAK devient « mains
non propres, mains sales ». Pour le malade, les mains sales,
c’est extrêmement dangereux. Il ne faut pas qu’il aille dans
les salles d’ablutions parce qu’il risque de mourir d’une
infection quelconque. Ce babylonien du 1er millénaire a utilisé la langue babylonienne sémitique pour la négation, la
langue sumérienne pour le mot « mains » et la langue sumérienne pour le mot propre. ISHULAKÙ trouve son sens dans
le bilinguisme et dans les ancêtres sumériens et akkadiens
du commentateur. On voit qu’en même temps, et ce n’est pas
inintéressant, nous nous situons postérieurement à l’invention de l’alphabet dans d’autres régions. Certes, l’alphabet
est connu - les araméens écrivent en alphabet - et le texte est
écrit à une époque où les rois assyriens prennent des décrets
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régulièrement pour interdire l’usage de l’araméen alphabétique dans les affaires d’État et pour maintenir l’assyrien et son système cunéiforme. Nous sommes en présence
d’un système mixte logographique et phonétique, phonétique syllabique et non pas alphabétique : le syllabisme a fait
un très grand chemin puisque le logogramme se décortique automatiquement en un certain nombre de syllabes ;
de plus, on dissocie aisément la consonne de la voyelle
pour fabriquer les mots à l’usage aléatoire, pour fabriquer
de toutes pièces les étymologies d’un mot compliqué. La
réflexion sur l’écriture s’est développée grandement dans
l’espace des trois millénaires qui se sont écoulés. Je vais
vous donner un deuxième exemple où l’écriture joue un
rôle spécifique dans ce système cunéiforme.
l L’écriture dans un univers peuplé de dieux
Dans le grand mythe babylonien de la création du monde,3
toute la mythologie mésopotamienne apparaît, construite
autour de la glorification du dieu Marduk, le grand dieu de
Babylone. Dans ce texte qui raconte la création du monde
par le dieu Marduk, l’histoire des dieux et l’histoire des
hommes, des origines jusqu’à ces jours de l’Antiquité, la
fabrication du cosmos est décrite. Marduk tue un démon
primitif et le coupe en deux comme un poisson à sécher ;
d’une partie, il fait le haut, et de l’autre partie il fait le bas.
Le texte note en haut et en bas. En babylonien, cela se dit
SHAME et ERSETU. À l’intérieur du haut, il établit le ciel
et à l’intérieur du bas, il établit la terre. La langue babylonienne utilise les mêmes mots pour dire les deux concepts
de haut et de bas, de ciel et de terre. Or, il n’est pas évident
qu’on ait besoin de mettre le ciel en haut et la terre en bas.
On pourrait les mettre parallèlement côte à côte, ou verticalement l’un et l’autre. Pourquoi ? Les scribes qui ont écrit
le mythe babylonien de la création ont choisi de bien distinguer, tout au long des sept tablettes du texte, le haut, le
bas, le ciel et la terre.
Comment l’ont-ils fait ? Ils ont utilisé un procédé graphique
extrêmement simple. Le babylonien utilise les logogrammes du sumérien pour dire ses propres mots (comme dans
le cas de l’écriture chinoise lue par les japonais). Un même
signe est lu en akkadien au lieu d’être lu en sumérien et
donc les akkadiens ont utilisé les valeurs des signes sumériens comme logogrammes et les propres valeurs ajoutées
comme phonèmes. Ils pouvaient ainsi écrire de deux façons
3
Lorsque les dieux faisaient l’homme : mythologie mésopotamienne / J Bottéro
et S.N Kramer, Gallimard, 1989, (Bibliothèque des histoires). 755 pages
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différentes SHAME ou ERSETU. Et quand ils voulaient dire
en haut et en bas, ils utilisaient le logogramme sumérien
ANTA pour en haut et KITA pour en bas et quand ils
voulaient écrire ciel et terre, ils écrivaient phonétiquement
sha-me ou bien er-se-tu. Voyez que la graphie permet de
distinguer entre les deux concepts les éléments cosmologiques premiers du haut et du bas et ce que le dieu a mis
dedans, à savoir ce qui entoure l’homme, le ciel et la terre.
Je voudrais terminer sur un dernier exemple pour vous
montrer les capacités de l’écriture et la motivation du signe.
La 7ème tablette du mythe de la création babylonien se termine par la glorification du dieu Marduk dans les cinquante
noms qui servent à exprimer toutes ses puissances ; l’un de
ces 50 noms, c’est Tutu Ziku. Sous ce nom de Tutu Ziku le
dieu Marduk est honoré ainsi :
C’est le dieu porteur de souffle bienfaisant,
Le seigneur de l’exhaussement et de la grâce,
Le producteur de richesse et d’opulence,
Le consolidateur de la prospérité,
Les savants babyloniens disent, sur la base de leur écriture
et sur l’usage des signes de leur écriture, qu’il n’est pas
nécessaire d’écrire toute cette phrase parce qu’elle est inscrite déjà dans la graphie du nom Tutu Ziku. Tu, c’est un
logogramme qui veut dire créateur, mais qui signifie aussi
nommé, également le souffle et ce qui est fabriqué. Le
signe zi signifie consolidé dans le sens de légitimé, il signifie l’exhaussement, et aussi la
grâce, et encore le verbe être.
Le verbe être poussé au mode
factitif, c’est faire exister et
désigne donc le créateur.Autre
jeu avec le signe ku. Il y a une
douzaine de signes homophones qui se prononcent ku et
désignent des mots différents.
Jouant de ces homophonies, le
commentateur crédite le seul
signe KU tel qu’il est écrit de
toutes les valeurs des signes
homophones. Le signe prend
alors les sens de richesse,
souffle bienfaisant, pureté,
opulence, etc. À partir de la
lecture des éléments du nom
monnayé syllabiquement, on n’a pas besoin d’écrire les
quatre vers qui décrivent la puissance du dieu, tous les mots
et tous les verbes sont contenus dans les signes qui écrivent
le nom divin...
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4-5
l Le statut du signe écrit dans ses
relations avec l’oral
En prenant l’exemple de l’écriture sumérienne, on peut
envisager quatre cas de figures s’agissant du statut du signe
écrit :
- La langue orale, le signe acoustique est le détenteur de
tous les sens et l’écriture n’est rien à côté. C’est la définition actuelle aujourd’hui admise depuis l’alphabet grec.
- La langue est écrite et l’oralité n’a aucune importance et
n’est pas vérifiable. C’était l’hypothèse de certains philosophes au 18ème siècle.
- Il y une relation d’équivalence entre les signes écrits, les
signes visuels et les signes acoustiques.
- Il y a une relation de subordination entre l’un et l’autre
des deux systèmes.
Dans le monde sumérien, étant donné l’appel au phonétisme, il est clair qu’il y a une relation entre le signe acoustique et le signe visuel. C’est une relation réciproque. Grâce
à l’écriture sumérienne, il est possible d’exprimer des mots
que la langue orale ne peut pas exprimer avec autant de
clarté qu’elle le fait. C’est la base à partir de laquelle on peut
maintenant et dans le futur réfléchir au statut du signe écrit
et au rôle de l’écriture dans le système linguistique.
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l Débat et questions
à La salle : À votre avis, quelle est la part de « responsa-
bilité » historique d’Aristote dans le fait que nos représentations nous aient tenu si longtemps éloignés de la
compréhension de la complexité du sumérien ? Aristote
n’aurait-il pas été instrumentalisé au profit d’une vision
européo-centriste.
J-J. Glassner : Aristote, il ne faut pas trop, non plus, le
charger. Les discours philosophiques sont toujours impliqués dans un contexte social et dans un contexte événementiel précis, il n’y a pas de science au hasard, il n’y a pas
de science et de progrès dans l’absolu, c’est toujours lié à des
décisions politiques à des décisions sociales. Que fait Aristote ? Il écrit sa sémiologie, c’est-à-dire la description d’un
système de signes visuels qui renvoie à la reproduction de la
langue orale, au moment où les Grecs à Athènes ont quitté
l’alphabet attique qui ne rendait pas compte, avec autant de
subtilité, de la langue grecque que l’alphabet ionien qu’ils
adoptent à ce moment-là.
Les Grecs ont changé de système graphique pour noter leur
langue et Aristote a remarqué qu’il y avait un progrès d’un
système à l’autre, que le système ionien était nettement
supérieur simplement parce qu’il indiquait deux ou trois
consonnes supplémentaires ; il avait une supériorité qualitative par rapport au système attique. Fort de cet exemple,
il a construit sa sémiologie. Il a parlé pour lui, pas nécessairement pour le monde entier. On a oublié pendant tout le
Moyen-Age ces passages d’Aristote sans oublier tout Aristote. À la Renaissance, on a repris son discours grâce, par
exemple, à M. Fissin qui a fait connaître Platon. Au 18ème
siècle, les philosophes, forts de leur connaissance d’Aristote, ont repris ce discours-là. On n’en est jamais vraiment
sorti parce que, depuis, les Grecs ont écrit en alphabet grec,
l’alphabet latin n’étant jamais qu’une légère modification
de l’alphabet grec.
Qu’ont fait les grecs, essentiellement ? Au-delà d’Aristote,
une rupture se dessine dans l’histoire de l’écriture. Celle-ci
n’est pas linéaire, elle est faite de modifications diverses, de
révolutions et de changements brutaux. Et il y a un changement brutal, considérable, qui est réalisé par les Grecs.
D’abord, c’est extraordinaire, les grecs écrivaient en écriture syllabique du même style que les Akkadiens ou que les
Sumériens, ils écrivaient leur écriture syllabique à l’époque
mycénienne, c’est le linéaire B. Ils ont ensuite oublié qu’ils
savaient écrire et pendant un demi-millénaire, ils n’ont plus
écrit du tout. Au 7ème siècle, ils décident d’écrire à nouveau
à
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et vont chercher chez les Phéniciens un alphabet tout fait :
c’est l’alphabet grec (la base de l’alphabet grec, c’est l’alphabet phénicien exclusivement consonantique). Or les Grecs
sont des physiciens, ils font de l’anatomie, ils s’intéressent
à l’homme, ils le décortiquent, ils font les premiers classements (Aristote est de ceux qui ont fait les premières classifications). Ils découvrent que les consonnes, signes muets,
ne suffisent pas et qu’il faut inventer des voyelles, pour permettre aux consonnes muettes de devenir sonores. Mais
que rendent les voyelles sonores ? Non pas des sons comme
les GIŠ, les TU, les MAŠ... des Sumériens et des Babyloniens,
restitués dans les textes araméens, dans les textes hébreux
et les textes arabes. Ce que les sons donnent dans les textes
grecs - et c’est la recherche médicale, la physique et la physiologie grecque qui nous le disent - c’est la capacité de
la bouche, du palais et de l’appareil phonatoire de l’être
humain à exprimer les sons. C’est une révolution considérable.
À ce moment-là, l’écriture, la langue orale, le signe écrit et la
voyelle écrite changent complètement de perspective dans
le système de la langue. Elle n’a plus sa place « écrit à égalité
avec oral », elle a sa place dans les capacités physiques de
l’individu à exprimer des sons. On rétrograde l’écriture en
considérant que c’est le son oral acoustique qui est fondamental et que l’écrit reproduit ce que la bouche de l’homme
est capable d’exprimer. Le sens vient après, l’écriture est
détachée du sens, l’écriture est une performance qui reproduit la performance orale. Et donc détachée du sens, elle
s’accroche à la langue orale. Un schéma très complexe s’est
ainsi dessiné et cela mériterait toute une étude complexe (il
y a des hellénistes qui ont commencé à aborder la chose, il
y a des discussions sur ce point). Il s’est produit là, comme
disait Bachelard, une césure, un seuil, en deçà duquel on
ne va pas revenir et au-delà duquel la construction et la
sémiologie changent de sens. L’écriture est devenue serve
de la parole. J’insiste beaucoup sur cette rupture dans l’histoire de l’écriture. Cela n’est pas linéaire, il n’était pas écrit
chez les Sumériens ou les Chinois qu’un jour, cela deviendrait alphabétique, c’est une rupture, un changement de
sens radical.
à La salle : À quel moment, l’écriture est-elle devenue
réellement cunéiforme ?
à J-J. Glassner : la question revient à dire qu’on écrit sur
de l’argile avec des calames en roseau. Dans un premier
temps, on a un calame pointu grâce au roseau taillé en
pointe et on dessine des lignes diverses plus ou moins profondément inscrites et on a un calame dont l’extrémité est
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taillé en cercle, ce qui permet d’imprimer des cercles. Et
à un moment donné, entre 3400 et 3200 (dates C14), on
invente un nouveau calame mieux adapté à la surface de
la tablette d’argile et qui permet de simplifier les mouvements de la main. Peut-être est-ce allé beaucoup plus vite
ou moins vite, - on n’en sait rien -, parce qu’il a fallu passer
par des essais de calames différents. C’est purement mécanique, une simplification. Écrire est compliqué, donc on
rationalise les gestes et en même temps on affine l’outil ;
c’est l’harmonisation avec un outil plus raffiné, plus perfectionné taillé en biseau. Lorsque vous l’enfoncez dans l’argile
puis vous le retirez l’outil laisse une empreinte en forme de
tête et c’est à ce moment que les signes changent de sens et
que le cercle devient carré.
à La salle : Vous dîtes que les politiques avaient récupéré l’écriture et que l’invention de l’écriture avaient
transformé les structures politiques de la société. Vous
pouvez développer un peu ?
à J-J. Glassner : Les documents ne permettent pas de dire
les raisons4... J’ai montré que l’écriture est un système complexe conçu par des intellectuels et que l’objectif de l’invention de l’écriture nous échappe. Mais il est suffisamment pertinent pour que toutes les cultures en relation avec
la Mésopotamie se mettent elles aussi à écrire. C’est donc
quelque chose d’important. On peut formuler une hypothèse : je le ferai tout à l’heure. Il ne semble pas que le politique soit concerné dans les premiers moments de l’invention de l’écriture, ce que j’observe c’est que la Cité comme
État du 4ème millénaire est dirigée par une assemblée de
notables : j’ai les éléments qui permettent d’identifier plusieurs individus comme des notables fonctionnant dans
une assemblée ; on a l’argument et les éléments pour le dire
même si je ne peux pas décrire le mode de fonctionnement
de l’assemblée, il y a des choses perdues ; on a quelques
excuses pour n’avoir pas toute la documentation.
Au début du 3ème millénaire, on voit grâce à l’écrit que,
parmi les notables, dans chaque petit État, il en est un qui
s’attribue la totalité du pouvoir à lui tout seul. Ce notable-là
se met à écrire, d’abord pour mettre son nom sur tout ce
qui lui appartient, ensuite pour dire : « C’est moi qui ai fait
ça, j’ai remporté telle bataille, j’ai construit tel temple, je suis
le plus fort. » Petit à petit, les notables écrivent la loi, la
norme, ils mettent les codes par écrit et ils racontent leurs
propres victoires dans des récits très longs. Ils racontent
leurs généalogies et investissent le domaine de l’écrit pour
le faire sortir des scriptoria pour le répandre sur la place
publique. C’est à peu près 1000 à 1100 ans après l’invention
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de l’écriture qu’un roi de la dynastie d’Akkad, Naram-Sin,
un très grand roi de l’historiographie mésopotamienne, va
chanter ses exploits dans des épopées et dans des récits
historiques. Pendant 2 000 ans, on construit des mythes à
son sujet. Il invente un titre royal nouveau qui correspond à
l’immensité de pouvoir qu’il a accumulé, il fait précéder son
nom dans les textes par un déterminatif sémantique qui
est réservé généralement à l’inscription des noms divins.
Il cherche chez les dieux un titre qui soit supérieur au titre
royal classique et, pour exprimer son surcroît de puissance,
il fait descendre ce titre divin chez les hommes et se l’arroge. Il fait précéder son nom de ce déterminatif sémantique.5 Ce déterminatif est lourd de sens : il situe le roi dans
une catégorie d’humains supérieure à la norme, pas tout à
fait un dieu. Le voilà situé au point de rencontre entre les
dieux et les hommes, au cœur du cosmos. Le monde repose
sur ses épaules. Cela est dit dans un signe muet. Si le pouvoir politique n’a pas mis là l’écrit au cœur de la cité, je ne
sais pas où est allé le pouvoir politique. C’est un exemple
foudroyant.
à La salle :Vous avez parlé de la révolution que représente l’utilisation de l’alphabet grec en insistant sur le
fait que désormais l’écrit est asservi à l’oral. Quelle différence faites-vous entre cette manière de dire et le fait
de dire que c’est un décalque de l’oral ?
à J-J. Glassner : Justement l’écriture chez les Grecs, comme
ailleurs, n’était pas valorisée. Par exemple, dans le monde
indien, les Veda sont appris par cœur et les écrits sont non
seulement méprisés mais honnis et jugés mensongers. Il
y a des sociétés dans lesquelles la relation entre écrit et
oral n’est pas identique à la nôtre. Il faut nuancer toutes les
affirmations. Les anciens Mésopotamiens écrivaient leurs
textes mais ils les connaissaient par cœur et ils les commentaient. S’ils pouvaient les commenter, c’est parce qu’ils
les connaissent par cœur et qu’ils pouvaient les charcuter,
jouer avec, faire ce qu’ils voulaient. C’est là une dimension
gigantesque que les spécialistes du Veda nous rappellent
sans arrêt : il faut que le texte soit récité par cœur. Les élèves
ont beau le copier et écrire le Veda, ils l’apprennent dans
les deux sens à l’endroit et à l’envers sans le comprendre.
La relation entre l’écrit et l’oral est multiple. Regardez les
premiers temps de l’Islam. Mahomet meurt. Il a laissé des
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L’auteur renvoie à son livre. Op cit.
Les déterminatifs sont des signes purement graphiques, purement visuels,
qu’on ne prononce pas et qui vous signalent que ce qui suit est un nom de lieu,
un nom d’objet en bois ou en cuir, c’est un classicatoire.
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« dits », la matière du Coran et ses commentaires, à ses proches. Ceux-ci se font la guerre et, à Kerbala, la plupart d’entre eux meurent sur le champ de bataille. Les survivants se
disent « Le prophète est mort, nous on a va mourir, il ne restera rien de ce que le prophète nous a dit ». D’où la décision
de tout mettre par écrit, dans une écriture qui est l’écriture
arabe de l’époque, qui prête à confusion, à interprétation.
On ne peut pas lire avec certitude des signes et des mots
divers. C’est compliqué. Cela laisse ouvert le doute sur la
lecture exacte des mots. Or il faut reproduire avec exactitude les mots du prophète, on ne peut changer d’un iota
ce que Dieu a dit. Donc ils inventent une nouvelle écriture
qui est l’écriture arabe actuelle... Les arabes de l’époque
utilisaient un verbe sémitique qui signifie « écrire » pour
dire. Comme les Babyloniens, ils changent alors de verbe
et utilisent « kataaba ». On change de système de signe et
on change de verbe ; il serait intéressant de savoir comment
et pourquoi. À nous de retrouver entre les lignes des indications de ce phénomène complexe. Entre l’écrit et l’oral,
qu’est-ce qu’on écrit ? comment on écrit ? quelles sont les
diverses approches de l’écrit par rapport à la culture de
l’oral, la place de l’écrit ?
à La salle : Pouvez vous retravailler cette différence
entre l’écrit asservi à l’oral et l’écrit décalque de l’oral.
A travers ce que vous dites, je comprends qu’on ne parle
pas de la même chose. Dans un cas, l’asservissement,
c’est presque une question de statut, et dans le décalque,
est-ce une situation de fonctionnement et de principe
d’écriture ? Cela n’aurait rien à voir avec le statut de ce
qu’on produit…
La question de cet asservissement est d’autant plus étonnante qu’elle apparaît au moment où on est sûr que
l’écrit ne fait que graphier de l’oral. Au moment où on
est sûr que l’écrit ne dit rien d’autre grâce au système
d’écriture alphabétique, brusquement, il se met à ne rien
dire de plus que ce que dit l’oral puisque c’est sa graphie, en quelque sorte. Pourquoi est-ce à ce moment-là,
alors qu’on ne devrait plus s’en méfier puisqu’il est
précisément maintenant asservi, pourquoi est-ce à ce
moment-là qu’on commence à s’en méfier ?
J-J. Glassner : J’ai du mal à répondre n’étant pas moimême sur le terrain de l’hellénisme. Je sais que mes collègues s’opposent parfois farouchement sur cette question.
Mais, je voudrais corriger votre question sur un point : le
passage à l’écriture des voyelles a permis aux Grecs de travailler les vocalisations, de travailler l’appareil phonique.
C’est donc par rapport à cela qu’on a commencé à identià
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fier la vocalisation, c’est à partir de là qu’on a admis que
l’homme était un homme parlant, biologiquement parlant,
un être de l’oralité.
L’écriture des voyelles a permis, de faire surgir cette réalité. Automatiquement, on a relégué l’écrit dans un statut
autre même s’il a été à la source de la découverte concernant l’oralité. Il y a un terrain à approfondir. L’affirmation
selon laquelle « le signe écrit et le signe acoustique sont à
égalité et ont une relation d’interdépendance et de réciprocité dans le système de la langue » est trop générale. Il faut
pousser plus loin les recherches et voir les collègues sémiologues, les spécialistes de toutes sortes d’écriture...
L’exemple du Japon est très intéressant. Le Japon a une
langue et voilà pourtant qu’au 7ème siècle, il fait des emprunts
à l’écriture chinoise. Avec l’écriture chinoise, la langue japonaise s’enrichit des mots nouveaux, inconnus jusque là.Cela
autorise effectivement à poser le principe d’une réciprocité... mais tout cela est à développer. Cette réciprocité, je ne
l’ai pas inventée ; Nina Catach a abordé cette question dans
un article publié avant la seconde guerre mondiale au sujet
de l’écriture, en France, d’un point de vue scolaire. C’est la
chose la plus intelligente qui ait été écrite en 2 000 ans
depuis Aristote sur l’écriture. Il faut dire que les linguistes
se désintéressent de l’écriture, il faut les mettre au travail !
à La salle : On s’est - à un moment donné - imprégné
de la réflexion de Jacques Goody. Dans le triangle entre
ce que vous dites, ce que peut dire Goody et ce que Anne
Marie Christin dit quand elle s’amuse à sous-titrer son
livre la « déraison graphique ». Comment vous situezvous ?
à J-J. Glassner : Je me situe facilement par rapport à la
raison graphique de Goody, et difficilement par rapport à la
déraison graphique de Christin. Si vous lisez bien son livre,
elle a plusieurs angles d’approche et il y a une approche littéraire sur l’écriture de l’homme de lettres et je pense que la
déraison va davantage là que dans les mécanismes de fabrication, de construction, finalement dans la réflexion sur la
fabrication d’un système. Son livre a plusieurs entrées.
Quant à Goody,... Lévy-Strauss a inventé les sociétés sans
histoire, les sociétés chaudes et il a inventé le bricolage. Cette
séparation radicale qu’instaurait Lévy-Strauss entre l’écrit
et l’oral entre les sociétés chaudes et les sociétés froides, les
sociétés sans histoire et les sociétés avec histoire, Goody a
eu le grand mérite de la nuancer. Il fallait le faire parce que
l’approche de Lévy-Strauss était caricaturale. Maintenant,
je crois qu’il faut aller plus loin et voir la relation ambiguë et
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ambivalente qu’il y a entre l’écrit et l’oral. À Sumer, on voit
que pendant 1 000 ans les deux coexistent ; l’écrit n’est qu’un
outil dans une société à dominante orale et c’est quand le
scribe change de nom et se met à écrire des textes littéraires et se met à devenir un personnage important parce qu’il
a gravi les échelons de la société qu’il change de titre. Avec
ce nouveau titre qui signifie une nouvelle fonction dans la
société, parallèlement les politiques ont agi en récupérant
les scribes, en ont fait leurs officiers, leurs ministres et leurs
conseillers. Cela a mis 1 000 ans, pendant 1 000 ans, le titre
« scribe » en Mésopotamie désigne un homme de savoir
oral, un homme qui sait compter dans tous les sens du mot :
il apprend par cœur, c’est une bibliothèque incarnée. Après
1 000 ans, un nouveau titre de scribe apparaît en Mésopotamie. Un néologisme surgit : dub sara. Dub veut dire tablette
et Sar est un verbe qui signifie ‘‘courir vite et droit’’ .Celui qui
court vite et droit sur une tablette, c’est un scribe.
Voilà un commentaire superbe de la fonction de scribe...
Il y a donc une nouvelle fonction et cela met mille ans...
Le rapport entre les deux est ambigu, c’est très peu documenté, il faut aller encore au-delà.
Je profite de l’occasion pour rendre hommage à un collègue
anthropologue, Carlo Sévéri, sans lequel une bonne partie
de mon travail n’aurait pas existé. Tout à l’heure, on disait :
« la pictographie c’est l’enfance de l’écriture dans une vision
linéaire de l’écriture, imparfaite, primitive... » Personne en
fait n’a jamais étudié les systèmes qu’on appelle pictographiques. Les linguistes, les sémiologues, les sémioticiens,
les pré-historiens, les proto-historiens, les ethnologues, les
anthropologues ont pris le mot ‘‘pictographie’’ dans un sens
vague. Une sorte d’amuse-gueule pour savants en goguette,
des systèmes incompréhensibles de signes qui ne seraient
intelligibles que par ceux qui les ont inventés. Carlo Séveri,
en Amérique centrale (au Panama), voit que ce que nous
appelons pictographie est un système hautement sophistiqué et perfectionné qui sert à améliorer l’apprentissage par
cœur de textes religieux. On apprend par cœur des mots et
des récits dont on ne sait pas toujours le sens et on apprend
par cœur les dessins qui illustrent des passages des récits
où on peut introduire des variantes. La mémoire visuelle
vient compléter la mémoire orale et les deux se renforcent.
La pictographie relève de tout un système de mémorisation
différent de ce que nous appelons l’écriture. Il faut dissocier complètement l’un de l’autre. Carlo Sévéri a fait là un
travail énorme, rude et difficile. Je l’encourage à aller dans
d’autres tribus par exemple au Canada où il y a des gens qui
ont d’autres écritures...
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à La salle : Quelle est votre hypothèse pour expliquer
l’invention de l’écriture ?
à J-J. Glassner : Dans les textes de l’époque, il n’y a pas
grand chose qui transparaît si ce n’est que dans les textes
administratifs, l’écriture n’apporte rien à ce qui existait
avant. Quand on voit l’écriture de près, elle suit, elle décrit
les procédures administratives déjà inventées un millénaire
avant par des gens de tradition orale par des gens qui utilisaient des cachets, des signatures, qui scellaient des portes,
plaçaient des verrous,... tout cela marchait très bien... Ce
qui est neuf dans l’écriture administrative, donc l’usage
minimal, c’est qu’apparaissent des textes où on fait de la
prospective : on calcule par écrit qu’il faut tant de semences pour avoir tant de produits, tant de nourriture pour
tant d’hommes... On peut calculer l’économie et les réserves qu’on peut faire en produisant plus. La dimension prospective est très présente dans ces tout premiers textes
administratifs.
Il y a deux signes qui disent « écrire » à Sumer, l’un d’eux
est un néologisme tardif qui signifie aussi bien tracer des
traits d’écriture que dessiner des plans d’architecte, lire les
lignes de la main, lire les présages que les dieux inscrivent
dans les foies des animaux. La divination était l’astrophysique des Mésopotamiens. Le devin incarnait la mémoire
du temps, la mémoire sociale du temps. Le devin, c’est
l’historien qui s’occupe du passé, du présent, du futur. Les
devins ont organisé une vraie science de la prospective, une
science qui est tout à fait rationnelle. Ce n’est pas le rationalisme cartésien. Ces gens lisaient sur des supports naturels ou fabriqués les signes que les dieux y avaient inscrits.
Quand on pose une question à un devin, celui-ci note la
question et tôt le matin, au lever du soleil, il interroge les
dieux de la divination en leur demandant d’inscrire sur le
foie du mouton qui va être sacrifié les signes qui disent le
passé ou l’avenir ou le temps qui passe. Quand on sacrifie
l’animal, son foie présente un aspect que les dieux lui ont
donné et les devins le lisent comme nous, nous lisons le
journal. Ils vont jusqu’à identifier une bonne partie de ce
qui est dans le foie comme des signes d’écriture. C’est une
démarche classique et traditionnelle des Mésopotamiens
qui, chaque fois qu’ils font quelque chose dans leur vie
publique ou privée, interrogent les dieux pour savoir s’ils
doivent le faire et comment. Ils sont habitués à avoir recours
à des gens qui transposent des signes naturels en signes
intelligibles. Quand un roi de Lagash veut construire un
temple, il a un rêve qu’il ne peut pas comprendre ; il va
voir une déesse dans son temple qui le lui explique. Que lui
dit-elle ? Plusieurs divinités apparaissent dans ton rêve : la
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déesse du grain, la déesse de l’écriture et cette déesse tient
une tablette et un calame. Elle a écrit à l’aide des constellations et avec le calame, le plan du temple que les dieux te
commandent de construire. Comment comprendre cela ?
Il y a un dieu spécialiste de la tablette qui est là pour
transcrire en écrire cunéïforme ce que l’autre a transcrit à
l’aide des astres. Il transcrit de l’écriture divine en écriture
humaine. C’est ainsi que le roi humain peut comprendre les
plans dessinés par les dieux. Les Mésopotamiens ont donc
une forte tradition qui est de voir dans l’écriture des signes
des dieux et je me demande s’ils n’ont pas inventé l’écriture
pour avoir une meilleure connaissance du monde et de leur
environnement et surtout pour avoir une prise socialement
sur leur propre avenir. La première application est la prospective dans l’administration.
La divination en Mésopotamie est une divination judiciaire ; l’homme a la capacité de changer le cours des événements que les dieux ont prévus par des rituels appropriés.
En inventant l’écriture - et le récit sumérien de l’invention
de l’écriture le montre - les dieux ont donné aux hommes
le langage oral, les dieux sont les maîtres des mots, ils peuvent jouer avec. Le texte sumérien qui raconte l’invention
de l’écriture nous dit que les dieux transforment les mots.
Dans la pensée mésopotamienne, le réel n’existe pas. Il est
assimilé aux mots.
Souvenez vous de 100 ans de solitude de Garcia Marquez.
Le vieux patriarche note « table » sur une table parce que
s’il ne sait plus que c’est une table, il ne s’en servira plus
comme table puisqu’il ne saura plus ce que c’est. Le réel
disparaît dès lors qu’on ne peut plus le nommer pour le
conceptualiser. C’est une démarche de l’esprit tout à fait
rationnelle.
Et voilà qu’un roi humain invente l’écriture pour l’emporter sur un roi ennemi qu’il réussit à piéger par l’invention
de l’écriture. Celle-ci permet d’enfermer les mots des dieux
dans des signes graphiques des hommes. Effacez le signe
graphique, vous effacez le mot. Changez l’ordre des mots
dans la phrase écrite, vous changez l’ordre des mots des
dieux et vous changez l’ordre des choses. En inventant l’écriture, les hommes inventaient un deuxième pouvoir. À côté
du pouvoir des dieux, il y a le pouvoir des rois. Mais ne nous
trompons pas : ils étaient profondément religieux aussi, ils
ne sont pas allés jusqu’au bout de cette logique. Puisque
les hommes savaient écrire, ils ont décidé que les dieux
savaient aussi.
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