Table des matières 1. INTRODUCTION

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Table des matières 1. INTRODUCTION
Table des matières
1. INTRODUCTION ................................................................. 2
2. PRÉLIMINAIRES ................................................................. 6
2.1. ESPRIT DU TEMPS ................................................................................................. 6
2.2. LE LIBERTINAGE ERUDIT .................................................................................... 17
3. RHÉTORIQUE DU TEXTE .............................................. 21
3.1. LA SUPERSTITION ............................................................................................... 21
3.2. LA PROSTITUTION ............................................................................................... 30
3.3. LE SONGE DE FRANCION ..................................................................................... 39
3.4. LA CRITIQUE DES JUGES ..................................................................................... 44
3.5. LE COLLEGE ....................................................................................................... 46
3.5.1. Le pédantisme ............................................................................................ 46
3.5.2. L’amour au collège .................................................................................... 53
3.6. LA POESIE........................................................................................................... 58
3.7. GENEROSITE ET DIFFERENCE .............................................................................. 64
3.7.1. La bande des Généreux .............................................................................. 64
3.7.2. La supériorité ............................................................................................. 67
3.7.3. Les vêtements ............................................................................................. 70
3.8. LA CAMPAGNE.................................................................................................... 73
3.9. L’UTOPIE COMIQUE DE FRANCION ...................................................................... 83
4. CONCLUSION .................................................................... 88
5. BIBLIOGRAPHIE............................................................... 92
1. Introduction
« Charles Sorel, nommé Science universelle,
Vous nous avez quitté trop tost pour notre bien :
Modeste, vertueux, d’un si doux entretien,
Philosophe, orateur, historien fidelle. »
Ce quatrin en hommage funèbre est consacré par l’abbé de Marolles à son ami Charles
Sorel. Or, l’image que présentent les vers ne correspond pas du tout aux impressions que le
lecteur aura après la lecture de L’histoire comique de Francion. Mais on sait si peu de
Charles Sorel…
Sa vie présente très peu de faits saillants et beaucoup d’incertitudes. Il est né sans doute à
Paris vers 1600, d’une famille de bonne bourgeoisie champenoise. Son père y travaille
comme procureur, après avoir acheté cette charge. Les Sorel ont quelques prétentions
nobilaires, puisque Charles affirme descendre d’Agnès Sorel, la « Dame de Beauté » de
Charles VII.
Entre 1612 et 1618 le jeune Charles entre au collège de Lisieux, où il est externe. Après ces
années, il entame des études de droit et travaille peut-être quelque temps comme clerc de
procureur. Il entreprend également la rédaction de romans, mais sa vocation littéraire le
brouille avec sa famille. Vers 1619 il est introduit à la Cour, où il devient le protégé du
comte de Cramail, avec lequel il collabore occasionnellement. Pendant cette période il
commence à fréquenter le poète libertin Théophile de Viau. En 1623 les deux amis écrivent
ensemble le Ballet des Bacchanales.
En cette même année paraît une œuvre plus intéressante encore : L’histoire comique de
Francion. Ce roman libertin est de la main du jeune Charles Sorel, même si certains en
doutent.1 Force est de constater que Sorel est contraint de le remanier à deux reprises ; en
1626 et en 1633. Deux années après la troisième édition, Sorel achète la charge
d’historiographe du roi, laissée vacante par son oncle. Pendant cette charge, il continue sa
1
Pierre Lepape, La disparition de Sorel, Paris, Grasset, 2006, p. 41-42: “L’érudit Frédéric Lachèvre,
grand spécialiste des auteurs libertins du XVIIe siècle, a bataillé pour prouver que l’auteur du Francion
était Théophile de Viau. Quant à Pierre Louÿs, savant pornographe, bibliophile et, souvent, bon lecteur,
il ôte à Sorel la paternité du Francion pour des motifs de cohérence. Il est impossible, explique-t-il,
qu’un jeune auteur publie en même temps qu’un tel chef-d’oeuvre des livres d’un caractère, d’une
orientation et d’une esthétique si différents.”
2
carrière de romancier, qui se termine en 1648 avec son Polyandre. Sorel fréquente alors les
milieux précieux et mondains : il paraît dans le salon de Mme de Montbel.
Mais en 1663 les pensions d’historiographe sont supprimées. De plus, une année plus tard,
il est ruiné par la disparition des rentes sur l’Hôtel de Ville. Il est obligé de vendre sa
maison et d’habiter chez son neveu Simon de Riencourt. Le 7 mars 1674 Sorel meurt et est
enterré à Saint-Germain-l’Auxerrois. Ces contemporains semblent alors avoir oublié le
jeune libertin. Ils saluent la mémoire respectable de l’historiographe, du polygraphe érudit,
auteur de la Science Universelle.
L’histoire comique de Francion est une des œuvres les plus intéressantes et les plus
controversées de l’époque. Sorel publie le roman en 1623 par l’intermédiaire du libraire
Bilaine, mais il ne l’a pas signé de son nom et ne le fit jamais. C’est l’année du premier
procès de Théophile de Viau, condamné pour ses vers licencieux. Désormais les auteurs
libertins sont obligés de se cacher, de se déguiser ou de se taire. Sorel décide de publier son
roman sous l’anonymat. « La pratique du livre anonyme était alors courante, qu’on soit de
noble origine et désireux de ne pas risquer la réputation de son nom dans la profession des
lettres, ou qu’on veuille échapper à la police des textes laquelle devait souvent se résigner à
ne condamner que les livres (parfois aussi leurs libraires et leurs imprimeurs) faute de
pouvoir désigner à coup sûr les auteurs protégés par des noms d’emprunts ».2 Bien que
Sorel soit né dans le milieu assez estimé des bourgeois, la principale raison pour laquelle il
publie anonymement est sûrement sa crainte de la censure. Selon Greiner et Sternberg « les
liminaires de 1623, par leur tonalité méprisante comme par leur désinvolture et leur
scepticisme affichés, semblent porter l’empreinte de la pensée libertine ; il était donc
normal qu’en une période troublée par une violente répression leur auteur garde le secret
sur son identité ».3
L’année de publication est pour les écrivains l’année de tous les dangers. Sorel se voit
contraint de remanier sa première édition. En 1626 paraît la deuxième édition de son
Histoire comique, épurée des propos contraires aux conventions morales de l’époque. Cette
nouvelle édition ne répond toutefois pas encore aux exigences sociales et morales, de sorte
que Sorel retravaille son texte une dernière fois qui sera publié en 1633. Après dix ans
2
Ibid., p.42-43.
Frank Greiner et Véronique Sternberg, L’histoire comique de Francion de Charles Sorel, Paris,
Sedes, 2000, p. 26.
3
3
d’anonymat, il décide de mettre un nom d’auteur sur la page de garde de son roman. Il
choisit le « sieur Moulinet Du Parc », un écrivain qui a réellement vécu à l’époque. Et pour
rendre tout cela encore plus convaincant, Sorel écrit « comme un deuxième roman dans les
marges du premier pour justifier cette attribution ».4
L’histoire comique présente les aventures hilarantes de Francion, un personnage burlesque,
bon-vivant et libertin. Le titre générique révèle l’esprit dont l’œuvre porte l’empreinte : il
s’agit d’un roman comique qui s’inscrit volontiers dans le régistre du rire. De plus,
l’histoire comique « tient aussi son épithète de ce qu’elle s’enracine dans le monde trivial
de la quotidienneté, le comique étant alors associé au registre bas de la comédie ».5
Le sous-titre de la première édition réunit les aspirations comiques au sens étroit et les
réalités sociales représentées dans le texte : « En laquelle sont descouvertes les plus subtiles
finesses & trompeuses inventions, tant des hommes que des femmes, de toutes sortes de
conditions & d’aages. Non moins profitable pour s’en garder, que plaisante à la lecture ».
Ce titre « se fait l’écho d’une intention morale, pour le moins banale : instruire en
divertissant ».6
Sorel dévoile ses objectifs dans sa préface, intitulée « Advertissement d’importance aux
lecteurs ». Dans le but de « monstrer aux hommes les vices ausquels ils se laissent
insensiblement emporter », il décrit leurs mauvaises opinions et leurs caractères hypocrites.
Si l’œuvre peut paraître immorale, c’est parce que la réalité décrite et dénoncée l’est. La
stratégie de la dissimulation est connue. Néanmoins, ajoute l’auteur, « j’ay peur que cela ne
soit inutile : car ils sont si stupides pour la pluspart, qu’ils croiront que tout cecy est fait
plus tost pour leur donner du passetemps que pour corriger leurs mauvaises humeurs ».
Sorel se protège contre toutes les accusations d’immoralisme et de corruption. Pour
convaincre ses lecteurs immoraux, pour les éduquer et les ramener dans le droit chemin, il a
recours à des stratégies qui peuvent paraître aux dévots et bien-pensants quelque peu
indignes : « [Il] faut user d’un certain apast pour attirer le monde. Il faut que j’imite les
Apotiquaires qui sucrent par le dessus les breuvages amers afin de les faire mieux avaller. »
Par cette métaphore ambiguë, qu’avait utilisée Lucrèce, Sorel souligne l’importance des
stratégies rhétoriques. L’auteur déclare que la « corruption de ce siecle où l’on empesche
4
Michèle Rosellini, Le Francion de Charles Sorel, Paris, Atlande, 2000, p.45.
Frank Greiner et Véronique Sternberg, op.cit., p. 16.
6
Ibid., p.17.
5
4
que la verité soit ouvertement divulguée » le contraint de cacher ses pensées « soubs des
songes qui sembleront sans doute pleins de niaiseries à des ignorans, qui ne pourront pas
penetrer jusques au fond ». L’ambiguïté atteint ici son paroxysme. Il va de soi que le
censeur dévot et l’ami libertin ne liront pas cette phrase de la même façon… Les véritables
lecteurs le comprendront :
« Il faut que je dise icy comme une chose très à propos, qu’il est bien necessaire de faire un
preface à son ouvrage, l’on advertit le monde de beaucoup de particularitez qui importent à
nostre gloire. Neanmoins il y a des hommes si peu curieux qu’ils ne les lisent jamais, ne
sçachans pas que c’est plutost là que dans tout le reste du livre, que l’Autheur monstre
duquel esprit il est pourvu. Je demandais un jour à un sot de ceste humeur pourquoy il ne
les lisoit point. Il me repondit qu’il croyoit qu’elles estoient toutes pareilles, et qu’en ayant
leu une en sa vie c’estoit assez; il se figuroit que le contenu se ressembloit ainsi que le tiltre.
Que ceux qui auront mes livres entre leurs mains, ne facent pas ainsi s’ils me veulent
obliger à les avoir en quelque estime. »
Sorel rit à une époque qui a lancé les procès de sorcellerie, qui se passionne pour des
canards relatant les faits divers les plus invraisemblables et condamne des poètes pour des
vers qu’ils n’ont pas composés. C’est l’époque du père Garasse qui dans son pamphlet
dénonce des poètes et des philosophes pour leurs vies, pour leurs écrits et pour les rumeurs
qui circulent à leur propos. Dans sa préface, Sorel se montre et se cache.
J’ai choisi de centrer ce mémoire autour d’une analyse du contenu du roman. Je me
concentrerai essentiellement sur la première édition du livre qui a été écrite peu avant la
période des grands troubles autour du procès de Théophile de Viau. Cette édition est sousdivisée en sept livres. Dans chaque livre Sorel aborde un thème important qui révèle ses
pensées libertines. Je vais essayer de dévoiler ces idées parfois cachées sous forme d’ironie,
de persiflage ou sous l’apparence d’un songe à première vue innocent. Je tenterai de
démontrer l’esprit libertin de Sorel, de répondre à la question principale : Sorel est-il un
libertin imparfait ?
5
2. Préliminaires
2.1. ESPRIT DU TEMPS
Afin de comprendre le mouvement libertin au XVIIe siècle, il est nécessaire de présenter les
événements les plus importants. La France souffre depuis le siècle précédent du plus grand
mal qu’une nation puisse connaître : la guerre civile. Elle représente « ce que l’on a
coutume d’appeler guerres de Religion, ces affrontements qui, de 1562 à 1598, ont opposé
d’abord les catholiques et les protestants puis, à la fin, surtout les catholiques entre eux ». 7
Les causes du conflit sont de natures diverses. Premièrement, un courant de Réforme et de
Contre-Réforme se développe depuis la Renaissance. Selon Arlette Jouanna « la tradition
historiographique désigne par le premier de ces mots les changements apportés par les
fondateurs des divers courants protestants au XVIe siècle, et par le second la contreoffensive de l’Eglise catholique ».8 A partir de la scission luthérienne le parti catholique et
le parti protestant vivent en discorde, exacerbée par des destructions iconoclastes autour
des années 1540 et 1550. Les protestants vont systématiquement détruire des
représentations figurées de Dieu et les saints se basant sur « une interprétation littérale des
textes bibliques de l’Exode (XX,4) et du Deutéronome (IV, 15), prescrivant de ne faire
« aucune image taillée » de Dieu pour éviter la tentation de l’idolâtrie ».9
S’ajoute à cette destruction d’objets du rituel romain un affaiblissement du pouvoir royal.
Lorsqu’en 1559 le roi Henri II meurt (il avait été blessé par un coup de lance au cours d’un
tournoi), les rois François II et Charles IX, qui règnent respectivement de 1559 à 1560 et de
1560 à 1574, sont trop jeunes pour pouvoir imposer leur autorité. Les Français s'entredéchirent, malgré les tentatives de la reine-mère Cathérine de Médicis de maintenir la
continuité de l’Etat par la mise en place de la tolérance religieuse. La réunion des Etats
Généraux, les « assemblées qui réunissent des députés élus par chacun des trois ordres,
clergé, noblesse et tiers état, et convoqués par le roi »10 est une preuve de cet
affaiblissement de l’autorité royale. Différents camps politiques vont essayer d’exercer leur
pouvoir. Ainsi s’opposent les Montmorency, une des familles les plus anciennes et les plus
7
Arlette Jouanna, Jacqueline Boucher, Dominique Biloghi, Guy le Thiec, Histoire et dictionnaire des
guerres de religion, Paris, Robert Laffont, 1998, p.3.
8
Ibid., p.1235.
9
Ibid., p.986.
10
Ibid., p.900-901.
6
puissantes de la France et qui sont partagés entre catholiques et protestants, les Guise,
meneurs du parti catholique et enfin les Bourbon, les princes de la maison de France qui
soutiennent les protestants.
L’implication des pays voisins est la troisième cause qui donne lieu à des perturbations en
France. L’Espagne et l’Angleterre ne cessent d’y entretenir des troubles afin de diminuer la
puissance de la France, qui est un pays riche par sa démographie, sa culture et son prestige.
La reine d’Angleterre Elizabeth Ire intervient en soutenant les protestants et le roi
d’Espagne, Philippe II, jette de l’huile sur le feu en secourant le clan des Guise.
Sous le règne de François Ier apparaissent les premiers problèmes. Le roi, malgré son
ouverture d’esprit, ne tolère pas la présence protestante, qu’il considère comme néfaste à
son autorité. Il commence à persécuter les protestants en faisant paraître des édits
condamnant le protestantisme. Les tensions religieuses augmentent sous le règne de son
fils, Henri II, moins intolérant et plus sévère que son père. Malgré sa politique, le
protestantisme connaît à cette époque un essor considérable grâce à des chefs religieux
talentueux, comme Calvin. Jean Calvin est, avec Martin Luther, l’un des initiateurs de la
Réforme protestante bien qu’il fut élevé dans la religion catholique et destiné à l’Eglise. Le
calvinisme se caractérise essentiellement par l'importance accordée à la grâce divine. La
doctrine séduit de plus en plus les Français dans les milieux urbains et parmi la noblesse.
Chacun des deux partis, catholique et protestant, réclame le droit d’être le seul tenant de la
vraie religion.
En 1562, la France connaît la première guerre de religion qui se termine un an après par
l’Edit d’Amboise qui autorisait le culte protestant dans certains lieux réservés. Cet édit
ouvre une période de tolérance civile qui ne dure que quelques années. Ainsi, pendant des
dizaines d’années le pays souffre de différentes guerres qui opposent à chaque fois les deux
partis religieux.
L’année 1589 est décisive pour Henri de Navarre, chef de la faction huguenote. Détesté par
la Ligue, ces catholiques militant contre la croissance de la doctrine protestante, Henri III
ne peut maintenir son autorité et est chassé de Paris lors de la « Journée des Barricades » en
1588. L’année suivante il est assassiné par un moine jacobin fanatique, Jacques Clément.11
11
Pierre de L’Estoile, Journal de L’Estoile pour le règne de Henri III (1574-1589), Paris, Gallimard,
1943, p. 643- 644 : de L’Estoile décrit de façon détaillée la mort d’Henri III qui fut poignardé par “un
jeune religieux, prêtre de l’ordre Saint-Dominique, dit Jacobins, autrement frères prêcheurs, nommé
7
Avant de rendre le dernier soupir, il reconnaît son cousin Henri de Navarre pour son
héritier légitime, à condition que celui-ci se convertisse. Ainsi, Henri de Navarre devient
roi de France. Mais beaucoup d’officiers qui servaient Henri III ne veulent pas entrer au
service du nouveau roi « hérétique » et partent en exil. Henri IV est alors « roi sans
royaume, soldat sans argent, mari sans femme – il est séparé de son épouse Marguerite de
Valois ».12 Henri est roi, mais son titre reste théorique puisqu’il était excommunié par le
pape. Il ne baisse toutefois pas sa tête et rallie ses fidèles. Mais il se rend compte du fait
qu’il ne pourra jamais gagner la confiance de tout le peuple français et il se convertit au
catholicisme en 1593 : « le dimanche 25 juillet, à Saint-Denis, Henri, selon sa propre
expression, fait le saut périlleux – ne peut-il pas craindre de perdre un parti sans en gagner
un autre » ?13
Le nouveau roi devait alors faire preuve de sa dévotion. L’Eglise disposait, dans sa
tentative d’empêcher le protestantisme de devenir la religion officielle, de l’appui du bras
séculier. Selon Pintard les ordonnances et les édits royaux autorisaient contre le crime de
lèse-majesté divine – athéisme, hérésie, attentat contre les personnes ou les choses
consacrées – des peines arbitraires, mais contre les jurements, les blasphèmes, les impiétés,
les sacrilèges, ils prévoyaient au contraire des châtiments précis. 14 Cette législation fort
ancienne – elle avait pris une forme rigoureuse dans l’Ordonnance du 22 février 1347, prise
par Philippe VI – visait à l’origine à effrayer les blasphémateurs : ils risquaient des peines
cruelles comme le carcan, le pilori, l’incision de la lèvre ou l’ablation de la langue. Mais
Henri IV préféra un long échelonnement de peines préliminaires avant les mutilations.
Ainsi, dans sa Déclaration du 6 avril 1594 il prévoit une série de peines pécuniaires : pour
la première condamnation, une amende de 10 écus ; pour la seconde 20 écus. Pour la
troisième condamnation la Déclaration n’indiquait pas quel châtiment corporel
s’appliquerait, ni quelles punitions exemplaires et extraordinaires elle prévoyait pour la
suite.
Jacques Clément”. Grâce à l’aide du procureur général du parlement de Paris “le Jacobin entra, et
ayant son couteau tout nu en sa manche, se présenta au roi, lequel se venait de lever et n’avait encore
ses chausses attachées, et lui ayant fait une profonde révérance, lui présenta des lettres de la part du
comte de Brienne”. Pendant que le roi lit la lettre attentivement, le moine “tira de sa manche un couteau
et lui en donna droit dans le petit-ventre, au-dessus du nombril, si avant qu’il laissa le couteau au trou”.
Le roi commence aussitôt à crier: “Ah! Le méchant moine, il m’a tué, qu’on le tue!”
12
René Pillorget et Suzanne Pillorget, France baroque France classique, Paris, Robert Laffont, 1995,
p.6.
13
Ibid., p.10.
14
René Pintard, Le libertinage érudit dans la première moité du XVII e siècle, Paris, Ancienne librairie
Furne, 1943, p.22.
8
En 1595 Henri déclare la guerre à l’Espagne qui se termine par une victoire éclatante pour
les Français après la renonciation de Philippe II à ses projets d’assujettissement du territoire
français. Mais trois ans après ce fait remarquable, l’ancien Henri de Navarre réalise un
projet d’importance énorme pour le futur de la France : l’Edit de Nantes. Après sa
conversion, le roi devait faire face à l’opposition du parti protestant. Dans l’espoir d’apaiser
les rancunes, il conclut la paix religieuse avec quatre députés huguenots. Par cet édit les
protestants ont désormais la liberté de conscience dans les villes où elle était autorisée par
l’Edit de Poitiers en 1577. Les protestants jouiront également de l’égalité civile avec les
catholiques, ce qui leur permet d’obtenir les mêmes charges et les mêmes honneurs que ces
derniers.
La France connaît après l’Edit de Nantes une brève période florissante : Henri IV veut que
« chaque dimanche tout le monde à la poule au pot ». Or, après tant de guerres, le royaume
n’est plus qu’un « cadavre de la France ». Selon Pillorget « les contemporains évoquent
dans leurs écrits des villages déserts, des fermes abandonnées, des champs envahis de
ronces et de taillis, l’exode de familles rurales vers les villes dont les murailles offrent au
moins quelque sécurité ».15 La France compte vers ce moment environ 274 000 familles
protestantes, soit un douzième de la population, qui seront rejetées, après la répression par
le parlement de Paris, vers La Rochelle, Montauban et Montpellier. Ces villes constituent
les bastions protestants. Les réformés appartiennent à des classes sociales diverses : on
compte parmi eux des ducs, des maréchaux, des médecins, mais la campagne héberge
également un grand nombre de protestants. Certes, l’Eglise catholique a remporté la
victoire : c’est la France qui a conquis son roi protestant et pas l’inverse.
Au lendemain de la guerre civile on a cru pouvoir discerner un courant stoïcien et libertin
dont les pensées de Michel de Montaigne (1533-1592) et de Pierre Charron (1541-1603)
sont les émanations les plus connues. Toutefois, leurs opinions semblent ambiguës et
donnent lieu à des interprétations contraires.16
15
René Pillorget et Suzanne Pillorget, op.cit., p.26.
René et Suzanne Pillorget estiment par exemple que “le premier, après être passé du stoïcisme au
scepticisme, se veut fidèle à l’Eglise, manifeste son hostilité aux huguenots, et ne verse nullement dans
l’indifférence. Le second, tout en mesurant la vanité des opinions humaines, estime que le plus sage est
de demeurer ferme et constant dans la foi catholique.” Ibid., p.44.
Tullio GREGORY, en revanche, voit en eux les prédecesseurs du libertinage: “J’aimerais seulement
préciser que la tentative de ramener Charron dans le cadre du fidéisme et de l’augustinisme d’autres
16
9
Entre-temps, Henri IV tente d’apaiser les esprits : il fait un geste en faveur des Jésuites. En
promulguant l’Edit de Rouen, il autorise les protestants à revenir dans le ressort du
parlement de Paris. En même temps, le père jésuite Coton, est placé auprès du roi. Les deux
se lient d’amitié et Henri fait du père Coton son conseiller habituel en matière religieuse, à
tel point que les huguenots diront que le roi a du coton dans les oreilles. Le prédicateur
aura une influence assez grande, de sorte qu’il obtiendra que le roi installe les Jésuites dans
sa maison de La Flèche.
Au cours du règne d’Henri IV, deux penseurs, tous les deux anciens élèves des Jésuites,
émergent : Pierre de Bérulle et François de Sales. La spiritualité de Bérulle aboutit dans un
premier temps à une sorte de dépersonnalisation et à l’absorption de la volonté de l’homme
par celle de Dieu. Mais une révolution interne se produit, que ses biographes situent en tous
cas avant 1609.17 Bérulle tend vers une nouvelle conception du christianisme, qu’on peut
appeler christocentrisme. Dans la conception traditionnelle, l’âme va vers Dieu en
s’efforçant de le rejoindre par la contemplation et la prière. Ensuite, elle fait appel à Jésus
pour l’aider de son enseignement et surtout de son intercession rédemptrice. Or, dans la
nouvelle conception bérulienne, l’âme ira d’abord au Christ pour apprendre à le connaître
et à l’aimer, pour se soumettre à ses pensées et à ses volontés. Ainsi, l’âme parviendra aux
plus hautes vérités et peut alors trouver la possibilité d’accès vers Dieu.
Les idées de François de Sales se répandent après la publication en 1610 de son
Introduction à la vie dévote. Pour François de Sales « c’est une hérésie […] de vouloir
bannir la vie dévote de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, de la Cour des
princes, du ménage des gens mariés ».18 Il veut donner aux laics la possibilité d’une vie
parfaite : l’amour de Dieu et de son prochain n’est pas l’apanage des moines et des prêtres.
La littérature de cette période est caractérisée par l’imagination, la sensibilité, le caprice et
la fantaisie qui prédominent sur le goût de la nature et de la vérité. Mathurin Régnier, qui
incarne ce goût, est un « poète remarquable par l’audace de ses tableaux, par sa crudité
apologistes contemporains ne me paraît pas fondée; son scepticisme – qui reprend et approfondit
l’expérience de Montaigne – se définit comme critique radicale du fanatisme religieux et du
dogmatisme philosophique, comme prémisse pour réaliser la pleine, entière et généreuse liberté
d’esprit, dans la conscience que l’on ne doibt croire d’un homme que ce qui est humain.” Tullio
Grégory, Genèse de la raison classique de Charron à Descartes, Paris, Presses Universitaires de
France, 2000.
17
Pierre Cochois, Bérulle et l’Ecole française, Paris, Le Seuil, 1963, p.22-23: “Cette évolution ne se
manifeste dans ses lettres qu’ à partir de 1607, elle s’affirme plus nettement en 1609 dans les Discours
de controverses, mais il faudra encore plusieurs années pour que le christocentrisme bérullien trouve
son plein épanouissement.”
18
René Pillorget et Suzanne Pillorget, op.cit., p.48.
10
d’expression, par ses images fortes et vives, par ses vers fermes, vigoureux, voisins de la
prose, et ne s’en distinguant que par la netteté la plus grande du dessin, et l’impérieuse
concision ».19 Il donne aux idées de Montaigne une forme poétique dans ses Satires en
affirmant que la raison est toujours trompeuse et que chacun a sa propre raison. Une
personne qui suit la nature ne peut donc se tromper. Ce raisonnement sape les fondements
de la religion, de la raison et de la morale, et met en branle l’ordre social et politique. Cette
« verve proprement française, gailarde, truculente, qu’on appelle gauloise ou gothique »20
va assurer le succès des farces avec leurs obscénités, qui répondaient parfaitement au goût
des bourgeois français de 1610.
A l’opposé de Régnier, François de Malherbe aime la rigueur et se plaît à rechercher la
clarté. Ce poète très en vue, entré à la Cour, « souhaite une œuvre poétique fortement et
logiquement pensée, une langue exempte de boursouflures, de termes archaïques, obscurs
ou techniques ».21 Il a établi l’essentiel du code de lettres classiques qui correspond aux
besoins de la société française de son temps.
Après l’entrée en vigueur de l’Edit de Nantes, Henri IV exerce selon ses capacités son
métier de roi : il tient conseil, prend des décisions tant de la politique intérieure que de la
politique étrangère, il déjoue toute menace de désordre à l’intérieur de son pays. Mais il
connaît aussi des problèmes personnels, notamment avec ses enfants – légitimes et bâtards
– et sa nouvelle épouse Marie de Médicis.22 En dépit de cette friction familiale, le roi lance
des travaux d’embellissement urbain importants et il s’applique à améliorer par sa politique
les conditions de vie des Parisiens. Ces réalisations lui valent le surnom d’Henricus
Magnus.
Mais le bon roi a aussi quelques vices : lors d’un ballet organisé par la reine en 1608, Henri
s’éprend d’une fille, Charlotte-Marguerite de Montmorency. Il n’y a qu’un problème : la
jeune fille – elle n’a pas encore quinze ans – est promise à Bassompierre qui ne voudra
jamais consentir au rôle de mari complaisant. Mais le roi ne serait pas le plus puissant de la
19
Ibid., p.85.
Victor Tapié, La France de Louis XIII et de Richelieu, Paris, Flammarion, 1967, p.50.
21
René Pillorget et Suzanne Pillorget, op.cit., p. 85.
22
Ibid., p.78: “Aussi ardent à remplir son rôle de mari que son rôle d’amant, Henri s’acquitte avec la
même conscience de ses devoirs de père légitime et de père naturel. Il se montre d’une extrême
gentillesse à l’égard du dauphin. Mais il n’en délaisse pas pour autant ses bâtards. [...] Dès 1604, il
prétend les faire tous nourrir et élevér ensemble. Ce qui provoque une crise de la reine: elle fait savoir
qu’elle n’acceptera jamais pareille honte.”
20
11
France s’il ne trouvait pas une solution : il fait appeler l’homme en question près de lui et
lui explique qu’il veut marier la jeune fille à son neveu, le prince de Condé. Bassompière
ne peut que consentir : ainsi le mariage est conclu en mars 1609. Le roi obtient ce qu’il
veut : désormais la fillette se trouve à la Cour, près de lui. Il la poursuit sans se rendre
compte du ridicule.
Or, le jeune prince de Condé digère très mal les tentatives de séduction du roi pour ravir sa
belle épouse et décide de s’enfuir avec elle. Il demande l’appui du roi de l’Espagne, qui
voit dans toute l’affaire un excellent moyen de susciter de nouveaux troubles en France. La
guerre est proche.
L’esprit de la Ligue n’étant pas complètement éliminé, certains doutent de la sincérité du
catholicisme du roi Henri, d’autres mettent en cause la légitimité de son pouvoir. Dans la
tête de certains germent des idées d’assassinat. Les théoriciens catholiques esquissent des
théories qui légitiment l’élimination du tyran. Beaucoup de Français regrettent que le roi
veuille livrer bataille contre des Etats catholiques, à quoi s’ajoute qu’il lutte aux côtés des
princes protestants, et cela justement pour enlever une femme à son mari.
Le 13 mai 1610 la reine sera couronnée, selon ses volontés, en vue d’exercer le pouvoir
pendant l’absence de son mari qui part pour faire la guerre. Le 14 mai le roi veut rendre
visite à un ami malade et alité. Il part en carrosse et c’est en cours de route que le drame se
produit : un homme se hisse sur les roues du carrosse et frappe le roi de deux coups de
couteaux. Le premier glisse sur une côte, mais le deuxième perfore un poumon et tranche
l’aorte. On arrête le meurtrier, François Ravaillac.23 La dix-huitième tentative d’assassinat
d’Henri a réussi : la France a perdu son grand prince qui a su lui rendre la paix civile par
son courage et son intelligence politique.
Après la mort du roi le pays vit un désastre. Le Parlement décide de donner le pouvoir à la
reine pendant la minorité de Louis XIII, héritier légitime d’Henri IV. Le règne de Marie de
Médicis dure jusqu’en 1617. Elle garde auprès d’elle les ministres et conseillers de son
mari, mais les décisions importantes sont prises pendant des réunions informelles d’un petit
groupe. Cependant, un autre petit groupe possède davantage influence sur la reine : sa
camarilla qui est formée par le nonce Ubaldini, l’ancien professeur d’Henri, le père Coton,
23
Avant son écartèlement, Ravaillac persévère dans sa déclaration qu’il a agi pour son propre compte,
mais on estimera plus tard qu’il n’a été que l’instrument d’une conjuration de gentilshommes déçus par
le comportement d’Henri IV, fomentée par les Jésuites. Toutefois, le cœur embaumé du roi sera
conservé à La Flèche, collège des Jésuites.
12
son confesseur, et enfin Leonora Galigaï et son mari, Concino Concini, la personne clée
dans l’entourage de la reine. Concini est un homme agréable et fort élégant, un fin
diplomate. Dans un premier temps, il a été nommé maître d’hôtel de la reine, puis premier
écuyer. Le ménage Concini s’est beaucoup enrichi grâce à la position de Leonora, la sœur
de lait de Marie de Médecis.
Une fois Marie régente, Concini monte de façon foudroyante sur l’échelle du pouvoir : il
entre au conseil des finances et est nommé conseiller d’Etat. S’appuyant sur les cadeaux de
Marie à Leonora, le couple peut acheter quelques terres. Concini assumera respectivement
la fonction de lieutenant général du pays de Santerre, gouverneur de Péronne, Roye et
Montdidier.
Selon Pillorget, « pareille ascension ne peut que susciter jalousies et indignation, surtout de
la part de ceux qui ne sont pas satisfaits des largesses de la reine à leur égard ».24 Les
Grands, les officiers de la couronne25, commencent à se remuer à propos de la politique
économique de la reine. Ils pensent qu’il ne faut pas utiliser de la force, mais qu’il est
nécessaire de satisfaire tous les princes et les ducs en leur attribuant des pensions et des
assignations. Marie agit sur le champs, mais il est déjà trop tard : elle ne peut empêcher une
prise d’arme. Deux armées s’opposent dans la première révolte des Grands : celle du roi à
Vitry et celle des Grands à Sainte-Menehould. Dans cette dernière ville la reine doit subir
l’humiliation de négocier avec les rebelles. Après un mois de discussions, elle signe un
traité où elle déclare renvoyer ses troupes à condition que les rebelles promettent également
de se retirer. En outre, elle remettra à plus tard les mariages espagnols26 et convoquera les
Etats Généraux dans les délais de trois mois.
L’année 1614 est marquée par les élections : le jeune Louis ayant atteint ses treize ans, est
déclaré majeure en lit de justice.27 Il remercie sa mère pour ses services rendus et la prie de
conserver le pouvoir. Toutefois, les décisions seront désormais prises au nom du roi, ainsi
24
Ibid., p. 125.
Arlette Jouanna, Jacqueline Boucher, Dominique Biloghi, Guy le Thiec, op.cit., p.1166: “On trouve
pour la première fois une liste précise de ces officiers dans les lettres patentes du 3 août 1582, qui
établissent un ordre de préséance entre eux: le connétable, le chancelier, le grand maître de la maison
du roi, le grand chambellan, l’amiral et les maréchaux de France.”
26
La reine s’efforçant de rapprocher la France de l’Espagne, la plus grande puissance de l’époque,
arrange un double mariage entre les deux maisons. D’une part, elle veut que son fils Louis XIII sera
l’époux de la fille aînée du roi Philippe III; d’autre part elle donnera la soeur d’Henri IV, Elizabeth, en
mariage au prince des Asturies, héritier présomptif du trône d’Espagne. Ces deux mariages de raison
vont de pair avec une alliance défensive franco-espagnole d’une durée de dix ans.
27
Ibid., p.1044: “Le lit de justice est à l’origine le siège surmonté d’un dais et placé sur une estrade
drapée sur lequel s’installe le roi lorsqu’il vient présider son parlement. L’expression, née vers le
milieu du XIVe siècle, finit par désigner la séance elle-même.”
25
13
que la nomination des ministres. Au début de l’année suivante entre en scène une personne
importante au cours de l’histoire de la France : Armand-Jean du Plessis de Richelieu est
alors jeune évêque de Luçon. Il s’était déjà fait remarquer par sa chaleureuse défense de la
politique de la régente et avait ainsi été choisi pour prononcer une harangue au nom de son
ordre. L’idée générale de son argumentation est basée sur la prééminence, dans l'Etat, de
l’ordre ecclésiastique. Selon lui, les laïcs n’ont pas à s’immiscer dans des questions qui
relèvent de la seule autorité compétente. Richelieu plaide également pour une politique qui
s’occupe du problème huguenot, considérant le problème de façon équitée et modérée.
Sa harangue se révèle un succès et Richelieu est accepté dans l’entourage de la reine. Dans
la période qui suit la nomination de Richelieu, la reine renforce le pouvoir du ménage
Concini au mécontentement de beaucoup. Partout on voit apparaître des pamphlets, souvent
d’un style burlesque, accusant Concini d’être un étranger assoiffé d’argent. Sa femme est
au centre d’accusations : elle peuplerait « le Louvre de sorciers, de magiciens, de juifs et
d’anabaptistes ».28 Les Grands préparent une deuxième révolte qui se termine en janvier
1616 par une trêve. De longues négociations aboutissent à la signature du traité de
Loudun.29
A la fin de l’année, Concini se trouve à l’apogée de son pouvoir, mais en même temps son
impopularité n’a jamais été plus grande. Dans l’opinion publique, « il n’est qu’un vil
favori, qui monopolise le pouvoir, distribue les charges, gouverne, sans respect pour les
conseillers naturels du roi, les princes du sang, d’abord, puis les autres princes, les officiers
de la Couronne, les conseillers d’Etat. Son titre de maréchal est encore plus scandaleux que
son enrichissement ».30 Rien ne peut empêcher une troisième révolte, cette fois-ci avec des
conséquences désastreuses.
Le jeune Louis XIII a seize ans en septembre 1617. Il ne cache pas son aversion à l’égard
de Concini. Il a formé autour de lui un petit groupe de confidents, dont le plus important est
Charles d’Albert de Luynes, issu de la petite noblesse. Il inspire confiance au roi et se
réunit presque tous les soirs avec lui. Les deux espèrent congédier Concini en assiégeant la
reine et ses ministres, mais le coup échoue. Le roi décide alors de faire arrêter Concini et sa
femme par le baron de Vitry, capitaine des gardes. En cas de révolte il lui donne la
28
Hélène Duccini, Concini. Grandeur et misère du favori de Marie de Médicis, Paris, Albin Michel,
1991, p.181-188.
29
Condé et les princes catholiques se partagent de grosses sommes, des augmentations de pensions et
des places. Mais les protestants ne reçoivent pas moins qu’eux, de sorte que le retour à la paix
provoque une crise financière dans l’Etat.
30
René Pillorget et Suzanne Pillorget, op.cit., p.140.
14
permission de tuer les prisonniers, ce qui constitue l’objectif de toute la mise-en-scène.
Aussitôt dit, aussitôt fait : le 24 avril au moment où Concini se présente au Louvre, il sera
assassiné par coups de pistolets. A ce moment précis, Louis arrive et la foule l’entend dire :
« Merci ! grand merci à vous ! à cette heure, je suis roi ! »31 Le corps de Concini est
inhumé dans Saint-Germain-l’Auxerrois sous les orgues, mais le lendemain la masse
déterre le corps, l’insulte, le mutile et le brûle. Sa femme Leonora, condamnée comme
sorcière, est décapitée avant que ses restes sont brûlés.32 La reine-mère et Richelieu sont
exilés.
Louis XIII se manifeste comme un prince catholique dès le début de son règne : il fait
renouveler les édits somptuaires hostiles au luxe vestimentaire, ainsi que les édits sur les
duels. Il n’a qu’un problème majeur : Marie de Médicis qui ne s’accommode pas du tout
aux circonstances et au fait que Richelieu ne se trouve plus auprès d’elle – il a été exilé
sous prétexte de communiquer en secret avec elle. Quand la Cour entend la nouvelle de la
fuite de la reine-mère de son château en exil, c’est l’accablement. Louis, se rendant compte
des capacités de sa mère envoie des troupes vers elle. Mais Luynes, toujours au côté du roi,
pense qu’il vaudrait mieux négocier. Richelieu réapparaît alors sur la scène. Il offre au
jeune roi d’exercer son influence sur la reine pour la rapprocher de son fils. Ainsi, le 5
septembre 1617 mère et fils se réconcilient.
Entre 1610 et 1620 un courant athée est apparu en France. Ce courant s’est développé en
réaction contre la religion officielle. Antoine Adam estime qu’il y a deux origines pour ce
mouvement d’athéisme militant33 : premièrement il est apparu dans la poésie libre du règne
d’Henri IV, l’épicurisme, la philosophie qui prône la mortalité des âmes et qui a imaginé
une cosmogonie sans dieux. En outre, il y avait dans l’entourage de Marie de Médicis
d’étranges chrétiens, comme l’abbé André de Lizza, aumônier de la reine. Cet homme se
moquait des cérémonies religieuses et tournait en ridicule les observances du carême. Il est
31
Ibid., p.143.
Arlette Jouanna, Jacqueline Boucher, Dominique Biloghi, Guy le Thiec, op.cit., p.1308-1309: “Très
pourchassée à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe, la sorcellerie n’était pas un fait nouveau. La
culture populaire, principalement celle des campagnes, intégrait de très nombreuses croyances et
recettes dans son grand combat pour la survie collective. La frontière entre le bien et le mal, ou entre ce
qui était chrétien et ce qui ne l’était pas, n’était pas claire pour beaucoup, spécialement dans le monde
rural.”
33
Antoine Adam, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620, Genève, Slatkine Reprints,
1965, p.132-133.
32
15
clair que pendant la régence de Marie, « c’est la dévotion qui est au pouvoir, mais une
dévotion inconséquente ou maladroite, et parfois plus superstitieuse que profonde ».34
La reconquête catholique se produit partout dans l’Europe occidentale et centrale. Or,
l’année 1620 est marquée par quelques faits inquiétants. Premièrement, la France fait face à
une nouvelle bataille entre catholiques et protestants à la Montagne Blanche. Bien qu’elle
se termine par une victoire éclatante des catholiques célébrée à Rome, le roi n’est pas
satisfait du fait qu’il ne peut pas exterminer le protestantisme dans son pays.
S’ajoute à cette bataille une seconde « guerre entre mère et fils » suite au mécontentement
de Marie qui n’a pas pu obtenir sa réintégration dans le Conseil. L’armée de Louis marche
sur le château de la reine qui se hâte d’envoyer Richelieu vers son fils. De nouveau, la paix
entre les deux est conclue et désormais Marie s’occupe de la bâtisse, sans pour autant
abandonner la politique.
Dans cette même année, suite à la bataille de la Montagne Blanche, Louis XIII est aux
prises avec d’autres problèmes religieux : sa première guerre de religion. Selon Pillorget
« il n’est pas question, pour lui, de contraindre des protestants à la conversion, ni de
toucher à l’édit de Nantes. Ce qu’il n’admet pas, c’est la rébellion, l’atteinte portée à son
autorité ».35 Après les négociations, l’Edit de Montpellier, promulgué le 18 octobre 1622,
renouvelle l’Edit de Nantes. A l’avenir, les fortifications nouvelles des villes protestantes
doivent être détruites, sauf dans La Rochelle et Montauban qui peuvent garder les leurs.
Le roi se rend compte qu’il doit s’entourer d’un homme de confiance, mais il n’a aucune
idée quel homme pourrait convenir. Sa mère lui propose de réintégrer son dévoué, son
fidèle, Richelieu. Ainsi le cardinal réapparaîtra en 1624 au Conseil qu’il avait dû quitter
sept ans plus tôt. C’est alors qu’en France la réforme catholique prend son essor.
Dans la première moitié du XVIIe siècle les clercs et les laïcs éprouvent une véritable
passion pour les problèmes d’ecclésiologie, c’est à dire les problèmes qui ont pour objet la
nature de l’Eglise, sa structure, ses relations avec le pouvoir temporel, avec la politique.
Les relations entre la société civile et la société religieuse sont si étroites que la réforme
doit être entreprise avec l’intervention des deux pouvoirs. Le deuxième centre d’intérêt des
ecclésiastiques est spirituel : tout ce qui règle les rapports de l’homme avec Dieu. Suite à la
réforme protestante, la spiritualité est marquée par un retour systématique à la Bible. On
voit apparaître des traductions de l’Ecriture Sainte, qui connaîtront un succès immense.
34
35
René Pintard, op.cit., p.7.
René Pillorget et Suzanne Pillorget, op.cit., p.153.
16
Or, après toutes ces décennies de guerres civiles, le pays est démoralisé et semble de plus
en plus déchristianisé. Les campagnes ont été affectées particulièrement par cette
tendance : « Les visites rurales font succéder, sous les yeux de leurs lecteurs, la vision des
édifices rompus, ruynés, démolis, ainsi que celle de prêtres qui, au lieu de « remédier le
mal, le [fomentent] par une vie libertine » ».36 Certains adolescents sont envoyés par leurs
parents au couvent, mais n’ayant souvent pas une vocation véritable, ils cherchent des
divertissements, en dehors ou dans le couvent. Ils mènent une vie de luxe avec leurs
domestiques. Dans cet esprit on voit apparaître un courant libertin, ce mouvement qui a eu
un impact énorme sur la littérature du XVIIe siècle.
2.2. LE LIBERTINAGE ÉRUDIT
Une fois la paix religieuse conclue partiellement, un climat de liberté et de licence
remplace en France la terreur et le chaos. La Cour même apparaît aux croyants déconcertés
et inquiets comme l’exemple de l’indiscipline et du libertinage. Après toutes ces années de
tension douloureuse, le plaisir est enfin permis et certains s’y adonnent avec grossièreté,
brutalité et violence. D’autres profitent de ces espaces de liberté pour « penser le monde et
la place de l’homme dans le monde sans référence à l’autorité et à l’orthodoxie
religieuse ».37 Françoise Charles-Daubert définie ces libertins comme « ceux dont on juge
qu’ils font un usage excessif de la liberté, jusqu’à la revendiquer dans des domaines où la
croyance et la soumission de l’esprit sont de règle ».38
Ces libertins érudits appartiennent le plus souvent à la noblesse de robe, à l’Eglise et à la
haute bourgeoisie. Ils opèrent discrètement, quelque peu en marge et « ne visent pas à
atteindre un large public, réservant au contraire leurs ouvrages aux doctes, à l’exclusion du
vulgaire, et, parmi les doctes, à ceux de leurs amis qu’ils jugent les plus éclairés ».39
Ces penseurs ne se sont jamais définis comme des « libertins », même s’ils ont admis et
reconnu une certaine analogie entre la liberté de l’esprit et la liberté dans les
comportements qu’ils nommaient des « débauches philosophiques » pour indiquer leurs
libres entretiens. Ces entretiens n’étaient pas leurs seuls passe-temps. Selon Antoine
36
Ibid., p.174.
Françoise Charles-Daubert, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, Paris, Presses
Universitaire de France, 1998, p.5.
38
Ibid., p.5.
39
Ibid., p.12.
37
17
Adam40, ces philosophes sont avides de leur liberté : ils préfèrent comme Montaigne à
l’esclavage qu’impose une charge la liberté de la retraite41. Ce refus, ce désir de liberté,
c’est là la marque essentielle du libertinage.
Dans un sens les guerres de religion ont eu une conséquence paradoxale : si certains ont
embrassé avec fanatisme leurs dogmes, d’autres ont développé une attitude d’indifférence.
Ces « âmes en grande méconnaissance ou en grand mépris des choses de la foi »42 ont été le
foyer d’une vague d’athéisme. Certains se prennent à douter qu’il y ait une vérité
religieuse. D’autres libres esprits, les libertins, « affectent de ne pas jeûner en carême, se
moquent de l’abstinence, des pénitences, de l’Eglise, de ses représentants, brocardent
l’ignorance des prêtres dans des couplets satiriques, choquent les mœurs par leurs
débauches et la publication de chansons obscènes et souvent blasphématoires ».43 Cette
tendance à l’athéisme est un des indices de l’esprit libertin, mais l’unité postulée sur la foi
des apologistes reste à mettre en évidence.44
François Garasse écrit que « par le mot de libertin [il] n’entend ni un huguenot ni un athée
ni déiste ni un hérétique ni un politique, mais un certain composé de toutes ces qualités ».
De plus, il distingue parmi eux « trois espèces d’hypocondriaques, les uns le sont par
gourmandise, les autres par l’impudicité et les troisièmes par Athéisme ou par impiété ».45
Ces paroles apparaissent dans la première offensive apologétique menée par le Père
Garasse même. En 1623 il publie La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou
prétendus tels. Dans ce long pamphlet, qui fit grand bruit, il dénonce surtout Théophile de
Viau, suspect d’être l’auteur principal du Parnasse des poètes satyriques.46 Il mène une
vraie guerre contre le poète licencieux et ses amis, qui finira par la victoire du Père
Garasse : Théophile est condamné à l’exil.
40
Antoine Adam, op.cit., p.120.
Montaigne, Les Essais [1593], Paris, Librairie Générale Française, 2001.
42
René Pintard, op.cit., p.5.
43
Françoise Charles-Daubert, op.cit., p.21.
44
Jean-Pierre Cavaillé, Libertinage, irréligion, incroyance, athéisme dans l’Europe de la première
modernité (XVIe-XVIIe siècles), www.ehess.fr : “Selon [Jaques Prévot], la mécréance des libertins est
un pur fantasme des libres penseurs modernes: “Il serait inconvenant” de chercher l’athéisme “de
préférance chez ceux qu’on appelle libertins” (il y aurait donc, dans cette optique, des athées qui ne
seraient pas libertins): tout au plus, “en instillant le doute, le libertin a pu ouvrir la voie à une
incroyance dans laquelle il ne s’engageait pas lui-même”.
45
François Garasse, La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels, Paris, S.
Chappelet, 1642, p.48.
46
Garasse ignore que Théophile n’est en fait l’auteur que de quelques pièces du recueil.
41
18
Vanini, l’autre cible de Garasse, subit un destin pire. Il avait essayé d’expliquer, comme
Gabriel Naudé, le glissement de l’Antiquité au monde monderne et a développé la théorie
de l’origine politique des religions. Dans ses Dialogues il a esquissé la « théorie des « Trois
Imposteurs », c’est à dire l’idée que les grands fondateurs de religions étaient d’habiles
politiques travestissant leurs ambitions du zèle religieux afin d’entraîner les foules derrière
eux ».47 Ces trois politiques étaient Moïse, Mahomet et Jésus-Christ. Vanini critiquait aussi
l’authenticité des miracles et des oracles. Ces prophéties pouvaient, selon lui, être
expliquées par des causes naturelles. Admirateur et disciple avoué de Machiavel, Vanini
concevait la religion comme un instrument du pouvoir. A cause de ses paroles excessives, il
est condamné à mort et exécuté en février 161948. Ses livres, son procès et son exécution
firent de Vanini l’incarnation et la preuve du danger imminent de l’athéisme.
Mais les apologistes ne combattaient pas uniquement l’athéisme affiché de certains
libertins. Ils s’en prennaient aussi à ces esprits subtils qui s’appliquaient à minimiser le rôle
de Dieu par un travail intellectuel rigoureux. Ces déistes étaient des « hommes plus positifs
en général, qui, sans se perdre dans de fantastiques visions, sans nier non plus l’existence
de Dieu, ni l’utilité des croyances, dépouillaient le christianisme de ses mystères et se
faisaient une religion à leur mesure ».49
En dehors de l’existence d’une vague d’athéisme et de déisme, les libertins sont
responsables de la relecture des matérialistes atomistes de l’Antiquité : Démocrite, Lucrèce,
Epicure. Le dernier occupe une place centrale dans la pensée libertine. L’épicurisme est
une philosophie qui prône la plénitude, la tranquillité et la recherche à la maîtrise des
passions. Le désir suprême consiste en se satisfaire de choses simples comme l’eau et le
pain. De plus, Epicure pensait que la réalité se formait par de petites particules qui circulent
et qui se rassemblent par hasard : les atomes. Après la mort ces atomes se décomposent,
comme le corps. La crainte de la mort et de l’au-delà serait ainsi superflue. Lucrèce ajoute
dans son De rerum natura que les dieux se moquent des gens et que leur seul objectif est
également de rechercher la tranquillité. Se basant sur cette philosophie, les libertins
47
Françoise Charles-Daubert, op.cit., p.34.
Barthélémy de Gramont, qui a assisté à l’exécution, a fait le récit suivant destiné à discréditer celui
qui allait à la mort sans rien renier de ses idées: “Avant de monter au bûcher, on lui ordonna de livrer sa
langue sacrilège au couteau; il refusa; il fallu employer les tenailles pour la lui tirer, et quand le fer du
bourreau la saisit et la coupa, jamais on n’entendit un cri plus horrible; on aurait cru entendre le
mugissement d’un bœuf qu’on tue.” Cité par Victor Cousin, Vanini, ses écrits, sa vie, sa mort, in La
revue des Deux-Mondes, 1er décembre 1843, t. IV, p.724 sq., cité par Françoise Charles-Daubert,
op.cit., p.26.
49
René Pintard, op.cit., p.48.
48
19
pensaient, à l’opposé de Calvin, que l’âme était mortelle. Le philosophe Pomponazzi50
adhérait à cette conclusion. Il considérait l’immortalité de l’âme comme une croyance
politiquement utile, puisqu’elle disparaissait avec le corps.
Outre la lecture des matérialistes de l’Antiquité, les libertins redécouvrent les sceptiques
comme Sextus Empiricus, le philosophe qui conseille de suspendre le jugement et que
Montaigne avait remis au goût du jour.
Il convient de comprendre que le scepticisme et le rationalisme sont des attitudes
compatibles : les deux visent à comprendre sans préjugés le monde tel qu’il est. Ils se
considèrent comme des esprits forts, capables de suspendre leurs jugements, de soumettre
tout à la raison et d’assumer tout entière leur condition d’homme en soustrayant la pensée à
l’emprise dogmatique. Ainsi le doute, outil indispensable du scepticisme, permet d’éviter
l’adhésion naïve et au contraire, la raison peut examiner, calculer et garantir contre
l’incrédulité et les pièges de l’imagination.
50
Françoise Charles-Daubert, op.cit., p.7 : Pomponazzi a contribué, avec Crémonini, au rayonnement
international de l’Ecole de Padoue. Cette école, fondée au XIII e siècle, enseigne essentiellement le
droit, mais on note dès cette époque un afflux d’étrangers qui apportent la tradition de la liberté
religieuse. Pomponazzi enseigne la doctrine averroïste interdite partout ailleurs et professe une lecture
naturaliste d’Aristote à partir de laquelle les Padouans mettent en cause les miracles où ils ne voient
que des prodiges qu’ils expliquent par des causes naturelles telles que l’influence des astres, la force de
l’imagination, ou par les ruses et les superchéries des hommes.
20
3. Rhétorique du texte
3.1. LA SUPERSTITION
Dès la première phrase Sorel ne peut pas dissimuler son objectif : il plonge le lecteur dans
un décalage ironique en choisissant son cadre épique dans la tradition. Mais loin d’évoquer
l’habituel aurore aux doigts de rose, l’auteur raille les stéréotypes et plante son décor
derrière les voiles de la nuit [qui] avoient couvert tout l’Orison (HCF, 53).51 Le lecteur se
trouve dès le premier moment dans un environnement mystérieux qui le rend à la fois
curieux et soupçonneux.
Dans ce décor se rapproche un « certain vieillard qui s’appeloit Valentin ». Mais l’auteur
prend immédiatement ses distances en décrivant cet homme apparemment bizarre:
« Valentin sortit d’un Chasteau de Bourgogne avec une robbe de chambre, un bonnet rouge
en teste et un gros pacquet sous son bras, encore ne sçay je pourquoy il n’avoit point ses
lunettes ». (HCF, 53)
Sorel, par cette simple remarque sur les lunettes, marque une distance qui permettra une
liberté par rapport à d’autres pensées beaucoup plus provocantes qui figurent dans son
oeuvre. L’expression fait selon Daniel Riou echo à un texte bien connu et célébré du même
siècle: le Don Quijote de Cervantes. Ce récit commence de la façon suivante: « En un lugar
de la Mancha, de cuyo nombre no quiero acordarme, no ha mucho tiempo ». 52
De plus, le portrait tracé de Valentin est un des seuls portraits comiques qui figurent dans le
volume. « On trouve dans le Francion fort peu de portraits comiques. Sorel sait pourtant
tirer parti d’une description physique plaisante : on trouve ainsi quelques « crayons »
particulièrement savoureux ». 53
Suit alors la description de l’affaire qu’entreprend Valentin pendant cette nuit mystérieuse.
Il se dirige vers un bain placé au milieu d’un champ qui entourne le château, se dépouille
de ses habits, hormis de son pourpoint, et ayant retroussé sa chemise se met dans l’eau
jusqu’à son nombril. Il en sort tout de suite, allume une petite bougie avec laquelle il
marche trois fois autour de la cuve et jette la bougie dans l’eau. Ensuite, il jette encore un
peu de poudre dans cette même eau et marmotte quelques mots bizarres et incomplets. Tout
51
Je renvoie au texte par moyen de l’abréviation HCF, suivi par la page.
“Dans un village de la Manche, du nom duquel je ne me souviens pas [...]”, dans Miguel de
Cervantes, Don Quijote de la Mancha, édition et notes de Francisco Rico, Real Academia Española,
2004.
53
Frank Greiner et Véronique Sternberg, op.cit., p.94.
52
21
ce procédé semble très ridicule au lecteur, qui conçoit en même temps que Valentin prend
le rituel au sérieux. Puis le but du rituel est dévoilé: Valentin est impuissant. Sorel ne
trouve pas de meilleur moyen ironique pour expliquer cette impuissance: « En suitte de ce
mystere, il recommença de se baigner et fut soigneux de laver principalement son pauvre
zest qui estoit plus ridé qu’un sifflet à caille » (HCF, 54). Dans sa deuxième édition, de
1626, il remplace « zest » par « outil de génération ».
Avec la description du rituel et du sexe de Valentin, se manifeste dès le début de l’histoire
le ton duquel se sert Sorel dans tout le volume: le ton libre typique de l’histoire comique
car « le but premier de ces textes [est] de dissiper la mélancolie éventuelle du lecteur ».54
Lorsque Sorel décrit ces scènes de plaisanterie sexuelle, il utilise volontiers la technique de
l’allusion grivoise ou du discours à double sens.
Valentin poursuit son rituel et dessine sur la terre un cercle avec un bâton, mais il prend
peur :
« [Et] comme il estoit prest à se mettre au milieu, une sueur et un tremblement luy prirent
par tous les membres, tant il estoit saisy de peur à la pensée qui venoit de luy que les
Demons s’apparoistroient à luy bien tost. Il se fust resoult à faire le signe de la Croix, n’eust
esté que celuy qui luy avoit enseigné la pratique de ces superstitions luy avoit defendu d’en
user en ceste occasion, et luy avoit appris à dire quelques paroles pour se defendre de tous
les assauts que les mauvais esprits luy pourroient livrer. » (HCF, 54-55)
Sorel révèle le véritable objet de sa moquerie : la religion et la superstition. Valentin, qui
est un esprit faible, craint que les Démons viennent le chercher, mais Francion lui a
recommandé vivement de ne pas effectuer le signe de la croix, geste typique de la religion
catholique. En associant ces pratiques païennes, cette sorcellerie et cette superstition au
signe de la croix, Sorel dégrade celui-ci. La foi ne présente pas de la superstition la plus
ridicule, elle paraît même du même ordre. Et à l’évocation du signe de la croix, Francion
ajoute un persiflage du « Vade retro Satanas » des exorcistes reconnus :
« O qui que tu sois, grand mastin, qui accours à moy tout esbaudy, la queuë levée, pensant
avoir treuvé la curée qu’il te faut, retourne t’en au lieu dont tu viens, et te contente de
manger les savattes de ta grand’mere. » (HCF, 55)
Dans la troisième et définitive édition de son roman, en 1633, Sorel attribue ces mots à une
vérité historique, qui déculpabilise l’auteur :
« Ces paroles sont fort ridicules, mais celles dont se servent les principaux Magiciens ne le
sont pas moins, tellement qu’il pouvoit bien y adjouster foy. »
54
Ibid., p.43.
22
Par le biais du discours de Francion, Sorel montre au lecteur son dédain pour tous les
esprits faibles qui croient vraiment à Dieu et au diable. Cette tendance à la superstition
trouve probablement son origine dans le fait que les hommes craignaient aller à l’enfer au
lieu d’au ciel, une crainte volontièrement inspirée par les instances du siècle, c’est à dire en
premier lieu par le pape et les prêtres.
Charron, qui écrit quelques années avant Sorel, traite la religion et la superstition dans La
Sagesse, l’un des ouvrages les plus lus et les plus souvent réédités au long du XVIIe siècle.
Ce plaidoyer célèbre contre la superstition inspirera entre autres Spinoza dans son Traité
théologico-politique et Bayle dans les Pensées sur la comète. La position de Charron
pourrait sembler ambiguë après une première lecture, mais l’interprétation définitive n’en
est pas moins claire : toutes les religions sont infiltrées de superstition. De plus, le fait
qu’elles se ressemblent toutes, montre l’origine historique des religions qui est une origine
humaine. Rappelons les mots du fameux libertin Vanini, qui postulait dans sa théorie des
« Trois Imposteurs » que les fondateurs des religions – Moïse, Mahomet et Jésus-Christ –
étaient des habiles politiques qui utilisaient la religion comme instrument politique. Mais
Vanini va plus loin que n’importe quel philosophe libertin en concluant à la négation de la
divinité du Christ.
La Mothe le Vayer, autre contemporain de Sorel, avait réfuté l’argument du
« consentement universel », la pierre angulaire du discours apologétique. « Le
consentement universel à l’idée de Dieu et la présence dans tous les groupes humains d’une
religion étaient supposés prouver la base naturelle de la religion ».55 Or, La Mothe le Vayer
avait démontré dans son Dialogue sur le sujet de la divinité, en utilisant des récits de
voyage, qu’il existe des lieux où les habitants n’ont aucune idée de l’existence de Dieu. Dès
lors, il est impossible d’affirmer l’idée du consentement universel, et il semble bien que ce
sont les hommes mêmes qui ont créé les dieux.
De plus, La Mothe fait l’apologie de l’athéisme, dont on trouve la défense empruntée à
Bacon, dans la suite du Dialogue : « L’athéisme, dit le Chancelier Bacon dans ses Essais
moraux Anglais, laisse à l’homme le sens, la philosophie, la piété naturelle, les lois, les
réputations, et tout ce qui peut servir de guide à la vertu, mais la superstition détruit toutes
ces choses, et s’érige une tyrannie absolue dans l’entendement des hommes ». 56
55
56
Françoise Charles-Daubert, op.cit., p.53.
François La Mothe le Vayer, Dialogues faits à l’imitation des anciens, Paris, Fayard, 1988, p.339.
23
Dans notre histoire, Valentin accepte aveuglement les conseils de Francion pour pouvoir
retrouver sa puissance sexuelle qui comblera sa jeune épouse. Au moment d’embrasser un
arbre pour mieux pouvoir embrasser sa femme, un complice de Francion attache les mains
du pauvre de sorte qu’il ne puisse plus s’éloigner de l’arbre.
« Ce fut alors qu’il se repentit à loisir d’avoir voulu faire le Magicien, et qu’il se souvint
bien d’avoir ouy dire à son Curé, qu’il ne faut point exercer ce mestier-là, si l’on ne veut
pas aller bouillir eternellement dedans la marmite d’Enfer. Ayant ceste pensée, sa seule
consolation fut de faire plusieurs fois de belles et devotes prieres aux saints, n’osant en
addresser particulierement à Dieu qu’il avoit trop offencé. » (HCF, 57)
Sorel, en utilisant une hyperbole très claire, se moque des conventions de la société qui
pense que tous les malheurs peuvent se résoudre en s’adressant à Dieu et les saints. Mais
Valentin n’ose pas s’adresser à Dieu en particulier, qu’il pense avoir offensé en exécutant
un rituel magique au lieu de croire au pouvoir tout-puissant de Dieu.
Après une aventure hilare, un jeune homme déguisé en fille pend à une corde, le sexe
dénudé, à travers la fenêtre du château. A ce moment, les villageois et le curé passent en
allant à la messe car il est dimanche. Certaines femmes rigolent comme des folles, « celles
qui estoient de belle humeur » (HCF, 71), mais Sorel insiste sur les femmes qui ne cachent
pas leur regard désapprobateur.
« [Et] les autres qui estoient chagrines, ne faisoient que gromeler, s’imaginants que tout
estoit preparé à leur subjet et pour se mocquer d’elles. Ouy, c’est mon*, disoit l’une, c’est
bien en un bon jour de Dimanche qu’il faut faire de telles badineries que cela. Encore si
l’on attendoit après le service : Cela seroit plus à propos à Caresme Prenant**. Ho le
monde s’en va perir sans doute ; tous les hommes sont autant d’Antechrists. Ne vous
enfuyez pas, ma commere, dit un bon compagnon à cette bigotte, venez voir le gentil
instrument que porte la servante de Valentin. Le Diable y ait part, luy respondit elle. »57
(HCF, 71)
Cette « bigotte », accompagnée par ce « bon compagnon », n’a pas de mots assez durs pour
décrire la situation. Protestant contre de telles badineries, évoquant l’Antéchrist et le diable
pour désigner une scène carnavalesque, elle représente ces fidèles, ces hypocrites sans
humour. Pour elle, ces plaisanteries sont mal à propos le dimanche, mais elles seraient
éventuellement permises après la messe. Ses paroles sont tellement excessives que le
lecteur doit comprendre que le but de Sorel est de blâmer la naïveté des petits esprits.
Cette naïveté est aussi celle de Valentin qui prend peur en entendant les villageois qui
s’approchent – il craint que les démons viennent le chercher définitivement. Mais quand il
entend la voix du curé, il est rassuré, « parce qu’il vint à se figurer que les plus meschans
57
* certes
** Mardi Gras
24
Diables qui fussent en Enfer, ne seroient pas si temeraires que de s’approcher de luy,
puisqu’une personne sacrée estoit en ce lieu là » (HCF, 73).
Mais la crainte de Valentin reprend le dessus lorsqu’il s’imagine que le curé pourrait
représenter le diable déguisé.
« Car il avoit leu que les mauvais esprits se transforment bien quelquefois en Anges de
lumiere. Cela fit qu’il recommença ses conjurations et qu’il dit à la fin : Je ne veux point
parler à toy, Prince des tenebres. Je te recognoy bien, tu n’es pas mon Curé dont tu imites la
parole. » (HCF, 73)
Le discours de Valentin et toute son attitude qui mélange foi et superstition, rappelle une
affaire importante de la même époque : l’affaire des « Possédées de Loudun ». Michelet
raconte l’histoire d’Urbain Grandier, un prêtre libertin, condamné au bûcher après avoir été
soupçonné de sorcellerie. Le « jeune curé, élevé des Jésuites, lettré et agréable, écrivant
bien et parlant mieux »58 avait eu une affaire avec la fille du procureur générale et avait fait
rêver les Ursulines d’un petit couvent à Loudun : « Plusieurs dirent l’avoir vu, senti la nuit
près d’elles, audacieux, vainqueur, et s’être réveillées trop tard ».59 Or, le curé n’était
jamais entré dans le couvent près des filles. N’empêche que les autorités avaient décidé de
faire venir de vrais exorcistes, qui devaient délivrer les Ursulines, qui « eurent des
convulsions, jargonnèrent diaboliquement ».60 Le chirurgien comprenait bien qu’elles
étaient simplement fourbes et « [ainsi] continue dans le siècle ce beau duel du médecin
contre le Diable, de la science et de la lumière contre le ténébreux mensonge ».61 Mais
l’affaire prend une toute autre tournure au moment où un conseiller du roi découvre que
Grandier est l’auteur d’un pamphlet violent contre la politique de Richelieu. Celui-ci fait
arrêter le curé sur le coup. Suit alors un « exécrable examen qu’on fait sur le corps du
sorcier en lui enfonçant des aiguilles pour trouver la marque du Diable ».62 Après ces
tortures, Grandier est déclaré coupable et brûlé. Mais il reste un problème.
« On craignait l’échafaud, les dernières paroles du patient. Comme on avait trouvé dans ses
papiers un écrit contre le célibat des prétres, ceux qui le disaient sorcier le croyaient euxmêmes esprit fort. On se souvenait des paroles hardies que les martyrs de la libre pensée
avaient lancées contre leurs juges, on se rappelait le mot suprême de Jordano Bruno, la
bravade de Vanini. »63
Mais Grandier ne dit rien pendant tout le chemin ni même sur le bûcher, lorsqu’un moine,
son propre confesseur, y mit le feu.
58
Jules Michelet, La Sorcière, Paris, Calmann-Lévy, 1922, p.268.
Ibid., p.270.
60
Ibid., p.273.
61
Ibid., p.275.
62
Ibid., p.277.
63
Ibid., p.280.
59
25
C’est dans ce contexte, c’est à cette même époque que Sorel a composé son Histoire
comique. Il va de soi qu’il était conscient de ces formes de superstition et qu’il voulait par
le biais de l’histoire de Valentin se moquer et dénoncer la naïveté des esprits simples qui
croyaient, comme les habitants de Loudun, à ces histoires loufoques et irraisonnables. Les
croyances de Valentin ne sont pas plus absurdes que les accusations qui firent condamner
Grandier. En ridiculisant Valentin, Sorel fait en somme bien davantage.
Le roman de 1626 ne change rien à ces événements, mais en 1633 Sorel ajoute un passage
explicatif :
« Voylà comme ceux qui ont l’inclination portée au mal ne reüssissent jamais bien dans
leurs desseins, et reçoivent le salaire tel qu’ils le meritent ; tout ce que nous avons veu
jusques icy nous l’enseigne. Valentin qui se vouloit servir de la science noire et diabolique
a esté mocqué de tout le monde, et ceux qui vouloient s’enrichir par leurs larcins, ne l’ont
pas sceu faire et ont esté tourmentez merveilleusement. »
Si dans l’édition de 1626 cette science noire et diabolique paraît celle de Valentin, dans la
première édition du roman, c’est bien Francion qui enseigne ces rituels et paroles à
Valentin. Le passage ajouté contraste vivement avec le passage de 1623, dans lequel Sorel
ne cache pas le plaisir qu’il éprouve en décrivant les aventures de Valentin. Il était sans
doute devenu trop dangereux de montrer de la sympathie pour un personnage qui pratique
la magie noire et les rituels anticatholiques.
Au milieu du premier livre l’accent est déplacé vers les actions de Francion. Pendant que
Valentin s’efforce de regagner sa puissance sexuelle pour faire plaisir à sa femme Laurette,
le héros se prépare pour jouir lui-même de son excellent piège.
« Cependant la belle Laurette qui estoit demeurée au Chasteau, ne dormoit pas, car le bon
pelerin Francion la devoit venir trouver cette nuict là, par une eschelle de corde qu’elle
avoit attachée à une fenestre et elle se promettoit bien qu’il lui feroit sentir des douceurs
dont son mary n’avoit pas seulement la puissance de lui faire apercevoir l’image. » (HCF,
57)
Le mystère du rituel de Valentin est révélé : Francion lui a appris comment regagner sa
puissance sexuelle, mais en même temps c’est bien lui qui fera plaisir à la femme du
concierge. Il conseille donc à Valentin de passer la nuit en faisant un rituel virilisant, tandis
que lui, il a l’intention de se montrer très viril auprès de Laurette. Pour que Valentin ne
puisse pas les déranger, Francion demande à son valet de lier le pauvre homme à un arbre.
26
Le “hasard” veut qu’au moment où Francion monte par un escalier vers la chambre de sa
bien-aimée, quatre voleurs ont la même idée: ils veulent cambrioler le château. Quelques
jours auparavant le plus jeune d’entre eux s’était introduit dans le château déguisé en
pauvre fille, nommée Cathérine. Elle/il pouvait ainsi gagner la confiance des propriétaires
et mettre la main sur la clé de la porte principale. Pendant la même nuit, Francion et un des
voleurs grimpent sur une échelle: l’un pour séduire la belle Laurette, l’autre pour rejoindre
Cathérine. Evidemment les deux se confondront. Olivier, un des voleurs, se voit ainsi
embrassé dès qu’il entre dans la chambre et pendant le reste de la nuit le voleur jouit des
douceurs de la femme.
Francion par contre, ne trouve pas ces plaisirs qu’il avait escomptés. Quand il entre dans la
chambre, il embrasse Laurette – ou la personne qu’il croit être Laurette – mais en réalité il
s’agit de Cathérine. Ce jeune homme, ne sachant pas ce qui se passe, se met en colère.
Lorsque Francion veut redescendre, le voleur secoue tellement l’échelle que Francion
tombe... tout droit dans la cuve qu’il avait fait placer là par Valentin pour effectuer son
rituel. Il n’est peut-être pas interdit d’associer cette scène avec l’idée de Bénichou sur les
difficultés entre la vertu et l’amour.64 Sorel se moque des prétentions chevaleresques de la
noblesse. Dans son œuvre se manifeste également l’idée d’un héros à rebours : Bénichou
utilise l’expression « la démolition du héros ». Riou évoque aussi l’image des « aventures
d’un héros qui n’en est plus vraiment un si l’on considère la position fâcheuse qui est
parfois la sienne. […] [Il est] un héros baroque ce Francion, […], toujours en mouvement,
incapable de se fixer, comme Don Juan, dans ses conquêtes amoureuses ». 65 D’ailleurs,
Francion même est conscient de sa situation :
« Quand je songe aux aventures qui me sont arrivées ce jour cy, je me represente si
vivement l’instabilité des choses du monde qu’à peine me puis je tenir d’en rire. […] Mais
considerez un peu l’agreable changement. Il n’y a pas long temps que j’estois couvert
d’habillemens somptueux, et maintenant j’ay une cappe de pelerin. Je couchois sous les
lambris dorez des Chasteaux, et je ne couche plus qu’aux fossez sans aucun toict. J’estois
sur des matelas de satin, bien picquez, et je me suis treuvé dedans une cuve pleine d’eau,
pensez pour y estre plus mollement. Je me faisois trainer dans un carrosse assis sur des
coussinets, et voici que je suis encore trop heureux d’avoir pû treuver une meschante
64
Paul Bénichou, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1948, p.40: “L’accord établi par l’esprit
courtois entre le sentiment amoureux et les vertus sociales, vaillance, honneur, grandeur d’âme, soulève
de grandes difficultés, qui méritent d’autant plus l’attention qu’elles constituent justement le point
délicat de la morale cornélienne. Dans les relations de la vertu avec l’amour, toutes les conciliations
courtoises effacent malaisément une contradiction profonde, qui peut aller parfois jusqu’à la menace
d’une franche rupture.[...] La morale noble a beau faire la part belle à l’impulsion, il est un point où
l’impulsion, méprisant toute autre considération qu’elle-même, met toute morale en danger.”
65
Daniel Riou (dir.), Lectures du Francion de Charles Sorel, Presses Universitaires de Rennes, 2000,
p.14-15.
27
charrette où je me veautre dedans la paille ; de telle sorte que je ne meritay jamais le nom
de paillard à plus juste raison. » (HCF,79)
Cette lamentation résume la situation désastreuse dans laquelle s’est trouvé notre
personnage principal : pour un gentilhomme courtois il est tombé bien bas vu qu’il doit
prendre la fuite pour ne pas tomber entre les mains d’un vieux concierge de château.
Pendant cette fuite, une des roues de la charrette se casse de sorte que Francion et son valet
sont obligés de passer la nuit dans une petite gîte. Francion n’a pas d’autre choix que de
partager la chambre avec deux autre personnes. Il doit même partager le lit avec un
gentilhomme d’une courtoisie extrêmement remarquable.
L’édition de 1623, ainsi que celle de 1626, se termine par le récit de ses aventures que
raconte Francion à son compagnon de lit. Or, en 1633, Sorel ajoute un dernier passage :
« En tout cela l’on void clairement que ses mœurs estoient fort perverties, et qu’il se laissoit
merveilleusement emporter aux délices, et que neantmoins il estoit trompé par de faux
charmes, et qu’il ne jouyssoit point du bonheur qu’il s’estoit figuré, estant au lieu de cela en
un très mauvais equipage, qui doit servir d’exemple et d’instruction pour ceux qui veulent
mener une pareille vie, leur faisant reconnoistre que c’est un très mauvais chemin. »
Sorel a dû adapter, omettre ou ajouter quelques passages cruciaux parce qu’il montrait trop
de sympathie pour son protagoniste. Par la condamnation de ses propres personnages, il
espère sans doute apaiser les esprits troublés responsables de la censure. De plus, il se
déculpabilise en accablant Francion.
Francion raconte aussi « une petite chose » qui lui est arrivée après qu’il fut sevré. Il aimait
tant la bouillie que la servante la lui préparait tous les jours. Un jour se passe quelque chose
d’extraordinaire.
« Tandis un maistre Singe que nourrissoit secrettement depuis peu un de nos voisins, sortit
de dessous ma couche, où il s’estoit caché, et ayant veu, pensez, d’autres fois donner de la
bouillie aux enfans, prit un peu de la mienne et m’en vint barbouiller tout le visage. Après il
m’apporta mes habits et me les vestit à la mode nouvelle, faisant entrer mes pieds dans les
manches de ma cotte, et mes bras dedans mes chausses. » (HCF, 162)
Le singe imite simplement ce qu’il a déjà vu faire les gens. Après que cet animal a
accompli son petit travail, la servante rentre. Malmené par le singe, le petit Francion a le
visage barbouillé et la servante remarque tout de suite le désordre des vêtements et la
souillure du visage. Au moment où elle aperçoit le petit, elle « fit plus de cent fois le signe
de la croix » : elle pense que Francion est un monstre. De Vos estime que « jusqu’à la fin
du seizième siècle, les monstres, formes de déviation, êtres vivants anormaux, déformés et
28
hybrides, passaient pour des signes tout particuliers. Ils « montraient » des avertissements
divins et visaient à susciter l’admiration ou l’étonnement appréhensifs des humains. »66
Or, le singe revient la nuit prochaine et « ayant estalé tous les gettons d’une bourse sur la
table de salle, comme s’il les eust voulu compter, et ayant aussi renversé beaucoup
d’escuelles en la cuisine, s’en retourna » (HCF, 163). Cet épisode n’illustre pas seulement
une répétition mécanique. Certains libertins croyaient en l’intelligence des bêtes, qui
raisonnaient selon eux aussi bien que les êtres humains. Ils voulaient montrer que
« l’homme n’exerce sur les bêtes aucune souveraineté naturelle ».67 Mersenne, un des
principaux adversaires des penseurs libertins, a fait de cette argumentation une des plus
redoutables parmi les idées athées, car elle détruisait le moyen de prouver l’immortalité de
l’âme. En 1626 Sorel ajoute un deuxième passage qui plaide en faveur de l’intelligence des
bêtes :
« Il est bien vray qu’elle fait plusieurs plaisanteries ; ayant esté l’autre jour à la boutique du
Barbier, elle s’en revint icy, et ayant pris un tochon, le mit au col de nostre chat : elle tenoit
des ciseaux dont elle luy voulut faire la barbe de mesme qu’elle venoit d’apprendre, et lui
coupa toutes les moustaches. »
Le singe ne peut pas simplement imiter ; il doit vraiment mémoriser ce qu’il a vu et
l’appliquer de la même façon que le barbier.
Au moment où le père découvre que le « monstre » ou « diable » est un animal des voisins,
Francion conclut son récit :
« C’est pour vous dire comme les ames basses se trompent bien souvent, et conçoivent de
vaines peurs, ainsi que faisoient nos gens. Vous qui vivez auprès des villages, vous pouvez
sçavoir qu’il n’y a si petit hameau où il ne courre le bruict qu’il y revient quelques esprits,
et cependant si l’on avoit bien cherché, l’on trouveroit que les habitants ont fondé ces
opinions là sur des accidents ordinaires et naturels, mais dont la cause est inconneuë à leurs
esprits simples et grossiers. » (HCF, 165)
Sorel critique explicitement les âmes basses des villageois qui sont soumis à la superstition.
Personne n’ose penser plus loin que ce que les conventions et les arguments de la religion
imposent. Ces esprits simples et grossiers cherchent la cause d’un malheur dans le
supernaturel, alors que souvent une explication simple et naturel éclaircit tout. Pensons à un
exemple similaire dans Les Essais de Montaigne où l’auteur souligne qu’il a vu « la
naissance de plusieurs miracles de [son] temps ».68 Quelques jeunes s’étaient cachés sous
l’autel de l’église et effrayaient les croyants. Une fois leur secret révélé, les jeunes étaient
66
Wim De Vos, Le singe au miroir, Universitaire Pers Leuven, 1995, p.61.
Françoise Charles-Daubert, op.cit., p.67.
68
Montaigne, op.cit., p.1596.
67
29
punis : « ces pauvres diables sont à cette heure en prison ».69 L’inclination naturelle à
l’exagération et la honte engendrent ces miracles qui sont en fait le fruit des limites
inavouées de l’entendement humain.
3.2. LA PROSTITUTION
Lorsque Francion partage la chambre avec un gentilhomme et une autre personne, il ignore
leur identité. Ces compagnons en revanche connaissent bien notre protagoniste : le
gentilhomme « avoit bien reconnu le personnage qu’il avoit pratiqué* en sa jeunesse »70 et
la vieille qui couche dans l’autre lit « avoit entendu qu’il estoit amoureux de Madame
Laurette, que personne ne cognoissoit si bien qu’elle » (HCF, 91). Cette vieille dame,
nommée Agathe, est présentée sous forme d’un portrait comique, le deuxième portrait de ce
genre dans le roman, lorsqu’elle s’approche de Francion pour mieux voir son visage :
« A la voir marcher toute nuë en chemise d’un pas tremblant avec la lumiere en sa main,
l’on eust dit que c’estoit un squelette qui se remuoit par enchantement. » (HCF, 92)
A ce moment même l’esprit de Francion est tellement agité – il rêve de la belle Laurette –
qu’il prend la vieille Agathe pour sa bien-aimée et qu’il l’embrasse passionnément. Son
compagnon, réveillé du bruit à côté de lui, « se prit tellement à rire, que tout son lict en
trembloit aussi fort que si l’on eut fait dessus le doux exercice que la Nature a inventé pour
croistre le monde » (HCF, 92). Cette métaphore n’a pas besoin de beaucoup d’explication,
puisqu’Agathe « le baisa de bon courage ». Toutefois, Francion se réveille et se rend
compte de son erreur. Il s’enrage et fait des injures terribles à l’adresse de la pauvre
femme :
« [Ne] t’en glorifie point de ce que j’ay faict, car apprens que je prenois ta bouche pour un
retraict* des plus salles, et qu’ayant envie de vomir j’ay voulu m’en approcher afin de ne
gaster rien en ceste chambre, et de ne jetter mes ordures qu’en un lieu dont l’on ne peut
accroistre l’extreme infection. J’y eusse possible après deschargé mes excremens en te
tournant le derierre et si j’ay touché à ton corps, c’est que je le prenois pour quelque vieille
peau de parchemin, que je trouvois bonne à torcher un trou où ton nez ne merite pas de
fleurer. »71 (HCF, 93)
Bien que la violence de la réaction de Francion soit sans doute à la hauteur de sa gêne, elle
paraît complètement démesurée. Or, l’histoire comique se caractérise par son enracinement
« dans le monde trivial de la quotidienneté, le comique étant alors associé au registre bas de
69
Ibid., p.1599.
* fréquenter
71
* lieu
70
30
la comédie ».72 Sorel présente au lecteur le ton adopté dans les premiers livres qui est celui
du style simple, parfois bas, dans lequel le vocabulaire s’inscrit volontiers dans le régistre
du vulgaire, du grivois et de l’obscène. Cependant, Agathe garde son calme et révèle son
secret à Francion : elle se présente comme une connaissance très proche de Laurette et
même de Francion, qu’elle a rencontré à la Cour. Elle promet à la compagnie de leur
raconter toute son histoire.
Le lendemain ils prennent le petit déjeuner ensemble et avant de commencer son récit
Agathe justifie en quelque sorte la vie libertine qu’elle a menée en disant qu’elle a toujours
éprouvé un plaisir et une gloire « d’avoir suivy la bonne nature » (HCF, 96). Ses aventures
servent en effet « d’illustration à une conception hédoniste de la morale ».73 Si cette
philosophie a emprunté ses bases à l’épicurisme, qui prône la tranquillité de l’âme et la
quête du bonheur en évitant des passions exagérées, la vie d’Agathe se présente comme la
caricature de l’épicurisme. Mais à bien y regarder, il y a aussi chez Agathe une sagesse qui
fait défaut aux grands de ce monde : son réalisme féminin – ce n’est pas un hasard que
l’école d’Epicure accepte les femmes – , cette volonté de vivre une vie agréable n’est certes
pas très philosophique. Mais il s’agit d’une sagesse populaire qui semble moins idiote que
certaines habitudes de bien-pensants.
La vieille relate sa jeunesse libertine qui « est indubitablement le passage le plus fidèle à
l’esprit et à la forme des romans de gueux espagnols. Il semble même qu’en l’écrivant,
Sorel s’y soit livré à une sorte d’exercice de style en composant à la manière de Mateo
Alemán ou de l’auteur du Lazarillo ».74 Agathe évoque d’abord sa misérable jeunesse
qu’elle passa, à cause de la pauvreté de son père, « à servir une bourgeoise de Paris, dont le
mari estoit de robbe longue » (HCF , 96). Cette dame la maltraita à toute occasion possible
et informa le voisinage de cette diablesse de servante. L’anecdote de l’omelette, emprunté
au Guzman d’Alfarache renforce l’identification de la « pícara » au mal incarné : Agathe
avait préparé une omelette avec un œuf avarié et Madame lui l’a plaquée au visage comme
pour en faire un masque.
Le désir de l’infâme, préfigurant une vie entraînée vers les bas fonds de la société, mena
Agathe vers Perette, une maquerelle. Elle « chassa de [son] esprit la honte et la timidité, et
72
Frank Greiner et Véronique Sternberg, op.cit., p.16.
Ibid., p.176.
74
Ibid., p.81.
73
31
tascha de [lui] representer les delices de l’Amour » (HCF, 101). Sous cette direction, la
jeune fille perd bientôt son pucelage entre les bras d’un des clients de Perette, Monsieur de
la Fontaine. A partir de ce passage, Sorel s’en prend aux gentilshommes, dont il critique
souvent l’hypocrisie. Ainsi, ce monsieur de la Fontaine « traita [Agathe] pendant le jour
comme sa servante », mais pendant la nuit, il la traita bien différemment. Il se comporta
comme si personne ne pouvait savoir qu’il avait une fille à sa disposition, mais parce qu’il
ne pouvait pas se passer d’elle, il la présenta comme sa servante. Dès ce moment Agathe
était fixée sur son futur :
« Alors je sceus ce que c’est que de coucher avec les hommes, et ne me faschois que de ce
que je n’avois pas plus tost commencé à en gouster ; je m’y estoit tellement accoustumée,
que je ne m’en pouvois non plus passer que de manger et de boire. De sorte qu’il falloit que
je prisse tous les jours mes ordinaires repas, aussi bien par la bouche secrette, que par celle
qui se monstre à tout le monde. » (HCF, 102)
Sorel décrit le métier de prostituée comme un passe-temps agréable et le jeu d’amour
comme une nécessité journalière comparable au repas. En termes philosophiques : Agathe
ne distingue pas les désirs nécessaires et naturels – boire et manger – des désirs non
nécessaires mais naturels – la sexualité. Elle comprend toutefois combien le désir de gloire
et de respectabilité est à la fois superflu et contraire à la nature. Agathe n’est certes pas une
épicurienne raffinée, mais elle maîtrise néanmoins les rudiments de l’épicurisme. Dans la
seconde édition ce passage ne change pas ; Sorel a sûrement pensé qu’une adaptation était
superflue.
Il semble que l’auteur s’amuse à chercher des métaphores appropriées pour la description
de tout ce qui a à voir avec le désir sexuel, l’acte sexuel et l’impuissance. Car, comme nous
l’avons lu dans le premier livre concernant Valentin, le gentilhomme d’Agathe manqua
également la puissance sexuelle après une maladie. Puisque « son robinet ne versoit plus
d’eau qui [lui] fust plaisante » (HCF, 102), Agathe se jetta entre les bras de Marsault, le
valet de la maison. Après avoir dépouillé avec ce voyou son seigneur d’une grande somme
d’argent, elle s’enfuit de nouveau vers Perette, mais elle perd le contact avec son complice.
Or, quelque temps après, elle le revoit sous circonstances violentes : Marsault est devenu
un voleur professionnel qui court les rues de Paris ne laissant passer aucune occasion pour
dérober quelqu’un de sa bourse ou de son manteau. Sa compagnie est bien connue et
redoutée, mais peu savent que la bande ne se compose pas seulement de bandits ordinaires.
« Nous sommes pour la plus part, ce dit il, des valets de toutes sortes de façons, qui ne
veulent plus servir, et encore parmy nous il y a force enfants de bourgeois de la ville, qui ne
veulent pas se tenir à la basse condition de leurs peres, et se sont mis à porter l’espée,
pensans estre beaucoup davantage à cause de cela ; ayans despencé leurs moyens et ne
32
pouvans rien tirer de leurs parents, ils se sont associez avecque nous : Je vous direz bien
plus, et à peine le croyez vous, il y a des Seigneurs des plus qualifiez, que je ne veux pas
nommer, qui se plaisent à suivre nos coustumes et nous tiennent souvent compagnie la
nuict. » (HCF, 107)
Ces grands seigneurs sont au centre de la critique de Sorel, qui montre, par le biais de
Francion, que ces hommes ne sont que des parasites, des marionnettes appartenant à la
société des Grands qui « quand les duels ou les orgies n’amusent plus, […] court les rues,
de nuit, en compagnie des ruffians ».75 De plus, utilisant Agathe comme porte-parole,
l’auteur dénonce davantage l’hypocrisie de ces seigneurs :
« [Je] m’estonnay de la brutalité et de la vilité de l’ame de ces Seigneurs, indignes du rang
qu’ils tiennent à la Cour, lesquels prenoient pourtant leur vice pour une heroique vertu. Les
plumets et les filous ne me sembloient pas si condamnables, veu qu’ils ne taschoient qu’à
sortir de leur necessité, et qu’ils n’estoient pas si sots ny si vains que de faire estime d’une
blasmable victoire acquise sur des personnes attaquées au despourveu. » (HCF, 108)
Si les crimes des bandits ordinaires sont pardonnables – car les affaires indispensables leur
manquent – ces seigneurs sont plus condamnables : les hommes de la Cour ont tout ce
qu’ils désirent. Or, beaucoup parmi eux éprouvent un ennui qu’ils compensent par ce
brigandage nocturne. Aussi le lecteur ressent-il de l’antipathie pour cette noblesse,
incapable d’agir correctement en cas de paix, alors qu’il ressent de la sympathie pour ces
voleurs, qui volent par nécessité.
Le récit est encore plus ambigu quand les voleurs s’en prennent à des victimes pour
lesquelles le lecteur de l’époque n’a que de l’antipathie. Ainsi, un gentilhomme anglais,
éperdument amoureux d’Agathe, est trompé par elle et par Perette. Ce n’est pas un hasard
que Sorel, qui ne veut pas seulement se moquer des gentilshommes, s’en prend aux
Anglais. Il aurait facilement pu décrire l’aventure d’un gentilhomme français ou espagnol,
mais il choisit un anglais, l’ennemi héréditaire de la France depuis Hastings et la guerre de
Cent Ans. Il ridiculise le gentilhomme qui chante, dans l’édition de 1626, une sérénade
sous la fenêtre d’Agathe. Elle répond à cette déclaration d’amour qu’elle ne comprend pas
son « langage corrompu » :
« En attendant il voulut la nuict me donner une sérénade pour ce qu’il sçavoit racler trois ou
quatre accords sur la luth, et s’en vint chanter au bas de ma fenestre ce bel air nouveau qu’il
avoit appris : Moy foudrois bien guerir du mal que moy sens, Mais moy ne puis pas, Car li
belle qui tient li koeur de moy, Est touti pleine de rigoureusement. Je pensay crever de rire
d’entendre de si beaux vers. » (HCF, 111)
75
Yves Giraud, Histoire comique de Francion, Paris, Flammarion, 1979, p.22.
33
C’est une fille moralement corrompue qui dénonce cet étrange mélange d’ancien français,
d’italien et de tournures anglaises comme un langage corrompu. La situation est comique
bien sûr. Mais contrairement aux nouvelles de Jean-Pierre Camus dans le Roman comique,
le crime paie : les deux femmes et Marsault, leur complice qui a introduit l’Anglais chez
Agathe, dérobent le gentilhomme. Agathe reçoit « un poinçon de diamant » (HCF, 110),
« un bracelet de perles rondes et fines » (HCF, 115) et surtout beaucoup d’argent, ces
« escus [qui] estoient les enchantements les plus asseurez, ce divin metal » (HCF, 111). En
récompense, elle partage le lit avec la généreuse victime.
« Lors qu’il fut au lict auprès de moy, je vous asseure que je ne suivy pas un conseil qui
Perette et Marsault m’avoient donné, de ne luy point departir la cinquiesme et derniere
faveur de l’amour, et de ne le point laisser passer outre la veuë, la communication, le
baiser et le toucher […]. J’avois la curiosité de gouster si l’on recevoit plus de
contentement avec un estranger qu’avec un François, et puis celluy là estoit si beau et si
blond, que ma foy j’eusse esté plus [féroce] qu’une tigresse, si je n’eusse fait toucher son
aiguille au Pole où elle tendoit. » (HCF, 112)
Plus curieuse qu’avare, Agathe hausse les épaules quand elle entend les conseils de ses
deux complices qui lui recommandent de se montrer un peu revêche dans le but d’obtenir
davantage de richesses. Par l’expression « faire toucher son aiguille au Pôle où elle tend »,
Sorel prouve son habileté de trouver des métaphores en vue de modérer l’expression de
l’acte sexuel, qui au XVIIe siècle était un assez grand tabou. Mais l’auteur vise justement
l’effet inverse, car ses métaphores sont souvent plus grivoises qu’une expression neutre.
Personne n’échappe à la corruption. Le langage est corrompu, car les expressions les plus
innocentes sont détournées pour exprimer les choses les plus viles, et la société est
corrompue : le jeune gentilhomme ne respecte nullement les conventions sociales, il ignore
les codes et les conventions – sinon il aurait su que la famille d’une jeune fille convenable
n’adopte pas ces stratégies. Mais la finesse du récit réside bien là : les escrocs semblent à se
méprendre à la véritable noblesse, et la véritable noblesse – fût-elle anglaise – ne semble
pas capable de distinguer la corruption.
Au moment où les escrocs ont dépossédé l’Anglais, Marsault se présente dans la maison
comme le fiancé attitré d’Agathe. Il prétend ne pas connaître l’homme qu’il découvre dans
le lit de la fille et adresse la parole à elle de façon suivante :
« Comment putain, […], vous vous estes donc ainsi mocquée de moy, vous avez contrefaict
la chaste et la reserrée*, pour m’attraper, et cependant vous faictes venir coucher un gueux
avecque vous ? »76 (HCF, 114)
76
* farouche
34
Marsault s’adresse à l’Anglais utilisant le terme « gueux », une insulte de la période même,
qui désigne les protestants hollandais pendant la guerre de Quatre-Vingt Ans77. Le
paradoxe est à son comble : le gueux traite le noble de gueux. Et ce qui a dû être
particulièrement insupportable aux dévots de l’époque : il n’a pas tout à fait tort.
Mais le bonheur et la bonne vie d’Agathe tirent à leur fin :
« La Fortune lasse de m’avoir tant monstré son devant, tandis que moy je monstrois le mien
à tout chacun, me monstra enfin son derriere. » (HCF, 116)
La déesse Fortuna est souvent représentée avec une roue en main, le symbole de la fugacité
de la vie : à un moment l’homme fortuné se trouve au dessus de la roue, mais à chaque
instant la roue peut tourner. Premièrement, Marsault est pris en flagrant délit et il est
envoyé « en Greve où son col sceut combien pesoit le reste de son corps » (HCF, 117).
Cette périphrase, qui laisse entendre que le brigand fut pendu, nous rappelle, selon Yves
Giraud, un souvenir de Villon.78
De plus, Perette et Agathe, souffrant de regards désapprobateurs et par crainte qu’il leur
arrive quelque malheur causé par le voisinage, se voient obligées de quitter le quartier et la
ville de Paris. A cause de la pauvreté succédant à ce déménagement, Perette souffre d’une
grande indisposition, et meurt. Les paroles d’Agathe sur la fin douloureuse de la
maquerelle, condensent le libertinage philosophique, politique et moral de Sorel.
« Pour ne point vous mentir, il n’y avoit aucun scrupule en elle, ny aucune superstition ;
elle vivoit si rondement que (si ce que l’on dit de l’autre monde est vray) les autres ames
joüent maintenant à la boule de la sienne. Elle ne sçavoit non plus ce que c’est des cas de
conscience qu’un Topinambou79, parce qu’elle disoit qui [sic] si l’on luy en avoit appris
autrefois quelque peu, elle l’avoit oublié, comme une chose qui ne sert qu’à troubler le
repos. Souvent elle m’avoit dit que les biens de la terre sont si communs, qu’ils ne doivent
estre non plus à une personne qu’à l’autre. » (HCF, 117)
L’esprit épicurien de Sorel transperce dans la description de la conscience de Perette, qui
préférait garder « le repos ». La référence aux peuples du Brésil qui vivaient selon
Montaigne sans lois et qui partagaient tout dans une société qui semblait à la fois plus juste
et plus paisible – dans un sens, plus chrétien – apparaît comme une remarque
politiquement subversive. De plus, Sorel passe habilement du Nouveau monde à l’Autre
77
Le terme gueux fut utilisé pour les insurgés en référence à une remarque de Charles de Berlaymont,
conseiller de Marguerite de Parme, qui était gouverneur général des Pays-Bas. Il lui disait: “N’ayez pas
peur, Madame, ce ne sont que des gueux.”
78
Yves Giraud, op.cit., p. 381: “Saura mon col que mon cul poise.”
79
Peuple du Brésil symbolisant la sauvagerie et l’ignorance. Six Topinambous avaient été montrés à
Paris en 1613.
35
monde, car il ajoute une autre révélation philosophique, qui est très importante pour les
libertins : l’immortalité de l’âme. Sorel
« ne la nie pas, mais, […], il en sape la
croyance ».80 L’expression qui se trouve dans la citation entre guillemets pourrait être une
simple plaisanterie, sans doute courante dans les milieux des libertins. Cependant, émise
par une entremetteuse de rang social peu élevé – Sorel dégage ainsi la responsabilité de ces
propos – l’assertion ne signifie pas grand chose. Le fait que Sorel n’adapte même pas ce
passage en 1626 prouve assez bien cette théorie. On peut prêter des propos inacceptables à
des personnages corrompus, si la véracité de la fiction s’en trouve augmentée.
Après sa mort, Agathe doit enterrer sa meilleure amie : « Elle expira, et je la fis enterrer
sans aucune pompe comme elle m’avoit recommendé, parce qu’elle sçavoit qu’il n’est rien
de plus inutile » (HCF, 118). Ce réalisme d’Agathe est problématique. Il montre qu’ « entre
la tradition, fait social, et la raison, organe de la critique individuelle, il y a un conflit ».81
La tradition maintient les honneurs rendus aux morts, tandis que la raison ne les justifie
point. Ainsi, beaucoup de gestes traditionnels, surtout dans le domaine religieux, sont
soumis à un examen qui ne les laisse subsister. La simplicité, le rationalisme d’Agathe et de
Perette sapent les fondements mêmes des traditions chrétiennes qu’entretiennent les dévots.
Après la mort de la maquerelle, Agathe se trouve seule à gagner sa vie. Elle se voit
condamnée à la prostitution impitoyable : elle devient « une estable à tous les chevaux »
(HCF, 118). Mais très vite elle déplore cette vie misérable après avoir attrappé une maladie
affreuse.
« [Maudits] soient ceux qui l’ont apportée en France : elle trouble tout le plaisir des braves
gens, et n’est favorable qu’aux Barbiers, lesquels doivent bien des chandelles à l’un de nos
Roys, qui mena ses soldats à Naples pour l’y gagner, et en rapporter icy de la graine. »
(HCF, 118)
Agathe souffre bien sûr de la syphilis.82 Après cette maladie, la femme ne possède plus sa
beauté de jadis, de sorte qu’elle doit se contenter des quelques hommes qui veulent son
service. Parmi ces clients, un jeune homme sur le point de se marier, veut quelques
renseignements concernant le jeu d’amour et il se rend chez Agathe. Ils fixent rendez-vous
dans l’église, où Agathe écoute le sermon. Le prêcheur désapprouve le comportement de
Magdaleine en utilisant de la critique éreintante : il « parloit fort contre les paillardes, et
80
Antoine Adam, op.cit., p.302.
Ibid., p.305.
82
L’allusion au roi renvoie à Charles VIII qui est allé avec ses troupes à Naples pendant la guerre
d’Italie et qui a rapporté la maladie affreuse que les Français appelaient « mal de Naples ». Or, les
Italiens et Espagnols nommaient la maladie « mal de France ».
81
36
representoit si vivement les peines qui leur sont preparées en Enfer » (HCF,119). Mais
Agathe s’en moque:
« Vramy voire*, j’aurois l’ame bien foible de m’estonner de ce que nous vient de conter ce
Moine : Ne sçai je pas bien qu’il faut que chacun fasse son mestier : Il exerce le sien en
amusant le simple peuple par ses paroles, et le destournant d’aller aux desbauches où se
perd l’argent inutilement, et où se font les querelles et les batteries, et moy j’exerce aussi le
mien en esteignant la concupiscence des hommes par charité chrétienne. »83 (HCF, 119120)
Le sacrilège est double : non seulement Agathe donne ses rendez-vous dans l’église, mais
en même temps elle estime que le métier d’une prostituée est comparable à celui d’un
prêtre. Ce « détournement sacrilège des valeurs chrétiennes »84 ne vise non pas seulement
à attaquer le clergé, mais surtout à critiquer la foi catholique des âmes simples. La critique
est incontestable : Sorel offre l’occasion à Agathe, personnellement attaquée par les mots
du prêcheur, de se défendre, mais les paroles du prêtre sont tellement exagérées qu’elles ont
un effet inverse : Sorel ridiculise le bras séculier entier. Or, au XVIIe siècle ces mots sont
reçus comme une vérité générale, presque comme un dogme, de sorte que Sorel se voit
obligé d’adapter ses pensées. Ainsi, il ajoute en 1626 aux paroles d’Agathe :
« Je luy fis une responce que possible trouverez vous pleine d’impiété. Mais il n’importe, je
ne suis pas icy pour faire paroistre devant vous que je me repens de mes fauttes passées. »
Par ces procédés, Sorel esquive la responsabilité pour ses pensées qu’il met dans la bouche
d’une prostituée. En outre, il confesse que la réponse d’Agathe dans la première édition ne
correspond aucunement aux conventions du temps. Or, en 1626 Agathe ne montre
absolument pas l’intention d’excuser ses actions du passé auprès du lecteur et du prêtre. De
plus, elle n’éprouve aucune gêne par rapport à son « humeur libertine qu’il prenoit pour très
mauvaise et repugnante à la bonne religion » (HCF, 120). Néanmoins, le passage adapté ne
change guère la nuance libertine dans sa réponse : Agathe ne veut pas « faire paraître »
qu’elle se repent de ses fautes. Demander pénitence, n’est pas son objectif premier.
Après le récit de sa jeunesse débauchée, Agathe raconte comment elle a rencontré Laurette.
Ce nom qui ressemble tant au nom de la bien-aimée de Pétrarque, Laure, ne peut être une
coïncidence. Cette jeune femme était l’épouse de Hugues de Sade, mais elle était une
femme pieuse, vertueuse et pleine de bonnes qualités. En témoigne le fait qu’elle ait
toujours résisté aux tentations de Pétrarque; leur amour ne se manifestait que
83
84
* oui vraiment
Frank Greiner et Véronique Sternberg, op.cit., p.86.
37
platoniquement. Nous avons à faire ici à un merveilleux exemple de paratexte ironique, car
la Laurette de notre histoire ne se révèlera pas aussi sage et vertueuse. Dès sa conception,
son futur est fixé, car elle était « un péché d’un jeune gentilhomme du pays qui l’avoit faict
à une servante de sa mere » (HCF, 121). Agathe l’acceuille dans sa maison et beaucoup de
filles de mœurs légères veulent la prendre chez elles, car « elle estoit cause que l’on ne les
prenoit pas pour ce qu’elles estoient, mais pour des femmes de bien mariées » (HCF, 121).
Ainsi, « elle apprit, à voir faire les autres, beaucoup de ruses pour decevoir les hommes ».
Au moment où la jeune fille est devenue une demoiselle, la vieille maquerelle lui apprend
les artifices de l’amour. Sa première victime se nomme Valderan, un des plus braves qui
semble riche. Agathe recommande à la jeune fille de résister à son feu afin que le
gentilhomme « respandist dans ses mains force escus d’or, [qu’elle luy disoit] estre des
Astres qui donnent la qualité de Dieux en terre, à ceux qui les ont en maniment, ainsi que
ceux qui sont au Ciel donnent ce mesme honneur au pouvoirs souverains qui les regissent »
(HCF, 123). Ce passage changera en 1626 :
« ainsi que les planettes qui sont au ciel donnent ce mesme honneur aux Intelligences qui
les regissent. Je suis sçavante, ouy, vous ne le croyez pas. »85
Laurette se donne passionnément à l’homme amoureux, mais dès que les deux femmes
découvrent qu’en réalité Valderan est un détenu dans la prison de Fort l’Evesque86 et que
ses richesses sont toutes empruntées, elles ne se donnent plus de mal pour séduire le
menteur. Apparaît alors le Seigneur Alidan sur scène, qui enlève Laurette dans la maison
d’Agathe et l’emmène chez lui. Mais peu après, las des plaisirs avec la jeune femme, il la
donne à Valentin comme récompense pour des services rendus. Sorel dépeint ainsi une
aristocratie oisive et corrompue s’adonnant à des pratiques libertines qui paraissent plus
condamnables que les modes de vie vicieux adoptés par une jeune folle qui n’a vu d’autres
exemples.
En 1633 Sorel ajoute un passage crucial à ce deuxième livre :
« Ces mal-heureuses gens ont toujours esté à qui plus leur donne, et à qui plus leur fait
esperer. L’on ne void point pourtant qu’ils en soient plus à leur aise. Leur vie est toute
tissuë de malheurs, mais leur insensibilité faict que cela ne les empesche pas d’avoir de la
gayeté : mais elle est bien fausse, et bien eloignée de celle de ceux qui vivent justement.
Nous avons vue icy parler Agathe en termes fort libertins ; mais la naïfveté de la Comédie
veut cela, afin de bien representer le personnage qu’elle fait. Cela n’est pourtant pas
capable de nous porter au vice ; car au contraire cela rend le vice hayssable, le voyant
depeint de toutes ses couleurs. Nous apprenons icy que ce que plusieurs prennent pour des
85
L’ajout déplace la partie politique de ce message – nous vivons dans un monde régi par l’argent –
vers le comique qui ridiculise les femmes savantes, éprises de romans pastoraux.
86
Prison de Paris toute proche de la maison des Sorel.
38
delices n’est rien qu’une desbauche brutale dont les esprits bien sensez se retireront
tousjours. »
Par ce texte, le narrateur augmente la distance entre les personnages et lui. Ses écrits ne
sont pas moralement bas, les personnages le sont. Ces descriptions n’engendrent pas le
vice, au contraire. De toute évidence, Sorel s’est senti obligé d’ajouter ces réserves parce
que le plaisir et gaieté de la prostitution et de la duperie des gentilshommes hypocrites sont
indéniables dans la première édition.
3.3. LE SONGE DE FRANCION
Le songe qu’a Francion dans le troisième livre de L’histoire comique est sans doute la
partie la plus controversée du roman.87 Les idées libertines de Sorel, ainsi que sa
philosophie de la nature, s’y dissimulent. Puisque ces idées s’opposaient aux lois sociales et
aux conventions du siècle, Sorel a fortement dû adapter le songe en 1626 en omettant
quelques scènes.
Le passage du lac disparaît ainsi dans la seconde édition. Sur ce lac, le protagoniste se voit
entouré par « plusieurs hommes tous nuds comme [lui] » (HCF, 136), qui flottent
également dans une sorte de cuve. Tous ces hommes subissent le même malheur que
Francion : dans leur cuve se trouve un trou par où l’eau entre abondamment. Ils doivent
donc toujours tenir une main contre ce trou afin que leur petit bateau ne coule pas. Mais en
même temps tombe « du Ciel une certaine pluye de concombres, de melons, de cervelas et
de saucisses » (HCF, 137) que les pauvres ne peuvent pas attraper avec leurs mains sans
couler.
« Ceux que la faim pressoit prirent ce qu’ils peurent d’une de leurs mains, tenant toujours
l’autre à l’ouverture. D’autres plus goulus et plus inventifs (car le désir de contenter son
ventre est une maistre de toutes sortes de science et d’arts) firent servir leur catze* de
bondon** et se mirent à raffler des deux mains la douce manne qui tomboit. »88 (HCF, 137)
Les aventures oniriques du personnage principal multiplient les symboles phalliques (les
concombres, cervelats et saucisses), ainsi que les allusions au corps féminin (les melons).
Francion ne renonce à aucune opportunité pour se vanter de la taille de son propre sexe,
bien supérieure à celle du sexe de ses compagnons.
87
88
Ibid., p.107.
* membre viril
** bonde
39
L’objectif de cette périlleuse navigation est une « belle Isle qui estoit au milieu [du] lac et
où [Francion voyait] des nourritures bien plus exquises » (HCF, 137). Il se jette dans l’eau
pour couvrir le reste du chemin vers l’île en nageant, mais surestimant cette distance, il est
« englouty des flots qui s’esleverent en même temps, aussi impetueux que ceux d’une
mer » (HCF, 138).
Après s’être noyé, Francion se trouve au ciel. La description de ce séjour dans cet endroit
particulier permet à Sorel de critiquer essentiellement « les conceptions autorisées des
astronomes et des métaphysiciens ». 89 La première singularité que contemple Francion est
le déplacement des astres « qui reluysent aussi bien par dessus que par dessous afin
d’esclairer en ces voûtes » (HCF, 138).
« [Je] vy de belles Dames, qui me semblerent des Deesses, lesquelles en vindrent desfaire
quelques uns qu’elles lierent au bout d’une baguette d’argent, afin de se conduire en allant
vers le quartier de la Lune, parce que le chemin estoit obscur en l’absence du Soleil qui
estoit autre part. Je pensay alors que de cette coustume de desplacer ainsi les Estoiles
provient que les hommes en voyent quelques fois aller d’un lieu à un autre. » (HCF, 138)
Sorel explique le phénomène naturel des étoiles filantes qui sont des corps extraterrestres,
des météores, qui entrent dans l’atmosphère et se vaporisent à cause de la compression de
l’atmosphère. Or, au XVIIe siècle, cette explication matérialiste n’était pas acceptée par les
autorités, qui pensaient que le déplacement des étoiles était la responsabilité du seul Dieu.
Francion explique que ces « déesses » seront ensuite son guide dans le ciel. Elles lui
souhaitent la bienvenue et l’accueillent par des caresses douces, mais « elles ne firent guere
durer ce bon traictement » :
« [Une d’elles] me donna un tel coup de pied que je roulay en un moment plus de six tours
tout à l’entour du monde, ne me pouvant arrester, d’autant que le plancher est si rond et si
uny que je glissois toujours, et puis comme vous pouvez sçavoir, il n’y a ny haut ny bas, et
estant du costé de nos Antipodes, l’on n’est non plus renversé qu’icy. » (HCF, 138-139)
Sorel souligne la vision d’une terre ronde et ridiculise la conception antique des antipodes.
Pensons à Christophe Colomb qui ne trouvait pas d’équipiers parce que personne ne voulait
participer à l’expédition de crainte de tomber tout droit vers le bas au moment où ils
arriveraient au bout du monde. Alors l’amiral a expliqué sa vision du monde partant du
principe qu’il était rond comme un œuf. Sorel explique la même chose : aux « bouts du
monde » se trouvent les antipodes, dont personne ne tombe.
89
Ibid., p.114.
40
A cette digression du monde suit un discours philosophique sur les âmes. Un palefrenier
mène Francion vers « un grand bassin de cristal où [il vit] une certaine liqueur blanche
comme savon » (HCF, 139). Le palefrenier lui explique que le bassin est rempli de la
matière des âmes des mortels. De plus, « une infinité de petits garçons aislez pas plus
grands que le doigt voloient au dessus, et y ayans trempé un festu, s’en retournoient », vers
la terre, « pour souffler des ames dans les matrices des femmes, tandis qu’elles dormoient,
dix huict jours après qu’elles avoient recue la semence » (HCF, 139). L’idée de la
conception et de la mise en matière de l’âme est complétée par la vision de Sorel sur la
différence entre les hommes. Plus les femmes reçoivent de la matière, plus leur bébé aura
du jugement et de la générosité. Or, Francion ne comprend pas bien comment les hommes
peuvent être différents :
« Je luy demanday a cest heure là pourquoy les sentiments et les defauts des hommes sont
tous divers, veu que leurs ames sont toutes composées de cest mesme estoffe. Sçachez, me
respondit il, que ceste matiere cy est faite des excrements des Dieux qui ne s’accordent pas
bien ensemble, de sorte que ce qui sort de leurs corps garde encore des inclinations à la
guerre paternelle. » (HCF, 139)
La discorde et la différence des hommes seraient ainsi la faute des dieux, incapables de
vivre en paix. Or, cette idée loufoque semble moins innocente qu’elle ne paraît, car
quelques lignes après cette explication Sorel se reprend et fait dire Francion au palefrenier :
« [Vous] estes un blasphemateur ». La stratégie est connue : Sorel a explicitement exprimé
ses pensées libertines, mais accompagnées d’une déculpabilisation qui le disculpe. Selon
Antoine Adam ces idées ne sont pas « d’absurdes divagations »90 , mais l’expression sous
forme mythique de la théorie libertine de l’âme. Contre la philosophie orthodoxe, Sorel
prétend que les âmes ne sont pas tirées du néant par un Dieu personnel. Au contraire, la
nature est leur origine commune et elles sont introduites dans les corps comme des
« étincelles de la vie céleste tombées dans la masse de la matière sublunaire ».91
Poursuivant son chemin céleste, Francion voit « plusieurs personnages qui tiroient une
grosse corde à reposées*, et suoient à grosses gouttes, tant leur travail estoit grand »92
(HCF, 140). Il demande à un homme habillé en ermite ce que font ces gens.
« Ce sont des Dieux, me respondit il avec une parole assez courtoise. Ils s’exercent à faire
tenir la Sphere du Monde en son mouvement ordinaire. […] Mais comment, ce dis je, font
ils tourner la Sphere : N’avez vous jamais veu, reprit il, une noix percée et un baston mis
dedans avec une corde qui fait tourner un moulinet quand on la tire ! […] Ho bien, dit
90
Antoine Adam, op.cit., p.300.
Ibid., p.301.
92
* tranquillement
91
41
l’Hermite, representez vous que la terre qui est stable est une noix, car elle est percée de
mesme, par ce que l’on appelle l’essieu qui va d’un pole à l’autre, et cette corde cy est
attachée au mitan*, de sorte qu’en la tirant l’on fait tourner le premier Ciel. »93 (HCF, 140)
Pour la deuxième fois, Sorel insinue que dans le ciel vivent plusieurs dieux, de sorte qu’il
est difficile de savoir s’il croit en un Dieu personnel. De plus, Antoine Adam estime que
c’est « sans aucun doute pour railler le système de Ptolémée que Sorel décrit les cieux
emboîtés les uns dans les autres ».94 Pour tourner en ridicule l’ancienne conception
géocentrique95 du monde, Sorel décrit un certain mouvement de rotation qui entraîne tous
les cieux : « [Le] premier ciel qui en certains lieux a des crenaux qui se rencontrans dans
les trous d’un autre, le font mouvoir d’un pas plus viste ainsi qu’il donne encore le bransle*
à ceux qui sont après luy »96 (HCF, 140-141).
Sorel rend compte d’une nouvelle théorie du monde qui est en train de se constituer et qui
bouleverse toutes les notions traditionnelles. Cette nouvelle théorie se base sur les pensées
de Giordano Bruno qui pensait que l’univers était infini et que le soleil en constituait le
centre. Pour ces idées hétérodoxes, il fut condamné au bûcher en 1600.
Après avoir rencontré une grande quantité de monstres97 avec lesquels Francion s’amuse
quelque temps, il voit deux petites fosses pleines d’eau dans lesquels il veut se baigner. Or,
entrant dans l’eau, il tombe dans une place « couverte de jeunes tetons collez ensemble
deux à deux » (HCF, 146). Dans cette caverne, les descriptions se caractérisent par un riche
imaginaire érotique basé sur le corps féminin, et rappellent les aventures de Poliphile,
arrivant au temple de Vénus, guidé par les nymphes.
Francion se trouve entre les bras d’une belle dame qui veut lui faire boire d’une liqueur
délicieuse. Or, « s’estant un peu relevée, elle pissa plus d’une pinte d’urine, […], qu’elle
[le] fit engorger » (HCF, 146). Francion répond par une bonne souflette, suite à quoi le
corps de la femme se désagrège. Il ramasse les pièces et récompose le corps de la dame qui
l’emmène alors vers « vingt belles femmes toutes nuës » (HCF, 147). Elles frappent
Francion passionnément sur les fesses, de sorte qu’il doit de nouveau s’enfuir. Il rencontre
alors une vieille comme Agathe qui veut le baiser, mais Francion parvient à l’écarter. Or,
93
* milieu
Ibid., p.299.
95
Cette conception du monde et de l’univers, défendue par Ptolémée et Aristote, place la Terre
immobile au centre de l’univers. Elle perdurera jusqu’à la fin du XVI e siècle pour être remplacée
progressivement par le système de l’héliocentrisme, basé sur un modèle de Copernic, dans lequel le
soleil est placé au centre.
96
* mouvement
97
Selon Greiner et Sternberg cet épisode pourrait être semé d’allusions politiques compromettantes.
94
42
comme il a le dos tourné vers la femme, elle dit qu’il s’en repentira. En effet, quand il se
retourne, la vieille dame révèle sa véritable identité : elle est Laurette. Poliphile aussi
découvre à sa grande surprise sa bien-aimée, Polia, déguisée en nymphe. Comme Poliphile,
Francion visite alors un temple, non pas pour discuter de l’amour, mais pour écouter une
explication sur le fonctionnement des pucelages : « Voylà les pucellages des femmes, ce
me dit l’une, les nostres y sont aussi parmy. Aussi tost qu’ils sont perdus, ils sont apportez
en offrande à ce Dieu qui les ayme sur toutes chose » (HCF, 148). Les pucelages seraient
ainsi sacrifiés à un dieu, probablement un dieu semblable à Eros, qui s’en réjouit
particulièrement.
Francion recherche Laurette, qu’il trouve engloutie dans une sorte de cuve vitreuse. Après
quelques efforts surnaturels, le protagoniste la délivre de sa position hasardeuse et veut
l’embrasser. A ce moment même la vieille Agathe se penche sur lui et Francion se trompe
ainsi de femme dans la réalité (cf.supra). Dans le songe de Poliphile aussi, le héros se
réveille et doit constater qu’il n’a fait qu’un rêve.
Le gentilhomme qui a écouté l’histoire avec beaucoup de joie, ne sait pas bien quelle
signification il doit donner à « tant d’Enigmes », mais il croit que « c’est à faire à des niais
de vouloir trouver les choses futures ou passées dans ces fantaisies là » (HCF, 152). Avec
deux mots, niais et fantaisie, Sorel nie que le songe ait une signification plus profonde. Par
le songe, Sorel non seulement se démarque des niais qui croient aux songes, mais il
ridiculise la rhétorique de l’énigme et de la pastorale propre aux romans de son époque.
Dans sa seconde édition en 1626, Sorel modifie quelque peu ce chapitre, omet le passage
du lac et ajoute à la fin du songe un paragraphe explicatif sur les digressions
philosophiques. Le gentilhomme, qui est désormais appelé Bourguignon, essaie d’expliquer
les significations des différentes aventures de Francion dans son songe.
« Que si vous desirez sçavoir ce que veut dire ce qui vous arriva au Ciel, ce ne sont rien que
de petites gaillardises pour se moquer des opinions des Philosophes et des Astrologues. Ce
verre qui se cassa quand vous cheustes en une caverne, vous monstre l’instabilité des
plaisirs du monde. Le pissat qu’une femme vous fit boire, signifie que les plaisirs que vous
cherchez avec les Dames ne sont rien qu’ordure ; et si d’un seul soufflet vous mistes celle
là en diverses pieces, c’est pour vous faire entendre qu’il ne faut presque rien pour rendre
les affections des femmes divisées et vagabondes. Que si la teste et les bras voulurent jouyr
du plaisir des autres membres, c’est qu’elles veulent que l’on les adore pour tout ce qui est
en elles, et qui n’y est pas, et qu’elles s’imaginent y estre. Les femmes nuës qui
s’apparurent à vous ne veulent rien représenter que les delices mondaines en tout ce
qu’elles firent. Pour les temples du pucellage et du cocuage, ils sont fort aisez à entendre
d’eux-mesmes. »
43
Sorel se déculpabilise la énième fois en mettant ces paroles dans la bouche d’un gentilhomme de rang social élevé. Il explique son songe dans les termes qu’exige la société. Or,
on a peine à penser que cette description des femmes comme des prostituées et cette mise
en question de la cosmographie classique perde son caractère hétérodoxe parce qu’il est
suivi d’une explication moralisatrice : les femmes sont des êtres faibles qui ne cherchent
que le plaisir.
3.4. LA CRITIQUE DES JUGES
La superstition n’est pas la seule cible dans le premier livre. Un passage assez bref sur la
justice du XVIIe siècle révèle le même dédain qu’éprouve Sorel pour les avocats et les
procureurs.
« Le Juge du lieu arrivé là dessus, ne desirans pas qu’une telle chose se passast sans qu’il
en fist son profit voulut persuader à Valentin qu’il falloit faire des informations, que le
dessein de Catherine et de son camarade ne pouvoit estre bon, et qu’ils avoient entrepris de
voler son bien ou son honneur. Mais Valentin qui sçavoit bien ce que c’estoit que de passer
entre les mains ravissantes de la Justice, ne voulut faire aucune instance* pour ce qu’il ne
trouvoit point de manque à son bien. […] Quant au Procureur fiscal il ne vouloit point faire
la poursuite, d’autant qu’il voyoit bien, qu’il n’y avoit rien à gagner ».98 (HCF, 75)
Le portrait du juge se présente sous forme de satire. Le juge n’a pas d’intêret pour son
travail d’enquête, il n’est qu’un simple homme d’argent. Après le portrait comique de
Valentin, Sorel brosse un portrait satirique. Cette description ne ressemble absolument pas
à une caricature, mais affiche immédiatement sa singularité. Chaque fois qu’un personnage
est décrit sous forme de son occupation, sans prénom et nom (le juge, le procureur fiscal), il
s’agit d’un portrait satirique. Charles-Daubert pense que « l’anonymat est pour Sorel le
moyen d’exhiber la catégorie socioprofessionelle du personnage, seul trait par lequel il
entend le définir dans une perspective qui devient alors explicitement satirique ».99
Après l’histoire du songe, Francion raconte le récit de sa jeunesse. Son père, qui s’appelle
la Porte était de la race « des plus nobles et des plus anciennes et sa vertu et sa vaillance si
notables qu’encore qu’il ne soit point parlé de luy dans les histoires de France, à cause de la
négligence et de l’infidelité des autheurs de ce siècle » (HCF, 153). Francion souligne ainsi
son origine aristocratique. Le thème revient souvent dans L’histoire comique : l’époque est
98
99
* plainte
Françoise Charles-Daubert, op.cit., p.96.
44
férue de généalogie. Or, le portrait que brosse Sorel des nobles n’est pas édifiant. Francion
raconte en détails les procédures que son père dut lancer contre son beau-père, le second
époux de sa propre mère. L’histoire critique violemment le comportement des avocats et
des juges. La Porte se croit obligé de soudoyer le juge par une pièce de satin. Or, celui-ci
répond avec fermeté :
« Monsieur, pour qui me prenez vous, Moy qui suis un Juge Royal dont la candeur est
cogneuë en tous lieux ? Croyez vous qu’il soit necessaire de me faire des presens, pour
m’obliger à visiter les pieces d’un procez ? Ne sçay je pas bien à quoy mon devoir
m’oblige ? » (HCF, 154)
Le juge répond très honnêtement selon les conventions juridiques. Or, un moment plus tard,
lorsque le père a déjà donné la pièce d’étoffe à la femme du juge, celui-ci s’ammène et dit :
« Vous laisserez icy ce que vous m’avez voulu donner, aussi bien vous seroit ce trop de
peine de le remporter encore chez vous » (HCF, 155). L’avocat du père lui explique qu’il
« falloit tout d’un train donner l’estoffe à sa femme, ou pour le mieux la luy faire tenir par
un tiers, afin de cacher d’autant plus la corruption et faire que Monsieur conservast la
renommée qui court de sa preud’hommie » (HCF, 155). Sorel se montre astucieux en
mettant le mot « corruption » dans la bouche d’un homme intelligent, un avocat, ne seraitce qu’il critique autant cette profession. Malheureusement le père perd le procès : le don de
la partie adversaire était encore plus généreux.
« Mon pere […] fit d’une attaque particuliere une attaque generale, et se mit à parler contre
la bande entiere des practiciens, qu’il déchiffra d’une terrible façon. Quelle vilennie, disoit
il, entr’autres choses, que ces gens cy exercent publiquement leurs brigandages. Il ont
trouvé mille subtilitez, pour faire que les biens dont il s’agit, n’aillent à pas une des parties,
mais demeurent à eux seulement. Les hommes sont ils si sots que de se laisser tant tirer par
ces sangsuës ? » (HCF, 158)
L’avocat veut répondre à ce discours pour « defendre son honorable mestier », mais Sorel
se moque de ces réponses. En fin de compte, père et beau-père se réconcilient. Comme
dans les négociations politiques, la paix est conclue par un mariage : le père de Francion se
marie avec la fille de son beau-père.
45
3.5. LE COLLÈGE
3.5.1. Le pédantisme
Les parents de Francion ont deux filles avant que la mère accouche de son fils.
« [Comme] ma mere ayant esté la Reyne de la feve, s’estoit assise au bout de la salle, où
elle beuvoit aux bonnes graces de tous ses subjets d’une soirée, elle sentit une petite
douleur qui la contraignit de se jetter sur un lict, où elle ne fust pas si tost, qu’elle accoucha
de moy, sans sage femme. » (HCF, 161)
Francion naît ainsi à l’improviste pendant une fête. Or, il ne s’agit pas de n’importe quelle
fête : le petit naît le Jour des Rois. Francion se compare au Christ, auquel les mages rendent
visite. Ainsi, dit-il, « je naquis Dauphin, et ne sçay quand ce sera que je me verray la
couronne Royalle sur la teste » (HCF, 161). Le petit Francion n’est pas nourri par sa propre
mère, car « [ma] mere n’estant pas en assez bonne disposition à son advis, se disposa de me
nourrir et de me bailler à une femme d’un village prochain pour me donner à teter » (HCF,
100
162). Le mot « disposition » peut signifier « ordre, rang, situation de choses »
de sorte
que la mauvaise position de la femme pourrait découler des bouleversements
carnavalesques. Pour remédier à son imperfection, elle décide de confier son fils à une
nourrice villageoise. Francion narrateur ne désapprouve pas complètement cette décision,
mais la citation suivante montre que « la disculpation trop explicite revêt la forme de
l’omission et voile à peine le jugement désapprobateur du narrateur intradiégétique »101 :
« Je ne veux pas m’arrester à juger si elle fit bien d’endurer que je prisse du laict d’une
autre qu’elle parce qu’en premier lieu, je ne suis pas si mauvais fils que je reprenne ses
actions, et si je vous assure que cela ne m’eust importé en rien, d’autant que je n’ai point
pris de ma nourrice des humeurs qui desplaisent aux hommes d’esprit et de courage. Il est
vray que je me souviens que l’on m’apprit, comme aux autres enfans, mille niaiseries
inventées par le vulgaire, au lieu de m’eslever petit à petit à de grandes choses en
m’instruisant à ne rien dire de badin* : mais depuis avec le temps je m’accoustumay à ce
qui est loüable. »102 (HCF, 162)
A première vue, le récit insinue que l’allaitement par une autre personne que sa mère n’a
exercé aucune influence sur le petit. Il n’avait pas ces humeurs que désapprouvent les gens
de bonne qualité et de courage. Montaigne aussi a été enlevé de sa mère et mis en nourrice.
Mais le père de Montaigne fit tout pour que le garçon puisse s’élever et apprendre le latin.
Or, Francion estime que le système fut abaissant pour lui. Dans son Advertissement aux
100
Antoine Furetière, Dictionnaire Universel, Paris, Le Robert, 1978.
Wim De Vos, Le singe au miroir, Universitaire Pers Leuven, 1995, p.49.
102
* sot, ridicule
101
46
lecteurs, Sorel accentue le plus grand avertissement qu’il doit donner aux lecteurs :
l’imprimeur a changé quelques mots, afin de sauvegarder l’histoire de la censure. Mais ces
nouveaux mots empêchent selon Sorel une lecture correcte. Le mot « courage » devrait
ainsi être « cocuage ». Cette coquille inverse complètement le sens de la phrase et semble
suggérer que le petit a été privé de qualités que les cocus ne veulent pas s’approprier. Les
conséquences négatives de l’allaitement d’une autre femme provoquent également que
Francion a été contaminé de savoir vulgaire et qu’il a appris milles niaiseries au lieu de
grandes choses.
Afin que Francion ne devienne pas comme ces esprits simples, ses parents lui ont appris à
lire et écrire. Puis, quand il avait « l’usage de la raison » ils l’ont envoyé chez un curé dans
le but d’apprendre le latin.103 A dix ans environ, son père l’envoie au collège.
« Quelquesfois j’entendois discourir mon pere des Universitez, où sont les Colleges, pour
instruire la jeunesse, tous remplis d’enfans de toute sorte de maisons, et je souhaitois
passionnement d’y estre afin de jouyr d’une si bonne compagnie. » (HCF, 167)
Cette passion pour le collège prend fin dès que le jeune Francion y entre et découvre le
monde de la prison au lieu d’un collège agréable. Il se rend compte qu’il a « perdu la douce
liberté » de jadis : « J’estois alors plus enfermé qu’un Religieux dans son cloistre, et estois
obligé de me treuver au service divin, au repas, et à la leçon à de certaines heures » (HCF,
168). La présentation du collège et de son programme est tout à fait conforme aux règles de
la religion chrétienne. En outre, Francion raconte que « toutes les paroles qui expriment les
malheurs qui arrivent aux escoliers, se commencent par un P, avec une fatalité très
remarquable : car il y a Pedant, peine, peur, punition, prison, pauvreté, petite portion, poux,
puces, et punaises » (HCF, 169).
La première personne que nous présente Sorel, se nomme Hortensius, maître de chambre
du collège. « Il se faisoit appeler Hortensius par excellence, comme s’il fut descendu de
cest ancien Orateur qui vivoit à Rome du temps de Ciceron, ou comme si son éloquence
eust esté pareille à la sienne » (HCF, 169). Sorel prouve sa connaissance des orateurs
qualifiés et ridiculise cet Hortensius en comparant un simple maître de chambre à un
excellent orateur de l’Antiquité.
Tous les pédants, précédés par Hortensius, s’avèrent voraces et égoïstes. Ils préfèrent ceux
qui ne mangent guère, et accusent Francion de ne pas manger, mais de dévorer.
103
Pensons à Montaigne qui fut éduqué par l’humaniste Horstanus.
47
« [Hortensius] faisoit toujours à table un petit sermon sur l’abstinence, qui s’addressoit
particulierement à moy : il alleguoit Ciceron qui dit, qu’il ne faut manger que pour vivre,
non pas vivre pour manger. Là dessus il m’apportoit des exemples de la sobrieté des
anciens […] : de surplus il nous remonstroit que l’esprit ne peut pas faire ses fonctions
quand le corps est par trop chargé de viande. » (HCF, 170)
Le maître de chambre plaide ici en faveur de l’épicurisme, qu’avaient redécouvert les
libertins. Selon cette philosophie il faut se contenter des besoins nécessaires, comme la
boisson et la nourriture. D’autres besoins, comme la sexualité, sont superflus : le
philosophe peut s’en passer. Sorel ne se borne pas à ce seul exemple de l’Antiquité. Il
compare Francion et les autres collégiens à une figure de la mythologie ancienne : « Jamais
Tantale ne fut si tenté aux Enfers par les pommes où il ne peut atteindre, que nous l’estions
par ces bons morceaux où nous n’osions toucher » (HCF, 170). La métaphore est ambiguë :
elle mêle les travaux de Tantale et la tentation d’Eve, qui veut croquer la pomme de l’Arbre
de la Connaissance.
Dans les passages suivants, Sorel introduit la thématique de la littérature. Lorsque les
collégiens récitent aux noces d’excellents épigrammes adressées aux conviés du principal,
ceux-ci les accablent de fruits, de gâteaux et de viande. Francion s’en souvient très bien :
« Les meilleurs repas que j’ay pris chez les plus grands Princes du monde, ne m’ont point
esté si delicieux que ceux que je prenois après avoir fait ceste conqueste par ma Poësie. O
vous, miserables vers que j’ay fait depuis, encore ne m’avez vous jamais fait obtenir de
salaire qui valust cettuy là, que je prisois autant qu’un Empire. » (HCF, 171)
Francion, qui s’adresse directement à ses vers, utilise cette forme de métalangage dans le
but d’exalter sa propre poésie. Cette exaltation sert à introduire les pensées de Sorel sur la
littérature du XVIIe siècle. Francion achetait souvent « des Romants, qui contenoient des
prouësses de certains Chevaliers » (HCF, 172). Or, ces romans de chevalerie étaient fort
désapprouvés par les défenseurs de la religion chrétienne, qui redoutaient le contenu
inspirant les âmes des chrétiens. En effet, puisque Francion raconte :
« C’estoit donc mon passe-temps que de lire des Chevaleries, et faut que je vous die que
cela m’espoinçonnoit* le courage, et me donnoit des desirs nompareils d’aller cercher les
avantures par le monde. » 104 (HCF, 172)
Il n’est pas interdit de penser que, comme dans le Don Quijote, le protagoniste a été inspiré
par des livres de chevalerie pour voyager dans le monde et chercher l’aventure. De plus,
Francion, sous l’influence de ces livres, commence à « blasmer les viles conditions à quoy
104
* exciter
48
les hommes s’occupent en ce siecle » (HCF, 173). Greiner et Sternberg pensent que le
passage suivant relève clairement de la picaresque :
« Cela m’avoit rendu meschant et fripon*, et je ne tenois plus rien du tout de nostre pays,
non pas mesmes les accents. Car je demeurois avec des Normands, des Picards, des
Gascons et des Parisiens, avec qui je prenois de nouvelles coustumes : desjà on me mettoit
au nombre de ceux que l’on nomme des pestes**, et je courrois la nuit dans la Cour avec le
nerf de bœuf dans mes chausses pour assaillir ceux qui alloient aux lieux parler avec
reverence. […] Je ne craignois non plus le fouet que si ma peau eust esté de fer, et exerçois
mille malices, comme de jetter sur ceux qui passent dans la ruë du College, des petards, des
cornets pleins d’ordures et quelquefois des estrons volans. »105 (HCF, 173)
Depuis sa jeunesse, Francion est affilié à une confrérie, comme il sera plus tard chef de la
bande des Généreux. Or, ici il s’agit d’une bande de pestes, de garçons fâcheux qui
enquiquinent les passants du collège. Dès ce moment, « Francion entre […] de plain-pied
dans le monde de la picardía ».106 Il est sûr que cette expérience fondatrice se trouve à la
base des erreurs et errances du jeune homme.
Comme c’est le cas dans les deux premiers livres, Sorel ne change rien à la fin du chapitre
en 1626, mais il ajoute un passage crucial en 1633 :
« Ils tenoient ainsi des propos naïfs que l’on ne doit point passer sous silence, encore qu’ils
ne soient pas si relevez que beaucoup d’autres : car l’Histoire ne seroit pas complette sans
cela. Nous avons dessein de faire voir une Image de la vie humaine, de sorte qu’il en faut
monstrer icy diverses pieces. L’Histoire du pere de Francion represente bien un
Gentilhomme champestre qui a veu de la guerre en sa jeunesse, et a encore un cœur
Martial, qui meprise toutes les autres conditions. L’Avarice de quelques gens de Judicature
et toutes leurs mauvaises humeurs sont aussi taxées fort à propos. L’on void après les
sottises de quelques personnes vulgaires ; et puis enfin l’on trouve les impertinences de
quelques Pedants, avec les friponneries des Escoliers. »
Sorel diminue ainsi la gravité de ses critiques, les réduisant à de simples sottises et
impertinences de personnes de peu de qualité. Il se déculpabilise par la statégie connue.
Comme Don Quijote, le jeune Francion est habité par les vieux idéaux de la chevalerie. Il
cachait tout le temps un roman chevaleresque sous son habit.
« Le courage m’estant alors creu de beaucoup, je souspirois en moy mesme de ce que je
n’avois encore faict aucun exploit de guerre, bien que je fusse à l’aage où les chevaliers
errans avoient desjà defaict une infinité de leurs ennemis. » (HCF, 185)
105
106
* joueur de mauvais tours
** importun, fâcheux
Frank Greiner et Véronique Sternberg, op.cit., p.82.
49
Le « danger hypocondriaque »107 poursuit Francion, agacé puisqu’il n’a pas l’occasion de
se montrer audacieux entre les murs du collège. Sous la tutelle du maître de chambre
Hortensius, les élèves se trouvent plutôt dans une prison que dans une école. En changeant
très vite ce « maître de chambre » en « pédant » Sorel démontre qu’il désapprouve comme
Montaigne les méthodes d’enseignement. L’idée du pédantisme « sera de plus en plus un
lieu commun de la culture mondaine : le lettré, s’il s’enferme dans le personnage du savant,
risque fort de prendre aux yeux des « honnêtes gens » le costume de pédant ».108 Or,
Hortensius n’apparaît absolument pas comme un véritable lettré, un savant dans tous les
domaines de l’intellect. Francion raconte que c’était le « plus grand asne qui […] contoit
que des sornettes » (HCF, 185).
« Nous disputions fort et ferme pour les places, et nous demandions des questions l’un à
l’autre, mais quelles questions pensez vous : quelle est l’etymologie de Luna, et faloit
respondre que ce mot se dit, Quasi luce lucens aliena : comme qui diroit en François, que
chemise se dit, quasi sur chaire mise : n’est ce pas là une belle doctrine pour abreuver une
jeune ame ? » (HCF, 186)
Les élèves n’apprennent rien en citant de telles badineries. Hortensius n’a pas inventé cette
subtilité : « elle explicite que la lune réflète la lumière du soleil ».109 Cette étymologie lui
vient d’autres textes qu’utilise le pédant pour impressioner ses élèves par sa connaissance.
Or, il ne reflète que le travail de générations précédentes. Sorel critique ouvertement la
méthode d’enseignement qui consiste apparemment à répéter une définition latine déjà
existante : « [Il] ne faloit jamais parler autrement que le latin » (HCF, 168) sous peine de
recevoir « le signe » : ce disque de cuivre était fourré dans la main de chaque élève surpris
à employer un mot français. L’élève devait chercher à s’en défaire en relevant des fautes
semblables de ses camarades. Celui qui était à la fin de la journée en possession du disque,
recevait une punition sévère. L’élève qui donnait au contraire la meilleure réponse sous
forme de « disputatio » recevait le titre d’ « Empereur ». Les processus de recherche et
d’apprentissage se sont ainsi transformés en un cycle infini de redites. Les connaissances
d’Hortensius se limitent probablement aussi à des bribes de textes appris par cœur.
Hortensius, le maître de chambre, était également maître de plagiat, puisque « quelquefois
ce sot pedant nous donnoit des vers à faire et enduroit que nous en prissions de tous entiers
de Virgile, pour le mieux imiter, et que nous nous servissions encore, pour parfaire les
107
Wim De Vos, op.cit., p.107.
Frank Greiner et Véronique Sternberg, op.cit., p.147.
109
Wim De Vos, op.cit., p.94.
108
50
autres, de certains bouquins, comme de Parnasse et du Textor110 » (HCF, 186). Ces
exercices de composition illustrent que leur connaissance et méthode d’apprentissage
consistent également en citations de vers existants. Dans un passage suivant, l’acte du
plagiat est raffermie : Hortensius est follement amoureux d’une jeune fille et veut lui
adresser quelques de ses propres vers.
« Une des bourgeoises loua son ouvrage, et se souvenant d’avoir veu ceste mesme Poësie
parmy celles d’un Poëte de ce temps, comme elle vit qu’il s’arrestoit, qu’il rongoit ses
ongles, et qu’il tapoit du pied tout de la mesme sorte que s’il eust eu bien de la peine à
parachever les stances qu’il feignoit de composer, elle luy dit par raillerie : Monsieur, si
vous ne vous souvenez point de ce qui suit, je vous le dicteray : escrivez, je le sçay bien par
cœur, il n’y a qu’un jour que je leus encore cette piece là dans un livre dont l’on m’a fait
present. » (HCF, 197-198)
Pris sur le fait par cette jeune demoiselle, Hortensius veut sauver son honneur et se défend
ardemment. Il y a bien des différences, dit-il, « car j’ay mis Fremonde, et il a mis un autre
nom : j’ay mis en un endroit charmes et lui attraicts. Au commencement de ma troisième
stance, vous trouvez je ne veux pas, et au mesme lieu de la sienne, il y a je ne veux point »
(HCF, 198). Hortensius essaie ainsi de cacher son larcin, mais ses corrections sont
tellement excessives et ironiques que le lecteur comprend derechef que Sorel se moque de
l’ignorance de l’enseignant.
Au lieu de simplement imiter les écrits des poètes, Francion préfère utiliser sa propre
mémoire et fantaisie.
« Quelle vilennie de voir qu’il n’y a plus que des barbares dans les Universitez pour
enseigner la jeunesse ? Ne devroient ils pas considerer, qu’il faut de bonne heure apprendre
aux enfants à inventer quelque chose d’eux mesmes, non pas de les renvoyer à des receuils
à quoy ils s’attendent, et s’engourdissent tandis* ? » 111 (HCF, 186)
Le mépris qu’affiche Sorel pour le pédantisme et pour une culture de collège jugée
sclérosée, ressort clairement dans le choix du vocabulaire : les enseignants ne sont que des
barbares culturels. Par contre « l’art que possède Francion de composer des vers agréables
et de plaisanter finement s’oppose naturellement à la raideur de l’enseignement
d’Hortensius ».112 D’ailleurs, le chemin vers la maîtrise parcouru par Hortensius était assez
facile :
« Les precepteurs sont des gens qui viennent presque de la charruë à la chaire, et sont en
peu de temps cuistres*, pendant lequel ils desrobent pour estudier quelques heures de celles
qu’ils doivent au service de leurs Maistres. Tandis que leur moruë est dessus le feu, ils
consultent quelque peu leurs livres, et se font à la fin passer Maistres ès arts […]. Au reste
110
Manuels en usage dans les collèges. Ravius Textor est l’auteur d’une compilation très utilisée à
l’époque.
111
* pendant ce temps
112
Frank Greiner et Véronique Sternberg, op.cit., p.147.
51
ils ne sçavent que c’est que de civilité, et faut avoir un bon naturel et bien noble pour
n’estre point corrompu, estant sous leur charge : car ils vous laissent accoustumer à toutes
sortes de vicieuses habitudes sans vous en reprendre. » 113 (HCF, 186)
Sorel présente les précepteurs comme de simples paysans qui viennent tout droit du champs
au collège. De plus, les préparations pour les cours se font dans la cuisine, pendant qu’ils
préparent leur repas. Cette « métaphore culinaire »114 explique que la nourriture symbolise
le savoir des pédants qui n’est qu’assemblage d’œuvres récoltées au hasard dans la cuisine.
L’image du vol rapproche ces idées : Hortensius et les autres pédants n’ont pu qu’étudier
pendant des heures volées du principal, et les élèves volent tout ce qui leur tombe entre les
mains, surtout quand il s’agit de la nourriture.
Comme Sorel, Rabelais115 a aussi décrit les méthodes d’enseignement, tant au Moyen-Age,
qu’à la Renaissance. Dans les deux cas il s’agit de l’éducation de Gargantua, un enfant
géant né par l’oreille de sa mère Gargamelle. Ainsi que dans L’histoire comique, Rabelais
estime que les précepteurs du Moyen-Age s’occupaient plus de la nourriture que de la
formation des élèves. Le petit déjeuner de Gargantua, contrairement à celui des garçons du
collège de Lisieux, consiste en « belles tripes frites, belles charbonnades, beaux jambons,
belles cabirotades et force soupes de prime ».
Au milieu de la journée, après une visite à l’église où il mange davantage, Gargantua
« étudiait quelque méchante demi-heure, les yeux dessus son livre ; mais […] son âme était
en la cuisine ». Comme les pédants qui organisent leur cours en préparant leur repas, le
géant aussi ne pense qu’ à remplir son estomac. L’image idéale de la Renaissance au
contraire, n’évoque même pas le premier repas du matin. Gargantua se lève à « environ
quatre heures du matin » et pendant « qu’on le frottait, lui était lue quelque pagine de la
divine Ecriture ». Par ailleurs, à la Renaissance, les jeunes gens lisent et apprennent des
choses importantes, alors que le jeune Francion semble s’occuper de scolastique et doit
mémoriser des listes sans importance. Ses maîtres sont des ignares, égoïstes, pédants et
sales.
A la critique lourde à l’adresse des pédants du collège suit un épisode hilare concernant le
théâtre scolaire. Francion raconte que jamais personne n’avait vu quelque chose de si mal
ordonnée que leur théâtre : « Pour representer une fontaine on avoit mis celle de la cuisine
113
* valet de collège
Wim De Vos, op.cit., p.92.
115
Rabelais, Gargantua [1542], Paris, Gallimard, 2004, chapitre XXI.
114
52
sans la cacher de toile ny de branches, et l’on avoit attaché les arbres au Ciel parmy les
nuées » (HCF, 187). Le décor laisse donc tout à désirer.
« Au reste la disposition des actes estoit si admirable, les vers si bien composés, le subjet si
beau, et les raisons si bonnes, qu’en ayant treuvé parmy des vieux papiers quelques
fragments il y a deux mois, je pensay vomir tripes et boyaux, tant cela me fit mal au cœur :
mon Dieu, ce dis je, est il possible que Francion ait autrefois proferé de si sottes paroles, et
quant et quant* je jettay dans le feu cette horrible piece. » 116 (HCF, 187)
Sorel démontre ainsi le pédantisme et les niaiseries de la pièce théâtrale qui représentait
l’enfermement dans un univers idéal coupé du monde. La « moralité latine » était
représentée à partir de passages repris à des « Comédies imprimées […] d’où le Pedant les
avoit frippez* »117 (HCF, 187). Le thème du vol est lié au maître de chambre, qui ne
possède aucune forme de créativité. Francion prenait le rôle du dieu Mercure pour son
compte. Il comprenait bien qu’il imitait simplement des vers, alors qu’il voulait en
composer lui-même. Pour se venger d’Hortensius, il raconte un petit incident qui s’était
produit « par hasard » : deux élèves jouant le rôle de gentilshommes avaient oublié leurs
paroles et ne savaient quoi faire. Hortensius, souffleur à ce moment, leur chuchote les
bonnes paroles, mais dans la confusion, les garçons n’entendent rien. Alors le pédant « se
met en evidence sur la scene, et les fait souvenir de leur devoir » (HCF, 188). A ce moment
même un des deux élèves se souvient des paroles et dit :
« Que viens tu faire icy, animal sans raison ?
Esloigne toy de nous, va et nous laisse faire,
Mieux que toy nous sçavons ce qui est necessaire. » (HCF, 188)
Sorel critique l’enseignant en disant littéralement que les élèves sont plus doués que lui. Ce
propos n’est pas sous-entendu du tout, car quelques lignes plus loin l’auteur écrit que « les
auditeurs, voyans qu’en disant cela il se tournoit vers son Pedant, crurent qu’il parloit à luy
sans doute, et je vous laisse à penser quel esclat de risée il y eut » (HCF, 188). Dans sa
deuxième édition de son Histoire comique, Sorel omet ce passage facétieux critique
ardemment les enseignants du XVIIe siècle.
3.5.2. L’amour au collège
Même si Hortensius se trouve à l’intérieur d’une école qui est plutôt comme une prison, il
ne peut pas résister à ses passions. Il s’éprend éperdument d’une jeune fille.
Involontairement le jeune Francion aide celui qu’il déteste le plus au monde.
116
117
* aussitôt, en même temps
* voler, dérober
53
« Un jour il voulut faire la visite de ma bibliotheque, et y trouvant force livres François
d’histoires fabuleuses, il les emporta tous, disant qu’ils corrompoient mon bon naturel, et
me gastoient l’esprit, car c’estoit ainsi qu’il l’estimoit. Il en trouva de si amoureux qu’ils
servirent beaucoup à enflammer son cœur avec la veuë de la fille de l’Advocat qui payoit
ma pension. » (HCF, 191)
L’enseignant hypocrite vole tous les livres que Francion aime tant, sous prétexte qu’ils ne
répondent pas aux conventions de l’école. Si Don Quijote est devenu fou en lisant trop de
livre de chevalerie, Hortensius deviendra fou d’amour en lisant les livres confisqués de
Francion. Il se sert volontiers de ces livres pour enflammer son cœur, de sorte qu’il tombe
passionnément amoureux de Fremonde. Cette jeune fille de mauvaise vie, entretenue par un
jeune avocat, influe complètement le comportement d’Hortensius qui « au lieu qu’il n’avoit
accoustumé de changer de linge que tous les mois, […] changea tous les quinze jours »
(HCF, 191). Rabelais aussi évoque l’image de l’hygiène dans son récit de Gargantua. Au
Moyen-Age, le géant « se peignait du peigne d’Almain, c’était des quatre doigts et le
pouce, car ses précepteurs disaient que soi autrement peigner, laver et nettoyer était perdre
temps en ce monde ».118 A la Renaissance par contre, Gargantua « était habillé, peigné,
testonné, accoutré et parfumé, durant lequel temps on lui répétait les leçons du jour
d’avant ». Non seulement cet idéal présente l’hygiène comme une nécessité quotidienne,
mais l’importance de la répétition des leçons est également soulignée. Tout se passe comme
si les pédants qui enseignent au jeune Francion, ignorent les acquis pédagogiques de la
Renaissance.
A côté de ce « revirement » de l’hygiène du pédant, Sorel souligne une fois de plus sa
stupidité : Hortensius, qui avait envie de voir s’il avait l’air intelligent avec un livre en
main, se met en face d’un miroir. Or, quand il lève les yeux pour se contempler, l’image
dans le miroir fait la même chose, « de sorte qu’il eust bien voulu tourner sa veuë en
mesme temps en deux lieux » (HCF, 191).
Après un discours excessif de la part d’Hortensius, Fremonde « recogneut la sottise du
personnage ». Consciente de la faiblesse du maître de chambre, elle courtise le pédant naïf
en vue de jouer un jeu astucieux, assistée de bon gré par Francion. Celui-ci ne se trouve
non plus pas à l’abri des simulations amoureuses de la « bonne marchande* »119 (HCF,
192). Il avoue que seul son ignorance de jeune innocent l’a retenu de répondre aux
tentations de la jeune femme.
118
119
Ibid.,chapitre XXI.
* prostituée
54
« Je me souviens bien que quand j’estois plus jeune, en feignant de me vouloir chatoüiller
ou d’avoir envie de tirer quelque chose de mes pochettes, elle fourroit sa main aucunefois
dedans celle de devant, où elle prenoit la liberté de manier tout ce qu’elle treuvoit. O
combien de fois ay je dit en moy mesme en y songeant, que n’ay je maintenant la faveur
que j’avois alors, ou que n’avois je alors la puissance que j’ay maintenant ? j’eusse
chatoüillé cette mignarde au lieu où elle se demangeoit. » (HCF, 193)
Adulte, Francion regrette de ne pas avoir osé s’approcher de la fille. De Vos pense que ce
passage « suggère que les amours ultérieurs de Francion adulte, fier de sa puissance
sexuelle, se situent dans le prolongement des déceptions que Fremonde infligera à
Hortensius ». 120
Retournons au jeu astucieux que joue la belle avec le maître naïf. Elle sait qu’Hortensius
est follement amoureux d’elle et veut profiter de sa naïveté pour prendre un bon repas. Elle
invite ainsi deux compagnes et son amant, qu’elle présente comme son cousin, au dîner
organisé par Hortensius. Ce dernier, « l’amour l’ayant rendu prodigue » (HCF, 196) a
préparé un repas copieux avec toutes sortes de viandes et deux vins différents. Il mange le
plus possible et contemple avec beaucoup d’appétit, tant les viandes sur la table, comme les
« viandes à la table » :
« O qu’il luy faisoit bon voir ronger artificieusement* une cuisse de poulet en tournant la
teste du costé de Fremonde, et retournant les yeux sans dessus dessous pour luy jeter des
regards amoureux. » 121 (HCF, 200)
Sorel assimile la chair humaine aux viandes qu’a apportées Hortensius du boucher. Cette
assimilation souligne le désir sexuel et naturel qu’éprouve chaque homme qui est enfermé
dans une sorte de prison. Comme eux, Hortensius scrute les contours de la fille, sous
prétexte de lui jeter des regards amoureux, comme si c’est la première fois qu’il voit une
telle beauté.
Après que le vin a coulé abondamment, la compagnie décide de jouer une pièce de théâtre
et de représenter une aventure du collège mettant en scène le principal et les élèves. Or, au
moment où les invités devaient se déguiser, ils déguerpissent et abandonnent Hortensius. A
ce moment même, le vrai principal fait son tour journalier et entre dans la chambre où il
voit danser l’enseignant sur les tons de la musique produite par un vielleur aveugle. Il
déclare qu’Hortensius est fou et de plus celui-ci doit payer le salaire du musicien.
Nonobstant ce jeu rusé, Fremonde continue à courtiser le pauvre dupé lui expliquant qu’il
est bien agréable, mais que « sa condition luy deplaisoit » (HCF, 207). Pour améliorer son
120
121
Ibid., p.108.
* avec adresse, dextérité
55
état social et jouir des grâces de la belle, « il falloit qu’il portast desormais une espée »
(HCF, 207). Sorel, à travers les paroles d’Hortensius, répond là-dessus « qu’elle faisoit mal
de mespriser les hommes de lettres, qui sans doute doivent plutost estre estimez nobles que
les hommes d’armes ». Cette idée se retrouve également dans le Don Quijote de Cervantes,
or, il s’agit là de la conclusion inverse : les armes l’emportent sur l’écriture.122 Hortensius
cède aux caprices de sa bien-aimée et porte l’épée. Mais après un long discours en présence
du soi-disant cousin de Fremonde qui interroge Hortensius sur l’état de noblesse de son
père, il comprend que jamais il ne répondra aux conditions qu’exige la femme. A partir de
ce moment, il se résigne à rester tout seul dans son école et « jura qu’il ne caresseroit plus
jamais d’autres filles que les Muses » (HCF, 213).
De la misère sexuelle du maître de chambre, Sorel passe aux contraintes sexuelles que
subissent les disciples. L’épisode qui est complètement omis dans la deuxième édition en
1626, porte sur la masturbation.123 Francion explique :
« En ce temps là, je passois le temps aves le plus de plaisir, et le moins de soucy que je
pouvois parmy les compagnies des Escoliers les plus genereux, et les plus desbauchez.
Presque tous estoient addonnez à un vice, […] ils avoient appris à se donner eux mesmes
quelques contentements sensuels, à faute d’estre accouplez avec une personne d’autre
sexe. » (HCF, 214)
Francion se trouve dans une compagnie de jeunes garçons qui découvrent, en absence de
filles, les plaisirs de leurs propre corps. Francion n’est pas du tout adepte de ces pratiques,
puisqu’il ne veut pas se « rendre ennemi des Dames, qui haïssent mortellement ceux qui les
privent ainsi de ce qui leur est deub » (HCF, 214). De plus, il a de la pitié avec ces pauvres
garçons, car « jamais ils n’assouvissoient leur desir qui s’accroissoit de plus en plus, et leur
122
Miguel de Cervantes, op.cit., p.392-393: “Quìtenseme delante los que dijeren qui las letras hacen
ventaja a las armas, que les diré, y sean quien se fueren, qui no saben lo que dicen. [...] Siendo, pues,
así que las armas requieren espíritu como las letras, veamos ahora cuál de los dos espíritus, el del
letrado o el del guerrero, trabaja más, y esto se vendrá a conocer por el fin y paradero a que cada uno se
encamina, porque aquella intención se ha de estimar en más que tiene por objeto más noble fin. Es el
fin y paradero de la letras [...] entender y hacer que las buenes leyes se guardan. Fin por cierto generoso
y alto y digno de grande alabanza, pero no de tanta como merece aquel a que las armas atienden, las
cuales tienen por objeto y fin la paz, que es el mayor bien que los hombres pueden desear en esta vida.”
123
Thomas Laqueur, Le sexe solitaire, Paris, Gallimard, 2005: Cet auteur qui est historien à l’université
de Berkeley, a composé un livre sur la masturbation au cours de l’histoire. En résumé, il souligne que
seulement à partir du XVIIe siècle, le sexe solitaire est devenu un problème majeur : “Mon histoire
remonte aux rabbis, aux Pères de l’Eglise et aux grands théologiens du Moyen Age, afin de suggérer
pourqoui la masturbation n’était pas si importante parmi eux. Celle-ci ne se distinguait pas de tout un
ensemble d’idées sur la pollution et l’idolâtrie; elle était secondaire au regard de la grande question de
la façon dont la concupiscence pouvait être gérée au sein du mariage ou au sein des communautés
monastiques” (p.10) “[Je] crois qu’une constellation de traits peuvent être associés au sexe en solitaire
autour de 1700 et ne l’ont plus quitté depuis. L’angoisse qu’ils ont suscitée a conduit le corps médical
presque tout entier à croire que la masturbation pouvait être cause de tuberculose spinale, d’épilepsie,
de boutons, de folie et d’autres infirmités mentales” (p.205).
56
donnoit des gesnes secrettes » (HCF, 214). Sorel dénonce ainsi les vices des garçons, mais
en même temps, il rend responsable « les lois du monde » qu’il maudit. Ces lois dirigeant la
façon d’aborder « la famille, la propriété, la hiérarchie »124 s’opposent aux « lois
naturelles », corrompues selon Francion, par le siècle. Ces dernières lois prônent l’amour
libre et la liberté des sexes.
De la misère sexuelle de ses camarades, Francion passe à ses propres expériences. Après
avoir achevé ses études, il retourne en Bretagne près de ses parents. Il s’était arrêté « à une
hostellerie où il y avoit une fort gentille servante, qui avoit le renom de prester logis à tous
venans, d’une autre façon que sa Maistresse » (HCF, 215). Montant vers sa chambre, il
rencontre la serveuse qu’il caresse un peu trop rudement, de sorte qu’elle laisse tomber son
plateau et se fait engueuler par sa patronne. Pour se venger du jeune garçon, elle l’envoie à
sa chambre où elle dort avec une autre, vieille serveuse. La nuit, Francion visite son héroïne
qui fera de lui un homme. Il s’étonne de qu’elle ronfle très fort et ne s’éveille pas après
qu’il l’a tirée doucement par le bras.
« [Je] ne laissay pas de me ruër dessus tant j’avois haste d’assouvir son desir et de l’enfiler
comme un grain de chapelet, ce qui me fut très facile à faire, car l’ouverture estoit tellement
grande que j’y estois comme dans un large Palais, où l’on se promene tout à l’aise. Je la
secouay si vivement qu’elle se resveilla, et commença de soy mesme à se remuer plus viste
qu’une anguille que l’on tiendrait par la teste. […] Elle en estoit toute ravie en extase, et
delascha en son transport, quatre ou cinq pets tout d’un tire ; après que j’eus retiré mon
espingle du jeu, elle me dit en suite d’un soupir qui sentoit mieux la truye que la femme :
Ah ! mon doux amy, qui que vous soyez, je vous remercie, il y a plus de douze ans que je
n’ay joüy d’une pareille douceur que celle cy. » (HCF, 216)
Francion se rend compte de son énorme erreur, mais avoue honnêtement après qu’il a eu
beaucoup de contentement avec la vieille, autant qu’il en a eu par après avec des jeunes
filles. La scène lourdement érotique et vulgaire est supprimée dans la deuxième édition du
roman. La raison est évidente : les règles de la censure n’approuvent pas pareille débauche
sexuelle.
124
Antoine Adam, op.cit., p.306.
57
3.6. LA POÉSIE
Après ses études, Francion ne passe que peu de temps dans son pays natal, car son père
meurt d’une maladie grave. Le jeune homme retourne à Paris, content que sa mère ne
l’oblige pas à étudier le droit, « ceste pernicieuse science » (HCF, 217), comme le voulait
son père.
A Paris, il commence à lire des livres et apprend plus en trois mois qu’en sept années au
collège, « à ouyr les grimauderies pedantesques » (HCF, 217) qui lui ont fait perdre le bon
jugement. Avec ces dernières remarques critiques à l’adresse de l’enseignement, Francion
conclut son séjour misérable au collège. Désormais, il ne s’occupe que d’examiner « la
raison naturelle de toutes choses, et avoir de bons sentimens en toutes occasions » (HCF,
218). Or, ayant perdu tout son argent après qu’un certain Raymond avait volé sa bourse,
Francion se voit obligé de marcher comme un polisson dans les rues de Paris. De plus, il est
poursuivi par des regards méprisants des jeunes aristocrates dégoutés de lui. A plusieurs
reprises, Francion veut se défendre avec ses poings, mais « donnant mille blasmes à la
Noblesse de ce siecle » il se résigne à enrager en lui-même.
Francion poursuit sa pauvre vie à Paris, mais étant la cible de certaines personnes, il décide
de demeurer le reste de cet hiver dans son pauvre logis. Cela lui cause beaucoup de chagrin,
car depuis quelques temps il avait vu « une jeune merveille à sa porte » (HCF, 228),
nommée Diane. Or, il n’ose pas dévoiler ses sentiments pour cette demoiselle, car l’amour
« est ennemy mortel de la pauvreté » (HCF, 228) : il craint être rejeté. Néanmoins, il décide
de ne pas se laisser entraîner par la débauche.
« En ce temps là, si j’eusse voulu me mesler du mestier de certains fripons d’escoliers de
ville, il m’eust esté facile de me vestir à peu de frais, car toutes les nuicts, ils ne faisoient
que desrober des manteaux en quelque ruë escartée, mais jamais je ne me pûs resoudre à
r’abaisser mon courage, jusques à faire des actions si infames. » (HCF, 228)
Francion est né d’un père et d’une mère de belle condition et ne veut pas renoncer à ses
qualités de naissance. Marsault, en revanche, le voleur qu’a connu Agathe écumait les rues
de Paris accompagné de jeunes garçons riches et nobles, dérobant manteau et bourse des
passants. Or, un jour il fut pris en flagrant délit et pendu. Francion désapprouve de telles
affaires, mais pour l’instant il a trop de problèmes personnels pour s’occuper des autres. Il
pense à un moyen pour séduire la belle Diane et décide de se faire poète : « Mon entretien
ordinaire fut de composer des vers, sur la haine qui je portois à la malice du siecle, et sur
l’amour que j’avois pour la gentille Diane » (HCF, 229). La poésie forme pour Francion le
58
moyen d’échapper à la routine quotidienne, car « il n’y a rien qui plaise tant à l’esprit, et
l’usage que nous en avons, met la plus grande distinction entre nous et les brutes ».
Rappelons une dernière fois Hortensius et les autres pédants, à qui manquait la faculté de
composer des vers et qui étaient qualifiés de brutes culturelles.
Francion court désormais les rues de Paris à la recherche de bons livres de poésie, qu’il ne
trouve pas à son grand regret. Mais il découvre une librairie à la rue Saint Jacques 125, qui
peut lui fournir une quantité de livres d’auteurs fort renommés à Paris, mais que Francion
ne connaissait pas auparavant. Un jour, il y voit un homme remarquable :
« [Voicy] venir un grand jeune homme maigre et pasle, qui avoit les yeulx esgarez, et la
façon toute extraordinaire ; il estoit si mal vestu qu je n’avois point de crainte qu’il se
moquast de moy. »126 (HCF, 236)
La caricature de Musidore souligne le dédain qu’affiche Francion, alias Sorel, dans le reste
de L’histoire comique pour les poètes du XVIIe siècle. Or, ce jeune poète ne constitue pas
le sujet de la critique de Francion, car il informe notre apprenti-poète sur la façon d’écrire
de la bonne poésie. Francion lui donne quelques-unes de ses pièces et le jeune homme
promet de les corriger avec ses compagnons poètes. A la lecture de son poème corrigé,
Francion est quelque peu déçu, car les poètes « y trouverent quasi autant de fautes que de
paroles » (HCF, 237) :
« Veritablement leurs Loix ne tendoient qu’à rendre la Poësie plus douce, plus coulante, et
plus remplie de jugement : qui est ce qui refuseroit de la voir en cette perfection ? On me
dira qu’il y a beaucoup de peines et de gesnes à faire des vers suivant leurs regles, mais si
l’on ne les observoit point, chacun s’en pourroit mesler, et l’art n’auroit plus d’excellence. »
(HCF, 237)
Selon Greiner, la « description de cet idéal renvoie clairement à l’école malherbienne, qui
entend fonder la poésie sur des valeurs de mesure, de fluidité du vers, d’équilibre
métrique ».127 La critique émise par Malherbe sur la poésie moderne d’entre autres
Ronsard, était largement répandue sous forme manuscrite dans les milieux intellectuels vers
1620. Dans Le séjour des muses ou de la crème des bons vers, Malherbe cite des vers de
Ronsard pour montrer la différence de style entre les poètes anciens et les modernes. Ces
derniers adhéraient trop au naturel, à l’imagination et à la facilité, alors que les anciens se
souciaient de l’ordre, de l’économie et du juste choix de mots.
125
Il s’agit probablement de la librairie de Pierre Billaine, l’éditeur de Sorel.
Sorel s’inspire de contemporains, Maillet et Porchères, pour composer sa caricature.
127
Frank Greiner et Véronique Sternberg, op.cit., p.144.
126
59
Francion en revanche reconnaît la valeur des poètes modernes, qui valorisent le naturel et la
fantaisie. Alors que les poètes de son temps, obsédés par la forme et la grammaire, lui
paraissent à la fois pédants et hypocrites :
« Il faut que je vous dise quelles gens c’estoient, il y en avoient deux qui sortoient du
College, après y avoir esté Pedants. D’autres venoient de je ne sçay où vestus commes des
Cuistres, et quelque temps après, trouvoient moyen de s’habiller en gentils hommes, mais
ils retournoient incontinent* à leur premier estat, soit que leurs beaux vestements eussent
esté empruntez, ou qu’ils les eussent revendus pour avoir de quoy vivre. »128 (HCF, 238)
L’association des poètes aux pédants et cuistres du collège souligne le dédain qu’éprouve
Sorel pour les poètes de son temps. Il décrit même la déchéance de leur apparence.
Quoique les habits de Francion dans cette période-là révèlent son état pitoyable, il ne
s’attarde pas sur son propre état, mais il critique l’apparence de ces poètes misérables.
Outre leur allure, Sorel profite de l’occasion pour se moquer de leur travail et fait dire à
Francion : « Par ma foy, je les plains les pauvres gens, ils escrivent sur l’imagination qu’ils
avoient d’estre bons escrivains, et se trompoient ainsi tout doucement » (HCF, 238). Les
poètes pensaient ainsi que leurs œuvres figureraient parmi les œuvres célébrées de leur
temps. Sorel ajoute en 1626 un passage sur leur présomption :
« Qui plus est, nos Autheurs sont si vains qu’ils font eux mesmes des Prefaces et des lettres
de recommendation qui leur donnent des loüanges si excessives qu’après cela l’on ne sçait
plus ce que l’on donneroit à des Divinitez, et les font imprimer sous le nom de quelqu’un de
leurs amis, qui encore qu’il soit bien eloquent n’en pourroit pas parler assez suffisamment à
leur gré. »
Le passage vise surtout Guez de Balzac, dont certains pensaient qu’il excellait à se louer
lui-même. Les poètes comme Balzac demandaient à leurs amis et protecteurs des lettres de
noblesse. Cette stratégie leur permettait d’acquérir une position plus élevée. Sorel ne se
limite pas à ce seul passage critique à l’adresse de Balzac, car quand il parle de « ce nouvel
Autheur que vous cognoissez, lequel s’imagine avoir couché avec l’Eloquence, et que ces
ouvrages sont les Enfants qui proviennent de leur accouplement » il désigne également ce
poète.
Afin de ridiculiser l’érudition feinte de ces poètes de pacotilles, Sorel raconte une anecdote
plaisante et scabreuse à la fois : Francion allait visiter Musidore dans le but de lui donner
quelques nouveaux vers à corriger. Il était déjà onze heures, mais le poète dormait encore.
Il se lève tout de suite et s’habille. Au moment où Musidore veut montrer quelques de ses
nouveaux vers à Francion, il doit aller « faire ce que les Roys ny les Empereurs ne peuvent
faire par ambassade ». Après un quart d’heure il revient et présente à Francion et un autre
128
* tout de suite
60
poète « un meschant papier tout rogné par les cotez, et enduit de merde par le milieu, ce qui
nous surprit tellement que nous ne sçavions si nous en devions rire ou nous en fascher ».
Dans sa distraction, apparemment commune à tous les poètes, Musidore a confondu son
papier de toilette et son poème.
Sorel va jusqu’au bout pour prouver sa conception de ces poètes, dont il fustige
l’hypocrisie : « [Vous] autres qui croyez moins en Dieu que Diagoras, ny que Vanini, vous
ne jurez que par luy à tous les coups, comme si vous estiez des Chrestiens fort devots, qui
voulussent tousjours avoir son nom à la bouche » (HCF, 241). Sorel prend la liberté de
prononcer ces paroles dures, car, dit-il plus loin, « la pluspart estoient libertins, mais leur
humeur franche et qui vraiment est loüable en ce poinct, ne s’offença pas de ce que je leur
reprochois ». Sorel mentionne les « deux martyrs de l’athéisme ».129 Diagoras, disciple de
Démocrite, fit scandale à Athènes en raillant les mystères d’Eleusis. Ensuite, Sorel évoque
Vanini, philosophe italien condamné au bûcher pour athéisme. Le passage suivant est
extrêmement ambigu : si Sorel peut paraître condamner vraiment ces deux philosophes et
leurs admirateurs, il suggère peut-être que ces derniers ne sont pas à la hauteur de ces deux
philosophes. Il est intéressant que Sorel, lui-même désigné comme libertin, utilise ce terme.
Si selon lui ces poètes – dont la plupart sont « libertins » –
« avoient quelque chose de meilleur en eux que le vulgaire, et principalement en ce qu’ils
ne me prisoient pas moins pour me voir mal accommodé. En contrepoix ils avoient aussi
des vices bien insupportables, c’estoient les plus fantasques et les inconstants du monde. »
(HCF, 241)
Il est obligé de constater que « [rien] n’est plus fresle que leur amitié. En moins d’un rien
elle se dissipoit comme la glace d’une nuit ; rien n’est plus volage qu’estoit leur opinion :
elle se changeoit à tous propos, et pour des occasions très injustes » (HCF, 241). Il n’est pas
interdit de penser que Sorel réfère encore une fois de façon négative à Guez de Balzac. Au
moment du procès de Théophile de Viau, Balzac, son soi-disant ami, l’a complètement
abandonné et nié son amitié avec le condamné. C’est bien ce type d’homme de lettre que
Francion exècre et dont il fait ce portrait satyrique.
Il serait incompréhensible que Sorel s’en prenne aux libertins en général, car il était luimême ami de Viau, dont il partageait les idées libertines. Rosellini estime que le terme
« libertin », qui n’apparaît qu’une fois dans le texte de 1623, « paraît n’avoir qu’une valeur
dénotative, qui désigne l’indifférence des poètes à la religion ».130
129
130
Michèle Rosellini, op.cit., p.120.
Ibid., p.107.
61
Il est donc peu étonnant que Francion se désintéresse de ces poètes, médiocres et peu
fiables en amitié. Il se passionne lui, fidèle aux préceptes de Viau, pour l’amour. Il envoie
des vers à la belle Diane par le biais d’un laquais d’un ami.131 Or, le stratagème ne réussit
pas : la dame pensait que le maître du laquais était son adorateur, de sorte qu’elle
« commença de le cherir par dessus tous ses autres Amants » (HCF, 245). En attendant, dit
Francion, « je la courtisois des yeux, et ne manquais pas à me trouver à l’Eglise, toutes les
fois qu’elle y estoit » (HCF, 247). Sorel se moque de cet « amour de loin », amour
qu’affectionnent les poètes de son époque, férus de romans pastoraux – le nom de Diane,
déesse de la chasse, renvoie aux bois et à la forêt – et d’idéaux élevés. Sorel évoque une
image pieuse du chrétien dévot qui fréquente l’église, présentant les lieux communs de la
littérature de son époque qui adore les poètes comme Guez de Balzac et les romanciers
comme Honoré d’Urfé.132
En 1626, Francion ajoute qu’après avoir retrouvé ses sentiments amoureux pour sa bienaimée – il y avait eu un malentendu qui l’avait éloigné d’elle – il ne cherchait « que les
occasions de la voir à sa porte, à l’Eglise et à la pourmenade ». Le lieu sacré est serré entre
deux lieux ordinaires – par ailleurs, des endroits où se tiennent fréquemment les
prostituées. Le passage est plus qu’ambigu : amour de loin, sentiments élevés, tout cela
semble innocent. Mais le lecteur se souvient que la proxénète Agathe donna ses rendezvous avec le gentilhomme anglais à l’église.
La situation change grâce au cousin de Diane, qui était un codisciple de Francion. Le
passage par un intermédiaire est un autre lieu commun de la littérature pastorale.
Evidemment ce jeune accepte volontiers d’introduire Francion chez sa cousine. Or, à ce
moment Francion sent que sa « passion s’affoiblissoit petit à petit » (HCF, 249). Il ne veut
pas épouser la jeune femme pour éviter les « fascheuses chaisnes […] du mariage ». Sorel
réclame pour l’amour la plus absolue liberté. A plusieurs reprises, il montre qu’un homme
comme Francion ne saurait fixer son attention sur une seule femme. L’amour, chanté par
131
Denis Hollier (dir.), De la littérature française, Paris, Bordas, 1993, p.252 : “Pour faire avancer
l’intrigue et introduire de la variété dans une narration qui menace la monotonie, les auteurs de romans
pastoraux insèrent des lettres, de poèmes, des chansons dont les thèmes font écho à ceux du texte
principal.”
132
Ibid., p.251-252 : “La littérature pastorale, genre auquel il est traditionnel de rattacher l’Astrée,
brosse le tableau d’une ère mythique de bonheur et de prospérité, un âge d’or qui ignore les traces de la
vie quotidienne. D’Urfé commence son oeuvre au moment où le public aristocratique, fatigué des
longues années de guerre entre catholiques et huguenots, est prêt à goûter la représentation et l’analyse
des passions.”
62
Viau et par Lucrèce, est le moteur de la nature. Toutes les femmes sont belles, de sorte que
le poète les convoite toutes en même temps. Selon Antoine Adam, pour les libertins,
« aimer est tout, parce qu’aimer, c’est s’affermir, c’est se réaliser. Toutes les autres
activités aboutissent à enfermer l’homme plus étroitement dans les liens sociaux. L’amour
est au contraire émancipation, affirmation, épanouissement de l’individu ».133 Chaque fois
que Francion comprend qu’une femme est à sa merci, il cesse de la désirer et donc de
l’aimer. Il en va de même avec Diane. Or, dans l’édition de 1626 Francion n’assume plus
lui-même la responsabilité de ce désagrément. Il explique que Diane s’est éprise de
Mélibée, un joueur de luth. Mais il critique avec ironie ou avec aigreur ce personnage en
qui il n’a absolument pas confiance.
« L’on sçait bien que des gens libertins comme luy ne courtisent point les filles pour les
espouser ; et c’est une chose certaine que les bouffons, les Poëtes et les Musiciens que je
range sous une mesme categorie, ne s’avancent point à la Cour que par leurs maquerellages.
Il estoit à craindre que Melibée ne taschast de gagner Diane pour la prostituer à quelque
jeune Seigneur qui luy servist d’appuy. »
L’autoportrait de Francion qui se range parmi les libertins, refusant les chaînes du mariage,
se double d’un portrait sans concession de la Cour, que Francion compare à une maison
close. En critiquant ardemment Mélibée, ainsi que les autres musiciens et hommes de cour,
Francion se déculpabilise de ne plus aimer Diane. Il fait référence à Agathe, la vieille
maquerelle du deuxième livre, qui gagnait sa vie en se prostituant soi-même et en
proposant les services de Laurette aux gentilshommes de la Cour. Francion refuse ces
commerces hypocrites. Son âme aborde d’amour :
« Mon ame s’enflammoit au premier objet qui m’apparoissoit, et de cinquante beautez que
j’avois le plus souvent dedans ma fantaisie, je ne pouvois pas discerner laquelle m’agreoit
le plus ; je les poursuivois toutes ensemble, et lorsque je perdois l’espoir de joüir de
quelqu’une, je recevois un desplaisir sans pareil. » (HCF, 249)
Ce plaidoyer en faveur de l’amour libre démontre combien peu convaincantes sont les
condamnations à propos des libertins. Francion se voit comme un libertin et il ne se prive
pas de dévoiler ses convictions libertines. Les poètes qu’il a ridiculisés sont risibles et
condamnables non pas en tant que libertins, mais parce qu’ils ne le sont pas vraiment.
Francion au contraire mène une vie tout à fait libre.
133
Antoine Adam, op.cit., p.308.
63
3.7. GÉNÉROSITÉ ET DIFFÉRENCE
3.7.1. La bande des Généreux
Grâce à l’argent que sa mère lui a envoyé, Francion a désormais « acquis une infinité de
cognoissances, de jeunes hommes de toutes sortes de qualitez, comme de nobles, de fils de
Justiciers, de fils de Financiers et de Marchands » (HCF, 249). Il s’entoure d’une bande de
jeunes licencieux qui s’adonnent volontiers à la débauche. Fidèle aux préceptes de
l’épicurisme qui considère l’amitié comme le privilège des philosophes véritables, Francion
leur demande de former une vraie compagnie « de personnes toutes braves et ennemies de
la sottise et de l’ignorance » (HCF, 250). La compagnie ne s’abaisse pas à la simple
débauche, que l’on reproche souvent aux épicuriens. Au contraire, elle lutte contre les vices
du siècle commis par des personnes de toutes conditions. Les jeunes s’en prennent le plus
aux hommes de condition élevée et méprisent « les ames viles de tant de faquins qui sont
dans Paris, et qui croyent estre quelque chose à cause de leurs richesses ou de leurs
ridicules Offices » (HCF, 250). Sorel affiche son mépris pour la richesse et les honneurs. Il
estime que ce n’est pas grâce à l’argent ou à un métier que quelqu’un possède la grandeur
de l’âme. Au contraire, les Grands et les bourgeois riches n’ont atteint leur état de bonheur
et réussite sociale que par des moyens peu généreux. Francion a donc trouvé le moyen de
mettre en pratique son analyse de la corruption de la société, établie pendant les mois qu’il
a vécu dans la misère. Il dénonce la corruption de ces hommes qui ont acheté leur charge.
Tous ceux qui se livrent à la sottise et à l’ignorance seront punis selon les lois de la
confrérie.
« Tous ceux qui voulurent garder ces ordonnances là, et quelques autres de pareille estoffe,
furent receus au nombre des braves et genereux, (nous nous appellions ainsi), et n’importait
pas d’estre fils de Marchand, ny de Financier, pourveu que l’on blasmast le traffic* et les
Finances. Nous ne regardions point à la race, nous ne regardions qu’au merite. »134 (HCF,
250)
La bande sous la direction de Francion qui est désigné comme le chef, se nomme « la bande
des braves et généreux ». Au XVIIe siècle, le mot généreux désignait celui qui a la grandeur
de l’âme, du courage, le désir de se distinguer. Mais ce désir de distinction ne figurait pas
parmi la compagnie des jeunes même. Comme les épicuriens, ils ne regardaient pas la race.
Francion « disqualifie implicitement ce qui caractérise essentiellement la noblesse
134
* commerce, négoce
64
traditionnelle : la valeur liée à la naissance ».135 Au lieu de regarder la race des affiliés, le
principal objectif à poursuivre est le mérite. Il faut mériter sa place parmi les généreux.
L’essentiel de la nouvelle morale que veut suivre Francion est caractérisé par cette
générosité. C’est ce qui l’oppose aux opinions du vulgaire, du commun. Sorel affiche un
dédain combatif pour les Grands, qui pensent que leurs richesses et leurs titres leur
permettent de se distinguer du peuple. Or, Francion les contredit :
« Je leur apprenois qu’estre Noble, ce n’est pas sçavoir bien picquer un Cheval, ny manier
une espée, ny se pannader avec de riches accoustremens, et que c’est avoir une ame qui
resiste à tous les assauts que luy peut livrer la fortune, et qui ne mesle rien de bas parmy ses
actions. » (HCF, 262)
D’après ce discours sur les qualités d’un noble, Francion laisse entendre qu’être noble n’a
rien à voir avec les apparences d’une personne ou avec son habileté de manier l’épée.
Porter l’épée était le privilège de la noblesse, fût-elle sans mérite. P ar défi, Francion porta
l’épée et répondra par l’épée à celui qui le contredit, même si les convenances sociales le
lui interdisent. Lorsqu’il court les rues de Paris avec sa bande à la recherche de quelque
vice, il dit : « Nous n’attaquions pas seulement le vice a coups de langue ; le plus souvent
nous mettions nos espées en usage, et chargions sans mercy ceux qui nous avions
offencez » (HCF, 252). Francion pense qu’un noble ne se distingue pas par son épée. Il
utilise lui-même volontiers la sienne dans le but de punir ces nobles. De plus, au moment
où il entre en service chez Clerante, un gentilhomme de la Cour digne de son état, Francion
raconte : « Je me mets donc en sa maison, où je reçoy des preuves infinies de sa liberalité,
et m’assouvis entierement de braveries, je suis tousjours monté sur un Cheval de deux cens
pistolles, en picquant lequel je fais presque trembler la terre, et tousjours je suis suivy
d’hommes et de laquais » (HCF, 261). Il semble donc que Francion est très fier de son
nouvel état au service d’un noble qui est lui vraiment généreux, et de son cheval qui fait
trembler la terre.
Le véritable but de Francion est de former une nouvelle société, il souhaite reconstituer une
nouvelle classe d’hommes, ni nobles, ni bourgeois, mais libres et avisés, unis par leur
manière de vivre en paix tous ensemble. Francion serait naturellement le grand exemple
pour cette nouvelle société. Il est le plus généreux et le plus grand esprit de tous.
135
Daniel Riou, op.cit., p.16.
65
Cette confrérie – selon Rosellini ce dernier terme renvoie par sa connotation nettement
blasphématoire au mode d’organisation de la dévotion136 – apparaît alors comme le
contraire des confréries des dévots, créées au même moment.137 La bande de Francion
s’oppose socialement et philosophiquement à l’orthodoxie chrétienne. Si après quelques
temps, la bande des généreux se dissipe tout à fait, « n’ayant plus personne qui eut assez
d’esprit, et assez de courage pour la maintenir en un estat florissant » (HCF, 261), Francion
en maintient la véritable philosophie :
« [Je] ne faisois autre chose que philosopher, et que mediter sur l’estat des humains, sur ce
qu’il leur faudroit faire pour vivre en repos, et encore sur un autre poinct bien plus delicat,
touchant lequel j’ay tracé le commencement d’un certain discours, que je vous
communiqueray ; je vous laisse à juger, si cela n’estoit pas cause que j’avois davantage en
horreur le commerce des hommes : car dèslors je trouvay le moyen de les faire vivre
comme des Dieux, s’ils vouloient suivre mon Conseil. » (HCF, 253-254)
Par cette formule saisissante, Francion résume son ambition audacieuse. Il veut pouvoir
comparer les hommes aux dieux. Premièrement, il reprend son point de vu sur les différents
dieux qui existeraient dans le ciel. De plus, il rêve d’un nouvel état de l’homme. Antoine
Adam énumère les points essentiels de l’aspiration de Francion : « la pureté de la vie
solitaire, l’innocence du retour à la nature, l’amitié devenant le lien social par
excellence ».138 Sa démarche est clairement épicurienne : son ambition première, c’est le
repos. Comme Lucrèce voulait rendre à ses lecteurs le repos et la tranquillité de l’âme en
leur expliquant la nature, pour qu’ils puissent vivre comme les dieux, sans crainte. « La
mort n’est rien pour nous », explique Lucrèce, car les hommes sont composés d’atomes qui
se désagrègent lorsque l’homme meurt. Il ne faut donc pas craindre la colère des dieux
après la mort parce qu’ils ne peuvent pas s’en prendre à des atomes. Par ailleurs, les dieux
ne s’intéressent guère aux actions humaines. Ils veulent vivre en paix, se reposant dans les
paradis divins. Or, cette crainte est entretenue par les institutions humaines : l’idée d’un
jugement des dieux, d’une vie après la mort où l’on risque d’être puni et de souffrir, la
136
Michèle Rosellini, op.cit., p.113.
Gutton décrit entre autres le groupement catholique qui se nomme “La compagnie du SaintSacrement”. L’idée principale de cette société de dévots “est de réunir des notables pour travailler à la
“la gloire de Dieu par tous les moyens”, d’adorer Jésus-Christ dans le saint sacrement de l’eucharistie,
de faire appliquer dans le royaume les décrets du concile de Trente, non reçus officiellement en France.
[...] Clercs et laïques y sont mêlés, souvent de mainière équilibrée. Beaucoup de groupes sociaux y sont
présent avec une majorité de notables car les compagnies tiennent à ce que tous les corps officiels de la
ville soient représentés. Noblesse de robe et officiers royaux sont présents, alors même que la
compagnie constituait une sérieuse mise en cause de l’Etat en favorisant un contrôle du spirituel sur le
temporel. On constate la présence de bourgeois, de marchands, de médecins, de membres de
professions juridiques.” Jean-Pierre Gutton, Dévots et société au XVIIe siècle, Paris, Belin, 2004, p. 1819.
138
Antoine Adam, op.cit., p.303.
137
66
croyance à toutes les manifestations de l’au-delà et aux revenants sont ainsi renforcées.
Rosellini rappelle que « le démon a fait à Eve une promesse similaire pour l’inciter à
transgresser l’interdit divin : « vous serez comme des dieux ». Dans ce cas également,
l’enjeu de la transgression était l’appropriation par l’homme de la connaissance
divine. Adam, qui a dérobé le fruit de l’arbre de la science peut être considéré comme
l’ancêtre des libertins. »139
3.7.2. La supériorité
Comme celle de Gargantua, la naissance de Francion n’est pas banale. Il voit le jour au
cours de la Fête des Rois. Sa mère « ayant esté la Reyne de la feve » (HCF, 161), sentit une
petite douleur et à l’instant elle donna la vie au petit Francion. Il naît ainsi dauphin et se
demande quand il verra « la couronne Royalle sur la teste ». Son père était breton, et « sa
race estoit des plus nobles et des plus anciennes et sa vertu et sa vaillance si notables
qu’encore qu’il ne soit point parlé de luy dans les histoires de France, à cause de la
negligence et de l’infidelité des autheurs de ce siecle » (HCF, 153). La supériotité qui
découle de ces origines, apparaît aussi dans l’intelligence des parents du petit Francion.
Lorqu’un singe entre dans la maison paternelle et barbouille le visage du petit, seuls ses
parents ne croient pas aux esprits. Leurs domestiques au contraire sont plus que
superstitieux. La servante qui voit ce qui s’est passé avec le petit, est convaincue que le
diable y est mêlé. Elle fait mille fois le signe de la croix et « jetta plus d’une pinte d’eau
benite par la chambre » (HCF, 163). La mère de Francion entre peu après et s’étonne de la
scène. Mais elle ne croit pas que le désordre soit le travail du diable :
« Ma mere qui n’avoit pas coustume de croire de leger, rapporta le tout à mon pere qui s’en
mocqua et dit que c’estoit une pure resverie voulant quasi faire accroire à la servante qu’il
n’estoit de rien de tout ce qu’elle avoit veu. » (HCF, 163)
Francion souligne l’intelligence de ses parents, qui ne croient ni à la superstition ni au
diable. Né de ces parents à la fois nobles et intelligents, il conclut son histoire par un
discours fondé sur l’opposition entre les âmes intelligentes et les âmes basses :
« C’est pour vous dire comme les ames basses se trompent bien souvent, et conçoivent de
vaines peurs, ainsi que faisoient nos gens. […] C’est un grand cas que, si petit j’aye esté, je
n’ay jamais esté subject à de tels espouvantements, car mesme lors que nos servantes me
voulans corriger de quelque chose qui ne leur plaisoit pas, me disoient qu’elles me feroient
manger à ceste beste qui m’estoit venu voir un matin dans le lict, j’avois aussi peu de
crainte que si elles ne m’eussent point menassé. » (HCF, 165)
139
Michèle Rosellini, op.cit., p.120.
67
Francion aime souligner la différence entre les âmes basses, qui prennent peur dès qu’une
situation s’écarte des normes, et les âmes généreuses telles que lui.
Les superstitions des domestiques qui l’ont éduqué, n’ont eu aucune empreinte sur le jeune
garçon. Pendant son séjour au collège de Lisieux, Francion maintient et développe
davantage son esprit généreux et noble. Quand il entre à l’école, il avait déjà appris le latin
et il s’était familiarisé avec l’écriture. Son caractère était formé :
« J’avois desjà je ne sçay quel instinct qui m’incitoit à hayr les actions basses, les paroles
sottes, et les façons niaises de mes compagnons d’escole, qui n’estoient que les enfans des
sujets de mon pere, nourris grossierement sous leurs cases champestres. Je me portois
jusqu’à leur remonstrer de quelle façon il faloit qu’ils se comportassent : mais s’ils ne
suivoient pas mes preceptes, je les chargeois aussi d’appointement*. »140 (HCF, 166-167)
Francion a environ dix ans quand il entre au collège, mais déjà à cet âge, il comprend les
règles de la société. Il déteste les actions de ses compagnons d’école, qui ne sont que les
enfants des employés de son père. Puisque lui, il appartient à une race plus noble, il leur
enseigne comment se comporter selon les conventions du siècle. Si « ses élèves »
n’approuvent pas sa méthode d’approche, il leur donne des coups de pieds.
Sans aucun doute, ces leçons de civilité ont engendré un sentiment plus profond chez
Francion. Pendant ses années difficiles à Paris, bien qu’il parcoure les rues comme un
clochard, il continue de poursuivre son ancien objectif : enseigner aux âmes basses
comment s’élever par une attitude plus digne. Mais il ne se borne pas à ces personnes. Au
contraire, il dénonce les vices des nobles et souligne leur vanité, ainsi que leur
présomption. Un peu comme Montaigne qui aspire à la noblesse tout en critiquant les
insuffisances de ses congénères. Francion aussi, il appartient à la noblesse, mais il aime un
peu trop se vanter de ses origines. Il s’agit là des excès liés au genre du roman comique.
Toutefois, auprès de Clerante, un véritable aristocrate qui fréquente la Cour, Francion
apprend aux compagnons de son maître « qu’estre Noble, ce n’est pas sçavoir bien picquer
un Cheval, ny manier une espée, ny se pannader avec de riches accoustremens, et que c’est
avoir une ame qui resiste à tous les assauts que luy peut livrer la fortune, et qui ne mesle
rien de bas parmy ses actions » (HCF, 262). Il s’agit pour Francion, comme pour
Castiglione, d’acquérir la supériorité, la grâce par ses actions dignes du courtisan idéal.
140
* battre, rosser d’importance
68
Francion affiche clairement son dédain des âmes basses. Il méprise leurs paroles idiotes,
ainsi que leurs actions inférieures. Les âmes basses ne se gouvernent pas. Elles sont
incapables de maîtriser leurs passions contrairement au véritable noble, à même de se
maîtriser en tout lieu. Quand un chirurgien examine la tête de Francion, il lui conseille de
boire du vin afin de dimimuer ses maux de tête, mais Francion ne pense pas que ce moyen
soit efficace. Au contraire, le vin ne sert qu’à augmenter la douleur :
« C’est à faire aux ames basses, continua t’il, à ne pouvoir de telle sorte commander sur eux
mesmes, qu’ils ne sçachent restraindre leurs appetits et leurs envies. Pour moy bien que
j’ayme ce breuvage autant qu’il est possible, je m’abstiendray facilement d’en gouster, et
ferois ainsi de toute autre chose que je cherirois uniquement. » (HCF, 76)
En somme, Francion oppose ceux qui sont incapables de contrôler leurs passions, aux
généreux qui se gouvernent. Il souligne qu’il peut se passer de toute chose agréable, même
si dans le roman il ne résiste pas à un désir fondamental : les femmes. Sur ce point,
Francion se révèle faible. Il est fasciné, voire obsédé par l’amour.
Le songe que Francion termina dans les bras de la vieille Agathe, témoigne de cet « amour
de l’amour ». A un moment donné il se trouve sur un lac dans un petit vaisseau, entouré
d’autres hommes. Or, dans le fond du bateau il y a un grand trou, de sorte que Francion et
les autres qui sont dans la même situation, risquent de se noyer. Certains bouchent le trou
avec leur main, mais ils sont ainsi privés des délices qui tombent du ciel (des concombres,
des saucisses et des cervelas). D’autres trouvent un remède plus efficace : ils « firent servir
leur catze* de bondon »141 (HCF, 137). Francion les imite et se moque de ceux dont la taille
de leur membre ne suffit pas à boucher le trou :
« Ho ! le malheur pour quelques uns de mes compagnons qui me vouloient ensuivre ! Leur
pauvre piece estoit si menuë qu’au lieu de bondon, elle n’eust pu servir que de fausser* […]
Moy qui ne craignois pas que ce malheur m’avint, parce que j’estoy fourni, autant que pas
un, de ce qui m’estoit necessaire, je n’avois point d’autre soucy que de me remplir le ventre
de saucisses, qui me sembloient un delicieux manger. »142 (HCF, 137)
Non seulement Francion vante son intelligence, mais en outre il fait l’éloge de son sexe.
C’est une façon comique de souligner sa différence. Même la vulgarité sert chez Sorel pour
prouver sa supériorité.
141
142
* membre viril
* petite cheville conique
69
3.7.3. Les vêtements
Sorel utilise le domaine vestimentaire pour marquer la différence entre les couches
sociales, car chaque métier se distinguait par ses principes vestimentaires. Les distinctions
reposaient sur deux couples d’opposition : le noir et la couleur, la robe et le costume.143
Trois catégories s’habillent en robe longue : les professeurs, les magistrats et les prêtres.
Mais ces personnes sont obligées de porter des habits noirs. Valentin porte ainsi, au
moment où il effectue son rituel pour retrouver sa puissance sexuelle, « une longue soutane
noire » (HCF, 54). Pendant son service chez Clerante, Francion rencontre tous les jours des
« gens de Justice, de Finances, et de Traficq »144 (HCF, 262). Ces hommes sont habillés de
satin noir, vêtement porté par les bourgeois, les médecins et les hommes de robe. La
couleur noire est le signe de ceux qui n’appartiennent pas à une couche sociale élévée.
Pendant son séjour à Paris, le jeune Francion ne dispose pas des moyens pour se procurer
de beaux vêtements. Il est contraint « de reprendre un vieil habit gris, et un manteau de
couleur de Roy »145 (HCF, 219). Bien qu’il ne se sente pas accommodé avec ses pauvres
habits, il est obligé de quitter son logis et de parcourir les rues de Paris. Lors d’une de ces
promenades, il rencontre un ancien camarade du collège devenu greffier. Celui-ci se
comporte de façon condescendante envers Francion en lui adressant la parole commençant
par « clergeon ».146 Francion répond fermement qu’il n’est pas du tout « clergeon », mais
gentilhomme. Cela fait rire la compagnie : « [Voyez] qu’il a bien la mine d’un
Gentilhomme, avec ses coudes percez, et son manteau qui se moque de nous, en nous
monstrant les dents » (HCF, 220). C’est l’insulte suprême. Les hommes prennent « la
Noblesse à l’habit ». L’ultime moyen de démontrer sa noblesse, est l’épée, mais Francion
n’ose pas la porter, car, dit-il, « au lieu de servir de tesmoignage de ma noblesse, elle
m’eust fait prendre pour un faineant vagabond » (HCF, 222).
Or, sa situation s’aggrave et Francion se voit obligé de reprendre son « pourpoint noir de
deuil » (HCF, 227-228). A ce moment il est tellement gêné, qu’il n’ose plus sortir de son
logis pendant tout l’hiver, même pas quand il rencontre une jeune femme dont il tombe
amoureux.
143
Michèle Rosellini, op.cit., p.96.
le commerce
145
bleu roi
146
petit clerc
144
70
Le noir s’oppose radicalement aux autres couleurs, qui caractérisent la noblesse, car
seulement « les aristocrates ont droit aux couleurs et aux étoffes somptueuses, qui donnent
du prix aux manteaux ».147 Les nobles ont ainsi le droit de porter des étoffes précieuses
comme la soie, le taffetas, le velours et le satin. La laine, une étoffe plus commune, était
destinée aux moins riches. Ainsi, dans la bande de Marsault, le brigand qui fréquentait
Agathe, il y avait une distinction entre les valets, ou les « tire-laines » et les riches
seigneurs, ou les « tire-soyes » (HCF, 108).
L’ancien camarade de Francion « estoit vesu d’une robbe rouge » (HCF, 219). Au grand
regret de Francion, l’habit rouge du greffier semble modeste comparé à une « grande masse
de chair couverte d’un habit de satin bleu passementé d’or » (HCF, 224) qui représente un
baron entouré par ses valets. Francion veut s’approcher de l’aristocrat, mais ces valets lui
barrent la route. A ce moment, Francion se plaint de son « meschant habit » (HCF, 225) et
comprend que la belle plume fait le bel oiseau.
Dans les rues de Paris il rencontre d’autres anciens élèves du collège, qui se comportent de
la même façon. Francion s’enrage quand ils ne répondent pas à ses salutations : « [Ils] ne
faisoient que porter la main auprès de leur chapeau, encore croyoient ils avoir fait une
courvée tant ils estoient presomptueux de se voir couverts de soye, et d’avoir des valets
mieux vestus que je n’estois moy mesme » (HCF, 227). Au moment où Francion dirige sa
« bande des Généreux », il rencontre un autre fils de noble, « un Enfant de ville bien
pimpant [qui] avoit le pourpoint de satin blanc, et le bas de soye fiamette* : bref il estoit
accommodé en gentil homme, excepté qu’il n’avoit point d’espee ; il en avoit bien une,
mais il la faisoit porter derriere luy par son laquais »148 (HCF, 252). Francion souligne son
mépris pour ces nobles qui ont le droit mais non le courage de porter l’épée. Ces riches
n’ont aucune idée des valeurs de la noblesse. Ils paraissent nobles par leur naissance, mais
ne le sont pas dans leurs actions.
Dans un sens, Sorel souligne par cette anecdote la déchéance de la noblesse à son époque.
Selon van Elslande, le « paraître est porteur d’une signification riche qu’il faut savoir
dégager, parce qu’elle caractérise les temps mieux que n’importe quel autre phénomène
147
148
Ibid., p.97.
* rouge clair
71
d’alors ».149 Francion comprend parfaitement l’importance de l’habit dans son époque. Dès
qu’il reçoit une somme importante de sa mère généreuse, il rend visite au tailleur. Il fait
« faire un habit tout de taffetas coulombin*, aves les esguillettes**, les jartieres et le bas de
soye de couleur bleu »150 (HCF, 242). Pour pouvoir payer une nouvelle fourrure pour son
manteau, il décide de quitter son logis et de chercher une pension moins chère. L’apparence
est si importante que Francion préfère loger dans une chambre pauvre. Au moins il n’a
aucune raison de se gêner : désormais il peut se promener dans les rues sans que personne
ne lui jette des regards désapprobateurs.
Pendant les années pénibles de Francion dans le collège de Lisieux, Sorel souligne l’état
pitoyable des habits de l’écolier. Celui-ci portait « le pourpoint sans boutons, attaché avec
des espingles ou des esquillettes, la robbe toute deslabrée, le collet noir et les souliers
blancs ; toutes choses qui conviennent bien à un vray poste d’ecolier » (HCF, 173). Les
enfants ne possédaient aucunement les moyens de se procurer une tenue convenable,
puisqu’ils n’avaient même pas suffisamment à manger. L’argent que leur envoyaient
parfois leurs parents, était gaspillé par Hortensius, le maître de chambre, qui l’utilisait pour
son propre compte.
Hortensius se rend également compte que l’habit fait le moine. Lorsqu’il est amoureux de
Fremonde, la jeune fille qui fréquentait un avocat, il comprend que son apparence ne plaît
pas du tout à la demoiselle. Elle explique à Hortensius que sa condition de pauvre
enseignant empêche leurs rencontres. S’il désire encore la voir, il doit quitter la soutane.
Pour elle, « il falloit qu’il portast desormais une espée »151 (HCF, 206). Hortensius
comprend qu’il ne fera jamais partie de cette noblesse, s’il ne change rien à son apparence.
Il décide ainsi de quitter sa soutane et de se procurer un habit plus riche et plus significatif.
Il « fit ronger son long manteau et metamorphoser sa soutane en pourpoint decouppé sur la
chemise, il portoit tousjours un collet à dentelle » (HCF, 207). Après ce changement, il
« n’avoit quasi plus rien de Pedantesque que les discours » (HCF, 207). Hortensius, comme
beaucoup de ses contemporains, était vraiment convaincu de l’importance des
149
Jean-Pierre van Elslande, L’imaginaire pastoral du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de
France, 1999, p.72.
150
* violet gris ** cordon ou lacet ferré aux deux bouts qui sert à attacher une chose à une autre
151
Antoine Furetière, op.cit. : “Espée, signifie aussi la profession militaire. Un Gentilhomme est
naturellement un homme d’espée, il est né pour porter l’espée.”
72
apparences.152 Francion réplique ironiquement qu’après son changement personne ne
pouvait déceler le véritable statut d’Hortensius. Ne fut-ce qu’il ne sut pas cacher ses paroles
ridicules de pédant.
Quand Francion entre en classe chez Hortensius, il porte « le caleçon sortant de son haut de
chausse jusques à ses souliers, la robe mise tout de travers, et le porte-feuille* dessous le
bras »153 (HCF, 185). Sorel souligne la négligence typique des élèves, qui imitent le
désordre vestimentaire de l’enseignant qui entre en classe.154 Selon Wim De Vos, le
« caleçon qui sort du haut-de-chausse rappelle […] la mode nouvelle que le singe avait
imposée à l’enfant au berceau ».155 Rappelons le singe qui rendait visite au petit Francion :
il lui barbouillait le visage avec la bouillie et après avoir trouvé les habits du bébé, raconte
Francion adulte, il « me les vestit à la mode nouvelle, faisant entrer mes pieds dans les
manches de ma cotte*, et mes bras dedans mes chausses »156 (HCF, 162).
Manifestement, le XVIIe siècle attachait beaucoup d’importance aux vêtements, respectant
l’ordre de cette nouvelle société en train d’émerger.
3.8. LA CAMPAGNE
Lucrèce, poète de l’épicurisme, chantait Vénus, déesse de l’amour. Elle l’aidra à construire
sa poésie, son hymne à la nature et à la vie.157 Pour les épicuriens, la nature, la retraite et la
tranquillité de l’âme sont essentielles.
152
Jean-Marie Apostolidès, Le roi-machine, Paris, Minuit, 1981, p.52-53: Dans son livre sur le roi
Soleil, Apostolidès démontre combien la vie sociale et politique est alors figée par toutes sortes de
convenances, liées à l’apparition sur scène du roi et des courtisans.
153
* cartable
154
Wim De Vos, op.cit., p.99.
155
Ibid., p.99.
156
* jupe, robe d’enfant
157
Lucrèce, De la nature, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p.21-22: “Mère des Enéades, plaisir des
hommes et des Dieux, Vénus nourricière, toi par qui sous les signes errants du ciel, la mer porteuse de
vaisseaux, les terres fertiles en moissons se peuplent de créatures, puisque c’est à toi que toute espèce
vivante doit être conçue et de voir, une fois sortie des ténèbres, la lumière du sol, devant toi, ô Déesse,
à ton approche s’enfuient les vents, se dissipent les nuages; sous tes pas la terre industrieuse parsème
les plus douces fleurs, les plaines des mers te sourient, et le ciel apaisé resplendit tout inondé de
lumière. [...] Puisque tu suffis seule à gouverner la nature, et que sans toi rien n’aborde aux rivages
divins de la lumière, rien ne se fait de joyeux ni d’aimable, c’est ton aide que je sollicite dans le poème
que je m’efforce de composer sur la nature.”
73
Francion et son maître Clerant aiment aimer. Comme Francion s’était épris de Diane,
Clerante s’éprend de Luce, « la femme du meilleur discours qui se peust voir » (HCF, 254).
Entre-temps Francion a abandonné sa déesse de la chasse pour une autre proie. Il a décidé
de courtiser Fleurance, la belle servante de Luce. Francion conseille à Clerante « de n’aller
plus chez ceste Damoiselle, jusques à tant qu’elle fut preste à luy accorder la faveur qu’il
desiroit » (HCF, 273). Conforme aux lois du genre pastoral, Clerante fait appel à un
intermédiaire (cf. supra) et demande à Francion d’écrire une lettre d’amour à la belle. Or,
Luce comprend que celui qui se fait passer pour l’auteur de la lettre, n’en est pas du tout le
véritable auteur. Elle sait que Francion a dicté les paroles à son maître et commence à
affectionner Francion. Le fripon décide de profiter de l’occasion :
« Bien que je n’eusse point de passion pour elle, comme pour Fleurance, trouvant une
occasion de joüir d’un contentement très precieux, je me chatoüillay moy mesme, et me
faisant accroire qu’elle estoit plus belle, qu’elle ne m’avoit tousjours semblé, me blessay le
cœur pour elle, de ma main propre. » (HCF, 279)
Bien que Francion soit amoureux de Fleurance, il ne peut pas se contenter d’aimer une
seule femme. Il décide donc de séduire Luce. Après l’avoir poursuivie quelque temps,
« elle permit », dit-il, « que je la baisasse, que je la touchasse, et que je luy monstrasse
enfin combien estoit judicieuse l’election qu’elle avoit faite de moy pour estre son
serviteur » (HCF, 279). Aucune femme n’échappe aux stratégies fatales du séducteur.
D’ailleurs, la belle Fleurance non plus n’a pu résister à Francion. Dès qu’il se trouve seul
avec la jeune fille, il tente sa chance :
« J’estois entré au logis, et ayant trouvé Fleurance sur les degrez, qui me fit monter sa
garderobbe, où je la baisay tout à mon aise, la jettay sur son lict, et fis tant d’efforts que
j’entray en un lieu serré et estroit, où je pense qu’il n’y avoit encore que ses doigts qui
eussent marqué mon logis. » (HCF, 280)
Sorel se rend compte de l’audace de ces paroles grivoises et remplace la dernière partie de
la phrase par « je fis tant d’efforts que je passay bien plus outre ». L’expression plus
modérée n’empêche toutefois que le lecteur comprenne que Sorel se réjouit de parler de
l’acte sexuel et des plaisirs qu’il suscite. Mais le plaisir de Francion ne dure guère, car Luce
surprend les deux amants. La noble demoiselle – qui porte un nom bien chrétien – décide
alors de se venger du traître : « Pensant retirer de [Francion] une notable vengeance, elle
rescrit à Clerante, avec les paroles les plus courtoises du monde, qu’elle recognoistroit son
affection par des faveurs signalées, et de fait, quelques jours après l’ayant esté voir, il joüit
d’elle à son souhait » (HCF, 282). Bien que Francion ne se comporte absolument pas selon
les règles de la courtoisie, Sorel ne se retient pas à décrire le caractère capricieux et peu
74
courtois des femmes. Dès que Luce comprend que Francion la trompe, elle se jette dans les
bras de celui auquel elle s’était refusée auparavant. Sorel dénonce ainsi l’hypocrisie des
femmes et ne fait pas de gros efforts pour cacher sa sympathie pour son personnage
principal. Nous sommes loin du roman pastoral et des paysages amoureux des
précieuses.158
En 1626, il ajoute une petite histoire dans le but d’amplifier ces sentiments. Francion avait
passé quelque temps avec une demoiselle de la ville de Tours venue à Paris pour un procès.
La dame cède au séducteur Francion. Mais, dit-il, « depuis que je cognus qu’elle n’estoit
pas contente d’un seul amy, et qu’elle commençoit à se laisser aller à d’autres qu’à moy, je
ne fis plus d’estime d’elle, et me retiray petit à petit de sa conversation ». Comme on fait
son lit, on se couche : la femme traite Francion selon ses propres lois.
Or, Francion ne veut plus passer de temps en la compagnie de la dame, qui fréquente
d’autres hommes. Sorel semble se moquer du comportement de son protagoniste. Or, la
dame apparaît comme le double de Francion159 : elle se comporte comme lui – à la fois
victime et auteur. Elle croule sous les dettes, comme un noble, et essaie de s’en sortir
comme un picaro. Dès lors, elle traite son séducteur en égal et implore Francion de l’aider :
elle s’est endettée pour jouir de sa compagnie. Elle conclut sa supplication : « Tout cela
m’a faict resoudre à venir vous trouver, pour vous prier que vous recompensiez en un coup
toutes mes pertes, maintenant que je suis sur mon depart. Mon mary sçait le compte de
l’argent qu’il m’a baillé et la despence que je devois faire ».
Au lieu d’aider la pauvre femme, Francion se moque d’elle. La femme avait demandé trois
mille francs et Francion se montre bien généreux : il veut volontiers lui prêter la grande
somme de cinq sous. Sorel décrit avec beaucoup de gaieté le comportement plaisant de
Francion. Il plaide en faveur de l’amour libre, sans liens avec une seule femme. Il est
158
Paul Bénichou, op.cit., p.33-35: “C’est un penchant général de l’esprit chevaleresque que de faire de
l’amour un stimulant à la grandeur. La conquête amoureuse reproduisait en effet avec ses compétitions,
ses difficultés et sa gloire, la conquête militaire, et pouvait exiger les mêmes vertus. [...] La femme
devient ainsi dans le monde chevaleresque une influence qui est à l’opposé de sa condition primitive;
de simple objet de conquête qu’elle était, elle devient une “maîtresse” exigeante et dominatrice. [...]
L’homme se dépouille devant elle de sa supériorité physique et, par un acte d’adoration volontaire,
renonce à être son maître pour être son serviteur, ou, comme on disait au XVII e siècle, son captif,
chargé des chaînes ou des fers qu’elle lui impose et qu’il bénit. [...] Cette conception qui fait de l’amour
l’aliment du bien s’est formée dans le monde féodal au cours des XII e et XIIIe siècles; elle remplit les
romans de chevalerie et de la poésie courtoise.”
159
Montaigne, op.cit., p.854: “Les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les reigles de vie
qui sont introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faictes sans elles. Il y a
naturellement de la brique et riotte entre elles et nous; le plus estroit consentement que nous ayons avec
elles, encores est-il tumultuaire et tempesteux.”
75
remarquable qu’il ajoute justement cette histoire dans sa deuxième édition, alors que celleci est supposée d’apaiser les esprits troublés de la société. Peut-être pensait-il que par une
histoire divertissante et simple sur le comportement des femmes capricieuses, il
détournerait l’attention des responsables de la censure.
Par son inclination naturelle envers l’amour, Francion se fait remarquer des plus galants de
la Cour. Il leur apprend de bon gré sa « nouvelle philosophie », dont le lecteur comprend
immédiatement qu’il s’agit de ses pensées sur l’amour libre. Or, tout le monde n’apprécie
pas cette nouvelle conception, de sorte que Francion et Clerante décident de s’en aller à la
campagne pour y vivre selon « les lois de la nature ». Clerante réconforte Francion :
« Vertu nom de Dieu, en despit de tous les hommes, vivons tout au contraire d’eux. Ne
suivons pas une de leurs sottes coustumes. Quant à moy, je quitte pour jamais la Cour, où je
n’ay gousté aucun repos. Si nous voulons passer nos jours parmy les delices de l’amour,
nous trouverons en ces quartiers cy des jeunes beautez dont l’embonpoint* surpasse celuy
de toutes les Courtisanes qui sont toutes couvertes de fard, et qui usent de mille inventions
pour relever leur sein flasque. »160 (HCF, 283)
En somme son discours réunit les conseils de Castiglione161 – les courtisanes devraient
apprendre à se maquiller sans que l’on remarque leur maquillage –, la critique sévère de
l’hypocrisie de la Cour et l’éloge de la pureté de la campagne, propre au roman pastoral.
Les femmes de la Cour ne sont pas du tout naturelles, au contraire : elles cachent leur vrai
visage derrière une couche de maquillage et essaient de relever leur seins par des moyens
artificiels. Les courtisans tombent dans le piège de ces femmes. Clerante ne trouve pas de
repos dans un tel environnement et selon les conseils des épicuriens, il le recherche à la
campagne, loin de l’hypocrisie et du monde faux.
En route vers un petit village, les deux hommes se déguisent en paysans. Décidément, Sorel
joue avec les stéréotypes du roman pastoral. Francion se met un bandage sur l’un de ses
yeux, et sur sa tête il enfonce un vieux chapeau, dont il peut abaisser et hausser le bord de
sa volonté, « comme la visière d’un armet » (HCF, 284). Bien que Francion se trouve à la
campagne, dans le plus grand silence et repos, il ne peut pas s’empêcher de parler de
chevalerie et des combats. Il est un généreux qui doit s’adapter à une nouvelle situation.
160
* belle apparence, attraits physiques
Baldassar Castiglione, Le livre du courtisan, Paris, Flammarion, 1991, p. 78 : “Toutes les femmes
en général ont un grand désir d'être, quand elles ne peuvent l'être, à tout le moins de paraître belles. Et
pour cette raison, elles s'efforcent de suppléer par l'artifice, là où la nature leur a manqué en quelque
endroit; de là vient qu'elles s'apprêtent le visage avec tant de soin et parfois de peine; de là vient
qu'elles s'arrachent le poil des sourcils et du front".
161
76
Aidé de son maître il parviendra à s’amuser et à trouver le repos à la campagne.
Accompagnés d’un valet, les deux se mettent en route pour un village où ont lieu des noces.
Ils se présentent comme des musiciens et le père de la mariée les accepte. De plus, les deux
se montrent prêts à aider à la préparation du festin. Or, à partir de ce moment, l’histoire du
mariage s’inscrit dans le domaine du comique scatologique : Francion ajoute dans le potage
une composition laxative qu’il avait apportée. Leur divertissement est des plus bas.
La cour du château où se déroule la fête se transforme rapidement en piste de danse.
Francion, accompagné de Clerante, ne tarde pas de produire de la belle musique. Comme le
« courtisan parfait » de Castiglione, les deux hommes sont capables de jouer d’un
instrument de musique. Francion joue des gaillardes et des courantes (deux danses rapides),
à la grande joie de Clerante.
« En marchant devant moy, il faisoit des pas, et postures si agreables, que si je ne l’eusse
point cognu, je l’eusse pris pour le plus grand basteleur du monde. […] j’y recevois un
extreme plaisir, qui m’empeschoit d’avoir du regret de m’estre si prodigieusement
metamorphosé. » (HCF, 286)
Les deux hommes, qui appartiennent à une classe sociale assez élevée, s’amusent comme
ils ne se sont jamais amusés à Paris. Clerante danse comme un fou sur la musique que
produit Francion et ce dernier n’éprouve absolument pas de regret de s’être déguisé comme
paysan. Au contraire, comme Clerante il se sent tout à fait à son aise et trouve le repos qu’il
cherchait depuis longtemps.
La scène réunit l’image baroque par excellence du monde comme théâtre – « Life is a
stage » (Shakespeare) –, critique sociale et épicurisme. En outre, le regard « que Francion
porte sur la société contemporaine est donc informé par la conviction de la dignité égale de
toutes les conditions pourvu qu’une adéquation soit trouvée entre le mérite personnel et les
exigences sociales ».162 Sorel a en tête un point de vu philosophique d’une hiérarchie
naturelle qui ne considère que les qualités personnelles. Or, cette critique n’est pas
radicale : Francion même appartient au rang des gentilshommes, de sorte que les libertés
qu’il prend d’émettre son jugement sur le comportement des nobles, sont autorisées.
Sorel détruit l’ambition champêtre de la fête pastorale par une digression. La rupture est
progressive, puisque Clerante veut davantage égayer la fête. Il explique pourquoi il a le
visage à moité caché sous un bandage. Sa femme est si méchante, dit-il, « que je pense
qu’elle a le Diable au corps » (HCF, 288). Clerante raconte que les femmes comme son
162
Michèle Rosellini, op.cit., p.95.
77
épouse sont « de l’humeur des asnes et des noyers, de qui l’on ne tire point de proffit qu’en
les battant fort et ferme ». Dans sa petite fiction, il exerce le métier de tonnelier. Ne
pouvant plus supporter le comportement agressif de sa femme, il l’enferme dans un tonneau
qu’il ferme par le biais de douves de sorte que sa femme ne peut plus que respirer à travers
un petit trou. « Le soir », poursuit-il, « il me vint une maudite envie de prendre avec elle
mon plaisir ordinaire, auquel je m’estois tellement accoustumé, que je ne m’en pouvois
passer une seule nuit, sans souffrir autant de mal, que si l’on m’eust bruslé par petit feu »
(HCF, 288). Clerante semble avoir renversé la situation : sa femme est soumise à ses
caprices. Or, il ne peut pas assouvir ses passions sans qu’il libère sa femme. « Baisez moy
par le trou, m’amie », lui dit Clerante afin d’éviter de devoir libérer sa femme. Il lui promet
de ne plus jamais la battre si elle se résout à faire l’amour avec lui à travers le trou dans le
tonneau.
« Je pense qu’elle approchoit alors la partie qui estoit necessaire le plus proche du trou du
bondon qu’elle pouvoit, mais quant à moy je ne sceus faire passer jusques à elle le morceau
qu’elle demandoit, car son enflure estoit trop grosse. » (HCF, 289)
Le lecteur comprend la scène érotique dans laquelle Clerante veut satisfaire ses propres
passions sans que sa femme puisse gâter son plaisir. En même temps, il se vante de la taille
de son sexe qui ne peut pas percer le trou. Aucune courtoisie, aucun sentiment décent,
aucun respect de la femme, comme le veulent les préscriptions de Castiglione ou les
conventions du roman pastoral.
Sans doute la scène était trop vulgaire pour l’esprit chaste du XVIIe siècle, car Sorel
remplace « la partie qui estoit necessaire » par « sa bouche ». Alors qu’en 1623 Sorel réfère
sans aucun doute au sexe féminin, en 1626 il mentionne explicitement qu’il s’agit de la
bouche de la femme. De plus, le problème avec le sexe élargi de Clerante est remplacé par
« je ne pus faire une assez longue mouë pour la baiser ». Le passage adapté laisse entendre
que Clerante veut simplement embrasser à sa femme, tandis que dans le premier passage il
s’agit de l’acte sexuel. Rosellini signale que tous les passages sur l’amour, participent du
même fond culturel : « la gauloiserie propre aux fabliaux médiévaux, aux nouvelles de la
Renaissance et à l’œuvre de Rabelais, qui contredit violemment dans ses formes et ses
présupposés la culture galante issue de la veine courtoise ».163 Le lecteur pourrait penser
que ces pensées ne s’inscrivent pas du tout dans la doctrine épicurienne, qui désapprouve
les besoins non nécessaires, mais naturels. Or, comme l’a énoncé Lucrèce dans son De
rerum natura, c’est la Nature qui parle dans les femmes et qui s’emploie à atteindre ses fins
163
Ibid., p.108.
78
par les moyens les plus directs. Selon la philosophie d’Epicure, le but est le maintien de la
vie et la femme assure la reproduction en rendant l’acte sexuel passionnément désirable. Il
est dès lors sage de souligner le rapport entre l’amour et le plaisir sexuel, car il est
nécessaire pour sa fonction reproductrice.
Cette situation carnavalesque164 ne peut que se terminer dans la scatologie – Sorel a
renversé l’idéal pastoral : libérée de sa position étroite, la femme de Clerante lance le pot
de chambre à la figure de son mari, obligé depuis de porter un bandeau.
Mais ce pot de chambre n’est qu’un début : le laxatif que Francion a versé dans le potage
commence à avoir des effets. La piste de danse est transformée en un champ d’immondices
et le protagoniste s’amuse à voir « dans la cour la plus plaisante chose du monde » (HCF,
291). La mariée, incapable de quitter une bande de jeunes qui dansent tous ensemble,
« laissa couler jusqu’à terre une certaine liqueur dont l’odeur mauvaise parvenant à la fin
au nez de ceux qui dansoient, et qui avoient marché dessus par plusieurs fois, les fit
regarder en terre, et esmeut en eux une grosse dispute sur ce poinct espineux, sçavoir qui
c’estoit qui avoit fait la vilennie » (HCF, 291).
Sorel se moque des femmes. Il épargne son héros Francion, qui se distingue du peuple.
Celui-ci, accompagné du seigneur du château et sa compagnie, se réjouit fermement de la
scène scatologique. Le récit mêle des références au roman pastoral – au lyrisme des
troubadours –, philosophie et allusions sexuelles. A une bourgeoise qui pense que Francion
n’est pas un véritable musicien et lui demande, pour lui tendre un piège : « Or ça,
Menestrier, quelle corde est la plus malaysée à accorder, de toutes les votres ? est ce la
chanterelle* ? »165 (HCF, 292), Francion répond :
« Nenny da, Madame, ce dis je, c’est la plus grosse, je suis quelques fois plus de deux
heures sans en pouvoir venir à bout. Neantmoins je m’asseure que si vous l’aviez seulement
touchée d’un doigt, elle se banderoit toute seule, autant comme il faut ; quand vous voudrez
vous en verrez l’experience ; elle rendra une harmonie qui vous ravira les esprits jusqu’au
Ciel, j’entends le Ciel de votre lict. » (HCF, 292)
Par cette réponse qui mêle des références à la philosophie platonicienne ou antique – qui a
établi un lien entre l’harmonie de la musique et l’harmonie du ciel – et des sous-entendus
164
Bart Keunen, Verhaal en verbeelding: Chronotopen in de westerse verhaalcultuur, Gent, Academia
Press, 2007, p.99 : “Het carnaval biedt de renaissancemens de kans om een bepaald gedrag te
ontwikkelen dat afwijkt van het alledaagse genormeerde leven; het is een maatschappelijke vrijplaats,
een “place for working out, in a concretely sensuous, half-real and half-play-acted form, a new mode of
interrelationship between individuals, counterposed to the all-powerful socio-hierarchical relationships
of noncarnival life”.” (Bachtin, Rabelais and his world [1929], translated by Helene Iswolsky,
Bloomington, Indiana University Press, 1984, p.123).
165
* la corde la plus fine
79
érotiques – « bander, « le ciel du baldaquin » – Sorel poursuit la scène carnavalesque :
« l’amour de loin » des troubadours, l’amour platonicien sont ravalés au discours le plus
grivois. En 1623, Sorel écrit que « [l]’on entendit bien de quelle corde je voulois parler »,
mais dans sa deuxième édition il supprime cette partie de phrase. Sans doute parlait-il trop
ouvertement du sexe masculin.
Clerante avait entre-temps inventé un faible pour cette dame bourgeoise, mais elle n’en
voulait pas de lui. Deçu, il fait semblant de se soûler et au moment où il se baisse pour
ramasser sa serviette, « il monstre à la Bourgeoise tout ce qu’il porte de plus secret » (HCF,
294). Elle réagit tout de suite :
« Pour faire la saincte Nitouche, en s’escriant, elle couvre soudain ses yeux avec sa main,
dont elle entr’ouvre neantmoins les doigts, finement hypocrite qu’elle est, pour voir sans
que l’on s’en apperçoive, s’il est aussi bien fourny de ses membres qu’il s’en est vanté.
Ayant là descouvert un embonpoint, qui luy plaisoit infiniment, elle faisoit priere à Venus
qu’elle luy despartist le bonheur de gouster d’une si douce chose. » (HCF, 294)
Le renversement est total. Le bas corporel a remplacé les plaisirs intellectuels de la
musique. La courtoisie et l’intelligence de la dame disparaissent à la vue du sexe de
Clerante. Au carnaval toutes les transgressions sont permises. Par la suite, le lecteur
découvre comment la femme se glisse dans le lit de Clerante et comment elle parvient
même à renvoyer son mari de leur maison. Les idéaux des romans pastoraux, la civilité de
la Cour ont complètement disparu.
Sorel conclut le séjour agréable de Francion et Clerante par le biais d’un passage critiquant
les Grands du siècle :
« Lors que les grands se veulent donner du plaisir dans une comédie, ils n’ont garde de
prendre d’autres personnages que les moindres ; leur contentement est d’esprouver, au
moins par fictions, ce que c’est que d’une condition la plus esloignée de la leur. Que nous
sert il de nous tenir si fermement dans la Majesté des grands estats, sans se resoudre à faire
une desmarche ? » (HCF, 297)
Sorel a ainsi démontré dans un persiflage comment se comportent les Grands : il souligne
combien leur coûtent ces règles qu’ils imposent, cette courtoisie et cette auto-restriction
qu’ils sont obligés de montrer.
Mais le carnaval et la parenthèse de l’idéal pastoral sont toujours limités dans le temps.
Francion et Clerante se voient obligés de quitter la campagne et de retourner à la Cour, où
la présence de Clerante est indispensable. Il y est tellement connu, qu’il a acquis les bonnes
80
grâces du roi à qui il introduit son bon serviteur Francion. Mais celui-ci ne s’en occupe pas
tellement.
« Pensez vous que je fusse glorieux*, et que je m’estimasse davantage pour approcher tous
les jours près de sa personne ? Je vous jure que cela m’estoit tout à fait indifferent. » 166
(HCF, 304)
Le passage sur la campagne sert de repoussoir de la Cour. Sorel méprise ces courtisans qui
se vantent de connaître quelques riches et puissants. Comme le lecteur a déjà pu lire dans le
passage sur la campagne, Francion n’a aucun problème à devenir paysan et à s’amuser
sincèrement avec ces gens. Il ne se sent pas supérieur parce qu’il connaît le roi
personnellement. Or, en 1626, Sorel adapte la dernière partie du passage : « Je vous jure
qu’il ne s’en falloit guere que cela ne me fust indifferent ». Sorel se rend compte qu’il est
tout de même important de se trouver dans les bonnes grâces du roi. Ne pas attacher de la
valeur à la personne du roi, est assimilé à la lèse-majesté.
Mais Francion préfère « la rudesse de ce païsan à qui son compere disant qu’il quittast viste
son labourage, s’il desiroit voir le Roy qui alloit passer par leur Bourg, respondit qu’il ne
desmareroit* pas d’une ajambée, et qu’il ne verroit rien qu’un homme comme luy »167
(HCF, 304). Sorel montre plus de respect pour un paysan qui refuse de quitter son champ,
que pour un gentilhomme qui lèche les bottes du roi : « L’idolâtrie des Français pour la
monarchie lui paraît boufonne ».168 Prononcées par un paysan, ces paroles n’engagent pas
vraiment l’auteur. Il s’agit ici d’une méthode connue et souvent utilisée par Sorel.
Francion, désormais au service du roi comme écrivain, rempli ses jours en composant des
satires sur ces seigneurs hypocrites.
« Neanmoins leur ignorance estoit si grande, que pour la pluspart ils n’en estoient point
picquez, ne les pouvans ordinairement entendre, ou bien s’en prenant à rire comme les
autres, parce qu’ils avoient opinion, tant ils estoient sots, que ce que j’en disois n’estoit pas
tant pour les retirer de leurs vices, que pour leur bailler du plaisir. » (HCF, 304)
Francion souligne la bêtise des seigneurs qui ne se rendent pas compte qu’ils forment euxmêmes le sujet des contes de Francion. Il dévoile leurs plus profonds secrets, sans qu’ils
s’en aperçoivent. Sorel trahit dans ce passage un des plus grands objectifs de son Histoire
comique : dénoncer le vice des gentilshommes. Mais ces hommes ne comprennent pas le
but de Francion et se moquent de leur propre ignorance. Or, un seul gentilhomme, « qui eut
plus de sentiment que les autres, non pas pourtant plus de sagesse » (HCF, 305), comprend
166
* fier, orgueilleux
* changer de place
168
Antoine Adam, op.cit., p.311.
167
81
qu’il joue le rôle central dans une particulière histoire d’amour. Le gentilhomme Bajamond
ignorait généralement que toutes « les satyres que l’on composoit à la Cour, n’avoient quasi
point d’autre but que luy, car il donnoit tous les jours assez de subjets aux Poëtes d’exercer
leur medisance » (HCF, 305). Bajamond a été démasqué par sa dernière conquête.
Lorsqu’il voulait présenter à sa belle une ballade d’amour, accompagné de sa luth, elle
comprit « qu’il ne faisoit que couler les doigt sur les touches du sien, [et] que ce n’estoit
pas luy qui faisoit produire l’harmonie » (HCF, 307). L’imposture de Bajamond ne se
limite pas au domaine musical, mais elle s’étend au domaine intellectuel :
« Notez que quand il alloit en compagnie il apprenoit par cœur quelque discours, qu’il tiroit
de quelque livre, et le recitoit, encore que l’on ne tombast aucunement sur le subjet, ce qui
le rendoit fort ennuyeux. » (HCF, 309)
Sorel n’a aucune indulgence pour les grands du siècle. Il fustige leurs impostures, leur
hypocrisie et leur présomption. Bajamond ne possède même pas la faculté de parler de
façon intelligente : il est obligé d’apprendre par cœur son discours. Or, parfois sa
compagnie ne parle pas du sujet qu’il a préparé, de sorte qu’il se montre sous son vrai jour :
il n’est rien d’autre qu’un imitateur, comme tant d’autres personnes que Francion a
connues. Le passage est ambigu : est-ce que Sorel se moque de l’idéal de la civilité en
général ? Ou est-ce qu’il s’en prend à ceux qui ne respectent pas les règles de la Cour ? Estce qu’il se comporte comme le bouffon de la Cour ou est-ce que sa critique est plus
radicale ? Cette ambiguité le sauve sans doute.
La fille dont Bajamond était tombé amoureux comprend qu’il n’est pas un honnête homme.
Afin de lui apprendre une bonne leçon, elle le fait battre par deux de ses amis au moment
où le comte est caché sur son grenier. Toute la compagnie de Francion se moque
évidemment du personnage principal de l’histoire qu’il vient de raconter, mais Bajamond
est tellement furieux qu’il veut se venger. Fou de rage il attire Francion par une ruse. Il veut
le faire assassiner par une bande de mercenaires. Mais par chance, Francion parvient à
s’échapper. Sorel montre que Bajamond ne suit pas du tout les règles de la chevalerie :
quand un gentilhomme veut obtenir vengeance, il doit provoquer son adversaire
officiellement en duel. Francion, qui comprend les règles de la vertu, interpelle
Bajamond publiquement :
« Comte, avez vous oublié les vertus qu’un homme comme vous, qui fait profession de
noblesse, doit ensuivre ? Comment vous voulez fair assassiner la nuit vos ennemys par des
voleurs ; ne sçavez vous pas bien qui je suis, et qu’il ne se faut pas traitter en ceste façon ?
quand je serois mesme le plus infame de tout le peuple, le deviez vous faire ? si nos avons
82
quelque querelle, nous la pouvons vuider ensemble, sans nous aider du secours de
personne. » (HCF, 315)
Après ce défi lancé par Francion, les deux se confronteront en un duel honnête. Francion,
qui a plusieurs occasions de tuer le comte, épargne sa vie et se montre, comme dans le reste
du roman, un véritable gentilhomme qui mérite le titre de « généreux ».
3.9. L’UTOPIE COMIQUE DE FRANCION
Curieux de tout169, Francion veut aussi connaître la vie du gentilhomme qui lui a prêté
logis. Bourguignon – tel est le nom du gentilhomme – estime toutefois que sa vie n’est pas
aussi intéressante que celle de Francion. Mais il a autre chose à raconter. Bourguignon
assure Francion qu’il a trouvé Raymond, le voleur qui a pris tout l’argent de Francion : il ne
demeure pas loin du château. Francion répond fermement qu’il ne veut plus jamais voir cet
homme. A cet instant même, Bourguignon se fâche et révèle son identité : « C’est moy qui
suis Raymond, […] et par la mort vous vous repentirez de ce que vous aves dit » (HCF,
320). Le duel semble donc inéluctable. Quand le jour suivant, le valet de chambre de
Raymond vient habiller Francion « d’un riche vestement à l’antique » (HCF, 325),
Francion est convaincu de marcher vers l’affronte finale. Il est mené vers une grande porte
– le lecteur pensera à Poliphile devant les trois portes – au-dessus de laquelle est gravée une
cartouche :
Que personne ne prenne la hardiesse d’enter icy,
S’il n’a l’ame veritablement genereuse,
S’il ne renonce aux opinions du vulgaire,
Et s’il n’ayme les plaisirs d’Amour.
La cartouche représente les trois pensées philosophiques majeures de Sorel : la générosité,
le mépris du vulgaire et l’éloge de l’amour libre. Ces trois principes mènent à la vie idéale
et si tout le monde les suivait, la société aussi serait idéale. Puisque Francion représente le
modèle parfait de cette nouvelle société, il ne craint pas du tout de franchir la porte. Il
aperçoit dans la salle « quatre gentils-hommes, et cinq Demoiselles, assises sur des chaises
en un coing » (HCF, 327). Ils déclarent qu’ils représentent les juges qui décideront du
procès de Francion. Aussitôt suit la sentence : « Nous ordonnons qu’il sera mis entre les
mains de la plus rigoureuse Dame de la terre afin d’estre puny comme il le merite » (HCF,
169
Francion souligne lui-même sa curiosité à plusieurs reprises dans le roman : “Ma curiosité n’estant
pas encore assouvie” (HCF, 140), “J’avois de la curiosité beaucoup” (HCF, 166), “ma curiosité estant
cogneuë” (HCF, 235), “j’eus pourtant la curiosité d’aller en l’Eglise” (HCF, 248).
83
327). Cette dame n’est personne d’autre que Laurette, la bien-aimée de Francion qu’il
cherchait au début du roman. Comme Poliphile, Francion trouve donc la femme idéale qu’il
désirait tant.
A l’apparition de Raymond, Francion comprend que tout ce spectacle n’est non pas un
songe, mais une farce. Comme dans Le songe de Poliphile, dès ce moment commence une
fête, bien plus débauchée que les chastes ébats de Polia et Poliphile. La fête est précédée,
comme souvent, d’un éloge. Mais ici les participants assistent à un éloge inattendu du
« cul » :
« O cul qui n’as point ton pareil, soit pour l’enbonpoint, soit pour ton teint de lys et blanc,
reçoy favorablement les honneurs que nous te rendons, et exauce les prieres qu’un chacun
te fait, de luy estre secourable lors qu’il frappera à ta porte de devant, et de te remuer avec
tant de souplesse que tu luy causes un plaisir des plus parfaits. Ainsi puisses tu estre appelé
le Prince des culs. » (HCF, 330)
Les honneurs rendus au derrière de la femme sont accomplis sur le champ : « chacun alla
baiser les fesses à son tour » (HCF, 330). Il ne s’agit plus simplement d’un manifeste en
faveur de l’amour libre, mais d’une véritable orgie à laquelle tout le monde participe.
Quand les invités ont assouvi leurs passions et rempli leur ventre, Raymond leur demande
d’observer « les loix qui estoient à l’entrée de la porte, chasser loing toute sorte de honte, et
se resoudre à faire la desbauche, la plus grande dont il eut jamais esté parlé » (HCF, 332).
Le banquet fournit ainsi à Sorel la possibilité d’approfondir ses pensées sur la loi naturelle
et les lois du monde. Par le biais des paroles de Francion, l’auteur explique ses vues sur le
monde trop sévèrement régi par les lois et les conventions de la société. Francion explique
qu’il aime bien les femmes, mais, dit-il, « je voudrois joüyr aujourd’huy de l’une, et
demain de l’autre » (HCF, 335). Cet exposé d’une grande liberté est raffermi par les mots
d’Agathe, la vieille maquerelle qui a accompagné Laurette au banquet. Elle estime que si
tout le monde ressemblait un peu plus à Francion, « l’on ne sçauroit ce que c’est que de
mariage, et l’on n’en observeroit jamais la Loy ». Francion répond immédiatement qu’elle
a raison et qu’il « n’y a t’il rien que nous apporte tant de maux que ce fascheux lien ». Il
propose ensuite sa propre morale :
« Il vaudroit bien mieux que nous fussions tous libres : l’on se joindroit sans se joindre
avecque celle qui plairoit le plus, et lors que l’on en seroit las, il seroit permis de la quitter.
Si s’estant donnée à vous, elle ne laissoit pas de prostituer son corps à quelqu’autre, quand
cela viendroit à vostre cognoissance, vous ne vous en offenceriez point, car les chimeres de
l’honneur ne seroient point dans vostre cervelle. Il ne vous seroit pas defendu d’aller de
mesme caresser toutes les amies des autres. Vous me representerez que l’on ne sçauroit pas
à quels hommes appartiendroient les enfans qu’engendreroient les femmes : mais
qu’importe cela ? […] Cecy seroit cause d’un très grand bien, car l’on seroit contraint
d’abolir toute preeminence, et toute noblesse, chacus seroit esgal, et les fruits de la terre
84
seroient communs. Les lois naturelles seroient alors reverées toutes seules. » (HCF, 335336)
Le discours de Francion se concentre sur la construction d’une nouvelle société dans
laquelle l’amour libre règne. Tout le monde aurait la permission de coucher avec qui il
veut, sans que le lien fixe d’un mariage s’impose. Lorsqu’on serait las de la femme ou de
l’homme choisi, sans aucun problème une nouvelle conquête serait possible. De plus,
personne ne peut se fâcher quand son partenaire cherche du plaisir avec quelqu’un d’autre,
car l’honneur dans une telle société n’a aucune importance. Du même coup, la jalousie
serait bannie, ainsi que beaucoup de problèmes conjugaux. Les enfants engendrés par
n’importe quelle homme, ne sauraient plus qui est leur père, mais s’ils sont heureux, cela
également n’importe pas. Francion conclut son discours par sa vision sur l’hiérarchie
sociale : les privilèges et la noblesse seraient abolis, de sorte que tout le monde serait égal
et que tous les biens appartiendraient à la société, c’est-à-dire au peuple. L’utopie de Sorel
semble une variante libertine de l’Utopie classique de Thomas More. Comme dans tout le
roman, il expose sa vision d’un monde sans hypocrisie, sans noblesse, sans supériorité et
sans charges achetées. La noblesse ne se distinguerait plus du peuple ou de la bourgeoisie,
puisque les femmes nobles pourraient se donner aux hommes de la classe moyenne, et à
l’inverse, les hommes nobles iront volontiers visiter les femmes de mœurs légères.
Ce discours de Sorel est important. Il dépasse les propos libres tenus dans un accès
d’excitation dans quelque taverne. Antoine Adam estime que l’auteur « s’inspire des
capitoli bernesques contre le mariage et contre l’honneur, il utilise une sorte de lieu
commun de la littérature du siècle précédent ».170 Le ton du discours prouve que Sorel ne
plaisante pas : il attaque violemment la société et la famille. Il rêve, en dissociant celle-ci,
de ruiner l’ordre social afin d’encourager l’émancipation individuelle. Seulement de cette
façon, les lois naturelles – la liberté des sexes, la communauté des biens et l’égalité des
hommes – seraient accomplies selon sa volonté. Car les lois du monde – la famille, la
propriété et l’hiérarchie –, qui s’y opposent tout à fait, n’apportent rien d’utile et d’agréable
à la société.
170
Antoine Adam, op.cit., p.306 : “Rappelons, mais simplement à titre d’exemples, car la liste
complète serait infinie, les capitoli de Mauro In disonor dell’onore et Del disonore, et la sixième satire
de Régnier qui les imite.”
85
Dans cette société idéale, Sorel respecte néanmoins quelques principes. Premièrement, il
fait interrompre par Raymond le récit d’un gentilhomme au sujet d’un curé « qui aimoit
autant la compagnie d’une femme, que celle de son breviaire » (HCF, 333). L’hôte
réplique : « [Il] ne faut point parler de ces gents là, s’ils peschent, c’est à leur Evesque à les
en reprendre, non pas à nous. Si vous en mesdisiez, vous seriez excommunié, et banny d’un
lieu où vous ne vous souciez guiere d’y entrer » (HCF, 333). La sanction spirituelle dévoile
une « ironie proche du blasphème ».171 Le lieu dont il parle est sans aucun doute l’église,
dont l’entrée sera refusée à chacun qui médit du clergé. Par ces deux phrases, Sorel manie
la brosse à reluire du pouvoir clérical. Il est ainsi permis de prendre un peu plus de liberté
concernant ses autres pensées libertines.
Or, en 1626, Sorel adapte une petite partie de la dernière phrase qui l’acquitte de tout
soupçon : « Vous seriez excommunié et l’on vous mettroit au nombre de ces libertins du
siècle, à qui l’on a tant fait la guerre ». En accusant les libertins, qui avaient osé critiquer
Dieu et les prêtres – pensons à Vanini, un des plus grands athées du XVIIe siècle – , Sorel
se sépare lui-même de ces libres-penseurs. Or, il ne peut pas se retenir d’ajouter que la
polémique contre les libertins a atteint son point culminant. Il ne les défend pas, mais il ne
s’oppose pas complètement à ces hommes non plus. L’énoncé fonctionne ainsi comme
« rappel salutaire de prudence ».172
Deuxièment, Sorel insiste sur un aspect important de sa nouvelle philosophie : mépriser les
opinions du vulgaire. Lorsque Raymond folâtre aves quelques femmes, il ne parle d’autre
chose que de « foutre ». Francion lui adresse la parole :
« Comte de Raymond, par dieu je vous blâme, et tous ceux qui ont ces mots à la bouche
[…], il vous est permis d’en discourir, et de nommer toutes les parties sans scandale, mais
je voudrois que ce fust par des noms plus beaux et moins communs que ceux que vous
baillez. […] Pour moy j’enrage quand je voy quelquefois qu’un Poëte pense avoir fait un
bon Sonnet, quand il a mis dedans, ces mots de foutre, de vit et de con. » (HCF, 340-341)
Par cette pique ironique à l’adresse de ses amis poètes, Francion rappelle que le libertinage
ne se confond pas avec les plaisirs les plus bas, la formule la plus platte. Les
gentilshommes se distinguent des vulgaires par leur langage et leur comportement. De plus,
ils ne font pas l’amour de la même façon que les paysans, car ils utilisent « bien de plus de
caresses qu’eux, qui n’ont point d’autre envie, que de saouler leur appetit stupide, qui ne
differe en rien de celuy des brutes, ils ne le font que du corps » (HCF, 341). L’amour pour
171
172
Michèle Rosellini, op.cit., p.33.
Ibid., p.33.
86
Francion en revanche, n’est pas une simple satisfaction des plus bas appétits, mais une
action d’un principe « divin et céleste ». Il s’agit bien de distinguer l’épicurisme, primaire
et simple, dont Agathe a fait l’éloge, de l’épicurisme original, celui de Lucrèce, qui permet
au philosophe d’accéder à la sagesse des dieux.
Ces mots de Sorel sont écrits en 1623, au moment où les écrivains ne se souciaient pas
encore de la censure. Ils pensaient qu’ils n’avaient rien à craindre d’un pouvoir affaibli et
lointain. Le texte a été ecrit avant la grande persécution, qui connaît son apogée avec la
condamnation de Théophile de Viau. Ce n’est ainsi pas par complaisance que Sorel attaque
l’obscénité des recueils libres. Comme Théophile, qui « de même qu’il répudie maintenant
les violences antichrétiennes, condamne les grossièretés ignobles du Cabinet satyrique et
autres ouvrages du même genre »173, Sorel – et c’est le paradoxe qui fonde le roman
comique – n’aime pas la vulgarité.
173
Antoine Adam, op.cit., p.316.
87
4. Conclusion
« Sorel appartient au camp des vaincus. Dans la confusion des esprits et des langues d’où
ont émergé l’Etat absolu et le classicisme, il a joué hautement sa partie avant de devoir
reconnaître sa défaite. Il a payé cette résistance de sa disparition : il a été rayé de la
carte ».174 Si Lepape estime que Charles Sorel a disparu dans la littérature, les différentes
études sur son Histoire comique de Francion prouvent le contraire. Plusieurs auteurs
soulignent l’importance de l’œuvre dans le domaine de la littérature libertine.
Or, il est vrai que d’autres œuvres, comme celles de Théophile de Viau, ont causées plus
d’agitation. C’est que Sorel n’ose pas se manifester comme un libertin. Dans le but
d’échapper à la censure, il cache ses pensées principales ou il les dissimule sous différentes
façons. Premièrement, il donne la parole à ses personnages au lieu d’exprimer lui-même ses
idées. Ces personnages appartiennent toujours à la « basse classe » (une prostituée, un
paysan, un fou), de sorte que le lecteur de l’époque n’accorde pas trop d’importance à leurs
paroles. Mais, au moment où Sorel essaie de modérer les expressions libertines de ses
personnages, il assume lui-même en tant que narrateur la responsabilité de ces propos. Il
ajoute ainsi en 1633 à deux reprises un passage sur le caractère inacceptable de certaines
actions et paroles de ses personnages.
Deuxièmement, il utilise volontiers l’ironie. Il joue de la naïveté de ses contemporains
nobles, qui ne comprennent pas qu’ils sont eux-mêmes le sujet des moqueries du roman.
Sorel dénonce ainsi les vices de la noblesse, qui se surestime. Mais, selon l’auteur, les
mérites des nobles ne valent pas la peine d’être mentionnés, car ces nobles sont hypocrites
et faux. Par contre, Sorel souligne sa sympathie pour son protagoniste Francion, ainsi que
pour toutes les autres personnes marginales ou débauchées, comme Agathe, la vieille
maquerelle, Laurette, la fille de mœurs légères et Raymond, son hôte qui le surprend avec
une fête jamais vue.
Dans le troisième livre du roman, le lecteur découvre le dernier moyen dont Sorel se sert
pour ne pas devoir assumer toutes les hardiesses de son récit : le songe. Par le biais de ce
songe absurde et lourdement chargé d’érotisme, Sorel exprime ses pensées sur la nature. La
plupart de ces idées renvoient à l’épicurisme, la philosophie qui prône la modération, la
tranquillité et le calme, que connaît celui qui vit selon les lois de la nature. Contrairement à
174
Pierre Lepape, op.cit., p.14.
88
Calvin, les épicuriens comme Lucrèce, croyaient à la mortalité de l’âme. Celle-ci se
composerait de petites unités, les atomes, qui se décomposeraient à la mort d’un être.
Personne ne devait donc craindre la mort, car corps et âme se dissocient complètement.
Cette philosophie de la nature ne forme qu’un des trois points essentiels de la nouvelle
philosophie de Sorel. Elle se caractérise aussi par le mépris des opinions du vulgaire.
Francion, porte-parole de Sorel, « affiche un dédain combattif et presque hargneux pour ce
que pense le grand nombre ».175 Lors du banquet organisé par Raymond, Francion souligne
son mépris pour les gentilshommes qui ne se distinguent pas des âmes basses par leurs
paroles et actions. Il blâme son hôte qui, à un moment donné, n’a que des mots comme
« foutre » et « con » à la bouche.
Or, afin de vanter sa propre supériorité sur ces âmes basses, Francion oublie parfois son
objectif et utilise des paroles vulgaires, voire grivoises et obscènes. Dans les passages
érotiques, les allusions et les métaphores grivoises abondent. En somme, Francion utilise
des expressions grivoises sans être « vulgaire ». C’est bien là un paradoxe. Mais il importe
de ne pas confondre l’absence de raison et l’utilisation de quelques expressions obscènes.
C’est par la raison, par la connaissance de la nature que le libertin se distingue.
Le troisième point essentiel de la nouvelle conception du monde de Sorel se centre autour
de l’amour. Sorel lutte pour une société dans laquelle l’amour libre règne, sans les liens
obligatoires du mariage. Francion, qui montre de bon gré comment suivre cette règle, ne se
contente, dans tout le roman, aucune fois d’une seule femme. Dès qu’une femme a assouvi
ses passions, il cherche une nouvelle proie. Même de Laurette, sa bien-aimée qu’il a
poursuivie pendant des semaines, il ne peut pas se contenter. Eloge de l’amour et constat de
son échec, le roman de Sorel procède par paradoxes.
Le but de Sorel est de former une nouvelle société selon ces trois règles principales. Les
amis de Francion représentent en effet le modèle parfait de cette société, qui ne
distinguerait pas les personnes sur base de leurs origines. Comme dans la « bande des
généreux », quelqu’un doit mériter sa place par ses actions et ses paroles. Sorel rêve d’un
monde constitué par des hommes libres et avisés, unis par leur manière de vivre – de
préférence selon sa nouvelle morale.
175
Antoine Adam, op.cit., p.305.
89
Mais qui est ce Francion ? Est-ce Sorel lui-même ? Cela est invraisemblable. Au moment
où il écrit son roman, Charles Sorel n’a environ que 20 ans. Francion parcourt les rues de
Paris comme chef d’une vraie bande qui tient la barre dans la ville. De plus, il attire
l’attention de la Cour, où il est introduit comme principal auteur de satires. Ceci ne peut pas
être le cas du jeune Sorel. Selon Antoine Adam « tout devient simple au contraire si
Francion est Théophile ».176 Certains pensent que Clerante, le maître de Francion serait en
réalité le comte de Cramail, avec qui Sorel a collaboré occasionnellement à partir de 1619.
Or, Adam estime que « Clerante est un des premiers personnages du royaume, et ce n’est
pas le cas de Cramail. Il est ambitieux et Cramail était seulement homme de plaisir. Disons
que Clerante est Montmorency. Il est vraiment, lui, un des Grands qui entourent le
trône ».177 Il est clair que la « recherche des clés est […] un jeu tentant, pour les
contemporains du polygraphe comme pour le critique moderne ».178
Francion est un libertin, débauché, qui ne respecte nullement les conventions morales de
l’époque. Il prône l’amour libre, il s’oppose aux opinions des astrologues renommés et il se
comporte comme un gueux, comme un picaro. Daniel Riou est un des seuls à affirmer que
le roman de Sorel n’appartient absolument pas à la littérature picaresque. Le parcours de
Francion « relève de la quête, et n’a rien à voir avec les déambulations erratiques d’un
picaro avec lequel on l’a injustement comparé ».179 Francion ne court en effet pas sans but
dans la ville. Il veut montrer aux hommes comment se comporter selon ses lois naturelles,
afin de constituer une nouvelle société.
Yves Giraud pense qu’il y a un peu de picaro dans Francion : « Avec le type espagnol il
partage une attitude de défi envers les lois sociales ou morales, l’élasticité de la conscience
et la légèreté du scrupule, le goût immodéré de la liberté, la passion de l’indépendance ».180
Francion estime en effet sa liberté, son indépendance qui lui permet de pourchasser chaque
femme qu’il désire. Mais « Francion est marquis de La Porte : nous voici loin du
176
Ibid., p.298.
Ibid., p.298.
178
Frank Greiner et Véronique Sternberg, op.cit., p.98.
179
Daniel Riou, op.cit., p.16. Riou ajoute : “Comme le picaro il est bien sûr en marge des lois sociales.
Comme lui il connaît des aventures multiples dont il est parfois victime, mais son histoire relève en fait
du roman d’apprentissage. De commun avec le picaro il a aussi l’usage de la première personne et le
droit de raconter lui-même son histoire conformément à un modèle narratif qui permettra plus tard
l’avènement de l’autobiographie.”
180
Yves Giraud, op.cit., p.23.
177
90
pícaro ».181 Il appartient à la noblesse et ne laisse passer aucune occasion pour prouver la
supériorité congénitale de sa race. Contrairement au picaro, qui naît et vit dans des
conditions pitoyables – pensons à Lazare qui fut vendu par sa mère à un aveugle afin de
survivre – Francion est né de parents estimés et intelligents. Or, la suite de son histoire
pourrait relever quelque peu de picaresque : « L’enfance et l’éducation sont en effet des
moments obligés du récit picaresque, où le héros-gueux reçoit son lot d’infortunes sociales
et commence à manifester son art des expédients ».182 Michèle Rosellini renvoie au collège,
où Francion a passé quelques années dans la misère. Son séjour est caractérisé par la faim,
« qui le rapproche du picaro, car la faim est niveleuse des conditions sociales ».183 Mais
Rosellini ajoute, comme Giraud, que « Francion n’est pas un gueux, c’est un noble de
« race », distinction importante pour l’auditeur gentilhomme ».184
Il existe donc plusieurs paradoxes autour du roman de Sorel, récit de la vie d’un picaro
noble, d’un libertin qui ne pousse pas son raisonnement jusqu’au bout. Est-il vraiment
libertin ? Ou essaie-t-il d’appartenir au groupe de Théophile, qui lui écrivait vraiment des
vers licencieux ? Giraud estime que « Sorel est un libertain imparfait qui voudrait bien
passer outre, mais se sent retenu par le scrupule ; il est attiré et il hésite. Homme double, il
ne sait ni où se situer, ni comment se définir ; il n’est pas né noble, et ne se reconnaît pas
bourgeois ; séduit par la libre pensée, il est entravé par la morale ».185 Selon Greiner et
Sternberg, Sorel peut être qualifié de libertin : « De la riche floraison des idées libertines,
Sorel aurait ainsi tiré les principes d’une pensée tout à la fois rationnelle et libertaire : la
saine exaltation du bon sens et de l’esprit critique, la nécessaire dénonciation des préjugés
et des superstitions, le refus de tous les dogmatismes, la confiance optimiste et hédoniste
dans le fond naturel de l’humanité. Mais le libertinage aurait aussi son marc représenté par
les grossières débauches de certains libertins, leur immoralisme, ou leur inclination à
l’athéisme ».186 Sorel répond en effet à tous les principes du libertinage, mais en adaptant
son roman à deux reprises, il s’écarte de ses pensées premières. Or, les passages ajoutés
sont parfois tellement ambigues que le lecteur ne sait plus ce qu’il doit penser. C’est
justement cette ambiguïté qui fait de Charles Sorel un libertin parfait.
181
Ibid., p.23.
Michèle Rosellini, op.cit., p.39.
183
Ibid., p.85.
184
Ibid., p.39.
185
Yves Giraud, op.cit., p.25.
186
Frank Greiner et Véronique Sternberg, op.cit., p.181-182.
182
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