Frédéric Saby - Espace Culture
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Frédéric Saby - Espace Culture
La question du patrimoine dans une réflexion d’ensemble sur une politique des publics : l’exemple de Grenoble Florence ROBERT, chef du département du public au SICD 2 Frédéric SABY, directeur du SICD 2 Les bibliothèques universitaires françaises, si l’on tient à part quelques exceptions remarquables, à Paris (Sorbonne ou Sainte-Geneviève par exemple) ou en province (on pense notamment à Montpellier ou Poitiers), ont des fonds patrimoniaux qui ne peuvent rivaliser ni avec les grandes bibliothèques municipales qui sont souvent leurs voisines, ni a fortiori avec les grandes bibliothèques parisiennes. Cette situation, qui ne se retrouve pas forcément ailleurs en Europe, s’explique bien évidemment par l’histoire et tout particulièrement par le dépôt, à la garde des communes, des fonds issus des confiscations révolutionnaires : nous avons là l’origine bien connue de la richesse des fonds anciens des bibliothèques municipales. Les bibliothèques universitaires n’ont pas bénéficié de ces dépôts et leurs fonds anciens sont, par conséquent, moins riches, moins importants, moins connus. Il n’est pas rare pourtant que ces bibliothèques, souvent par les hasards de l’histoire, disposent de fonds à caractère patrimonial ; c’est le cas à Grenoble. La question se pose alors de déterminer quel usage faire de ces fonds, quelle visibilité leur donner, justement parce qu’il n’est pas habituel en France de rechercher en bibliothèque universitaire les fonds anciens et patrimoniaux et que les lecteurs n’ont donc pas le réflexe de se dire qu’ils peuvent éventuellement trouver dans ces bibliothèques des collections de cette nature. La réponse que nous avons proposée à la bibliothèque universitaire droit et lettres de Grenoble, plus généralement au service inter-établissement de coopération documentaire – SICD 21, est d’inscrire l’utilisation et la mise en valeur de ces fonds patrimoniaux dans le cadre plus global d’une politique des publics, pour que s’établisse ce lien, peu naturel a priori, entre ces fonds et leur public potentiel. Mais, pour commencer, de quel patrimoine parlons-nous ? Comme nous l’avons vu, le fonds ancien de la bibliothèque universitaire de Grenoble est loin d’égaler celui de la Sorbonne, de Sainte-Geneviève ou celui de la bibliothèque interuniversitaire de médecine. Il mérite toutefois l’attention. 10 à 15 000 volumes antérieurs à 1811, 100 000 volumes antérieurs à 1900 en font une des collections importantes dans les universités de province. Son origine est diverse, à partir du noyau initial représenté par la bibliothèque de l’ancienne École centrale et une partie de la bibliothèque des Avocats. À ce noyau d’origine se sont ajoutés des volumes issus des confiscations prononcées dans les séminaires de la région après la loi de séparation de l’Église et de l’État (1905), partagés entre la bibliothèque de la Ville et la bibliothèque de l’université. Plus récemment, des dons importants sont venus accroître de manière significative cette collection : don du Pr Esmonin, don d’une importante partie de la bibliothèque du Palais de Justice, lorsque celui-ci a abandonné le bâtiment historique du Parlement du Dauphiné pour s’installer dans une construction neuve (2002). Quelques pièces remarquables, en tout cas dignes d’intérêt, viennent renforcer l’idée que ce fonds mérite l’attention. La collection la plus nombreuse est celle d’ouvrages de droit (recueils de jurisprudence du XVIIème siècle, textes des jurisconsultes grenoblois, etc…). 1 Le SICD 2 dessert les deux universités Pierre Mendès-France (Grenoble II) et Stendhal (Grenoble III) ; il regroupe les ressources documentaires de ces deux universités, avec la bibliothèque universitaire centrale et les bibliothèques d’UFR, associées au SICD. L’une de ces BUFR est « intégrée » au SICD, signifiant ainsi des liens étroits avec la bibliothèque centrale. Il s’y ajoute de beaux ensembles illustrés des XVIIème et XVIIIème siècles, parmi lesquels on peut citer le Recueil en trois tomes des cartes les plus modernes des quatre parties du monde en général et en détail (1724) et sa belle série de cartes aquarellées. Parmi les exemplaires remarquables figurent une Bible imprimée par Robert Estienne (1546), une reliure royale aux armes de Louis XIII, un cahier annoté de la main du cardinal de Richelieu, une lettre autographe de Sully, etc. La bibliothèque universitaire n’est pas la seule à posséder des fonds patrimoniaux. Certaines bibliothèques d’UFR, associées au SICD, en ont également. Leur provenance est généralement la même que pour la bibliothèque universitaire (notamment les doubles des confiscations de 1905). Dans la plupart des cas, ils sont mal conservés et peu ou pas connus. La conclusion est simple : un fonds intéressant à bien des égards, mais mal connu – ne seraitce que parce qu’il est peu catalogué, voire, dans certains cas, parce qu’il n’est même pas inventorié – et, par conséquent, mal utilisé. Il n’est, en tout cas, pas utilisé à la hauteur de ce qu’il mériterait. On est même contraint de reconnaître que, dans bien des cas, les conditions de conservation sont mal assurées. Comment, dans ces conditions, dans une bibliothèque universitaire, imaginer la « vie » de ce fonds patrimonial, alors même que, toujours pour les mêmes raisons liées à l’histoire, ces bibliothèques n’ont pas, en France, de vocation très marquée à la conservation et à la mise en valeur de ce type de collection2 ? Quelques remarques préliminaires avant tout. Sur quoi repose la vie d’un fonds patrimonial ? Trois éléments se distinguent qui permettent de mettre en lumière ce qu’est cette « vie ». Il s’agit de l’identification et la connaissance de ce fonds ; la bonne conservation de ce fonds ; sa mise en valeur et son utilisation par les lecteurs. La situation particulière dans laquelle se trouve la bibliothèque des universités de Grenoble II & Grenoble III depuis trois ans a permis de proposer des réponses à ces trois questions. Cette situation particulière est l’ensemble des réflexions et des chantiers mis en œuvre à la faveur de la reconstruction du bâtiment principal de la bibliothèque. Cette construction, décidée à l’origine pour mettre le bâtiment de la BU, ouvert en 1967, au moment où se construisait le nouveau campus de Grenoble, en conformité avec les normes de sécurité, a permis de restructurer en profondeur les trois quarts de la bibliothèque. Il faut remarquer, au préalable, que la réflexion sur le fonds patrimonial était absente à l’origine du travail de programmation de la bibliothèque universitaire, qui a précédé le chantier proprement dit. Elle a progressivement été insérée dans le travail d’ensemble, d’abord de réorganisation des collections, ensuite de réorganisation des services publics. Des lieux, naguère occupés par des bureaux, sont désormais des salles de lecture et des espaces publics, lumineux, confortables et fonctionnels, qui vont singulièrement faciliter la relation entre les bibliothécaires et le public. En même temps, nous avons profondément remanié l’organisation des collections, en mettant tout en œuvre pour faciliter l’accès public à ces collections. Les espaces internes de la bibliothèque ont également été profondément remaniés, s’appuyant notamment sur le travail de réorganisation des collections. En particulier, les magasins de conservation ont été entièrement restructurés. La construction d’un nouveau magasin à rayonnages compacts, conjuguée à la refonte d’un ancien magasin, a permis de rassembler l’ensemble des fonds de conservation et de supprimer des espaces de magasins, précédemment dispersés. Et, surtout, nous avons eu la possibilité de construire un magasin de conservation, spécialement destiné au fonds ancien et patrimonial, doté des conditions physiques de conservation optimales pour ce type de collections – avec atmosphère contrôlée 2 La situation est tout autre dans les grandes bibliothèques universitaires ailleurs en Europe ou en Amérique du nord. Il suffit de citer les fonds prestigieux de la bibliothèque universitaire de Yale aux Etats-Unis ou de la bibliothèque bodléienne à Oxford. en température et hygrométrie. Ce magasin a permis de rassembler en un lieu unique une collection jusqu’alors dispersée dans une ancienne réserve, dans le magasin général et, pour certains volumes, dans des rayonnages de libre accès… Ce travail, conjugué à la conversion des catalogues, permet désormais d’envisager à la fois une vue cohérente de ce fonds, rassemblé dans un magasin unique, et une connaissance plus précise de la collection, grâce au catalogue informatisé. Les deux premiers points que nous avons mis en avant pour faire vivre un fonds patrimonial sont donc en voie de résolution : bonne conservation d’une part ; identification et connaissance du fonds d’autre part. Il reste à résoudre le troisième point ; et là c’est notre réflexion sur la politique des publics, partie intégrante du travail de reconstruction de la bibliothèque, qui a permis de ramener la notion de patrimoine au rang des services que nous rendrons au public dans la nouvelle bibliothèque. La politique des publics du SICD repose avant tout sur une réflexion, commencée il y a quelques quatre ans et rendue possible par le projet de reconstruction de la bibliothèque universitaire. Nous avons ainsi pu engager une réflexion sur l’organisation d’ensemble de la bibliothèque, en proposant, dès la rentrée prochaine, non seulement une série de services nouveaux mais, bien plus, une manière nouvelle d’aborder la relation avec le public, plaçant celui-ci au centre de gravité du fonctionnement de la bibliothèque, dans une interaction permanente avec les collections que nous conservons et que nous constituons. C’est en effet le public qui légitime la qualité des collections et cela vaut également pour un fonds ancien. Si pour ce dernier s’y ajoute une mission de haute importance, celle de le préserver en lui offrant les meilleures conditions de conservation possibles, c’est bien toujours dans la perspective d’en garantir l’accès par les générations d’aujourd’hui, et celles qui suivront. Autrement dit, c’est l’occasion pour nous de devenir des « passeurs » de ce patrimoine que nous souhaitons nous donner. Cette réflexion a également conduit à tisser de nouveaux liens avec l’université, plus précisément avec les deux universités que nous desservons. Elles ont ainsi découvert, ou redécouvert, toute la richesse que pouvait représenter pour elles une grande bibliothèque universitaire, tout l’attrait que pouvait constituer la nouvelle bibliothèque dans les relations de l’université avec son public. Le résultat, en partie atteint et qui se confirmera dans les années qui viennent, est un renforcement de la place de la bibliothèque au sein de l’université. L’évolution de l’université elle-même est à prendre en compte dans ce travail d’évolution de la place de la bibliothèque. Les enseignements universitaires sont en pleine réforme, avec l’adoption en France du système dit du « LMD », qui devrait conduire, dès les prochains mois, à une nouvelle forme de souplesse dans l’organisation des études universitaires, avec la possibilité donnée aux étudiants de « construire » des parcours de formation moins rigides que ceux que nous pratiquions précédemment. Cette importante réforme a deux conséquences en matière de documentation. Elle permet souvent – et c’est le cas de Grenoble II et Grenoble III – d’inclure, dans les cursus universitaires, la formation à la recherche documentaire, en lui affectant des « crédits », au sens de la nouvelle manière d’évaluer l’attribution des diplômes universitaires. De la sorte, la documentation prend une tout autre dimension. Nous espérons en outre que la construction des enseignements intègre et suscite des pratiques renouvelées de lecture et de documentation, qui seront par ailleurs soutenues par l’effort de formation, déployé par la bibliothèque, pour permettre au plus grand nombre de mieux maîtriser les méthodes et les techniques de la recherche documentaire. Il se crée finalement un nouveau lien entre enseignement et documentation, ce qui place sur un terrain bien plus favorable la question de la relation entre bibliothèque et université, plus précisément entre politique du public à la bibliothèque et enseignement universitaire. Si nous revenons au cas particulier de Grenoble II & III, comment s’exprime cette politique des publics et quelle place le public occupe-t-il dans la nouvelle bibliothèque ? La nouvelle bibliothèque, avec un bâtiment de 15 000 m2 environ (dont les trois-quarts entièrement reconstruits), nous permettra de disposer d’outils qui n’existaient pas auparavant, ou qui existaient de manière imparfaite. Nous aurons ainsi, dès la rentrée prochaine des espaces de mise en valeur des collections, avec notamment une salle d’exposition au rez-dechaussée et plusieurs zones d’exposition dans les étages. Nous disposerons également de magasins de conservation avec atmosphère contrôlée (température et hygrométrie), permettant d’assurer dans les meilleures conditions la conservation du fonds ancien. Ces conditions étant assurées, nous pouvons envisager pour l’avenir un entretien matériel de haut niveau de cette collection, et donc une plus grande facilité à la communiquer aux lecteurs. Cette communication sera, en outre, facilitée par la création, dans la nouvelle bibliothèque, d’espaces de lecture et de travail spécialement dédiés à la communication du fonds ancien. Nous établirons ainsi un contact plus facile entre cette collection et son public. Enfin cette communication sera facilitée par un chantier de rétroconversion3 du catalogue de la bibliothèque, qui donnera à terme une visibilité des collections qui n’existait pas jusqu’à présent, visibilité qui se déploie bien au-delà de la sphère universitaire locale. La logique à l’œuvre dans ces transformations, grâce auxquelles nous infléchissons le fonctionnement de la bibliothèque, suit finalement une ligne claire : il s’agit de faire se rencontrer une collection et un public, ce qui, somme toute, est bien la vocation première d’une bibliothèque. Dans ce cadre, y a-t-il une place pour les fonds patrimoniaux ? Et comment cette collection particulière trouve-t-elle sa place dans une politique des publics ? La première mise en valeur d’un fonds ancien se situe dans le rôle scientifique de la bibliothèque universitaire. Depuis deux ans – et les réformes en cours sur la place de la bibliothèque dans l’université ne sont pas étrangères à l’origine de cette expérience – nous procédons, avec un enseignant-chercheur de l’université Stendhal, à la numérisation d’une partie du fonds ancien (XVIIème siècle). À terme, ce fonds numérisé sera accessible, à partir d’un serveur de la bibliothèque, à tous les chercheurs qui souhaiteront y avoir recours. L ’utilisation de cette collection pour les enseignements est une importante possibilité, trop peu exploitée. Deux exemples viennent à l’esprit. D’une part, l’ensemble de dictionnaires des XVIIème et XVIIIème siècles, qui sont à l’évidence une source de première qualité pour les études littéraires ; d’autre part, l’importante collection de droit, qui représente un corpus de grande valeur pour les historiens du droit. Pour la recherche, le schéma est plus poussé encore puisque c’est l’ensemble de la collection ancienne qui, cette fois, peut servir de matière première, en permettant aux chercheurs (en littérature, histoire, histoire du droit, histoire de l’art, etc.) d’utiliser comme source le fonds ancien de la bibliothèque. On est typiquement dans le rôle scientifique de la bibliothèque qui n’est plus là seulement pour fournir une documentation de seconde main mais bien le matériau brut sur lequel se construit la recherche vivante. Ce rôle en outre n’est pas seulement local. Grâce au SUDOC, la visibilité de la bibliothèque et de ses collections dépasse le seul cadre de l’université de Grenoble pour atteindre celui de la France entière et même au-delà. Il n’est pas rare désormais que nous recevions des demandes de consultation émanant de chercheurs domiciliés dans d’autres villes universitaires, demandes que nous entendons honorer. A travers elles, en effet, peuvent être réaffirmés d’une part le caractère public de la 3 En bibliothéconomie, on appelle « rétroconversion des catalogues » ou « conversion rétrospective », la transformation d’un catalogue sur fiches (ou, le cas échéant, en volumes) en catalogue informatisé. bibliothèque, ouverte à tous, d’autre part sa vocation à soutenir l’activité scientifique de l’université. À ces fonctions directement liées aux missions d’enseignement et de recherche de l’université s’ajoute une place dans le rôle culturel de la bibliothèque. Deux aspects se complètent ici. Il s’agit avant tout d’accompagner les activités universitaires « classiques » que sont les colloques, les séminaires, etc… On est typiquement dans la suite du rôle que nous venons de développer en direction de la recherche et de l’enseignement. Cette fonction se double d’une capacité de la bibliothèque à mettre son fonds en valeur, à le faire connaître du grand public, notamment grâce à des expositions que le nouveau bâtiment de la BU rendra possibles. De la sorte, l’université tient une bonne occasion de renforcer ses liens avec un public qui n’a que peu l’occasion de la fréquenter, une fois passé le temps de l’étude, et de montrer au grand jour que la notion de patrimoine est plus large que ce qu’on imagine trop couramment ; qu’en tout cas, le patrimoine public est bien plus largement partagé que dans les seules institutions qui viennent spontanément à l’esprit, musées ou grandes bibliothèques municipales. En bibliothèque, la vie d’une collection est indissolublement liée à son développement, à son accroissement, à son désherbage, en relation directe avec les usages que le public fait de cette collection. Les fonds patrimoniaux des BU en France ne relèvent généralement pas de cette logique parce que, dans la grande majorité des cas – et celui de Grenoble n’échappe pas à la règle – ce sont des fonds qui ne connaissent que peu d’accroissement, sauf dans la situation particulière et rare d’un don. Ils ne génèrent donc pas les activités d’une collection courante et « vivante » de BU et, pourtant, ils méritent qu’on leur procure les conditions de cette vie. Ils le méritent parce que, du moins dans certains cas, ils contiennent des pièces d’un intérêt réel voire remarquable, qui viennent heureusement compléter le patrimoine conservé dans les grandes bibliothèques dont c’est la vocation. Ils le méritent aussi parce qu’ils peuvent être un outil au service de la politique scientifique de l’université. Ils le méritent enfin parce qu’ils peuvent être – parmi d’autres sans doute – un point de contact entre l’université et un public plus large que celui qu’elle a pour mission première de desservir. C’est en cela que ces fonds sont intéressants à situer dans une politique des publics pour un service commun de la documentation dans une université, devenant de la sorte un levier de cette politique, permettant une diversification et un épanouissement de la place de la documentation et de la bibliothèque dans la communauté universitaire.