Pierre et Jean, le mal de mère
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Pierre et Jean, le mal de mère
Séquence 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? SÉQUENCE 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? Objet d’étude : Le roman et la nouvelle au XIXè siècle : réalisme et naturalisme. Problématique : Guy de Maupassant est-il un romancier naturaliste ? Textes : Lecture d’une oeuvre intégrale : Guy de Maupassant, Pierre et Jean, 1888. Lectures analytiques : Incipit, chapitre 1, jusqu’à « de toutes les femmes, ces pauvres êtres ! » Extrait du chapitre 5, depuis « Mais le corps du docteur (...) » jusqu’à « En le voyant, peut-être, il ne douterait plus. » Explicit, chapitre 9, depuis « Son père, sa mère, son frère et Mme Rosémilly l’attendaient déjà dans sa cabine » jusqu’à la fin de l’oeuvre. Activités de lecture : Groupement de textes issu du site www.site-magister.com démontrant les enjeux du Naturalisme d’Émile Zola. «Manifeste des cinq», Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte, Gustave Guiches, Le Figaro, 18 août 1887. Ensemble de sept nouvelles, Familles «naturalistes» chez Guy de Maupassant : Le Papa de Simon (1879), Histoire d’une fille de ferme (1881), L’Enfant (1882), Aux Champs (1882), Le Petit (1883), Hautot père et fils (1889), Le Port (1889). Textes disponibles sur http://maupassant.free.fr. Lecture cursive : Émile Zola, Guy de Maupassant : Thérèse Raquin, 1867, ou, L’Assommoir, 1877, ou, Une Vie, 1883, ou, Bel-Ami, 1885. Activités d’écriture : Sujet d’invention : Quel travail d’écriture pourrait-on envisager à partir de l’extrait de La Terre d’Émile Zola, de l’article de Paris-Normandie et de l’extrait du chapitre 5 de Pierre et Jean ? Mise en commun et réalisation de l’exercice (suite de texte) à partir des propositions les plus pertinentes. Commentaire : Quelle partie de l’explicit de Pierre et Jean choisiriez-vous pour élaborer un travail de commentaire ? Réalisation de ce commentaire. Notions abordées : Maupassant, des «Soirées de Médan» à la clinique du docteur Blanche ; l’utilisation d’un thème ancestral : la famille et les luttes fratricides ; points de vue et focalisations ; structure de l’oeuvre. M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 1 Séquence 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? I "Zut !" s'écria tout à coup le père Roland qui depuis un quart d'heure demeurait immobile, les yeux fixés sur l'eau, et soulevant par moments, d'un mouvement très léger, sa ligne descendue au fond de la mer. Mme Roland, assoupie à l'arrière du bateau, à côté de Mme Rosémilly invitée à cette partie de pêche, se réveilla, et tournant la tête vers son mari : "Eh bien,... eh bien,... Jérôme !" Le bonhomme, furieux, répondit : "Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je n'ai rien pris. On ne devrait jamais pêcher qu'entre hommes ; les femmes vous font embarquer toujours trop tard." Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l'un à bâbord, l'autre à tribord, chacun une ligne enroulée à l'index, se mirent à rire en même temps et Jean répondit : "Tu n'es pas galant pour notre invitée, papa." M. Roland fut confus et s'excusa : "Je vous demande pardon, madame Rosémilly, je suis comme ça. J'invite les dames parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, dès que je sens de l'eau sous moi, je ne pense plus qu'au poisson." Mme Roland s'était tout à fait réveillée et regardait d'un air attendri le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura : "Vous avez cependant fait une belle pêche." Mais son mari remuait la tête pour dire non, tout en jetant un coup d'oeil bienveillant sur le panier où le poisson capturé par les trois hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d'écailles gluantes et de nageoires soulevées, d'efforts impuissants et mous, et de bâillements dans l'air mortel. Le père Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler jusqu'au bord le flot d'argent des bêtes pour voir celles du fond, et leur palpitation d'agonie s'accentua, et l'odeur forte de leur corps, une saine puanteur de marée, monta du ventre plein de la corbeille. Le vieux pêcheur la huma vivement, comme on sent des roses, et déclara : "Cristi ! ils sont frais, ceux-là !" Puis il continua : "Combien en as-tu pris, toi, docteur ?" Son fils aîné, Pierre, un homme de trente ans à favoris noirs coupés comme ceux des magistrats, moustaches et menton rasés, répondit : "Oh ! pas grand-chose, trois ou quatre." Le père se tourna vers le cadet : "Et toi, Jean ?" Jean, un grand garçon blond, très barbu, beaucoup plus jeune que son frère, sourit et murmura : "A peu près comme Pierre, quatre ou cinq." Ils faisaient, chaque fois, le même mensonge qui ravissait le père Roland. Il avait enroulé son fil au tolet d'un aviron, et, croisant ses bras, il annonça : "Je n'essayerai plus jamais de pêcher l'après-midi. Une fois dix heures passées, c'est fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au soleil." Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de propriétaire. C'était un ancien bijoutier parisien qu'un amour immodéré de la navigation et de la pêche avait arraché au comptoir dès qu'il eut assez d'aisance pour vivre modestement de ses rentes. Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur. Ses deux fils, Pierre et Jean, restèrent à Paris pour continuer leurs études et vinrent en congé de temps en temps partager les plaisirs de leur père. A la sortie du collège, l'aîné, Pierre, de cinq ans plus âgé que Jean, s'étant senti successivement de la vocation pour des professions variées, en avait essayé, l'une après l'autre, une demi-douzaine, et, vite dégoûté de chacune, se lançait aussitôt dans de nouvelles espérances. En dernier lieu la médecine l'avait tenté, et il s'était mis au travail avec tant d'ardeur qu'il venait d'être reçu docteur après d'assez courtes études et es dispenses de temps obtenues du ministre. Il était exalté, intelligent, changeant et tenace, plein d'utopies, et d'idées philosophiques. Jean, aussi blond que son frère était noir, aussi calme que son frère était emporté, aussi doux que son frère était rancunier, avait fait tranquillement son droit et venait d'obtenir son diplôme de licencié en même temps que Pierre obtenait celui de docteur. Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous les deux formaient le projet de s'établir au Havre s'ils parvenaient à le faire dans des conditions satisfaisantes. Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent presque invisibles entre frères ou entre soeurs jusqu'à la maturité et qui éclatent à l'occasion d'un mariage ou d'un bonheur tombant sur l'un, les tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive inimitié. Certes ils s'aimaient, mais ils s'épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la naissance de Jean, avait regardé avec une hostilité de petite bête gâtée cette autre petite bête apparue tout à coup dans les bras de son père et de sa mère, et tant aimée, tant caressée par eux. Jean, dès son enfance, avait été un modèle de douceur, de bonté et de caractère égal ; et Pierre s'était énervé, peu à peu, à entendre vanter sans cesse ce gros garçon dont la douceur lui semblait être de la mollesse, la bonté de la niaiserie et la bienveillance de l'aveuglement. Ses parents, gens placides, qui M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 2 Séquence 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? rêvaient pour leurs fils des situations honorables et médiocres, lui reprochaient ses indécisions, ses enthousiasmes, ses tentatives avortées, tous ses élans impuissants vers des idées généreuses et vers des professions décoratives. Depuis qu'il était homme, on ne lui disait plus : "Regarde Jean et imite-le !" mais chaque fois qu'il entendait répéter : "Jean a fait ceci, Jean a fait cela", il comprenait bien le sens et l'allusion cachés sous ces paroles. Leur mère, une femme d'ordre, une économe bourgeoise un peu sentimentale, douée d'une âme tendre de caissière, apaisait sans cesse les petites rivalités nées chaque jour entre ses deux grands fils, de tous les menus faits de la vie commune. Un léger événement, d'ailleurs, troublait en ce moment sa quiétude, et elle craignait une complication, car elle avait fait la connaissance pendant l'hiver, pendant que ses enfants achevaient l'un et l'autre leurs études spéciales, d'une voisine, Mme Rosémilly, veuve d'un capitaine au long cours, mort à la mer deux ans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois ans, une maîtresse femme qui connaissait l'existence d'instinct, comme un animal libre, comme si elle eût vu, subi, compris et pesé tous les événements possibles, qu'elle jugeait avec un esprit sain, étroit et bienveillant, avait pris l'habitude de venir faire un bout de tapisserie et de causette, le soir, chez ces voisins aimables qui lui offraient une tasse de thé. Le père Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sans cesse, interrogeait leur nouvelle amie sur le défunt capitaine, et elle parlait de lui, de ses voyages, de ses anciens récits, sans embarras, en femme raisonnable et résignée qui aime la vie et respecte la mort. Les deux fils, à leur retour, trouvant cette jolie veuve installée dans la maison, avaient aussitôt commencé à la courtiser, moins par désir de lui plaire que par envie de se supplanter. Leur mère, prudente et pratique, espérait vivement qu'un des deux triompherait, car la jeune femme était riche, mais elle aurait aussi bien voulu que l'autre n'en eût point de chagrin. Mme Rosémilly était blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux follets envolés à la moindre brise et un petit air crâne, hardi, batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sale méthode de son esprit. Déjà elle semblait préférer Jean, portée vers lui par une similitude de nature. Cette préférence d'ailleurs ne se montrait que par une presque insensible différence dans la voix et le regard, et en ceci encore qu'elle prenait quelquefois son avis. Elle semblait deviner que l'opinion de Jean fortifierait la sienne propre, tandis que l'opinion de Pierre devait fatalement être différente. Quand elle parlait des idées du docteur, de ses idées politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disait par moments : "Vos billevesées." Alors, il la regardait d'un regard froid de magistrat qui instruit le procès des femmes, de toutes les femmes, ces pauvres êtres ! Guy de Maupassant, Pierre et Jean, chapitre 1, incipit, 1888. Mais le corps du docteur s'engourdit à peine une heure ou deux dans l'agitation d'un sommeil troublé. Quand il se réveilla, dans l'obscurité de sa chambre chaude et fermée, il ressentit, avant même que la pensée se fût rallumée en lui, cette oppression douloureuse, ce malaise de l'âme que laisse en nous le chagrin sur lequel on a dormi. Il semble que le malheur, dont le choc nous a seulement heurté la veille, se soit glissé, durant notre repos, dans notre chair elle-même, qu'il meurtrit et fatigue comme une fièvre. Brusquement le souvenir lui revint, et il s'assit dans son lit. Alors il recommença lentement, un à un, tous les raisonnements qui avaient torturé son coeur sur la jetée pendant que criaient les sirènes. Plus il songeait, moins il doutait. Il se sentait traîné par sa logique, comme par une main qui attire et étrangle, vers l'intolérable certitude. Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait. Il se leva pour ouvrir sa fenêtre et respirer, et, quand il fut debout, un bruit léger lui parvint à travers le mur. Jean dormait tranquille et ronflait doucement. Il dormait, lui ! Il n'avait rien pressenti, rien deviné ! Un homme qui avait connu leur mère lui laissait toute sa fortune. Il prenait l'argent, trouvant cela juste et naturel. Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que son frère haletait de souffrance et de détresse. Et une colère se levait en lui contre ce ronfleur insouciant et content. La veille, il eût frappé contre sa porte, serait entré, et, assis près du lit, lui aurait dit dans l'effarement de son réveil subit : «Jean, tu ne dois pas garder ce legs qui pourrait demain faire suspecter notre mère et la déshonorer.» Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler, il ne pouvait pas dire à Jean qu'il ne le croyait point le fils de leur père. Il fallait à présent garder, enterrer en lui cette honte découverte par lui, cacher à tous la tache aperçue, et que personne ne devait découvrir, pas même son frère, surtout son frère. M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 3 Séquence 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? Il ne songeait plus guère maintenant au vain respect de l'opinion publique. Il aurait voulu que tout le monde accusât sa mère pourvu qu'il la sût innocente, lui, lui seul ! Comment pourrait-il supporter de vivre près d'elle, tous les jours, et de croire, en la regardant, qu'elle avait enfanté son frère de la caresse d'un étranger ? Comme elle était calme et sereine pourtant, comme elle paraissait sûre d'elle ! Etait-il possible qu'une femme comme elle, d'une âme pure et d'un coeur droit, pût tomber, entraînée par la passion, sans que, plus tard, rien n'apparût de ses remords, des souvenirs de sa conscience troublée ? Ah ! les remords ! les remords ! ils avaient dû, jadis, dans les premiers temps, la torturer, puis ils s'étaient effacés, comme tout s'efface. Certes, elle avait pleuré sa faute, et, peu à peu, l'avait presque oubliée. Est-ce que toutes les femmes, toutes, n'ont pas cette faculté d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaître à peine, après quelques années, l'homme à qui elles ont donné leur bouche et tout leur corps à baiser ? Le baiser frappe comme la foudre, l'amour passe comme un orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence ainsi qu'avant. Se souvient-on d'un nuage ? Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa chambre ! Cette maison, la maison de son père l'écrasait. Il sentait peser le toit sur sa tête et les murs l'étouffer. Et comme il avait très soif, il alluma sa bougie afin d'aller boire un verre d'eau fraîche au filtre de la cuisine. Il descendit les deux étages, puis, comme il remontait avec la carafe pleine, il s'assit en chemise sur une marche de l'escalier où circulait un courant d'air, et il but, sans verre, par longues gorgées, comme un coureur essoufflé. Quand il eut cessé de remuer, le silence de cette demeure l'émut ; puis, un à un, il en distingua les moindres bruits. Ce fut d'abord l'horloge de la salle à manger dont le battement lui paraissait grandir de seconde en seconde. Puis il entendit de nouveau un ronflement, un ronflement de vieux, court, pénible et dur, celui de son père sans aucun doute ; et il fut crispé par cette idée, comme si elle venait seulement de jaillir en lui, que ces deux hommes qui ronflaient dans ce même logis, le père et le fils, n'étaient rien l'un à l'autre ! Aucun lien, même le plus léger, ne les unissait, et ils ne le savaient pas ! Ils se parlaient avec tendresse, ils s'embrassaient, se réjouissaient et s'attendrissaient ensemble des mêmes choses, comme si le même sang eût coulé dans leurs veines. Et deux personnes nées aux deux extrémités du monde ne pouvaient pas être plus étrangères l'une à l'autre que ce père et que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un mensonge avait grandi entre eux. C'était un mensonge qui faisait cet amour paternel et cet amour filial, un mensonge impossible à dévoiler et que personne ne connaîtrait jamais que lui, le vrai fils. Pourtant, pourtant, s'il se trompait ? Comment le savoir ? Ah ! si une ressemblance, même légère, pouvait exister entre son père et Jean, une de ces ressemblances mystérieuses qui vont de l'aïeul aux arrière-petits-fils, montrant que toute une race descend directement du même baiser. Il aurait fallu si peu de chose, à lui médecin, pour reconnaître cela, la forme de la mâchoire, la courbure du nez, l'écartement des yeux, la nature des dents ou des poils, moins encore, un geste, une habitude, une manière d'être, un goût transmis, un signe quelconque bien caractéristique pour un oeil exercé. Il cherchait et ne se rappelait rien, non, rien. Mais il avait mal regardé, mal observé, n'ayant aucune raison pour découvrir ces imperceptibles indications. Il se leva pour rentrer dans sa chambre et se mit à monter l'escalier, à pas lents, songeant toujours. En passant devant la porte de son frère, il s'arrêta net, la main tendue pour l'ouvrir. Un désir impérieux venait de surgir en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder longuement, de le surprendre pendant le sommeil, pendant que la figure apaisée, que les traits détendus se reposent, que toute la grimace de la vie a disparu. Il saisirait ainsi le secret dormant de sa physionomie ; et si quelque ressemblance existait, appréciable, elle ne lui échapperait pas. Mais si Jean s'éveillait, que dirait-il ? Comment expliquer cette visite ? Il demeurait debout, les doigts crispés sur la serrure et cherchant une raison, un prétexte. Il se rappela tout à coup que, huit jours plus tôt, il avait prêté à son frère une fiole de laudanum pour calmer une rage de dents. Il pouvait lui-même souffrir, cette nuit-là, et venir réclamer sa drogue. Donc il entra, mais d'un pied furtif, comme un voleur. Jean, la bouche entrouverte, dormait d'un sommeil animal et profond. Sa barbe et ses cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le linge blanc. Il ne s'éveilla point, mais il cessa de ronfler. Pierre, penché vers lui, le contemplait d'un oeil avide. Non, ce jeune homme-là ne ressemblait pas à Roland ; et, pour la seconde fois, s'éveilla dans son esprit le souvenir du petit portrait disparu de Maréchal. Il fallait qu'il le trouvât ! En le voyant, peut-être, il ne douterait plus. Guy de Maupassant, Pierre et Jean, chapitre 5 (extrait), 1888. Son père, sa mère, son frère et Mme Rosémilly l'attendaient déjà dans sa cabine. "Si tôt, dit-il. M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 4 Séquence 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? - Oui, répondit Mme Roland d'une voix tremblante, nous voulions avoir le temps de te voir un peu." Il la regarda. Elle était en noir, comme si elle eût porté un deuil, et il s'aperçut brusquement que ses cheveux, encore gris le mois dernier, devenaient tout blancs à présent. Il eut grand-peine à faire asseoir les quatre personnes dans sa petite demeure, et il sauta sur son lit. Par la porte restée ouverte on voyait passer une foule nombreuse comme celle d'une rue un jour de fête, car tous les amis des embarqués et une armée de simples curieux avaient envahi l'immense paquebot. On se promenait dans les couloirs, dans les salons, partout, et des têtes s'avançaient jusque dans la chambre tandis que des voix murmuraient au-dehors : "C'est l'appartement du docteur." Alors Pierre poussa la porte ; mais dès qu'il se sentit enfermé avec les siens, il eut envie de la rouvrir, car l'agitation du navire trompait leur gêne et leur silence. Mme Rosémilly voulut enfin parler : "Il vient bien peu d'air par ces petites fenêtres, dit-elle. - C'est un hublot", répondit Pierre. Il en montra l'épaisseur qui rendait le verre capable de résister aux chocs les plus violents, puis il expliqua longuement le système de fermeture. Roland à son tour demanda : "Tu as ici même la pharmacie ?" Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une bibliothèque de fioles qui portaient des noms latins sur des carrés de papier blanc. Il en prit une pour énumérer les propriétés de la matière qu'elle contenait, puis une seconde, puis une troisième, et il fit un vrai cours de thérapeutique qu'on semblait écouter avec une grande attention. Roland répétait en remuant la tête : "Est-ce intéressant, cela !" On frappa doucement contre la porte. "Entrez !" cria Pierre. . Et le capitaine Beausire parut. Il dit, en tendant la main : "Je viens tard parce que je n'ai pas voulu gêner vos épanchements." Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence recommença. Mais, tout à coup, le capitaine prêta l'oreille. Des commandements lui parvenaient à travers la cloison, et il annonça : "Il est temps de nous en aller si nous voulons embarquer dans la Perle pour vous voir encore à la sortie, et vous dire adieu en pleine mer." Roland père y tenait beaucoup, afin d'impressionner les voyageurs de la Lorraine sans doute, et il se leva avec empressement : "Allons, adieu, mon garçon." Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit la porte. Mme Roland ne bougeait point et demeurait les yeux baissés, très pâle. Son mari lui toucha le bras : "Allons, dépêchons-nous, nous n'avons pas une minute à perdre." Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui tendit, l'une après l'autre, deux joues de cire blanche, qu'il baisa sans dire un mot. Puis il serra la main de Mme Rosémilly, et celle de son frère en lui demandant : "A quand ton mariage ? - Je ne sais pas encore au juste. Nous le ferons coïncider avec un de tes voyages." Tout le monde enfin sortit de la chambre et remonta sur le pont encombré de public, de porteurs de paquets et de marins. La vapeur ronflait dans le ventre énorme du navire qui semblait frémir d'impatience. - "Adieu, dit Roland toujours pressé. - Adieu", répondit Pierre debout au bord d'un des petits ponts de bois qui faisaient communiquer la Lorraine avec le quai. Il serra de nouveau toutes les mains et sa famille s'éloigna. "Vite, vite, en voiture !" criait le père. Un fiacre les attendait qui les conduisit à l'avant-port où Papagris tenait la Perle toute prête à prendre le large. Il n'y avait aucun souffle d'air ; c'était un de ces jours secs et calmes d'automne, où la mer polie semble froide et dure comme de l'acier. Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre et ils se mirent à ramer. Sur le brise-lames, sur les jetées, jusque sur les parapets de granit, une foule innombrable, remuante et bruyante, attendait la Lorraine. La Perle passa entre ces deux vagues humaines et fut bientôt hors du môle. Le capitaine Beausire, assis entre les deux femmes, tenait la barre et il disait : "Vous allez voir que nous nous trouverons juste sur sa route, mais là, juste." Et les deux rameurs tiraient de toute leur force pour aller le plus loin possible. Tout à coup Roland s'écria : "La voilà. J'aperçois sa mâture et ses deux cheminées. Elle sort du bassin. - Hardi ! les enfants", répétait Beausire. Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche et le posa sur ses yeux. Roland était debout, cramponné au mât ; il annonçait : M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 5 Séquence 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? "En ce moment elle évolue dans l'avant-port... Elle ne bouge plus... Elle se remet en mouvement... Elle a dû prendre son remorqueur... Elle marche... bravo ! Elle s'engage dans les jetées !... Entendez-vous la foule qui crie... bravo !... c'est le Neptune qui la tire... je vois son avant maintenant... la voilà, la voilà... Nom de Dieu, quel bateau ! Nom de Dieu ! regardez donc !..." Mme Rosémilly et Beausire se retournèrent ; les deux hommes cessèrent de ramer ; seule Mme Roland ne remua point. L'immense paquebot, traîné par un puissant remorqueur qui avait l'air, devant lui, d'une chenille, sortait lentement et royalement du port. Et le peuple havrais massé sur les môles, sur la plage, aux fenêtres, emporté soudain par un élan patriotique se mit à crier : "Vive la Lorraine !" acclamant et applaudissant ce départ magnifique, cet enfantement d'une grande ville maritime qui donnait à la mer sa plus belle fille. Mais elle, dès qu'elle eut franchi l'étroit passage enfermé entre deux murs de granit, se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, et elle partit toute seule comme un énorme monstre courant sur l'eau. "La voilà... la voilà !... criait toujours Roland. Elle vient droit sur nous." Et Beausire, radieux, répétait : "Qu'est-ce que je vous avais promis, hein ? Est-ce que je connais leur route ?" Jean, tout bas, dit à sa mère : "Regarde, maman, elle approche." Et Mme Roland découvrit ses yeux aveuglés par les larmes. La Lorraine arrivait, lancée à toute vitesse dès sa sortie du port, par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braquée, annonça : "Attention ! M. Pierre est à l'arrière, tout seul, bien en vue. Attention !" Haut comme une montagne et rapide comme un train, le navire, maintenant, passait presque à toucher la Perle. Et Mme Roland éperdue, affolée, tendit les bras vers lui, et elle vit son fils, son fils Pierre, coiffé de sa casquette galonnée, qui lui jetait à deux mains des baisers d'adieu. Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait, devenu déjà tout petit, effacé comme une tache imperceptible sur le gigantesque bâtiment. Elle s'efforçait de le reconnaître encore et ne le distinguait plus. Jean lui avait pris la main. "Tu as vu ? dit-il. - Oui, j'ai vu. Comme il est bon !" Et on retourna vers la ville. "Cristi ! ça va vite", déclarait Roland avec une conviction enthousiaste. Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme s’il eût fondu dans l'Océan. Mme Roland tournée vers lui le regardait s'enfoncer à l'horizon vers une terre inconnue, à l'autre bout du monde. Sur ce bateau que rien ne pouvait arrêter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait plus tout à l'heure, était son fils, son pauvre fils. Et il lui semblait que la moitié de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait aussi que sa vie était finie, il lui semblait encore qu'elle ne reverrait jamais plus son enfant. "Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu'il sera de retour avant un mois ?" Elle balbutia : "Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai mal." Lorsqu'ils furent revenus à terre, Beausire les quitta tout de suite pour aller déjeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme Rosémilly, et Roland dit à sa femme : "Il a une belle tournure, tout de même, notre Jean. - Oui", répondit la mère. Et comme elle avait l'âme trop troublée pour songer à ce qu'elle disait, elle ajouta : "Je suis bien heureuse qu'il épouse Mme Rosémilly." Le bonhomme fut stupéfait : "Ah bah ! Comment ? Il va épouser Mme Rosémilly ? -Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd'hui même. - Tiens ! Tiens ! Y a-t-il longtemps qu'il est question de cette affaire-là ? - Oh ! non. Depuis quelques jours seulement. Jean voulait être sûr d'être agréé par elle avant de te consulter." Roland se frottait les mains : "Très bien, très bien. C'est parfait. Moi je l'approuve absolument." Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard François-Ier, sa femme se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard sur la haute mer ; mais elle ne vit plus rien qu'une petite fumée grise, si lointaine, si légère qu'elle avait l'air d'un peu de brume. Guy de Maupassant, Pierre et Jean, chapitre 9, explicit, 1888. M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 6 Séquence 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? «Posséder le mécanisme des phénomènes chez l'homme, montrer les rouages des manifestations intellectuelles et sensuelles telles que la physiologie nous les expliquera, sous les influences de l'hérédité et des circonstances ambiantes, puis montrer l'homme vivant dans le milieu social qu'il a produit lui-même, qu'il modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à son tour une transformation continue.» Le Roman expérimental, 1880. 1. Le refus de la psychologie : le corps domine l’esprit. Dans Thérèse Raquin, j'ai voulu étudier des tempéraments et non des caractères. Là est le livre entier. J'ai choisi des personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de leur chair. Thérèse et Laurent sont des brutes humaines, rien de plus. J'ai cherché à suivre pas à pas dans ces brutes le travail sourd des passions, les poussées de l'instinct, les détraquements cérébraux survenus à la suite d'une crise nerveuse. Les amours de mes deux héros sont le contentement d'un besoin; le meurtre qu'ils commettent est une conséquence de leur adultère, conséquence qu'ils acceptent comme les loups acceptent l'assassinat des moutons; enfin, ce que j'ai été obligé d'appeler leurs remords, consiste en un simple désordre organique, en une rébellion du système nerveux tendu à se rompre. L'âme est parfaitement absente, j'en conviens aisément, puisque je l'ai voulu ainsi. On commence, j'espère, à comprendre que mon but a été un but scientifique avant tout. Lorsque mes deux personnages, Thérèse et Laurent, ont été créés, je me suis plu à me poser et à résoudre certains problèmes : ainsi, j'ai tenté d'expliquer l'union étrange qui peut se produire entre deux tempéraments différents, j'ai montré les troubles profonds d'une nature sanguine au contact d'une nature nerveuse. Qu'on lise le roman avec soin, on verra que chaque chapitre est l'étude d'un cas curieux de physiologie. En un mot, je n'ai eu qu'un désir : étant donné un homme puissant et une femme inassouvie, chercher en eux la bête, ne voir même que la bête, les jeter dans un drame violent, et noter scrupuleusement les sensations et les actes de ces êtres. J'ai simplement fait sur deux corps vivants le travail analytique que les chirurgiens font sur des cadavres. Préface (1868). Thérèse Raquin (1867) [Thérèse vit dans une boutique avec son mari, Camille, et sa belle-mère, Mme Raquin. Elle est devenue la maîtresse de Laurent, un ami de son mari, dont l'énergie brutale a réveillé ses instincts.] Une porte s'ouvrit. Sur le seuil, au milieu d'une lueur blanche, [Laurent] vit Thérèse en camisole, en jupon, toute éclatante, les cheveux fortement noués derrière la tête. Elle ferma la porte, elle se pendit à son cou. Il s'échappait d'elle une odeur tiède, une odeur de linge blanc et de chair fraîchement lavée. Laurent, étonné, trouva sa maîtresse belle. Il n'avait jamais vu cette femme. Thérèse, souple et forte, le serrait, renversant la tête en arrière, et, sur son visage, couraient des lumières ardentes, des sourires passionnés. Cette face d'amante s'était comme transfigurée, elle avait un air fou et caressant ; les lèvres humides, les yeux luisants, elle rayonnait. La jeune femme, tordue et ondoyante, était belle d'une beauté étrange, toute d'emportement. On eût dit que sa figure venait de s ' é c l a i r e r e n d e d a n s , q u e d e s fl a m m e s s'échappaient de sa chair. Et, autour d'elle, son sang qui brûlait, ses nerfs qui se tendaient, jetaient ainsi des effluves chauds, un air pénétrant et âcre. Au premier baiser, elle se révéla courtisane. Son corps inassouvi se jeta éperdument dans la volupté. Elle s'éveillait comme d'un songe, elle naissait à la passion. Elle passait des bras débiles de Camille dans les bras vigoureux de Laurent, et cette approche d'un homme puissant lui donnait une brusque secousse qui la tirait du sommeil de la chair. Tous ses instincts de femme nerveuse éclatèrent avec une violence inouïe ; le sang de sa mère, ce sang africain qui brûlait ses veines, se mit à couler, à battre furieusement dans son corps maigre, presque vierge encore. [Les deux amants assassinent Camille. Mais, tenaillés par le remords, ils s'entredéchirent et finissent par s'empoisonner.] «Si vous retranchez le corps, si vous ne tenez pas compte de la physiologie, vous n'êtes plus même dans la vérité, car sans descendre dans les problèmes philosophiques, il est certain que tous les organes ont un écho profond dans le cerveau et que leur jeu plus ou moins bien réglé, régularise ou détraque la pensée» (Les Romanciers naturalistes, 1881). M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 7 Séquence 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? 2. L’expérimentation scientifique : le poids de l’hérédité. Je veux montrer comment une famille, un petit groupe d'êtres, se comporte dans une société, en s'épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus, qui paraissent, au premier coup d'œil, profondément dissemblables, mais que l'analyse montre intimement liés les uns aux autres. L'hérédité a ses lois, comme la pesanteur. Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j'aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l'œuvre, comme acteur d'une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j'analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l'ensemble. Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d'étudier, a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances. Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices. Historiquement, ils partent du peuple, ils s'irradient dans toute la société contemporaine, ils montent à toutes les situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le second empire, à l'aide de leurs drames individuels, du guet-apens du coup d'État à la trahison de Sedan. Préface de La Fortune des Rougon (1871) La Bête humaine (1890) ch. II [Jacques Lantier est mécanicien à la Compagnie des Chemins de fer de l'Ouest. Depuis sa jeunesse, il est tenaillé par le désir de tuer. Dans ce début de roman, il vient d'éprouver ce besoin irrésistible devant une jeune fille et s'interroge sur sa pulsion.] Pourtant, il s'efforçait de se calmer, il aurait voulu comprendre. Qu'avait-il donc de différent, lorsqu'il se comparait aux autres ? Là-bas, à Plassans, dans sa jeunesse, souvent déjà il s'était questionné. Sa mère, Gervaise, il est vrai, l'avait eu très jeune, à quinze ans et demi ; mais il n'arrivait que le second, elle entrait à peine dans sa quatorzième année, lorsqu'elle était accouchée du premier, Claude, et aucun de ses deux frères, ni Claude, ni Étienne, né plus tard, ne semblait souffrir d'une mère si enfant et d'un père gamin comme elle, ce beau Lantier, dont le mauvais cœur devait coûter à Gervaise tant de larmes. Peut-être aussi ses frères avaient-ils chacun son mal, qu'ils n'avouaient pas, l'aîné surtout qui se dévorait à vouloir être peintre, si rageusement, qu'on le disait à moitié fou de son génie. La famille n'était guère d'aplomb, beaucoup avaient une fêlure. Lui, à certaines heures, la sentait bien, cette fêlure héréditaire ; non pas qu'il fût d'une santé mauvaise, car l'appréhension et la honte de ces crises l'avaient seules maigri autrefois ; mais c'étaient, dans son être, de subites pertes d'équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d'une sorte de grande fumée qui déformait tout. Il ne s'appartenait plus, il obéissait à ses muscles, à la bête enragée. Pourtant, il ne buvait pas, il se refusait même un petit verre d'eau-de-vie, ayant remarqué que la moindre goutte d'alcool le rendait fou. Et il en venait à penser qu'il payait pour les autres, les pères, les grandspères, qui avaient bu, les générations d'ivrognes dont il était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois. «Il y avait donc là un perpétuel devenir, une transformation constante dans cet effort communiqué, cette puissance transmise, cet ébranlement qui souffle la vie à la matière et qui est toute la vie.» (Le Docteur Pascal, 1893.) M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 8 Séquence 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? 3. L’influence du milieu : Dans l'étude d'une famille, d'un groupe d'êtres vivants, je crois que le milieu social a [...] une importance capitale. Un jour, la physiologie nous expliquera sans doute le mécanisme de la pensée et des passions ; nous saurons comment fonctionne la machine individuelle de l'homme, comment il pense, comment il aime, comment il va de la raison à la passion et à la folie ; mais ces phénomènes, ces faits du mécanisme des organes agissant sous l'influence du milieu intérieur, ne se produisent pas au dehors isolément et dans le vide. L'homme n'est pas seul, il vit dans une société, dans un milieu social, et dès lors pour nous, romanciers, ce milieu s o c i a l m o d i fi e s a n s c e s s e l e s phénomènes. Même notre grande étude est là, dans le travail réciproque de la société sur l'individu et de l'individu sur la société. Pour le physiologiste, le milieu extérieur et le milieu intérieur sont purement chimiques et physiques, ce qui lui permet d'en trouver les lois aisément. Nous n'en sommes pas à pouvoir prouver que le milieu social n'est, lui aussi, que chimique et physique. Il l'est à coup sûr, ou plutôt il est le produit variable d'un groupe d'êtres vivants, qui, eux, sont absolument soumis aux lois physiques et chimiques qui régissent aussi bien les corps vivants que les corps bruts. Dès lors, nous verrons qu'on peut agir sur le milieu social, en agissant sur les phénomènes dont on se sera rendu maître chez l'homme. Le Roman expérimental (1880) L'Assommoir (1877) [Le roman raconte l'histoire de Gervaise Macquart. Abandonnée par son amant Lantier, seule à Paris avec deux enfants, elle témoigne d'un idéal de vie laborieuse et honnête qui se concrétise par l'achat d'une blanchisserie. Mais l'accident dont est victime son mari Coupeau, et la compensation qu'il trouve dans la boisson, précipitent le ménage dans la misère.] Deux années s'écoulèrent, pendant lesquelles ils s'enfoncèrent de plus en plus. Les hivers surtout les nettoyaient. S'ils mangeaient du pain au beau temps, les fringales arrivaient avec la pluie et le froid, les danses devant le buffet, les dîners par cœur, dans la petite Sibérie de leur cambuse. Ce gredin de décembre entrait chez eux par-dessous la porte, et il apportait tous les maux, le chômage des ateliers, les fainéantises engourdies des gelées, la misère noire des temps humides. Le premier hiver, ils firent encore du feu quelquefois, se pelotonnant autour du poêle, aimant mieux avoir chaud que de manger ; le second hiver, le poêle ne se dérouilla seulement pas, il glaçait la pièce de sa mine lugubre de borne de fonte. Et ce qui leur cassait les jambes, ce qui les exterminait, c'était par-dessus tout de payer leur terme. Oh ! le terme de janvier, quand il n'y avait pas un radis à la maison et que le père Boche présentait la quittance ! Ça soufflait davantage de froid, une tempête du Nord. M. Marescot arrivait, le samedi suivant, couvert d'un bon paletot, ses grandes pattes fourrées dans des gants de laine ; et il avait toujours le mot d'expulsion à la bouche, pendant que la neige tombait dehors, comme si elle leur préparait un lit sur le trottoir, avec des draps blancs. Pour payer le terme, ils auraient vendu de leur chair. C'était le terme qui vidait le buffet et le poêle. Dans la maison entière, d'ailleurs, une lamentation montait. On pleurait à tous les étages, une musique de malheur ronflant le long des escaliers et des corridors. Si chacun avait eu un mort chez lui, ça n'aurait pas produit un air d'orgues aussi abominable. Un vrai jour de jugement dernier, la fin des fins, la vie impossible, l'écrasement du pauvre monde. (ch. X) [Gervaise finit par céder, elle aussi, à l'alcool et mourra dans la plus noire déchéance, sous un escalier.] «Quand les temps auront marché, quand on possédera les lois, il n'y aura plus qu'à agir sur les individus et sur les milieux, si l'on veut arriver au meilleur état social. C'est ainsi que nous faisons de la sociologie pratique et que notre besogne aide aux sciences politiques et économiques. [...] Être maître du bien et du mal, régler la M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 9 Séquence 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? vie, régler la société, résoudre à la longue tous les problèmes du socialisme, apporter surtout des bases solides à la justice en résolvant par l'expérience les questions de criminalité, n'est-ce pas là être les ouvriers les plus utiles et les plus moraux du travail humain ?» (Le Roman expérimental). 4. La question du style : La Curée (1871) , ch. III [Le roman se situe au début du Second Empire, dans un Paris que les travaux du baron Haussmann livrent à la spéculation immobilière. Le promoteur Saccard, avec la complicité de son frère, le ministre Eugène Rougon, amasse une fortune considérable en achetant à bas prix les immeubles voués à la démolition.] Cependant la fortune des Saccard semblait à son apogée. Elle brûlait en plein Paris comme un feu de joie colossal. C'était l'heure où la curée ardente emplit un coin de forêt de l'aboiement des chiens, du claquement des fouets, du flamboiement des torches. Les appétits lâchés se contentaient enfin, dans l'impudence du triomphe, au bruit des quartiers écroulés et des fortunes bâties en six mois. La ville n'était plus qu'une grande débauche de millions et de femmes. Le vice, venu de haut, coulait dans les ruisseaux, s'étalait dans les bassins, remontait dans les jets d'eau des jardins, pour retomber sur les toits, en pluie fine et pénétrante. Et il semblait, la nuit, lorsqu'on passait les ponts, que la Seine charriât, au milieu de la ville endormie, les ordures de la cité, miettes tombées de la table, nœuds de dentelle laissés sur les divans, chevelures oubliées dans les fiacres, billets de banque glissés des corsages, tout ce que la brutalité du désir et le contentement immédiat de l'instinct jettent à la rue, après l'avoir brisé et souillé. Alors, dans le sommeil fiévreux de Paris, et mieux encore que dans sa quête haletante du grand jour, on sentait le détraquement cérébral, le cauchemar doré et voluptueux d'une ville folle de son or et de sa chair. Jusqu'à minuit, les violons chantaient ; puis les fenêtres s'éteignaient, et les ombres descendaient sur la ville. C'était comme une alcôve colossale où l'on aurait soufflé la dernière bougie, éteint la dernière pudeur. Il n'y avait plus, au fond des ténèbres, qu'un grand râle d'amour furieux et las ; tandis que les Tuileries, au bord de l'eau, allongeaient leurs bras dans le noir, comme pour une embrassade énorme. sources : www.site-magister.com M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 10 Séquence 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? Des Soirées de Médan (1880) au Manifeste des Cinq, les réactions des jeunes écrivains naturalistes à l’égard de leur «Maître» révèlent les polémiques suscitées par Émile Zola. Naguère encore Émile Zola pouvait écrire, sans soulever de récriminations sérieuses, qu'il avait avec lui la jeunesse littéraire. Trop peu d'années s'étaient écoulées depuis l'apparition de l'Assommoir, depuis les fortes polémiques qui avaient consolidé les assises du naturalisme, pour que la génération montante songeât à la révolte. Ceux-là mêmes que lassait plus particulièrement la répétition énervante des clichés, se souvenaient trop de la trouée impétueuse faite par le grand écrivain, de la déroute des romantiques. On l'avait vu si fort, si superbement entêté, si crâne, que notre génération malade presque tout entière de la volonté, l'avait aimé rien que pour cette force, cette persévérance, cette crânerie. Même les pairs, même les précurseurs, les maîtres originaux, qui avaient préparé de longue main la bataille, prenaient patience, en reconnaissance des services passés. Cependant, dès le lendemain de l'Assommoir, de lourdes fautes avaient été commises. Il avait semblé aux jeunes que le Maître, après avoir donné le branle, lâchait pied à l'exemple de ces généraux de révolution dont le ventre a des exigences que le cerveau encourage. On espérait mieux que de coucher sur le champ de bataille ; on attendait la suite de l'élan, on espérait de la belle vie infusée au livre, au théâtre, bouleversant les caducités de l'Art. Lui, cependant, allait creusant son sillon ; il allait, sans lassitude, et la jeunesse le suivait, l'accompagnait de ses bravos, de sa sympathie si douce aux plus stoïques ; il allait, et les plus vieux et les plus sagaces fermaient dès lors les yeux, voulaient s'illusionner, ne pas voir la charrue du Maître s'embourber dans l'ordure. Certes, la surprise fut pénible de voir Zola déserter, émigrer à Médan, consacrant les efforts – légers à cette époque – qu'eût demandés un organe de lutte et d'affermissement, à des satisfactions d'un ordre infiniment moins esthétique. N'importe ! la jeunesse voulait pardonner la désertion physique de l'homme. Mais une désertion plus terrible se manifestait déjà : la trahison de l'écrivain devant son oeuvre. Zola, en effet, parjurait chaque jour davantage son programme. Incroyablement paresseux à l'expérimentation personnelle, armé de documents de pacotille, ramassés par des tiers, plein d'une enflure hugolique, d'autant plus énervante qu'il prêchait âprement la simplicité, croulant dans des rabâchages et des clichés perpétuels, il déconcertait les plus enthousiastes de ses disciples. Puis, les moins perspicaces avaient fini par s'apercevoir du ridicule de cette soi-disant Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire, de la fragilité du fil héréditaire, de l'enfantillage du fameux arbre généalogique, de l'ignorance, médicale et scientifique, profonde du Maître. N'importe, on se refusait, même dans l'intimité, à constater carrément les mécomptes. On avait des : "Peutêtre aurait-il dû...", des "Ne trouvez-vous pas qu'un peu moins de...", toutes les timides observations de lévites déçus, qui voudraient bien ne pas aller jusqu'au bout de leur désillusion. Il était dur de lâcher le drapeau ! Et les plus hardis n'allaient qu'à chuchoter qu'après tout Zola n'était pas le naturalisme et qu'on n'inventait pas l'étude de la vie réelle, après Balzac, Stendhal, Flaubert et les Goncourt ; mais personne n'osait l'écrire, cette hérésie. Pourtant, incoercible, l'écoeurement s'élargissait surtout devant l'exagération croissante des indécences, de la terminologie malpropre des Rougon-Macquart. En vain, excusait-on tout par ce principe émis dans une préface de Thérèse Raquin : Je ne sais si mon roman est moral ou immoral ; j'avoue que je ne me suis jamais inquiété de le rendre plus ou moins chaste. Ce que je sais, c'est que je n'ai jamais songé à y mettre les saletés qu'y découvrent les gens moraux ; c'est que j'en ai décrit chaque scène, même les plus fiévreuses, avec la seule curiosité du savant. On ne demandait pas mieux que de croire, et même quelques jeunes avaient, par le besoin d'exaspérer le bourgeois, exagéré la curiosité du savant. Mais il devenait impossible de se payer d'arguments : la sensation nette, irrésistible, venait à chacun, devant telle page des Rougon, non plus d'une brutalité de document, mais d'un violent parti pris d'obscénité. Alors, tandis que les uns attribuaient la chose à une maladie des bas organes de l'écrivain, à des manies de moine solitaire, les autres y voulaient voir le développement inconscient d'une boulimie de vente, une habileté instinctive du romancier, percevant que le gros de son succès d'éditions dépendait de ce fait, que "les imbéciles achètent les Rougon-Macquart, entraînés, non pas tant par leur qualité littéraire, que par la réputation de pornographie que la vox populi y a attachée". Or, il est bien vrai que Zola semble excessivement préoccupé (et ceux d'entre nous qui l'ont entendu causer ne l'ignorent pas) de la question de vente ; mais il est notoire aussi, qu'il a vécu de bonne heure à l'écart et qu'il a exagéré la continence, d'abord par nécessité, ensuite par principe. Jeune, il fut très pauvre, très timide, et la femme, qu'il n'a point connue à l'âge où l'on doit la connaître, le hante d'une vision évidemment fausse. Puis, le trouble d'équilibre qui résulte de sa maladie rénale contribue sans doute à l'inquiéter outre mesure de certaines fonctions, le pousse à grossir leur importance. Peut-être Charcot, M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 11 Séquence 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? Moreau (de Tours) et ces médecins de la Salpêtrière qui nous firent voir leurs coprolaliques pourraient-ils déterminer les symptômes de son mal... Et, à ces mobiles morbides, ne faut-il pas ajouter l'inquiétude, si fréquemment observée chez les misogynes, de même que chez les tout jeunes gens, qu'on ne nie leur compétence en matière d'amour ?... Quoi qu'il en soit, jusqu'en ces derniers temps encore, on se montrait indulgent ; les rumeurs craintives s'apaisaient devant une promesse : la Terre. Volontiers espérait-on la lutte du grand littérateur avec quelque haut problème, et qu'il se résoudrait à abandonner un sol épuisé. On aimait se représenter Zola vivant parmi les paysans, amassant des documents personnels, intimes, analysant patiemment des tempéraments de ruraux, recommençant enfin le superbe travail de l'Assommoir. L'espoir d'un chef-d'oeuvre tenait tout le monde en silence. Certes, le sujet simple et large promettait des révélations curieuses. La Terre a paru. La déception a été profonde et douloureuse. Non seulement l'observation est superficielle, les trucs démodés, la narration commune et dépourvue de caractéristiques, mais la note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie : le Maître est descendu au fond de l'immondice. Eh bien ! cela termine l'aventure. Nous répudions énergiquement cette imposture de la littérature véridique, cet effort vers la gauloiserie mixte d'un cerveau en mal de succès. Nous répudions ces bonshommes de rhétorique zoliste, ces silhouettes énormes, surhumaines et biscornues, dénuées de complication, jetées brutalement, en masses lourdes, dans des milieux aperçus au hasard des portières d'express. De cette dernière oeuvre du grand cerveau qui lança l'Assommoir sur le monde, de cette Terre bâtarde, nous nous éloignons résolument, mais non sans tristesse. Il nous poigne de repousser l'homme que nous avons trop fervemment aimé. Notre protestation est le cri de probité, le dictamen de conscience de jeunes hommes soucieux de défendre leurs oeuvres, – bonnes ou mauvaises, – contre une assimilation possible aux aberrations du Maître. Volontiers nous eussions attendu encore, mais désormais le temps n'est plus à nous : demain il serait trop tard. Nous sommes persuadés que la Terre n'est pas la défaillance éphémère du grand homme, mais le reliquat de compte d'une série de chutes, l'irrémédiable dépravation morbide d'un chaste. Nous n'attendons pas de lendemain aux Rougon : nous imaginons trop bien ce que vont être les romans sur les chemins de fer, sur l'armée, le fameux arbre généalogique tend ses bras d'infirme sans fruits désormais. Maintenant, qu'il soit bien dit une fois de plus que, dans cette protestation, aucune hostilité ne nous anime. Il nous aurait été doux de voir le grand homme poursuivre paisiblement sa carrière. La décadence même de son talent n'est pas le motif qui nous guide, c'est l'anomalie compromettante de cette décadence. Il est des compromissions impossibles : le titre de naturaliste, spontanément accolé à tout livre puisé dans la réalité, ne peut plus nous convenir. Nous ferions bravement face à toute persécution pour défendre une cause juste ; nous refusons de participer à une dégénérescence inavouable. C'est le malheur des hommes qui représentent une doctrine, qu'il devient impossible de les épargner le jour où ils compromettent cette doctrine. Puis, que ne pourrait-on dire à Zola, qui a donné tant d'exemples de franchise, même brutale ? N'a-t-il pas chanté le struggle for life, et le struggle sous sa forme niaise, incompatible avec les instincts d'une haute race, le struggle autorisant les attaques violentes ? "Je suis une force", criait-il, écrasant amis et ennemis, bouchant aux survenants la brèche qu'il avait lui-même ouverte. Pour nous, nous repoussons l'idée d'irrespect, pleins d'admiration pour le talent immense qu'a souvent déployé l'homme. Mais est-ce notre faute si la formule célèbre : "un coin de nature vu à travers un tempérament" se transforme, à l'égard de Zola, en "un coin de nature vu à travers un sensorium morbide", et si nous avons le devoir de porter la hache dans ses oeuvres ? Il faut que le jugement public fasse balle sur la Terre, et ne s'éparpille pas, en décharge de petit plomb, sur les livres sincères de demain. Il est nécessaire que, de toute la force de notre jeunesse laborieuse, de toute la loyauté de notre conscience artistique, nous adoptions une tenue et une dignité, en face d'une littérature sans noblesse, que nous protestions au nom d'ambitions saines et viriles, au nom de notre culte, de notre amour profond, de notre suprême respect pour l'Art ! Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte, Gustave Guiches, Le Figaro, 18 août 1887. M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 12 Séquence 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? Dans ce roman, Zola évoque, de manière «naturaliste» le monde de la paysannerie. Les violences et les crimes se succèdent avec un seul but : la possession de la terre, source de richesse et de pouvoir. Dans cet extrait, Buteau assassine son propre père, avec la complicité de son épouse, afin d’éliminer le vieil homme devenu sénile, témoin d’un meurtre commis par son fils et dernier obstacle pour l’obtention de l’héritage que convoite ce dernier. « Si on le brûlait », murmura Lise. Buteau, soulagé, respira fortement. « C’est ça, nous dirons qu’il s’est allumé lui-même. » Puis, la pensée des titres lui étant venue, il tapa des mains, tout son visage s’éclaira d’un rire triomphant. « Ah ! nom de Dieu ! ça va, on leur fera croire qu’il a flambé les papiers avec lui… Pas de compte à rendre ! » Tout de suite, il courut chercher la chandelle. Mais elle, qui avait peur de mettre le feu, ne voulut pas d’abord qu’il l’approchât du lit. Des liens de paille se trouvaient dans un coin, derrière les betteraves ; elle en prit un, elle l’enflamma, commença par griller les cheveux et la barbe du père, très longue, toute blanche. Ça sentait la graisse répandue, ça crépitait, avec de petites flammes jaunes. Soudain, ils se rejetèrent en arrière, béants, comme si une main froide les avait tirés par les cheveux. Dans l’abominable souffrance des brûlures, le père, mal étouffé, venait d’ouvrir les yeux, et ce masque atroce, noir, au grand nez cassé, à la barbe incendiée, les regardait. Il eut une affreuse expression de douleur et de haine. Puis, toute sa face se disloqua, il mourut. Affolé déjà, Buteau poussa un rugissement de fureur, lorsqu’il entendit éclater des sanglots à la porte. C’étaient les deux petits, Laure et Jules, en chemise, réveillés par le bruit, attirés par cette grosse clarté, dans cette chambre ouverte. Ils avaient vu, ils hurlaient d’effroi. « Nom de Dieu de vermines ! cria Buteau en se précipitant sur eux, si vous bavardez, je vous étrangle… V’la pour vous souvenir ! » D’une paire de gifles, il les avait jetés par terre. Emile Zola, La Terre, 1887. D’une voix fluette, le jeune homme brun aux traits fins et à la haute taille, exprime avec difficulté devant la cour d’assises de Seine-Maritime ses relations conflictuelles avec son père agriculteur. Éric D., trente ans, toujours à la tête de l’exploitation familiale de cent hectares, comparait libre depuis hier devant la juridiction criminelle à Rouen (lire notre édition du lundi 3 mars). L’ingénieur passionné d’apiculture est accusé du meurtre de son père Hubert, à qui il assené plusieurs coups de crosse mortels en septembre 1999 dans la ferme de Saint-A-sur-C. À l’époque des faits, il règne depuis des mois la plus grande tension au sein de la famille. Le patriarche vit reclus au rez-de-chaussée, sa femme partageant d’autres pièces de la maison avec ses enfants. M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 13 Séquence 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? «Si tu ne changes pas, je pars, je déménage et je garde deux ans de salaire», lance Éric à son père dans la nuit du 10 au 11 septembre 1999. Depuis un an, il a pris la tête de l’exploitation, et ne cesse de se heurter au patriarche, qui n’apprécie pas ses méthodes et veut même lui retirer le bail des terres. Il tape «comme un fou» Ce soir-là, l’explication tourne court. Hubert D., après avoir saisi sa carabine, et l’avoir chargée d’une cartouche, menace ensuite son fils. Ensuite, Éric D. reconnaît avoir «tapé comme un fou», sans savoir exactement combien de fois, sur la tête de son père, qui va s’écrouler et décéder. Ce dramatique épisode se produit au paroxysme d’une crise familiale, émaillée de multiples incidents au cours des mois qui précèdent. Rien ne va plus pour le chef de famille affaibli par le diabète et acariâtre. Au point que sa fille A. achète en juillet 1999 une ferme à Saint-M-de-F, à l’aide d’un faux document où elle imite la signature de son père. Car elle envisage d’y emménager en indivision avec Éric. Il est même question que le reste de la famille s’y installe pour échapper à la vindicte d’Hubert D.. Le plus jeune des fils, François, en est également victime. Parce qu’il s’est interposé lors d’une altercation entre son père et Éric, à propos de la récolte de lin au mois d’août, Hubert D. lui refuse la petite maison et les quelques hectares qu’il lui avait pourtant promis. Face à la cour, le solide gaillard de deux mètres doit répondre des délits de «recel de cadavre» et «modification de l’état des lieux d’une crime». «Mieux traité par des étrangers» François a en effet aidé son frère Éric à transporter le corps de leur père dans un bois, afin de faire croire à un accident de braconnage. Un bois qu’Hubert D. venait d’acquérir avec un ami à Saint-A., pour s’y livrer à sa passion de la chasse. Se sentant mal aimé, introverti et travailleur, Éric D. affirme depuis toujours n’avoir pas voulu tuer son père. Ce père dont le comportement dur envers lui ne l’aurait jamais choqué, jusqu’à ce qu’il se retrouve maître d’internat, pendant ses études, et réalise qu’il était «mieux traité par des étrangers...». Le verdict est attendu ce soir. Véronique Baud, Paris-Normandie, 5 mars 2003. Mais le corps du docteur s'engourdit à peine une heure ou deux dans l'agitation d'un sommeil troublé. Quand il se réveilla, dans l'obscurité de sa chambre chaude et fermée, il ressentit, avant même que la pensée se fût rallumée en lui, cette oppression douloureuse, ce malaise de l'âme que laisse en nous le chagrin sur lequel on a dormi. Il semble que le malheur, dont le choc nous a seulement heurté la veille, se soit glissé, durant notre repos, dans notre chair elle-même, qu'il meurtrit et fatigue comme une fièvre. Brusquement le souvenir lui revint, et il s'assit dans son lit. Alors il recommença lentement, un à un, tous les raisonnements qui avaient torturé son coeur sur la jetée pendant que criaient les sirènes. Plus il songeait, moins il doutait. Il se sentait traîné par sa logique, comme par une main qui attire et étrangle, vers l'intolérable certitude. Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait. Il se leva pour ouvrir sa fenêtre et respirer, et, quand il fut debout, un bruit léger lui parvint à travers le mur. Jean dormait tranquille et ronflait doucement. Il dormait, lui ! Il n'avait rien pressenti, rien deviné ! Un homme qui avait connu leur mère lui laissait toute sa fortune. Il prenait l'argent, trouvant cela juste et naturel. Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que son frère haletait de souffrance et de détresse. Et une colère se levait en lui contre ce ronfleur insouciant et content. La veille, il eût frappé contre sa porte, serait entré, et, assis près du lit, lui aurait dit dans l'effarement de son réveil subit : «Jean, tu ne dois pas garder ce legs qui pourrait demain faire suspecter notre mère et la déshonorer.» Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler, il ne pouvait pas dire à Jean qu'il ne le croyait point le fils de leur père. Il fallait à présent garder, enterrer en lui cette honte découverte par lui, cacher à tous la tache aperçue, et que personne ne devait découvrir, pas même son frère, surtout son frère. Il ne songeait plus guère maintenant au vain respect de l'opinion publique. Il aurait voulu que tout le monde accusât sa mère pourvu qu'il la sût innocente, lui, lui seul ! Comment pourrait-il supporter de vivre M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 14 Séquence 4 : Pierre et Jean, le mal de mère ? près d'elle, tous les jours, et de croire, en la regardant, qu'elle avait enfanté son frère de la caresse d'un étranger ? Comme elle était calme et sereine pourtant, comme elle paraissait sûre d'elle ! Etait-il possible qu'une femme comme elle, d'une âme pure et d'un coeur droit, pût tomber, entraînée par la passion, sans que, plus tard, rien n'apparût de ses remords, des souvenirs de sa conscience troublée ? Ah ! les remords ! les remords ! ils avaient dû, jadis, dans les premiers temps, la torturer, puis ils s'étaient effacés, comme tout s'efface. Certes, elle avait pleuré sa faute, et, peu à peu, l'avait presque oubliée. Est-ce que toutes les femmes, toutes, n'ont pas cette faculté d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaître à peine, après quelques années, l'homme à qui elles ont donné leur bouche et tout leur corps à baiser ? Le baiser frappe comme la foudre, l'amour passe comme un orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence ainsi qu'avant. Se souvient-on d'un nuage ? Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa chambre ! Cette maison, la maison de son père l'écrasait. Il sentait peser le toit sur sa tête et les murs l'étouffer. Et comme il avait très soif, il alluma sa bougie afin d'aller boire un verre d'eau fraîche au filtre de la cuisine. Il descendit les deux étages, puis, comme il remontait avec la carafe pleine, il s'assit en chemise sur une marche de l'escalier où circulait un courant d'air, et il but, sans verre, par longues gorgées, comme un coureur essoufflé. Quand il eut cessé de remuer, le silence de cette demeure l'émut ; puis, un à un, il en distingua les moindres bruits. Ce fut d'abord l'horloge de la salle à manger dont le battement lui paraissait grandir de seconde en seconde. Puis il entendit de nouveau un ronflement, un ronflement de vieux, court, pénible et dur, celui de son père sans aucun doute ; et il fut crispé par cette idée, comme si elle venait seulement de jaillir en lui, que ces deux hommes qui ronflaient dans ce même logis, le père et le fils, n'étaient rien l'un à l'autre ! Aucun lien, même le plus léger, ne les unissait, et ils ne le savaient pas ! Ils se parlaient avec tendresse, ils s'embrassaient, se réjouissaient et s'attendrissaient ensemble des mêmes choses, comme si le même sang eût coulé dans leurs veines. Et deux personnes nées aux deux extrémités du monde ne pouvaient pas être plus étrangères l'une à l'autre que ce père et que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un mensonge avait grandi entre eux. C'était un mensonge qui faisait cet amour paternel et cet amour filial, un mensonge impossible à dévoiler et que personne ne connaîtrait jamais que lui, le vrai fils. Pourtant, pourtant, s'il se trompait ? Comment le savoir ? Ah ! si une ressemblance, même légère, pouvait exister entre son père et Jean, une de ces ressemblances mystérieuses qui vont de l'aïeul aux arrière-petits-fils, montrant que toute une race descend directement du même baiser. Il aurait fallu si peu de chose, à lui médecin, pour reconnaître cela, la forme de la mâchoire, la courbure du nez, l'écartement des yeux, la nature des dents ou des poils, moins encore, un geste, une habitude, une manière d'être, un goût transmis, un signe quelconque bien caractéristique pour un oeil exercé. Il cherchait et ne se rappelait rien, non, rien. Mais il avait mal regardé, mal observé, n'ayant aucune raison pour découvrir ces imperceptibles indications. Il se leva pour rentrer dans sa chambre et se mit à monter l'escalier, à pas lents, songeant toujours. En passant devant la porte de son frère, il s'arrêta net, la main tendue pour l'ouvrir. Un désir impérieux venait de surgir en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder longuement, de le surprendre pendant le sommeil, pendant que la figure apaisée, que les traits détendus se reposent, que toute la grimace de la vie a disparu. Il saisirait ainsi le secret dormant de sa physionomie ; et si quelque ressemblance existait, appréciable, elle ne lui échapperait pas. Mais si Jean s'éveillait, que dirait-il ? Comment expliquer cette visite ? Il demeurait debout, les doigts crispés sur la serrure et cherchant une raison, un prétexte. Il se rappela tout à coup que, huit jours plus tôt, il avait prêté à son frère une fiole de laudanum pour calmer une rage de dents. Il pouvait lui-même souffrir, cette nuit-là, et venir réclamer sa drogue. Donc il entra, mais d'un pied furtif, comme un voleur. Jean, la bouche entrouverte, dormait d'un sommeil animal et profond. Sa barbe et ses cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le linge blanc. Il ne s'éveilla point, mais il cessa de ronfler. Pierre, penché vers lui, le contemplait d'un oeil avide. Non, ce jeune homme-là ne ressemblait pas à Roland ; et, pour la seconde fois, s'éveilla dans son esprit le souvenir du petit portrait disparu de Maréchal. Il fallait qu'il le trouvât ! En le voyant, peut-être, il ne douterait plus. Guy de Maupassant, Pierre et Jean, chapitre 5 (extrait), 1888. M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 15