Le 19 décembre 1946 éclata la guerre du Vietnam

Transcription

Le 19 décembre 1946 éclata la guerre du Vietnam
Enfant soldat
Mon plus grand rêve, c’est de devenir soldat. Je les trouve
tellement courageux, et tellement élégants dans leur uniforme !
Un jour que je marche dans la rue, je tombe en arrêt : devant
moi, un garçon de mon âge, en tenue militaire !
Je cours vers lui :
— Eh, toi ! Où est-ce que tu as pris cet uniforme ?
— Je ne l’ai pas pris, c’est ma tenue !
— Tu es soldat ? À ton âge ? C’est pas possible !
— Sûr, a-t-il répondu, fier comme un coq. Actuellement je suis
en permission pour les vacances scolaires, mais sinon, je suis à
l’École des Enfants de Troupe de Dalat.
— L’École des Enfants de Troupe de Dalat !!! Une école pour
des enfants soldats !!! C’est pas croyable ! Tu crois que je pourrai
y aller, moi aussi ? Qu’est-ce que je dois faire ?
— Tu peux toujours essayer. L’armée passe une fois par an dans
les lycées et demande des volontaires pour aller aux Enfants de
Troupe. Tu n’as qu’à lever la main. Après, on te convoquera pour
un examen de passage. Si tu es pris, on va demander à ta mère
d’être d’accord. Mais je te préviens : l’examen, c’est rien, la vie
est dure, là-bas, fini de s’amuser !
— Tu me prends pour qui ? Je suis pas une femmelette, moi !
Tout le monde me connaît dans le quartier, mon vieux !
— Comment tu t’appelles ?
— Revue. Et toi ?
— Helligers.
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En rentrant à la maison, je raconte à ma mère la rencontre avec
Helligers et je la supplie de me laisser aller à Dalat. Elle ne veut
même pas en entendre parler. Quand j’insiste, elle s’énerve.
Quelques mois plus tard, un officier se présente au lycée pour
chercher de nouvelles recrues. Je lève aussitôt la main. Quand ma
mère apprend ça, elle est furieuse : « Tu n’es qu’un ingrat ! Je
travaille dur tous les jours pour vous nourrir, ton père n’est plus là
pour m’aider, et toi, pour me remercier, tu ne penses qu’à partir !
Qu’est-ce que j’ai fait à nos ancêtres pour avoir un fils aussi mal
élevé ! ». Malgré ses lamentations, chaque jour je reviens à la
charge, je l’assiège de nouveaux arguments : je vais devenir fort
comme un dieu et je pourrai protéger la famille, je vais gagner une
solde et elle deviendra riche, je vais manger trois fois pas jour…
Peut-être est-ce ce dernier argument qui finit par la convaincre,
car de guerre lasse, un jour, elle baisse les armes. Je hurle de
bonheur.
Quelques temps plus tard, je suis convoqué pour l’examen de
passage. Je bombe le torse : Helligers m’a prévenu, pas de place
pour les mauviettes à l’école de Dalat ! Je dois montrer que je suis
un dur. Mes muscles sont tendus comme la corde d’un arc. En
arrivant, je me fais tout de suite remarquer. Je me mets à cogner
un garçon qui s’appelle Louis Dafonseca : il m’a regardé de
travers. Un soldat doit nous séparer.
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Les résultats ne tardent pas à tomber : je suis pris. Mon rêve va
se réaliser, je vais devenir soldat ! Je sens mon cœur exploser dans
ma poitrine. Les nouvelles recrues sont convoquées à la base
militaire de Hanoï, où un avion doit nous emmener à l’École des
Enfants de Troupe. Je suis tellement excité que je passe une nuit
blanche. Mais en même temps, je ne peux pas m’empêcher de
m’en vouloir : j’ai vu ma mère cacher des larmes. D’un côté je
n’arrive pas à croire à ma chance, et de l’autre je suis
malheureux : que va devenir ma famille sans moi ?
Le jour de mon arrivée à Dalat, les élèves
m’impressionnent beaucoup : ils ont une allure virile et ils sont
tous très musclés. Est-ce que je vais être à la hauteur ? Moi, je suis
tellement maigre que j’ai droit à un casse-croûte supplémentaire à
l’heure du goûter. Ici, les bagarres, ça doit être autre chose
qu’avec les gringalets de la rue du Grand Bouddha... Au début, je
me sens complètement perdu, j’ai l’impression d’être tombé dans
un autre monde. Même pour leur parler, c’est compliqué : ils ont
un drôle de langage à eux, que j’ai du mal à comprendre. ce n’est
ni vraiment du vietnamien, ni non plus du français. Le premier
soir, à l’heure du repas, je me retrouve tout seul au milieu de mes
compagnons, devant ma soupe. Tout autour de moi, c’est le
brouhaha, mais je n’entends rien : je pense à ma famille. Qu’est-ce
qu’ils sont en train de faire ? Ils doivent être autour de la table eux
aussi, ensemble. Sans moi. Ma mère me manque. Je me sens
abandonné. À moins que ce ne soit moi qui les ai abandonnés.
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Photo de classe des enfants de troupe de Dalat
« Le jour de mon arrivée
m’impressionnent beaucoup »
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à
Dalat,
les
élèves
Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir partir ?J’ai une grosse boule
dans la gorge. Je me retiens, je ne veux pas montrer aux autres que
je suis un bébé. Quand j’avale ma première gorgée de soupe, les
larmes commencent à couler malgré moi. Bientôt, je ne peux plus
me retenir. Je me cache pour pleurer en silence, les larmes
tombent dans ma soupe, je ne peux plus rien avaler.
Dès les premiers jours, plusieurs élèves viennent me chercher
noise. Ils sont vraiment forts, j’ai très peur — non pas de me faire
casser la figure, ça j’ai l’habitude, mais plutôt d’être déshonoré :
j’ai une réputation à tenir, je suis un dur de la rue du Grand
Bouddha ! Alors je décide de ne pas me laisser marcher sur les
pieds, mais pas n’importe comment : je vais moi-même les
provoquer un à un en combat, en commençant par les moins
costauds. C’est ainsi que, dans l’ordre, je me bats avec Henri
Fauris, Pierre Gagneron, Edmond Chapuis, Jean Vippens, Louis
Dafonseca, et ainsi de suite. À chaque fois, je sors vainqueur. De
cette façon, je réussis à faire parler de moi, à grimper dans la
hiérarchie de notre groupe et à me faire respecter. Cependant, pour
garder ma réputation, il faut que je m’entraîne : tous les soirs, je
pratique de la musculation jusque tard dans la nuit ; les weekends,
je fais de la boxe. Le matin, en classe, je suis complètement épuisé
par le manque de sommeil. À la cantine, on mange rarement à
notre faim, mais pour moi c’est encore pire avec l’entraînement
intensif que je m’impose. Aujourd’hui, quand je me souviens de
ce qu’on nous servait alors qu’on était des garçons en pleine
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croissance, je me demande souvent ce qu’est devenu le crédit que
le gouvernement français avait alloué à l’école pour la nourriture.
L’école est sous le commandement du lieutenant Leloup. C’est
un officier redoutable de la Légion Étrangère, on a tous très peur
de lui. Il nous traite comme de vrais légionnaires : il peut nous
faire faire des marches forcées de vingt à trente kilomètres sous un
soleil de plomb, et les récalcitrants, il les enferme en prison avec
du pain sec et de l’eau. Quand l’école de Dalat sera transférée en
1954 à Cap-Saint-Jacques, c’est lui qui y créera une section
disciplinaire pour mater les têtes dures.
La devise de l’établissement, c’est : « s’instruire pour servir ».
En vérité, les plupart des militaires qui nous encadrent sont issus
des troupes coloniales : ils ont été reconnus pour leurs faits
d’arme, leur attitude militaire irréprochable, mais ils ont un niveau
de culture peu élevé, pour ne pas dire nul. Une fois par exemple,
pendant l’étude, je suis allé voir un caporal d’origine antillaise,
pour lui demander de m’expliquer la différence entre le passé
simple et le passé composé. Il a cru que je me fichais de lui, il m’a
donné un grand coup de pied aux fesses en me répondant :
« imbécile, ça s’apprend par cœur, ça ne s’explique pas ! »
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