la gestion d`une situation de crise à l`école

Transcription

la gestion d`une situation de crise à l`école
RESUMÉ
Les psychologues scolaires sont de plus en plus souvent sollicités pour
intervenir dans des situations de crise à l'école.
Le problème est, la plupart du temps, posé en ces ternies: un enfant
présente des troubles du caractère et du comportement et perturbe le
fonctionnement de la classe, voire de l'école ; avec en filigrane, une
demande implicite ou explicite d'orientation vers une structure spécialisée.
Nous préférerons le terme de crise, plus proche des situations que nous
LA GESTION D'UNE
SITUATION DE
CRISE À L'ÉCOLE :
APPROCHE
SYSTÉMIQUE
sommes amenés à démêler, malgré les pressions de toutes sortes pour
inscrire les problèmes dans l'enfant lui-même et dégager l'institution
scolaire de sa propre introspection et de la recherche des modalités
interactionnelles sous-jacentes à ce genre de situation.
Mots-clés : enfant, comportement, crise,
approche systémique.
Dominique GUICHARD*
ABSTRACT
The school psychologists are more and more often solicited to intervene
in school crises. The problem, most of the time, is stated in these terms :
a child shows personality and behavior disorders and disturbs the class's
(or even the school's) functioning with an implicit request : the child
should be sent to a specialized institution.
We prefer using the term « crisis », closer to the situations that we have to
sort out, in spite all kinds of pressure to attribute the problems to the
* Psychologue scolaire chargé de
cours à l’Université F. Rabelais à
Tours, département de Psychologie et
à l’Institut de Psychologie de
l’Université L. Lumière, Lyon 2
child itself and to relieve the school institution of its own introspection
and analysis of all sorts of interactions underlying this kind of situation.
Key-words: child, behavior, crisis, systemic approach.
Psychologie & Éducation n° 54, pp. 59-74, 2003
L
es psychologues scolaires sont de plus en plus souvent sollicités pour intervenir dans
des situations de crise à l'école. Le problème est, la plupart du temps, posé en ces
termes : un enfant présente des troubles du caractère et du comportement et perturbe
le fonctionnement de la classe, voire de l'école, avec en filigrane, une demande
implicite ou explicite d'orientation vers une structure spécialisée.
En 1974, J. de Ajuriaguerra attirait déjà l'attention sur le risque que représente le fait
d'utiliser ces termes de « troubles du comportement » ou « enfants caractériels » ou même «
enfants difficiles », qui ont vu le jour dans les années cinquante.
Dans son manuel de psychiatrie de l'enfant, il écrit : « l'isolation de groupes d'enfants
souffrant de « troubles du caractère et du comportement » a des avantages pratiques mais n'en
présente pas moins des inconvénients évidents ... II s'agit souvent d'une solution de facilité ... Le
grand danger réside dans la tendance à se satisfaire d'un tel diagnostic sans s'occuper de la dynamique
conflictuelle toujours présente ... », ces enfants risquant « d'être définitivement marqués, alors que
leur avenir est loin d'être toujours compromis ».
Nous préférerons le terme de crise, plus proche des situations que nous sommes amenés à
démêler, malgré les pressions de toutes sortes pour inscrire les problèmes dans l'enfant luimême et dégager l'institution scolaire de sa propre introspection et de la recherche des
modalités interactionnelles sous-jacentes à ce genre de situation.
En effet, qu'est-ce qu'une situation de crise ?
:
Philippe Mazet considère la crise sur un plan théorique en posant trois ordres de principes
-systématique : utilisant le concept de système, donc d'ensemble formé d'éléments, ce qui
renvoie aux notions de complémentarité, mais aussi d'antagonisme, aux notions
d'organisation et de désorganisation ;
- cybernétique : utilisant la notion de rétroaction régulatrice, laquelle maintient la stabilité et
la constance du système. En l'absence de rétroaction adéquate, c'est la désorganisation et
la ruée désintégrative (runaway) ;
- néguentropique : utilisant la notion de tendance à l'ordre (c'est le contraire du principe de
l'entropie, laquelle souligne la tendance au désordre).
Philippe Mazet souligne ainsi les notions d'ordre et de désordre de tout système vivant,
d'organisation et de réorganisation évolutives.
Sur un plan clinique, moins abstrait, deux caractéristiques générales de la
crise peuvent être dégagées :
-
-
la notion de déséquilibre temporaire, de changement, remettant en question
l'équilibre normal ou pathologique du sujet ; mais aussi la notion d'évolution
ouverte, variable, de retour à l'état antérieur, de réorganisation positive;
la notion de processus temporel avec une succession de deux temps: celui de
l'incertitude d'abord, de l'indécision, de l'angoisse, du sentiment de rupture, de celui
d'être submergé, sans appui, de ne pouvoir faire face seul à la situation ; puis le
temps de la résolution de la crise, du choix, de l'aboutissement, du dénouement
heureux ou malheureux de celle-ci. Cette dimension évolutive, positive
éventuellement, est à rechercher.
1
État donc de bouleversement, de déséquilibre, à évolution ouverte, la crise n'est pas la
catastrophe. La crise la précède éventuellement et alors l'annonce. Elle peut l'engendrer
mais aussi la prévenir, à condition de la situer toujours dans son contexte.
Bien sûr, nous ne pouvons pas nier que les enfants qui sont au centre de ces moments
de crise sont des enfants qui ont de bonnes raisons d'être agressifs au regard de leur
situation personnelle ou familiale. En effet, l'agression physique de la part d'un enfant ou
d'un adolescent peut résulter de la combinaison d'une forte agitation et d'une frustration
sévère, et les cas les plus sévères sont ceux d'enfants qui souffrent d'une agressivité
profondément enracinée remontant à un rejet parental précoce avec frustration grave.
Cependant, si on regarde avec attention le déroulement de la scolarité de ces enfants, on
s'aperçoit la plupart du temps que l'élève avait, certes, les années précédentes ou en début
d'année scolaire, quelques problèmes de discipline, mais que ceux-ci ont pris une dimension « catastrophique » à la suite d'un événement que l'on cherche à rattacher à l'histoire
familiale ou personnelle récente de l'enfant; mais qui, si l'on est un tant soit peu perspicace,
s'est déroulé dans l'école et dont on cherche à minimiser les effets, tout au moins dans un
premier temps. En tout cas, l'école ne se pose pas la question de l'opportunité de ses
réponses.
Patricia McCulloch, dans son article Reconnaissance et partage, propose de considérer les
problèmes là où ils se présentent à l'école et d'examiner les facteurs qui, à l'intérieur de ce
système, peuvent contribuer à leur développement, mais aussi les ressources pouvant
contribuer à leur dégagement.
Citant Grégoire Évéquoz qui différencie les problèmes (impasses dans lesquelles on
s'est engagé en tentant de résoudre) des difficultés (conditions gênantes que l'on surmonte
par des actions de bon sens et qui, la plupart du temps n'admettent aucune solution),
l'auteur propose l'idée que « quels que soient les problèmes réels ou supposés de la famille pouvant
avoir un effet sur l'enfant et sa scolarité, il est toujours pertinent d'un point de vue théorique et utile d’un point de
vue pragmatique de considérer un problème scolaire dans le contexte où il se manifeste en priorité - à l'école -, et de
chercher des solutions à ce problème dans ce contexte, quelles que soient les mesures thérapeutiques prises ou non
par ailleurs ». (P. McCulloch, 1994 : 110).
Elle propose l'hypothèse selon laquelle les comportements manifestes (ici les troubles de la
conduite et du comportement) ont davantage à faire avec les pairs qu'avec les adultes, et que
tous, d'une manière ou d'une autre, visent à masquer une situation d'échec ou de souffrance que
l'enfant précisément veut cacher aux autres élèves de l'école ou de sa classe. L'enseignant, de par
sa fonction, étant « officiellement » au courant.
Nous proposons, dans cet article, une variante de la technique décrite par Patricia McCulloch
sur la reconnaissance et le partage des difficultés d'un enfant face à des problèmes personnels et
développant des attitudes de masquage à travers des conduites agressives.
Dans son article, Patricia McCulloch élabore une méthodologie d'intervention visant à «
démasquer » les comportements problématiques en donnant des indications à l'enseignant de la
classe.
Pour notre part, nous prendrons le parti de faire appel plus directement à l'intervention du
psychologue scolaire à travers des échanges avec les élèves de toutes les classes de l'école, sous la
forme de dialogues, questions/réponses ou de mises en scènes psychodramatiques.
2
Pour cela, nous allons partir d'un exemple concret dont nous détaillerons toute la procédure
et tirerons les conclusions qui s'imposent.
É TUDE D'UNE SITUATION DE CRISE
Kévin, élève de cours élémentaire 2e année d'une école de centre ville est signalé au Réseau
d'aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED) un mois après la rentrée scolaire en ces
termes:
« Kévin est un enfant placé. II a de gros problèmes de comportement (à l'extérieur de la classe). II refuse de
travailler avec le groupe classe. II peut réussir en étant pris individuellement. »
Nous rencontrons l'enseignante qui se montre plus explicite :
« Kévin présente de sérieux problèmes de comportement à l'extérieur de la classe, en particulier sur le temps des
inter classes (cantine et recréation) et dans la classe. Si vous êtes à côté de lui, ça se passe à peu près correctement,
en individuel. La classe, il ne connaît pas. Si je dis « ouvrez vos livres », il n'ouvre pas le sien. Si je dis
« Kévin, ouvre ton livre », il l'ouvre.
Ses évaluations de CE2 ne sont pas trop mauvaises. Mais il n' y a pas de bons éléments dans la classe.
Je le signale uniquement sur le plan du comportement. »
Un bilan pédagogique est proposé pour se faire une idée du comportement scolaire de
Kévin. Il est réalisé par l’enseignante du RASED. Kévin travaille avec calme. Il est très à
l'aise, mettant en évidence ses réussites et parlant spontanément de ses difficultés. Les
épreuves proposées sont réussies conformément à sa classe d'âge. La lecture est bien
maîtrisée et comprise, aucune erreur de transcription par rapport à l'orthographe n'est
identifiée. Les trois opérations : addition, soustraction et multiplication sont acquises, tant
au point de vue du sens que de la technique. Les épreuves échouées aux évaluations
nationales sont réussies sans difficulté dans ce contexte.
Il commente: « j'avais pas lu, j'ai mis n'importe quoi, ça va plus vite, c'est plus facile ». Lorsque
l'enseignante spécialisée l'interroge sur son comportement en récréation, il répond : « Les
autres, y me cherchent, ils me disent pauvre con, sale bâtard. Alors je donne des coups de pied, des claques,
des coups de poings. Faut pas me bagarrer parce que je vais avoir plein d'histoires et je vais être renvoyé. Je
sais que si ça continue comme ça, je vais être renvoyé. Le directeur me l'avait dit l'an dernier. »
Un rendez-vous est pris avec la psychologue du foyer de l'aide sociale à l'enfance où
Kévin est hébergé. Elle nous dit que Kévin pose des problèmes de comportement au foyer
et qu'elle le rencontre régulièrement afin de voir si une relation psychothérapique pourrait
être engagée avec lui dans le cadre d'une consultation médico-psychologique.
Quelques jours après, l'inspection départementale de l'Éducation nationale reçoit un
appel de la directrice de l'école, signalant que Kévin est ingérable. Les autres enfants se
plaignent, ainsi que leurs parents. Kévin a des réactions incontrôlables. L'enseignant, qui
remplace l'institutrice titulaire actuellement en stage, ne plaît pas aux parents d'élèves. La
directrice est elle-même en stage. L'inspecteur de l'Éducation nationale propose que
l'équipe éducative se réunisse deux jours plus tard. La directrice montre alors les dix lettres
3
de parents d'élèves qu'elle a reçues. Elles sont très virulentes et font toutes état de plaintes
au sujet du comportement de Kévin.
Les parents parlent de coups de pieds et de poings dans le ventre, d'insultes et de crachats.
« Un enfant, il y a quelques jours, a été roué de coups par Kévin à la sortie de la classe. Il a une
petite plaie à la tête, mais il n'a pas été fait de certificat médical. Les enfants se seraient mis à parler,
les parents en ont parlé entre eux. D'après eux, cette situation dure depuis l'année dernière, mais les
enfants ne parlaient pas. Kévin aurait un couteau sur lui. Les enfants ont peur de lui. Les parents ont
peur de lui. »
La directrice rappelle qu'elle doit assurer la sécurité des élèves de l'école. Quelles mesures
prendre pour répondre à l'inquiétude des parents et dans l'intérêt de Kévin ?
Les enseignants disent que l'attitude de Kévin est tout à fait correcte en classe, qu'il est
réceptif, qu'il fait le travail, qu'il ne rechigne pas sur le travail, même lorsque la classe fait une
sortie pour une activité hors de l'école. Par contre, dans la cour de récréation et à la cantine, on
ne peut pas le lâcher, il tape sur les autres.
La directrice le prend souvent à part pour le soustraire de ces situations conflictuelles. Il est
alors calme et apaisé. Mais cela ne résout pas le problème.
Le psychologue scolaire émet l'idée qu'il existe probablement des interactions entre les élèves
pouvant induire ces accès d'agressivité.
Les enseignants répondent que c'est un comportement complètement « gratuit ».
« Il va foutre une baffe à un gamin qui n'a pas pu le provoquer. Manifestement, celle année il a de
gros problèmes parce qu'il « pète les plombs ». On comprend que les parents soient inquiets. Des
parents ont téléphoné à l'inspecteur d'académie »
La psychologue et la directrice du foyer parlent de la situation familiale de Kévin et des
conditions de son placement éducatif en foyer. Actuellement, il ne va pas bien. Il pensait qu'il
retournerait à la maison, mais ça ne s'est pas fait. II le réclame à cor et à cri. Son frère a regagné
le domicile familial. Kévin vit cela comme une injustice et le dit. Kévin a besoin d'une écoute.
Celle-ci a été mise en place dans le cadre de l'établissement.
Le psychologue scolaire rappelle ce qu'il a dit précédemment, c'est-à-dire qu'il existe
probablement des phénomènes d'interactions entre les élèves avec des provocations très
discrètes ou difficilement perceptibles par les enseignants. Mais qu'il n'existe pas de
comportement « gratuit ». Les enseignants répondent qu'on ne peut pas mettre un surveillant
spécialement pour Kévin. Les parents réclament son exclusion. Pour eux, il serait mieux dans
une institution spécialisée.
En réponse à ces inquiétudes, la directrice du foyer de l'enfance propose que Kévin ne
mange plus à la cantine et réintègre le foyer le midi pendant un certain temps. On évaluera
alors les résultats obtenus. D'autre part, il ne faut pas chercher le rapport de force avec les
parents d'élèves, il faut les impliquer et leur expliquer.
4
En conclusion : il faut améliorer le comportement de Kévin et désamorcer la plainte des
parents. Pour cela, une réunion exceptionnelle du conseil d'école est convoquée pour le
lendemain.
Au cours de la réunion, les mesures proposées par l'équipe éducative sont exposées. Les
parents élus transmettent les dires des parents d'élèves concernés par les agressions et précisent
qu'ils ne sont pas partisans d'une exclusion de Kévin, mais cherchent les réponses les plus
adaptées pour rassurer les parents et prévenir les comportements de violence constatés.
L'inspecteur rappelle le rôle de l'institution scolaire, précise que les mesures proposées par
l'équipe éducative lui paraissent convenir. En réponse à l'inquiétude des enseignants, quant au
comportement de l'élève durant les instants passés hors classe, il est d'accord pour que l'enfant
reste présent à côté de l'enseignant responsable, durant les sorties de la classe, et que son
passage aux toilettes soit cadré. Il conseille un protocole d'activités précis pour les récréations
en ce qui concerne cet enfant. En cas de manquements répétés aux consignes, il sera confié à
un enseignant en dehors de la cour.
Il souligne toutefois qu'il faut arrêter la spirale qui fait de cet enfant le bouc émissaire.
Kévin est mieux à l'école qu'en établissement spécialisé. L'exclusion d'un enfant se justifie dans
le cas de faits graves et répétés. On a un mois d'observation avec des objectifs éducatifs à
réunir. S'il n'y a pas d'évolution favorable, l'exclusion peut être justifiée à la famille, à condition
de trouver une autre école pouvant l'accueillir. Il faut pouvoir intervenir en amont pour
pouvoir éviter ces moments de crise. II faut qu'il y ait une discussion, surtout avec les autres
enfants. Il faut dédramatiser, qu'il leur soit expliqué que Kévin à un comportement différent.
Le psychologue scolaire propose d'organiser ces discussions.
P ROJET D'INTERVENTION
Le projet d'intervention suivant, inspiré des travaux de Patricia McCulloch, est adressé à
l'inspecteur, au directeur de l'école et à la directrice du foyer de l'enfance :
1. Analyse de l'état actuel des interactions entre pairs
Demander aux enseignants, chacun en particulier, comment ils ont procédé avec Kévin et
surtout comment ils ont parlé de Kévin aux autres élèves de la classe et dans quelles
circonstances (présence de Kévin, ses réactions, etc.).
2. Principe
Le problème est à considérer dans le contexte où il se manifeste, l'école. Quels que soient les
problèmes réels ou supposés existants à l'extérieur de l'école et les mesures prises ou indiquées
pour les traiter.
3. Hypothèses
-
Les comportements de Kévin ont davantage à faire avec les pairs qu'avec les adultes. Ils
visent, d'une manière ou d'une autre (gentillesse ou agression), à masquer, cacher un état
5
-
-
de souffrance personnelle, précisément aux autres élèves. Les enseignants, de par leur
fonction, sont « officiellement » au courant.
Le raisonnement qui consiste à considérer qu'il y a un lien direct et linéaire entre le
problème familial et personnel et le problème scolaire tend à démobiliser et décourager
les enseignants, qui ne peuvent pas agir directement sur les problèmes familiaux et
personnels de Kévin (demande de soins plus intensifs, plus médicalisés) censés être la
cause unique du problème. De plus, ce raisonnement enferme Kévin dans sa
problématique familiale, comme s'il n'appartenait qu'à ce seul système, comme s'il n'avait
pas de vie propre. Ce raisonnement néglige les interactions du système école et empêche
la mobilisation de ses propres ressources.
Il y a à l'intérieur de l'école 2 facteurs potentiellement amplificateurs de l'échec : le
paradoxe de l'aide dans les interactions transgénérationnelles (verticales) qui
marginalisent Kévin et le font identifier par les autres comme un « protégé » ; et le regard
des pairs dans les interactions intra-générationnelles (horizontales). Si les 2 interactions
sont renforçatrices d'une difficulté de départ et l'amplifient jusqu'à créer un état de crise,
elles peuvent contribuer à la résoudre.
4. Objectifs de l'intervention
Diminuer les interactions transgénérationnelles verticales, augmenter les interactions intragénérationnelles horizontales.
Techniquement, l'intervention vise à modifier les interactions verticales enseignant-élève,
tout en faisant appel aux interactions horizontales.
5. Conditions de mise en place
Cette intervention suppose un climat de confiance et de respect entre les enfants et
l'enseignant. C'est probablement le cas, mais cela demande à être vérifié individuellement.
6. Plan d'intervention
a) Nommer et partager le problème
La 1ère étape vers la résolution du problème consiste à l'identifier clairement. Identifier le
problème ne signifie pas en chercher des causes, des explications, mais plutôt le décrire, le
circonscrire.
La 2 e étape consiste à sonder le désir de changement de Kévin, son projet en quelque sorte.
La 3e étape consiste à évaluer, avec l'enseignant et Kévin, comment ce dernier vit ses
difficultés personnelles (placement, etc.) par rapport aux autres enfants.
Hypothèse
Kévin considère qu'il vit une situation personnelle « honteuse », que les autres risquent de se
moquer (est-ce déjà arrivé ?) s'ils savent à quel point il est « malheureux ».
Ces sentiments conduisent probablement Kévin à « porter un masque » et détermine ses
relations avec les autres enfants (sans mésestimer les sentiments de culpabilité qui les
accompagnent).
6
PHASE, DÉLICATE
L'enseignant propose à Kévin de parler à ses camarades de sa situation et d'en discuter avec
eux en sa présence. S'il accepte cette proposition, il s'agit de décider si c'est lui-même qui en
parle ou l'enseignant. Le fait de nommer les difficultés de Kévin (ou que Kévin le fasse)
n'exclut pas l'idée de mettre en évidence ses « forces » par la même occasion. Regarder en face
sa situation, la nommer clairement, c'est transmettre à Kévin le message qu'il n'a pas besoin
d'avoir honte.
Cette phase de « déclaration publique » est très délicate, car l'enfant peut refuser. Pourtant,
le regard des pairs a une très grande importance dans cette problématique. Sous le regard des
autres, Kévin est en permanence confronté à la nécessité de dissimuler sa honte (ou sa
jalousie?), ce qu'il n'a pas besoin de faire en classe où il réussit et où les échanges entre
pairs sont canalisés. Ce n'est pas le cas dans la cour où les échanges sont « libres ». Un mot,
un regard, une façon d'être d'un enfant peut être interprété par Kévin en fonction de sa
situation et déclencher ces attitudes de dissimulation par la violence.
La « déclaration publique » suppose la reconnaissance de Kévin dans un de ses aspects,
un aspect souffrant. Cette reconnaissance fera que Kévin n'aura plus besoin de porter un
masque pour cacher ses difficultés personnelles. II éprouvera un sentiment de soulagement
et se créera autour de lui un « tissu d'empathie » (qui existe déjà, mais qu'il ne reconnaît pas
comme tel), les autres seront dorénavant « officiellement concernés ». Ce sera une façon de
renforcer les interactions intragénérationnelles incluant Kévin.
DIFFICULTÉS À METTRE EN ŒUVRE CETTE PHASE
-
-
-
-
Il n'est pas du tout évident que Kévin ait conscience de sa souffrance. Il faudra
donc se concerter avec la psychologue du foyer pour savoir ce qu'il en est et obtenir
son aval pour ce type d'intervention.
Parfois, les enseignants sont tentés de parler des difficultés d'un enfant en son
absence pour ne pas le gêner par la discussion. L'intuition de l'enseignant, dans de
telles situations, est généralement de demander la compréhension des autres enfants
pour l'enfant en question ou encore de leur demander d'accepter de sa part des
attitudes éducatives différentes par rapport à celui-ci (plus de tolérance pour des
comportements difficiles, par exemple). Cette tactique bien intentionnée (pour ne
pas blesser l'enfant et pour demander de l'entraide) a, la plupart du temps, l'effet
contraire. En effet, elle désigne l'enfant, fait de lui un objet de curiosité ou pire
encore, crée autour de lui une « zone » de non-dits paralysants. Ceci est tout à fait le
contraire de l'insertion dans une dynamique de groupe de pairs qui peut l'aider.
Cette discussion doit se faire dans le respect de l'enfant, dans un esprit de recherche
de solutions, et dans un climat de confiance. En « offrant » en quelque sorte la
difficulté de l'enfant à ses pairs, l'enseignant se dégage de sa position centrale (toute
puissante ou impuissante) par rapport à ses difficultés.
Parfois les enseignants sont si découragés et exaspérés avec un enfant que la
reconnaissance et le partage dans le sens proposé ici, leur est difficile, voire
impossible, en tout cas dans un premier temps. Les sentiments de colère et d'échec
par rapport à Kévin sont parfaitement légitimes et compréhensibles, même s'ils doivent être dépassés.
7
b) Dégager l'enseignant de sa position centrale (P. McCulloch, 1994 :117).
Sa position est une position de contrôle (tout faire pour enrayer le comportement violent jusqu'à
épuisement des ressources ou de la patience). Partager la difficulté de Kévin avec lui et avec ses
pairs, fait quitter la position centrale de « contrôle » de la part de l'enseignant pour se mettre en
position « d'encadrement ».
En effet, le contrôle est le contraire de l'encadrement. Le contrôle augmente la dépendance à
l'adulte et donc 1a recherche pour y échapper. Les interventions constantes des adultes tendent à
casser le tissu relationnel entre enfants, à empêcher qu'il se forme ou à intervenir pour qu'il se
déforme. Ce qui amène les adultes à dépenser de plus en plus d'énergie à contenir et à contrôler.
Ils perdent ainsi leur position d'encadrants du sous-système enfants qui a, lui-même, des
ressources et des énergies dont il s'agit de tirer partie.
Difficulté liée à cette phase
Le comportement potentiellement « dangereux » de Kévin ne peut actuellement permettre un
relâchement de la vigilance et du « contrôle ».
c) Engager l'aide des pairs
Tout d'abord, la compréhension dans le sens de la reconnaissance constitue une sorte de
« fondation » pour une communication sans « faire semblant », sans honte ni jugement.
En partageant les difficultés de Kévin avec les autres, l'enseignant peut favoriser une
discussion à ce propos :
-
Qui a déjà eu des difficultés à l'école ?
Continent était-ce pour vous ?
Comment avez-vous réagi ?
Par rapport à vos copains, votre maître, votre maîtresse ?
Avez-vous été aidé ? Par qui ? Continent ?
Comment avez-vous résolu vos difficultés ?
Avez-vous une idée pour votre camarade ?
Avez-vous déjà donné des coups à un autre ou envie d'en donner ?
Qu'avez-vous fait alors ?
Quelle a été la réaction de celui qui les recevait ? des autres enfants ? du maître ? de la
maîtresse ?
etc.
Une discussion de ce type permettrait à Kévin de ne pas se sentir seul. Les difficultés éventuelles
des autres deviendraient alors une ressource.
Modalités
Il ne s'agit pas de viser à une compréhension approfondie, de chercher une explication dans
l'histoire familiale de l'enfant, ni encore de passer un temps considérable à ce genre de
réflexion. Ce qui est important, c'est que l'enfant en difficulté personnelle se sente « appartenir»
8
au groupe; la reconnaissance de ses difficultés et l'échange sont des modalités parmi d'autres
qui peuvent contribuer à cette intégration. On peut faire l'hypothèse que dans un tel contexte
de soutien des pairs, Kévin profite davantage d'aides particulières spécifiques, à définir, qui
sont proposées par les adultes, ou qu'il peut les demander lui-même (il y a déjà eu des
tentatives de cet ordre qui semblent avoir un moment porté leurs fruits).
M ISE EN ŒUVRE
Un obstacle se dresse d'emblée : l'enseignante titulaire est toujours en stage. Il est difficile de
demander à un jeune enseignant encore en formation de faire ce type d'intervention qui
réclame du tact, de l'expérience et une bonne connaissance des enfants. Ce qui n'est pas le cas.
Cependant, la situation se détériore. Kévin a de nouveau agressé un enfant, mais cette fois
dans la classe. Il a tenté de porter un coup de ciseaux à un autre élève, l'enseignant s'est
interposé de justesse. Kévin est tombé par terre et s'est relevé, humilié. Il devient urgent
d'intervenir.
Il est convenu que le psychologue scolaire viendrait rencontrer les élèves de chaque classe
afin d'envisager avec eux les attitudes à adopter pour prévenir les comportements agressifs de
Kévin.
Alors que nous savons comment engager le dialogue avec les élèves des autres classes, nous
ne savons toujours pas comment intervenir dans celle de Kévin. En effet, il ne s'est pas
prononcé sur son désir ou non que l'on évoque en classe ses problèmes personnels. La
psychologue du foyer estime pour sa part, que la multiplicité des intervenants auprès de Kévin
risque de générer encore plus de confusion dans son esprit. Ce en quoi elle a tout à fait raison.
Nous nous rendons à l'école pour rencontrer les enseignants et organiser notre intervention.
U NE VARIANTE DE LA TECHNIQUE DE PATRICIA M c CULLOCH
Les échanges avec les différentes classes révèlent plusieurs types d'interactions. Les élèves
disent principalement que lorsque Kévin est agressif, c'est à la suite d'une provocation qui
évoque sa situation personnelle. Ils vont « le chercher », il se venge.
Ils proposent des façons d'éviter ses réactions violentes et disent les avoir essayées
avec succès.
Quelques échanges avec la classe de Kévin
Psychologue
Élève 1
Psychologue
Élève 2
Élève 3
Élève 3
Savez-vous qui je suis ?
Un psychologue.
À quoi sert un psychologue ?
Quelqu'un qui nous aide quand on n'arrive pas à travailler.
Vous aidez- quand on a des difficultés, quand ça ne se passe pas très bien.
Par exemple quand on a des soucis.
9
Élève 4
Psychologue
Kévin
Élève .5
Psychologue
Élève 6
Psychologue
Kévin
Élève 3
Kévin
Psychologue
Kévin
Psychologue
Élève 7
Psychologue
Élève 3
Élève 5
Kévin
Élève 4
Moi, quand mes parents ont divorcé, j'étais allé voir un psychologue. . J'avais une
boule dans la gorge et j'ai pu en parler.
C'est une bonne raison.
J'ai une bonne raison. Ça ne se passe pas très bien. Je suis dans un foyer.
Mes parents se disputent. Je dors mal et je travaille pas bien à l'école.
Il ne faut pas que ça dure. C'est insupportable de vivre des choses pénibles. Estce qu'il y en a qui ont vécu des choses pénibles ?
Mes parents se disputaient. J'ai eu l’impression qu'ils allaient divorcer. J'ai
essayé de les réconcilier. J'ai pris leur main à tous les deux et je les ai fait se
serrer la main.
Est-ce que les enfants doivent aider les parents à se réconcilier ?
Non. C'est pas l'histoire des enfants. C'est l'histoire des adultes.
Au décès de ma grand-mère, ça m'a brisé le cœur. J'avais mille litres de larmes.
Maman a hurlé. J'ai dit « ne t'en fait pas maman ! Je suis là !»
Les adultes ont le droit de pleurer, comme les enfants.
Quand on vit des choses dures, on a le droit de pleurer.
En fait, quand j'avais deux ans, mon papa tapait maman, et j'étais triste.
C'est très très triste.
Moi aussi, mon père tapait sur ma mère. On avait trop peur de les voir comme ça.
Quand on a quelque chose qui nous fait de la peine, comment on réagit ?
On pleure.
On est en colère.
Il faut s'énerver contre sa peluche, dans sa chambre. Comme ça on n'est pas en
colère contre les autres.
Je m'énerve contre mon mur. La nuit je fais des cauchemars. J'ai vu un
psychologue pour ça.
COMMENTAIRE
L'intervention, peu orthodoxe, s'est révélée fructueuse. Les élèves ont beaucoup participé et
ont pu exprimer leurs craintes et leurs propres solutions. Kévin s'est beaucoup impliqué et
avec intelligence. Il était surpris de constater que d'autres élèves de sa classe avaient aussi des
problèmes personnels (divorces, décès ...) qui les faisaient souffrir. Ceux-ci ont dit leur façon
de supporter ce qui les tracassait.
Les enseignants, présents lors des échanges, ont beaucoup appris de leurs élèves, en
particulier que certains « utilisaient » Kévin pour régler des comptes, mais aussi qu'ils
pouvaient prévoir les réactions de Kévin et les éviter. On a aussi pu parler de rumeur et de
réalité (à propos d'un couteau imaginaire dont Kévin aurait été en possession). Avec les
grandes classes (CM1 et CM2) les échanges ont pu se poursuivre sous forme de
questions/réponses souvent très pertinentes. Avec les petites classes (CP et CE1) de petits
jeux psychodramatiques ont permis de mettre en lumière les modalités de chacun pour faire
face ou répondre à des provocations et en en vivant les effets. Des élèves jouant alternativement l'agresseur ou l'agressé. Ce mode d'intervention paraît plus judicieux à cet âge.
Cette méthodologie, d'abord improvisée du fait des conditions particulières dans
lesquelles elle se mettait en place, s'est révélée génératrice de plus de spontanéité de la part
des enfants. Le psychologue scolaire, en faisant définir sa fonction par les élèves, crée un
espace transitionnel, une zone commune, permettant à chacun de concevoir cette relation
singulière permettant à l'enfant, « désigné » dans une situation de crise, de pouvoir exprimer
10
la souffrance qu'il masque par ses actes dans un espace de sécurité psychologique et affective
sans avoir le sentiment d'être jugé.
Le lendemain de l'intervention, la directrice a réuni l'équipe enseignante et demandé si chacun
la reconnaissait bien en tant que telle dans sa fonction. Elle a ensuite demandé aux enseignants
de se prononcer sur leur souhait de permettre à Kévin de rester dans cette école et s'il y avait sa
place. Chacun a pris conscience que, la directrice ayant été trop absente (maladie, stage), les
parents en ont profité pour prendre les choses en main.
Une équipe éducative a permis de formaliser ces changements institutionnels.
L'enseignante titulaire, rentrée de stage, a trouvé Kévin « anormalement » calme. La seconde
journée s'est très bien passée aussi. Elle a demandé à Kévin : « Qu'est-ce qui s'était passé ?
Pourquoi tu as fait ça ? ». Il a répondu : « Parce que j'étais très énervé ».
L'école s'est prononcée pour le maintien de Kévin à l'école ordinaire. Le psychologue
scolaire a souligné que l'importance démesurée de l'intervention des parents d'élèves dans
cette crise a eu un effet renforçateur considérable dans la mesure où la tolérance zéro en
terme d'agressivité était insupportable pour l'institution scolaire et mettait systématiquement
l'équipe enseignante en position d'impuissance. L'école, soumise à la pression des parents
autoproclamés en « tribunal populaire », devenait incapable de puiser dans ses propres
ressources pour résoudre Lin problème, avec des compétences qu'elle ne pouvait mobiliser.
BIBLIOGRAPHIE
McCULLOCH P., (1994). « Reconnaissance et partage : agir sur l'échec scolaire à l'école », in:
Blanchard F. et Coll., Échec scolaire, Paris, ESF.
CURONICHI C., MCCULLOCH P., (1997). Psychologues et enseignants, DeBoeck.
ÉVÉQUOZ G., (1984). Le contexte scolaire et ses otages, Paris, ESF, 1987.
MAZET P., (1983). « Introduction à la notion de crise en psychopathologie », in:
Neuropsychiatrie de l 'enfance et de l'adolescence, n° 1 : 1-3.
11