Dominique Daron - Passeurs de danse

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Dominique Daron - Passeurs de danse
La pédagogie et la musique l'ont choisi pour une alliance fertile. Enseignant depuis 38 ans,
musicien depuis l'enfance, il parcourt depuis quatorze ans les routes du Puy-de-Dôme
comme conseiller pédagogique départemental en éducation musicale. Ouvert à toutes les
expériences, il est porteur de nombreux projets dans le milieu musical, classique, jazz,
traditionnel, chorales. Il publie en 1988 un livre associatif, L'atelier danse, contribuant à
renouveler l'approche de la danse traditionnelle à l'école. Pour le CRDP d'Auvergne il
collabore en 2004 au livre la Chorale à l'Ecole, publie en 2007 le livre Enfanfare sur la
création de chansons à l'école, et prépare pour 2015 un livre/DVD sur l'émergence du geste
musical chez le jeune enfant.
Dominique Daron
Conseiller pédagogique départemental en éducation musicale (63)
« A l'aube du danseur »
Entre musique et danse, la ronde chantée, un trait d'union circulaire
Je me souviens d'un bal traditionnel qui a franchi les portes de la nuit, porté par l'énergie des
musiciens, celle des danseurs, par leurs plaisirs réciproques, par leur jouissance partagée.
Traversant les heures, sublimant les fatigues musculaires, l'aube a pointé, laissant sur les
lieux cérémoniels une poignée de danseurs et leurs musiciens. J'étais parmi ceux-là.
Je ne pouvais écrire sur la musique et la danse sans évoquer l'aube de ce matin-là, moment
de grâce où les musiciens ont rejoint leurs danseurs pour une ultime danse aux chansons,
sans instruments de musique. La ronde, composée de tous ses participants, devenait un
unique organisme vivant. La qualité, la précision, l'économie de chacun des gestes avaient
quelque chose de fascinant.
Je n'oublierai jamais cette danse-là où musiciens et danseurs se sont retrouvés sur le même
plan, dans le partage et l'écoute réciproque. Le plaisir qui montait était illimité. Avec le jour
naissant, cette ronde qui tournait sur place était comme le symbole d'un jour qui nous
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éclairait d'un regard neuf, comme l'accomplissement d'un rite sacré qui s'ancrait dans les
origines.
Dans le paysage de la danse traditionnelle, quelle place particulière tient la ronde chantée ?
Comment le danseur-chanteur rentre-t-il en danse, quelles sensations éprouve-t-il, quelles
adaptations lui sont-elles nécessaires ? Comment vit-il alors la relation du chant et de la
danse ? Cette pratique a-t-elle quelque chose à nous apprendre sur les rapports de la danse
et de la musique ? Des transferts sont-ils possibles pour la formation du danseur et du
musicien ?
C'est à l'ensemble de ces questions que je voudrais apporter ma contribution et renouveler,
dans le paysage de la musique et de la danse, l'approche d'une pratique séculaire.
A l'aube du danseur
Dans « Le livre des chansons à danser »1, Yves Guilcher introduit son propos en écrivant :
« La danse populaire n'a pas toujours été accompagnée aux instruments. Les danses en
chaîne, et particulièrement la ronde, ont volontiers été chantées par les danseurs euxmêmes. Ce n'est pas le manque d'instruments qui condamne alors les danseurs à chanter.
La chanson est plutôt pour eux une composante de la danse. »
Il semble qu'en France, et même en Europe, la ronde chantée soit la forme de danse
traditionnelle la plus répandue et la plus anciennement attestée. Un acte d'expression où se
conjuguent mélodie, narration, mouvements, images poétiques dans l'inlassable
enchaînement des couplets et répétition des pas.
La ronde chantée est encore vivante dans le bal traditionnel d'aujourd'hui. Elle occupe une
place à part, moment communautaire par excellence. Nul besoin de connaître la chanson, le
meneur y suffit, puisque c'est lui qui chantera « avant », l'assemblée des danseurs reprenant
certains passages en réponse. Nul besoin d'apprentissage spécifique, la répétition des pas
servira l'acquisition par pure imprégnation.
Je vous invite à entrer dans la ronde, à prendre par la main vos deux voisins, voisines, deux
mains différentes, votre seul contact physique avec l'autre. Elles dessineront le cercle fermé
qui ne pourra s'agrandir sans deux mains qui s'ouvrent et se tendent… Ses mains ont leur
forme, leur chaleur, leur énergie propres. Uniques, elles vous en apprennent déjà sur vos
danseurs, vous garderez peut-être leurs empreintes une fois la danse terminée. Dans cette
ronde, chacun se fait face. Les regards se croisent, importance des regards. Ils occuperont
tout l'espace intérieur à la ronde, ce sont eux qui habiteront votre danse. Vous pourrez en
jouer, vous connecter avec certains, en chercher vainement d'autres. Vous constaterez que
les regards progressivement montent du sol, du regard sur les pieds, vers l'horizontal, au fur
et à mesure de l'aisance dans la danse. Et lorsque tous les regards seront relevés, qu'il n'en
manquera aucun, la ronde sera radieuse.
Dans cette fête des sens, manque le son. C'est lui qui déclenchera le mouvement. Vous
repérez le soliste, chacun le regarde. Il va falloir chanter ! Chanter, impossible dites-vous, je
chante faux, comme me le faisaient remarquer mes professeurs ou me le répètent mes
enfants.
1
GUILCHER Yves, Le livre des chansons à danser, Maisons-Alfort, Ed. Atelier de la danse populaire,
1986.
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Cette danse se démarre sur une respiration, dans une respiration. Pour chanter, il faut
inspirer, inspirer avant le temps, inspirer pour donner le temps. Tout ce qui se passe avant le
temps est exprimé en musique par le mot « anacrouse », du grec « ana » en haut, devant, et
« krousis » action de jouer d'un instrument de musique. L'inspir, par nature, élève et remplit,
les poumons, la poitrine, la tête, la jambe, les bras, pour retomber sur l'expir, sur le temps
fort. C'est l'alternance de l'arsis thésis, principe fondamental de toute rythmique : arsis,
levée, temps faible ; thésis, appui, temps fort. Autrement dit, pour démarrer votre
mouvement, il faudra une tension, musculaire, un élan, un déséquilibre (arsis) suivi d'une
détente, un appui, un équilibre (thésis). Il n'en est pas autrement pour l'expression musicale
dont le discours s'articule autour de la notion de tension/détente.
Voilà c'est parti, peut-être un peu maladroitement, votre main gauche a senti une traction qui
vous a déséquilibré, relayée aussitôt par votre main droite qui a entraîné votre voisin. La
ronde tourne, par le jeu de cette traction invisible. Vous voilà déjà dissocié : chanter ou
danser, il faut choisir et vous n'avez pas le choix. Le mouvement comme le chant sont
irrésistibles, ils ne font qu'un. Le groupe, bien timide au début, prend de l'assurance vocale.
Les accents du meneur, son élan, son énergie sont communicatifs. Vos voisins se lancent,
vous aussi. Vous allez d'abord chanter doucement, dans le grave, le plus grave possible,
pour vous cacher, comme du temps où vous chantiez en play-back à la chorale du collège !
Puis votre voix tâtonne, s'essaie. Dans le chœur des danseurs, vous ne risquez rien, alors
vous osez. Merveilleux de sentir naître sa voix à l'intérieur de soi, de risquer sa voix avec
l'aide des autres. L'apprentissage est global et collectif. Votre voix, vos pas, votre corps, tout
se place, en vous et entre vous. Placer sa voix n'est pas affaire de spécialiste : c'est la
conjonction d'un placement corporel naturel, d'une détente psychologique et d'un
fonctionnement respiratoire adapté, les trois en harmonie. Quelque chose se libère en vous
et se révèle alors : la vibration.
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La ronde paysanne de Rubens, vers 1633
Vibration et résonance
L'onde sonore est une vibration perçue par l'ouïe principalement, mais aussi par la peau, le
squelette et l'ensemble du corps. La vibration osseuse est bien connue des musiciens, en
particulier des violonistes ou violoncellistes qui jouent avec l'instrument très proche de leur
corps. Le violoniste pose son instrument sur sa clavicule et son menton sur la table via la
mentonnière. La transmission de la vibration se fait alors de l'instrument vers le corps
humain. L'épicéa qui compose la table d'harmonie est un bois fantastique sur le plan
sonore : il transmet l'onde à la vitesse de 6300m/s : c'est un champion, comparé à l'air
autour de 340m/s ! L'os est aussi particulièrement sensible aux sons avec une conductivité
de 3400m/s, soit 10 fois plus que l'air.
Au regard de cette perception sensorielle, revenons à la ronde chantée. Mettre sa voix à
l'unisson des autres voix, c'est rentrer dans la vibration collective qui se propage dans l'air,
mais aussi par les mains et les corps de tous les danseurs. A la synchronisation des pas
correspond l'unisson des voix. On pourrait parler d'un mimétisme somatique (soma = corps)
qui procure un sentiment de paix, d'ordre et d'harmonie que vous ressentez à ce moment-là.
La répétition inlassable des pas et du chant amènera le lâcher-prise. Il vous faudra du temps
car nos habitudes de vie, peu habituées à cette temporalité, auront peut-être du mal à
accompagner l'évolution lente et régulière de la danse.
Votre vocalité se développe parce que l'émission en est plus assurée, et dans l'émission, le
rôle des résonateurs est essentiel. Ce sont principalement les cavités osseuses qui rentrent
en jeu. Notre boîte crânienne est une caisse de résonnance idéale ! La danse émerge de la
vibration de chaque danseur. Elle s'épanouit dans la résonance du groupe. Chaque ronde
possède ainsi un timbre qui lui est propre, comme le son d'un instrument de musique, et
s'enrichit de la résonance du lieu de danse pour remplir chaque espace disponible. Le
danseur devient alors une partie d'un tout aux liens multiples. Chaque danseur fait partie
intégrante d'une l'histoire en train de se dire…
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Narration et interprétation
Le rôle principal de la narration est dévolu au soliste, au « chante-avant », le chœur des
danseurs reprenant alors certains passages convenus, souvent à l'identique. Parfois cette
reprise vient en désinence avec une formule mélodique un peu différente venant clore la
phrase (le clausule). Pour éviter la stricte juxtaposition des phrases, le « chante-avant »
pratique le tuilage, c'est-à-dire qu'il fait chevaucher ses interventions en démarrant sur les
dernières syllabes de la phrase précédente. Ainsi, il n'y a jamais de pause dans la diction, ce
qui est particulièrement important pour garder le tonus de la danse, conserver sa dynamique
rythmique et faire que les respirations ne viennent pas hacher le mouvement.
Vous regardez les visages, ils sont concentrés, graves. Chacun est attentif avant tout à
garder la cohésion de la danse, le plaisir est intérieur. Tout au long de ce récit aux multiples
couplets, personne ne se perdra de vue, la ronde devenant un ensemble organique
dépassant chaque individu. Le récit qu'on vous propose est universel. Au travers des clichés
de la poésie populaire, c'est l'histoire atemporelle de l'humanité qui se joue, avec tous ses
acteurs : la maîtresse éplorée, le soldat déserteur, l'amant trompé en courroux… Ces
thèmes, issus de la tradition, nous parlent encore de nous, si nous le voulons bien. Avec
patience, le récit se construit, non pas en trois ou quatre couplets, mais beaucoup plus.
Chaque couplet reprend souvent la dernière phrase du précédent à laquelle s'ajoute une
nouvelle incise. Il faudra du temps pour amener la fin du récit.
Le danseur est narrateur. Sa danse porte l'histoire, lui donne sens, lui donne vie. La mémoire
se structure autour du récit avant tout. Des libertés d'interprétation sont évidentes,
mélodiques, poétiques, l'important étant de conserver le cadre rythmique et narratif. Petit à
petit, vous intériorisez les mouvements, vos pas trouvent leur chemin automatique, vous
devenez disponible à l'histoire, au groupe qui raconte cette histoire et ressentez cette forme
d'envoûtement qui caractérise la danse aux chansons.
Vocalité et expressivité
« A bird doesn't sing because it has an answer. (Un oiseau ne chante pas d'avoir une
réponse. It sings because it has a song. (Il chante parce qu'il a un chant) »
J'ai choisi ce proverbe chinois pour parler de vocalité, pour évoquer ce moteur intérieur
qu'est notre voix, à la fois dans son essence organique et dans sa capacité à l'ex-pression,
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passage de l'intérieur de soi à l'extérieur. Danielle Cohen-Lévinas, musicienne et
musicologue, écrit judicieusement sur ce sujet2 : « Parler de vocalité équivaut à définir la
notion de phrasé. Le modèle de la voix humaine, parlée et chantée, est résolument
indissociable de cette notion de phrasé, et c'est précisément lorsque la musique a tendance
à éluder cette question, que les œuvres se transforment en des objets fermés et
impénétrables. » Et plus loin, en parlant du compositeur Luciano Berio : « sa virtuosité
consiste essentiellement à avoir compris que musique et vocalité sont indissociables, le rôle
primordial que joue le souffle dans la musique, et à avoir su intégrer tout cela aux
fondements de son propre langage. »
Les mots-clés de la vocalité sont « phrasé » et « articulation » ; et pour revenir à la ronde
chantée, ces mots sont les fondements mêmes de la matière expressive qui en émane. La
vocalité narrative du récit implique le dessin d'un phrasé qui s'articule dans le temps et dans
le corps : sons, prosodie, motricité, déplacements émanent du souffle intérieur où la vocalité
fait naître tout à la fois musique et danse dans un entrecroisement permanent entre les sens.
La ronde chantée nous invite alors dans un monde d'expression où le mouvement se chante
et la voix se danse dans une même temporalité. La notion de phrasé vient transcender les
arts parce qu'elle semble inscrite au plus profond de notre besoin d'écriture.
La ronde endiablée de Nolde, 1909
Temporalité, motricité, spatialité
La musique, art du temps, s'écoule dans la durée et c'est le rythme qui organise cette durée
d'une manière qui en rend possible une appréciation immédiate. C'est ainsi que chaque
danseur peut rentrer dans la ronde chantée sans pour autant connaître la musique d'avance.
Quelles structures sous-jacentes de la musique permettent-elles cette adaptation en temps
réel ? Comment le danseur tire-t-il partie de la musique pour adapter sa motricité dans un
espace donné ? Ces réflexions permettront de construire des savoir-faire qui s'adapteront à
2
COHEN-LÉVINAS Danielle, Causeries sur la musique, Paris, L'Harmattan, 1999, p 162.
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la pratique de toute danse ancrée, à différents niveaux, sur les structures rythmiques de la
musique, comme la danse traditionnelle.
Dans le livre « Musique et Education »3, Guy Maneveau décrit au mieux le phénomène du
rythme :
« Il y a rythme dès que des événements, deux au moins, viennent morceler la continuité du
temps. L'apparition des événements prend facilement l'aspect d'une pulsation, surtout si les
événements sont assez rapprochés, et encore mieux si la répétition s'installe. Les pulsations
que nous percevons alors n'existent que par opposition aux autres moments, évidemment.
Bref il y a rythme dès qu'il y a arsis et thésis, c'est-à-dire phénomène reconnu comme
mouvement, donc vie. Fatalement donc, nous percevons le rythme comme phénomène
périodique, même si la période perçue est irrégulière. »
L'auteur propose alors de décrire le rythme sous la forme de plusieurs étages périodiques,
description qui a le grand avantage d'être imagée et pédagogique.
A partir de la chanson à répondre de Bretagne Tes petits sabots, examinons comment
fonctionne sa structure rythmique.
Il y a un premier étage immédiatement lié au texte chanté, l'étage des battements : c'est
celui des syllabes orales. Nous pouvons frapper ces battements (|), sans la mélodie, ils
morcellent la durée en segments égaux ou inégaux.
Tes pe-tits sa-bots sont de bois ma mi-gnon-ne, tes pe-tits sa-bots sont de bois tout blanc.
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Sur ce premier étage, aucune motricité n'est vraiment possible, c'est le lieu de la chaîne
verbale. Plus généralement, nous parlons de rythme de la musique, fait de valeurs courtes
ou longues. En le frappant nous pouvons constater que cela suffit presque pour identifier la
chanson.
Ces battements sont organisés dans une périodicité que nous percevons comme évidente et
fondamentale : c'est le deuxième étage, l'étage des pulsations (X)
Tes pe-tits sa-bots sont de bois ma mi-gnon-ne, tes pe-tits sa-bots sont de bois tout blanc.
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X
X
X
X
X
X
X
X
Ce niveau est immédiatement perceptible par l'individu. Les musiques pulsées, avec une
pulsation fortement marquée, font partie de notre paysage musical habituel. Sur la pulsation,
le danseur peut marcher sur la musique, en variant le tempo (vitesse de la pulsation) ou la
nature de ces pulsations (frapper deux fois plus vite ou plus lentement par exemple). Il peut
adapter son déplacement en marchant plus vite, plus lentement, en allongeant son pas, en le
décomposant, en variant ses appuis, en marquant le contretemps, etc. Dans l'exemple
donné, la pulsation évidente (X) qui forme un temps peut se décomposer en deux
pulsations : c'est le temps binaire.
Tes pe-tits sa-bots sont de bois ma mi-gnon-ne, tes pe-tits sa-bots sont de bois tout blanc.
X
X
X
X
X
X
X
X
x
x
x
x
x
x
x
x x
x
x
x
x
x
x
x
3
MANEVEAU Guy, Musique et Education, Saint-Rémy-de-Provence, Edisud, 1977.
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Le temps ternaire pourra se décomposer en trois comme dans l'exemple ci-dessous :
Ca-det Rous-sel a trois mai-sons,
X
X
X
X
x x
x
x x x x x
x
x x x
Le troisième niveau est l'étage des périodes ou mesures. Il apparaît à l'évidence qu'une
pulsation sur deux est plus appuyée que sa voisine dans l'exemple choisi. Le schéma se
complète d'un signe supplémentaire (0).
Tes pe-tits sa-bots sont de bois ma mi-gnon-ne, tes pe-tits sa-bots sont de bois tout blanc.
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x
x
x
x
x
x
x
x
0
0
0
0
Certaines pulsations apparaissent comme temps frappés ou temps forts, d'autres comme
temps levés ou temps faibles. Le retour périodique du temps fort donne la période ou
mesure.
Cette chanson est un « andro », danse traditionnelle de Bretagne. Le pas coïncide
parfaitement avec la prosodie de la langue et se cale sur les mesures du chant de la façon
suivante (G = déplacement latéral à gauche, D = déplacement latéral à droite, g et d = pose
des pieds gauche et droit sur place) :
Tes pe-tits sa-bots sont de bois ma mi-gnon-ne, tes pe-tits sa-bots sont de bois tout blanc.
x
x
x
x
x
x
x
x
0
0
0
0
G
D
G
d
g
d
G
D
G
d
g d
Au-delà se situe le quatrième étage, l'étage des « carrures », c'est-à-dire celui des
propositions et des phrases. Dans l'exemple, nous avons un discours bien réglé qui
fonctionne ainsi :
Une proposition : Tes petits sabots sont de bois ma mignonne,
Une seconde proposition : Tes petits sabots sont de bois tout blanc.
Ce qui forme une phrase, voir d'ailleurs la ponctuation.
Toutes les phrases de la chanson sont bâties de la même façon, avec 4 mesures de 2 temps
chacune. La carrure est à 4 périodes. Une carrure de quatre correspond à la grande majorité
des musiques écoutées, c'est une structure universelle qui dépasse de loin les époques et
les frontières.
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La ronde de Matisse, 1909
Sur le plan de la danse, il est essentiel pour le danseur d'avoir le sentiment des carrures sur
lesquelles se structurent toutes les phrases musicales. C'est un niveau d'écoute capital qui
permet de conduire un déplacement dans l'espace respectant la phrase musicale, illustrant
la mélodie. Le danseur peut partir d'un point, faire un trajet et revenir à son point de départ
en parfaite concordance avec la phrase musicale. A l'inverse, combien de danseurs, par
manque d'écoute et de repères, se décalent et sont en avance ou en retard par rapport à la
phrase. Dans les danses à figure comme les mixers ou contredanses, la réussite de la danse
collective tient à la synchronisation parfaite des danseurs qui réalisent leurs figures en même
temps sur la phrase musicale. Pour autant il n'est pas utile de compter les temps, par 4, par
8… La danse n'est pas une activité d'arithmétique. Le danseur intègre les structures
rythmiques dans la mélodie musicale. En s'imprégnant de la mélodie, il trouve tous les
repères nécessaires à ses déplacements ; en évitant de compter, il se rend vraiment
disponible à la musique.
Le dernier étage, au sommet de tous les autres, est le niveau de la forme4. Une chanson
fonctionne comme une narration avec une forme fréquente de type couplet/refrain. D'autres
fois, c'est la forme strophique ou d'autres encore, la musique ayant multiplié les formes pour
les adapter à l'évolution du langage et du discours musical. Dans la ronde chantée, la danse
se termine en même temps que le récit. Dans les mixers, la danse se termine lorsque
chaque danseur a rencontré chaque danseuse. Les formes de danse courantes sont de type
AA BB (deux phrases répétées) ou AA BB CC (trois phrases répétées).
L'ensemble de ces observations (battements, pulsations, mesures, carrures, forme)
définissent un ensemble cohérent et ordonné qui sont au service d'une meilleure écoute et
appréciation de la musique5. Observer et intérioriser ces structures, les retrouver à l'identique
4
Cette modélisation de la structure musicale est présentée et illustrée dans le DVD de l’ouvrage La
leçon de danse, BRUN Marielle (Dir), CRDP/Passeurs de danse, Clermont-Ferrand, 2013.
5
Irina AKIMOVA, in Souvtchinsky Pierre, Parcours d'un russe hors frontière, vol 3, Paris, l'Harmattan,
2011, cite les travaux du musicologue russe qui définit deux types de musique déterminés par un
rapport spécifique entre la manière dont la musique s'écoule dans le temps et les moyens dont le
compositeur dispose pour transcrire son déroulement : « Où bien la matière musicale remplit de façon
adéquate le cours du temps qui, pour ainsi dire "conduit" la musique et détermine sa forme
temporaire, ou bien elle abandonne ce cours du temps, l'abrégeant, l'élargissant ou transformant
convulsivement son cours normal. ». D'après Souvtchinsky : dans la première description il s'agit de la
musique « chronométrique », et dans la seconde de la musique « chrono-amétrique ». Dans notre
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dans des morceaux différents, les intégrer dans la danse, permet d'apprécier au mieux la
musique, d'anticiper le déroulement de la danse, de tenir sa place à tout moment, de danser
en harmonie globale.
Revenons à la ronde chantée. Votre mouvement est réglé et mesuré. Vos pas suivent la
pulsation de la musique, vos déplacements illustrent à merveille phrases et carrures de la
chanson, votre cheminement s'inscrit dans le temps du récit et prend forme dans une ronde
qui oscille sur place à partir d'un centre de gravité : ici, tout fonctionne en ordre et procure le
sentiment d'un équilibre et d'une grande stabilité intérieure.
Stravinsky a écrit au moment du Sacre du Printemps : « Le phénomène de la musique nous
est donné à la seule fin d'instituer un ordre dans les choses, y compris et surtout un ordre
entre l'homme et le temps.’De l'aube à midi’. »
Nous avons rencontré la ronde chantée au regard de ce que nous connaissons de l'histoire
de la danse. Yves Guilcher6, dans « La danse traditionnelle en France », nous rend compte
de son évolution - qui passe du plus communautaire au moins communautaire l’émergence du couple et de l’individu. Cette évolution reflète, selon l’auteur, une mise en
ordre sociale qui a quelque chose à nous dire sur la façon dont un groupe donné vit les
relations entre ses membres : la danse implique la société en même temps qu'elle l'éclaire.
Et justement, ce sont bien ces premières lueurs de l'aube qui comptent pour amener le jour.
Nous savons bien que l'aube ne dure pas, mais la façon dont les premiers rayons nous
éclairent est unique. Que nous ont-ils enseigné, que nous ont-ils appris du danseur, du
chanteur, du musicien ?
La ronde d’Henri-Edmond Cross
réflexion sur la temporalité, nous nous situons évidemment dans le cadre des musiques
« chronométriques ».
6
e
GUILCHER Yves, La danse traditionnelle en France, Parthenay, FAMDT Ed., coll. Modal Folio, 2
éd., 2001.
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Nous avons rencontré une danse qui se chante, une danse qui s'inscrit dans un souffle
épique, dans un phrasé expressif. Et ce n'est pas rien. Tous les grands musiciens répètent
inlassablement à leurs élèves : « Ne jouez pas, chantez la musique avec votre instrument,
conduisez cette phrase comme si vous la chantiez ! ». Le chant intérieur est la base de
l'expression musicale. La ronde chantée nous invite à chanter notre mouvement, à chanter
notre danse, à l'inscrire dans une vibration vocale, comme si nos muscles, nos corps étaient
commandés par cette voix intérieure, origine de toute forme d'expression.
Êtres en résonance ; musiciens, danseurs, pour être en résonance avec les autres, soyez en
résonance avec votre chant intérieur, avec ces mélodies musicales ou corporelles qui se
dessinent en vous, avec ces accents qui en émergent, avec ce récit, son intention, son
invention qui vous portent. L'enseignement majeur de la ronde chantée est là, comme si, à
l'aube de la danse, tout était déjà en germe, tel le nourrisson qui possède déjà en lui ce qu'il
sera demain.
Danseurs, musiciens, réveillez le chanteur qui est en vous, celui qui fait le trait d'union entre
les arts, voilà le message ultime que vous recevez de la ronde chantée lorsque les mains se
délient, lorsque les regards se quittent, lorsque l'histoire vous échappe et que vous n'avez
qu'une hâte, c'est de la recommencer…
Dans l'aube il y a déjà le soleil de midi, profitons-en.
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