Le Légendaire tolkienien, entre Canon et Corpus
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Le Légendaire tolkienien, entre Canon et Corpus
Le Légendaire tolkienien, entre Canon et Corpus : le statut des textes de J. R. R. Tolkien Introduction au problème Ce n’est qu’assez récemment, lors de longues discussions que j’ai eues sur le forum de TolkienFrance concernant la question du statut des textes de Tolkien, que je me suis rendu compte à quel point certaines choses que je considérais jusqu’alors comme absolument évidentes et allant de soi étaient en réalité radicalement niées par certains. Je ne veux pas dire que je croyais naïvement que tout le monde pensait exactement la même chose que moi sur cette question très problématique. Je m’étais même déjà rendu compte que ma position était plutôt minoritaire, en tout cas dans le milieu universitaire français1. Mais il me semblait tout de même que certaines choses pouvaient être considérées comme acquises, par exemple la volonté de cohérence que Tolkien a manifestée tout au long de sa vie, ou encore le fait que les douze volumes de la série The History of Middle-Earth ne correspondent pas à ce qu’il aurait voulu voir publié (je ne préjuge en rien pour le moment de leur valeur). Mais apparemment ce n’est pas le cas. Cela me pose un problème, car autant je reconnais parfaitement que ma position sur ce qu’il convient de faire des textes de Tolkien n’est pas du tout la seule qui soit envisageable, autant il me semble important que mes adversaires2 reconnaissent également certaines bases qui me semblent être un préalable nécessaires à toute étude sérieuse de cet auteur. Quelles sont les questions qui se posent à nous ? Qu’appelle-t-on la question du « statut des textes » ? Un petit rappel me semble ici nécessaire, car c’est un débat qui, bien qu’il soulève beaucoup de passion, n’est tout de même pas familier pour tous les amateurs de Tolkien. La multitude des textes de Tolkien Pendant sa vie, Tolkien a rédigé un très grand nombre de textes, de natures très diverses. Un grand nombre d’entre eux sont des écrits scientifiques – Tolkien était philologue – que nous pouvons laisser de côté, aucune contestation ne s’étant encore élevée à leur propos. Mais il est surtout connu pour avoir écrit de la fiction. Pendant une bonne partie de sa vie, ce ne fut pas le cas, et ses collègues de l’université considéraient sa manie d’écrire des contes comme une habitude un peu puérile, pas bien néfaste mais qui retardait tout de même son maître ouvrage, ses travaux scientifiques. Bien que les écrits philologiques soient toujours considérés comme importants, la tendance s’est inversée au plus tard avec la publication du Seigneur des Anneaux en 1954. A partir de cette date, Tolkien a surtout été connu pour ses romans. Ces romans, ou ces contes, bref ces écrits fictionnels, sont eux-mêmes extrêmement nombreux et divers. Tolkien, de son vivant, était surtout connu pour Le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux ; mais déjà le public avait connaissance d’autre récits : quelques poèmes qui devaient être compilés ensuite dans Les Aventures de Tom Bombadil, par exemple ; et quelques contes, comme Le Fermier Giles de Ham ou Feuille, de Niggle. Cette liste est loin 1 Je regroupe sous cette appellation tous ceux qui essaient aujourd’hui en France d’étudier Tolkien selon les règles habituelles de la critique littéraire, et tout particulièrement les auteurs de publications dites « sérieuses » à son sujet. 2 L’emploi de ce terme m’a beaucoup été reproché, mais il ne me semble nullement choquant – si on le comprend bien. Nous ne sommes pas (pas encore) en situation de guerre, mais simplement de débat d’idées. Je peux donc avoir des adversaires ; pour autant je n’ai pas d’ennemis. 1 d’être exhaustive. Enfin, et surtout, l’ensemble des textes édités du vivant de Tolkien est loin de représenter tout ce qu’il a écrit, ni même tout ce qu’il voulait voir publié. Il n’a en particulier jamais achevé ce qu’il considérait comme une de ses œuvres majeures, pour ne pas dire celle qu’il chérissait le plus, qui n’a donc pas été publiée de son vivant. A sa mort, elle n’existait qu’à l’état de textes non encore totalement retravaillés, et surtout non compilés, non reliés les uns aux autres – autrement que par l’appartenance à une même mythologie. C’est ce que nous connaissons sous le titre du Silmarillion. En outre, Tolkien laissait derrière lui de nombreux brouillons : ceux des manuscrits du Silmarillion, mais aussi ceux du Seigneur des Anneaux, du Hobbit, de Roverandom et le manuscrit de Mr. Bliss. Je rappelle aux non-initiés que Le Silmarillion raconte particulièrement les premiers temps de l’histoire du monde, depuis sa création jusqu’à la fin du Premier Age (Le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux se déroulent à la fin du Troisième Age, esquissé avec le Deuxième Age dans Le Silmarillion). Du vivant de Tolkien, seule une petite partie de l’histoire de son univers a donc été publiée. La publication du reste de l’Histoire, c’est-à-dire du Silmarillion, était – nous en aurons des preuves tout à l’heure – un des plus profonds désirs de Tolkien, et même sans aucun doute son plus profond désir. A sa mort en 1973, il a donc laissé à son troisième fils Christopher, grand connaisseur de sa mythologie, la tâche ardue de rendre ses manuscrits publiables – et de les publier. Les publications après 1973 Aidé de Guy Kay, Christopher Tolkien publia en 1977 Le Silmarillion que nous connaissons aujourd’hui. Pour ce travail, il avait suivi la logique qui avait été celle de son père auparavant, la logique internaliste, c’est-à-dire celle qui consiste à présenter le texte comme la traduction de récits antérieurs et préexistants, idée qui considère la mythologie tolkienienne comme un très lointain passé et fait de l’auteur un rapporteur et traducteur 3. Cette logique nécessite – nous y reviendrons – la cohérence du texte, au moins sur la majorité des points. Christopher Tolkien fut donc amené à faire des choix, des tris entre les différentes versions existantes. Car son père avait laissé derrière lui ce qu’il faut bien appeler un sombre bazar : des centaines de textes, parfois tapés à la machine, parfois écrits à la main – et l’écriture de Tolkien est célèbre pour être illisible – qui avaient presque tous plusieurs versions, les corrections apportées par Tolkien à un récit étant parfois éparpillées entre plusieurs copies – et donc bien souvent contradictoires. Son fils donc a choisi les versions qu’il considérait comme les meilleures, celles que selon lui Tolkien aurait conservées, il les a compilées, en faisant parfois de légères modifications destinées à conserver la cohérence la meilleure possible pour l’ensemble, et il est parvenu, en mettant différentes histoires bout à bout, à produire un roman, ou plutôt un ensemble de récits, cohérent, et doté d’un fil conducteur : les différents écrits qui composent Le Silmarillion ne sont pas seulement compilés ; l’ensemble a une cohérence et une logique propres. Mais ce travail fut par la suite très critiqué. En fait, le premier à le remettre en cause ne fut autre que Christopher Tolkien lui-même. Il lui était venu des doutes quant à la légitimité de ses actes : comment être sûr que cette version, ce Silmarillion, était bien celui que son père aurait souhaité ? De quel droit présenter cet ensemble comme un roman de Tolkien, alors que ce n’était pas lui qui avait compilé les textes, et surtout que de nombreux textes avaient été largement réécrits pour les besoins de la cohérence ? Ces critiques furent largement reprises par les connaisseurs de Tolkien, en particulier par le milieu universitaire français4. 3 Je me permets ici de renvoyer à mon article « “Bougre d’externaliste ! ” Approches interne et externe du monde de Tolkien ». 4 J’avoue connaître beaucoup moins bien le milieu universitaire anglophone sur cette question. 2 Christopher Tolkien se lança donc dans une autre entreprise de publication, fort différente de la première. Le premier fruit, qui portait encore assez largement la marque de l’approche internaliste qui avait présidé à la publication du Silmarillion – ainsi que, beaucoup plus tôt, du Hobbit et du Seigneur des Anneaux – en fut le recueil des Contes Inachevés, publié en 1980. Dans cet ensemble, Christopher Tolkien n’avait pas encore décidé de publier l’intégralité des textes de Tolkien. Il se contente donc d’y présenter des fragments, des « récits inachevés » pour reprendre son titre, de natures très différentes. Certains textes sont des manuscrits de Tolkien qui avaient servi à l’établissement du Silmarillion ; trop longs au goût de Christopher Tolkien en 1977, ils n’avaient pas été intégrés dans le livre publié, mais avaient un intérêt premièrement en ce qu’ils donnaient des détails et des précisions sur le récit raconté, et deuxièmement en ce qu’ils permettaient de donner un aperçu du texte original de Tolkien, celui sur lequel son fils avait travaillé pour produire le livre que tout le monde connaissait. D’autres étaient des essais qui n’avaient pas même été abrégés dans Le Silmarillion publié, mais avaient tout simplement été mis de côté car ils ne développaient pas un récit mais plutôt un point particulier du monde tolkienien : une description de l’île de Númenor, un essai sur les palantíri, un autre sur les Drúedain etc. Enfin venaient des récits qui n’avaient pas vraiment servi à la compilation du Silmarillion, mais qui apportaient des précisions sur des personnages du Hobbit et du Seigneur des Anneaux, et qui à ce titre pouvaient grandement intéresser les lecteurs avides de plus d’informations sur l’histoire de la Terre-du-Milieu. Ces textes étaient présentés comme des écrits de Tolkien, et remis dans le contexte de leur rédaction et de leurs modifications. En ce sens, Christopher Tolkien, déjà, brisait la logique internaliste pour se lancer dans l’étude externe, puisqu’il rompait avec l’idée que ces textes n’étaient qu’une traduction en les présentant comme les fruits de l’imagination d’un seul auteur, son père, et en montrant leur évolution de manière externe. Mais l’appareil critique de présentations des textes et de notes était encore assez restreint ; si bien que le lecteur pouvait presque en faire abstraction pour se plonger dans le texte original présenté, qui de toute façon n’était qu’un texte original. Les extraits présentés dans les Contes Inachevés ne rendent pas du tout compte de la complexité des différentes versions, des manuscrits etc. La cohérence, en particulier, était encore assez bien respectée. En fin de compte, on pouvait très bien lire les Contes Inachevés en ayant l’impression non pas de découvrir les brouillons inédits d’un auteur du XXe siècle, mais bien de se plonger dans les textes qui accompagnaient le Livre Rouge ; ce qui faisait en définitive de ce recueil un ensemble hétéroclite qui mêlait des textes très différents, qui montrait une volonté de revenir sur l’approche qui avait présidé à la publication du Silmarillion, mais qui ne sortait pas encore complètement le lecteur d’une approche interne. Christopher Tolkien poussa ensuite plus loin cette nouvelle logique. Entre 1983 et 1996, il publia une longue série en douze volumes, intitulée L’Histoire de la Terre-du-Milieu (The History of Middle-Earth), que l’on a coutume d’abréger en HoME d’après le titre anglais. Ces douze volumes renfermaient eux aussi des textes extrêmement différents les uns des autres. Les deux premiers tomes, par exemple, contenaient des textes remontant parfois à 1917, et traitant tous du Premier Age. Venaient ensuite d’autre textes traitant de la même période, mais plus tardifs : certains avaient été rédigés entre 1935 et 1955, d’autres entre 1955 et 1973. Les HoME recouvrent donc, grosso modo, trois périodes d’une vingtaine d’années chacune. On peut d’ores et déjà se douter de l’évolution qui peut se faire dans l’esprit d’un homme – et donc dans ses écrits – entre ses 25 et ses 75 ans. Mais la disparité n’est pas uniquement due à cette distance qui sépare les textes dans le temps. Elle vient aussi, une fois encore, d’une différence de nature. Les HoME regroupent de tout. Des poèmes en vers allitératifs, des essais théoriques, métaphysiques, théologiques, linguistiques, des récits divers et variés. Parmi ces derniers, certains sont des textes que Tolkien aurait sans doute voulu voir publiés sous une 3 forme ou sous une autre, et qui constituent une base du Silmarillion. D’autre au contraire sont les brouillons du Seigneur des Anneaux, c’est-à-dire des textes que Tolkien avait abandonnés pour les remplacer par d’autres. Pour ce nouvel ensemble, Christopher Tolkien a fait le choix de publier tous les textes de Tolkien qui restaient, ou du moins un maximum d’entre eux, même si cette décision n’était pas la sienne dès 1983. On ne peut que regretter qu’aient été exclus certains textes qu’il a jugés trop inaccessibles pour le public, en particulier des textes linguistiques, alors même que la linguistique est au cœur du monde tolkienien et que les lecteurs, justement, ne cessent de réclamer plus d’informations dans ce domaine. C’est d’autant plus regrettable que linguistique et récit sont parfois inextricablement mêlés comme le montre le « Shibboleth de Fëanor », ou comment la prononciation peut devenir un facteur de division politique. Mais cette lacune, pour regrettable qu’elle soit, est mineure – et rectifiable, j’ose du moins l’espérer. La grande majorité des écrits de Tolkien est à présent à la disposition du public, et, il faut le remarquer, les textes sont présentés dans leur forme originale, tels que Tolkien les a laissés quand il y a touché pour la dernière fois. Ils sont ordonnés suivant la chronologie de la vie de Tolkien : d’abord les textes traitant du Premier Age les plus anciens, ceux des années 1917-1935 ; puis ceux qui couvrent la même période mais furent écris plus tard, entre 1935 et 1955 ; suivent les brouillons du Seigneur des Anneaux, qui ont été rédigés globalement dans la même vingtaine d’années, mais traitent du Troisième Age ; enfin, les textes qui couvrent les trois Ages – et même les quatre – mais datent des années 1955-1973. Comme on peut s’en rendre compte, c’est une chronologie externe – celle de la vie de Tolkien – qui est respectée ; la chronologie interne, celle du monde de Tolkien, n’est en rien un fil conducteur de la publication. Pour accompagner ce très complexe ensemble, Christopher Tolkien a cette fois-ci joint aux écrits de son père un très lourd appareil critique, fait de longues présentations des textes, de notes nombreuses et volumineuses et d’index importants. Dans les HoME, la logique de publication est donc entièrement externe : les textes sont présentés comme les écrits de Tolkien, ils sont analysés et expliqués en fonction d’éléments comme leur date de rédaction, bref de façon totalement externaliste. Cette fois-ci, il est presque impossible pour le lecteur de s’extraire des analyses du fils pour se plonger véritablement dans l’univers du père. On a certes accès au texte d’origine, non modifié, mais il faut pour y parvenir franchir une véritable forêt de présentations. L’ouverture des débats (ou devrais-je dire des hostilités ?) Cette publication a été saluée par les passionnés et plus encore par le milieu universitaire français. Beaucoup y ont vu un progrès par rapport au Silmarillion, étant donné que l’on avait à la fois les textes originaux et un appareil critique permettant de les aborder dans toute leur complexité. Mais les problèmes sont apparus très vite. Une minorité a voulu jeter complètement le livre de 1977 aux orties, en disant qu’il n’avait plus rien de valide, et que pour découvrir le Premier Age il ne fallait plus lire que les HoME. La majorité, pourtant, a souvent conclu que Le Silmarillion restait un livre essentiel pour aborder le Premier Age – quitte à s’enfoncer ensuite dans la jungle des HoME. Mais se posait alors la question de l’autorité des textes, très importante pour les passionnés car capitale pour l’analyse interne – la seule qui intéresse une grande partie des amateurs de Tolkien. Le Silmarillion devait-il conserver le statut de « livre le plus fiable » que lui avait conféré le fait d’être seul en lice pendant longtemps ? Les HoME devaient-ils n’être que des « livres d’appoint », permettant de préciser les détails que n’éclaircissait pas Le Silmarillion, mais ne jouissant d’aucune autorité contre lui ? Ou bien au contraire Le Silmarillion ne devait-il devenir qu’une simple porte d’entrée vers les ouvrages faisant véritablement autorité, à savoir les HoME ? Bref, quel est le statut de chacun des textes que nous ont légués Tolkien et son fils ? 4 Puis se sont posées des questions plus générales et plus théoriques, celles que Christopher Tolkien avait dû se poser entre 1977 et 1983. De quel droit établissait-on une hiérarchie entre les textes de Tolkien ? Qu’est-ce qui devait fonder et diriger cette éventuelle hiérarchie ? Quels étaient les différents types de textes que Tolkien nous avait légués ? Quels types de frontières existaient entre ces types ? Tolkien aurait-il approuvé la publication de ses brouillons ? des textes inachevés ? Sous quelle forme était-il possible de publier ses manuscrits ? Et enfin, le travail de publication des textes de Tolkien s’était-il achevé avec les HoME, ou bien restait-il encore quelque chose à faire ? Ce vaste débat est très loin d’être tranché. Les quelques discussions que j’ai eues sur le sujet m’ont convaincu qu’il est impossible de rassembler tous les Tolkiendili sous une seule bannière, même si celle-ci se voulait consensuelle. Mais elles m’ont également prouvé qu’il est tout de même possible de convaincre certaines personnes. Je vais donc ici tenter de défendre ma position, qui n’est pas majoritaire, en tout cas en France, dans le but avoué de convaincre pour agir. Car il ne s’agit pas ici uniquement de théorie. Des actes sont en jeu. Comment les textes de Tolkien seront-ils publiés demain, voila ce qu’il nous appartient de décider. Vu la violence de certaines des réactions auxquelles je me suis trouvé confronté, je préfère préciser immédiatement que je sais parfaitement bien que ma position n’est pas la seule défendable. C’est ma position, rien de plus. Elle s’appuie sur des arguments, et je suis bien entendu convaincu de sa justesse, sans quoi je ne la défendrais pas ; mais je suis également conscient que, comme toute position théorique, elle est basée sur des principes, des présupposés, des a priori, que nul n’est contraint d’accepter. J’essaie simplement de montrer deux choses : la première, c’est que mon opinion a tout de même des arguments pour elle, et que par conséquent, si elle n’est pas la seule défendable, elle est tout de même défendable ; la seconde, c’est que la position adverse est basée non pas sur un plus grand nombre d’arguments mais simplement sur les présupposés inverses. Les bases Au-delà de tout désaccord, il me semble qu’il est certains points sur lesquels tous les Tolkiendili et chercheurs devraient s’entendre. Il m’a semblé plusieurs fois au cours des débats auxquels j’ai participé que certaines personnes, par crainte de voir leurs arguments affaiblis, refusaient certaines évidences qui me paraissent indéniables. Il y a là un véritable problème pour une saine étude de Tolkien. Chaque camp a des arguments solides à la base de sa réflexion ; le mieux, je pense, est que chacun reconnaisse la validité des bases de l’adversaire. Puisque charité bien ordonnée commence par soi-même, je suis tout prêt à reconnaître, par exemple, que Tolkien n’a jamais écrit noir sur blanc qu’il n’aurait pas souhaité la publication des HoME. De même, je reconnais être parfaitement incapable de produire une preuve absolue et irréfutable qu’il prévoyait d’abandonner l’idée de la transmission du Silmarillion par un marin anglais du Xe siècle. En revanche, je peux produire des preuves sur ce qui constitue les bases de mon raisonnement. Un raisonnement qui est fondé sur la recherche de la volonté de Tolkien. Je précise que je souhaiterais voir cette partie de mon essai dégagée de tout esprit de polémique. Je n’ai aucune autre prétention en l’écrivant que de rappeler et de démontrer quelques évidences. A mon avis, les bases que je vais énoncer à présent sont des choses sur lesquelles tout le monde devrait s’accorder, car elles ne relèvent pas de l’opinion personnelle. Ce ne sera pas la même chose ensuite. « The Making of a Mythology » 5 La première chose qu’il pourrait être utile de démontrer est la volonté de Tolkien de construire une mythologie, et le fait que cette volonté a été exécutée. Mais comme cela ne constitue pas le cœur de mon propos, je serai forcé de passer rapidement sur ce point. Pourtant, même brièvement, il faut s’entendre sur ce qui constitue cette mythologie. Qu’est-ce qu’une mythologie ? Si l’on accepte la définition de ce terme comme un ensemble de récits racontant l’histoire du monde à des époques très reculées, remontant en général à la création du monde, et s’achevant le plus souvent avec le commencement de l’histoire envisagée comme la période de l’Histoire des hommes dont nous avons conservé des traces, alors une partie des écrits littéraires de Tolkien se rapproche étrangement de la mythologie. La réception de l’œuvre de Tolkien par le public, le terme même de « fan » très couramment répandu, le culte qu’on a rendu – et qu’on rend encore – à Tolkien sont autant de preuves supplémentaires de la nature mythologique de cette œuvre – ou d’une partie de cette œuvre. Rares sont en effet les romans dans lesquels les lecteurs s’impliquent au point de passer une grande partie de leur temps simplement à essayer de savoir ce qui se passe dans le monde décrit par le roman. Il y a là une spécificité qu’il faudrait démontrer plus longuement – et ce sera, je l’espère, l’objet d’une prochaine étude. Pour l’instant, contentons-nous de dire que cette nature essentiellement mythologique d’une partie des écrits de Tolkien est un pilier central de son œuvre, et donc un élément-clef pour le comprendre. Certes, le projet initial de « mythologie pour l’Angleterre » a été abandonné au moins en partie ; certes, Tolkien n’a pas achevé les cadres qui décrivent la façon dont les événements supposés réels qu’il décrit lui sont parvenus – que ce soit par un marin anglais, par le « rêve vrai » ou par de vieux textes. Mais l’essence même de son projet est demeurée la même. Une mythologie, de façon générale – ne parlons pas encore de celle de Tolkien en particulier –, est cohérente, c’est-à-dire non seulement que les récits qui la composent doivent ne pas contenir de contradictions, mais aussi que la mythologie de manière générale possède une unité de l’inspiration et de la signification, car elle traduit une représentation générale du monde et du sens de l’histoire. Aujourd’hui, ce point est couramment remis en question par de nombreux critiques qui considèrent la multiplicité des versions de chaque mythe qui nous sont parvenues. Cela est particulièrement net pour la Bible ou pour les mythologies grecque ou égyptienne, par exemple. Mais il ne faut pas se laisser abuser par cette illusion d’optique. Des versions différentes de chaque récit ou légende existaient bel et bien, mais cela ne veut pas dire qu’elles coexistaient dans l’esprit des croyants. Aujourd’hui, il nous semble que tous les textes sont de même rang, de même niveau ; mais ce nivellement a été accompli par le temps et ne correspond pas à la façon dont les Anciens vivaient leurs mythes. Chaque personne croyait en une version d’un mythe, ou bien en aucune, mais certainement pas à deux, tout simplement parce que l’esprit humain est incapable de croire à la fois en deux choses incompatibles. Il ne faut pas non plus se laisser abuser par l’absence très courante de tentative unificatrice des mythes dans l’Antiquité. Les Anciens n’étaient pas prosélytes, mais cela ne signifie pas qu’ils avaient moins la foi que les monothéistes. Une mythologie vivante et vécue – le contraire d’une mythologie étudiée, analysée, disséquée par des historiens, des ethnologues etc. – est donc cohérente, au moins pour un individu donné, tout simplement parce qu’une mythologie ne vit que tant qu’on y croit. On y croit comme à un passé, très lointain certes, mais pas moins réel pour autant. Dans le christianisme, par exemple, la mythologie de l’Ancien Testament, à laquelle en général on n’accorde qu’une vérité symbolique, est moins vivante que celle du Nouveau Testament, en laquelle on croit à la lettre. Et, de façon générale, elle n’est pas le fait d’un seul homme : elle se construit lentement, sur de nombreuses générations, de nombreux textes, de nombreux auteurs. Tolkien est donc un auteur extrêmement spécifique, et son biographe, Humphrey Carpenter, le souligne bien : « puisses-tu dire les choses que j’ai essayé de dire longtemps 6 après que je ne serai plus là pour les dire. Les mots de G. B. Smith étaient un appel clair à Ronald Tolkien à s’atteler au grand travail qu’il méditait depuis quelques temps, un projet à la fois grandiose et stupéfiant qui n’avait que peu d’équivalents dans l’histoire de la littérature : il allait créer une mythologie toute entière5 ». Au départ, cette mythologie était destinée à l’Angleterre. Ainsi écrit-il dans sa fameuse lettre à Milton Waldman de 1951 : « je voulais créer un corpus de légendes plus ou moins connectées entre elles, […] et que je pourrais dédier simplement : à l’Angleterre ; à mon pays6 ». Mais par la suite, Tolkien abandonna ce projet un peu trop étroit pour englober son œuvre. Certes, ses livres gardèrent toujours une certaine coloration britannique, mais ils ne furent plus destinés à l’Angleterre avant tout. Ils étaient devenus trop grands pour cela. Bien entendu, Tolkien n’a pas composé sa mythologie sur un seul roman. Pourtant, l’intégralité de son œuvre littéraire ne lui est pas consacrée. Il est très important de bien réaliser ce fait : dans la même lettre, juste après avoir parlé de la rédaction de sa mythologie, Tolkien écrit : « bien entendu, j’ai imaginé et même rédigé beaucoup d’autres choses (surtout pour mes enfants). Certaines ont échappé à l’emprise de cet ensemble tentaculaire qui agissait comme un aimant, et lui sont toujours restées entièrement étrangères : Feuille, de Niggle, et Le Fermier Giles de Ham, par exemple, les deux seuls à avoir été imprimés7 ». Cette frontière posée par Tolkien lui-même à l’intérieur de ses propres écrits littéraires est essentielle. L’œuvre majeure de Tolkien, l’œuvre de sa vie, est ce grand arbre, cette mythologie ; mais elle n’englobe pas tout ce qu’il a écrit, ni même tous ses textes littéraires. En marge de cet immense travail, Tolkien a inventé d’autres lieux et temps imaginaires, mais ceux-ci sont restés isolés, ils n’ont jamais fait l’objet d’une suite (même si Tolkien en avait imaginé une à Farmer Giles, le fait est qu’elle n’a pas vu le jour), ils n’ont jamais fait partie d’un ensemble. Pour tout dire, ils n’ont jamais approché de la grandeur de la véritable mythologie. En fait, le processus d’invention mythologique est assez complexe chez Tolkien. Il s’explique plus loin, toujours dans la même lettre : « le Hobbit […] a été conçu de manière totalement indépendante : lorsque j’en ai commencé la rédaction, je ne savais pas qu’il appartenait à l’ensemble. Mais je me suis rendu compte ensuite qu’il s’agissait en fait de son achèvement, de sa façon de descendre sur terre et de se fondre dans le domaine de “l’histoire”8 ». La frontière entre récits mythologiques et récits non mythologiques n’est donc pas imperméable. Il est possible de la franchir dans le sens de l’intégration à la mythologie. L’exemple donné ici par Tolkien, celui du Hobbit, est le cas archétypique. Bilbo n’avait pas été conçu, à l’origine, comme faisant partie du même univers qu’Eärendil. Mais il a franchi la frontière est s’est trouvé intégré à l’ensemble, pour finalement en devenir une partie importante, puisqu’il a donné naissance au Seigneur des Anneaux – une partie de la mythologie tout aussi essentielle que le Silmarillion9. 5 « May you say the things I have tried to say long after I am not there to say them. G. B. Smith’s words were a clear call to Ronald Tolkien to begin the great work that he had been meditating for some time, a grand and astonishing project with few parallels in the history of literature. He was going to create an entire mythology », Humphrey Carpenter, JRR Tolkien, A Biography, Londres, Harper Collins, 1995, p. 97. Toutes les traductions sont de ma main, aidée par endroits par celle d’Amandil. 6 « I had a mind to make a body of more or less connected legend, […] which I could dedicate simply: to England; to my country », Humphrey Carpenter (éd.), The Letters of JRR Tolkien, Londres, Harper Collins, 1995, p. 144, lettre n° 131 à Milton Waldman, datée probablement de la fin de 1951. 7 « Of course, I made up and even wrote lots of other things (especially for my children). Some escaped from the grasp of this branching acquisitive theme, being ultimately and radically unrelated: Leaf by Niggle and Farmer Giles, for instance, the only two that have been printed », idem supra, p. 145. 8 « The Hobbit […] was quite independently conceived: I did not know as I began it that it belonged. But it proved to be the discovery of the completion of the whole, its mode of descent to earth, and merging into “history” », idem supra, p. 145. 9 Pour une comparaison objective des textes de 1951 avec ceux de 1937, je renvoie à The Annotated Hobbit, édité par Douglas A. Anderson, Londres, HarperCollins, 2003, ainsi qu’aux lettres n°163, p. 215-6 et n°257, p. 346. 7 Un autre exemple, peut-être un peu moins connu, est celui de Tom Bombadil. Ce personnage a été imaginé par Tolkien peu avant Bilbo, c’est-à-dire à un moment où sa mythologie n’était encore à peu près qu’une histoire des Elfes, et de façon tout à fait indépendante par rapport à cette dernière, puisque lui aussi est apparu comme le personnage central d’un conte qu’il avait inventé pour ses enfants. Tolkien avait publié en 1934 dans l’Oxford Magazine le premier poème du recueil auquel il devait plus tard donner son nom, « The Adventures of Tom Bombadil » (le recueil, de son côté, devait n’être publié qu’en 1961). Même lorsque Tolkien rédigea, quelques années plus tard, Le Hobbit, Bombadil ne fut pas encore relié à l’ensemble. Ce n’est qu’au cours de la rédaction du Seigneur des Anneaux, à un moment où Bilbo et son neveu, pour leur part, commençaient à être sérieusement reliés au monde du Premier Age, que Tolkien, pour diverses raisons, inséra Tom dans son nouveau roman. Il se trouva alors absorbé dans l’ensemble, et y trouva parfaitement sa place. Tom, pour avoir été intégré relativement tard à la mythologie, n’y est pas pour autant une anomalie. La meilleure preuve en est que, lorsque le recueil complet fut publié, Tolkien l’intitula The Adventures of Tom Bombadil and other verses from the Red Book ; ce qui prouve sa volonté de le rattacher au grand tout. Par ce seul titre, Tolkien fait franchir à chacun des poèmes du recueil la frontière qui sépare les écrits mythologiques des autres écrits littéraires. Selon l’approche interne, ils sont tirés du Livre Rouge, donc ils sont écrits par des Hobbits. Ils ne représentent pas forcément la vérité du monde de Tolkien, mais ils représentent une vision des Hobbits. Un peu comme on peut faire l’histoire des mentalités, ce qui n’est pas l’histoire des faits, et même souvent peut faire avoir une fausse vision des faits, mais n’en est pas moins de l’histoire. Il était donc possible de franchir la frontière dans un sens, celui de l’intégration à l’univers tolkienien. Nous nous poserons tout à l’heure la question de savoir s’il était également possible de la franchir dans l’autre sens, c’est-à-dire s’il était possible pour un texte appartenant à la mythologie tolkienienne d’en sortir. Ce qu’il est important de retenir pour l’instant, c’est que la frontière entre écrits mythologiques et autres écrits littéraires, pour perméable qu’elle soit dans une certaine mesure, n’en existe pas moins de façon très nette et, nous l’avons vu, consciente pour Tolkien lui-même. L’ensemble des écrits que jusqu’ici nous avons appelés écrits « mythologiques », ceux que Tolkien a rassemblés et qui parlent de l’univers qu’il a créé, peut être appelé le Légendaire – Tolkien lui-même employait le terme. Le désir de cohérence : vers une « double nature » des textes de Tolkien Comment Tolkien a-t-il voulu publier ce Légendaire ? Je rappelle encore une fois que pour l’instant je ne cherche pas à entrer dans la polémique concernant la meilleure façon de publier Tolkien aujourd’hui ! Je ne fais que souligner des faits. Oui ou non, Tolkien voulait-il que ses œuvres fussent cohérentes ? Quelqu’un qui découvrirait les HoME sans avoir connaissance du débat qui les entoure pourrait en douter. Et effectivement, il n’a jamais écrit noir sur blanc qu’il voulait une cohérence parfaite pour l’ensemble de ses romans mythologiques. Mais ici, il faut bien voir que nous n’avons pas vraiment besoin de déclarations de Tolkien pour conclure. Sa façon d’agir parle d’elle-même. A ce stade, il me paraît utile de faire une précision de méthode. Certains voudraient qu’une chose ne soit pas prouvée tant que l’on n’aurait pas produit une déclaration écrite de Tolkien à son propos. Cette façon de voir me semble très réductrice. Certes les citations de Tolkien, extraites principalement de ses lettres et de son journal (qui n’est pas publié mais auquel son biographe a eu accès), sont des bases essentielles pour comprendre Tolkien. Mais il est dangereux de vouloir s’en tenir là. La méthode historique exige d’interpréter non seulement les mots mais aussi les actes. Car eux aussi permettent de connaître la volonté de 8 celui qui les effectue. Tous ceux que Tolkien intéresse, tous ceux qui pensent qu’il faut voir l’auteur derrière l’œuvre, devraient s’en souvenir. Examinons donc les actes de Tolkien, et commençons par la rédaction du Seigneur des Anneaux. On pourrait penser que la longueur de ce travail, qui s’est étalé sur une douzaine d’années, entre 1937 et 1949, est en elle-même une preuve du perfectionnisme quasiment maniaque de Tolkien. Mais quelques détails sont plus parlants, comme par exemple la volonté de Tolkien de faire parfaitement correspondre l’action avec les cartes publiées dans le roman : « je me suis battu avec les problèmes d’organisation dans la chronologie de l’Anneau […]. Je crois que j’ai réussi à tout résoudre à la fin par de petits changements dans les cartes, en rallongeant d’un jour l’assemblée des Ents et de quelques jours à la fois la poursuite de Trotter et le voyage de Frodo (un petit changement dans le chapitre que je viens d’envoyer : deux jours de Morannon à l’Ithilien)10 », écrit-il dans une lettre. La précision, la minutie des détails et des changements témoigne du désir de cohérence de Tolkien. Plus significative encore, sa préoccupation de la cohérence des phases de la Lune : « me suis battu avec un passage récalcitrant de “l’Anneau”. A présent j’ai besoin de savoir de combien de temps le lever de la Lune se retarde chaque nuit lorsqu’elle croît 11 » ; et encore : « j’ai découvert que, dans ces jours essentiels qui séparent la fuite de Frodo de la situation actuelle, mes lunes […] faisaient des choses impossibles, se levant à un bout du pays et se couchant […] à l’autre. Réécrire partiellement les chapitres précédents m’a demandé tout l’après-midi !12 ». Peu d’auteurs se préoccupent de savoir si la Lune a le même aspect pour les personnages à un moment donné de l’histoire, ou d’autres détails si précis. On pourrait allonger la liste. Montrer par exemple Tolkien se préoccuper, dans la lettre n° 211 à Roana Beare, datée d’octobre 1958, d’avoir écrit que le cheval de Glorfindel portait « bridle and bit » (bride et mors), alors que par ailleurs il est dit que les Elfes montent à cru, et décidant dans la foulée de remplacer ces deux termes par « headstall » (licol). De manière générale, je renvoie à un très grand nombre de lettres écrites entre 1938 et 1948 (et beaucoup d’autres par la suite). On pourrait bien sûr m’objecter que ce n’est là que le très naturel désir d’un écrivain ordinaire de produire un roman cohérent. Ce serait oublier, tout d’abord, les exemples que je viens de citer, et qui montrent que Tolkien faisait montre sur ce point d’un soin quasiment obsessionnel. Ce serait également oublier, surtout, que Tolkien n’a pas seulement rendu chacun de ses romans cohérents dans son ensemble ; il a rendu tous les romans du Légendaire cohérents entre eux. En tout cas, tous ceux qu’il a publiés de son vivant, c’est-à-dire Le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux (Les Aventures de Tom Bombadil, qui appartiennent au Légendaire, ne constituent pas un roman, et n’ont pas le même statut). Le chapitre V du Hobbit, par exemple, a été entièrement réécrit par Tolkien car l’anneau dont il y était fait mention n’avait pas grand-chose à voir avec l’Anneau du roman suivant 13. De la même manière, Tolkien, au cours des rééditions du Hobbit, a transformé Gandalf, l’a grandi physiquement et moralement, l’a rendu plus sérieux ; il a détaillé la généalogie de Thorin, 10 « I have been struggling with the dislocated chronology of The Ring […]. I think I have solved it all at last by small map alterations, and by inserting an extra day’s Entmoot, and extra days into Trotter’s chase and Frodo’s journey (a small alteration in the first chapter I have just sent : 2 days from Morannon to Ithilien) », lettre n° 85 à Christopher Tolkien, datée d’octobre 1944, p. 97. 11 « Struggled with recalcitrant passage in “The Ring”. At this point I require to know how much later the moon gets up each night when nearing full », lettre n° 63 à Christopher Tolkien, datée d’avril 1944, p. 74. 12 « I found my moons in the crucial days between Frodo’s flight and the present situation […] were doing impossible things, rising in one part of the country and setting […] in another. Rewriting bits of back chapters took all afternoon! », lettre n° 69 à Christopher Tolkien, datée de mai 1944, p. 80. 13 Certes la première version de ce texte n’a pas été abandonnée, mais réintégré au Légendaire. Certaines incohérences pouvaient donc y subsister. Mais ce ne sont là que de fausses incohérences, puisque la différence entre les récits est expliquée par un mensonge. En fin de compte, Le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux concordent aussi parfaitement que possible. 9 celle de Bilbo, bref il a inséré dans le roman des noms inventés par Le Seigneur des Anneaux ; il a ajouté des détails géographiques ; il a supprimé les lignes qui mentionnaient le mariage par trop improbable d’un Hobbit et d’un Elfe. On trouve exactement le même type de modifications dans la matière du Silmarillion, par exemple l’abandon par Tolkien de nouvelles étymologies des noms « Elrond » et « Elros » à cause d’une note dans l’Appendice A du Seigneur des Anneaux. Ce type de modifications prouve bien que Tolkien voulait rendre l’ensemble de son Légendaire cohérent avec lui-même. Il y a là un point extrêmement important, qui mérite qu’on s’y attache plus longuement, et que les lecteurs connaissent presque toujours mais auquel ils n’accordent en général qu’une attention mineure, sans voir toutes les répercussions d’une telle attitude. Nous avons dit que la nature des textes de Tolkien était essentiellement mythologique, et il n’est pas question d’y revenir ; mais Tolkien ne considérait pas forcément la mythologie comme la plupart des lecteurs contemporains sont habitués à le faire. Car si de nombreux points rattachent une partie de l’œuvre de Tolkien à la mythologie, ce désir fondamental de cohérence non seulement à l’intérieur des textes mais surtout des textes entre eux rapproche fortement ces textes du domaine de l’Histoire, dont la principale caractéristique est peut-être qu’elle ne peut justement être que cohérente. D’autre arguments vont également dans le sens d’un rapprochement entre les textes de Tolkien et l’histoire, par exemple la présence fort abondante parmi ou entre les récits narratifs proprement dits de nombreuses chroniques, annales, chronologies. Je ne connais aucun autre exemple de mythologie qui s’attacherait avec autant de précision numérique et de références à une computation à dater les événements qu’elle relate. Le fait pour Tolkien de travailler sur son œuvre comme sur de l’histoire en est un autre signe. La présence dans Le Seigneur des Anneaux et Le Hobbit (dont, rappelons-le, Tolkien écrivait qu’il était le lien par lequel la légende « se fondait dans le domaine de l’histoire », on aurait presque pu dire « se fondait en histoire ») de créatures merveilleuses et néanmoins présentées comme vraies et « historique » que Círdan, Elrond, Galadriel, Celebrimbor, Gandalf, Saruman, Sauron, ou encore plus généralement les Ents, les Elfes, les Nains, les Hobbits est également la caution que, comme le dit Éomer, « les rêves et les légendes jaillissent de l’herbe à la vie », ou encore, comme le dit Aragorn, « ce n’est pas nous mais ceux qui viendront après nous qui feront les légendes sur notre temps ». Que dit Tolkien quand il écrit cela, et bien d’autres passages de sa mythologie – qu’on se souvienne par exemple des dialogues de Sam et Frodo sur les chants qu’on composera plus tard à leur sujet ? Tout simplement que mythologie et histoire ne sont pas séparées comme on a l’habitude de le penser, mais au contraire ne font qu’un. L’histoire d’aujourd’hui, c’est la mythologie de demain, pour parodier la formule célèbre de Victor Hugo. Il y a là une constante de l’œuvre de Tolkien : on la retrouve par exemple dans Le Fermier Giles de Ham, lorsque les pages qui accompagnent Giles au retour de sa capture de Chrysophylax chantent des louanges qui seront la base de légendes à venir. C’est aussi au même type de raisonnement que Tolkien recourt pour convaincre Lewis de la vérité du christianisme, quand il affirme à son ami que le récit des Evangiles est un mythe, mais un mythe vrai, qui est vraiment arrivé. On retrouve d’ailleurs encore le même thème, de manière très forte, dans la trilogie de l’espace de ce même C. S. Lewis, ouvrage qui par bien des aspects est une manière de démontrer que ce que nous appelons « mythe » est en fait l’histoire d’un ailleurs ou d’un autre temps (on sait à quel point Lewis s’est inspiré des idées de Tolkien pour écrire cette œuvre). Tolkien insiste donc, partout dans son œuvre, sur l’idée que l’histoire se fait légende, mythe, et que la légende se refait histoire. Les textes de Tolkien, ou au moins ses textes mythologiques, ont donc une « double nature » : pour avoir acquis une dimension mythologique, ils n’en constituent pas moins une histoire. Mais les guillemets sont 10 nécessaires pour parler de cette « double nature », puisque Tolkien nous rappelle justement que mythe et histoire ne font qu’un. C’est grâce à cette double nature que notre époque, très rationaliste mais qui aspire au rêve peut-être plus que toutes les autres époques, peut vivre la mythologie de Tolkien. C’est là surtout qu’il y a spécificité pour le cas de Tolkien. Car son œuvre est justement, avant toute autre chose, une mythologie vécue. Elle peut être étudiée, ensuite, par des universitaires, des critiques littéraires etc., mais ce n’est pas là son rôle premier. Tolkien lui-même n’approuvait pas les études universitaires de son œuvre ; ce qui bien sûr ne doit pas nous empêcher d’en mener, à condition de se souvenir qu’une telle étude, pour bonne qu’elle puisse être, n’est pas le premier but de l’œuvre de Tolkien. Ce n’est pas non plus ce qui se passe en premier lieu, chronologiquement parlant. En général, ceux qui étudient Tolkien sont des gens qui ont commencé par aimer Tolkien. Et parmi toutes les bonnes raisons qu’il y a d’aimer Tolkien, l’achèvement de sa mythologie, son caractère historique, sa complexité en même temps que son immensité sont sans doute parmi les plus couramment répandues. Pourquoi ? Parce que Tolkien, qui voulait consciemment créer une mythologie, savait très bien qu’une mythologie n’est vivante que si l’on y croit. Il ne faut pas simplifier les choses : la question de savoir quelle est la vérité dont le mythe est porteur est vaste. Pour Tolkien, il y a une vérité du mythe, il suffit de lire le poème « Mythopoeia » pour s’en convaincre ; mais cette vérité est plus que simplement symbolique. C’est une question extrêmement complexe. Elle nous intéresse pour la suite de notre sujet, mais comme elle n’en constitue pas le cœur je me contenterai d’un résumé. Tolkien a forgé le concept de « créance secondaire » (« secondary belief ») attachée à une sous-création (« sub-creation ») : la créature qu’est l’homme est à son tour capable de créer à l’intérieur de l’univers auquel elle appartient (c’est la sous-création, à la fois comme acte et comme résultat) ; puis l’homme est capable d’accorder à ce « monde secondaire » une « créance secondaire » par la « suspension volontaire de son incrédulité » sur le plan primaire. Bien sûr, il n’est pas question d’y accorder une créance « primaire » ou « première », c’est-à-dire de croire que toutes ces choses se sont réellement passées ; mais il faut accepter de rentrer suffisamment dans le monde secondaire pour accepter de le juger selon ses propres lois et non plus selon les lois du monde primaire, réel. Tolkien fait appel à une créance plus positive que le simple fait de « faire semblant de croire ». Pour lui, l’art réussit dans sa mission quand il engendre une véritable et profonde volonté de croire. C’est pour cet ensemble de raisons, et en particulier parce que Tolkien a écrit sa mythologie non pas comme une mythologie à étudier mais comme un ensemble de récits provenant d’un passé, donc de nature historique en partie, que pour lui une des qualités essentielles d’une bonne œuvre littéraire est la cohérence, sans laquelle la créance secondaire, la suspension volontaire de l’incrédulité, est impossible. Ne tombons pas dans le simplisme : je ne veux pas dire qu’une mythologie ou une histoire ne peut pas contenir d’incohérences ; mais la créance secondaire ne peut exister que si les incohérences du récit sont factices, expliquées, et se révèlent finalement cohérentes, comme c’est le cas par exemple pour les différentes versions du chapitre V du Hobbit. Nous reviendrons plus tard sur ce point. L’essentiel est pour l’instant de retenir que l’on ne croit pas à ce qui est véritablement et profondément incohérent. Il écrit dans une lettre : « avant tout [un conte de fées] doit être un bon conte, […] auquel on puisse […] croire selon ses propres lois. Réussir sur ce point était mon premier but14 ». On voit à quel point la mise en place de la créance secondaire chez le lecteur est importante pour Tolkien. Ce but et ses implications sont détaillés ensuite : « ce 14 « First of all [fairy story] must succeed just as a tale, […] and within its own imagined world be accorded […] belief. To succeed in that was my primary object », lettre n° 181 à Michael Straight, datant probablement du début de 1956, p. 233. 11 livre a été écrit […] comme une expérience dans le domaine des arts […] visant à faire naître chez le lecteur la “Créance Secondaire”. Je l’ai écrit lentement et en portant une attention particulière au détail15 ». Si l’on se souvient de ce qu’est la créance secondaire, il devient évident que « l’attention particulière » portée « au détail » signifie un souci poussé de cohérence, puisque cette caractéristique est une des principales, sinon la principale, requise pour faire croire à un récit. D’autres citations mettent encore ce point en avant : « un exemple pour montrer à quel point il est difficile de garder un livre à l’abri des erreurs – le mien et ses index en sont remplis16 ». L’emploi du terme « erreur » pour désigner les incohérences est en soi intéressant. Un peu plus tôt, Tolkien écrivait : « je suis revenu à Oxford en janvier 1926 et au moment de la parution du Hobbit (1937) cette “Matière des Jours Anciens” avait atteint une forme cohérente17 », ce qui prouve bien qu’il souhaitait publier le Silmarillion de façon cohérente. Cette obsession se retrouve à toutes les époques de sa vie : très tôt, déjà, il affirmait : « je crois que […] [les noms] sont bons. […] Ils forment un tout homogène et cohérent18 » ; sous sa plume « cohérent » devient presque synonyme de « bon ». Inutile d’inonder le lecteur sous un déluge d’autres citations. Elles seraient trop nombreuses. En général, elles soulignent son désir de cohérence, souvent en le mettant en relation avec la volonté de créer une « illusion d’historicité ». On pourrait également produire sa critique de la mythologie arthurienne, condamnée entre autres pour être incohérente. Les remarques de Tolkien concernant le travail immense qu’il doit accomplir pour faire concorder ses écrits sur le Premier Age avec le Seigneur des Anneaux publié, mais aussi pour faire concorder Les Aventures de Tom Bombadil avec l’ensemble, sont tout aussi intéressantes. Un exemple particulièrement frappant est celui de la lettre dans laquelle Tolkien explique qu’il a décidé de rendre le son elfique [k] par un c et non pas par un k, par souci de cohérence, et au risque qu’on le prononce mal. Cet exemple prend tout son sens quand on sait quelle importance Tolkien accordait à la prononciation de ses langues inventées. S’il fallait donner une seule citation pour conclure le débat, ce serait sans aucun doute celle-ci : « y a-t-il des “restrictions imposées au travail de l’écrivain” […] ? Aucune restriction, à l’exception des lois de la contradiction19 ». Mais après toutes celles que nous avons données, celle-ci ne devrait même pas être nécessaire. En fait, la masse des citations que l’on peut trouver dans les lettres de Tolkien à propos de la cohérence montre à elle seule à quel point ce sujet constituait pour lui une obsession. Il pourrait pourtant être bon de citer quelques extraits de la biographie de Carpenter. Une autre précision méthodologiques est ici peut-être encore nécessaire : certes, Carpenter n’est pas Tolkien, ni son fils. Mais il est son biographe officiel. Il a travaillé main dans la main avec Christopher Tolkien pour plusieurs travaux, le principal étant bien sûr la publication des lettres de Tolkien. Il a rencontré Tolkien. Il a eu accès à son journal. Les informations qu’il nous donne ne sont peut-être qu’un avis ; mais elles sont aussi peut-être le plus précieux des avis. Que dit-il ? « Tolkien avait une obsession de la perfection dans toutes ses œuvres écrites, qu’elles fussent philologiques ou littéraires. […] Rien n’était édité avant d’avoir été 15 « The book was written […] as an experiment in the arts […] of inducing “Secondary Belief”. It was written slowly and with great care for detail », lettre n° 328 à Carol Batten-Phelps, datée de l’automne 1971, p. 412. 16 « An instance of how difficult it is to keep books correct – mine and the index are full of mistakes », lettre 347 à Richard Jeffery, datée de décembre 1972, p. 428. 17 « I returned to Oxford in Jan 1926, and by the time the Hobbit appeared (1937) this “Matter of the Elder Days” was in coherent form », lettre n° 257 à Christopher Bretherton, datée de juillet 1964, p. 346. 18 « I believe […] [the names] are good […]. They are coherent and consistent », lettre n° 19 à Stanley Unwin, datée de décembre 1937, p. 26. 19 « Are there any “bounds to a writer’s job” […] ? No bounds, but the laws of contradiction », lettre n° 153 à Peter Hastings, datée de septembre 1954, p. 194. 12 révisé, reconsidéré et poli20 ». Et surtout, un peu plus loin : « une des causes de cette difficulté était son perfectionnisme. Non content d’écrire un livre long et complexe, il se sentait obligé de s’assurer que chaque petit détail s’intégrât de façon satisfaisante à l’ensemble. […] La carte elle-même ne suffisait pas, et il se lançait dans d’interminables calculs impliquant le temps et les distances, dessinait des graphiques compliqués sur les événements de l’histoire, en indiquant les dates, les jours de la semaine, les heures, et parfois même la direction du vent et les phases de la Lune. Il s’agissait là en partie de son habituelle obsession de la perfection, […] mais ces actions étaient surtout motivées par le désir de produire un tableau parfaitement convaincant. Longtemps après il dit : “Je voulais que les gens entrent tout simplement dans le récit en le considérant […] comme de l’histoire réelle”21 ». Tolkien voulait donc publier son Légendaire de la façon la plus cohérente possible, à la fois à l’intérieur de chaque livre et entre chacun des écrits de l’ensemble. Cette volonté d’extirper toute incohérence interne montre en elle-même que pour Tolkien ce ne sont pas les erreurs qui font vrai, en permettant d’inférer la possibilité d’un scribe, et qui importent, mais bien la justesse des informations. Pouvons-nous recueillir d’autres indices sur la façon dont il aurait voulu procéder ? Le fil conducteur Tolkien, nous nous en souvenons, n’a pas, de son vivant, accompli le grand désir de sa vie. Il n’a pas publié le Silmarillion. Pourtant, en juillet 1956, il écrit : « je ne suis pas en train d’écrire le Silmarillion, qui est déjà écrit depuis longtemps, mais de chercher dans quel ordre et par quel moyen rendre les annales et légendes publiables22 ». Cette citation est fort intéressante, car elle prouve que pour Tolkien la publication de textes déjà écrits n’allait pas de soi : il ne suffisait pas de les compiler, il fallait trouver une certaine façon de les rendre publiables. Il précise dans une autre lettre d’un grand prix : « la présentation [du Silmarillion] va demander beaucoup de travail […]. Il faut que je retravaille les légendes (qui ont été écrites à différentes époques de ma vie, pour certaines il y a de nombreuses années) et que je les rende cohérentes. Et il faut également les intégrer au Seigneur des Anneaux ainsi que leur donner une forme progressive23 ». Voila encore qui pose question : Tolkien affirme ici qu’il faut retravailler les légendes qui composent le Silmarillion, qu’elles doivent être rendues cohérentes (une fois de plus) et qu’il faut leur donner une « forme progressive ». C’est surtout sur ce dernier point qu’il faut s’arrêter. Tolkien ne pense pas à compiler simplement des écrits épars mais à former un récit plus ou moins uniforme, doté d’un fil conducteur. Rien ne précise encore la nature de ce fil conducteur : Tolkien ne dit ni s’il s’agit d’un lien fait par le rapporteur des légendes, ni qui est ce rapporteur, ni dans quelle mesure les textes doivent être 20 « Tolkien had a passion for perfection in written works of any kind, whether it be philology or stories. […] Nothing was allowed to reach the print until it had been revised, reconsidered, and polished », Humphrey Carpenter, JRR Tolkien, A Biography, p. 142. 21 « One cause of the difficulty was his perfectionism. Not content with writing a large and complex book, he felt he must ensure that every single detail fitted satisfactorily into the total pattern. […] The map itself was not enough, and he made endless calculations of time and distance, drawing up elaborate charts concerning events in the story, showing dates, the days of the week, the hours, and sometimes even the direction of the wind and the phase of the moon. This was partly his habitual insistence on perfection, […] but most of all a concern to provide a totally convincing picture. Long afterwards he said : “I wanted people simply to get inside this story and take it […] as actual history” », Humphrey Carpenter, JRR Tolkien, A Biography, p. 198-199. 22 « I am not writing the Silmarillion, which was long ago written ; but trying to find a way and order in which to make the legends and annals publishable », lettre n° 191 à J. Burn, datée juillet 1956, p. 252. 23 « The presentation [of the Silmarillion] will need a lot of work […]. The legends have to be worked over (they were written at different times some many years ago) and made consistent ; and they have to be integrated with The L. R. ; and they have to be given some progressive shape », lettre n° 247 au Colonel Worskett, datée de septembre 1963, p. 333. 13 reliés entre eux. Mais ce qui est certain, c’est qu’il pose la nécessité d’un agencement des textes qui relève de l’internalisme : Tolkien veut classer et relier ses textes pour parvenir à une histoire qui parle de son monde, et pas pour montrer l’évolution de ses propres conceptions de cet univers. C’est la même exigence qui est répétée plus clairement ensuite : « en ce qui concerne le Silmarillion et les textes qui vont avec, tout cela est écrit, mais dans un état confus dû aux modifications et aux élargissements apportés à différentes époques (dont certaines “réécritures” destinées à renforcer le lien entre ces légendes et le Seigneur des Anneaux). Ce qui manque, c’est un fil conducteur auquel sa diversité pourrait être rattachée 24 ». Cette citation me semble résumer ce qui est pour Tolkien l’essence même du Silmarillion : une très grande diversité qui doit être conservée, mais ne peut pas être simplement compilée, et doit être rattachée à une trame unique qui la parcourrait toute entière. N’entrons pas encore dans le débat : la trame en question n’est pas précisée. Tout ce dont on peut être sûr, c’est que c’est une trame de nature interne et non pas externe, une trame qui elle-même appartient au monde tolkienien et pas à notre époque. De même, le degré de diversité qu’il faut conserver n’est pas encore précisé : Tolkien est simplement conscient que le Silmarillion ne sera jamais l’équivalent pour le Premier Age du Seigneur des Anneaux ou du Hobbit, tout simplement parce qu’il est fait de trop de matériaux différents, et que cette pluralité est indestructible. Elle fait partie de l’essence des Légendes des Jours Anciens. Sortir du Légendaire Il est bien entendu possible de trouver d’autres citations qui disent à peu près la même chose. Encore une fois, je préfère ne pas noyer le lecteur sous trop de citations. Les lettres de Tolkien sont de toute façon disponibles, et personne n’aura de mal à trouver d’autres phrases du même type. Posons-nous à présent la dernière question de base, mais peut-être la plus délicate : puisque nous avons vu que parfois Tolkien intégrait des textes littéraires non mythologiques à son Légendaire, le contraire est-il possible ? Tolkien faisait-il sortir des textes de son Légendaire ? Etant donné que ce thème est en quelque sorte une bombe chez les Tolkiendili, je préfère répéter encore, au risque d’alourdir mon argumentation, que je n’entre pas encore dans la polémique. Pour l’instant, je ne fais qu’analyser la volonté de Tolkien. Sur ce point, j’admets qu’il y a assez peu de citations disponibles. Il est donc impératif de s’appuyer essentiellement sur les actes de Tolkien. Les citations pourtant ne sont pas absentes. On pourrait par exemple donner celle-ci : « les lecteurs d’Allen&Unwin eurent parfaitement raison de rejeter [le Silmarillion] […] parce qu’il avait besoin d’être réécrit et mieux pensé. Il était constitué pour la plus grande part de textes très anciens, qui remontaient à 1916, voire plus tôt pour leur conception25 ». Cette petite phrase est plus importante qu’elle n’en a l’air. Son commencement devrait déjà nous mettre la puce à l’oreille : quand on sait la déception que Tolkien a éprouvé à voir son manuscrit rejeté par deux fois, en 1938 puis en 1950, cet aveu de sa part a quelque chose de surprenant. Mais outre que Tolkien réaffirme encore une fois la nécessité de revoir le Silmarillion avant de le publier, c’est surtout l’association des deux idées qui nous intéresse : il est clair que Tolkien confond ici les textes anciens avec ce qui doit être surtout réécrit. Autrement dit, Tolkien considérait certains de ses textes mythologiques comme trop anciens pour être intégrés dans son Légendaire publié. La question de savoir si Tolkien a ou n’a pas abandonné ces textes est 24 « As for the Silmarillion and its appendages; that is written, but it is in a confused stage owing to alteration and enlargement at different dates (including “writing back” to confirm the links between it and The L. R.). It lacks a thread on which its diversity can be strung », lettre n° 276 à Dick Plot, datée de septembre 1965, p. 359-60. 25 « A&U’s readers were quite right in turning it [the Silm.] down [...] because it needed re-writing and more thought. Most of it was very early work, going back to 1916 and in inception earlier », lettre n° 294 à Charlotte et Denis Plimmer, datée de février 1967. 14 une pure querelle de mots : certes Tolkien ne parle pas d’abandon mais de réécriture ; mais enfin, un texte littéraire ne se réduit pas à un scénario. Il est clair au moins que Tolkien voulait changer la forme originale de ces textes. Qu’on le veuille ou non, cela correspond bien à un abandon. Humphrey Carpenter va exactement dans le même sens : « cependant, il était difficile de savoir par où commencer. D’une certaine manière, il y avait peu de choses à faire. L’histoire du Silmarillion elle-même était achevée […]. Pour produire un récit continu, Tolkien n’avait qu’à décider quelle version de chaque chapitre il allait utiliser […]. Mais cela nécessitait tant de décisions de sa part qu’il ne savait pas par où commencer. Et même s’il arrivait à terminer cette partie du travail, il lui resterait encore à s’assurer de la cohérence interne du livre entier […]. Pour obtenir un texte satisfaisant et cohérent, il lui faudrait faire une collation détaillée de chaque manuscrit […]. En outre, il ne s’était pas décidé sur la manière dont l’ensemble devait être présenté. Il se sentait enclin à abandonner le cadre d’origine, l’histoire introductive du marin auquel les légendes étaient contées. Le Silmarillion nécessitait-il un autre fil conducteur du même type ? Ou bien suffisait-il de le présenter comme la mythologie qui apparaissait de façon plus floue dans Le Seigneur des Anneaux ? […] Il savait qu’il devrait ensuite s’assurer que Le Silmarillion serait cohérent en tout point avec Le Seigneur des Anneaux26 ». Le texte parle de lui-même. On retrouve ici tous les éléments déjà présents dans les lettres : désir de cohérence (du Silmarillion en lui-même et du Silmarillion avec le Seigneur des Anneaux), désir de produire un récit continu et pas seulement une compilation de textes épars. Mais on a surtout une claire affirmation du principe de l’abandon des textes. Tolkien, même s’il n’est pas parvenu à le faire, savait qu’il devait choisir les textes qu’il devait conserver dans le Légendaire – et par conséquent ceux qui devaient en sortir. Cela d’ailleurs ne devrait pas surprendre ceux qui ont réfléchi à la formation de l’autre texte majeur du Légendaire tolkienien, Le Seigneur des Anneaux. Qui pourrait croire en effet que cette œuvre maîtresse est sortie tout achevée de l’esprit de Tolkien ? Sa rédaction a pris une douzaine d’année. Tolkien a de très nombreuses fois répété dans ses lettres à quel point le travail de correction des incohérences avait été difficile, à quel point chaque mot avait été pesé, à quel point chaque chapitre avait été réécrit ; à quel point ce livre était écrit avec son sang. Le Seigneur des Anneaux a eu ses brouillons. Aujourd’hui, de manière générale, nous écrivons nos textes à l’ordinateur. Quand nous voulons y changer quelque chose, nous ouvrons le fichier voulu, nous écrivons par-dessus la version précédente, et l’ordinateur se charge d’insérer, de modifier, d’ajouter les nouveautés. Et de supprimer les vieilles versions. Mais Tolkien, pour sa part, travaillait encore sur du papier. Il se trouve que nous avons donc conservé quelques-uns des brouillons du Seigneur des Anneaux, publiés dans les HoME VI à IX. Christopher Tolkien a fait le choix de les publier dans les HoME, ils sont donc accessibles au public. Mais font-ils partie du Légendaire pour autant ? Il me semble que l’on peut dire, sans l’ombre d’une hésitation, que non, et ce sans entrer dans une quelconque polémique, mais simplement par l’examen des faits. 26 « Yet it was difficult to decide exactly where to start. In one sense there was little to be done. The story of the Silmarillion itself was complete [...]. To produce a continuous narrative Tolkien merely had to decide which version of each chapter he should use [...]. But this involved so many decisions that he did not know where to start. And even if he managed to complete this part of the work, he would then have to ensure that the whole book was consistent with itself. [...] To produce a consistent and satisfactory text he would have to make a detailed collation of every manuscript [...]. Beside this, he was still uncertain how the whole work should be presented. He was inclined to abandon the original framework, the introductory device of the seafarer to whom the stories were told. But did it perhaps need some other device of this kind? Or was it enough simply to present it as the mythology that appeared in a shadowy form in The Lord of the Rings? [...] He knew that he would have to ensure that The Silmarillion harmonised in every single detail with The Lord of the Rings », Humphrey Carpenter, JRR Tolkien, A Biography, p. 252. 15 Prenons un petit exemple. A sa publication, Le Hobbit avait un chapitre V fort différent de celui que nous lui connaissons. Gollum avait mis en prix au concours de devinettes non pas le chemin de la sortie mais son anneau magique lui-même. Comme Bilbo l’avait auparavant trouvé, Gollum se voyait, après sa défaite au jeu, incapable d’acquitter sa dette. Pour se faire pardonner et donner à Bilbo une compensation, il lui avait montré le chemin de la sortie. Mais une chose importante est que Gollum avait véritablement prévu de donner l’anneau. Lors de la rédaction du début du Seigneur des Anneaux, Tolkien se rendit compte que cette version ne convenait pas pour la suite qu’il voulait donner au roman. Il rédigea donc une autre version en proposant à l’éditeur qu’elle remplaçât l’autre dans les éditions à venir. Mais il était un peu gêné d’avoir publié quelque chose et de dire autre chose ensuite. Il ne voulait pas abandonner son premier texte. Il l’intégra donc à son monde d’une façon assez subtile : la première version allait être un mensonge inventé par Bilbo pour asseoir sa propriété sur l’Anneau – avec une majuscule cette fois-ci. Ce mensonge aurait été consigné dans son journal. La version publiée dans les éditions suivantes – et qui concordait avec le Seigneur des Anneaux – était la vérité extirpée par Gandalf et inscrite dans certaines copies du Livre Rouge. Cette façon de procéder, extrêmement curieuse, mérite qu’on s’y arrête. Elle est une des meilleures preuves de la volonté de Tolkien de procéder non pas comme un écrivain mais comme un historien. Le récit était faux, mais le document avait une vérité. La vérité de la première version du chapitre V, c’est d’être le mensonge de Bilbo. Mensonge révélateur en lui-même de la véritable nature de l’Anneau ! Ce cas est intéressant justement en ce qu’il constitue un contre-exemple, un texte que Tolkien n’a pas voulu abandonner. Mais ce cas estil généralisable au moindre écrit mythologique de Tolkien ? Il semble bien que non. La meilleure preuve en est que, alors même que le cas du chapitre V du Hobbit est très bien documenté (plusieurs lettres en parlent), aucune tentative de la sorte n’existe pour les brouillons du Seigneur des Anneaux. Les évolutions ont pourtant été nombreuses. Frodo s’appelait à l’origine Bingo, et était le fils de Bilbo. Aragorn n’était pas surnommé Strider mais Trotter, et n’était d’ailleurs qu’un simple Hobbit un peu aventurier. Treebeard, de son côté, était un mauvais géant, et il se trouvait être le responsable du retard de Gandalf. On pourrait encore allonger la liste. Mais Tolkien ne s’est jamais préoccupé de savoir pourquoi il avait écrit ces choses plutôt que les versions définitives. Une fois de plus, osons le mot : ces textes ont été purement et simplement abandonnés. Ils ont fait un temps partie du Légendaire, c’est vrai. Mais il n’est pas moins vrai qu’ils en sont ensuite sortis. Tolkien les a rendus caducs, nuls et non avenus par la publication de la version définitive, le roman que nous connaissons aujourd’hui. Certes, s’il avait fait la moindre tentative de réintégration, sur le modèle du chapitre V du Hobbit, on ne pourrait pas parler d’abandon. Mais il n’en a fait aucune. Je ne veux pas présumer des autres textes, ceux qui constituent le Silmarillion, pour lesquels la question est beaucoup plus polémique. Mais il ne serait pas raisonnable de nier l’abandon des brouillons du Seigneur des Anneaux par Tolkien. Il est donc clair que la frontière qui séparait les textes mythologiques des autres écrits littéraires fonctionnait à double sens : on pouvait entrer dans le Légendaire, mais on pouvait tout aussi facilement en sortir. A partir de là, vouloir réintégrer dans le Légendaire des brouillons officiellement abandonnés, affirmer que Frodo s’appelait très probablement Frodo mais qu’une autre source le nomme Bingo, est un non-sens aussi complet que celui qui consisterait à voir dans Roverandom un texte de la tradition hobbite, ou dans les lettres d’amour de Ronald à Edith une traduction de ce que s’écrivaient Beren et Lúthien. Les propositions 16 Armés de ces solides bases, nous pouvons entrer de plain pied dans la partie plus brûlante, car polémique, du sujet qui nous occupe. A partir de ce moment, je ne prétends plus poser de bases. Ce que je vais dire relève de l’interprétation, de l’opinion personnelle, des principes de pensée. Autrement dit, vous pouvez cogner. Mais souvenez-vous que dans ce débat, il n’y a plus de preuve absolue : je ne fais que donner un avis, mais cela reste valable pour les défenseurs des opinions contraires… Le statut des textes : les brouillons du Seigneur des Anneaux Commençons par la question qui à présent est la plus facile à résoudre : celle, au sens strict, du statut des textes. Si l’on se place d’un point de vue externe, il est évident, et personne ne le niera je pense, que cette question ne se pose même pas, car elle concerne avant tout l’autorité des différents textes de Tolkien pour établir une vérité sur ce qui s’est passé dans son univers secondaire. L’externaliste considérant Tolkien comme un auteur de romans comme les autres, il nie d’entrée de jeu la réalité de son univers, et par conséquent ne se pose pas la question de l’autorité puisqu’il n’a pas de vérité à établir, en tout cas pas concernant le monde secondaire. Ce qui l’intéresse, en effet, ce n’est pas ce qui s’est passé en Terre-duMilieu, c’est ce qu’a écrit Tolkien. Certes l’externaliste ne considère pas tous les textes de Tolkien de la même façon ; certes, s’il est sérieux, il ne leur donne pas le même poids, le même rang (en tout cas pour la plupart des questions qu’il se pose. Les questions concernant les sources et influences de Tolkien, ainsi que la genèse de ses écrits, si elles relèvent de l’externalisme, entraînent tout de même une méthode de travail quelque peu différente). S’il veut établir par exemple ce que Tolkien a voulu dire sur tel ou tel sujet, il ne peut que donner plus de crédit à ce que Tolkien a considéré assez achevé pour être publié qu’à ce qu’il comptait encore retravailler. Mais il ne se pose pas la question dans les termes d’une autorité, et en fin de compte il n’établit pas un tri, ne trace pas de frontière entre les textes littéraires de Tolkien. Les externalistes mettent sur le même plan le Seigneur des Anneaux, les textes des HoME, mais aussi, s’ils sont cohérents, Le Fermier Giles de Ham, Roverandom etc., puisque pour eux ces textes ne parlent pas d’un passé mais racontent simplement des histoires, au sens propre comme au figuré, comme on dit « des histoires » pour parler de quelque chose qui n’est pas vraiment arrivé. Pour l’externaliste, que cette histoire traite d’un personnage nommé Aragorn dans un pays nommé le Gondor, ou d’un personnage nommé Giles dans un pays appelé le Petit Royaume ne fait pas grande différence. Il n’y a là, au fond, que des écrits de Tolkien. La frontière, si frontière il y a, passe plutôt, en approche externe, entre écrits littéraires et autres textes. La notion même de Légendaire n’a que très peu de sens en analyse externe : elle peut être utile puisque Tolkien l’emploie, mais elle ne recouvre strictement aucune réalité en dehors de son esprit. Les choses sont bien entendu fort différentes pour un internaliste. Dans la perspective où l’on envisage le monde de Tolkien comme une réalité, et Tolkien lui-même comme un rapporteur, un traducteur de textes, et non pas un auteur, quel statut accorder à ses différents écrits ? Beaucoup aujourd’hui veulent nous faire croire que dans une perspective interne, il faut accorder une même place à tous les textes tout en admettant que tous ne sont pas également vrais. De ce point de vue, le texte selon lequel c’est le Hobbit Trotter que les quatre Hobbits du Seigneur des Anneaux rencontrent à Bree serait mensonger au sens où c’est bel et bien Aragorn qui est rencontré, mais le texte n’en serait pas moins authentique pour autant. Il représenterait une autre tradition, tout simplement, tradition erronée certes mais qui n’en proviendrait pas moins de la Terre-du-Milieu. Cette vision des choses me semble être un purisme tout à fait déplacé. Sans parler pour l’instant des textes qui composent Le Silmarillion, nous avons vu tout à l’heure que Tolkien 17 avait abandonné les brouillons du Seigneur des Anneaux. Cette certitude – étant donné l’absence complète de la part de Tolkien de toute tentative d’intégration, ou plutôt de réintégration au Légendaire – devrait en toute logique conduire les internalistes d’aujourd’hui à ne pas être plus royalistes que le roi, en quelque sorte, à ne pas être plus internaliste que le plus grand des internalistes, Tolkien lui-même. A partir du moment où il a abandonné ce qu’il considérait lui-même comme des brouillons, et rien de plus, il est fou de vouloir aller ici contre sa volonté. Fou, parce que cela tend à perdre la bonne attitude qui consiste à jongler entre internalisme et externalisme ; cela conduit à pousser la logique interne dans des retranchements où elle ne devrait jamais mettre les pieds. Fou, parce que cela tend à ne voir plus qu’un texte et à oublier complètement celui qui l’a écrit – ou traduit. La différence ici n’est que de peu d’importance : vouloir réintégrer les brouillons du Seigneur des Anneaux dans le Légendaire, c’est faire fi de la volonté expresse de Tolkien ; c’est, en un mot, transformer un homme en une simple plume, en une machine à traduire. Enfin, cette attitude elle-même pose immédiatement une brèche dans le raisonnement même de ceux qui l’adoptent : s’ils font fi de la volonté de Tolkien sur le point des brouillons, pourquoi ne pas faire de même pour ses autres textes littéraires, ses petits contes ? et pour ses écrits scientifiques ? ses lettres ? ses notes, ses dessins, le moindre des mots qu’il pouvait écrire ? Personne ne pousse la mauvaise logique jusque là. Mais ceux qui considèrent les brouillons du Seigneur des Anneaux comme une partie intégrante du Légendaire se rendent rarement compte de l’incohérence dans laquelle ils tombent. Je peux pourtant les comprendre. Leur comportement est à mon avis essentiellement motivé par une peur : celle de voir les autres textes des HoME dévalués au profit du Silmarillion de 1977. Cette crainte n’est pas sans raison. Si l’on considère quatre tomes des HoME comme ne faisant pas partie du Légendaire, qu’est-ce qui protège les autres volumes ? Mais pour compréhensible qu’elle soit, cette crainte ne doit pas engendrer pour autant des attitudes paradoxales et jusqu’au-boutistes. Il ne s’agit pas de jeter les brouillons du Seigneur des Anneaux aux orties. Je l’ai dit et je le répète : ces textes présentent un immense intérêt, et nous pouvons accorder toute notre gratitude à Christopher Tolkien pour les avoir donnés au public. Tolkien n’aurait sans doute pas apprécié ; mais je ne suis pas pour que l’on considère le moindre de ses mots comme un commandement divin. Ces textes nous apprennent considérablement ; mais pas sur le plan interne. Ils sont essentiels pour comprendre comment Tolkien a écrit le Seigneur des Anneaux, comment cette œuvre a évolué dans son esprit etc. ; mais pas pour savoir comment l’histoire qu’ils racontent s’est effectivement déroulée. Il est très important de comprendre qu’on peut apprécier beaucoup un texte de Tolkien, le mettre même au rang de ses préférences, sans pour autant vouloir tout réunir sous un même chapeau. J’aime énormément Le Fermier Giles de Ham ; il n’est pas question de le « jeter aux orties » ; mais il ne m’apprend rien sur la Terre-du-Milieu. Le statut des textes : les composants du Silmarillion Qu’en est-il alors pour les textes qui constituent ce que nous connaissons aujourd’hui sous le titre du Silmarillion – ces textes qui sont pour la plupart réunis dans les douze volumes des HoME ? La question est beaucoup plus problématique, et sans aucun doute plus polémique. La difficulté majeure vient bien sûr de ce que Tolkien, contrairement au cas du Seigneur des Anneaux, n’a pas fini le travail. On ne peut donc pas parler a priori de brouillons, au sens propre du terme : tous les textes traitant du Premier Age et non publiés par Tolkien sont de facto des brouillons, mais tous sont potentiellement publiables. Une difficulté de plus, paradoxalement, vient de ce qu’il l’a presque fini. Souvenons-nous des propos de Carpenter : les récits étaient écrits, il n’y avait plus qu’à les trier. Certes, il restait encore des récits à 18 réécrire : Tuor à Gondolin, la chute de Gondolin, la fin de Doriath, la fin du Premier Age notamment. Mais la principale question que se posait Tolkien était bien de savoir quels textes allaient devenir le Légendaire officiel, et quels textes allaient en être rejetés pour devenir de véritables brouillons ? Le problème n’est donc pas celui d’une absence de texte – ce qui aurait été le cas si Tolkien avait eu moins de temps à sa disposition – mais au contraire d’une surabondance, d’un trop-plein de textes difficiles à ranger. Aucun texte n’a été officiellement abandonné par Tolkien. Il n’a pas fait de choix. Cela signifie-t-il que nous devions nous en tenir là, à cette absence ? Je ne le pense pas. Tolkien n’a pas fait le choix, mais il est certain – les citations données plus haut, qu’elles soient de Carpenter ou de Tolkien lui-même, le prouvent – que ce n’était pas faute de vouloir le faire. Il n’a pas eu le courage, il n’a pas eu le temps. Mais il savait qu’il devait le faire. La meilleure preuve en est que, s’il avait pu accepter la publication d’un Silmarillion contenant de nombreuses incohérences, des versions différentes pour chaque histoire, il aurait très bien pu le faire ! Tous les documents étaient à sa portée. Il avait en sa possession chaque version de chaque histoire, et son éditeur était prêt à publier n’importe quoi de lui sur Arda. S’il avait pu accepter la publication du Silmarillion sous une forme proche de celle qui lui a été donnée aujourd’hui dans les HoME, pourquoi ne l’aurait-il pas fait à la fin de sa vie ? La publication de ce livre était peut-être le plus grand désir de sa vie. On le trouve exprimé dans ses lettres avec force au moins à partir de 1938 ; mais il est beaucoup plus ancien, et il dura jusqu’à sa mort. Cette absence de publication, alors qu’il avait tous les matériaux constitutifs des HoME sous la main, suffit à détruire l’argument avancé par Michaël Devaux selon lequel le lecteur de Tolkien se trouverait placé entre un texte achevé mais non autorisé (le Silmarillion de 1977) et un texte non achevé mais autorisé (les HoME)27. Un tel argument ne voit pas que les HoME ne sont pas plus autorisés que le Silmarillion de 1977, puisque Tolkien ne les a pas publiés ! Paradoxalement, on pourrait même presque dire que les HoME constituent justement le recueil le moins autorisé, puisque le seul que Tolkien aurait pu publier – mais qu’il ne l’a pas fait. Il est une chose dont on ne peut donc pas douter : Tolkien ne voulait pas publier le Silmarillion sous la forme des HoME. Je précise encore – on ne le fait jamais assez – que je suis très heureux que les HoME aient été publiés. Là n’est pas la question. Je ne suis pas pour les « jeter aux orties », ni pour les oublier. Je préciserai plus tard quelle lecture je pense qu’il faut en faire, mais je voulais rappeler immédiatement ce détail pour éviter tout malentendu. Je parle encore pour le moment de la volonté de Tolkien. Le présupposé commence ensuite. Pour moi, il faut, dans une certaine mesure, respecter la volonté de Tolkien. Ceci, bien entendu, est un a priori, que personne d’autre que moi n’est contraint de faire sien. Cet a priori pose lui aussi des problèmes, puisque je précise bien : « dans une certaine mesure ». Dans quelle mesure ? Pas intégralement, sans quoi la publication des HoME, ou des brouillons du Seigneur des Anneaux, nous serait foncièrement interdite. Mais tout de même dans une certaine mesure. Pour ce qui concerne les matériaux du Silmarillion, cela revient à faire un choix. Le choix que Tolkien n’a pas pu faire, mais qu’il aurait voulu que nous fassions. Cette sorte d’idée est difficile à admettre pour un critique – ou même un simple lecteur – contemporain. Nous sommes aujourd’hui très imprégnés de l’idée, rarement ou jamais remise en cause, selon laquelle un texte littéraire appartient à son auteur. Cette idée a sans doute une part de vérité. Tolkien lui-même le savait bien, lui qui se plaignait que l’on donne des noms tirés de sa mythologie à des choses qui n’avaient aucun rapport avec elle, et sans son 27 Michaël Devaux, « Rétablir le mythe : le statut des textes de l’Histoire de la Terre-du-Milieu », in Vincent Ferré (éd.), Tolkien, Trente ans après, 1973-2003, Le Mesnil-sur-l’Estrée, Christian Bourgois Editeur, 2004, p. 161-188. 19 autorisation encore. Mais le problème vient de ce qu’on se préoccupe bien peu de savoir ce que signifie ici le mot « appartient ». Cette idée de « propriété » est extrêmement moderne. Elle est parfaitement étrangère à l’Antiquité et au Moyen-Age européens, qui de toute manière se préoccupent beaucoup des textes mais très peu de leurs auteurs. Dans l’Antiquité et au Moyen-Age, il était très courant qu’un penseur, un intellectuel qui se réclamait d’un « maître » célèbre, Platon, Aristote, Xénophon, Plutarque etc., ait la volonté de continuer l’œuvre de ce dernier au-delà de sa mort. Il n’avait alors ni le sentiment de corriger la doctrine du fondateur de l’école, ni celui de produire quelque chose qui vînt spécifiquement de lui-même. Il signait donc son texte, tout naturellement, du nom de son maître et non pas du sien. On peut également mentionner les cycles épiques où plusieurs auteurs différents contribuent à écrire la même histoire, ou plutôt l’histoire d’un même personnage, d’une même famille ou d’un même événement. Ce qui nous choque aujourd’hui paraissait aux Anciens parfaitement logique : certes ce n’était pas le corps du maître qui avait produit le texte, mais l’esprit était le même. Le disciple ne voulait pas faire sa propre œuvre, il voulait simplement continuer celle de son mentor. Ici encore, je veux éviter les malentendus. Je ne suis pas en train de dire que je regrette cette époque, ni que sa conception de la propriété littéraire était parfaite – et la nôtre par là même infâme. Il me paraît évident que l’œuvre d’un auteur doit être protégée des modifications incontrôlées, des reprises non souhaitées, du plagiat etc. Mais peut-être sommes-nous tout simplement allés un peu trop loin dans ce sens. Prétendre que parce qu’un auteur est mort, il faut conserver son œuvre dans un état de parfaite conservation, de parfait immobilisme, ne revient-il pas à vouloir faire mourir le texte en même temps que l’écrivain en refusant tout prolongement de l’œuvre qu’on veut en quelque sorte statufier ? Et c’est surtout une position intenable en littérature, en particulier à une époque qui met tant en avant l’intertextualité et la réécriture, et qui adapte tant un art dans un autre. A partir du moment où l’œuvre originale est clairement identifiable et séparée et où celui qui compile n’essaye pas de faire passer son travail pour celui de l’auteur d’origine, il ne devrait pas y avoir de problème. Il est bien évident que les textes de Tolkien doivent être conservés à la virgule près. Mais estce là une raison pour ne rien accomplir parallèlement à cette conservation ? Il me semble tout simplement que ce n’est pas là ce que Tolkien aurait souhaité. J’ai montré plus haut qu’il voulait plus que tout voir Le Silmarillion publié ; et j’ai esquissé la manière dont il voulait le voir publié. Dire que parce qu’il est mort, il faut tout garder intact, intouché, c’est ruiner le projet de sa vie, ni plus ni moins. Il voulait donner vie à une nouvelle mythologie, qui devait couvrir les trois premiers Ages du monde. Vouloir conserver ses textes intouchés, c’est soit contraindre le lecteur à connaître les deux premiers par Le Silmarillion de 1977 uniquement (or cette compilation, de l’avis même du compilateur, est très loin d’être parfaite), soit interdire tout bonnement l’accès à ces Ages à une majorité de lecteur. Car ne nous leurrons pas : les HoME sont d’une lecture ardue. Tous les fans de Tolkien eux-mêmes sont très loin de les avoir tous dévorés ; inutile dans ces conditions de parler des néophytes. Si nous voulons donner vie, et une vie digne, aux composants du Silmarillion, il nous faut donc nous remettre au travail et continuer l’œuvre de Tolkien. Cela commence – et c’est là le travail principal – par un choix, celui-là même que Tolkien n’a pas eu le temps de faire. Ce choix, bien entendu, pose problème : comment choisir ? Tolkien lui-même nous a laissé assez peu d’indices. Une solution évidente est de prendre, pour chaque histoire, la dernière version en date, celle que Tolkien a retravaillée en dernier, et qu’il aurait a priori sélectionnée. Ce premier principe est sans aucun doute très bon, puisqu’il permet de faire un premier tri sur une base très sure. L’écriture du Seigneur des Anneaux montre bien en effet l’abandon total des textes anciens par Tolkien au profit des textes nouveaux (une fois de plus, répétons que Tolkien n’a jamais fait aucune tentative pour intégrer à son Légendaire, de manière interne, les brouillons du Seigneur des Anneaux). Il est 20 extrêmement probable que ce sont les dernières versions de chaque texte qui auraient été conservées. On pourrait compléter ce principe en y ajoutant la nécessité pour qu’un texte fasse autorité de l’existence d’une version postérieure à la rédaction du Seigneur des Anneaux. Mais ces principes ne permettent pas de régler toute la question, car si on les applique seuls le texte obtenu contient encore des incohérences nombreuses. Certaines sont assez mineures, et peuvent être corrigées (des corrections mineures de ce genre ont été apportées à de nombreuses reprises par Christopher Tolkien pour la publication du Silmarillion de 1977). Mais d’autres sont plus conséquentes. La mythologie de Tolkien, il faut le souligner, a à plusieurs reprises changé radicalement de visage. L’intégration des Hobbits par exemple fut une évolution majeure ; mais d’autres, de moins grande échelle, ne sont pourtant pas négligeables : ainsi, celle qui a transformé le méchant géant Treebeard en sympathique gardien des arbres ; ou encore celle qui a vu l’Elfe Beren devenir un Homme. Les choses sont encore compliquées par le fait que Tolkien, après avoir passé des années à peaufiner un concept, pouvait soudain revenir à une idée qu’il avait abandonnée et qui remet tout en question. La confrontation de la dernière version avec les précédentes et avec ce qui se dessine du reste de la mythologie pour vérifier leur compatibilité est donc d’autant plus nécessaire. Ce cas de figure rejoint en partie (mais en partie seulement) celui des changements de dernière minute. A la fin de sa vie, il est clair que Tolkien prévoyait de transformer encore sa mythologie. Il ne faut pas croire qu’il serait ainsi parvenu à une version définitive : malgré son désir profond de voir publier son œuvre de façon cohérente, si Tolkien avait vécu mille ans, il aurait sans doute apporté des changements majeurs à son œuvre pendant toute sa vie. A de nombreux égards, c’était un homme à paradoxes. Mais si l’on choisit, comme je le fais ici, de se fonder sur ce qui semble être le côté le plus profond de sa personnalité, c’est-à-dire le désir de créer une mythologie, il faut regarder cette incapacité à fixer l’œuvre comme une faiblesse. Faiblesse fructueuse, sans aucun doute, car sans elle rien n’aurait été possible, mais faiblesse que nous devons aujourd’hui dépasser. Car ce n’est pas à nous qu’il appartient aujourd’hui de vouloir enrichir cette œuvre, y ajouter de nouveaux éléments, bref faire porter de nouveaux fruits à l’incapacité de finir. Nous n’avons plus qu’à structurer. Que faire alors des changements de dernière minute ? Ils sont en nombre non négligeable. Tolkien envisageait par exemple de revoir sa cosmogonie pour la rendre plus compatible avec les découvertes scientifiques récentes. Plus énorme encore, il se demandait s’il n’allait pas abandonner l’idée que les Orcs étaient des Elfes corrompus pour en faire les descendants des Humains. Disons-le tout net : tous ces changements ne peuvent être retenus si l’on veut finir la construction mythologique entamée par Tolkien. Je ne veux pas dire qu’aucun de ces changements n’est récupérable, mais simplement que tous ne peuvent pas être considérés comme des textes d’autorité faisant partie du Légendaire. Dans tous les récits connus, les Orcs apparaissent avant même l’apparition des Humains. Aucune explication raisonnable ne peut être donnée à une incohérence aussi notoire. Accepter la version finale pour cet exemple conduirait donc à deux attitudes tout aussi inacceptables l’une que l’autre : soit accepter l’incohérence, soit réécrire nous-mêmes toute la mythologie tolkienienne. Il faut donc la mettre de côté (je ne parle pas de la jeter), ne pas vouloir l’intégrer au Légendaire. La définition du statut des textes qui composent le Silmarillion est donc extrêmement complexe. Elle passe par une double analyse poussée : analyse externe dans un premier temps, puisqu’il faut déterminer la date de chaque version (ce que Christopher Tolkien, fort heureusement, a souvent fait pour nous) ; analyse interne ensuite, pour éliminer les incohérences. Il est capital de se souvenir toujours que le fait d’être la dernière version en date ne donne en aucun cas un droit définitif, et que l’analyse interne vient corriger les erreurs 21 mais aussi confirmer ou infirmer le tri préalable. Seuls les textes qui auront passé ces deux examens pourront prétendre faire autorité. Mais le travail ne s’arrêtera pas là. Canon et Corpus Avant d’aller plus loin toutefois, nous pouvons à présent régler la question du statut des textes au sens strict. J’aimerais commencer par dire que les définitions que je vais proposer à présent sont essentiellement motivées par le désir de ne perdre aucun texte de Tolkien. Il me semble essentiel – et fort heureusement possible – de concilier véritable protection littéraire et continuation de l’œuvre de Tolkien, l’œuvre de toute une vie. J’appelle Corpus l’ensemble des textes littéraires de Tolkien. Le Corpus a une visée essentiellement externaliste. Il doit permettre de conserver chaque texte, et mieux : de le conserver exactement dans l’état où Tolkien nous l’a laissé. Le moindre brouillon, le moindre changement de texte en fait partie, et aucune hiérarchie ne saurait être installée entre ses éléments. En font partie non seulement les textes mythologiques mais aussi ses autres contes. J’appelle Canon l’ensemble des textes qui forment la mythologie de Tolkien, dans sa version la plus parfaite possible. Le Canon a une visée essentiellement internaliste. Ce terme fait référence aux Pères de l’Eglise qui ont dû choisir, parmi la multitude des textes qui s’offraient à eux, lesquels étaient « canoniques », c’est-à-dire inspirés par Dieu et devant constituer le socle de la foi chrétienne. Cette analogie a des limites évidentes : la mythologie tolkienienne ne prétend pas narrer la venue du Fils de Dieu sur Terre. Mais elle me semble tout de même intéressante. Sa principale force est de souligner le statut mythologique des textes de Tolkien. Il faut entendre ici « mythologique » au sens le plus fort et le plus noble du terme. Tolkien lui-même, chrétien convaincu, considérait les Evangiles comme un mythe – un mythe qui était vraiment arrivé. Mais « Canon » n’est pas le seul nom de cet ensemble. On peut aussi l’appeler le Légendaire. Cette division, une fois menée à bien, règle la question du statut des textes (car auparavant, que de querelles !) : de manière externe, tous les textes ont la même valeur, puisque l’objet de l’étude est Tolkien lui-même ; l’externaliste se penchera donc sur le Corpus pour étudier cet auteur, en tenant bien sûr compte du regard que portait Tolkien sur chaque textes. De manière interne, les seuls textes qui ont une valeur sont les textes du Canon. Dans cet ensemble, tous ont la même valeur d’authenticité, même si tous ne sont pas porteurs de la même vérité – le premier chapitre V du Hobbit, par exemple, fait partie du Canon puisque Tolkien l’a volontairement gardé dans le Légendaire, mais il doit être lu comme un document mensonger. Cette façon de voir les choses ne s’oppose bien entendu en rien au rôle de traducteur de Tolkien : comme je l’ai dit plus haut, cette idée n’implique pas que le moindre mot de Tolkien soit une traduction d’un document provenant de la Terre-du-Milieu. Il faut admettre dans cette optique que le brouillon n’est qu’une ébauche, dans laquelle l’erreur ne vient pas du document lui-même mais de Tolkien. Le texte qui mentionne l’Elfe Beren ne doit dans cette optique pas être vu comme une autre version du récit – hypothèse bien peu crédible, et qui ne correspond pas à la méthode de Tolkien pour la publication du Seigneur des Anneaux. Soit il faut considérer que les critères de l’approche interne ne s’appliquent plus à un tel texte puisqu’il a été rejeté du Légendaire, soit il faut le considérer comme une mauvaise traduction par Tolkien d’un texte extrêmement difficile à déchiffrer ou à comprendre. Pour compléter cette distinction théorique première, il me semble utile de reprendre ici les catégories posées par Michaël Devaux dans son article « Rétablir le mythe : le statut des textes de l’Histoire de la Terre-du-Milieu », paru dans le dernier recueil de Vincent Ferré. Dans cet article très intéressant, même si je suis en désaccord total avec les conclusions qu’il tire de ses analyses, Michaël Devaux classe les différents textes qui composent les HoME en 22 quatre catégories : est « originel » ce qui appartient à un mythe depuis sa première version ; est « originaire » (d’après l’expression « être originaire de ») ce qui est apparu au cours de l’histoire d’un mythe, pas à son commencement, mais qui a perduré ensuite ; est « original » ce qui n’appartient qu’à une seule version ; est « fondamental » ce qui implique une représentation d’ensemble28. Ces quatre notions me paraissent tout à fait adéquates pour lire et étudier Tolkien. Elles sont particulièrement importantes pour ce qui est de la formation – et de la publication – du Canon. Cette formation en effet ne peut passer qu’à travers une étude poussée de chaque version – étude qui passe entre autres par la détermination de la catégorie à laquelle elle appartient – et par la définition de ce qui est fondamental. Là où je ne suis plus d’accord avec Michaël Devaux, c’est lorsqu’il affirme que deux versions fondamentales concurrentes peuvent coexister dans le Légendaire. Il me semble au contraire que celui-ci ne peut admettre qu’une seule représentation d’ensemble, sans quoi toute la cohérence est détruite et la vie de la mythologie – qui passe par la créance secondaire – s’écroule. Ou plus exactement, s’il est possible d’admettre plusieurs visions fondamentales, une par peuple en fait, parce que leurs cultures diffèrent (il est certain que les Hommes ne voient pas le monde tout à fait comme les Elfes le voient), il faut alors poser l’existence d’une vision « tréfondamentale », si j’ose dire, et qui serait la seule pure vérité. L’exemple de l’origine des Orcs, ou celui de la nature de Beren, le prouvent parfaitement : Beren était ou n’était pas un Homme, indépendamment de la croyance des uns ou des autres. Si les catégories forgées par Michaël Devaux sont utiles, elles ne doivent donc pas masquer la division beaucoup plus essentielle qui passe entre Canon et Corpus. Bien entendu, ces deux ensembles théoriques ne sont pas publiés, ou au moins pas en tant que tels. Notre but à présent doit donc être de leur donner vie : pour clarifier les choses et pour exaucer la dernière volonté d’un vieil homme. Je précise que dans cet essai je ne m’attellerai pas – pas encore – à la partie la plus laborieuse du travail, à savoir l’élaboration pratique du Canon. Je me propose de donner des indications, des lignes directrices, mais rien de plus. Un homme seul serait de toute manière incapable d’accomplir le travail véritable, le choix des textes, des versions et leur assemblage. Perspectives éditoriales : le Corpus On pourrait penser qu’avec la publication des HoME le Corpus est en fait publié – même s’il porte un autre nom. Ce n’est pas exactement vrai : deux problèmes, très mineurs il est vrai, doivent être signalés. Le premier, et le moins important, c’est celui que pose le Seigneur des Anneaux. Ce livre a été publié pour la première fois en 1954-55, puis, Tolkien s’étant aperçu que des erreurs avaient été faites, il a profité des rééditions – en particulier de celle de 1966 – pour apporter des corrections. Mais les corrections envoyées aux éditeurs anglais n’étaient pas toujours les mêmes que celles envoyées aux éditeurs américains. A sa mort, Tolkien laissait donc plusieurs Seigneur des Anneaux différents (sans compter les brouillons). La meilleure solution pour parvenir à une publication dans le Corpus me semble être une édition qui rassemblerait les corrections envoyées par Tolkien de son vivant, sans en ajouter de nouvelles. Le second problème est aussi le plus grave : à l’heure actuelle, tous les manuscrits de Tolkien ne sont pas disponibles au public. Des essais linguistiques en particulier ne sont toujours pas publiés. Leur publication est urgente non seulement parce qu’elle doit compléter le Corpus mais aussi – et surtout – parce que leur examen est nécessaire à la formation du Canon. Pour publier le Corpus, la façon choisie par Christopher Tolkien est sans aucun doute la meilleure : une publication chronologique commentée, dans laquelle les textes sont présentés 28 Michaël Devaux, op. cit. 23 de façon externe, c’est-à-dire en les replaçant dans la perspective de leur rédaction. Cet appareil critique est bien souvent très lourd, et il rend la lecture des textes difficile. Mais ce n’est pas un problème si le Canon complète le Corpus et fait vivre la mythologie. Perspectives éditoriales : le Canon, du Hobbit au Seigneur des Anneaux On pourrait facilement croire qu’il est deux textes qui ne poseront aucune question lors de leur intégration au Canon ou Légendaire : Le Seigneur des Anneaux et Le Hobbit. Ce serait une erreur. Les problèmes que pose Le Seigneur des Anneaux pour le Corpus seulement devaient d’ailleurs le faire pressentir : sa publication ne va pas de soi. La première question, celle que nous nous posions déjà plus haut, et qui concerne les différents groupes de révisions envoyés par Tolkien aux différents éditeurs, se résout assez facilement. Il est clair que dans la perspective d’une publication du Canon en tant que tel, toutes les corrections que Tolkien avaient apportées au Seigneur des Anneaux, quelle que soit l’édition dans laquelle elles ont été faites, doivent être réunies dans une édition unique – « canonique ». Si ces corrections introduisent des incohérences, il faut les corriger de la manière la plus satisfaisante qui soit, c’est-à-dire en changeant le moins possible les mots de Tolkien, tout en conservant la primauté du principe de cohérence finale. Qu’en est-il alors des autres incohérences, celles que Tolkien n’a pas vues durant sa vie et qui n’ont donc jamais été corrigées ? La réponse, malgré tout, est assez évidente : elles sont si mineures qu’il nous appartient de les corriger. Prenons l’exemple de la date de naissance de Silmariën, au début de l’Appendice B (Deuxième Age). La date indiquée par Tolkien était « 548 ». Mais par la suite, il a changé d’avis, et tous les textes postérieurs indiquent que Silmariën est née en 521. Seulement, si Tolkien a corrigé dans ce sens ses manuscrits non publiés, il n’a jamais pensé à changer l’Appendice B ; comme personne ne lui a fait remarquer, l’erreur est restée. L’ensemble du comportement de Tolkien rend une chose absolument certaine : si Tolkien avait vu cette erreur, il l’aurait corrigée. Osons alors, pour la première fois, briser le tabou de la sacralité du texte publié d’un auteur mort : changeons la date. Certains voudraient, dans un cas comme celui-ci, voir apparaître dans le corps du texte une note, que ce soit dans le texte original pour informer le lecteur que la date est erronée, ou bien dans une version corrigée pour mentionner le texte original de Tolkien. Ce n’est ni logique ni acceptable. Pas logique, d’abord, parce que le changement est à la fois très mineur et aurait sans le moindre doute été souhaité par Tolkien. La mention de la correction dans un texte extérieur au livre, extérieur au Canon, est donc largement suffisante. En outre, je rappelle que dans mon optique la publication du Canon ne rend pas moins nécessaire celle du Corpus : cette publication du texte original à côté du Légendaire est le meilleur compromis possible entre la meilleure protection littéraire qui soit et la vie de la mythologie de Tolkien. C’est d’ailleurs cette dernière exigence qui rend la présence de la note dans le corps du texte inacceptable : la démarche même de présenter les variantes de l’écriture en note ou en présentation, bref dans le même livre que le texte lui-même, est une démarche purement externe. Elle s’oppose donc à la perception interne, mythologique de l’œuvre. La méthode que j’expose ici est d’ailleurs celle qu’ont adoptée Wayne G. Hammond et Christina Scull pour publier en 2004-05 « l’édition du cinquantenaire » du Seigneur des Anneaux. Les corrections ont été fondues, complétées, et un volume entier a été ajouté à l’ensemble – mais de manière nettement séparée – pour indiquer les corrections apportées et pour clarifier certains points obscurs. Je ne peux que me réjouir de voir la critique anglo-saxonne parvenir, sur ce point au moins, aux mêmes conclusions que moi. Le Hobbit pose moins de problèmes. Il ne souffre d’aucune incohérence majeure. La seule chose à remarquer est qu’il serait extrêmement intéressant de publier en appendice le 24 chapitre V de 1937, qui raconte une histoire fort différente de celle que connaissent les lecteurs aujourd’hui, et qui a été intégrée par Tolkien, « officiellement », au Légendaire, en tant que version mensongère racontée par Bilbo à ses amis et consignée dans son journal. Puisque cette version a été dite « authentique » par Tolkien, il faut l’intégrer, non pas dans le corps du texte, qui rétablit la vérité, mais tout de même dans le même livre – toujours dans le souci de souligner la différence entre Légendaire et autres textes. Cet exemple nous permet d’aborder la question de la présentation du texte. Il ne serait sans doute pas très judicieux d’ajouter simplement à la fin du Hobbit un « Appendice » qui livrerait tout net la version d’origine. L’Appendice A au Seigneur des Anneaux, par exemple, ne livre pas tout de suite ses récits. Ces derniers sont introduits par une note. Il doit en être de même pour la fin du Hobbit ; et l’Appendice A au Seigneur des Anneaux offre justement un excellent exemple. Car Tolkien ne parle pas de lui ; il ne dit pas, par exemple : « je vous donne à présent des ajouts sur lesquels j’ai travaillé parce que les lecteurs me les demandaient ». Il présente le texte – et toute sa force est là, et c’est là aussi qu’il faut chercher la raison de l’attachement de tant de passionnés – comme authentique : « the section AIII […] was probably derived from Gimli the Dwarf » etc. C’est également la méthode d’explication retenue par Tolkien pour justifier les modifications du chapitre V dans la note introductive de l’édition de 1951. La présentation des textes du Canon devrait toujours suivre ce principe, entièrement opposé à celui qui régissait la publication du Corpus – et qui régit la publication des HoME –, car il s’agit de la meilleure façon de maintenir la créance secondaire telle que la concevait Tolkien. Perspectives éditoriales : Le Silmarillion dans le Canon Reste à présent la question la plus problématique : celle de la publication canonique des matériaux qui constituent le Silmarillion. Fort heureusement, nous avons déjà commencé à y répondre plus haut, en parlant du problème du statut des textes. Nous étions arrivés à la conclusion que tous les textes qui traitent du Premier Age n’avaient pas le même statut : seuls doivent être considérés comme canoniques ceux qui sont cohérents entre eux et avec les œuvres publiées et corrigées, Le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux. Mais quelques précisions sont encore nécessaires. Inutile de se voiler la face : l’ampleur des corrections à apporter à ces textes est d’une toute autre échelle que celles qui touchaient le Seigneur des Anneaux. Pour publier le Silmarillion, il faut retoucher beaucoup plus largement. Prendre la dernière version de chaque texte lorsque c’est possible (nous avons vu que ce n’était pas toujours le cas) ne suffit pas. A ce stade, il restera encore un grand nombre d’incohérences à corriger. Certaines corrections nécessiteront sans doute des changements de texte dont l’importance dépasse celle d’un simple changement de date. Comment, dans ce cas, maintenir un équilibre entre protection du texte original (et surtout protection de la volonté de Tolkien, car un changement de texte risque toujours d’aller contre la volonté de Tolkien, et le risque grandit à mesure que le changement prend de l’importance) et nécessaire établissement de la cohérence ? La première chose qu’il est capital de souligner est que la cohérence mythologique n’implique pas la cohérence parfaite de tous les textes avec tous les autres. Le chapitre V du Hobbit offre à cette tentation un superbe contre-exemple : ici l’incohérence est officielle, revendiquée, intégrée au Légendaire. La fausse version s’explique. L’incohérence est en fait factice : il n’y a pas incohérence dans la vérité mythologique du monde tolkienien, mais simplement mensonge d’un des êtres de ce monde. Ce principe peut être repris et même élargi : non seulement une version, c’est-à-dire un texte provenant de la Terre-du-Milieu, peut être mensongère, mais elle peut aussi, tout simplement, être erronée, pour une raison ou pour 25 une autre. Dans ce cas l’incohérence non seulement n’est pas problématique mais encore elle est riche, elle apporte au monde de Tolkien un degré supérieur de réalité qui lui vient de la complémentarité des différentes visions par des personnages différents. Un exemple pourrait être donné pour la question des origines de l’Elessar, la pierre verte que porte Aragorn. Ce texte n’a sans doute pas sa place dans le Silmarillion proprement dit, mais je le présente ici, non pas pour le cas particulier, mais pour une explication de méthode, parce qu’il est plus facile à traiter que bien d’autres cas. Le seul texte que nous ayons, donné dans les Contes Inachevés, indique clairement que déjà au Troisième Age deux versions de l’histoire coexistaient : dans les deux cas, la pierre avait été fabriquée par Enerdhil, un joaillier de Gondolin, mais dans le premier texte Gandalf la rapportait de l’Ouest à Galadriel, alors que dans le second Celebrimbor en fabriquait pour elle une copie. Pas de problème jusqu’ici : les deux versions peuvent parfaitement être intégrées au Canon ou Légendaire car l’incohérence n’est que de façade. Mais dans une petite note à la fin du texte, Tolkien laissait entendre qu’en fin de compte il pensait que c’était Celebrimbor lui-même qui aurait fabriqué la première Elessar à Gondolin. Ceci constitue un cas d’école, un exemple typique de contradiction entre la dernière version en date et un récit plus ancien. Normalement, on devrait choisir la version la plus récente ; mais dans ce cas, le texte conservé est le seul qui traite de la question. Y introduire la nouvelle idée, celle selon laquelle Celebrimbor aurait forgé le premier joyau, nécessiterait dans le texte de très nombreuses corrections, non seulement dans les noms mais aussi dans de nombreuses phrases. De même, alors que le texte d’origine est relativement long (plusieurs pages), la note finale ne fait que quelques lignes. La protection du texte original doit ici guider la publication du Légendaire : on ne peut pas risquer de détruire tout le texte simplement pour respecter une idée à peine esquissée. Il faut donc conserver les deux premières versions comme authentiques, mais rejeter l’idée que Celebrimbor ait forgé le premier joyau29. Cela pourra paraître choquant à certains. Je leur répondrai que nous devons faire un choix : soit ne pas nous occuper de continuer la mythologie de Tolkien – ce qui revient à l’interdire au commun des mortels, car les HoME sont d’un abord difficile, ou bien à la laisser dans un état qui ne saurait être accepté comme définitif par personne, celui du Silmarillion de 1977 –, soit changer en profondeur le texte de Tolkien, soit adopter cette méthode. Cette dernière solution me paraît de loin la plus consensuelle, et la moins risquée. Cela signifie-t-il que la dernière note de Tolkien doive être oubliée ? Absolument pas. Elle doit bien sûr être intégrée au Corpus, dans lequel elle a parfaitement sa place. Elle ne sera donc nullement perdue ; mais elle sera mise à sa juste place. Dans le Canon, dans ce qui doit faire autorité sur la Terre-du-Milieu, elle n’a rien à faire, car elle ne pourrait qu’y détruire le fragile équilibre de la créance secondaire. Le cas d’école continue avec les notes ajoutées ensuite par Christopher Tolkien. Ces notes sont extrêmement intéressantes, car elles mélangent analyses interne et externe. Tantôt Christopher se pose la question des choix qu’aurait effectués son père, apparemment considéré comme un auteur « normal », créateur d’un monde qui n’est alors que pure fiction ; tantôt il s’interroge sur l’étendue des pouvoirs de Galadriel à une époque donnée. Bien entendu, ce type de note est un hybride entre notes du Corpus et notes du Canon, et reflète fort bien la nature des Contes Inachevés eux-mêmes. Dans un nouveau projet de publication, une claire séparation serait nécessaire : toute note à teneur externe serait bien entendu à proscrire absolument dans le Canon, toujours pour 29 Les récits concernant la chute de Númenor sont un autre bon exemple (quoique bien plus difficile à traiter) de la nécessité de conserver parfois des récits concurrents et contradictoires parce qu’émanant de cultures différentes. Ainsi Tolkien avait prévu de laisser une tradition humaine (The Drowning of Anadûnê), une tradition elfique (The Fall of Númenor) et une « dúnedaine » tirant des deux (l’Akallabêth). Mais encore une fois, rappelons que l’existence au sein du Légendaire de versions concurrentes ou contradictoires d’une part n’est possible que dans certains cas et d’autre part n’empêche pas l’existence, au moins théorique, d’une vérité unique. 26 préserver la vie et la cohérence de la mythologie. En revanche, des notes et analyses internes, écrites par les compilateurs, clairement séparées du texte de Tolkien – qu’il convient toujours de protéger au mieux – ne pourraient être qu’un complément enrichissant, si toutefois les compilateurs s’en tenaient à une liste des certitudes que le texte implique sans les expliciter, et à une liste des questions qu’il pose. Ils devraient se garder des deux péchés contre le Légendaire : d’une part les spéculations purement personnelles qui ne peuvent être déduites avec certitude des textes faisant autorité, et qui ne sauraient être publiées dans le Canon ; d’autre part le placement des textes dans le contexte de leur rédaction et de leurs modifications successives, ce qui détruit la créance secondaire. La dernière étape dans le travail de publication du Silmarillion dans le cadre du Légendaire serait l’installation d’un fil conducteur. Tolkien, nous l’avons dit plus haut, ne souhaitait nullement se contenter d’une suite de récits sans lien entre eux : il cherchait un fil conducteur auquel rattacher toutes les histoires, et c’est même cette recherche qui l’empêcha en fin de compte de publier le Silmarillion. Il semble donc tout à fait clair qu’il nous faille construire ce fil conducteur. La tâche est difficile puisqu’il s’agit de créer et non plus seulement de compiler. Créer : sous quelle forme ? Tolkien a laissé ouvertes plusieurs possibilités. La première, celle qu’il avait imaginée au départ, présentait un marin anglais du Xe siècle, dont le nom a changé avec le temps, qui abordait par une sorte de miracle à Tol Eressëa où on lui racontait des histoires. Il compilait ensuite ces histoires, ce qui donnait un recueil de récits qui allaient de la Création du monde à la fin du Premier Age, voire après. Tolkien a plusieurs fois essayé ce type de narration : marin anglais abordant à Tol Eressëa, mais aussi philologue britannique arrivant à Númenor à l’époque de Sauron, Tolkien était visiblement attiré par ce cadre narratif (à moins qu’il ne faille voir là que la résolution que Lewis et lui avait prise). Mais il est intéressant de noter que ces récits sont tous inachevés et abandonnés. Visiblement, Tolkien avait envie de les écrire, mais une fois commencés ils ne le satisfaisaient pas. The Lost Road a été remplacé par The Notion Club Papers, sans que cela amène une fin au récit. De même, Ælfwine a remplacé Eriol sans que le texte ne parvienne à sa fin. Souvenons-nous également de ce que nous apprenait Humphrey Carpenter : à la fin de sa vie, Tolkien était enclin à abandonner la vieille trame du marin anglais, mais il se demandait s’il fallait écrire une autre structure du même genre, ou s’il suffisait de présenter les textes comme la mythologie qui apparaît de façon vague dans le Seigneur des Anneaux. A la lumière de ces différents éléments, il est plus facile de démêler la question du fil conducteur. Essayons toujours de nous souvenir de la protection du texte original. Si l’on accepte l’abandon – apparemment voulu par Tolkien – de la base du marin anglais, il ne nous reste que deux possibilités. Réécrire une nouvelle structure du même type poserait d’évidents problèmes, le principal étant bien sûr que le texte final serait de moins en moins « de Tolkien » à mesure que le cadre prendrait de l’ampleur. Il paraît donc plus raisonnable de faire une présentation suivie plus ou moins selon l’ordre chronologique des événements racontés, sans présenter explicitement le personnage par lequel les récits nous seraient parvenus. Dans cette optique, il serait assez clair – et cela pourrait peut-être être parfois légèrement explicité par des présentations d’ordre interne – que les rapporteurs des Légendes des Jours Anciens seraient les Hobbits par lesquels nous sont parvenus Le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux, à savoir Bilbo, Frodo et Sam30. Cette hypothèse est d’accord nettement accréditée par le fait que le Prologue du Seigneur des Anneaux suggère avec force dans sa dernière partie (« Note on the Shire Records ») que le Silmarillion fait partie du Livre Rouge : « but the chief importance of Findegil’s copy [of the Red Book] is that it alone contains the 30 Il serait toutefois également possible de mentionner très brièvement, au début de chaque récit, l’auteur ancien à partir duquel les Hobbits du Troisième Age composent leur récit, de même que chaque Evangile comporte le nom de son auteur supposé. 27 whole of Bilbo’s “Translations from the Elvish”. […] But since they were little used by Frodo, being almost entirely concerned with the Elder Days, no more is said of them here ». On trouve d’autre allusions à ces textes de Bilbo sur le Premier Age dans le corps même du Seigneur des Anneaux. Ce seraient donc bien Bilbo, Frodo, Sam et ses descendants qui ont transmis Le Silmarillion, même s’ils ne l’ont pas écrit. Les lecteurs avertis auront bien sûr reconnu dans ma description, à peu de choses près, Le Silmarillion de 1977. Cohérence, ordre suivi, donc fil conducteur chronologique, tous les éléments sont là. Oui, mais il est impossible de s’en contenter. Pourquoi ? parce que de l’aveu même de Christopher Tolkien, cette compilation est très imparfaite. La méthode était bonne, mais la réalisation insuffisante. Mais ne blâmons pas Christopher Tolkien. N’oublions pas qu’à cette époque – c’est bête à dire – le Silmarillion n’était pas publié. Tolkien lui-même – sans parler des éditeurs – doutaient que qui que ce soit pût jamais être intéressé par ce fatras ; Christopher a donc fait le choix de la simplification : ne pas alourdir démesurément un récit déjà fort long ; ne pas l’embarrasser d’essais théoriques difficiles à lire ; bref, ne pas préjuger de la bonne volonté du lecteur. Ce choix était sans aucun doute le bon à l’époque. Mais aujourd’hui, les lecteurs ont prouvé leur soif d’information. Puisqu’elle rencontre le désir profond de Tolkien, il n’y a aucune raison de ne pas recommencer une publication. Le Silmarillion du Canon devra donc respecter les bases de celui de 1977, mais en approfondissant le travail, et en restant au plus près de la volonté de Tolkien. Il sera sans doute plus long que le Silmarillion que nous connaissons aujourd’hui, mais beaucoup plus court que les HoME ; et d’une lecture infiniment plus facile. Pour garder cette accessibilité, il me semble qu’il serait préférable de conserver une certaine homogénéité de genre à l’intérieur du livre. Ainsi, je pense qu’il vaut mieux ne donner que des versions en prose des longues histoires comme celle de Beren et Lúthien ; cela ne signifie pas que les textes en vers seront automatiquement rejetés du Canon ; mais il vaut mieux les présenter comme des sources, livrées ailleurs, et dont un des Hobbits aurait donné une version en prose, plus accessible aux autres Hobbits… De même, il me semble que ne doivent être gardées dans le Silmarillion du Canon que les versions véridiques des événements. L’exemple de la chute de Númenor est éclairant : Tolkien voulait sans aucun doute présenter différentes traditions sur cet événement, dont certaines seraient plus véridiques que d’autres. Ainsi, la version des Elfes serait plus proche de la vérité que celle des Hommes. Puisque Tolkien présentait chaque version comme authentique, il faut les conserver dans le Légendaire – quitte parfois à corriger des erreurs inexplicables – mais pas forcément dans le corps même du Silmarillion. Il me semble meilleur d’y présenter la version la plus proche des faits, et celle-là seulement. Le contraire briserait la facilité de la lecture en introduisant une rupture dans la continuité du récit. Perspectives éditoriales : autres textes du Canon Nous commençons à nous rendre compte que beaucoup de textes n’ont pas encore trouvé leur place dans le Canon ou Légendaire : les versions en vers qui sont les sources des récits en prose, les versions issues de traditions différentes ; mais aussi de nombreux essais. Vers la fin de sa vie, l’essai était en effet devenu une forme d’écriture privilégiée par Tolkien. Il écrivait sur un peu tous les sujets : les Istari, les palantíri, les langues, la mort etc. Ces essais, parce que par définition ils ne sont pas narratifs, n’ont pas leur place dans Le Silmarillion au sens strict ; mais on ne peut pas se permettre de les exclure du Canon pour autant. Il me semble donc que la meilleure solution est la publication d’un quatrième volume, qui suivrait sur beaucoup de points le modèle des Contes Inachevés. Le titre pourrait même être conservé, ainsi que sa structure : une partie par Age du monde, puis une quatrième partie comprenant des études diverses. Bien entendu, l’ensemble serait beaucoup plus gros que le 28 recueil actuel. Mais la principale modification ne porterait pas sur la taille. Ce qu’il faut corriger, c’est le caractère hybride du présent recueil. Les Contes Inachevés, tels que Christopher Tolkien les a publiés en 1980, sont une longue hésitation entre Canon et Corpus. Christopher s’est finalement décidé à publier le Corpus, ou peu s’en faut, avec la série des HoME ; mais le Légendaire, le Canon reste toujours en attente. Les Contes Inachevés du Légendaire doivent voir disparaître en particulier toutes les remises des textes dans le contexte d’écriture pour préserver l’illusion d’un Tolkien-traducteur. Il est bien évident que certains textes narratifs ont également leur place dans les Contes Inachevés du Canon. Je pense par exemple à la tentative de suite du Seigneur des Anneaux, que l’on pourrait peut-être intégrer au Légendaire – j’avoue ne pas m’être assez penché sur le texte pour pouvoir apporter une réponse définitive à cette question. En revanche, les versions en vers des récits du Silmarillion, ainsi que les « versions concurrentes », devraient plutôt être ajoutées en Appendices au Silmarillion lui-même, pour garder une séparation entre sources et récit des Hobbits sans pour autant trop éloigner les deux parties. Bien sûr, tous les « autres textes » de Tolkien n’ont pas leur place dans ce dernier volume du Canon. Nous l’avons déjà dit, et on ne le répètera jamais assez : Tolkien a jeté des textes, et il en aurait jeté d’autres. Certaines versions n’ont pas ou plus leur place dans le Légendaire : soit parce qu’elles sont trop vieilles, que Tolkien les avait abandonnées et qu’elles présentent des incohérences dont aucune explication interne crédible ne peut rendre compte ; soit au contraire parce qu’elles sont trop neuves, trop inachevées, et qu’alors qu’elles ne sont qu’esquissées, elles ont la prétention de renverser des textes beaucoup plus accomplis. Il faut bien faire la différence entre Canon et Corpus : tous les textes ont leur place dans ce dernier, qui a pour prétention de présenter plutôt le processus d’écriture de Tolkien que son univers ; mais le premier, qui vise à présenter une mythologie vivante, ne peut se former qu’à travers un tri. Que ce tri doive englober le plus possible de textes ne le rend pas moins nécessaire. En revanche, certains textes, qui ont été écartés des grands recueils, me semblent parfaitement utilisables. Il y a tout d’abord le cas des Aventures de Tom Bombadil. Ce recueil, conçu au départ de manière indépendante, a été ensuite rattaché au Légendaire, comme en témoigne le titre que Tolkien lui a donné : The Adventures of Tom Bombadil and Other Verses From the Red Book. Les poèmes du recueil sont ainsi présentés dans l’avant-propos comme des écrits de la tradition hobbite et conservés dans ou avec le Livre Rouge : dans ses marges, sur ses pages blanches, sur des feuilles volantes. A ce titre, ils font parfaitement partie du Canon. Cela ne signifie pas qu’ils soient forcément véridiques : il n’y a pas de Monts Merlock en Terre-du-Milieu. Mais ils présentent une vision des choses qui peut – et doit – parfaitement être intégrée à l’ensemble, car elle n’est nullement incohérente avec le reste de l’œuvre, n’ayant pas de prétention à la vérité. Ici encore la différence est un enrichissement. Les Aventures de Tom Bombadil ont donc leur place dans les Contes Inachevés du Canon, probablement dans la partie consacrée au Troisième Age. Je veux également parler de certaines lettres. A ma connaissance, peu ont pensé à considérer les lettres de Tolkien comme des textes issus de la Terre-du-Milieu. Et sans doute on ne peut pas appliquer cette vision des choses à toutes les lettres ; seule une minorité s’y prête. Mais prenons par exemple la lettre n° 214 à A. C. Nunn, datée probablement de la fin de 1958 ou du début de 1959. Cette longue lettre présente des éléments très précis sur les coutumes d’anniversaires des Hobbits. Ce sont des données qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. D’où Tolkien tirait-il son savoir ? Sans aucun doute, d’un document provenant de la Terre-du-Milieu. Il faut donc intégrer la lettre dans le Canon. Peut-être cela implique-t-il de légères modifications textuelles, sans doute aussi une présentation, mais tant que cette présentation s’en tient au plan interne, elle ne pose aucun problème à la créance secondaire. 29 C’est le très modeste prix à payer pour obtenir le Légendaire le plus complet possible tout en conservant la cohérence. Tolkien était prêt à la payer. Je suis donc prêt à le faire. Conclusion : terminer la Tour Tolkien, pour parler de la critique littéraire, avait une très belle image : « Un homme habitait dans un champ dans lequel se trouvait un tas de vieilles pierres, les restes d’un ancien château. De ces pierres, certaines avaient déjà été employées pour la construction de la maison dans laquelle il vivait, non loin de l’ancienne demeure de ses pères. De ce qui restait, il prit de quoi construire une tour. Mais ses amis, en arrivant, virent tout de suite (sans prendre la peine de monter les marches) que ces pierres avaient appartenu auparavant à une bâtisse plus ancienne. Ils renversèrent donc la tour à grand-peine, afin d’y chercher des inscriptions et des sculptures cachées, ou pour découvrir de quel endroit les lointains ancêtres de cet homme avaient tiré leurs matériaux de construction. Certains soupçonnèrent la présence sous le sol d’un dépôt de charbon, et se mit à creuser à sa recherche, oubliant même les pierres. Tous dirent : “Cette tour est du plus grand intérêt.” Mais ils dirent encore (après l’avoir renversée) : “dans quel état elle est !” Et même les propres descendants de l’homme, dont on aurait pu attendre qu’ils eussent réfléchi à ses intentions, furent pris à murmurer : “C’était un si drôle de type ! Pensez qu’il a utilisé ces vieilles pierres seulement pour construire une tour totalement dénuée de sens ! Pourquoi n’a-t-il pas restauré l’ancienne demeure ? Il n’avait aucun sens des proportions.” Mais du sommet de cette tour, l’homme avait pu contempler la mer.31 » Cette image m’a toujours paru décrire merveilleusement bien la situation dans laquelle nous nous trouvons. Elle était à l’origine destinée aux critiques littéraires, mais elle peut aussi être élargie. Tolkien a commencé à construire une Tour, sa grande mythologie. Mais il n’a pas eu le temps de l’achever. Il avait façonné les pierres, certaines ont été posées et cimentées, mais d’autres jonchent encore le sol. Nous avons le choix entre les conserver toutes intactes sur le sol, et contempler à jamais un travail inachevé, ou bien tenter de terminer la Tour. Bien sûr, ce travail ne se fera pas tout seul, et il n’appartient plus à un seul homme. Christopher Tolkien, en son temps, l’a commencé. Il a fait un premier essai en 1977. Puis il a préféré faire un inventaire détaillé de toutes les pierres dont nous disposons – ou presque. Ces deux travaux étaient sans aucun doute indispensables ; mais ils ne sauraient suffire. Nous avons à présent, et grâce à lui, les moyens de rebâtir la Tour. Je ne pense pas que Christopher Tolkien lui-même ait encore la volonté de s’atteler à cette tâche pour laquelle il serait pourtant sans l’ombre d’un doute tout désigné. Il faut donc réunir un collège de Tolkiendili, les plus nombreux possibles. La vérité en la matière ne pourra provenir que de la réunion d’un très grand nombre d’esprits tous différents. La tâche de ce collège sera immense. Trier, retailler et cimenter les pierres, voilà la voie qui nous permettra de revoir la mer. Trier, parce que toutes les pierres ne peuvent pas aller sur la Tour. Tous les matériaux ne sont pas compatibles pour construire une maison. Trier ne 31 « A man inhabited a field in which was an accumulation of old stone, part of an older hall. Of the old stone some had already been used in building the house in which he actually lived, not far from the old house of his fathers. Of the rest he took some and built a tower. But his friends coming perceived at once (without troubling to climb the steps) that these stones had formerly belonged to a more ancient building. So they pushed the tower over, with no little labour, in order to look for hidden carvings and inscriptions, or to discover whence the man’s distant forefathers had obtained their building material. Some suspecting a deposit of coal under the soil began to dig for it, and forgot even the stones. They all said: “This tower is most interesting.” But they also said (after pushing it over : “What a muddle it is in!” And even the man’s own descendants, who might have been expected to consider what he had been about, were heard to murmur: “He is such an odd fellow! Imagine his using these old stones just to build a nonsensical tower! Why did not he restore the old house? He had no sense of proportion.” But from the top of that tower the man had been able to look out upon the sea », Beowulf: The Monsters and the Critics, Sir Israel Gollancz Memorial Lecture, British Academy, 1936 (lu le 25 novembre 1936). 30 signifie pas jeter : nous garderons toujours le moindre caillou tel que Tolkien nous l’a laissé : dans le Corpus. L’avantage de ne pas avoir une véritable construction architecturale à bâtir est en effet que l’on peut utiliser chaque pierre plusieurs fois. Mais il faut admettre qu’on ne peut pas tout introduire dans la Tour sans en détruire les fondations mêmes. Retailler, parce que pour ajuster les pierres les unes aux autres, le ciment ne suffira pas toujours. Il sera parfois nécessaire de faire de petites coupes, de petits ajouts, de petites modifications. Elles devront toujours être les plus légères possibles, mais elles n’en seront pas moins nécessaires. Cimenter enfin, parce que c’est comme ça que tient une tour. Tolkien, la plupart du temps, ne nous a pas laissé de ciment, seulement des pierres plus ou moins taillées. A nous donc de faire le ciment, et de le poser. Il n’est bien entendu pas question d’ajouter de nouvelles pierres, que nous serions aller déterrer ou tailler nous-mêmes. Il nous faudra nous contenter de la Tour que nous aurons, sans vouloir l’élever jusqu’au Ciel. On sait où mène cette tentative… Mais il nous est aujourd’hui permis de monter encore un peu plus haut. La vue n’en sera que plus magnifique. Ce travail sera plus long, bien plus long que ce que ce bref exposé peut en laisser entrevoir. Mais qu’espérions-nous ? Tolkien y a consacré sa vie entière, et son fils une grande partie de la sienne. Si deux vies d’hommes n’ont pas achevé cette tâche, qui pourrait croire qu’elle est aisée ? Je n’ai pas dit qu’elle serait aisée. Je n’ai pas dit qu’elle serait courte. Je n’ai pas dit qu’un homme seul pouvait y parvenir. Mais fi des défaitistes qui reculent devant l’ampleur de l’ouvrage et le disent impossible car trop difficile. A cœurs vaillants rien d’impossible, surtout s’ils sont nombreux. J’appelle donc de mes vœux la réunion de ce collège. Parce que c’est ce que Tolkien aurait voulu. Pour que soit achevée l’œuvre de sa vie. Pour que vive sa mythologie. Au bout de nos rêves. Diffusé par http://www.tolkienfrance.net 31