L`abolition totale de la peine de mort, le modèle européen

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L`abolition totale de la peine de mort, le modèle européen
L’abolition totale de la peine de mort, le modèle européen
CELIA HOFFSTETTER*
Définie comme le retrait volontaire de la vie humaine organisé par un État faisant exercice
de ses compétences pénales1, la peine de mort existe depuis des temps immémoriaux. La mise
en œuvre de cette sanction heurte les esprits ; on se souvient de la polémique déclenchée sur
la scène internationale par l’exécution de Saddam Hussein en Irak 2 . Réminiscence
condamnable de la loi du Talion3 pour certains ou symbole d’exemplarité de la sanction
pénale pour d’autres, la peine de mort a ses promoteurs4 et ses détracteurs5. L’application de
cette sanction est toujours d’actualité dans certains États, à l’instar de la Chine et des États
Unis6, tandis que l’Europe a de tout temps été la figure de proue du courant abolitionniste7.
Certains voient d’ailleurs en cette question le symbole du clivage entre deux grandes
civilisations juridiques, européenne et américaine8. Le consensus sur ce sujet est encore hors
d’atteinte, tant l’éventualité d’une pratique internationale commune en la matière paraît entrer
en confrontation avec le nécessaire respect de la souveraineté étatique. La cristallisation d’une
règle de droit international relative à l’abolition totale de la peine de mort semble pourtant
pouvoir être observée aujourd’hui, en dehors du cadre formel des conventions internationales.
Aucune transcription des principes abolitionnistes n’a été opérée dans les instruments
internationaux protecteurs des droits de l’homme et des libertés fondamentales consacrant
pourtant le respect du droit à la vie (I). En proclamant par voie jurisprudentielle l’abolition
totale et absolue de la peine de mort sur son territoire, l’Europe a récemment atteint l’idéal
abolitionniste auquel elle a longtemps aspiré (II).
I. UNE PROHIBITION FORMELLE INSUFFISANTE
*
Doctorante contractuelle à l’Université de Strasbourg.
N. Bernaz, « Le droit international de la peine de mort », La documentation française, 2008, p. 14.
2
E. Bernard et R. Sédillot, « Justice pénale internationale et peine de mort », AJ pén., janv. 2007, n° 1, p. 6.
3
Selon R. Badinter, « C’est le vieux cri barbare du talion : "la mort pour la mort" » : « La peine de mort »,
Librio, 2002, p. 34.
4
Parmi eux se trouvent H. Grotius, E. Kant ou encore J.-J. Rousseau, pour qui le responsable de la violation du
contrat social encourt la mort (« Du contrat social », Flammarion, 1762, rééd. 2001, p. 74).
5
C. Beccaria dénonçait déjà l’inutilité d’une telle sanction, estimant que « ce n’est pas la sévérité de la peine qui
produit le plus d’effets sur l’esprit des hommes mais sa durée » : « Des délits et des peines », 1764, Flammarion,
1991, p. 127. Montesquieu adhéra à ces idées, jugeant que la cause des troubles « vient de l’impunité des crimes,
et non pas de la modération des peines » : « De l’esprit des lois », t. I, Gallimard, 1748, rééd. 1995, p. 213.
6
N. Norberg, « La peine de mort aux États-Unis : évolutions jurisprudentielles et sociales », RSC juil./sept.
2008, p. 576.
7
S. Manacorda, « L’abolition de la peine capitale en Europe : le cercle vertueux de la politique criminelle et les
risques de rupture », RSC juil./sept. 2008, p. 563.
8
S. Papadopoulos et J.-H. Robert, « La peine de mort. Droit, histoire, anthropologie, philosophie », actes du
colloque organisé par l’Institut de criminologie de Paris les 24 et 25 avril 1998, Panthéon Assas, 2000.
1
Si les principales conventions internationales protectrices des droits de l’homme et des
libertés fondamentales consacrent toutes le respect du droit à la vie, aucune n’oblige à
interdire la peine capitale9 (A). Certains groupements étatiques, faisant vœu d’une abolition
totale des sentences de mort, ont choisi d’avoir recours à l’adoption d’instruments
additionnels (B).
A. L’absence de prohibition formelle et universelle de la peine de mort
La Déclaration universelle des droits de l’homme10, comme le Pacte international relatif
aux droits civils et politiques11, consacre le droit de toute personne à la vie, à la liberté et à la
sûreté de sa personne12. Ces instruments internationaux n’interdisent pourtant pas la peine
capitale, en temps de guerre ou en temps de paix. La Déclaration ne contient pas de référence
aux sanctions de mort, tandis que le Pacte apporte quelques précisions quant à la mise en
œuvre d’une telle sentence13. La coexistence au sein d’un même instrument d’un droit à la vie
érigé en valeur suprême et de considérations tenant à l’encadrement de la peine de mort ou,
plus simplement, l’absence de condamnation d’une telle sanction peut paraître contradictoire.
En réalité, comme toute convention internationale, la Déclaration comme le Pacte résultent
d’un consensus entre autorités étatiques souveraines. Aussi, tout en consacrant le respect du
droit à la vie, chacun de ces instruments tolère la peine capitale, ménageant ainsi la sensibilité
des États parties. L’idée sous-jacente d’une abolition des sentences de mort semble cependant
confirmée par certaines dispositions limitant la possibilité d’y recourir, telle que la
prohibition absolue des sentences de mort à l’encontre des mineurs et des femmes enceintes
imposée par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques 14 . En outre, le
prononcé et l’exécution de la peine de mort, quelles que soient les circonstances, est en toute
hypothèse subordonnée à l’existence d’un jugement définitif rendu par un tribunal
compétent15. Enfin, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques encourage les
volontés abolitionnistes en précisant qu’aucune de ses dispositions ne saurait être invoquée
pour empêcher ou retarder la disparition de cette sanction16.
Le consensus n’ayant pu être atteint sur la question de la peine de mort au sein de la
communauté internationale, certains ont pensé à le rechercher à une échelle moindre, sans
toutefois y parvenir. La Convention européenne des droits de l’homme17 protège ainsi le droit
à la vie, tout en précisant immédiatement que « la mort ne peut être infligée à quiconque
intentionnellement, sauf en cas d’exécution d’une sentence capitale prononcée par un
tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi » 18 . La Convention
interaméricaine des droits de l’homme19, quant à elle, traduit une volonté abolitionniste plus
avouée bien qu’inachevée. Le droit à la vie y est consacré20, mais la peine capitale, « dans les
9
À l’exception notable de la Convention internationale des droits de l’enfant du 20 novembre 1989, qui interdit
la peine capitale à l’encontre des enfants mineurs (art. 37. 1 CIDE).
10
DUDH, 10 déc. 1948.
11
PIDCP, 16 déc. 1966.
12
Art. 3 DUDH : « Toute personne a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » ; art. 6. 1 PIDCP :
« Le droit à la vie est inhérent à la personne humaine. (…) ».
13
Art. 6. 2, 6. 4 et 6. 5 PIDCP.
14
Art. 6. 5 PIDCP.
15
Art. 6. 2 PIDCP.
16
Art. 6. 6 PIDCP.
17
CEDH, 4 nov. 1950.
18
Art. 2. 1 CEDH : « Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à
quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le
délit est puni de cette peine par la loi ».
19
CADH, 22 nov. 1969.
20
Art. 4. 1 CADH.
pays qui ne l’ont pas encore abolie », est tolérée et encadrée21. L’esprit abolitionniste marque
cependant davantage la lettre de cette convention, qui œuvre en faveur de la disparition
progressive de cette sanction, interdisant son rétablissement dans les États l’ayant
supprimée22.
La peine de mort ne fait l’objet d’aucune prohibition formelle générale et absolue à
l’heure actuelle. L’interdiction de cette sanction n’est pourtant pas circonscrite aux droits
internes des états abolitionnistes 23 ; le recours aux protocoles additionnels permet la
propagation du mouvement contre la peine capitale.
B. Les protocoles additionnels : vers l’abolition formelle de la peine de mort
Accord annexe à un accord principal, faisant l’objet d’une acception distincte du traité
initial mais réservée aux parties à celui-ci, le protocole a une portée moindre que l’instrument
auquel il se rattache et n’emporte pas amendement de celui-ci. La force du protocole
additionnel ou facultatif n’en est pas moins contraignante pour les États qui y sont parties. Le
recours à ce type d’instrument est aujourd’hui la principale voie formelle empruntée par le
courant abolitionniste, bien qu’il existe une gradation entre les objets de ces différents textes.
Le premier instrument de droit international à avoir aboli la peine de mort a été élaboré à
l’échelon européen. Signé en 1983 et entré en vigueur dès 1985, le protocole n° 6 à la CEDH
proclame l’interdiction du prononcé et de l’exécution de cette sanction en temps de paix. Bien
qu’il n’ait pas pour objet la suppression totale des sentences de mort, ce texte a marqué les
prémices d’un vaste mouvement européen en faveur de l’abolition de la peine capitale. Le
protocole n°6 maintient la possibilité pour les États parties de prévoir des dispositions
organisant le prononcé et l’exécution d’une telle sanction en temps de guerre mais précise
qu’aucune dérogation au titre de l’article 15 de la CEDH24 ni réserve d’un autre ordre ne
sauraient être tolérées. Depuis 1994, la volonté de ratification du protocole n°6 à la CEDH est
une condition à l’accession au Conseil de l’Europe pour l’État candidat25. Les objectifs
poursuivis par ce mécanisme témoignent d’une préoccupation abolitionniste européenne
majeure. À ce jour, seule la Russie n’a pas ratifié le protocole n° 6 relatif à l’abolition de la
peine de mort26.
Contenant des dispositions semblables au protocole n° 6 à la CEDH, le deuxième
protocole additionnel au Pacte international relatif aux droits civils et politiques prescrit
également l’abolition partielle des sentences de mort en temps de paix. Les États parties
conservent la possibilité d’émettre une réserve quant au maintien de la peine capitale en
temps de guerre. Proclamé par l’Assemblée générale de l’ONU en 1989, il a été ratifié par
soixante-treize États depuis lors.
Ouvert à signature en 2003, le protocole n° 13 à la CEDH est aujourd’hui le seul
instrument juridique de droit international prescrivant l’abolition totale de la peine capitale,
21
Art. 4. 2, 4. 4, 4. 5 et 4. 6 CADH.
Art. 4. 3 CADH.
23
Pour des précisions sur la constitutionnalisation des principes abolitionnistes : J.-F. Flauss, « Le Conseil
constitutionnel et les engagements internationaux relatifs à l’abolition définitive de la peine de mort », RGDIP
2006, n° 1, p. 117 ; M. Verpeaux, « La peine de mort et la Constitution », Europe, juin 2006, n° 6, p. 7.
24
Art. 15. 1 CEDH : « En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute
Haute partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente
Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en
contradiction avec les autres obligations découlant du droit international ».
25
Résolution 1044 du 4 oct. 1994.
26
Lors de son adhésion au Conseil de l’Europe en 1996, la Russie s’était pourtant engagée à ratifier le protocole
n° 6 avant 1999 (Avis de l’Assemblée parlementaire n° 193/1996 relatif à la demande d’adhésion de la Turquie
au Conseil de l’Europe).
22
en temps de guerre comme en temps de paix. Les États parties ne peuvent formuler aucune
réserve quant à l’application de ce protocole sur leur territoire, même fondée sur l’article 15
de la Convention européenne des droits de l’homme. Quarante-deux États l’ont ratifié à ce
jour27.
Les dispositions du protocole n°13 à la CEDH n’ont pas été confirmées à l’heure actuelle
par l’adoption d’un texte similaire sous l’égide de l’ONU, bien que l’organisation ait décidé
de la tenue d’un moratoire sur la question en 200728.
Le caractère subsidiaire et autonome inhérent aux protocoles additionnels empêche de
conclure à l’avènement d’une prohibition formelle universelle de la peine de mort29. Le
courant abolitionniste a cependant acquis un rayonnement plus large grâce à la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a étendu le principe de l’abolition totale à
l’ensemble du territoire européen, directement ou par le biais d’un mécanisme de protection
par ricochet30 empêchant toute extradition vers un pays « rétentionniste » lorsqu’est encourue
une sentence de mort.
II. L’ABOLITION TOTALE DE LA PEINE DE MORT PAR VOIE DE COUTUME EN EUROPE
La Cour européenne des droits de l’homme a récemment conféré un caractère absolu et
indérogeable à l’interdiction de la peine capitale, reconnaissant l’existence d’une coutume
régionale abolitionniste opérant abrogation tacite de l’article 2. 1 de la CEDH (A). La peine
de mort est à présent considérée comme un traitement inhumain et dégradant par nature en
Europe, conférant ainsi une portée universelle à la prohibition de la peine capitale à l’échelle
continentale (B).
A. L’abrogation tacite de l’article 2. 1 de la CEDH
Le mouvement jurisprudentiel qui a abouti l’an passé à l’abolition totale et absolue de la
peine de mort sur le territoire européen fut en réalité amorcé dès 198931, lorsque la Cour eut à
se prononcer sur la situation de M. Soering32. Le plaignant, de nationalité allemande, menacé
par une procédure d’extradition vers les États-Unis pour un double assassinat et réfugié en
Grande Bretagne, encourait la peine de mort sur le territoire américain. Il intenta un recours
devant la Cour européenne des droits de l’homme et fonda son argumentaire non sur la
question de la peine de mort en elle-même mais sur le caractère inhumain et dégradant de
l’attente qu’il aurait à subir dans le couloir de la mort si le Royaume Uni acquiesçait à la
demande d’extradition dont il faisait l’objet. En raison de ce risque d’exposition au
« syndrome du couloir de la mort », M. Soering demanda à bénéficier de l’article 3 de la
27
La Russie et l’Azerbaïdjan n’ont ni signé ni ratifié ce protocole n° 13. La Pologne, la Lettonie et l’Arménie ne
l’ont pas ratifié.
28
Résolution 62/149 de 2007, suivie par les résolutions 63/168 (2008) et 65/206 (2010).
29
Sur les conditions de dénonciation des protocoles additionnels visant à l’abolition : N. Bernaz, op. cit., p. 102.
30
La Cour européenne des droits de l’homme a défini la protection par ricochet applicable en matière
d’extradition dans l’arrêt Soering contre R. U., 7 juil. 1989, n° 14038/88, § 95 : « (…) quand une décision
d’extradition porte atteinte, par ses conséquences, à l’exercice d’un droit garanti par la Convention, elle peut,
s’il ne s’agit pas de répercussions trop lointaines, faire jouer les obligations d’un État contractant au titre de la
disposition correspondante (…) » ; voir également S. Ceccaldi, « La neutralisation exceptionnelle de la
condamnation étrangère, contraire à l’ordre public européen », RSCDC 2008, n° 2, p. 311.
31
G. Cohen-Jonathan et W. Schabas, « La peine capitale et le droit international des droits de l’homme », LGDJ,
2003 ; H. Labayle, « L’abolition de la peine capitale, exigences constitutionnelles et mutations européennes »,
RFDA 2006, n° 2, p. 306.
32
CEDH, 7 juil. 1989, Soering contre R. U., n° 14038/88 ; J.-P. Costa, « Les débuts de la nouvelle Cour
européenne des droits de l’homme », Europe 1999, n° 10, p. 8.
CEDH. La Cour répondit par l’affirmative à la requête de M. Soering33 mais exclut toute
condamnation du principe de la peine de mort sur le fondement de cette disposition34. Les
juges estimèrent que la Convention devant faire l’objet d’une interprétation d’ensemble, ses
auteurs « ne peuvent certainement pas avoir entendu inclure dans l’article 3 une interdiction
générale de la peine de mort, car le libellé clair de l’article 2. 1 s’en trouverait réduit à
néant »35.
L’affaire Ocälan36 permit à la Cour européenne des droits de l’homme de poursuivre son
raisonnement sur la question des sentences de mort. Le leader du PKK, livré à la Turquie par
le Kenya, avait été condamné à mort par la Cour de sûreté d’Ankara. La Turquie ayant ratifié
le protocole n°6 à la CEDH en 2001, il était certain que le condamné ne serait pas exécuté. La
Cour a néanmoins du s’intéresser au prononcé de cette sanction à l’encontre de l’accusé.
Ocälan intenta un recours devant la Cour de Strasbourg, arguant qu’infliger et/ou appliquer la
peine de mort était contraire aux articles 2 et 3 de la CEDH37, entre autres griefs que nous
n’aurons pas le temps d’exposer ici. Cherchant à s’engouffrer dans la brèche que la Cour
avait semblé ouvrir dans l’arrêt Soering, le plaignant demanda à la Cour de constater
l’abrogation tacite de l’article 2. 1 par la pratique commune des États38. La Cour avait refusé
d’accueillir cet argument en 1989, mais avait laissé entendre qu’une modification de la
Convention pourrait être envisagée, réservant l’hypothèse d’« une pratique ultérieure en
matière de politique pénale nationale, sous la forme d’une abolition généralisée de la peine
capitale, (qui) pourrait témoigner de l’accord des États contractants pour abroger
l’exception ménagée par l’article 2. 1 »39. Le requérant tenta de démontrer l’existence de
cette pratique abolitionniste commune 40 . La Cour sembla admettre cet argumentaire,
reconnaissant que la tendance actuelle et l’amplitude du mouvement abolitionniste en Europe
permettaient de conclure que les États avaient entendu modifier « substantiellement » le sens
de l’article 2. 1, de sorte que la peine de mort pouvait être considérée comme « une forme de
sanction inacceptable, voire inhumaine, qui n’est plus autorisée par l’article 2 »41. La Cour
de Strasbourg refusa pourtant de reconnaître la violation par la Turquie des articles 2 et 3 de
la CEDH, préférant se réfugier derrière l’article 6 pour juger que la peine de mort n’aurait pas
du être prononcée en raison du caractère non équitable de la procédure menée à Ankara42.
Tout en poursuivant la démarche entreprise dans l’affaire Soering, la Cour s’abstint de
consacrer l’abrogation tacite de l’article 2. 1, considérant que l’abolition de la peine capitale
en Europe irait à l’encontre du texte de la Convention, qui n’a pas été modifié en ce sens par
un accord commun des États parties.
Dès lors, le choix du recours à l’article 3 de la CEDH dans l’affaire Soering et à l’article 6
de la CEDH dans l’affaire Ocälan, comme les réserves émises par la Cour sur les violations
alléguées de ces dispositions conventionnelles, empêchaient de conclure à une condamnation
de principe de la peine de mort sur le continent européen. Au contraire, la Cour semblait
persister dans son refus de constater l’abrogation tacite de l’article 2. 1. Elle revint pourtant
33
CEDH, 7 juil. 1989, Soering contre R. U., préc., § 111.
CEDH, 7 juil. 1989, Soering contre R. U., préc., § 100 : « L’appréciation de ce minimum est relative par
essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause (…) ». Une condamnation abstraite de la peine de
mort, dans son principe même, semble dès lors peu envisageable.
35
CEDH, 7 juil. 1989, Soering contre R. U., préc., § 103.
36
CEDH, 12 mai 2005, Ocälan contre Turquie, n° 46221/99 ; E. Decaux, « Note sous arrêt de la Cour
européenne des droits de l’homme, grande chambre, 12 mai 2005, Ocälan contre Turquie, requête
n° 46221/99 », Journal du droit international Clunet 2006, n° 3, p. 1085.
37
CEDH, 12 mai 2005, Ocälan contre Turquie, préc., § 150.
38
CEDH, 12 mai 2005, Ocälan contre Turquie, préc., § 157.
39
CEDH, 7 juil. 1989, Soering contre R. U., préc., § 103.
40
CEDH, 12 mai 2005, Ocälan contre Turquie, préc., § 157.
41
CEDH, 12 mai 2005, Ocälan contre Turquie, préc. § 163.
42
CEDH, 12 mai 2005, Ocälan contre Turquie, préc. § 165.
34
sur sa position en 2010, dans l’arrêt Al-Saadoon et Mufdhi contre Royaume Uni 43. En
l’espèce, Al-Saadoon et Mufdhi, étaient deux ressortissants irakiens détenus en Irak par les
autorités britanniques. Leur transfert aux mains de la justice irakienne fut décidé. Suspectés
de crimes de guerre, ils encouraient dès lors la peine capitale. Les plaignants formèrent un
recours devant la Cour en vue d’empêcher ce transfert, arguant que les Etats parties à la
CEDH ne sauraient exposer un individu présent sur leur territoire à un risque de sentence de
mort sans violer leurs obligations conventionnelles. Statuant sur cette demande, la Cour mena
à son terme le raisonnement amorcé dans les arrêts Soering et Ocälan, considérant que
l’abandon quasiment total de la peine de mort en Europe autorisait à conclure à l’abrogation
par voie de coutume de la disposition litigieuse de l’article 2. 1 de la CEDH44. Conformément
aux principes généraux du droit international, la reconnaissance d’une coutume régionale
abolitionniste permit de consacrer le strict respect du droit à la vie45, entraînant l’impossibilité
absolue de prononcer ou d’infliger une sanction de mort, quelles que soient les circonstances,
contournant l’impasse d’un consensus formalisé sur la question.
La Cour européenne des droits de l’homme, marquant une forte volonté abolitionniste,
alla cependant au-delà de cette seule constatation de l’abrogation tacite de l’article 2.1 de la
Convention. Elle conféra à cette interdiction de la peine capitale un caractère absolu par le
biais de l’article 3 de la CEDH.
B. Le caractère absolu de l’abolition coutumière de la peine de mort en
Europe
À la suite du refus opposé par la Cour de Strasbourg de constater une incompatibilité de
principe entre la peine de mort et l’article 3 de la CEDH dans les arrêts Soering46 et Ocälan47,
certains justifièrent sa position par le caractère absolu de la protection offerte par cette
disposition conventionnelle. L’article 3 de la CEDH ne souffre en effet aucune exception,
quelles que soient les circonstances, quand bien même une dérogation au titre de l’article 15
serait invoquée. Conclure à la violation de l’article 3 de la CEDH dès lors qu’il était question
de la peine capitale aurait permis de conclure de facto à l’abolition de cette sanction en toutes
circonstances, étape que la Cour ne semblait pas vouloir franchir. L’assimilation de cette
sanction à un traitement inhumain et dégradant aurait d’ailleurs conduit à une contradiction
préjudiciable à la clarté du texte conventionnel, en raison de la persistance de la disposition
litigieuse de l’article 2. 1.
En estimant dans l’arrêt Al-Saadoon et Mufdhi que la peine de mort relève des sanctions
prohibées par l’article 348, la Cour européenne des droits de l’homme a revu sa position.
L’article 2. 1 ayant été abrogé, rien ne s’opposait plus à la classification de la peine capitale
parmi les traitements inhumains et dégradants, eut égard à la nature même de la sanction.
La condamnation du principe même de la peine capitale sur le fondement de l’article 3 de
la Convention, quelles que soient les circonstances, présente un intérêt certain, puisqu’elle
permet de conférer un caractère général et absolu à l’abolition de la peine capitale. L’audace
dont la Cour européenne des droits de l’homme a fait preuve en proclamant l’abolition totale
43
CEDH, 2 mars 2010, Al-Saadoon et Mufdhi contre R. U., n° 61498/08.
CEDH, 2 mars 2010, Al-Saadoon et Mufdhi contre R. U., préc., § 120.
45
H. Lesaffre, « Quand la Cour européenne des droits de l’homme s’improvise Victor Hugo », Les petites
affiches, 26 mars 2010, n° 61, p. 5.
46
CEDH, 2 mars 2010, Al-Saadoon et Mufdhi contre R. U., préc., § 100.
47
CEDH, 2 mars 2010, Al-Saadoon et Mufdhi contre R. U., préc., § 165.
48
CEDH, 2 mars 2010, Al-Saadoon et Mufdhi contre R. U., préc., § 120 : « La Cour ne considère pas que les
dispositions de la seconde phrase de l’article 2. 1 continue à faire obstacle à son interprétation des termes
"traitement inhumain ou dégradant" de l’article 3 comme incluant la peine de mort ».
44
de la peine de mort par voie de coutume sur le continent européen mérite d’être relevée. Bien
que l’arrêt Al Saadoon et Mufdhi contre Royaume Uni n’ait pas été rendu par la Grande
Chambre de la Cour, il ne fait aucun doute qu’il tiendra lieu de symbole pour tous les tenants
du courant abolitionniste. L’Europe, premier espace juridique ignorant les sentences de mort,
dispose aujourd’hui d’une aura humaniste nouvelle qu’il lui faudra chercher à propager sur la
scène internationale.