Le Courrier, 28-29 mai 2011

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Le Courrier, 28-29 mai 2011
SAMEDI 28 ET DIMANCHE 29 MAI 2011
N 123 ➥ 144
O
E
ANNÉE
➥ CHF 2.50
Prière de réexpédier sans
annoncer la nouvelle adresse
JA 1211 GENÈVE 8
WWW.LECOURRIER.CH
L’ E S S E N T I E L , A U T R E M E N T.
POTAGERS URBAINS
La campagne,
en ville
leMag
r endez-vous cultur el du Cour rier
KEYSTONE
~JPDS
2-3
éditorial
Légumes qui poussent sur les toits, jardins familiaux
ou potagers urbains: de plus en plus, les villes veulent
reverdir, et les habitants devancent le mouvement.
a recette fonctionne à merveille, pourquoi
la changer? En politique, la provocation à
outrance est un gage de succès puisque
le bruit médiatique est assuré. L’autre recette, c’est de taper tout le temps sur le même
clou, l’islam en l’occurrence, fonds de commerce
de l’UDC, en particulier de son conseiller national
Oskar Freysinger. Adulé en Europe par les réactionnaires et les identitaires, le Valaisan continue
de tisser des liens avec des personnages sulfureux. L’automne passé, il avait soufflé sur les braises islamophobes au parlement flamand en donnant une conférence à l’invitation de Filip
Dewinter. Cette figure de proue du Vlaams belang
avait dans le passé fleuri la tombe des soldats
flamands tombés sous l’uniforme SS.
Pour lancer sa campagne en vue des élections
fédérales, la «star» en a invité une autre pour une
conférence dans son village de Savièse en la personne de Geert Wilders, l’un des plus virulents
contempteurs de l’islam en Europe. Président du
Parti pour la liberté aux Pays-Bas, il est l’auteur de
Fitna, un court film qui circule sur internet et dont
le propos est limpide: après le nazisme, après le
communisme, le monde libre est menacé par l’islam. La juxtaposition de versets coraniques, d’attentats terroristes et de tirades enflammées de
fondamentalistes a de quoi glacer le sang. La méthode est autant efficace que le propos est réducteur: amalgamer islam et terrorisme. Pour avoir
comparé le Coran à Mein Kampf,Wilders est poursuivi dans son pays pour incitation à la haine raciale. Avant cela, le provocateur a eu droit à une
fatwa. L’inviter, c’est l’audience assurée.
L
UNE GUERRE
RACHAD ARMANIOS
DE RETARD
Après avoir agité le chiffon rouge, Oskar Freysinger n’avait plus qu’à attendre de voir qui, le
premier, allait se ruer tête baissée. Les associations antiracistes ont dénoncé l’invitation, mais
se sont gardées de réclamer une interdiction. Ce
qu’a fini par faire, jeudi, le président de la commune de Savièse. Le scénario est rôdé: son administré a aussitôt hurlé à la censure. Dans la foulée, un
encaveur de ses amis lui offrait l’asile politique à
Sion en prêtant sa cave à vins pour la conférence.
Bingo pour le provocateur: il étale ses thèses
islamophobes jusqu’à la nausée tout en se posant en victime. Et, effectivement, la censure est
une arme à manier avec la plus grande prudence.
Le prétexte invoqué – le risque de débordements
– est particulièrement malvenu. C’est le même
argument qui permet aux autorités d’interdire la
moindre manifestation gauchiste à cause de
quelques casseurs.
En l’occurrence, c’est le rigoriste Conseil central islamique suisse de Nicolas Blanchot qui fait
office de «Black Block». C’est en effet l’annonce
de son intention de manifester – pacifiquement –
qui a fait peur à la commune. Oskar Freysinger
n’a pas manqué de dénoncer une reculade face
aux extrémistes musulmans.
Le débat sur l’islam mérite mieux que d’être
pris en otage par ceux qui enferment cette religion dans un carcan fondamentaliste, qu’ils
soient musulmans ou islamophobes. Car ils ont
une guerre de retard. Le printemps arabe l’a
montré, la majorité des gens, dans ces pays, rêve
de démocratie, de liberté et de perspectives économiques, pas de tours en flammes ou de niqab.
LITTÉRATURE • YURI ANDRUKHOVYCH
RACONTE LA DIFFICILE ANIMATION
CULTURELLE DES LETTRES ET DE
LA LANGUE UKRAINIENNES.
15
LIVRES • À LA RENCONTRE DE CES
MAISONS D’ÉDITION QUI ONT RELEVÉ LE
PARI DE LA LITTÉRATURE JEUNESSE.
17
DISQUES • DES REPRISES DE BASHUNG À
UN ACCORDÉON EN IMPROVISATION, DES
DISQUES À NE PAS RATER... OU À ÉVITER.
18
CINÉMA • PRÉSENTE DANS «LE GAMIN
AU VÉLO», CÉCILE DE FRANCE ÉVOQUE L0
DES FRÈRES DARDENNE.
19
PORTRAIT • LA PERFORMEUSE LA RIBOT
RENOUE AVEC UNE CONNAISSANCE:
«LES PIEZAS DISTINGUIDAS»
20
FINANCEMENT DES UNIVERSITÉS
Cinq cantons réclament des garanties
7
SOLIDARITÉ / GENÈVE
Un défilé pour soutenir le mouvement syrien
9
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FOCUS
LE COURRIER
SAMEDI 28 MAI 2011
À LAVILLE,L’AIR DES CHAMPS
LIEUX DE CULTURE • Légumes
qui poussent sur les toits, jardins
familiaux ou potagers urbains:
autant de facettes d’une tendance
globale dont l’impact social et
écologique est important. Les villes
veulent reverdir et les habitants
devancent le mouvement.
CÉLINE GARCIN
«J’ai d’abord cru qu’ils allaient
nous construire quelque chose
sous le nez alors j’ai eu peur,
mais finalement j’ai trouvé le
projet très sympa!» Beryl Leclerc se réjouit. Comme une
vingtaine d’autres habitants de
la commune du Grand-Saconnex, à Genève, elle recevra, aujourd’hui, une parcelle du potager
urbain
fraîchement
aménagé dans le parc des Délices. «J’ai déjà commandé des
plantons de tomates, de basilic,
de haricots et de radis», ajoutet-elle impatiente. L’objectif de
ce nouvel espace vert aménagé
par l’association Equiterre: permettre aux citadins de jardiner
ensemble au pied de leurs immeubles. Vente de graines biologiques, stands de plantons et
cours de jardinage sont au programme de l’inauguration ce
jour du potager urbain.
Projet novateur
pour Equiterre
Rebaptisé «Délices du parc»
par les futurs jardiniers, le potager du Grand-Saconnex
constitue le premier-né de l’association. «Nous avons présenté le projet dans plusieurs
communes genevoises, explique Hélène Gaillard, responsable à Equiterre. Celle du
Grand-Saconnex a été la première intéressée.»
En septembre dernier, les
autorités communales ont organisé une conférence pour
sonder l’intérêt des habitants.
Résultat: sur les septante personnes présentes, quarante se
sont inscrites pour participer
au projet. «C’était largement
au-dessus du minimum requis
que nous avions fixé!» relève
Hélène Gaillard. «Le fait de proposer un projet collectif donne
souvent l’impulsion aux gens
pour se lancer» Deux potagers
urbains sont alors envisagés
pour répondre à l’enthousiasme des habitants: l’un dans le
village du Grand-Saconnex,
l’autre au quartier La TourPommier.
Les futurs jardiniers? «Il y a
de tout: des jeunes couples, des
familles, des retraités et même
le centre de loisirs», indique
Hélène Gaillard. Les habitants
intéressés ont pu choisir entre
des parcelles de 7, 10 ou 20
mètres carrés. Condition sine
qua non pour obtenir son lopin
de terre: habiter à moins de
cinq minutes à pied du potager.
«On demande 20 francs d’inscription ainsi qu’un prix symbolique de 3 francs par mètre
carré et par an», ajoute Hélène
Gaillard.
Obligation de savoir jardiner pour jouir d’une parcelle?
«Le manque de compétences
en jardinage était l’une des
craintes des habitants», indique la responsable. Pour répondre à cette inquiétude, la
commune a mis en place des
cours de jardinage pour expliquer les b.a-ba des plantations
aux futurs usagers. Une «parcelle témoin» sera gérée par les
jardiniers de la commune. Souvent présents dans le potager,
ces derniers pourront répondre
aux questions des novices.
Lausanne, pionnière
en Suisse
Le concept du potager urbain n’est toutefois pas nouveau. Ses racines remontent
dans les années 1970 à New
York avec le mouvement des
green guerillas. Menés par l’artiste peintre américaine Liz
Christy, les activistes lancent
des bombes de graines par-
Inauguré aujourd’hui, le potager urbain des «Délices du Parc» unit les générations au Grand-Saconnex. JPDS
dessus les grillages pour faire
pousser des fleurs dans les
friches urbaines.
Le premier «jardin communautaire» éclot à Manhattan en
1973. L’ancien terrain vague
transformé en potager est entretenu et géré par un groupe
d’habitants. Le concept est rapidement adopté par d’autres
villes, des jardins collectifs
émergent au Canada et en
France avec un objectif commun: végétaliser le tissu urbain
et améliorer la qualité de vie
dans les quartiers.
En Suisse, c’est Lausanne
qui joue un rôle pionnier dans
le domaine. Le premier «plantage» est réalisé en 1996. «On
voulait offrir un loisir de proximité aux citadins en leur donnant la possibilité de cultiver la
terre», explique Yves Lachavanne, architecte-paysagiste au
service des parcs et prome-
nades de la ville de Lausanne.
Aujourd’hui, huit plantages
ont été aménagés dans la municipalité, offrant une parcelle
de terre à plus de 250 Lausannois. Quel bilan tirer après
quinze ans d’expérience? «Les
gens sont ravis et, de manière
générale, ils s’occupent très
bien de leur parcelle», relève
Yves Lachavanne. Avant d’ajouter: «On observe très peu de déprédations dans les jardins. Un
contrôle social s’opère par la
proximité des habitants.» Preuve du succès des plantages:
quelque cent personnes sont
aujourd’hui en attente d’un lopin de terre.
Pour plus
de participation
Si Equiterre s’est fortement
inspiré du modèle lausannois
au niveau organisationnel, elle
s’est davantage rapproché des
réalisations françaises au niveau social. «On cherche à intégrer les acteurs du quartier», explique Hélène Gaillard. Afin de
favoriser l’échange entre les futurs usagers, l’association a privilégié une démarche participative pour la mise en place du
potager. «Nous avons organisé
plusieurs séances durant lesquelles les habitants ont pu faire
part de leurs envies et de leurs
craintes concernant le projet.»
L’approche semble déjà porter ses fruits. «J’ai transmis de la
documentation à d’autres jardiniers, et on a déjà planifié l’arrosage des parcelles durant les vacances», indique Alexandre
Grobel, futur maraîcher. Pour
garantir un bon usage du potager urbain tant au niveau écologique que social, Equiterre a fait
signer une charte aux bénéficiaires des parcelles. Parmi les
libellés: s’engager à cultiver son
lopin de terre, participer à la vie
communautaire du jardin, faire
du compost ou encore utiliser
l’eau parcimonieusement. Un
encadrement que va également
adopter la ville de Lausanne à la
suite d’usages abusifs de produits chimiques ou d’eau par
certains jardiniers.
En dehors de Lausanne, les
potagers urbains se font encore
rares en Suisse romande.
Quelques projets isolés ont
fleuri ces dernières années à
Genève (Parc Beaulieu en 2006
et Vernier en 2009). «On a vraiment envie de développer le
concept, de donner l’impulsion
aux communes pour réaliser ce
genre de projets», indique
Hélène Gaillard. Les communes genevoises de Meyrin,
Thônex et Onex ont d’ores et
déjà contacté l’association. Des
potagers urbains devraient y
voir le jour prochainement. I
Jardiner sur le toit des gratte-ciel
REPORTAGE • A New York, les jardins envahissent de plus en plus d’immeubles. A terme,
5000 hectares de toits aptes à l’agriculture pourraient fournir en légumes toute la métropole.
CHRISTINE MATTAUCH ET FABRICE PRAZ
L’image est troublante, presque irréelle. En arrière-fond, les gratte-ciel de
Manhattan découpent l’horizon newyorkais telle une carte postale. Mais au
premier plan, pas de taxi jaune, pas de
banquier pressé, mais des jeunes gens
qui travaillent un potager, pellettent et
compostent. Un photo-montage?
Non, tout est bien réel. Bienvenue à
Brooklyn Grange, l’un des plus grands
jardins sur toit de New York.
Il y a une année, Ben Flanner, trentenaire aux poils hirsutes, dépose ses
500 tonnes de terreau sur le toit d’une
vieille usine de production de pièces
détachées d’automobiles dans le
Queens. Depuis, 4000 mètres carrés de
légumes et de fines herbes poussent
soigneusement à l’abri d’un drapeau
américain. Un exploit. Le projet a bien
failli échouer à la dernière minute
quand les autorités de construction de
la ville de New York ont imposé un
arrêt immédiat des travaux. Dans leur
élan, les agriculteurs urbains avaient
oublié de fournir la preuve que l’immeuble n’allait pas s’effondrer sous les
tonnes de terre. Après la visite d’un expert et 5537 dollars d’amende, les premiers parterres de betteraves sont finalement mis en terre.
Depuis, Ben Flanner est heureux.
L’ancien expert en marketing dans
une entreprise de commerce en ligne
a réussi sa reconversion. «J’ai toujours
rêvé d’être agriculteur, mais je n’aurais
jamais pu passer ma vie à la campagne. Quand j’ai entendu parler de
ces jardins en ville, cela a été le déclic!»
Il y a quelques années, il cherche à installer une ferme urbaine dans son
quartier de Brooklyn. Mais sans
succès. Les propriétaires locaux ne
veulent pas confier leurs toits à un
groupe d’écovisionnaires. Par chance,
l’entreprise immobilière Acumen Capital Partners lui propose le toit d’une
ancienne usine dans le Queens, sur
Northern Boulevard. C’est le départ de
l’aventure. Sur la taille d’un terrain de
foot, Ben Flanner et ses assistants passent des jours à mettre en terre 9000
plants.
Radis, tomates, carottes, betteraves, laitues, basilic… Chaque matin,
le jeune fermier urbain fournit les restaurants du coin et les habitants du
quartier. A New York, manger local est
devenu un art de vivre et un argument
de vente. Le nombre de «locavores» –
des personnes qui consomment uniquement des produits locaux, frais, de
saison et bio – ne cesse d’augmenter.
Mais pour l’instant, le jeune New-Yorkais et ses partenaires ne sont pas encore riches. Le projet peut fonctionner, car l’utilisation du toit est gratuite,
une grosse partie du travail est fournie
par des bénévoles enthousiastes. L’investissement des bailleurs de fonds est
plus un soutien qu’un placement sérieux. Mais avec l’engouement croissant des New-Yorkais pour les produits bio et de proximité, Ben Flanner
reste optimiste.
De plus, il n’est pas seul. Les toitures
new-yorkaises grouillent de projets de
jardin. Et l’enjeu est de taille. Selon les
experts, si les 500 hectares de toits
plats qui dominent la ville sont
convertis en potagers, la Grosse Pomme pourrait nourrir toute l’année ses
habitants. Au-delà de la théorie, la révolution est en route. Pendant que
Flanner utilise un mélange de compost spécial économe en eau, un autre
projet de ferme sans aucune terre se
développe. Sur les 1400 m2 du toit d’un
entrepôt de Brooklyn, Viraj Puri, le
fondateur du projet Gotham Greens,
est en train de finir la construction de la
première ferme hydroponique (horssol) commerciale de la ville. Cette entreprise monumentale produira près
de 30 tonnes de légumes par année,
fruits et fines herbes bio, de quoi fournir les restaurants, marchés et magasins locaux.
Manger local, bio… mais pollué?
Pour Ben Flanner, il n’y a pas de quoi
s’inquiéter. A part les métaux lourds
comme le plomb, les risques de pollution sont minimes et le plomb a été
enlevé de l’essence depuis les années
1970-1980. Son jardin est aussi
protégé par sa hauteur de six étages:
les métaux lourds sont plus denses
que l’air, il ont donc tendance à rester
au niveau du sol. A Brooklyn Grange,
les légumes et le sol sont régulièrement analysés. Et pour l’instant, aucune trace de pollution. INFOSUD
LE COURRIER
FOCUS
3
SAMEDI 28 MAI 2011
POTAGERS URBAINS
ET JARDINS
FAMILIAUX
> D’importantes différences opposent les deux
concepts, tant au niveau de
la configuration que de
l’utilisation. Alors que le
potager urbain atteint une
surface maximale de 50
mètres carrés, celle du
jardin familial peut aller jusqu’à 300 mètres carrés et
abrite souvent un cabanon.
D’autre part, le premier se
situe au cœur d’un quartier
urbain, le second en périphérie de la ville. «L’investissement – en termes de
temps et d’argent – n’est
pas du tout le même!»,
relève Hélène Gaillard,
responsable à Equiterre.
En outre, l’origine des deux
concepts est totalement
différente. Créés à la fin du
XXe siècle, les potagers
urbains cherchent à améliorer la qualité de vie d’un
quartier en replaçant
le travail de la terre au cœur
des villes. Les jardins familiaux, pour leur part, s’appelaient à l’origine jardins
ouvriers. Ce dispositif a été
créé vers la fin du XIXe siècle
en France afin de permettre
aux classes laborieuses
d’améliorer leur sort.
Le but était aussi de fixer
ces population déracinées,
ouvriers d’origine agricole
émigrés de leur région, dans
un souci d’hygiénisme social
– un passe-temps, plutôt
que le bistrot... CGN/RA
Une étude réalisée par des sociologues relève que les jardins familiaux genevois demeurent des lieux de sociabilité privilégiés pour employés et ouvriers. JPDS
Bol d’air des classes populaires
RACHAD ARMANIOS
Brooklyn Grange, jardin sur toit de 4000 m2 à New York. ANASTASIA COLE
Passe-temps qui joint «l’utile à
l’agréable», selon le titre d’une
étude sociologique publiée en
février1, les jardins familiaux
restent dans une écrasante majorité une occupation des
classes populaires, malgré un
changement
d’appellation
dans les années 1950 – on parlait il y a un siècle de «jardins
ouvriers». L’étude de terrain
menée à Genève met en lumière la façon dont les usagers
s’approprient ces espaces. Il
ressort que les jardins familiaux avec leur cabanon forment un «entre-soi protecteur»
pour des catégories sociales
qui ont souvent un rôle d’exécutants au travail et un sentiment d’infériorité par rapport
aux institutions (école, entreprise...). Or cette «soupape de
liberté» est potentiellement
menacée2, expliquent au Courrier les sociologues Arnaud
Frauenfelder, Christophe Delay et Laure Scalambrin, auteurs de l’enquête mandatée
par le Département genevois
des constructions et des technologies de l’information.
D’une part, parce que partout en Suisse, ces jardins très
appréciés subissent la pression
de l’urbanisation. D’ailleurs,
parmi les trois parcelles (La
Chapelle, Plan-les-Ouates, Bois
des Frères) qui ont fait l’objet
de
«l’enquête
ethnographique», les deux premières seront déménagées fin 2012 pour
laisser place au projet immobilier dit «La Chapelle-Les
Sciers». Bien des usagers de La
Chapelle jugent le lieu de substitution choisi trop éloigné
pour tout recommencer, ont-ils
confié au Courrier.
L’autre menace potentielle
pour ces havres de paix populaires, serait que le modèle du
plantage, sans cabanon, soit favorisé alors qu’il ne concerne
pas forcément la même catégorie sociale – ce qui reste à vérifier. Le Plan directeur cantonal
dit bien qu’il s’agit de maintenir
le nombre de jardins familiaux à
Genève, mais, pour conjuguer la
forte demande et la rareté des
terrains, ils doivent être rationalisés: les nouveaux jardins seront plus petits et souvent sans
cabanon, a fait savoir le DCTI au
Courrier. Problème: sans ce dernier, les jardins familiaux, locatifs, ne sont plus vécus comme
un «ersatz de résidence secondaire» qui offre aux catégories
modestes une forme de substitution à l’accès à la propriété.
Origines rurales
L’étude précise qu’à Genève, près de 80% des usagers
sont membres des catégories
populaires (employés et ouvriers). Les Suisses sont 55% et
les étrangers 45%, les plus
nombreux étant les Italiens,
puis les Portugais et les Espagnols. Ces jardins racontent
donc les vagues successives de
l’immigration. Lieu de sociabilité et de convivialité – on
échange des conseils, on boit
un verre ensemble, on fait des
repas entre amis ou en famille,
etc., ces jardins peuvent parfois
être source de tensions entre
voisins, qui mettent notamment en exergue les différences
culturelles – des Suisses qui se
plaignent de l’odeur de la sardine par exemple...
Le point commun des usagers est leur origine rurale.
C’est de là que leur vient le goût
du jardinage, lequel devient un
plaisir alors qu’il était dans leur
enfance une corvée. Les jardins
familiaux, selon les sociologues, apparaissent comme
un accompagnement à la «dépaysannisation».
Les familles et les retraités
sont les deux groupes prédominants. Les aînés restent actifs,
se maintiennent en bonne
santé et évitent la solitude, tandis que les familles trouvent un
lieu de loisirs centré autour
d’un hobby avant tout masculin. En général, les hommes
cultivent durant la semaine, les
femmes cuisinent les produits
ou les conditionnent lors du
week-end passé en famille. Selon les sociologues, le jardin
– comme la pêche ou le café –
constitue un espace de recomposition masculine. Les ouvriers manifestent ce besoin de
reconquérir un troisième espace entre les deux univers
«contraignants» que sont le travail et «l’espace domestique féminin».
persiste une «morale du travail
et de l’activité». La tâche bien
faite est source de respectabilité et de fierté – dans ces lieux,
chacun s’observe. Le jardinage
est donc vécu comme un «hobby actif» qui «joint l’utile à
l’agréable». Le travail exigeant
ne constitue pas un obstacle,
aussi parce qu’il est «maîtrisé»:
on travaille pour soi et non sous
les ordres d’autrui. De même, le
jardin est libérateur, car il est
une extension d’un chez-soi
souvent exigu qui suscite un
sentiment d’enfermement.
Ces jardins donnent lieu à
de nombreux échanges et à de la
solidarité. La culture populaire
peut y cultiver ses valeurs et
fonctionner loin des marchés
dominants. A La Chapelle, la
perspective de délocalisation
est difficile à vivre. Un ex-gendarme de 55 ans a confié aux sociologues: «Si j’arrive à trouver
une parcelle avec mon pote d’en
face, ce serait bien. Mais je sais
que ce milieu, on va le perdre.
Mon tissu social, il est là.» I
Morale du travail
de la terre
1
«Joindre l’utile à l’agréable: le jardin
familial et la culture populaire», Haute
école de travail social Genève, février
2011, http://etat.geneve.ch/dt/
amenagement/documents723-3330-7780.html
Contraignant, le jardinage
l’est également puisqu’il demande beaucoup de travail et
qu’en outre, les jardins familiaux sont soumis à des règles
strictes. Mais ces contraintes
sont facilement acceptées car il
2
Les sociologues mènent actuellement
une autre étude sur les transformations
en cours des jardins familiaux.
Source d’économies?
Activité libératrice ou créatrice – on expérimente avec de nouveaux plantons, on récolte de
beaux légumes... –, le jardinage oscille entre sa
fonction potagère et de hobby. Pour une bonne
part des usagers interrogés, les jardins familiaux
ne comportent plus une fonction alimentaire
comme ce fut le cas dans les années 1940
quand il s’agissait de permettre aux ouvriers de
se nourrir. Mais la dimension économique persiste: les jardins permettent une autoconsommation source d’économies et de produits
meilleurs – «on sait au moins ce qu’on mange».
Les économies sont aussi indirectes, puisque le
jardin est une alternative aux sorties au restaurant ou aux voyages. Certains témoignages
enseignent que la fonction économique s’avère
importante pour des usagers tombés dans la
précarité (chômage).
Une étude agronomique menée en parallèle par
Vincent Gigon (HEPIA) montre que les jardins
permettent des gains allant de 180 francs à 1400
francs, selon neuf jardins étudiés. Ces résultats
donnent seulement un ordre de grandeur, vu que
l’échantillon n’a été étudié que sur une seule
saison. Les gains ont été calculés en fonction des
prix en grande surface et ne comptent pas la
main-d’œuvre puisqu’on est dans le cadre d’un
hobby. Les rendements des jardins sont bien
moindres que ceux des cultures des maraîchers
professionnels, en moyenne de 58%. RA