La photographie d`édition, quels enjeux pour quels publics ?
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La photographie d`édition, quels enjeux pour quels publics ?
Marges Revue d’art contemporain 15 | 2012 Démocratiser l’art [contemporain] La photographie d’édition, quels enjeux pour quels publics ? Widely Produced Photographs. What Goals for What Public? Safia Belmenouar Éditeur Presses universitaires de Vincennes Édition électronique URL : http://marges.revues.org/345 DOI : 10.4000/marges.345 ISSN : 2416-8742 Édition imprimée Date de publication : 15 octobre 2012 Pagination : 27-39 ISBN : 978-2-84292-354-9 ISSN : 1767-7114 Référence électronique Safia Belmenouar, « La photographie d’édition, quels enjeux pour quels publics ? », Marges [En ligne], 15 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2013, consulté le 30 septembre 2016. URL : http:// marges.revues.org/345 ; DOI : 10.4000/marges.345 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. © Presses universitaires de Vincennes La photographie d’édition, quels enjeux pour quels publics ? Ces trente dernières années ont été marquées par l’avènement d’un marché de la photographie ou, plus précisément, du tirage photographique. La création d’institutions, de musées, de galeries, d’évènements liés à ce médium a participé à la reconnaissance et à la légitimation de celui-ci sur le marché de l’art. Alors que la structuration du marché de la photographie s’est construite autour d’une notion de raréfaction de l’offre, paradoxalement, le volume financier des ventes a connu une forte augmentation. Aux côtés d’institutions et de collectionneurs, un nouveau type de galerie renouvelant l’offre et s’adressant à une clientèle nouvelle, composée de particuliers, s’est formé : la galerie dite « d’édition ». Yellow Korner, la galerie Lumas ou encore la galerie Wanted en sont les principales. Nées il y a moins d’une dizaine d’années, elles proposent des tirages limités au-delà de 30 exemplaires, à des prix dits « abordables ». Ces galeries ont pour projet commun de « démocratiser la photographie d’art et ne plus la réserver à une élite de collectionneurs fortunés ». Quels enjeux économiques/1 et culturels recouvre ce marché « démocratique » de la photographie constitué par ces galeries, au regard du public qu’elles attirent ? Quels sont les objets photographiques proposés sur ce nouveau type de marché ? Véhiculent-ils une valeur culturelle, une valeur d’œuvre ? Des tirages de la photographe française Floriane de Lassée pourront se retrouver ainsi édités à moins de trente exemplaires dans une galerie « classique »/2 et en version illimitée dans une galerie d’édition. De même, comment considérer la mise sur le marché de certains tirages du photographe britannique David Hamilton au prix de 449 euros et édités à 150 exemplaires ? 27 /1 L’appréciation ne peut se limiter à l’aspect financier dans la mesure où nous n’avons pas pu avoir accès aux chiffres d’affaires des galeries. /2 La photographe est représentée par la galerie Philippe Chaume, à Paris. /3 Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution, le marché, Paris, Flammarion, 1992. /4 Jean Clair, « Nous sommes dans une massification du culturel ». Entretien avec Josyane Savigneau, Le Monde, 7 mai 2011, p. 22. /5 ibid. /6 Jean-Baptiste Simon, cité dans « Photos d’art, les nouvelle galeries. Dossier réalisé par Jean-Christophe Béchet », Réponses Photo, Hors série no 7, novembre 2008, p. 98. /7 ibid. La circulation de la photographie s’opérant sur des modes variés depuis quelques décennies, nous proposons de montrer comment elle s’inscrit auprès de nouveaux publics. S’agit-il, par le biais de ces galeries, d’un moyen d’éveiller un goût pour ce médium ou de faire de ce nouveau public, un public de « collectionneurs » ? À l’instar de Raymonde Moulin qui, dans L’Artiste, l’institution et le marché/3, évoque les plaisirs des collectionneurs – la sociabilité, la contemporanéité, la connaissance et la création –, nous interrogerons ce nouveau public pour savoir s’il s’agit bien d’un public de « collectionneurs », ou plus simplement, de consommateurs. L’essayiste et ancien conservateur Jean Clair a rappelé récemment que « l’industrie culturelle suppose un certain nombre de dispositifs où les musées jouent désormais un rôle majeur en transformant l’objet de culture en produit culturel/4 ». Rappelons, à notre tour, que la photographie, en recherche de légitimation, est devenue de plus en plus présente dans les institutions muséales. Elle s’impose également auprès de collectionneurs d’art contemporain, au sein des lieux marchands que sont les galeries. Ces lieux agissent-ils de manière à favoriser un accès à la culture ou plutôt à la « consommation culturelle » de publics qui en sont socialement éloignés ou exclus ? Et, pourrons-nous, au terme de notre réflexion, conclure, à l’instar de Jean Clair, que la photographie, à son tour, participe à ce « culturel marchandisé/5 » qui s’impose, de plus en plus, dans nos sociétés ? Distribuer la photographie autrement ? La plupart des galeries d’édition photographique qui sont apparues sur le marché français ont moins d’une dizaine d’année d’existence. Magali Bru a cofondé aux côtés de Julien Fayet la galerie L’Œil ouvert, en 2005. La galerie Wanted est créée, peu de temps après, en juin 2006, par Laurent de Sailly. L’une comme l’autre ont été, dans un premier temps, un projet Internet puis, moins d’une année plus tard, un lieu d’exposition à Paris. Aussi, bien avant l’offre photographique proposée, le choix du quartier d’implantation apparaît comme un premier élément stratégique de commercialisation. Comme le rappelle Jean-Baptiste Simon de la galerie Wanted, un lieu se doit d’offrir un complément indispensable au site internet : « Avoir un lieu d’exposition est important. Cela rassure le client, notamment sur la qualité des tirages. Ensuite, l’acheteur peut se contenter du site, mais la visite sur place a été nécessaire au préalable/6 ». Cela se trouve confirmé par le chiffre d’affaires puisque 70 % des ventes de la galerie Wanted se fait dans leur espace contre 30 % pour les ventes en ligne/7. L’Œil ouvert et la galerie Wanted se contentent d’un seul espace, dans le 28 quartier Beaubourg-Marais. L’Œil ouvert, à l’origine installé dans l’Est parisien, a déménagé dans le 4e arrondissement/8. La galerie Wanted suit le même processus : initialement installée dans le quartier Beaubourg-Marais mais dans un lieu difficile d’accès, elle choisit d’investir un nouvel espace dans le 4e arrondissement/9. Comme le souligne Raymonde Moulin, « la respectabilité artistique varie en fonction des lieux/10 ». Aussi, en s’implantant près de la Maison Européenne de la Photographie/11, institution culturelle à forte légitimité, ces deux galeries cherchent une forme de reconnaissance que confère cette proximité, tout en souhaitant attirer, à la fois, curieux et amateurs. Les galeries Lumas et Yellow Korner ont adopté, pour leur part, une structure internationale ; ce qui se traduit par une stratégie de développement visant à la multiplication d’espaces de ventes. Créée à Berlin par Stefanie Harig et Marc Ullrich, la première galerie Lumas voit le jour en 2003. Présent dans six pays à travers treize espaces implantés dans les villes allemandes de Berlin, Munich ou Hambourg mais également à New York, Londres ou Zurich, le groupe ouvre la galerie parisienne en décembre 2007. Son installation/12 dans le quartier Rive gauche, en lieu et place de l’ancienne galerie Karl Lagerfeld, traduit une volonté de s’inscrire dans le paysage des galeries classiques. En France, Yellow Korner suit la même trajectoire que sa concurrente allemande. Fondé en 2006 par Paul-Antoine Briat et Alexandre de Metz sous forme de simples « corners » à la Fnac, Yellow Korner se dote d’une première galerie, en 2008, dans une rue du quartier Beaubourg-Marais/13, réputée pour son passage et ses nombreux commerces. Cette galerie poursuit son extension dans les quartiers Rive Gauche, Montmartre, Beaubourg-Marais ou encore au cœur du Carrousel du Louvre/14. Même si leur positionnement géographique traduit une volonté de présence auprès des galeries traditionnelles, la dynamique touristique et commerciale est au centre de la stratégie de Yellow Korner. Les galeries d’édition de photographie deviennent donc l’un des nouveaux rouages d’un système de distribution déjà structuré. C’est ce qu’explique Magali Bru de L’Œil ouvert : « Il y a le livre photo d’un côté et de l’autre le tirage en galerie que l’on ne pouvait pas acheter. Entre les deux rien, si ce n’est des posters. On a donc voulu s’intercaler dans cet espace, entre le livre et le tirage d’art/15 ». L’accession de la photographie au marché de l’art, avec en parallèle l’augmentation du volume financier des échanges, a permis la création de ces galeries d’édition : le médium devenant légitime – pour le marché, les institutions, les critiques, les collectionneurs –, celui-ci acquiert une valeur. Comme le souligne Howard Becker, « les mondes de l’art possèdent souvent plusieurs systèmes de distribution qui fonctionnent en même temps/16 ». Les galeries d’édition s’insèrent dans ces systèmes. 29 /8 74 rue François Miron, 4e. /9 23 rue du roi de Sicile, 4e. /10 Raymonde Moulin, op. cit., p. 39. /11 5-7 rue de Fourcy, 4e. /12 40 rue de Seine, 6e. /13 8 rue des Francs-Bourgeois, 3e. /14 Yellow Korner a également ouvert des galeries à New York, Bruxelles ou Cologne. /15 Jean-Christophe Béchet, op. cit., p. 101. /16 Howard Becker, Les Mondes de l’art, (1982), trad. J. Bouniort, Paris, Flammarion, 1988, p. 114. /17 Relayant les galeries pionnières américaines, comme celles de Julian Levy, Lee Witkin ou Harry Lunn, d’autres ont vu le jour à Londres telle la Photographer’s Gallery (1971) ou encore, la galerie Agathe Gaillard (1975), première galerie française de photographie. Dès 1976, les allemands Bernd et Hilla Becher font leur entrée à la 100e place du Kunstkompass, tandis qu’en 1980, une quinzaine de photographes intègrent ce classement (dont la génération des élèves des Becher). Par ailleurs, les salles de vente aux enchères (Sotheby’s, Christie’s, etc.) suivent la même évolution, conséquence des liens étroits qu’elles entretiennent avec le circuit des galeries, notamment en établissant les cotes des photographes. Rappelons que c’est par le biais de galeries qu’un marché de la photographie s’est constitué aux États-Unis, à partir des années 1970/17. Cependant, il faudra attendre les années 1980 pour que se mettent en place les conditions favorables à son éclosion, et les années 1990, pour assister à son essor. Ainsi, au cours de l’année 1995, 350 clichés se sont échangés sur le marché de la photographie contemporaine, en salles de ventes, pour un montant total de 1,4 millions d’euros. Selon le rapport sur le marché de l’art contemporain d’Artprice 2009-2010, il s’échange désormais entre 3 000 à 6 000 épreuves contemporaines et les prix ont été multipliés par quatre. Une décennie – 1998-2008 – aura suffi pour que le chiffre d’affaires annuel de la photographie augmente de plus de 1 270 %. À partir des années 2000, les prix de la photographie s’emballent, ainsi que le nombre de ventes publiques et de salons. La création, en 1997, de Paris Photo, le premier salon international exclusivement consacré à la photographie puis la vente de la collection Jammes chez Sotheby’s, en 1999, ont confirmé cette tendance. Valérie Fougeirol, ancienne directrice de Paris Photo, témoigne de cette évolution : « J’ai passé sept ans à Paris Photo, donc j’ai vu ce marché s’installer sérieusement en France, à la différence des ÉtatsUnis qui l’avaient reconnu depuis longtemps. J’ai aussi remarqué l’intérêt croissant des collectionneurs d’art contemporain pour la photographie, l’insérant progressivement dans leurs collections. Enfin, j’ai observé une ouverture vers le grand public, confirmée par les records de fréquentation des grandes expositions/18 ». /18 Table ronde « La vente de tirages, un nouveau marché ? », Actes du colloque « Nouvelles perspectives pour les photographes professionnels », Cahiers Louis-Lumière no 7, mars 2010, p. 77. La photographie d’édition : valeur culturelle ou valeur d’œuvre ? L’Œil ouvert ne représente pas plus d’une soixantaine d’artistes. Yellow Korner et Wanted, représentent, pour leur part, respectivement 140 et 110 photographes. La Galerie Lumas a, quant à elle, un portfolio comprenant plus de 300 photographes. Une stratégie de différenciation a été élaborée afin de classer les photographes selon des catégories ou labels. Ces catégories sont, selon les galeries, plus ou moins explicites – « masters », « fine art », « young art », « d’époque » chez Wanted – ou simplement « photographie contemporaine », « ancienne », « art graphique » chez L’Œil ouvert. En complément de ces labels et, afin de permettre une identification rapide, les photographies sont également classées selon des thèmes et des styles définis. Chez Wanted, Yellow Korner ou Lumas, la classification par thème, à travers leur site Internet, se déclinera, par exemple, sous les rubriques « faune et flore », « nature morte », « paysage » ; la classification par style sous les termes « coloré », 30 « conceptuel », « portrait ». Enfin, une recherche par prix et format est également possible. Les galeries d’édition, par l’offre proposée, se caractérisent par un fort esprit d’entreprise. À côté de quelques grands noms de la photographie/19, qui apportent une légitimité par leur notoriété, l’essentiel du portfolio de cette catégorie de galeries se compose à la fois de photographes non signés dans une galerie traditionnelle, de photographes en devenir, ou encore, de photographes étrangers non reconnus en France. Les photographies les plus vendues sont répertoriées sous les rubriques « most wanted » ou « coup de cœur » de leurs sites internet. Une cote se crée ainsi artificiellement, renforcée, par exemple, chez la galerie Lumas, par une augmentation des prix, en deux temps : dès le dépassement de la cinquantaine de photographies vendues, puis lorsque l’édition arrive à son terme/20. Un certain nombre de travaux photographiques trouvent ainsi leur public. Pourtant, compte tenu du statut particulier des galeries d’édition, cela n’a aucune incidence sur le statut du photographe intégré ou non sur le marché de l’art. À l’inverse même, il pourra lui être préjudiciable d’avoir intégré ce genre de galeries. Howard Becker souligne ainsi que lors de la détermination de la valeur artistique d’une œuvre, il faut « tenir compte de la façon dont les systèmes de distribution, et les préjugés professionnels qu’ils véhiculent, modifient l’idée même que l’on se fait de l’importance des œuvres/21 ». Il convient de souligner que tout un « travail de qualification/22 » a été nécessaire autour de l’objet photographique pour qu’il devienne « œuvre d’art » et s’envisage comme une réserve de valeurs qui traversent le temps : valeur esthétique et valeur économique. Or, en ce qui concerne la photographie, on assiste à la mise en place de « stratégies croisées/23 » d’où émergent des « mécanismes de fabrication de raretés artistiques/24 ». En cela, la photographie adopte donc les conventions du marché de l’art : réseaux de diffusion propres au marché – galeries, foires d’art contemporain, enchères – et critères de qualité – « unicité, authenticité, innovation/25 ». Le médium photographique se trouve ainsi redéfini, sa nature intrinsèque de multiple se tourne vers l’unicité. Et, même si toute limitation artificielle pose la question d’un contresens par rapport à la nature intrinsèque de l’objet photographique, c’est par rapport à cette limitation que peuvent être évaluées les photographies d’édition proposées sur cette extension du marché représentée par les galeries d’édition. La photographie d’édition, par sa reproductibilité standardisée « ouvre la possibilité d’une consommation de masse/26 » et se distingue, par là même, du caractère artisanal d’une œuvre. La standardisation des photographies est engendrée par une « production à 31 /19 Comme par exemple Nobuyoshi Araki, René Burri, Dorothea Lange, Nan Goldin. /20 Au contraire, à L’Œil ouvert, les prix restent inchangés même en fin d’édition. /21 Howard Becker, op. cit., p. 114. /22 Nathalie Moureau, Dominique Sagot-Duvouroux, « La construction du tirage des marchés photographiques », Études photographiques, [http://etudesphotograph iques.revues.org/index1 005.html], page consultée le 9 juin 2011. /23 Raymonde Moulin, « La genèse de la rareté artistique », Ethnologie Française, vol. VIII, no 2-3, mars-septembre 1978, p. 241. /24 ibid. /25 Nathalie Moureau, Dominique SagotDuvouroux, op. cit. /26 Dominique SagotDuvauroux, « De l’œuvre au produit culturel », dans La valeur de l’art (carnet de recherche), [http://culturevisuelle. org/valeur/archives/3], page consultée le 15 septembre 2011. /27 ibid. /28 Il reste en effet possible pour certaines demandes de vendre des tirages en impression jet d’encre ou en baryté. /29 Jean-Christophe Béchet, op. cit., p. 99. /30 Les diapositives, négatifs en couleur ou noir et blanc sont numérisés. grande échelle, créée par une indifférenciation des tirages qui apparente l’objet à un produit culturel/27 ». Comme le souligne Dominique Sagot-Duvauroux, la loi clarifie cette distinction entre œuvre et produit. Par le décret no 91-1326 du 23 décembre 1991 : « sont considérées comme œuvres d’art les photographies dont les épreuves sont exécutées soit par l’artiste, soit sous son contrôle ou celui de ses ayants droit et sont signés par l’artiste et authentifiées par lui-même ou ses ayants droit et numérotées dans la limite de trente exemplaires tous formats et supports confondus. Toute épreuve posthume doit être indiquée comme telle au dos de façon lisible ». Dès lors, les photographies d’édition mises sur le marché ne peuvent pas être considérées comme des œuvres d’art. En ce sens, là réside l’ambiguïté du discours de certaines galeries d’édition qui, à travers l’énoncé de leur projet, « démocratiser la photographie d’art », véhiculent l’idée de la mise en vente d’une œuvre. Standardisation des objets photographiques Afin de pratiquer des prix abordables, la galerie Wanted a, par exemple, négocié des accords spécifiques en terme de production. Même si une certaine flexibilité existe/28, 80 % des photographies « sont tirées sur papier argentique via un système Durst Lambda, réalisées par le laboratoire Rainbow color/29 ». La détermination des formats, des finitions ou du prix se décident de concert entre le photographe et la galerie. Cependant, et pour la plupart des acteurs de ce marché, les tirages doivent passer par un fichier numérique/30. Un tirage de référence, validé par l’auteur, servira alors de matrice à l’ensemble des commandes à venir. Constitué au fur et à mesure, aucun stock – hormis quelques photographies en réserve –, n’est en disponibilité immédiate. Toutes les étapes de production sont ainsi automatiquement calibrées, afin d’être réalisées sans la présence du photographe. Chez Lumas, la standardisation se fait à plus grande échelle, tous les tirages étant centralisés au sein du même laboratoire à Cologne, propriété du groupe allemand. La photographie vendue à Paris, New York ou Berlin est la même. Couramment, le photographe sera rémunéré sur la base de 30 à 40 % du prix de vente du tirage seul. Les finitions (contre-collage, encadrement) sont prises en charge par la galerie. À la différence de certaines galeries classiques où le photographe prend à sa charge la production de son exposition (tirages et encadrements), le fruit des ventes étant ensuite partagé entre ce dernier et la galerie, ici, pas de frais en amont. Ainsi, qu’une photographie soit vendue en version encadrée, au prix de 350 euros ou en tirage seul, au prix de 200 euros, la rémunération est identique pour le photographe. 32 Selon les galeries d’édition, la gamme de prix connaît quelques différences mais s’échelonne en moyenne de 99 à 1 500 euros Chez Wanted, pour moins d’une centaine d’euros, un acheteur pourra acquérir un tirage sans encadrement d’un « young artist ». Chez Lumas, avec un budget de 1 000 euros une édition encadrée d’un « master ». Chaque photographie existe en un, voire deux ou trois formats, selon les galeries. Dans ce domaine, L’Œil ouvert fait figure d’exception puisque les règles y sont strictes : quatre formats et un prix fixe pour tous, représentant un nombre d’édition de 275 exemplaires/31. Le prix final varie ensuite selon les finitions choisies par l’acheteur/32. Chez Lumas, les tirages sont limités de 75 à 150 exemplaires par format, en général de l’ordre de deux. Au total, les prix s’échelonnent entre 160 et 2 000 euros, selon le format, la finition et le type d’édition, pour un maximum de 300 tirages produits. La moyenne des achats se situe, quant à elle, entre 300 et 800 euros/33. Par ailleurs, chez Wanted sont mis sur le marché un maximum de 160 tirages de la même image/34. Dans la plupart des galeries d’édition, les photographies sont signées et numérotées via une étiquette autocollante, au dos de l’image ou du cadre. L’acheteur l’acquiert en même temps que l’œuvre ou la reçoit, dans un second temps, par voie postale. Cette forme de rationalisation – production, prix, nombre d’éditions – permet ainsi une offre photographique à prix relativement bas, donc accessible. Mondialisation du goût et segmentation du marché La standardisation du goût, conséquence de stratégies d’implantation internationale menées par Lumas ou par Yellow Korner, confirme cette tendance. À titre d’exemple, il apparaît que le « top 10 » des meilleurs ventes chez Lumas est à peu près identique que ce soit à Paris, à New York, Berlin ou Düsseldorf. Le goût pour la photographie se serait donc mondialisé : les « grands formats de vues urbaines ou images de mode “scénarisées” sont les plus prisés/35 ». Il n’est pas étonnant alors de retrouver des versions abordables de certaines photographies s’échangeant sur le marché de la photographie. Par exemple, la série Cities of Light du photographe allemand Christian Stoll, mise en vente chez Lumas au prix de 769 euros contrecollée, n’est pas sans rappeler celle du photographe et vidéaste américain Doug Aitken, The Mirror #11 (Rise), qui a atteint le prix de 20 500 euros en mai 2010, chez Christie’s New York. Certes, le nombre de tirages est l’une des raisons explicatives – 200 exemplaires dans le premier cas contre 13 dans le second – mais la démarche et le parcours de chacun de ces deux photographes éclairent leur présence au sein de ces deux segments du marché de la photographie. Ainsi, alors que Christian 33 /31 Soit, dans le détail, pour un tirage de format rectangulaire : 20 x 30 cm en 100 exemplaires, 30 x 45 cm en 100 exemplaires, 50 x 75 cm en 50 exemplaires et 80 x 120 cm en 25 exemplaires. Pour un format carré les dimensions seront 20 x 20 cm, 38 x 38 cm, 60 x 60 cm et 80 x 80 cm. /32 Tirage seul, contrecollé sur dibond avec châssis, caisse américaine, diasec contrecollé sur dibond. /33 Chaque image peut être achetée seule, contrecollée ou encadrée, selon le choix du client. /34 Les formats des tirages, décidés en concertation avec le photographe, s’échelonnent du 30 x 40 cm au 90 x 130 cm au maximum. /35 Jean-Christophe Béchet, op. cit., p. 99. /36 Nathalie Moureau et Dominique SagotDuvauroux, Le Marché de l’art contemporain, Paris, La Découverte, 2006, p. 74. Stoll a acquis son expérience en étant issu de la photographie publicitaire et de la mode, Doug Aitken, devenu une figure incontournable de la scène artistique de Los Angeles, explore tous les supports artistiques, aussi bien le médium photographique, la vidéo que la sculpture. Récompensé à la biennale de Venise en 1999, il participe à un certain nombre d’expositions au Centre Pompidou, au Musée d’art contemporain de Los Angeles ou encore au Museum of Modern Art de New York. Dès lors, c’est la réputation de l’artiste, produit d’un parcours artistique, qui conduit « par la création d’indices – exposition, achat muséal, catalogue, prix, vente aux enchères – à l’attestation de la reconnaissance de la qualité artistique du travail/36 » de celui-ci, sur le marché de la photographie, dans notre cas. Toutefois, les galeries d’édition offrent une visibilité à certains travaux photographiques qui, sans doute, n’auraient pas accès à ce marché. Les parcours de chacun n’ont évidemment pas valeur de modèle et il est à noter que de rares photographes, représentés dans une galerie d’édition, cherchent à avoir accès au marché des galeries classiques. C’est le cas notamment de la photographe allemande Stefanie Schneider qui, issue du portfolio de la galerie Lumas, a rejoint la galerie Catherine et André Hug. Le prix de ses photographies, tirées à trois exemplaires, s’échelonnent désormais de 3 000 à 15 000 euros (contre 300 à 1 000 euros). Et inversement, d’autres, tel le photographe français Christophe Jacrot, représenté par une galerie classique – la galerie de l’Europe – propose des tirages plus abordables dans une galerie d’édition. Cependant, hormis ces exceptions, la porosité entre ces deux segments du marché de la photographie semble inexistante. Preuve en est : l’une des photographies du suisse Michel Comte, le portrait en noir et blanc de Carla Bruni (1993), seins nus, dans une pose qui fait apparemment référence au tableau Les Poseuses de Georges Seurat, a été adjugé à 91 000 dollars, soit 30 fois son prix estimé, lors d’une vente aux enchères réalisée par Christie’s, en 2008. Ce cliché qui, dans le même temps, était proposé à la vente dans une galerie d’édition, est alors aussitôt retiré à la vente. La coexistence de ces deux segments du marché – galeries classiques et galeries d’édition – n’est pas établie et semble être en cours de régulation. Yellow Korner, un produit culturel photographique à son paroxysme Le modèle économique de Yellow Korner pousse à son paroxysme la photographie d’édition et en fait un produit culturel de grande consommation, à l’exemple du livre ou du disque. Et cela, non seulement par le biais d’une implantation dans les magasins culturels que sont les 34 FNAC mais aussi par les prix de vente affichés : des tirages encadrés de format 40 x 50 cm vendus à partir de 59 euros. Jean-Christophe Béchet, dans le dossier qu’il consacre aux galeries d’édition, a fait le décompte suivant : « Il y a d’abord la TVA à 19,6 %. On passe alors à 47,50 euros. Il y a ensuite la marge de la FNAC qui doit tourner autour de 30 à 40 %. On arrive alors au mieux à 30 euros. Avec cette somme, il faut payer les frais d’encadrement, d’emballage, de tirage photo, de publicité, plus la rémunération de la société elle-même. Il ne doit pas rester grand chose pour les droits d’auteur du photographe. A priori, la rémunération du photographe doit tourner autour de 10 % du prix de vente, soit environ 7 euros/37 ». Cette rémunération, loin des tarifs pratiqués dans les autres galeries d’édition, n’est rendue possible que par la grande quantité de pièces vendues. Ainsi, Red night du photographe espagnol Albert Corbi Llorens est proposé en cinq formats différents/38. Sont ainsi mis sur le marché 780 exemplaires d’une même photographie, auxquels s’ajoutent deux formats en édition ouverte. Il paraît quelque peu surprenant que ces derniers soient numérotés puisqu’en tant qu’édition ouverte, la numérotation n’a aucune valeur. C’est donc bien sur la quantité proposée que le photographe parvient à améliorer sa marge. Par ailleurs, il semble que les éditions numérotées ne soient pas clairement limitées. En effet, une certaine ambiguïté demeure, au vu de l’apposition du nom du photographe au crayon à papier sur le passe-partout. Ceci ne peut être tenu pour une signature : une même personne écrit, à la chaîne, le nom du photographe en marge de l’œuvre. Et, comme le souligne Jean-Christophe Béchet, même « si Yellow Korner ne prétend pas que les œuvres vendues sont signées par l’auteur, un public non averti peut se laisser séduire par cette inscription artisanale au crayon qui peut paraître authentique/39 ». Comme le rappelle Jean-Claude Lemagny, « la puissante industrie […] tend à nous faire oublier que la photographie est un artisanat/40 ». Les galeries d’édition ne participent-elles pas, elles aussi, à cette forme d’oubli ? L’oubli de « cet inévitable travail manuel lent, délicat, coûteux, qu’est le tirage des photographies/41 ». Certes, la photographie permet, grâce au négatif, d’être multipliable « mais cette multiplication est lente, laborieuse, et ne dépasse presque jamais quelques unités/42 ». Même si, à l’heure actuelle, un grand nombre de tirages sont numériques l’auteur rappelle que « pouvoir tirer plusieurs épreuves d’une même image n’est pas un moyen de surmonter le caractère unique de toute œuvre d’art. C’est une dimension supplémentaire de la recherche créatrice, qui peut désormais jouer non seulement de la diversité des images, mais des différences de qualité à l’occasion d’une même image. C’est un champ supplémentaire ouvert à la passion et à la sagacité du collectionneur/43 ». 35 /37 Jean-Christophe Béchet, op. cit., p. 102. /38 « Mini » au format 20 x 30 cm en édition ouverte, numéroté à 25 euros ; « classique » au format 24 x 36 cm en édition ouverte, numéroté à 59 euros ; « grand » au format 60 x 90 cm en édition limitée à 500 exemplaires à 145 euros ; « géant » au format 100 x 150 cm en édition limitée à 200 exemplaires à 300 euros ; « collector » au format 120 x 180 cm en édition limitée à 80 exemplaires à 1 250 euros. /39 Jean-Christophe Béchet, op. cit., p. 103. /40 Jean-Claude Lemagny, La Matière, l’ombre, la fiction : photographie contemporaine. Récents enrichissements du Département des estampes et de la photographie, Paris, Bibliothèque nationale de France, Nathan, 1994, p. 94. /41 ibid. /42 ibid. /43 ibid. /44 ibid. /45 Raymonde Moulin, op. cit., p. 36. /46 ibid., p. 220. /47 ibid., p. 41. /48 ibid. /49 ibid. Le public, collectionneur ou consommateur ? Le concept des galeries d’édition évoquées est commun à toutes les galeries : il s’agit de « vendre des tirages photographiques de qualité à un public autre que les traditionnels collectionneurs/44 ». La cible est donc un public large composé aussi bien de professionnels que d’une « clientèle socialement et culturellement élargie/45 ». Il convient de cerner les motivations de cette clientèle. Sont-elles identiques à celles que Raymonde Moulin évoque au sujet des collectionneurs – « le plaisir de sociabilité, le plaisir de contemporanéité, le plaisir de connaissance et le plaisir de création/46 » ? La photographie étant devenue un objet de collection, quel sens donner à cette nouvelle appropriation par le public ? La production photographique des galeries d’édition se qualifie par une « consommation immédiate/47 », reflétant « le souci premier de “décorer son intérieur”/48 ». Même si aucune plus-value réelle n’est possible, cela n’exclut pas pour autant les « anticipations irrationnelles/49 » des acheteurs, qui souvent s’interrogent sur la cote du photographe ou la revente possible du tirage. Habituellement, dans le cas de galeries traditionnelles, le marchand reste dépendant du jugement des acteurs du monde de l’art, les galeries d’édition, quant à elles, ne sont dépendantes que du jugement du public qui, par l’acte d’achat, valide l’offre proposée. Des expositions sont régulièrement organisées afin de présenter les nouvelles productions des artistes. Le public présent lors de ces vernissages est bien souvent composé de clients. À la galerie Wanted, par exemple, cinq à sept expositions individuelles ou collectives se tiennent pendant l’année ; la galerie finance alors l’intégralité de l’événement. Alors que les galeries classiques organisent des vernissages qui, la plupart du temps, présentent des travaux inédits, la galerie Lumas, par exemple, réunit les photographes de son portfolio, sous un même thème, Traffic, ou Into the Wild. Aucun réel propos ne sous-tend l’exposition, hormis des rapprochements thématiques ou formels. Les critiques ou journalistes font rarement le déplacement : sans doute, en raison du caractère hétérogène des thématiques des expositions. Les acheteurs rencontrés au sein de la galerie Lumas ont permis d’éclairer les contours de ce public attiré par les galeries d’édition. La plupart d’entre eux sont entrés dans la galerie poussés par le hasard ou la recommandation d’un ami. Aucun d’entre eux ne connaît la galerie, au préalable. Fréquentant occasionnellement les galeries d’art, ces acheteurs perçoivent, cependant, de manière intuitive, les signes qui font que celles-ci diffèrent des autres galeries du quartier Rive gauche. Les raisons évoquées pointent les particularités communes aux galeries d’édition : à savoir « diversité des œuvres 36 présentées », « prix », « accessibilité », « communication ». Ces acheteurs soulignent, en majorité, que la signature et la numérotation de la photographie qu’ils viennent d’acquérir comptent dans l’acte d’achat. Paradoxalement, une majorité d’entre eux affirment ne pas vouloir renoncer à cet achat dans le cas où la photographie serait ni signée, ni numérotée. Par ailleurs, aucun des acheteurs ne connaît le photographe, ni même son travail. Les motivations d’achat énoncées sont diverses : « beauté de la couleur et du mouvement », « aspect décoratif », « prix raisonnable », « soin de la finition », « envie de faire plaisir ». Enfin, pour une majorité d’entre eux, la photographie d’édition acquise est une œuvre d’art. Rares sont ceux qui la qualifient de « produit culturel/50 ». Cette « ambiguïté d’attitude/51 » apparaît de manière prégnante dans la difficulté énoncée par les acheteurs des galeries d’édition pour définir l’objet photographique acquis. Paradoxalement, ils s’autorisent, d’une part, « à rester purs consommateurs et à juger librement/52 », et d’autre part, ils demeurent, en majorité, confortés dans l’idée d’une rencontre avec une œuvre d’art. Aussi diverses que puissent être les motivations d’achat, « la clientèle manifeste, dans et par ses acquisitions, une bonne volonté culturelle orientée vers une idée de l’œuvre comme originale et unique/53 ». Il convient de rappeler que la photographie entretient des liens de proximité avec celui qui la possède – par le biais notamment des photographies de famille ou en raison de la saturation par l’image que connaît notre quotidien. Ainsi, l’acheteur croit la connaître, son accès lui semble facile. Il croit pouvoir s’abstenir d’en connaître les règles techniques ou théoriques pour y avoir accès et « ne se sent pas tenu comme ailleurs à l’effort pour acquérir, conserver et transmettre ce corps de connaissance qui font partie des préalables obligés et des accompagnements ritualisés de la dégustation savante/54 ». Ici, se situe le point de différenciation entre consommateur et collectionneur, entre acheteurs potentiels n’ayant pas acquis les connaissances esthétiques et techniques et connaisseurs pour qui le monde de l’art est « une affaire d’initiés et de professionnels, axée sur l’approfondissement des questions qui procèdent de sa propre tradition/55 ». Pascal Ordoneau, collectionneur, encourage cette idée lorsqu’il écrit : « Pour voir de l’art, il faut avoir appris. […] Je comprends donc que quelqu’un dise : “Je veux apprendre, comprendre la photographie”/56 ». Allant plus loin, Isabelle Darrigrand, collectionneuse également, aime à raconter que rencontrer les photographes est pour elle un préalable à toute acquisition : « Lorsque j’hésite entre deux ou trois photographies, il m’arrive de demander au photographe de m’en parler. Et là, je cours le risque qu’une anecdote, un souvenir, un détail de la prise de vue, donc, une part du passé du photographe 37 /50 Appréciations fondées sur une expérience professionnelle de plusieurs années à la galerie Lumas. /51 Pierre Bourdieu, Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965, p. 136. /52 ibid., p. 135. /53 Raymonde Moulin, op. cit., p. 37. /54 Pierre Bourdieu, op. cit., p. 135. /55 Howard Becker, op. cit., p. 129. /56 « Rencontre avec Pascal Ordoneau et François Lapeyre, collectionneur. Entretiens avec Gilou le Gruiec et Vincent Marcilhacy de la Galerie VU’ », Vu Mag no 5, novembre 2010, p. 120. /57 « Une expérience à part », Vu Mag no 5, novembre 2010, p. 166. /58 740 000 euros (prix marteau, auquel s’ajoutent des frais de vente), lors d’enchères le samedi 18 juin 2011, à Vendôme (Loir-et-Cher). /59 Apposée par un timbre sur l’image à l’angle inférieur droit. /60 En accord avec la Réunion des Musées Nationaux et la Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine. /61 Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936), trad. M. de Gandillac, Paris, Allia, p. 13. /62 Paul Ardenne, « Le marché de l’art des années quatre vingt », dans Laurence Bertrand-Dorlèac (sld), Le Commerce de l’art de la Renaissance à nos jours, Paris, La Manufacture, 1992, p. 341. oriente mon choix et emporte ma décision par surprise. En donnant à l’image un sens nouveau, la parole de l’artiste lui donne, à l’intérieur de la collection, une place et une densité à part/57 ». Une œuvre photographique et son produit culturel – qui pourrait alors en être la version commercialisée – existent sur un marché élargi, généré par l’activité des galeries d’édition. Dès lors, que penser de la vente d’une marine du photographe Gustave le Gray, Bateaux quittant le port du Havre (1856 ou 1857), au prix record de 917 000 euros/58 et de celle d’un autre tirage du même photographe, Effets de soleil dans les nuages, Océan (1856), disponible en illimité chez Yellow Korner au prix de 69 euros ? L’œuvre d’art, dans le premier cas, et le produit culturel commercialisé, dans le second cas, ne sont effectivement pas de même valeur. Si la comparaison n’est pas à faire entre l’épreuve d’époque sur papier albuminé d’après négatif verre au collodion, signée Gustave Le Gray à l’encre rouge/59 et la reproduction numérique/60, il n’empêche que les deux se côtoient sur deux segments distincts du marché. Le collectionneur possède l’objet rare, unique et transformé en œuvre d’art par le temps. L’acquéreur du tirage numérique aura, quant à lui, le plaisir d’avoir sous les yeux une reproduction de l’œuvre à laquelle il n’aurait pas eu accès, faute de moyens financiers. Le philosophe allemand Walter Benjamin a, en son temps, insisté sur la perte de l’aura de l’œuvre d’art reproductible : « À la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et le nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve/61 ». Il n’a, cependant, pas ignoré l’intérêt démocratique que représente la reproductibilité des œuvres qui prend la forme de ce que l’on qualifie, aujourd’hui, de produit culturel. La réussite de ce marché élargi que représentent les galeries d’édition, pour reprendre les termes de Paul Ardenne, réside dans sa capacité à créer chez l’acheteur de nouveaux besoins empruntés aux motivations du collectionneur : passion, possession, capitalisation. À cet égard, la stratégie de « démocratisation » de la galerie Lumas serait à nuancer. Certes, l’offre proposée se caractérise par une pratique de prix relativement bas, comparée aux œuvres mises en vente sur le marché de la photographie. Toutefois, cette offre s’adresse davantage à une classe moyenne ou aisée, ayant pour habitude de fréquenter les galeries et qui, « sauf exception, […] vient à la collection quand [elle] possède déjà largement l’essentiel/62 ». Yellow Korner serait la galerie la plus proche de cette volonté d’accessibilité par le plus grand nombre, tant par sa gamme de prix que par son implantation dans des lieux différents de ceux des galeries classiques. Son site Internet fait la promotion d’une telle démarche : « Yellow Korner révolutionne 38 la photographie d’art en proposant des centaines d’œuvres en série limitée à des prix accessibles… de 25 à 1 500 euros/63 ». Même si, Christian Caujolle, le fondateur de l’agence VU’, défend la démarche qui consiste à « rendre accessible des épreuves photographiques parce que la photographie qui permet le grand nombre relève d’une logique difficile à battre en brèche/64 », il convient de remarquer que les fondateurs de Yellow Korner ne font que jouer du marketing en proposant de la « photographie d’art ». Ils vendent de la photographie d’édition, devenue un produit culturel porté à son paroxysme. Valérie Fougeirol rappell ainsi à leur propos : « Yellow Korner a ouvert des galeries grâce à la vente sur Internet ; c’est un segment économiquement équivalent à celui du poster dans les années 1980/65 ». D’ailleurs, ne se qualifient-ils pas eux mêmes de « Leclerc de la photographie ». Au final, seules la galerie Wanted et L’Œil ouvert se distinguent par des choix artistiques plus marqués. Ils satisfont une clientèle tout en revendiquant une ligne esthétique et, dans le cas de L’Œil ouvert, un intérêt fort pour le photojournalisme ou le reportage d’auteur. Comme le rappelle Bernard Émont, reprenant les termes de George Steiner, « l’œuvre d’art doit être à la fois une rupture et une rencontre. L’auteur et le lecteur (le spectateur) doivent sortir d’eux-mêmes et rompre avec leurs certitudes pour aller au-devant de ce qui est autre/66 ». Les galeries d’édition participent, de par leur existence, à une redéfinition de la nature même de la photographie. Cette dynamique qui se joue, à travers la coexistence de plusieurs accès au marché de la photographie, offre peut-être à un public qui oscille entre une démarche de pur consommateur et de collectionneur en devenir, la possibilité d’une rencontre. Safia Belmenouar 39 /63 [http:// fr.yellowkorner.com/ concept.aspx], page consultée le 15 septembre 2011. /64 ibid. /65 Table ronde « La vente de tirages, un nouveau marché ? », Actes du colloque « Nouvelles perspectives pour les photographes professionnels », Cahiers Louis-Lumière no 7, mars 2010, p. 83-84. /66 Bernard Émont, Il y a trop d’images, Montréal, Lux éditeur, 2011, p. 61.