le genie lamartinien: «homme par les sens*, «homme par la douleur

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le genie lamartinien: «homme par les sens*, «homme par la douleur
LE GENIE LAMARTINIEN: «HOMME PAR
LES SENS*, «HOMME PAR LA DOULEUR» '
Dans la courte étude qu'il compose en 1915 sur l'néphémere>,(~Verganglichkeitr),Sigmund Freud choisit de nous parler d'une conversation qui se déroula au moment de la guerre
14-18; et, imaginant divers cas possibles, il parle du «deuil,>
que provoque la perte d'etres ou d'objets chers ( ~ D i eTrauer
über den Verlust von etwasn) ' comme de la volonté de ne point
renoncer a ce qui est perdu, meme s'il est possible de trouver
une compensation. Le xdeuil» peut etre i'expérience de l'irréparable. La guerre place l'écrivain dans une situation qui Yamene a ne pas vouloir sortir de son xdeuil», a s'enfermer dans
Nous sommes alors, affirme Freud,
le refus de <<i'éphémere>>.
empechés d'apprécier le Beau. Le sdeuiln s'impose ainsi comme une attitude originale: la volonté de faire de l'etre ou de
l'objet perdu un élément indispensable de notre vie.
'
1. LAMARTINE:
Oeuvres Podtiques, Paris, Gallimard, 1963, p. 531 («Réponse a Sir Walter Scottn).
2. FREUD,Sigmund: Schriften zur Kunst und Literatur. Fischer Wissenschaft, Francfort s. M., 1987, p. 227.
3. Ihidem, p. 226.
La poésie lamartinienne est marquée par le cdeuilr du passé
histonque de la France. Elle apparait comme une vaste et
subtile réflexion dans laquelle le poete exprime sa terrible expérience de ce que Joseph de Maistre, au chapitre IV des
Considérations sur la France,' appelle =la fange sanglante), de
la Terreur et partir de quoi il construit un univers littéraire
qui réveille le souvenir de cette réalité cruelle tout en créant
un paysage qui est espace vécu individuellement ou, pour reprendre l'expression de Manfred S m ~ d a<cobjet
,~
intentionnel,,.
Tout repose sur le récit de la sanglante épreuve de 1793,
dans la deuxieme époque de Jocelyn, datée justement de février 1793. Larnartine parle de Nces jours de douleur, de silence
et d'effroi),, de ce peuplc c<ivrede sangn.? 11 trace un tableau
de ce qu'il appelle cl'autre monde,,! de ce que Joseph de Maistre qualifie d'«atrocité d'un nouveau genre.? Le sang est partout évoqué. 11 poursuit le poete autant que le polérniste:
.La terre du royaume a bu le sang du roi.» 10
Joseph de Maistre met en scene un <cch&timent
épouvantable»!'
Lamartine ne détache pas son regard de cette «force aveugle
que Dieu l&che de temps en temps» sur le m ~ n d e . L'un
' ~ et
l'autre laissent entrevoir une réalité qui est expression d'une
puissance cachée dont toute poésie va résonner jusqu'h n'etre
plus q u ú n chant de douleur. Dans l'article qu'il publie sur
.les infortunes de la vertuz dans le Livre du Centenaire,I3 Jean
Gaudon souligne la présence ohsédante du «dolorisme» dans
4 MAISTRL.
Joseph de: Du Pape el extraits dáutres oeuvres, Paris, Pauvert. 1957, p. 192.
5. SMUDA,
Manfred: aNature als asthetischer Gegenstand und als Gegenstand der Asthetik. Zur Konstitution der Landschaftn in Landschaft, Suhrkamp Verlag, Francfort s. M., 1986, p. 53.
6. Ibidem.
n. 53.
=,...
7. LAMARTINE,
Op. cit. p. 596.
8. Ihidem, p. 595.
9. MAI~TRE,
Jnseph de, op. cit., p. 192.
10. LAMARTINE,
OP. cit., p. 5%.
11. M~rsrne, Joseph de, op. cit., p. 195 (Ch. II des Considdrations sur
la France).
12. LA'MARTINE, OP. cit., p. 595.
~~
- 62 -
l'ximagination lamartir~iennen!~En fait ce «dolorisme» possede un aspect que I'on peut qualifier d'historique, si cela veut
dire que le poete s'efforce non seulement de tracer, comme le
remarque Claire-Lise Rogers dans son introduction a Souvrage
de Lamartine intitulé Sur la politique rationnelle de 1831," un
tableau «apocalyptiqueu de d'époque contemporaine., ainsi
qu'en témoigne notamment la remarque du pokte sur la France
en 1830 ou ~doutest débris, tout est vide (...), le sol est nivelé(...). ,15 mais avant tout de faire de cette expérience permanente de Shistoire, de la Terreur a 1830, la marque d'une réalité personnelle. La poésie lamartinienne ne se contente pas
d'un rappel du passé. Elle est présente comme la personnalisation du drame national, comme la volonté littéraire d'affirmer
le cdeuiln comme réalité ineffacable. Georges Poulet rappelle
que la poésie lamartinienne est avant tout <(unepoésie du souvenir et du regret,,.'6 Soulignons qu'elle est peut-&re d'abord
ce refus d'effacer la douleur, refus au sein duque1 I'histoire
joue son role, tout en n'oubliant pas d'insister sur le fait que
le <<deuil»
national se transforme chez Lamartine en vision et
obsession personnelle de cette perte percue en pennanence
comme décor de I'Ame.
Des qu'il se met h griffonner," en 1832, sa Réponse aux
adieux de Sir Walter Scott a ses lecteurs, Lamartine donne le
ton. Rien de solennel, de préparé, mais une simple réflexion
sur le quotidien de la part d'un écrivain qui s'adresse a un
confrkre. Tout d'abord: .le poete est homme par les sens,, et
ensuite shomme par la douleur».ls Et de développer une image
qui va parcourir son oeuvre poétique:
.Le nectar est divin, mais le vase est mortel.n'g
Jean: *Les infortunes de la vertua in Le Livre du Cenie13. GAUDON,
naire, Paris, Flammarion, 1971, p. 38.
14. LAMARTINE: Sur la politique rationnefle, Geneve-Paris, SlatkineChamninn. 1977. o. S.
15: ~bidem,'; 41.
16. POULET,Georges: Efudes sur le femps humain, t. IV, Mesure de
l'instant, Paris, PInn, 1968, p. 214; ,
17. LAMARTINE:
Oeuvres Poettques, op. cit., p. 529.
18. Ibidem, p. 531 («R&ponse Sir Walter Scottu).
19. Ibidem, p. 531.
Tout est perception d'une expérience d'autant plus riche qu'elle
est constant retour sur «ltéphém&rea,sur le refus d'oublier le
«deuil D :
<<L'argilepérissable oii tant $&me palpite
S e faconne plus belle e t s e brise plus vite.."
Avec L'Enthousiasme, Lamartine dévoile sa méthode de
perception de la réalité qui s'inscrit finalement dans une tradition qui est celle du dix-huitieme siecle et qui rejoint le modele
que proposait Horace dans ses Carmina. En effet il serait difficile de nier la part accordée par Lamartine a la cpression physique de l'inspiration~,pour reprendre les termes employés par
Edouard Guitton.2' dans la sentence sur laquelle repose en fait
L'Enthousiasme lamartinien:
aPour tout peindre, il faut tout sentir.na
Le poete romantique a certes puisé dans I'épisode révolutionnaire la réalité d'un monde qui est d'abord culte de l'absence,
du détmit. Mais il s'appuie sur une tradition dont Edouard
Guitton nous donne un exemple avec le poeme de Nicolas Barthe Sur les beautés de l'art et de la nature dans les campagnes:
d e s gouffres a mes pieds me présentent fa mort (...)
J e nourris dans mon sein u n agréable effroi.an
Lamartine efface I'((agréab1e~de l'expérience humaine. Cependant il donne a son adeuil,, un contenu qui n'est guere éloigné
de celui que décrivaient certains poetes du dix-huitieme siecle.
Dans son Ode sur I'Enthousiasme, Lebrun évoquait ~ c e t t efange, empire des r ~ i s > Et
>.~
le ~deuil,,lamartinien respecte une
20. Ibidem. p. 531.
Edouard: .De Delille
Lamartine: piriphrase, metapho.
21. GUITTON,
re. mythen in Le Livre du Centenairc. Paris, Flarnmanon, 1971, p. 352.
7 7 -.i.bnn&arr~e
.............
- - - cit
-...,rn. 39
, no.
23. BARTHE,Niwlas: .Sur les heautés de i'art et de la nature dans les
campagnesn in Epitres sur divers sujets (1762). p. 148. Cité par Edouard
GUITTON.op, cit., p. 352.
Oeuvres choisies, Paris, 1829, p. 482. Voir sur
24. ECOUCHAR~LEBRUN:
ce sujet: Andreas KaeLtiz: Alphonse de Lamartine: aMéditafions poétiquesu, Stuttgart, Franz Steiner Verlag Wiesbaden GMBH, 1985, p. 240.
habitude littéraire que Son retrouve dans le pokme de Delille
intitulé: L'lmagination dont la composition se place avant le
drame de 1793:
eEt meme quand des sens la secousse est passée,
L'écho des souvenirs prolonge la ,pensée.»
L'enthousiasme est ainsi élément du «deuil., il est a la fois
présence de Dieu et impossibilité de se détacher du <<mortel»
qui provoque, par sa présence, l'évocation du acéleste portn."
Dieu est .a l'intérieur de l ' h o m m e ~ . ~
Mais sentir, c'est d'abord et avant toute chose, comme Lamartine le dira dans «Novissima V e r b a ~ faire
, ~ sur le plan
personnel l'expérience que lui a révélée l'histoire, celle de
l'effroi :
d'ai vu, pensé, senti, souffert
( . . . ) . a 29
Les deux derniers termes sont inséparables, indispensables a
toute expression du cdeuils. 11 n'y a point de description de
la .vaste prison terrestren hors de l'affinnation du malheur
d'etre homme, de participer a ce déchirement provoqué par la
force divine. Peindre, c'est bien sentir la présence de Dieu en
soi, comme le veut l'enthousiasme. Mais c'est sentir la part
du .fiel,, dans ce <calice»d'ou coule le nectar. ~Sacré., le calice
est, en meme temps, source de douleur, présence de cette douleur faite du souvenir de la fragilité des choses terrestres. 11
se <<brise»
nous dit Lamartine dans sa ~Réponsea Sir Walter
Scott.."' L'image du «vase.. du <<calice»
est la curieuse expression de ce mélange de «fiel», de douleur, et de divin, de «nectar>>.L'homme souffre «sur le bord du tombeaup comme dira
Voir arissi la critique A I'analyse d'Edouard Guitton sur I'influence du
esensualisme des Lumikrcsn (Andreas KABLIT~,
op. cit., p. 241).
25. Poesie citée par Edouard GUITION,op. cit., p. 353.
26. LAMAR~NE,
op. cit., p. 70 (<Le Chrétien mouranto). Voir i'anaiyse
dlndreas KABLITZ,op. cit., p. 245.
27. LAMAnTfNe: Méditations, éd. F. Letessier, Paris, Garnier, 1968, p. 542.
F. Letessier reprend le sens etymologique du mot aenthousiasme..
28. LAMARTINE:
Oeuvres poéiiques, op. cit., p. 473.
29. Ibidem, p. 473.
30. Ibidem, p. 531.
le poite dans «Le Chrétien mourantn. Mais il ressent aussi A
cet instant le «feu divinn, la '[précieuse étincellen." Le moment
oh il atteint le sentiment le plus cruel de la vie sur cette «terre»
qui, affirme-t-iI, «sous mes pieds semble fuir»," est celui ou
son h e ~s'éveilles!Le «deuil» est négation volontaire, tenace,
du renouveau et, en meme temps, profonde conviction du salut divin. Rappeler la présence de la douleur, c'est aussi évoquer la supreme action, I'intervention du divin dans la vie de
l'homme. Chaque instant de douleur est moment dans cette
sensation de la présence divine.
Remarquons ici que cette image du «vase,) et du «calice,,,
présence de la douleur et du divin indissociables, rejoint un
épisode de I'Evangile selon Saint Matthieu (26, 46). Dieu annonce qu'il ne boira plus de ce cproduit de la vigne jusqu'au
jour, dit-il, oh je boirai avec nous le vin nouveau dans le royaume de mon Pere»." Dans «Gethsémani ou la mort de Julian,"
Lamartine évoque le *calice» et le sang, les douleurs dont le
poite se fait le peintre:
#La Ikvre, en frémissant, cmit encore étancher
Sur le pavé smglmt les gouttes du calice
11 ne reste rien de l'espoir éveillé par les paroles du Christ. Le
poete, lui, est tout entier occupé par le compte de ses <~douleurs
mort mort, vie A vie>,.S6Dans le poeme dédié A Mme Desbordes-Valmore, il avait précisé:
~L'ámechante dans les tortures
(...).a37
Le chemin du poite n'est pas celui du Christ, de I'espoir rendu présent. 11 est celui de la douleur, des .tortures.. Toujours
dans ~Gethsémaniou la mort de Julia,,, il trace la voie que
Ibidem, p. 70.
Livre, 1955, t. 3, p. 3.139. RenSaint Marc (14, 22).
doit suivre le poete. Elle passe inévitablement par le atombeau,, qu'est llame. Ce sont des ruines que Xgermex la terre
et les cracines. commencent par fendre «les pierres des tombeaux,,." Rien n'échappe h cette obsédante présence de la
douleur et Lamartine ne se lasse pas de nous rappeler les «terreurs ou nous ~ o m m e s ~L'histoire
~?~
de l'humanité, le passé
sont faits de cdébris éparsn. Mais ce qu'il appelle «les phases
de l'humanitéx ne s'arrete point au passé, elles s'étendent
jusque dans le présent, dominent les sens de l'écrivain, l'assaillent. Le ndeuil., te1 que le concoit Lamartine, n'est point seulement domination sauvegardée du passé, il est emprise de ce
dernier sur l'instant vécu. Rien n'éclaire mieux cette vision de
l'univers que l'image qui se trouve h la fin du poeme des Méditations poétiques, «Le Génien. Le poete est le «chene. qui résiste au fleuve,,, h la destruction. 11 est au milieu des eaux. 11
est sdebout parmi les ruines>>."11 prend ses racines dans l'onde
destructrice et lui seul peut porter témoignage de l'effroi qui
traverse le monde.
La poésie du cdeuil» est celle du passé devenu présence..
Lamartine ne manque pas de rappeler l'état du monde dans sa
poésie adressée «A une jeune personne qui prédisait I'avenir,,,.
poésie de 1832:
eLeurs temples sont muets, les levres immobi'les (...).>a
Les soracles,, sont silencieux et il n'y a en fait que l'évocation.
de la douleur qui soit encore l'oeuvre du poete:
<<Lepassé parle seul dans ces débris du temps.»42
A aucun moment, Lamartine ne semble douter de sa vocation
qui est celle de rompre le silence de la seule maniere qui lui.
soit offerte, en se faisant le chantre d'un monde qui l'effraye,
mais dont il sait qu'il ne peut 6tre que ce désert dont Paul
38.
39.
40.
41.
42.
Ibidem, p.
Ibidem, p.
Ibidem, p.
Ibidem, p.
Ibidem, p.
561.
54 («Le Géniey).
55.
548.
548.
Viallaneix nous dit justement qu'ii est «enfin le pays sacré ou
Dieu est a la fois absent et présentn? La situation de «deuil~
ne peut donc connaitre d'autre décor que celui dans lequel se
retrouve le passé devenu présence obsédante d'un grand invisible: Dieu. Et ce adeuil» est a la fois conviction de l'immuable malheur terrestre et nostalgie profonde de ce que seul Dieu
peut nous offrir:
«Que ne puis-je y (sur la page blanche) graver un seul mot:
Le Bonheur!» Le court pokme est de 1824. Mais il rejoint, dans
sa tonalité, celui de 1832." Et lorsque Lamartine tente un regard vers le futur, il est forcé de réaffirmer i'essentiel:
nEt pour moi l'avenir est semblahle au passé.»"
Ce culte de la douleur, cette volonté de s'enfermer dans un
univers de «deuil», de faire de la réalité le reflet d'un monde
qui n'est plus que ruines, ne font que rendre plus ardue la réponse i la question qui domine en réalité tout le débat. Que1
rdle le pokte s'attribue-t-il dans ce monde oh rkgne le silence?
Lord Byron avait donné le ton et, pour Lamartine, il est clair
que «les cris du désespoir sont tes plus doux concert~>,,'~
ainsi
qu'il le déclare en interpellant Lord Byron qui avait lui aussi,
affirmé avec force qu'sentendre, voir, sentir, sont les fonctions
essentielles du pokte dans un monde devenu, ses yeux, d e
pays de la guerre et des crimesn." Mais Byron avait adopté
une attitude de dédain:
~EnchainéA la terre, il leve les yeux vers le ciel..48
Lamartine i'a, de toute évidence, observé. 11 a repris la vision
d'une poésie au sein de laquelle le .sentir» est chose premiere.
43. VIAL~NEIX,
Paul: oLa tentation prophitique de Lamartinea in
Le Livre du Cenfenaire, o p . cit., p. 25.
44. LAMARTINE,op. cit., p. 547 (~Verssur un albumn).
45. Ibidem, p. 548.
46. Ibidem, p. 5 (~L'Hommen).
47. BYRON,Lord: Le Chevalier Harold, Childe Harold, Paris, AubierMontaigne, éd. bilingue, 1974. pp. 126-127 (STO hear, to see, tn feeln) et
PP. 122-123 ( % ( ...) thc land of ward and crirnes..).
48. Ibidem, PP. 116117 (~Bound to the earth. he lifts his eye to
heavens).
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Mais il pergoit clairement ce qui le sépare du poete anglais,
de celui dont «la justice~se «révolte», alors qu'il est, lui, irrésistiblement attiré par le malheur et que, de son propre aveu,
il y succombe:
<<Plusje sonde l'abime, hélas! plus je m'y perds.»"
La poésie, telle que la saisit Lamartine, est donc retour
en arriere, recherche de ce qui nous échappe, sauvegarde des
ruines. Dans son poeme de 1814, adressé «a Elvire)), il résume
son intention profonde. S'il n'est point possible de se libérer
du spectre du passé, de la mort qui hante le poete (<<Tupeux,
tu peux mourir! >>,lo
il lui reste une tache:
<<Denotre amour aussi laisser un monument!.
11 s'agit de figer le temps destructeur, de faire du passé aux
cimmenses d é b r i ~ , , une
~ ' réalité solide. Le «deuil» est A la fois
moment de la soumission au passé et transfiguration de celuici en une évocation d'un monde qui échappe a la fluidité du
temps et ainsi conserve vivante l'image du cdeuil)>.
Dans la utroisieme époque,>de Jocelyn, le héros décrit un
«r&ve»."11 donne vie au silence. Et, comme il le dit lui-meme,
il <<tracede i'oeil,> un paysage lointain. Le reve offre la légereté
aux &tres. Ce qui n'était que monument, silence, devient mouvement, cvoixn. Georges Poulet définit le reve lamartinien comme le fait de ~s'envolervers un lieu périphérique~.~~
De fait,
dans Le Premier Regret des Harmonies, Lamartine transforme
(~l'absenceuen présence.." Face h la epetite pierre,) au bord
de la mer, au monument de la jeune fille de seize ans. il ne
renonce pas a la douleur:
.Revenez, revenez, 6 mes tristes pensées!> (55)
49.
50.
51.
52.
53.
54.
55,
LAMARTINE,op. cit.. p. 6.
Ibidem, p. 12.
Ibidem, p. 1.413 ("Les Visions. premiere vision*)
Ibidem, p. 624.
Pou~ír,Georges. op. cit., p. 215.
Ibidem. p. 215.
LAMARTINE,op. cit., p. 471.
Mais il tente l'entreprise qui est, pour lui, la marque du travail
poétique par excellence. 11 glisse par les pleurs dans le reve.
11 donne vie, par la spensée~56 a des ascenes passéesn qui sont
autant de moments revécus par le regard. En effet la poésie
est peut-&re bien reve. Mais ce dernier ne se concoit que comme ouvrage de l'oeil, redécouverte des lignes du vécu:
~L'Homme se tourne 2 cette fiamme,
E t revit en la regardant (...).,,n
L'épisode est toujours le meme: celui des ruines, de «l'orniere
de sang* a I'époque des invasions barbares, dVAttila.Mais ce
qui compte, c'est la capacité propre au poete de redonner forme a la réalité passée, de la faire revivre en la transposant sur
le plan individuel. Le reve est alors acte exceptionnel, passage
de l'histoire a I'épreuve personnelle. 11 est exercice de Yame
si l'on entend par la la possibilité de redonner «amen a «une
mort qui se sent et se s0uffre..2~ Par le reve, le poete fait l'expérience d'un retour en arriere qui est non pas apparition fugitive des ruines et des tortures, mais regne de l'effroi sur
]'&me, un regne qui échappe au fleuve-temps, qui devient durée
et qui se prolonge en «un délire sans termes, .une angoisse
éternelle),. C'est «un songe sans réveil. qui ne peut ramener
le poete au présent, ni lui ouvrir l'avenir:
d e regarde en avant, et je ne vois que doute
Et ténebres, couvrant le terme de la route!,,
Eprouver dans toute sa présence el'abimen et en meme temps
ne pouvoir .s'engloutirn, &re hors de la vie et incapable de
«s'anéantir.: Lamartine reprend i plaisir cette vision de l'éternité qui est sentiment personnel de la «douleur.,M de l'absence
dans le présent. Et c'est ainsi que, dans L'Automne, Lamartine,
d'un epas reveur>>,ne fait que contempler des sbiens dont,
nous dit-il, je n'ai pas j ~ u i »Avec
. ~ ~justesse Jean Pierre Richard
56. Ibidem, p. 515 (<Les Révolutionsu).
57. Ibidem, p. 515.
58. Ibidem, p. 481 (~NovissimaVerba").
59. Ibidem, p. 481.
60. Ibidem, p. 75.
parle d'«une sorte d'antériorité pré-personnellep, d'aune dimension archaique de son
ti propos de Lamartine.6' 11 insiste,
a cette occasion, sur «le moi» qui «aime a s'enfoncer» et met
ainsi en valeur ce que le pokte, lui-meme, décrivait dans Novissima Verba comme la cpensée en vain cherchant & s'engloutirn,62sans que cette attirance exercée par les profondeurs rejoigne ici le symbole de l'échelle de Jacob si souvent évoqué
par Lamartine.O Mais la description, du passé, de la douleur,
empeche le poete de trouver un <<terme»
A ce qu'il appelle «un
déliren et qui n'est en fait que le «deuiln prolongé a l'infini,
ameté hors de I'écoulement du temps: l'&tre» est cfuyant*,
l'aangoisse éternellen."
Et c'est dans ce rapport avec l'éternité que la poésie devient oeuvre de génie. A multiples reprises, Lamartine prend
en effet soin de décrire, a petites touches, ce génie qui s'inscrit
dans l'analyse qu'il fait de la réalité endeuillée. Tout d'abord
le génie wend l'immortalité» a l'etre h ~ m a i n n11
. ~est l'instrument essentiel de la poésie, celui par lequel le Divin inffue sur
la réalité. Dans son poeme Sur la mort de la Duchesse de B.,
pokme de 1838, Lamartine voit dans i'oeuvre divine la ccchair
fragile,, qu'.anime un sacré levainu et il place le génie a c6té
de I'amour et de la beauté comme l ú n des «plus parfaits ouvragesn de Dieu : " «le culte du génie» permet d'aller «toucher
les cieuxn." Ainsi concu, le génie n'est point définissable autrement que par la verticalité établie dans les échanges entre
le pokte et Dieu. La parole du poete est le reflet d'une vision
61. RrcHAno, Jean Pierre: Etudes sur le romantisme, Paris. Seuii, 1970,
pp. 151-152. On ne peut que regretter la courte analyse d'Albert B ~ ~ H I N
(L'Ame romantique et le d v e , Paris, José Corti. 1956, p. 372) sur le reve
chez Larnartine qui n'aurait qu'nun sens vague*.
62. LAMARTINE, Op. Cit., p. 481.
63. HIRW, Willi: Studien zur Metapkorik Lamarfines. Die Bedeufung
der ZnnenlAussen-Vorstellung, Munich, Wilhelrn Fink Verlag. 1967, p. 117.
Voir ce sujet: M. Citnleux, La Poésie pkiIosopkigue au XZXe siecle, Pans,
1905, t . 1, p. 48.
M. LAMARTINE, op. cit., p. 481 (aun délire sans t e m e , une angoisse
éternelle!~).
65. Ibidem, p. 481.
66. Ibidem, p. 13.
67. Ibidem, p. 1.091.
68. Ihidcm. p. 1.415 («Premiere Visions).
de l'oeuvre poétique qui fait de l'écrivain de génie un homme
inspiré par Dieu. Dans son Genie-Fragment, l'ami de Goethe,
Johann Caspar Lavater définissait le génie, dans les années
1770, en reprenant l'idée antique du cdeus absconditusx et en
parlant alors de «Genie - proprior Deus».@
Pour Lamartine, le génie, meme si Son s'en tient au poeme
du meme nom dont il minimisera plus tard l'imp~rtance,'~n'est
point concevable sans l'allusion a l'épigraphe tirée d'Horace
(Odes, 111, 2, v. 8), a l'<<Impavidurnferient ruinae~,c'est-h-dire
h l'évocation des ruines et de la Révolution. Le edeuil,, est lié a
la notion meme de génie qui est d'ailleurs acceptation du
<deuil» comme d'une force inébranlable, capacité donnée par
le divin de s'élever au-dessus du evulgairen.7' Le poete puise
ses clois» a la .source sacrée>>." Le «deuil» débouche sur le
rappel du renoncement a l'attachement terrestre, le détachement vis-a-vis d'un monde enfermé dans son passé, témoignage
de l'action divine. Dans son étude sur «la tentation prophétique de Lamartine»,'3 Paul Viallaneix rappelle que si le génie
«sait et ne sait pasn, le pokte tente d'établir une confusion entre <<lemystere de la présence de l'Esprit Saint» et «llinspiration poétique,,. Dans ce hut, Lamartine se sert d'une métaphore qui explique en fin de compte la fonction meme qu'il attribue h l'ktre de douleur qu'est le poete. Constamment il fait
appel a l'image de l'aigle qui, le poete nous l'affirrne dans son
poeme Aun Enfants de Mme Léontine de Genoude, «est au cieln
et «veille» sur la terre.'+ L'aigle incarne le génie qui, lui, écliappe aux difficultés rencontrées sur cette terre en deuil. Entre
Dieu et le poete se crée une relation qui efface l'impression
qui se dégageait du poeme dédié h Bonald. Le poete est proche
de Dieu. 11 est porteur de la voix divine. Dans la deuxieme épo69. LAVA^, J. C.: Physiognomische Fragmente zur Beforderung der
Menschenkenntnis und Menschenliebe in Sturm und Drang. Kritische Schriften, choix de E . Loewenthal, Heidelherg, s. d., p. 816.
Méditafions, éd. F. Letessier, Parir, Garnier, 1968, p. 412.
70. LAMARTINE:
71. Id.. Oeuvres Poétiaues.
- . OD.
. cit... D.
. 54.
72. ~hidem,p. 54.
73. V I U U ~ I X ,Paul: nLa Tentation prophétique de Lamartine* in Les
Cahiers de Vnrsovie, le prophetisme el le messianisme dans les letfres polonaises et francaises a i'kpoque romanfique, 1986, p. 16.
74. LAMARTINE,
op. dz.,p. 1.546.
que de Jocelyn? c'est bien l'aigle qui <<aseul trouvé la route..
Toute connaissance humaine, toute science sont ainsi incamées
par l'aigle: la toute-puissance divine retrouvée dans le poete.
Entre l'oiseau et ce dernier la différence s'efface. 11 devient
objet de comparaison. Dans le poeme dédié A Mlle. Delphine
G u ~ , 'le
~ poete se trouve dans l'«aurore» comme .un aigle qui
prend son vol du haut des monts.. Force et faiblesse de l'etre
xfait,, par Dieu sont ici présentes. L'homme peut défaillir. 11
est alors «aigle pris du vertige en son vol vers l'abime.n D'ailleurs I'aigle edédaigne la plaine~et le poete, a l'exemple de
Byron, désire se retrouver sur «des rocs e s c a r p é s ~Et
. ~ ~l'oiseau
devient poete: il ~ c h a n t eses douleurs». 11 est incarnation de
la voix divine. Car ~ r o des
i désertsn, il se pose, comme l'explique Paul Viallanei~,'~dans «le pays sacré ou Dieu est a la fois
absent et présent,,. L'aigle est ainsi présence et absence:
<con dirait autour des tombeaux
Qu'on entend voltiger une ombre.» 80
Le poete surveille la nature de haut. 11 parcourt dous les points
de l'immense étend~e,,.~'
Visible, l'aigle est <<auservice de l'invisibles pour reprendre la définition de M. C~rdier.'~
Le sort de l'aigle est aussi celui du poete. Lamartine renvoie a une conception du génie qui puise ses sources dans l'Antiquité. Chez Pindare, la métaphore de l'aigle-génie s'impose
déja et elle se retrouve chez Horace (Ode caum., IV, 2)?3Cette
mise en parallele du poete et de l'aigle avait d'ailleurs trouvé
chez Herder et F. L. Stolberg ses illustrateurs les plus prestigieux?' Lamartine fait lui-meme allusion a Pindare dans ses
75. Ihidem, p. 688.
76. Ihidem, p. 521.
77. Ibidem, p. 532.
78. Ibidem, p. 5.
79. Vrn~uNErx,Paul, op. cif., p. 25.
80. LAMARTINE,
op. cif., p. 13,
81. Ibidem, p. 63.
82. C O ~ I E R
M.:
, '(Réflexions sur la descriptiun lamartinienne des grottew, Revue des Sciences Humaines, 38 (1973), p. 138. Sur le meme sujet:
Andreas KABLITZ,op. cit., p. 234.
83. SCHMTDT,
Jochen: Die Geschichfe des Genie-Gedankens, Darmstadt,
Wissenchaftliche Buchgesellschaft, 1988, t. 1, p. 286.
84. Ibidem, p. 179.
poésies a plusieurs reprises, notamment dans L'Enthousiasme ''
ou il parle cl'aile de Pindare,, et a nouveau dans L'Epitre
a Casimir Delavigne ou il est question des cailes de Pindaren."
L'oiseau de proie est ainsi A la fois supreme expression des liens
culturels qui unissent la poésie lamartinienne B la tradition
classique, et le symbole mime de cette difficile tentative pour
faire de l'attachement a une poésie de cdeuil., telle que le concevait Freud, l'expression d'une réalité humaine dans laquelle
le divin retrouve sa place apres I'expérience de la douleur.
Claude F ~ U C A R T
Université Jean Moulin, Lyon III
85. LAMARTINE,o p . cit., p. 35.
86. Ibidem, p. 283.