le genie lamartinien: «homme par les sens*, «homme par la douleur
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le genie lamartinien: «homme par les sens*, «homme par la douleur
LE GENIE LAMARTINIEN: «HOMME PAR LES SENS*, «HOMME PAR LA DOULEUR» ' Dans la courte étude qu'il compose en 1915 sur l'néphémere>,(~Verganglichkeitr),Sigmund Freud choisit de nous parler d'une conversation qui se déroula au moment de la guerre 14-18; et, imaginant divers cas possibles, il parle du «deuil,> que provoque la perte d'etres ou d'objets chers ( ~ D i eTrauer über den Verlust von etwasn) ' comme de la volonté de ne point renoncer a ce qui est perdu, meme s'il est possible de trouver une compensation. Le xdeuil» peut etre i'expérience de l'irréparable. La guerre place l'écrivain dans une situation qui Yamene a ne pas vouloir sortir de son xdeuil», a s'enfermer dans Nous sommes alors, affirme Freud, le refus de <<i'éphémere>>. empechés d'apprécier le Beau. Le sdeuiln s'impose ainsi comme une attitude originale: la volonté de faire de l'etre ou de l'objet perdu un élément indispensable de notre vie. ' 1. LAMARTINE: Oeuvres Podtiques, Paris, Gallimard, 1963, p. 531 («Réponse a Sir Walter Scottn). 2. FREUD,Sigmund: Schriften zur Kunst und Literatur. Fischer Wissenschaft, Francfort s. M., 1987, p. 227. 3. Ihidem, p. 226. La poésie lamartinienne est marquée par le cdeuilr du passé histonque de la France. Elle apparait comme une vaste et subtile réflexion dans laquelle le poete exprime sa terrible expérience de ce que Joseph de Maistre, au chapitre IV des Considérations sur la France,' appelle =la fange sanglante), de la Terreur et partir de quoi il construit un univers littéraire qui réveille le souvenir de cette réalité cruelle tout en créant un paysage qui est espace vécu individuellement ou, pour reprendre l'expression de Manfred S m ~ d a<cobjet ,~ intentionnel,,. Tout repose sur le récit de la sanglante épreuve de 1793, dans la deuxieme époque de Jocelyn, datée justement de février 1793. Larnartine parle de Nces jours de douleur, de silence et d'effroi),, de ce peuplc c<ivrede sangn.? 11 trace un tableau de ce qu'il appelle cl'autre monde,,! de ce que Joseph de Maistre qualifie d'«atrocité d'un nouveau genre.? Le sang est partout évoqué. 11 poursuit le poete autant que le polérniste: .La terre du royaume a bu le sang du roi.» 10 Joseph de Maistre met en scene un <cch&timent épouvantable»!' Lamartine ne détache pas son regard de cette «force aveugle que Dieu l&che de temps en temps» sur le m ~ n d e . L'un ' ~ et l'autre laissent entrevoir une réalité qui est expression d'une puissance cachée dont toute poésie va résonner jusqu'h n'etre plus q u ú n chant de douleur. Dans l'article qu'il publie sur .les infortunes de la vertuz dans le Livre du Centenaire,I3 Jean Gaudon souligne la présence ohsédante du «dolorisme» dans 4 MAISTRL. Joseph de: Du Pape el extraits dáutres oeuvres, Paris, Pauvert. 1957, p. 192. 5. SMUDA, Manfred: aNature als asthetischer Gegenstand und als Gegenstand der Asthetik. Zur Konstitution der Landschaftn in Landschaft, Suhrkamp Verlag, Francfort s. M., 1986, p. 53. 6. Ibidem. n. 53. =,... 7. LAMARTINE, Op. cit. p. 596. 8. Ihidem, p. 595. 9. MAI~TRE, Jnseph de, op. cit., p. 192. 10. LAMARTINE, OP. cit., p. 5%. 11. M~rsrne, Joseph de, op. cit., p. 195 (Ch. II des Considdrations sur la France). 12. LA'MARTINE, OP. cit., p. 595. ~~ - 62 - l'ximagination lamartir~iennen!~En fait ce «dolorisme» possede un aspect que I'on peut qualifier d'historique, si cela veut dire que le poete s'efforce non seulement de tracer, comme le remarque Claire-Lise Rogers dans son introduction a Souvrage de Lamartine intitulé Sur la politique rationnelle de 1831," un tableau «apocalyptiqueu de d'époque contemporaine., ainsi qu'en témoigne notamment la remarque du pokte sur la France en 1830 ou ~doutest débris, tout est vide (...), le sol est nivelé(...). ,15 mais avant tout de faire de cette expérience permanente de Shistoire, de la Terreur a 1830, la marque d'une réalité personnelle. La poésie lamartinienne ne se contente pas d'un rappel du passé. Elle est présente comme la personnalisation du drame national, comme la volonté littéraire d'affirmer le cdeuiln comme réalité ineffacable. Georges Poulet rappelle que la poésie lamartinienne est avant tout <(unepoésie du souvenir et du regret,,.'6 Soulignons qu'elle est peut-&re d'abord ce refus d'effacer la douleur, refus au sein duque1 I'histoire joue son role, tout en n'oubliant pas d'insister sur le fait que le <<deuil» national se transforme chez Lamartine en vision et obsession personnelle de cette perte percue en pennanence comme décor de I'Ame. Des qu'il se met h griffonner," en 1832, sa Réponse aux adieux de Sir Walter Scott a ses lecteurs, Lamartine donne le ton. Rien de solennel, de préparé, mais une simple réflexion sur le quotidien de la part d'un écrivain qui s'adresse a un confrkre. Tout d'abord: .le poete est homme par les sens,, et ensuite shomme par la douleur».ls Et de développer une image qui va parcourir son oeuvre poétique: .Le nectar est divin, mais le vase est mortel.n'g Jean: *Les infortunes de la vertua in Le Livre du Cenie13. GAUDON, naire, Paris, Flammarion, 1971, p. 38. 14. LAMARTINE: Sur la politique rationnefle, Geneve-Paris, SlatkineChamninn. 1977. o. S. 15: ~bidem,'; 41. 16. POULET,Georges: Efudes sur le femps humain, t. IV, Mesure de l'instant, Paris, PInn, 1968, p. 214; , 17. LAMARTINE: Oeuvres Poettques, op. cit., p. 529. 18. Ibidem, p. 531 («R&ponse Sir Walter Scottu). 19. Ibidem, p. 531. Tout est perception d'une expérience d'autant plus riche qu'elle est constant retour sur «ltéphém&rea,sur le refus d'oublier le «deuil D : <<L'argilepérissable oii tant $&me palpite S e faconne plus belle e t s e brise plus vite.." Avec L'Enthousiasme, Lamartine dévoile sa méthode de perception de la réalité qui s'inscrit finalement dans une tradition qui est celle du dix-huitieme siecle et qui rejoint le modele que proposait Horace dans ses Carmina. En effet il serait difficile de nier la part accordée par Lamartine a la cpression physique de l'inspiration~,pour reprendre les termes employés par Edouard Guitton.2' dans la sentence sur laquelle repose en fait L'Enthousiasme lamartinien: aPour tout peindre, il faut tout sentir.na Le poete romantique a certes puisé dans I'épisode révolutionnaire la réalité d'un monde qui est d'abord culte de l'absence, du détmit. Mais il s'appuie sur une tradition dont Edouard Guitton nous donne un exemple avec le poeme de Nicolas Barthe Sur les beautés de l'art et de la nature dans les campagnes: d e s gouffres a mes pieds me présentent fa mort (...) J e nourris dans mon sein u n agréable effroi.an Lamartine efface I'((agréab1e~de l'expérience humaine. Cependant il donne a son adeuil,, un contenu qui n'est guere éloigné de celui que décrivaient certains poetes du dix-huitieme siecle. Dans son Ode sur I'Enthousiasme, Lebrun évoquait ~ c e t t efange, empire des r ~ i s > Et >.~ le ~deuil,,lamartinien respecte une 20. Ibidem. p. 531. Edouard: .De Delille Lamartine: piriphrase, metapho. 21. GUITTON, re. mythen in Le Livre du Centenairc. Paris, Flarnmanon, 1971, p. 352. 7 7 -.i.bnn&arr~e ............. - - - cit -...,rn. 39 , no. 23. BARTHE,Niwlas: .Sur les heautés de i'art et de la nature dans les campagnesn in Epitres sur divers sujets (1762). p. 148. Cité par Edouard GUITTON.op, cit., p. 352. Oeuvres choisies, Paris, 1829, p. 482. Voir sur 24. ECOUCHAR~LEBRUN: ce sujet: Andreas KaeLtiz: Alphonse de Lamartine: aMéditafions poétiquesu, Stuttgart, Franz Steiner Verlag Wiesbaden GMBH, 1985, p. 240. habitude littéraire que Son retrouve dans le pokme de Delille intitulé: L'lmagination dont la composition se place avant le drame de 1793: eEt meme quand des sens la secousse est passée, L'écho des souvenirs prolonge la ,pensée.» L'enthousiasme est ainsi élément du «deuil., il est a la fois présence de Dieu et impossibilité de se détacher du <<mortel» qui provoque, par sa présence, l'évocation du acéleste portn." Dieu est .a l'intérieur de l ' h o m m e ~ . ~ Mais sentir, c'est d'abord et avant toute chose, comme Lamartine le dira dans «Novissima V e r b a ~ faire , ~ sur le plan personnel l'expérience que lui a révélée l'histoire, celle de l'effroi : d'ai vu, pensé, senti, souffert ( . . . ) . a 29 Les deux derniers termes sont inséparables, indispensables a toute expression du cdeuils. 11 n'y a point de description de la .vaste prison terrestren hors de l'affinnation du malheur d'etre homme, de participer a ce déchirement provoqué par la force divine. Peindre, c'est bien sentir la présence de Dieu en soi, comme le veut l'enthousiasme. Mais c'est sentir la part du .fiel,, dans ce <calice»d'ou coule le nectar. ~Sacré., le calice est, en meme temps, source de douleur, présence de cette douleur faite du souvenir de la fragilité des choses terrestres. 11 se <<brise» nous dit Lamartine dans sa ~Réponsea Sir Walter Scott.."' L'image du «vase.. du <<calice» est la curieuse expression de ce mélange de «fiel», de douleur, et de divin, de «nectar>>.L'homme souffre «sur le bord du tombeaup comme dira Voir arissi la critique A I'analyse d'Edouard Guitton sur I'influence du esensualisme des Lumikrcsn (Andreas KABLIT~, op. cit., p. 241). 25. Poesie citée par Edouard GUITION,op. cit., p. 353. 26. LAMAR~NE, op. cit., p. 70 (<Le Chrétien mouranto). Voir i'anaiyse dlndreas KABLITZ,op. cit., p. 245. 27. LAMAnTfNe: Méditations, éd. F. Letessier, Paris, Garnier, 1968, p. 542. F. Letessier reprend le sens etymologique du mot aenthousiasme.. 28. LAMARTINE: Oeuvres poéiiques, op. cit., p. 473. 29. Ibidem, p. 473. 30. Ibidem, p. 531. le poite dans «Le Chrétien mourantn. Mais il ressent aussi A cet instant le «feu divinn, la '[précieuse étincellen." Le moment oh il atteint le sentiment le plus cruel de la vie sur cette «terre» qui, affirme-t-iI, «sous mes pieds semble fuir»," est celui ou son h e ~s'éveilles!Le «deuil» est négation volontaire, tenace, du renouveau et, en meme temps, profonde conviction du salut divin. Rappeler la présence de la douleur, c'est aussi évoquer la supreme action, I'intervention du divin dans la vie de l'homme. Chaque instant de douleur est moment dans cette sensation de la présence divine. Remarquons ici que cette image du «vase,) et du «calice,,, présence de la douleur et du divin indissociables, rejoint un épisode de I'Evangile selon Saint Matthieu (26, 46). Dieu annonce qu'il ne boira plus de ce cproduit de la vigne jusqu'au jour, dit-il, oh je boirai avec nous le vin nouveau dans le royaume de mon Pere»." Dans «Gethsémani ou la mort de Julian," Lamartine évoque le *calice» et le sang, les douleurs dont le poite se fait le peintre: #La Ikvre, en frémissant, cmit encore étancher Sur le pavé smglmt les gouttes du calice 11 ne reste rien de l'espoir éveillé par les paroles du Christ. Le poete, lui, est tout entier occupé par le compte de ses <~douleurs mort mort, vie A vie>,.S6Dans le poeme dédié A Mme Desbordes-Valmore, il avait précisé: ~L'ámechante dans les tortures (...).a37 Le chemin du poite n'est pas celui du Christ, de I'espoir rendu présent. 11 est celui de la douleur, des .tortures.. Toujours dans ~Gethsémaniou la mort de Julia,,, il trace la voie que Ibidem, p. 70. Livre, 1955, t. 3, p. 3.139. RenSaint Marc (14, 22). doit suivre le poete. Elle passe inévitablement par le atombeau,, qu'est llame. Ce sont des ruines que Xgermex la terre et les cracines. commencent par fendre «les pierres des tombeaux,,." Rien n'échappe h cette obsédante présence de la douleur et Lamartine ne se lasse pas de nous rappeler les «terreurs ou nous ~ o m m e s ~L'histoire ~?~ de l'humanité, le passé sont faits de cdébris éparsn. Mais ce qu'il appelle «les phases de l'humanitéx ne s'arrete point au passé, elles s'étendent jusque dans le présent, dominent les sens de l'écrivain, l'assaillent. Le ndeuil., te1 que le concoit Lamartine, n'est point seulement domination sauvegardée du passé, il est emprise de ce dernier sur l'instant vécu. Rien n'éclaire mieux cette vision de l'univers que l'image qui se trouve h la fin du poeme des Méditations poétiques, «Le Génien. Le poete est le «chene. qui résiste au fleuve,,, h la destruction. 11 est au milieu des eaux. 11 est sdebout parmi les ruines>>."11 prend ses racines dans l'onde destructrice et lui seul peut porter témoignage de l'effroi qui traverse le monde. La poésie du cdeuil» est celle du passé devenu présence.. Lamartine ne manque pas de rappeler l'état du monde dans sa poésie adressée «A une jeune personne qui prédisait I'avenir,,,. poésie de 1832: eLeurs temples sont muets, les levres immobi'les (...).>a Les soracles,, sont silencieux et il n'y a en fait que l'évocation. de la douleur qui soit encore l'oeuvre du poete: <<Lepassé parle seul dans ces débris du temps.»42 A aucun moment, Lamartine ne semble douter de sa vocation qui est celle de rompre le silence de la seule maniere qui lui. soit offerte, en se faisant le chantre d'un monde qui l'effraye, mais dont il sait qu'il ne peut 6tre que ce désert dont Paul 38. 39. 40. 41. 42. Ibidem, p. Ibidem, p. Ibidem, p. Ibidem, p. Ibidem, p. 561. 54 («Le Géniey). 55. 548. 548. Viallaneix nous dit justement qu'ii est «enfin le pays sacré ou Dieu est a la fois absent et présentn? La situation de «deuil~ ne peut donc connaitre d'autre décor que celui dans lequel se retrouve le passé devenu présence obsédante d'un grand invisible: Dieu. Et ce adeuil» est a la fois conviction de l'immuable malheur terrestre et nostalgie profonde de ce que seul Dieu peut nous offrir: «Que ne puis-je y (sur la page blanche) graver un seul mot: Le Bonheur!» Le court pokme est de 1824. Mais il rejoint, dans sa tonalité, celui de 1832." Et lorsque Lamartine tente un regard vers le futur, il est forcé de réaffirmer i'essentiel: nEt pour moi l'avenir est semblahle au passé.»" Ce culte de la douleur, cette volonté de s'enfermer dans un univers de «deuil», de faire de la réalité le reflet d'un monde qui n'est plus que ruines, ne font que rendre plus ardue la réponse i la question qui domine en réalité tout le débat. Que1 rdle le pokte s'attribue-t-il dans ce monde oh rkgne le silence? Lord Byron avait donné le ton et, pour Lamartine, il est clair que «les cris du désespoir sont tes plus doux concert~>,,'~ ainsi qu'il le déclare en interpellant Lord Byron qui avait lui aussi, affirmé avec force qu'sentendre, voir, sentir, sont les fonctions essentielles du pokte dans un monde devenu, ses yeux, d e pays de la guerre et des crimesn." Mais Byron avait adopté une attitude de dédain: ~EnchainéA la terre, il leve les yeux vers le ciel..48 Lamartine i'a, de toute évidence, observé. 11 a repris la vision d'une poésie au sein de laquelle le .sentir» est chose premiere. 43. VIAL~NEIX, Paul: oLa tentation prophitique de Lamartinea in Le Livre du Cenfenaire, o p . cit., p. 25. 44. LAMARTINE,op. cit., p. 547 (~Verssur un albumn). 45. Ibidem, p. 548. 46. Ibidem, p. 5 (~L'Hommen). 47. BYRON,Lord: Le Chevalier Harold, Childe Harold, Paris, AubierMontaigne, éd. bilingue, 1974. pp. 126-127 (STO hear, to see, tn feeln) et PP. 122-123 ( % ( ...) thc land of ward and crirnes..). 48. Ibidem, PP. 116117 (~Bound to the earth. he lifts his eye to heavens). - 68 - Mais il pergoit clairement ce qui le sépare du poete anglais, de celui dont «la justice~se «révolte», alors qu'il est, lui, irrésistiblement attiré par le malheur et que, de son propre aveu, il y succombe: <<Plusje sonde l'abime, hélas! plus je m'y perds.»" La poésie, telle que la saisit Lamartine, est donc retour en arriere, recherche de ce qui nous échappe, sauvegarde des ruines. Dans son poeme de 1814, adressé «a Elvire)), il résume son intention profonde. S'il n'est point possible de se libérer du spectre du passé, de la mort qui hante le poete (<<Tupeux, tu peux mourir! >>,lo il lui reste une tache: <<Denotre amour aussi laisser un monument!. 11 s'agit de figer le temps destructeur, de faire du passé aux cimmenses d é b r i ~ , , une ~ ' réalité solide. Le «deuil» est A la fois moment de la soumission au passé et transfiguration de celuici en une évocation d'un monde qui échappe a la fluidité du temps et ainsi conserve vivante l'image du cdeuil)>. Dans la utroisieme époque,>de Jocelyn, le héros décrit un «r&ve»."11 donne vie au silence. Et, comme il le dit lui-meme, il <<tracede i'oeil,> un paysage lointain. Le reve offre la légereté aux &tres. Ce qui n'était que monument, silence, devient mouvement, cvoixn. Georges Poulet définit le reve lamartinien comme le fait de ~s'envolervers un lieu périphérique~.~~ De fait, dans Le Premier Regret des Harmonies, Lamartine transforme (~l'absenceuen présence.." Face h la epetite pierre,) au bord de la mer, au monument de la jeune fille de seize ans. il ne renonce pas a la douleur: .Revenez, revenez, 6 mes tristes pensées!> (55) 49. 50. 51. 52. 53. 54. 55, LAMARTINE,op. cit.. p. 6. Ibidem, p. 12. Ibidem, p. 1.413 ("Les Visions. premiere vision*) Ibidem, p. 624. Pou~ír,Georges. op. cit., p. 215. Ibidem. p. 215. LAMARTINE,op. cit., p. 471. Mais il tente l'entreprise qui est, pour lui, la marque du travail poétique par excellence. 11 glisse par les pleurs dans le reve. 11 donne vie, par la spensée~56 a des ascenes passéesn qui sont autant de moments revécus par le regard. En effet la poésie est peut-&re bien reve. Mais ce dernier ne se concoit que comme ouvrage de l'oeil, redécouverte des lignes du vécu: ~L'Homme se tourne 2 cette fiamme, E t revit en la regardant (...).,,n L'épisode est toujours le meme: celui des ruines, de «l'orniere de sang* a I'époque des invasions barbares, dVAttila.Mais ce qui compte, c'est la capacité propre au poete de redonner forme a la réalité passée, de la faire revivre en la transposant sur le plan individuel. Le reve est alors acte exceptionnel, passage de l'histoire a I'épreuve personnelle. 11 est exercice de Yame si l'on entend par la la possibilité de redonner «amen a «une mort qui se sent et se s0uffre..2~ Par le reve, le poete fait l'expérience d'un retour en arriere qui est non pas apparition fugitive des ruines et des tortures, mais regne de l'effroi sur ]'&me, un regne qui échappe au fleuve-temps, qui devient durée et qui se prolonge en «un délire sans termes, .une angoisse éternelle),. C'est «un songe sans réveil. qui ne peut ramener le poete au présent, ni lui ouvrir l'avenir: d e regarde en avant, et je ne vois que doute Et ténebres, couvrant le terme de la route!,, Eprouver dans toute sa présence el'abimen et en meme temps ne pouvoir .s'engloutirn, &re hors de la vie et incapable de «s'anéantir.: Lamartine reprend i plaisir cette vision de l'éternité qui est sentiment personnel de la «douleur.,M de l'absence dans le présent. Et c'est ainsi que, dans L'Automne, Lamartine, d'un epas reveur>>,ne fait que contempler des sbiens dont, nous dit-il, je n'ai pas j ~ u i »Avec . ~ ~justesse Jean Pierre Richard 56. Ibidem, p. 515 (<Les Révolutionsu). 57. Ibidem, p. 515. 58. Ibidem, p. 481 (~NovissimaVerba"). 59. Ibidem, p. 481. 60. Ibidem, p. 75. parle d'«une sorte d'antériorité pré-personnellep, d'aune dimension archaique de son ti propos de Lamartine.6' 11 insiste, a cette occasion, sur «le moi» qui «aime a s'enfoncer» et met ainsi en valeur ce que le pokte, lui-meme, décrivait dans Novissima Verba comme la cpensée en vain cherchant & s'engloutirn,62sans que cette attirance exercée par les profondeurs rejoigne ici le symbole de l'échelle de Jacob si souvent évoqué par Lamartine.O Mais la description, du passé, de la douleur, empeche le poete de trouver un <<terme» A ce qu'il appelle «un déliren et qui n'est en fait que le «deuiln prolongé a l'infini, ameté hors de I'écoulement du temps: l'&tre» est cfuyant*, l'aangoisse éternellen." Et c'est dans ce rapport avec l'éternité que la poésie devient oeuvre de génie. A multiples reprises, Lamartine prend en effet soin de décrire, a petites touches, ce génie qui s'inscrit dans l'analyse qu'il fait de la réalité endeuillée. Tout d'abord le génie wend l'immortalité» a l'etre h ~ m a i n n11 . ~est l'instrument essentiel de la poésie, celui par lequel le Divin inffue sur la réalité. Dans son poeme Sur la mort de la Duchesse de B., pokme de 1838, Lamartine voit dans i'oeuvre divine la ccchair fragile,, qu'.anime un sacré levainu et il place le génie a c6té de I'amour et de la beauté comme l ú n des «plus parfaits ouvragesn de Dieu : " «le culte du génie» permet d'aller «toucher les cieuxn." Ainsi concu, le génie n'est point définissable autrement que par la verticalité établie dans les échanges entre le pokte et Dieu. La parole du poete est le reflet d'une vision 61. RrcHAno, Jean Pierre: Etudes sur le romantisme, Paris. Seuii, 1970, pp. 151-152. On ne peut que regretter la courte analyse d'Albert B ~ ~ H I N (L'Ame romantique et le d v e , Paris, José Corti. 1956, p. 372) sur le reve chez Larnartine qui n'aurait qu'nun sens vague*. 62. LAMARTINE, Op. Cit., p. 481. 63. HIRW, Willi: Studien zur Metapkorik Lamarfines. Die Bedeufung der ZnnenlAussen-Vorstellung, Munich, Wilhelrn Fink Verlag. 1967, p. 117. Voir ce sujet: M. Citnleux, La Poésie pkiIosopkigue au XZXe siecle, Pans, 1905, t . 1, p. 48. M. LAMARTINE, op. cit., p. 481 (aun délire sans t e m e , une angoisse éternelle!~). 65. Ibidem, p. 481. 66. Ibidem, p. 13. 67. Ibidem, p. 1.091. 68. Ihidcm. p. 1.415 («Premiere Visions). de l'oeuvre poétique qui fait de l'écrivain de génie un homme inspiré par Dieu. Dans son Genie-Fragment, l'ami de Goethe, Johann Caspar Lavater définissait le génie, dans les années 1770, en reprenant l'idée antique du cdeus absconditusx et en parlant alors de «Genie - proprior Deus».@ Pour Lamartine, le génie, meme si Son s'en tient au poeme du meme nom dont il minimisera plus tard l'imp~rtance,'~n'est point concevable sans l'allusion a l'épigraphe tirée d'Horace (Odes, 111, 2, v. 8), a l'<<Impavidurnferient ruinae~,c'est-h-dire h l'évocation des ruines et de la Révolution. Le edeuil,, est lié a la notion meme de génie qui est d'ailleurs acceptation du <deuil» comme d'une force inébranlable, capacité donnée par le divin de s'élever au-dessus du evulgairen.7' Le poete puise ses clois» a la .source sacrée>>." Le «deuil» débouche sur le rappel du renoncement a l'attachement terrestre, le détachement vis-a-vis d'un monde enfermé dans son passé, témoignage de l'action divine. Dans son étude sur «la tentation prophétique de Lamartine»,'3 Paul Viallaneix rappelle que si le génie «sait et ne sait pasn, le pokte tente d'établir une confusion entre <<lemystere de la présence de l'Esprit Saint» et «llinspiration poétique,,. Dans ce hut, Lamartine se sert d'une métaphore qui explique en fin de compte la fonction meme qu'il attribue h l'ktre de douleur qu'est le poete. Constamment il fait appel a l'image de l'aigle qui, le poete nous l'affirrne dans son poeme Aun Enfants de Mme Léontine de Genoude, «est au cieln et «veille» sur la terre.'+ L'aigle incarne le génie qui, lui, écliappe aux difficultés rencontrées sur cette terre en deuil. Entre Dieu et le poete se crée une relation qui efface l'impression qui se dégageait du poeme dédié h Bonald. Le poete est proche de Dieu. 11 est porteur de la voix divine. Dans la deuxieme épo69. LAVA^, J. C.: Physiognomische Fragmente zur Beforderung der Menschenkenntnis und Menschenliebe in Sturm und Drang. Kritische Schriften, choix de E . Loewenthal, Heidelherg, s. d., p. 816. Méditafions, éd. F. Letessier, Parir, Garnier, 1968, p. 412. 70. LAMARTINE: 71. Id.. Oeuvres Poétiaues. - . OD. . cit... D. . 54. 72. ~hidem,p. 54. 73. V I U U ~ I X ,Paul: nLa Tentation prophétique de Lamartine* in Les Cahiers de Vnrsovie, le prophetisme el le messianisme dans les letfres polonaises et francaises a i'kpoque romanfique, 1986, p. 16. 74. LAMARTINE, op. dz.,p. 1.546. que de Jocelyn? c'est bien l'aigle qui <<aseul trouvé la route.. Toute connaissance humaine, toute science sont ainsi incamées par l'aigle: la toute-puissance divine retrouvée dans le poete. Entre l'oiseau et ce dernier la différence s'efface. 11 devient objet de comparaison. Dans le poeme dédié A Mlle. Delphine G u ~ , 'le ~ poete se trouve dans l'«aurore» comme .un aigle qui prend son vol du haut des monts.. Force et faiblesse de l'etre xfait,, par Dieu sont ici présentes. L'homme peut défaillir. 11 est alors «aigle pris du vertige en son vol vers l'abime.n D'ailleurs I'aigle edédaigne la plaine~et le poete, a l'exemple de Byron, désire se retrouver sur «des rocs e s c a r p é s ~Et . ~ ~l'oiseau devient poete: il ~ c h a n t eses douleurs». 11 est incarnation de la voix divine. Car ~ r o des i désertsn, il se pose, comme l'explique Paul Viallanei~,'~dans «le pays sacré ou Dieu est a la fois absent et présent,,. L'aigle est ainsi présence et absence: <con dirait autour des tombeaux Qu'on entend voltiger une ombre.» 80 Le poete surveille la nature de haut. 11 parcourt dous les points de l'immense étend~e,,.~' Visible, l'aigle est <<auservice de l'invisibles pour reprendre la définition de M. C~rdier.'~ Le sort de l'aigle est aussi celui du poete. Lamartine renvoie a une conception du génie qui puise ses sources dans l'Antiquité. Chez Pindare, la métaphore de l'aigle-génie s'impose déja et elle se retrouve chez Horace (Ode caum., IV, 2)?3Cette mise en parallele du poete et de l'aigle avait d'ailleurs trouvé chez Herder et F. L. Stolberg ses illustrateurs les plus prestigieux?' Lamartine fait lui-meme allusion a Pindare dans ses 75. Ihidem, p. 688. 76. Ihidem, p. 521. 77. Ibidem, p. 532. 78. Ibidem, p. 5. 79. Vrn~uNErx,Paul, op. cif., p. 25. 80. LAMARTINE, op. cif., p. 13, 81. Ibidem, p. 63. 82. C O ~ I E R M.: , '(Réflexions sur la descriptiun lamartinienne des grottew, Revue des Sciences Humaines, 38 (1973), p. 138. Sur le meme sujet: Andreas KABLITZ,op. cit., p. 234. 83. SCHMTDT, Jochen: Die Geschichfe des Genie-Gedankens, Darmstadt, Wissenchaftliche Buchgesellschaft, 1988, t. 1, p. 286. 84. Ibidem, p. 179. poésies a plusieurs reprises, notamment dans L'Enthousiasme '' ou il parle cl'aile de Pindare,, et a nouveau dans L'Epitre a Casimir Delavigne ou il est question des cailes de Pindaren." L'oiseau de proie est ainsi A la fois supreme expression des liens culturels qui unissent la poésie lamartinienne B la tradition classique, et le symbole mime de cette difficile tentative pour faire de l'attachement a une poésie de cdeuil., telle que le concevait Freud, l'expression d'une réalité humaine dans laquelle le divin retrouve sa place apres I'expérience de la douleur. Claude F ~ U C A R T Université Jean Moulin, Lyon III 85. LAMARTINE,o p . cit., p. 35. 86. Ibidem, p. 283.