La pratique de la sociologie
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La pratique de la sociologie
La pratique de la sociologie Serge Paugam Première partie : Le sociologue et son objet 1 Entreprendre une recherche sociologique 1.1 La construction d’un objet d’étude Une recherche sociologique débute par la déconstruction de l’objet (départir l’objet du sens commun), puis sa reconstruction (donner un sens sociologique). Cela passe par le remaniement du vocabulaire utilisé, des concepts, mais « il s’agit surtout d’un nouveau questionnement, d’une nouvelle problématique » p.16 Le premier travail de distanciation Au début de la recherche, il faut se demander pourquoi le sociologue choisit ce thème précis. Il faut se rendre compte que le choix du sujet n’est pas anodin, et qu’il reflète un intérêt, ou une implication du chercheur envers son thème (Durkheim a choisit le suicide pour des raisons plus « existentielles » que mener une recherche…). « Dans le cas du suicide, il est rare qu’un sociologue s’intéresse à ce sujet sans y avoir été, à un moment de sa vie, directement ou indirectement confronté. » p.18 Mais alors comment réussir à se distancer face à un sujet que l’on connaît du « dedans » ? Làdedans réside le premier travail de distanciation du sociologue, qui va l’amener à une « sociologie réflexive ». Une réponse à ce problème est amené par Bourdieu, et le concept d’objectivation participante : il faut se distancer non seulement de l’objet d’étude, mais aussi de sa propre position, soit analyser sa place, en tant que sociologue, dans l’étude que l’on mène. Bref, le sociologue doit être capable de « neutraliser se sentiments et refouler ses passions. » p.22 S’affranchir des prénotions La construction consiste donc à passer d’un objet « commun » à un objet sociologique. Mais il faut alors se détacher du « commun », car les phénomènes étudiés ne sont pas détachés du sociologue, il participe à leur existence dans le monde social. Cela demande un questionnement plus profond qu’habituellement posé par les individus. Prenons l’exemple de la pauvreté : le sociologue doit tout d’abord se demander « qu’est-ce qu’un pauvre ? Qu’est-ce qui constitue le statut de pauvre ? ». Ce n’est qu’une fois la pauvreté sociologiquement définie que le travail de recherche pourra commencer. Ce processus peut paraître simple, mais ne l’est pas du tout, car il faut se forcer à refuser les réponses communément admises, comme le disait Durkheim, « le sociologue part toujours du concept vulgaire et du mot vulgaire ». Problématiser Une fois cette distanciation effectuée, le questionnement du sociologue se trouvera changé. Il aura décortiqué un phénomène, et pourra alors trouver la problématique au cœur de son sujet. « Changer le regard, aller voir derrière, dévoiler le monde social sont autant d’expressions qui permettent d’identifier le travail sociologique. » p.33 Il est important de noter que suivant le commanditaire de la recherche sociologique (administration, parti politique, etc.), la problématique de départ peut ne pas être sociologique. Au sociologue d’arriver à changer cette problématique pour la rendre intéressante… 1.2 Les limites de l’objectivation Ce chapitre se base sur les réflexions de Raymond Aaron, sociologue français, qui s’est penché sur l’épistémologie, et les limites de ce processus. Les modes de partialité sociologique Le sociologue doit tendre vers une impartialité absolue, afin de bien mener ses recherches. Néanmoins, même inconsciemment, le chercheur aura toujours des préférences, des opinions. Malgré le travail de distanciation qu’il doit réaliser, ce dernier peut rencontrer 5 biais : - La sélection arbitraire des faits La confusion entre définition conventionnelle (sens commun) / définition issue de la recherche La prétention de connaître les faits avec précision, alors que ces faits sont changeants La sélection arbitraire de ce qui est important et ce qui ne l’est pas La projection des jugements du chercheur sur la société Neutralité et équité Raymond Aaron s’oppose donc à Durkheim, dans la mesure où « il lui semble illusoire de traiter en parfaite neutralité les faits sociaux.» p.37 Il s’oppose aussi à Weber, selon Aaron le sociologue ne peut pas s’empêcher d’avoir des jugements, ces jugements font d’ailleurs partie de la société, et de la réalité. La proposition d’Aaron est alors de réfléchir sur la condition de production de recherche, de son histoire, son contexte, afin non pas de faire une recherche neutre, mais rendre des conclusions véridiques. 2 De l’objet d’étude aux hypothèses 2.1 Les premières leçons du terrain Le terrain nous apporte une clarté sur notre objet de recherche. Ainsi « une enquête qui ne transforme pas les termes de la question de départ est une mauvaise enquête, inutile et inefficace. » il faut à la fois être rigoureux dans l’élaboration du questionnement de départ, et souple dans le remaniement des hypothèses pendant, et après le terrain. 2.2 La comparaison Il y a plusieurs manières de réaliser une enquête comparative (en fonction du lieu, de l’époque, de la classe sociale, etc.). Mais ce que la comparaison à de bien, c’est qu’elle limite l’ethnocentrisme (on dépasse le cadre de référence nationale, etc.), en exposant d’autres alternatives, et rend l’objet d’étude plus juste. 2.3 La construction de types idéaux L’idéal type est un concept amené par Max Weber, dans lequel on grossit les traits d’un fait, pour le « schématiser ». En conclusion, il faut une méthodologie au chercheur pour réussir une étude. Deuxième partie : Le sociologue et son terrain 1 Les conditions de l’enquête sociologique « Il ne peut y avoir de savoir sociologique indépendamment des techniques mises en œuvre pour y accéder. » p.61 « Il convient de rappeler (néanmoins) qu’il n’existe pas de méthode d’enquête idéale susceptible de s’appliquer à toutes les recherches. » p.104 1.1 Les choix méthodologiques préalables Auprès de qui ? Où ? Comment ? Il est indispensable de se poser ces trois questions avant de commencer un terrain, afin de délimiter quelles données on veut récolter. Néanmoins, ces trois questions sont dépendantes de l’objet de recherche, il est donc difficile de donner des réponses générales. On peut par contre spécifier le « comment ? », les données sont soit objectives, factuelles (méthode quantitative) ou subjectives, de sens (méthode qualitative). L’exemple des enquêtes sur le chômage Traite de 3 enquêtes sur le chômage, une monographie (donc basée sur un lieu particulier), une compréhensive (donc sur le sens que les individus perçoivent), et une plus quantitative, par questionnaire. 1.2 Les premiers pas sur le terrain Préparer son entrée Deux points sont à retenir pour bien préparer l’arrivée sur le terrain : avoir des connaissances préalables sur qui, quoi, comment, etc. L’assistance d’un informateur interne peut être très utile, voire cruciale, car il peut donner des informations « cachées » au simple touriste. Mais il faut faire attention aux biais qu’il peut transmettre dans son discours… Obtenir les autorisations En gros, il faut obtenir des autorisations quand elles sont nécessaires, il faut donc être au courant de ces choses plus administratives, pour garantir le bon déroulement de l’étude. 2 La posture de l’enquêteur « Chaque enquête sociologique est particulière, et la méthode employée est en elle-même une réponse plus ou moins anticipée à une série de difficultés susceptibles d’être rencontrées sur le terrain. » p.78 2.1 La position d’observateur Observateur masqué, ou à découvert ? Observateur masqué (incognito en tant que sociologue) Avantages : ce qui est observé est conforme à la réalité. De plus, il n’y a pas de phénomène de désirabilité sociale, c’est-à-dire que les individus observés ne sont pas tenté de se présenter sous un angle avantageux par rapport à la réalité. Inconvénients : il est difficile de garder sa couverture, cela demande de la discipline. En plus, être incognito signifie ne pas pouvoir faire d’entretiens, ou de questionnaire. Il faut alors être très fin dans sa manière de demander des informations sans paraître douteux. Observateur à découvert (reconnu et annoncé en tant que sociologue) Avantages : grande autonomie dans le travail et la méthodologie Inconvénients : les observations ne seront peut-être pas le reflet de la réalité. L’avantage de la durée Le temps peut plaider en faveur de l’observateur à découvert, car les individus vont s’habituer à sa présence, et ainsi être plus à l’aise. Que retenir ? L’observation vise à décrire. Mais il n’est parfois pas facile de se souvenir de tout, c’est pourquoi il est important d’avoir un cahier de terrain. Chaque sociologue développera ses techniques d’écritures, mais une proposée par Paugam est la suivante : les pages de droites contiennent les faits empiriques, celles de gauche une « pré-analyse » des faits observés. 2.2 L’enquête en face-à-face L’impossible neutralité Retour sur là désirabilité sociale, il faut faire attention à ne pas prendre au pied de la lettre ce que les individus nous racontent, mais toujours remettre en question ce qu’ils nous disent, et la manière dont ils le disent. Les données recueillies sont-elles fiables ? Le chercheur doit avoir deux préoccupations quand aux entretiens : la personne accepte-t-elle d’être interviewée, et ses informations sont-elles fiables ? Il ne faut pas pour autant toujours douter de ce que l’on entend. Certaines fois, l’importance du discours d’un individu n’est pas l’exactitude des faits, mais pourquoi le dit-il comme ceci ? Pourquoi a-t-il honte de cela ?, ainsi « la réalité est d’abord celle qui a été vécue et donc construite à partir de l’expérience personnelle. » p.94 Être un sociologue accoucheur Terme emprunté à Bourdieu (on l’aurait deviné…), qui veut mettre en avant le climat particulier que le chercheur doit mettre en place dans un entretien. Le contenu est donné par les interviewés, mais le sociologue doit permettre à ces gens de parler librement, en confiance, et ainsi d’améliorer le contenu du discours. 2.3 Quelle relation entretenir avec les enquêtés ? Empathie et cynisme Il se peut que le sociologue soit socialement dominant à la population enquêtée. Loin d’être une gêne théorique, cette position peut s’avérer désagréable pour plusieurs raison : on peut devenir trop empathique et créer une relation d’amitié, on peut se sentir coupable de notre position. Du côté des enquêtés, la gêne est aussi présente, et peut dévoiler un certain mépris ou cynisme de leur part. Quand le sociologue est socialement dominé Lors de la situation inverse, le sociologue se verra peut-être « remis à sa place », voire manipulé afin de le détourner de son questionnement trop intrusif. Des enquêtés voulant plutôt montrer le côté positif de leur place dominante éloigneront le chercheur de ses questions pour l’emmener sur « leur terrain ». Troisième partie : Le sociologue et ses résultats 1 Les règles de l’écriture sociologique La rédaction sociologique n’a pas les mêmes règles que l’écriture littéraire. Elle implique autant l’auteur, que les enquêtés, que la société entière, et les autres membres de la communauté sociologique. 1.1 Pour qui écrire ? La diversification des publics Les livres sociologiques sont aujourd’hui lus par un panel plus large qu’autrefois. Le niveau d’éducation s’est élevé, du coup l’intérêt pour la sociologie aussi. Il faut alors jouer sur deux niveaux : la scientificité et l’adaptation aux publics variés. Il existe plusieurs avis quand à l’élargissement du public sociologique, soit comme un déclin de la scientificité de la discipline, soit comme un danger pour la liberté du sociologue, soit comme le devoir positif du sociologue qu’est d’instruire et d’alimenter les débat actuels. 1.2 Comment écrire ? Ecriture et scientificité On peut se demander s’il ne serait pas plus légitime de différencier l’écriture en fonction des publics, ou bien de tenter de fusionner tous les publics en une écriture. Dans la communauté sociologique, tous les avis sont présents… mais dans tous les cas, la scientificité dans l’écriture est une condition obligatoire. Les quelques points importants dans l’écriture sociologique sont l’explication du cheminement scientifique, se souvenir que les données doivent légitimer l’analyse, pas le contraire, éviter de lister les données inutilement, et ne pas tomber dans la « complication inutile » p.120 (on en parlera à Bourdieu…) 1.3 Quand écrire ? De l’enquête à la rédaction Une écriture trop précoce peut mener à une surdensité, un manque de perspective et d’équilibre. Au contraire une rédaction trop tardive peut minimiser la profondeur du propos, et beaucoup sous-estiment le temps de rédaction nécessaire. Finalement il ne faut pas tomber dans le perfectionnisme, la sociologie étant par défaut toujours en évolution, ou dit par François Dubet « s’il y a quelque chose de lourd dans ce métier, c’est la liberté même dont le sociologue joint et qui l’oblige à puiser en lui-même le désir de travailler en échange d’une reconnaissance assez aléatoire. » p.125 2 Les médias : une liaison dangereuse ? 2.1 Une interdépendance croissante Le sociologue est aujourd’hui « appelé à donner du sens et à définir la place de l’homme dans un monde complexe et difficile à appréhender. » p.127, et se retrouve fortement demandé par les médias. La relation sociologues-médias est complexe car elle est interdépendante : les médias relaient une demande publique d’expertise sociologique, et les sociologues se voient ravis que leurs études soient plus diffusées. À nouveau les avis sont partagés, mais tout le monde converge sur le fait que la sociologie n’est pas une critique, mais bien des observations neutres. 2.2 Des relations ambivalentes Les deux entités sont « souvent proches dans leurs centres d’intérêt mais presque opposées dans leur temporalité. » p.132. Les deux sont à la recherche de vérités, de réalité, même si le prestige scientifique ne porte à le croire, ou dit par Aaron « la science ne dicte pas le jugement raisonnable, mais elle aide à le formuler. » p.134 La grande différence réside donc dans la temporalité : lente et changeante pour le sociologue, rapide et deadline pour les journalistes. 2.3 L’émergence de nouveaux supports Autant dans le journalisme que sur le net, il faut faire attention aux utilisations douteuses de la parole sociologique. De plus par une demande croissante d’expertise dans le champ non sociologique de l’opinion, le sociologue se voit malmené. Libre à chacun par la suite d’endosser son rôle de citoyen et d’émettre une opinion, ou de refuser son implication. Quatrième partie : Le sociologue dans la cité 1 L’engagement du sociologue On l’aura compris, l’engagement et la place du sociologue est un sujet à débat. On peut affirmer que « le sociologue, qu’il le veuille ou non, est à la lisière du politique, et souvent plus proche qu’on ne le pense du décideur. » p.147 Mais du coup, ou le sociologue doit-il arrêter son travail ? 1.1 Durkheim et Weber : deux figures classiques de l’engagement Durkheim, la morale et l’action Durkheim a une vision sociologique que l’on pourrait qualifier de moraliste, et entend faire de la sociologie une « science de la morale ». La mission dont Durkheim investi la sociologie est la suivante : « donner à la société une plus grande conscience d’elle-même et de son unité, renforcer et rendre plus visibles les liens qui rattachent les individus entre eux afin de parer à l’égoïsme qui les guette. » p.149 La tension entre la sociologie et la politique chez Max Weber Weber à une opinion plus scientiste du domaine. Il ne revient pas à la science de dire aux hommes ce qu’ils doivent faire, mais elle peut les guider, et les éclairer dans leurs choix. Dans cette perspective, le sociologue –même sans exprimer d’avis politique- est quand même « engagé », car il montre la face cachée des actions humaines. 1.2 Aaron et Bourdieu : deux conceptions du sociologue engagé Les deux sociologues partagent une certaine critique de l’épistémologie, et tentent de faire une sociologie de la sociologie. Autrement dit, la position du chercheur, son rôle, ses objets, peuvent et doivent être analysés et problématisés. Aaron et l’autonomie politique Aaron définit la sociologie comme suit : « science des relations sociales telles qu’elles sont imposées par le milieu, et vécues par les individus, la sociologie est à la fois une science particulière et une science synthétique. Particulière puisqu’elle n’inclut ni exclut les autres sciences sociales ; synthétique puisqu’elle vise en dernière analyse l’homme sociale ou l’individu socialisé, c’est-à-dire le sujet concret des relations sociales, donc l’objet ultime de toutes les sciences humaines. » La sociologie peut donc montrer la justesse d’un choix, mais de part sa forme amènera toujours le lecteur à une certaine sagesse sur la société. Bourdieu, un intellectuel spécifique Bourdieu quand à lui définit la sociologie comme un moyen pour se libérer de la domination des autres, et de l’oppression. C’est ainsi une sociologie « libératrice » que Bourdieu entend appliquer, qui détruirait les « violences symboliques » dans la société. 2 questions contemporaines sur l’engagement 2.1 La réponse à la demande sociale Le sociologue et son expertise sont de nos jours demandés par le public afin d’éclairer certains phénomènes. Paugam n’hésite pas à dire que cette demande est certes complexe, mais valorise le sociologue : « Le besoin pour le sociologue de se sentir et d’être reconnu comme utile est parfaitement légitime. » p.169 Il y a plusieurs manières de répondre à cette demande sociale, et il est difficile de réellement faire des « catégories de sociologues » en fonction de l’attitude face à cette demande. Néanmoins, on peut affirmer qu’aujourd’hui, la sociologie est dépendante du financement d’institutions extérieures, les apports matériels étant un problème récurent au cœur du métier… La difficulté reste alors de garder sa distance, son objectivité, son sens critique, et surtout son autonomie lors de ce type de recherche, mais si le sociologue y parvient, il aura à la fois répondu à une demande sociale, et fait son métier de sociologue sans compromettre son intégrité. Il est aussi important d’analyser la demande sociale, afin de ne pas être instrumentalisé, ou d’être demandé à des fins vulgaires. 2.2 Les contraintes du rôle d’expert Les experts peuvent aussi êtres appelés dans un cadre politique. Certes, cela prouve de l’utilité de la sociologie, mais il ne s’agit pas d’être naïf, et d’en oublier les causes et conséquences. Deux risques dans cette démarche sont d’aboutir sur une étude très normative, ou d’être usé pour légitimer une politique. Il est ensuite compliqué de rester neutre, et de réfuter une opinion, alors que l’étude menée est en accord avec cette dernière… 2.3 Pour une sociologie critique Il faut donc être vigilant sur l’utilisation que l’on peut faire de la sociologie. Mais au-delà de ces dangers, il faut nuancer que certes le sociologue doit être neutre, mais doit garder un esprit critique : on entend par cela de montrer la face cachée des choses, et ne pas accepter naïvement les explications communément admises. Armelle Weil