HORS lIMITES - Université de Genève
Transcription
HORS lIMITES - Université de Genève
10 11 HOrs lImiteS l’exemple de Chostakovitch TrANscEnder Les cOntrAIntEs Art de l’instant, de l’éphémère et de l’allusion, la musique, dans sa forme pure (dès lors qu’elle n’est pas associée à un texte), a souvent échappé à la limitation et, par là même, à la censure. Dmitri Chostakovitch Olivier Messiaen Par son caractère indicible et abstrait, il est en effet difficile de déterminer à quel moment une limite est franchie ou doit être imposée, et ce d’autant plus que bien des compositeurs sont parvenus, par des moyens divers, à contourner l’interdit. Il arrive même parfois qu’un texte prohibé parvienne à se frayer un chemin sur la scène publique par le biais de la musique: parmi tant d’exemples, Mozart et da Ponte, par le remaniement du texte d’origine pour les besoins dictés par le genre de l’opéra, ont ainsi pu mettre en musique Le mariage de Figaro, pièce de Beaumarchais pourtant soumise à une sévère censure à l’époque, dans Le Nozze di Figaro. Et lorsque les compositeurs s’affranchissent du patronage et du devoir d’écrire de la musique pour des circonstances bien précises et dans un style devant satisfaire aux exigences de leur protecteur – virage décisif pris par Beethoven –, la menace de voir une œuvre être proscrite par une instance supérieure semble disparaître. György Ligeti Quand la musique doit répondre à une doctrine Cependant, deux régimes totalitaires du XXe siècle ont tenté de mettre en place une inspection systématique de la production musicale des compositeurs sous leur pouvoir, par leur volonté de contrôler la vie du peuple sous tous ses aspects; c’est d’abord le cas de l’URSS sous Staline. Instaurée en 1932 à l’initiative du Comité central du Parti communiste, l’Union des compositeurs soviétiques est en charge de veiller à ce que la musique produite en URSS réponde à la doctrine de réalisme socialiste énoncée par Jdanov en bannissant toute attache aux courants avant-gardistes de l’époque, dont la musique est considérée comme décadente, dégénérée et bourgeoise. Simplicité, représentation de la réalité, usage de la musique traditionnelle et folklorique, ainsi qu’adulation du leader politique sont les lignes directrices voulues par le régime. Dmitri Chostakovitch fut l’une des victimes principales de ce système: suite à une critique au vitriol parue en 1936 dans le journal du parti Pravda, son opéra Lady Macbeth de Mtsensk est interdit de toute représentation. La Grande Terreur qui règne alors est faite de menaces de déportation ou de mort, d’intimidations en tous genres et de persécutions des compositeurs ne suivant pas les directives du parti ou, pire, s’y opposant; et au-delà de voir leur musique censurée, les auteurs se trouvent dans l’obligation de modifier leur style pour correspondre aux exigences de l’Union. Ainsi dès sa 5e symphonie, l’écriture de Chostakovitch se fait plus simple et plus traditionnelle; elle lui permet de retrouver partiellement l’adhésion de son gouvernement. C’est toutefois toujours avec aversion qu’il se plie à ce qui lui est imposé, et le recours à l’ironie et à la citation devient un moyen de marquer son désaveu face à une idéologie contrainte, mais sans risquer la censure. La Symphonie de chambre op. 110A, transcription du 8e quatuor, composé en 1960 juste après son adhésion forcée au Parti communiste et après la découverte des ruines de Dresde, est en apparence dédié aux victimes du fascisme en Allemagne; avec l’affirmation de sa signature musicale (DSCH – ré, mi bémol, do, si) dès les premières notes, Chostakovitch nous invite à une lecture différente, en se positionnant d’emblée comme étant lui-même une victime d’un régime despotique. Diverses citations, dont un thème issu précisément de Lady Macbeth, sont autant de pieds-de-nez subtils à la rigueur du régime. D’autres compositeurs soviétiques subiront les affres du totalitarisme de l’URSS: c’est le cas par exemple de Prokofiev et de Schnittke ou, dans d’autres pays membres ou occupés, de Ligeti, Kurtág et Pärt. A noter que ces trois derniers n’ont pas directement été victimes de censure à proprement parler, mais se sont plutôt trouvés face à la difficulté d’avoir accès à la musique européenne contemporaine prohibée par les Soviétiques. sous le troisième reich Par ailleurs, en Allemagne nazie, si une volonté de contrôler la musique est aussi annoncée en 1933 par la mise en place de la «Reichsmusikkammer», organe de contrôle sous l’autorité de Goebbels, elle ne sera finalement pas appliquée de manière réellement concrète et systématique, et les musiciens seront bien davantage victimes de l’antisémitisme, de la perte de leur poste (s’ils en ont un) et de l’exil que de la critique ou d’une quelconque restriction imposée à leur œuvre. Enfin, dans une perspective plus large que la seule censure politique, d’autres limites se sont dressées devant les compositeurs; pensons notamment au Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen, composé en 1940 et créé en 1941 dans des conditions précaires, dans le camp de prisonniers de Görlitz où était détenu son auteur. On peut aussi citer la maladie, qu’elle soit physique (chez Duparc) ou mentale (chez Schumann), ayant entravé la force créatrice de certains artistes. Toutes les contraintes, quelles qu’elles soient, peuvent finalement être un vecteur de créativité dès lors qu’un compositeur parvient à trouver une manière de les transcender, et bien des chefs-d’œuvre musicaux ont vu le jour en s’inscrivant hors des limites. Certains compositeurs ont même cherché à jouer avec les limites imposées par le langage musical; Debussy et les compositeurs de la seconde école de Vienne, entre autres, ont ainsi exploré les limites de la tonalité et ont proposé des systèmes de composition novateurs, s’offrant ainsi de nouvelles perspectives. Inès de Saussure Étudiante en Master de musicologie à l’Université de Genève