ouvrir le pdf - Energies pour l`Afrique
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Entrevue exclusive Jean-Nicolas Saucier Le « plan Marshall » de Jean-Louis Borlo o pour l’Afrique. Ancien ministre d’État français, notamment de l’Écologie, Jean-Louis Borloo caresse un ambitieux projet : électrifier le continent africain à l’horizon 2025. Un an après avoir quitté l’arène politique, il présentait en mars dernier son nouveau bébé, la Fondation Énergies pour l’Afrique, un catalyseur qui doit fédérer, encadrer et orienter le financement et la mise en œuvre de cette course à l’électrification de l’Afrique. Dix ans et 50 milliards de dollars de subventions, voilà les balises de départ que pose l’ex-politicien pour mener à terme son entreprise. Bien plus qu’une simple idée, le projet baigne déjà dans le concret : en quelques mois, l’homme a parcouru près de 500 000 kilomètres, rencontré 41 chefs d’État sur les 54 que compte le continent africain, en plus d’approches menées dans les sphères politique, patronale et syndicale d’Europe. En marge du Forum Africa 2015 tenu à la mi-septembre à Montréal, Afrique Expansion Magazine a fait le point sur l’électrification du continent avec Jean-Louis Borloo, l’homme qui appelle de ses vœux un véritable « plan Marshall » pour l’énergie en Afrique. 16 AFRIQUE EXPANSION • 50 Afrique Expansion Magazine : Pourquoi vous intéressez-vous de si près à l’Afrique et pourquoi mettre l’accent sur l’électrification du continent ? Jean-Louis Borloo (JLB) : Je suis convaincu que l’Afrique est le continent du XXIème siècle et qu’il peut devenir grâce à son formidable potentiel en énergies renouvelables, le premier continent soutenable de l’Humanité. De nombreux voyages, de nombreux survols de ce continent plongé dans l’obscurité à la nuit tombée, de nombreuses rencontres, marquantes, émouvantes de sincérité, m’ont fait prendre conscience de l’incroyable défi que représente l’accès à l’énergie dont 650 millions d’africains sont dépourvus. Les États qui forment l’Afrique comptent 1 milliard d’habitants. En 2050 le continent en comptera 2 milliards. D’ici 30 ans, l’Afrique devra nourrir, former, loger, guérir, employer 1 milliard de nouveaux habitants. À cette date, un quart des actifs de la planète seront africains. Cette population est la plus jeune du monde, 50 % des africains ont moins de 25 ans, une jeunesse née avec Internet, la télévision et les téléphones mobiles. Cette jeunesse est l’avenir de l’Afrique, un atout pour le continent par son nombre et son niveau d’éducation qui a considérablement progressé. Mais cette jeunesse représente aussi un défi redoutable : de 1950 à 2050, la population d’Afrique sub-saharienne aura été multipliée par 10, passant de 180 millions à 1,8 milliard d’habitants. Dans l’histoire de l’Humanité, aucune région du monde n’a jamais eu à connaitre une croissance démographique d’une telle magnitude. C’est un défi immense pour ses dirigeants. L’Afrique a besoin d’avoir accès à l’eau, à la santé, à l’éducation, à l’emploi, à la sécurité… Rien de cela n’est possible sans électricité, l’accès à l’énergie est le préalable à tout autre développement, le facteur indispensable à toute croissance économique, sociale et à tout équilibre territorial. Pour cela, la mise en place d’un plan massif d’électrification du continent est indispensable permettant 80 % d’accès à l’électricité d’ici 2025 et 10 % de croissance pendant 10 ans, afin que les ressources énergétiques de l’Afrique et sa puissance démographique deviennent des forces et non plus des freins à son développement. Alors qu’on parle depuis des décennies du manque d’énergie en Afrique, les choses bougent lentement. Votre fondation souhaite la mise en place d’une subvention de 5 milliards de dollars par an pendant 10 ans. Est-ce un objectif réaliste et qui est appelé à contribuer ? (JLB) : Le dérèglement climatique frappe durement les pays vulnérables au premier rang desquels l’Afrique. Or, l’Afrique n’émet quasiment pas de CO2 contrairement aux pays développés et constitue même un puits de carbone qui sert à l’ensemble de l’humanité. En revanche, la gravité de l’impact du dérèglement climatique est considérable : vulnérabilité de l’agriculture, sécheresse, difficultés d’accès à l’eau, pluies de plus en plus irrégulières, inondations, perturbations des écos-systèmes et déforestations. C’est donc pour des raisons de justice climatique évidentes que les pays émetteurs de CO2 doivent financer ce plan d’électrification, conformément aux déclarations et enga- gements pris à l’occasion de la Convention Climat de Copenhague en 2009 qui prévoyait la mise place d’un financement additionnel à l’aide au développement de 10 milliards de subventions par an pendant les trois premières années, augmentant progressivement ensuite, au profit des régions frappées par le dérèglement climatique dans le monde, notamment l’Afrique et les petites îles. Seul un système simple sera efficace et créera le mouvement. Cette subvention internationale devrait être pérenne, automatique, lisible, non conditionnelle et additionnelle à l’aide au développement existant. Elle serait garantie par les pays membres de l’annexe 1 du protocole de Kyoto émettant plus de 8 tonnes de CO2 par habitant et par an et ce au prorata de leur population. Ce mécanisme montera progressivement en charge en commençant à 3 milliards en AFRIQUE EXPANSION • 50 17 Entrevue exclusive Jean-Nicolas Saucier 2016, 4 milliards en 2017, 5 milliards en 2018. Les pays non membres de l’annexe 1 du protocole de Kyoto mais émetteurs comme la Chine et les pays de la péninsule arabique pourront dans les mêmes conditions porter une contribution volontaire. au KFW, à la BEI, à l’AFD, la DFID, la BERD et à tous les opérateurs financiers, est indispensable. Précisément, c’est ce rôle de fédérateur-catalyseur, aujourd’hui manquant, qu’est amenée à remplir la future Agence. D’autres initiatives du genre ont été lancées récemment, pensons au plan « Power Africa » (32 milliards $) du président Obama ou au Fonds Vert de l’ONU. En quoi votre projet s’en distingue-t-il et souhaitez-vous réunir sous une même enseigne ces autres initiatives ? Une mesure centrale de votre plan est la création d’une Agence de l’énergie en Afrique. Parlez-nous de cette future entité, de son rôle. Où serait-elle située et qui la composerait, la dirigerait ? (JLB) : À ce jour, les initiatives sont nombreuses mais éparses et les critères d’accès aux financements internationaux publics et privés demeurent multiples et complexes. Une coopération facilitée entre les instances politiques des pays africains, l’UE, l’UA, la LEA, les établissements financiers multilatéraux, les organisations internationales de l’énergie du climat, les industriels, Africa 50, les Power Pools, le Fonds pour les technologies propres, le FED, l’ICD, le FEM et l’initiative américaine « Power Africa », mais également une simplification de l’accès à l’ensemble des partenaires et bailleurs internationaux, privés comme publics, et notamment à la BAD, aux Fonds européens, au fonds vert, à la Banque Mondiale, 18 AFRIQUE EXPANSION • 50 (JLB) : Les dirigeants africains ont pris leurs responsabilités et lors du Sommet de l’Organisation de l’Union Africaine le 15 juin 2015 à Johannesburg, ont décidé, sur proposition du président Macky Sall, la création d’une structure dédiée à l’électrification de l’Afrique, votée à l’unanimité des chefs d’État africains. Cette Agence intergouvernementale africaine sera une institution spécialisée à objet unique : l’aide à l’accélération de l’électrification de l’Afrique avec un cadre lisible et évaluable. Dotée d’une subvention de 5 milliards de dollars par an et d’une ingénierie publique de haut niveau, elle sera un outil de fédération des partenaires et bailleurs de fonds au service des États et des projets ainsi qu’un véritable vecteur de mobilisation de l’ensemble des capacités de financement privé, public, classique ou concessionnel. Ce chaînon manquant est le seul outil capable de sécuriser les financements, d’assurer la soutenabilité des projets et donc leur faisabilité dont le montant estimé à ce jour représente environ 200 à 250 milliards de dollars. Dirigée par les États africains qui ont décidé de la créer, de mutualiser leurs compétences pour un programme global d’électrification de l’Afrique avec le soutien des pays émetteurs de CO2, son siège sera arrêté par l’Assemblée générale, évidement en Afrique, si possible dans une capitale bien reliée aux transports internationaux, avec une proximité des organismes existants exerçant des activités de financement. Quels sont selon vous les principaux défis et obstacles à l’électrification de l’Afrique ? Sont-ils seulement de nature financière ? (JLB) : Comme nous l’avons dit, les principaux défis sont climatiques, énergétiques et démographiques. Ces trois enjeux, ces trois défis considérables individuellement se cumulent dangereusement alors que l’Afrique dispose de toutes les potentialités pour être un géant du XXIe siècle. Les obstacles résident principalement dans la mise en place des mécanismes financiers. En effet, force est de constater l’extraordinaire difficulté de la mise en place des financements : les mécanismes de développement propres ne sont pas allés au profit de l’Afrique et les subventions prévues ont un objet non défini, des bénéficiaires non désignés et prétendants couvrir tous les sujets liés au dérèglement climatique devenant inopérants. De fait, l’engagement de Copenhague, prévoyant la mise en place d’une subvention de 10 milliards de dollars par an et attendant les 100 milliards d’ici 2020, n’a pas été opérationnel et s’est transformé en un « climate found » à l’objet universel. Dans ces conditions les pays développés sont restés dans les principes de réunion de donateurs qui par nature et sauf exception s’en tiennent à des promesses des dons. L’ambiguïté permanente entre financements publics concessionnels ou pas, financements privés, financements de transferts de technologies, mécanismes spécifiques et subventions permet la confusion et donc l’absence totale de résultats concrets. Quelles doivent être les priorités selon vous pour parvenir en 10 ans à électrifier l’ensemble du continent ? Est-ce possible dans un laps de temps qui semble si court ? (JLB) : Outre la volonté politique unanime des dirigeants africains d’électrifier l’Afrique, signal mobilisateur indispensable aux investisseurs partenaires du développement, l’en- semble des financements disponibles prêts à être investis dans le potentiel énergétique du continent est considérable car le besoin est clair et massif. Les projets et avant-projets existent dans chaque pays africain permettant de faire passer globalement le continent à 80 % d’accès à l’énergie en moins de 10 ans. Ces projets sont identifiés mais la plupart d’entre eux connaissent un problème de soutenabilité financière et de bancabilité. Les financements nécessaires pour mener les projets concrètement et rapidement, représentent un montant situé entre 200 et 250 milliards de dollars. Afin de sécuriser ces financements potentiellement disponibles, une part marginale de subvention publique internationale de 50 milliards de dollars pour l’ensemble, soit 5 milliards par an durant 10 ans, est nécessaire. Conformément aux engagements de Copenhague cette subvention internationale devrait être pérenne, automatique, lisible, non conditionnelle et additionnelle à l’aide au développement existant. La priorité est donc de sécuriser ces financements permettant d’assurer la faisabilité des projets par la création d’un véritable « chainon manquant » que représente l’Agence. Nous avons beaucoup entendu parler de mégaprojets comme Desertec ou Grand Inga qui peinent à aboutir. Selon vous, de quoi a le plus besoin l’Afrique, de grands projets pareils ou d’initiatives plus modestes et locales ? Les deux sont-ils compatibles ? (JLB) : Les deux sont absolument compatibles, le développement de l’énergie s’entend de l’énergie centralisée comme de l’énergie décentralisée. Un pays comme le Canada ou une province comme le Québec ont-ils une place dans votre projet ? Que souhaiteriez-vous d’eux dans un monde idéal ? (JLB) : L’ensemble de la communauté internationale est concerné et plus particulièrement les pays qui émettent le plus de GES. L’implication du Canada sur les questions climatiques et environnementales ainsi que dans les négociations internationales est incontestable et indispensable. Son expertise, en matière d’énergies renouvelables, mondialement reconnue. Les efforts doivent être poursuivis et pourraient notamment prendre la forme d’une contribution à la subvention de 5 milliards de dollars par an dont sera dotée la future Agence. Concernant le Québec, les mécanismes de coopération régionale permettront de soutenir les projets portés dans le cadre de ce plan massif d’électrification du continent africain. AFRIQUE EXPANSION • 50 19