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Le judaïsme dans un quartier
parisien populaire
La présence juive dans le XIXe arrondissement parisien, si elle est très visible, n’a d’unité
qu’en apparence. Il n’existe pas, entre les différents groupes qui la composent, d’ensemble cohérent,
structuré et interconnecté. Pour autant, la proximité des différents lieux de culte, ainsi que celle
des habitats et commerces, génère une reconnaissance mutuelle entre ces réseaux, qu’ils se soient
regroupés du fait de liens familiaux ou par affinités.
D’une manière générale, les infrastructures religieuses et communautaires juives (écoles, commerces, synagogues, associations…) se sont
développées en France de manière importante et rapide, dans un
contexte de dynamisme des mouvements religieux et d’affirmation du
fait religieux dans l’espace public. Si la grande majorité de la population juive se répartit dans l’agglomération parisienne en fonction de
son niveau socio-économique, on assiste à des phénomènes de concentration volontaire d’une partie de cette population, notamment dans le
XIXe arrondissement de Paris, qui fait figure de dernier-né des quartiers juifs parisiens. Il s’agit aujourd’hui de l’arrondissement qui
compte le plus grand nombre de synagogues, de commerces cachers et
d’écoles juives. Toutefois cette affirmation religieuse n’a rien à voir
avec une quelconque “enclave” : tout d’abord, le contexte urbain dans
lequel elle s’exprime est fortement cosmopolite. Ensuite, si l’on
observe des regroupements de commerces cachers dans plusieurs rues
ainsi que des regroupements de familles juives dans certains
immeubles, la population juive et les lieux juifs sont dispersés dans
l’arrondissement, et ils restent toujours minoritaires.
Les personnes non initiées à la réalité sociale extrêmement diverse
de la judaïcité(1) perçoivent sans doute une unité dans la présence d’une
population juive pratiquante dans ces quartiers populaires de l’Est parisien. Mais l’analyse du rôle des réseaux dans cette construction territoriale permet d’aller au-delà de l’apparence d’unité sociale que donne la
visibilité de la population juive pratiquante et de certains lieux juifs.
Différents types de réseaux ont en effet été mobilisés, traduisant la complexité de la diaspora juive, constituée à la fois de réseaux migratoires,
religieux et communautaires. La concentration d’une population juive
pratiquante et de ses infrastructures religieuses et communautaires
n’est le résultat d’aucune stratégie commune d’implantation, mais de la
somme d’initiatives individuelles, familiales et collectives tirant partie
d’un ensemble d’opportunités urbaines. Il sera question ici de retracer
ce phénomène d’agrégation, à travers quelques exemples de stratégies
Réseaux sociaux en migration
par Lucine Endelstein,
allocataire de recherche
à Migrinter, Poitiers
1)- Selon la définition
d’Albert Memmi, la judaïcité
est l’ensemble des juifs.
Voir Albert Memmi,
“Recherches sur la judéité
des juifs de France”, in Revue
française de sociologie,
6(1), janvier-mars 1965.
49
2)- Francis Godard,
“Sur le concept de stratégie”,
in Catherine Bonvalet,
Stratégies résidentielles,
actes du séminaire organisé
par Catherine Bonvalet
et Anne-Marie Fribourg
en 1988 à Paris,
Ined, Plan construction
et architecture,
ministère du Logement,
coll. Congrès et colloques,
n° 2, Paris, 1988.
50
résidentielles et de créations de lieux de culte. Comme l’a montré l’abondante littérature sur le logement, les choix résidentiels dépendent de
multiples facteurs, toujours imbriqués les uns dans les autres : politique
du logement, offre de logement, préférences en matières de mode de vie,
de revenus… Le terme de “stratégies résidentielles” utilisé ici fait référence au minimum de choix dont les individus disposent pour leur logement, quel que soit leur niveau social. En d’autres termes, cette idée de
stratégie conduit à “restituer à l’acteur sa part d’initiative dans l’élaboration de sa propre existence”(2). Il s’agira ensuite d’analyser les
formes et les contenus des échanges entre les individus et les différentes
institutions juives : y a-t-il émergence d’un système social, du fait de la
proximité spatiale de différentes populations juives et en dépit des clivages qui les traversent ?
Un critère décisif : la proximité familiale
Le XIXe arrondissement est fortement contrasté : à un cadre urbain très
disparate, en constante rénovation progressive depuis plusieurs décennies, répond une très forte hétérogénéité sociale et ethnique. Dans ce
quartier où le tiers du parc de logement a été construit depuis 1975, l’habitat est aujourd’hui particulièrement hétérogène. Comment les familles
juives se sont-elles accommodées de cette hétérogénéité pour parvenir à
se regrouper dans certaines rues, dans certains immeubles ? Dans leur
cas, la proximité familiale est souvent déclarée comme un critère décisif
de localisation résidentielle. D’une façon plus générale, la présence de
coreligionnaires et la rencontre dans un espace praticable à pied de
nombreuses infrastructures nécessaires à la pratique religieuse et à la
vie communautaire sont perçues comme un environnement social
attractif. C’est pourquoi, sans négliger les autres facteurs qui pèsent
dans les trajectoires résidentielles, il convient de souligner le rôle des
réseaux familiaux et de relation dans la concentration progressive de la
population juive du XIXe arrondissement. Ce phénomène répond aux différentes vagues migratoires des juifs : celles d’Europe de l’Est concernent la fin du XIXe siècle et l’entre-deux-guerres, puis les juifs d’Afrique
du Nord sont arrivés à partir des indépendances. Ils représentent aujourd’hui la majorité de la population juive française. C’est en raison de leur
nombre, mais aussi de leur immigration plus récente, que nous retrouvons essentiellement des juifs originaires d’Afrique du Nord dans le phénomène d’agrégation que nous étudions. Au fil de leur ascension sociale,
les générations issues de l’immigration d’Europe de l’Est ont souvent
quitté les quartiers de l’Est parisien. L’arrivée des juifs séfarades dans le
XIXe, à partir des années soixante-dix, correspond à la phase de désindustrialisation et de rénovation de cet arrondissement. Pour la plupart,
l’installation dans le XIXe s’est effectuée après une ou plusieurs étapes
dans d’autres quartiers de l’Est parisien ou en banlieue.
N° 1250 - Juillet-août 2004
Dans ces stratégies de regroupement familial et par affinités, les
réseaux de relations constituent un facteur décisif, qu’il s’agisse de la
location ou de l’achat du logement. L’échange d’informations permet
aux intéressés d’être informés du départ d’un habitant et de la libération d’un logement. Ou alors, dans le cadre familial, il peut s’agir d’un
échange de logement (dans le secteur locatif surtout). Le cas des juifs
originaires de Djerba est emblématique de ces stratégies de regroupement familial, qui au fil du temps deviennent des stratégies de regroupement communautaire. Les juifs
de Djerba sont arrivés en France
En raison de leur nombre, mais aussi
par vagues successives : 1956 au
de leur immigration plus récente,
moment de la crise de Suez, 1967
nous retrouvons essentiellement des juifs
au moment de la guerre des Six
Jours, et 1982 au moment de la
originaires d’Afrique du Nord dans le phénomène
guerre du Liban. Leurs coutumes
d’agrégation de l’Est parisien.
se distinguent de celles des autres
juifs de Tunisie, et leur très forte
conscience identitaire provient de leur long enracinement non seulement sur l’île de Djerba, mais dans le quartier juif de cette île, avant,
pendant et après la colonisation. Il faut souligner que les juifs n’y ont
pas suivi le processus de francisation qu’ont connu les autres juifs de
Tunisie. Le fait que la plupart des femmes vivant en France depuis au
moins vingt ans ne maîtrisent pas le français (les hommes travaillent et
doivent forcément le parler) démontre que même dans l’immigration,
leurs relations quotidiennes se limitent au cercle de leur réseau communautaire. La dernière vague migratoire a mené de nombreux juifs
djerbiens dans le XIXe. C’est ce qu’exprime Y, une femme originaire de
Djerba, arrivée en France en 1982, et qui explique pourquoi elle s’est
installée dans le XIXe arrondissement : “Je suis venue ici parce que ma
sœur elle habitait la première dans le XIXe, et, moi je connais pas trop
Paris, je connais pas le français très bien et tout, j’ai cherché à côté de
ma sœur comme ça… En plus à côté de quelques Djerbiens qui étaient
là avant moi. Et après, chaque Djerbien qui vient, il vient au XIXe !
Même les nouveaux mariés maintenant ils cherchent le XIXe. Ils viennent parce qu’il y a la crèche juive, la communauté, les Djerbiens, les
synagogues, il y a tout ce qu’il faut.”
Stratégies de regroupements volontaristes
Les regroupements familiaux et les cas d’entraide pour trouver un logement, phénomènes très courants dans les réseaux migratoires, se
mêlent à des stratégies de regroupement volontaristes visant à faciliter
la pratique religieuse et les relations de sociabilité. Aujourd’hui, les
familles juives originaires de Djerba se sont regroupées principalement
dans trois immeubles du XIXe arrondissement : “Ben voilà comment on
Réseaux sociaux en migration
51
© Joël Volson - IM'média.
a fait : quelqu’un il voulait vendre, vite on prévenait, voilà, vendredi
dernier j’ai trouvé une dame, elle m’a dit est-ce que vous avez un
appartement à vendre là, je demande au gardien il dit oui. Alors elle
vient, voilà et tout. Même si c’est un peu cher ils préfèrent ici, c’est
mieux que moins cher loin.” Y poursuit en expliquant comment sa
famille s’est regroupée dans l’immeuble où elle habite actuellement,
une tour de quinze étages située vers le bassin de la Villette. Elle a tout
d’abord habité chez sa sœur, dans un grand ensemble au nord de l’ar-
Micky Burgers,
rue Manin, dans
le XIXe arrondissement
de Paris.
52
rondissement. L’un de ses frères louait alors un appartement, mais voulait rejoindre l’immeuble où habitaient ses sœurs pour se rapprocher
de plusieurs membres de sa belle-famille. Après avoir trouvé un logement à l’endroit voulu, il a transmis son appartement en location à Y.
Par la suite, cet immeuble étant en accession à la propriété, Y a acheté
cet appartement, puis a aidé sa sœur et un autre frère à s’y installer
dans deux appartements différents. Cet exemple montre bien comment les familles circulent entre deux grands ensembles, parvenant à
contrôler en partie les affectations des logements. Il s’agit bien à la fois
de regroupement familial et de stratégies d’affinités liées à la spécificité des coutumes et de la pratique religieuse des juifs de Djerba.
N° 1250 - Juillet-août 2004
Le regroupement de familles faisant intervenir réseaux de relations et réseaux familiaux a été observé dans plusieurs immeubles du
parc privé construit après 1975. La disponibilité d’un grand nombre de
logements neufs a favorisé ce processus. Les regroupements les plus
importants ont eu lieu dans les immeubles mis en location par des
sociétés privées puis mis en vente au bout d’une dizaine d’années
(autour de la place des Fêtes, de l’avenue de Flandres, du bassin de la
Villette), et aujourd’hui en accession à la propriété : le grand nombre
de logements favorise la rotation des habitants. Du fait de la visibilité
de la pratique religieuse des familles, plusieurs immeubles du quartier
ont la réputation “d’immeubles juifs”, bien qu’ils ne soient occupés que
par 30 à 40 % de familles juives, ce qui constitue une surreprésentation
notable(3). Du fait de la visibilité de la pratique religieuse de certaines
familles(4), ces immeubles ont la réputation “d’immeubles juifs”. Mais
il s’agit d’une fausse homogénéité : la population juive provient d’horizons différents, et à la pluralité de leurs origines s’ajoute une diversité
de tendances et de pratiques religieuses. On retrouve en effet des juifs
originaires du Maroc, de Tunisie, d’Algérie, et dans une moindre mesure
quelques Ashkénazes. Dans un premier temps, plusieurs groupes sans
relations préalables se sont donc retrouvés dans l’arrondissement en
raison de critères variables, parmi lesquels l’offre de logement est
essentielle, non seulement en raison de la construction de nombreux
logements, mais parce qu’il s’agit de l’un des arrondissements de Paris
les plus abordables.
Ce n’est qu’à partir des années quatre-vingt-dix, avec la multiplication des infrastructures religieuses (écoles juives, synagogues, commerces), que ce regroupement a pu prendre un caractère plus volontariste. Les facilités de pratique du judaïsme que permet le quartier,
ainsi que la présence de nombreuses écoles juives ont alors compté
parmi les multiples facteurs qui régissent les choix résidentiels.
3)- La population juive
représente moins de 1 %
de la population française.
4)- Le jour du shabbat,
les allées et venues à
la synagogue sont
particulièrement remarquées :
les hommes qui ne portent
pas forcément la kippa
en semaine en portent
une ce jour-là. L’interdiction
d’utiliser les digicodes
se traduit par une attente
devant les portes,
qui surprend souvent
les voisins…
Réseaux et création de lieux de culte
La vingtaine de lieux de culte présents dans le XIXe est la conséquence
de la sédentarisation de la population juive. Leur diversité est le reflet
des contrastes religieux et des différentes origines géographiques de
cette population : loin d’être l’émanation d’une organisation communautaire unique, ces équipements éducatifs, cultuels et culturels proviennent de la mobilisation de réseaux migratoires et religieux très différents. La création des lieux de culte répond au même procédé aux
quatre coins de la diaspora juive, quels que soient les époques et les
lieux d’immigration. Tout d’abord, de manière informelle, des personnes se réunissent chez l’un de leurs coreligionnaires pour constituer
un minyan, groupe de dix hommes ayant atteint la majorité religieuse
nécessaire à la prière collective. L’origine géographique déterminant le
Réseaux sociaux en migration
53
5)- “Qu’elles sont belles
tes tentes, ô Jacob,
tes demeures, ô Israël !”,
Nombres, pp. 23-24.
54
rite (prononciation, intonation…), c’est souvent par réseaux migratoires que s’organisent les lieux de culte. Lorsque les fidèles deviennent trop nombreux, l’étape suivante consiste à louer ou acheter un
local, et parfois lorsque la taille et les ressources du groupe sont suffisantes, à faire construire un bâtiment. Ainsi apparaissent une multitude
de lieux de prière, qui se déplacent dans la ville au fil de l’installation
et de l’organisation de populations juives de différentes origines. Les
rites des synagogues et oratoires ne se distinguent plus seulement en
fonction des pays d’origine (rites tunisien, marocain…) mais aussi en
fonction de la ville ou de la région de départ.
Encore une fois, ce particularisme régional est parfaitement illustré par l’exemple des juifs de Djerba. Après avoir loué l’un après l’autre
deux locaux dans le XIXe arrondissement, ils ont acheté une ancienne
salle de sport pour y faire construire un centre communautaire, inauguré en 1993. L’Association des juifs de Djerba contient aujourd’hui
une grande synagogue et une yersin (école d’enseignement religieux
pour garçons). Ainsi, ce réseau migratoire fondé au départ sur des liens
de parenté s’est progressivement institutionnalisé. Les formes de la
solidarité se manifestent dans divers domaines : outre l’exemple précédent du logement, l’organisation du culte structure une véritable vie
communautaire, l’objectif de l’ensemble du groupe étant de maintenir
dans la migration les coutumes du pays d’origine, et non pas de s’inscrire dans une “communauté juive de France”.
Les écoles jouent un rôle particulièrement important dans la structuration de la vie juive du quartier, car la plupart d’entre elles abritent
des lieux de culte. L’école Lucien de Hirsch, la plus ancienne école juive
de France (créée en 1901), est située près des Buttes Chaumont, dans
le XIXe arrondissement. Son rôle a été déterminant pour la vie juive du
quartier, car jusqu’à la fin des années soixante-dix il s’agissait de la
seule école juive, qui a accueilli les premiers lieux de prière du quartier.
L’histoire de “Michkenot Israël”, nom du groupe de prière ashkénaze,
remonte au début du XXe siècle : après avoir loué plusieurs locaux dans
le XIXe arrondissement, des juifs alsaciens et d’Europe orientale se
réunirent dans le gymnase de l’école les jours de shabbat dès les années
trente. Avec l’arrivée des juifs d’Afrique du Nord dans les années cinquante et soixante, un oratoire de rite séfarade fut créé dans le réfectoire de l’école. Au début des années quatre-vingt-dix, les fidèles étaient
devenus trop nombreux et voulaient de meilleures conditions de pratique. Les membres de chacun des oratoires se sont mobilisés pour
ouvrir des lieux de culte en dehors de l’école. Alors qu’une fabrique est
rachetée et réhabilitée pour en faire une synagogue de rites tunisien et
marocain, les Ashkénazes font construire un bâtiment neuf. Leurs
noms, “Michkenot Israël” et “Ohaley Yaacov”, “les demeures d’Israël” et
“les tentes de Jacob”, sont issus d’un même verset(5) – ceci pour souligner la provenance commune des deux lieux de culte.
N° 1250 - Juillet-août 2004
Un bastion du mouvement Loubavitch
La population juive de
Paris provient d’horizons
différents. À la pluralité
de leurs origines
s’ajoute une diversité
de tendances et
de pratiques religieuses.
© Joël Volson - IM'média.
Enfin, la création d’un lieu de culte peut correspondre au développement
d’un mouvement religieux non lié à l’origine géographique de ses
membres : les XIXe et XXe arrondissements sont les bastions des lieux de
culte du mouvement Loubavitch. Il s’agit d’une branche du hassidisme, ce
renouveau religieux né au XVIIIe siècle en Europe orientale : les hassidim
de Loubavitch prônent une application très rigoureuse des commandements de la Torah, et œuvrent pour le retour de l’ensemble des juifs à une
pratique plus stricte du judaïsme. Ils affichent leur appartenance religieuse de manière ostentatoire, en adoptant le costume noir qui était celui
de la noblesse d’Europe centrale et orientale du XVIIIe siècle, en portant
barbe et papillotes. La particularité de ce mouvement religieux réside
dans le fait qu’aujourd’hui en France, la majorité de ses adeptes ne sont
pas des descendants de Loubavitch immigrés d’Europe de l’Est, mais
des juifs d’Afrique du Nord qui ont fait un “retour” au judaïsme, en adoptant une orthodoxie ashkénaze qui n’était pas celle de leurs ancêtres.
Ce phénomène a principalement touché, depuis les années quatrevingt, des juifs nés en France d’origine nord-africaine et provenant de
Réseaux sociaux en migration
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milieux populaires. C’est pourquoi le mouvement Loubavitch s’est développé en priorité dans les quartiers populaires de Paris et de banlieue(6).
La multiplication des lieux de culte et l’agrandissement des écoles de
ce mouvement sont un signe de son succès. Une école et un oratoire
étaient implantés sur la place des Fêtes depuis la fin des années
soixante-dix, puis ils se sont déplacés pour s’agrandir dans le Nord du
Entre les écoles mixtes sous contrat
XIXe arrondissement, avenue de
avec l’État, où la religion occupe une partie
Flandres. Enfin, un établissement
scolaire d’une capacité de 2 000
minoritaire de l’enseignement, et les écoles
élèves
a ouvert ses portes en 1999.
religieuses pour garçons, les projets éducatifs
Les solidarités, la mobilisation
ont moins de points communs que de différences.
de ressources, sont propres aussi
bien aux populations migrantes
qu’aux minorités religieuses : ils sont l’effet de l’existence de réseaux,
qui dans le cas présent manifestent la composition hétérogène du
6)- Sur le “retour”
judaïsme et de la judaïcité. Si différents réseaux sont à l’origine de la
au judaïsme, ou techouva,
concentration d’une population juive et de lieux juifs dans un quartier,
voir Laurence Podselver,
“La techouva.
quelle est la production sociale de la convergence de ces réseaux dans
Nouvelle orthodoxie juive
la proximité spatiale ? De nouvelles configurations sociales apparaiset conversion interne”,
in Les annales,
sent-elles aujourd’hui ?
mars-avril 2002.
Relations de sociabilité et proximité spatiale
7)- Institution créée
par Napoléon, qui vise
à organiser l’ensemble
du culte hébraïque.
56
Nous avons montré que la concentration géographique d’une population
juive pratiquante dans le XIXe arrondissement est le résultat de solidarités et de mobilisations de ressources qui soulignent son hétérogénéité. Cependant, la visibilité d’une partie de cette population, qui
affiche son appartenance religieuse (les hommes qui portent la kippa
ou le costume hassidique sont les plus repérables), peut donner une
apparence d’homogénéité pour qui ne connaît pas la réalité sociale et
les différentes origines de ces populations traversées par des divisions
internes, des différences religieuses, culturelles, idéologiques. Afin d’aller au-delà de cette apparence d’homogénéité, la notion de réseau permet de saisir la réalité des interactions sociales dans la proximité spatiale. Il s’agit d’analyser les formes et contenus des échanges pour
s’interroger sur l’émergence d’un “système” entre les différents réseaux
qui structurent la vie religieuse.
D’une manière générale, les échanges “formels” entre les différents
lieux sont très rares. Sur la vingtaine de synagogues du XIXe arrondissement, deux seulement appartiennent au Consistoire(7), c’est-à-dire
qu’elles reçoivent des aides financières en contrepartie d’un droit de
regard. Les autres lieux de culte fonctionnent donc de manière indépendante, ce qui signifie que la mobilisation des biens financiers nécessaires à la location ou à l’achat du lieu de culte ainsi qu’à son fonction-
N° 1250 - Juillet-août 2004
nement s’effectue à l’intérieur de chaque réseau : aucune aide du 8)- Le Consistoire
en particulier
Consistoire n’est sollicitée(8). Il s’agit d’un centre dont l’objectif est de offre
un soutien financier,
faire perdurer les coutumes de Djerba et non pas de s’inscrire dans une mais il détient alors
un pouvoir décisionnel.
“communauté juive de France” : les liens avec le pays d’origine comptent davantage que les liens établis dans le pays d’accueil. Les occasions d’échanges existent cependant entre les synagogues, par exemple
à travers des invitations de conférenciers et de rabbins.
Deux lieux de culte font exception, dont les liens ont été tissés
directement grâce à la proximité spatiale : les deux synagogues issues
de l’école Lucien de Hirsch, dont nous avons parlé précédemment, font
figures de “cousines” ashkénazes et séfarades. Elles sont situées à
proximité de l’école, ce qui facilite encore aujourd’hui les échanges
entre leurs membres, qui avaient créé des liens lorsqu’ils se rendaient
dans le même bâtiment pour prier. Du côté des écoles, l’autonomie de
chaque établissement ou de chaque réseau scolaire (Loubavitch en
particulier) traduit des divergences religieuses et idéologiques. Entre
les écoles mixtes sous contrat d’association avec l’État, où la religion
occupe une partie minoritaire de l’enseignement, et les écoles pour
garçons, dont l’objectif est essentiellement de donner aux élèves un haut
Bibliographie
niveau religieux, les projets éducatifs
ont moins de points communs que de dif• Michel Anselme, “Les réseaux familiaux dans le parc HLM”,
in Catherine Bonvalet et Pierre Merlin (éd.), Transformaférences. Ainsi, dans le XIXe arrondissetions de la famille et de l’habitat, Travaux et documents,
ment, il n’y a pas d’unité de vie sociale ni
Cahier 120, Ined, 1988, pp. 181-187.
d’interdépendance financière ou institutionnelle entre les différents lieux juifs.
• Doris Bensimon, L’intégration des juifs nord-africains en
France, Mouton, Paris, 1971.
De nombreux lieux
de socialisation
Cependant, si les échanges formels entre
les différents lieux sont assez réduits, les
lieux de culte sont aussi des endroits de
sociabilité. Les invitations à l’occasion
des mariages et les bar-mitsvas (cérémonies célébrant la majorité religieuse),
permettent notamment aux uns et aux
autres de connaître les synagogues du
quartier. Les cours dispensés en semaine
dans les lieux de culte sont aussi des
occasions de rencontre. Enfin, les commerces d’alimentation et les restaurants
sont aussi des lieux de sociabilité, où l’on
se demande des nouvelles, s’invite à
dîner pour le jour du shabbat…
Réseaux sociaux en migration
• A. Benveniste, “Le territoire immigré et ses réseaux”, in
Martine Fourier, Geneviève Vermes, Ethnicisation des rapports sociaux, L’Harmattan, Paris, 1994.
• Catherine Bonvalet, “Stratégies résidentielles”, actes du
séminaire organisé par Catherine Bonvalet et Anne-Marie
Fribourg en 1988 à Paris, Ined, Plan construction et architecture, ministère du Logement, coll. Congrès et colloques,
n° 2, Paris, 1988.
• Catherine Bonvalet, Le logement, une affaire de famille,
L’Harmattan, coll. Villes et entreprises, Paris, 1993.
• M. Boyd, “Family and personal networks in international
migration : recent development and new agendas”, in International migration review, Center for migration studies,
vol. 23, n° 3, New York, 1989.
• Jean-Claude Chamboredon et Marianne Lemaire, “Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et
leur peuplement”, Revue française de sociologie, vol. 11,
n° 1, janvier-mars 1970, pp. 3-33.
57
© Joël Volson - IM'média.
La présence
d’infrastructures
communautaires
et religieuses encourage
l’installation dans le XIXe
arrondissement de Paris.
Par effet d’entraînement,
les commerces
qui ouvrent comptent
sur une clientèle locale.
58
Par ailleurs, les relations informelles de voisinage sont donc les
ressorts des échanges qui dépassent le cadre des lieux institutionnalisés : elles sont dues à la proximité spatiale des familles juives, qu’elle
résulte ou non du hasard. Dans les immeubles où vivent plusieurs
familles juives, des relations sociales et de solidarité sont apparues.
Les échanges de services, comme aller chercher les enfants à l’école,
sont fréquents, ainsi qu’un usage particulier des espaces collectifs le
jour du shabbat et les jours de fêtes : les portes des appartements peuvent rester ouvertes, et les enfants circulent librement de l’un à l’autre.
Les pratiques dans l’espace de la vie quotidienne prennent la forme de
réseaux, d’enchevêtrements de liens familiaux, communautaires et
religieux, sans limites précises et constitués d’une multitude de nœuds
sociaux et spatiaux.
Il est certain que la proximité spatiale crée des occasions de rencontres. Mais il ne faut pas négliger les stratégies d’évitement, qui font
partie du jeu complexe des relations de proximité : tout d’abord, la visibilité ostentatoire des juifs appartenant au mouvement Loubavitch est
parfois mal perçue par leurs coreligionnaires, qui redoutent une mauvaise image collective. Ensuite, les différents lieux de culte et associations peuvent être jugés sévèrement, comme le fait cet homme d’origine marocaine à propos de deux synagogues situées dans sa rue : “La
synagogue à l’angle de la rue, c’est nul, les explications sont nulles.
Celle qui est à l’autre bout, c’est des gens de Mekhnès, des gens du mel-
N° 1250 - Juillet-août 2004
lah, ils ont l’esprit étriqué. Parfois je vais jusqu’à Neuilly ou au
Centre communautaire, c’est d’un autre niveau.”
Ainsi, les liens interpersonnels très souples assurent des échanges
suivis entre les acteurs de la vie juive du XIXe arrondissement, alors
qu’un certain cloisonnement caractérise les réseaux institutionnalisés.
Dans quelle mesure peut-on parler de l’émergence d’un “système”, renvoyant à l’interdépendance des éléments qui le constituent et qui
contribueraient à son maintien dans son environnement urbain ?
Religion et représentations
de l’espace
La langue populaire, décalée du langage académique, exprime le
contenu des représentations de l’espace de l’“entre soi” : on ne parle
pas d’une synagogue, mais d’une “communauté”. C’est donc l’ensemble
d’un réseau social, considéré comme cohérent et délimité par les pratiquants d’un lieu de culte, qui est désigné par cette appellation. Un
lieu de culte n’existe que par les relations qu’il permet d’établir entre
un ensemble de personnes : il est issu d’un réseau et produit lui-même
un réseau. Pourtant conscients de la diversité du judaïsme et de la
population juive, les juifs ne s’autodésignent pas moins comme appartenant à la “communauté” juive du XIXe arrondissement. Deux remarques découlent de l’emploi de ce mot : d’une part, pour appréhender les
territoires du judaïsme dans ce cadre
urbain, la notion de réseau est la plus perBibliographie
tinente, car c’est en réalité sous cette
forme que l’espace urbain est pratiqué et
• Ariel Colonomos, “La sociologie des réseaux transnationaux”, in Ariel Colonomos (dir.), Sociologie des réseaux transvraisemblablement perçu par la populanationaux. Communautés, entreprises et individus : lien
tion concernée. D’autre part, là encore,
social et système international, L’Harmattan, Paris, 1995.
l’idée de cohérence transparaît dans
cette désignation. Si nous en avons mon• Jacques Katuszewski, Ruwen Ogien, Réseaux d’immigrés.
Ethnographie
de nulle part, éd. Ouvrières, 1981.
tré les limites, il convient d’examiner à
quelle réalité cette cohérence pourrait
• Laurence Podselver, “La techouva. Nouvelle orthodoxie
correspondre.
juive et conversion interne”, Les annales. Économie, sociétés, civilisations, mars-avril 2002.
Aujourd’hui, la présence d’infrastructures communautaires et religieuses
• S. Rosenberg, “Vivre dans son quartier… quand même”,
encourage l’installation d’une population
in Annales de la recherche urbaine, n° 9, 1980.
attirée par les facilités de pratique
• Patrick Simon, “Les conséquences de la rénovation à
qu’offre le quartier. Par effet d’entraîneBelleville”, Urbanisme, n° 285, 1995.
ment, les commerces qui ouvrent comptent sur une clientèle locale. Les nou• M. Vervaecke, “L’habiter, les réseaux sociaux et les interactions sociales dans les quartiers anciens”, in Espaces et
velles écoles s’installent pour raccourcir
sociétés, n° 51, n° 2 (87), 1987.
les listes d’attente des écoles déjà présentes, en même temps qu’elles incitent
• Michael Young, Peter Willmott, Le village dans la ville,
éd. du Centre de création industrielle, Paris, 1983.
de nouvelles familles à s’installer dans un
Réseaux sociaux en migration
59
9)- La mézouza est un étui
dans lequel se trouve
un parchemin
contenant deux extraits
du Deutéronome.
Il est fixé sur l’encadrement
extérieur des portes, qui
marque le passage du privé
au public. On peut en voir
par exemple à l’entrée
des lieux de culte,
sur certains commerces.
A PUBLIÉ
secteur proche, selon des stratégies résidentielles bien connues. Par
ailleurs, l’accumulation de signes d’appartenance religieuse dans l’espace public conforte l’imagerie interne au groupe de “quartier juif”,
même si cette désignation ne correspond en aucun cas à la réalité
sociale, étant donné le statut minoritaire des juifs. Ces derniers sont en
effet capables d’identifier tous les signes religieux présents dans l’espace public, qui contribuent à le leur rendre familier. Il n’en est pas de
même de l’ensemble des habitants, qui reconnaissent les signes les plus
évidents (kippa, “hommes en noir”, commerces cachers) mais passent à
côté de signes plus subtils pour lesquels une connaissance du judaïsme
est nécessaire (vêtements féminins, mézouzas(9) sur les encadrements
des portes…). Par-delà les clivages qui traversent la population juive,
ces expressions et ces perceptions du religieux dans l’espace public sont
porteuses d’enjeux sociaux et urbains : elles régissent les relations interethniques, le rôle de la population juive pratiquante dans la vie du quartier, et participent de la négociation du statut des religions dans l’espace
public et dans la République.
Sophie Nizard-Benchimol, “Magasins casher, le temps de l’échange”
Laurence Podselver, “La communauté juive ou la singularité sarcelloise”
Dossier Sarcelles – Vivre ensemble dans les grands ensembles,
n° 1181, novembre 1994
Étienne Raczymow, “Le Belleville juif de l’entre-deux-guerres”
Dossier Belleville, n° 1168, septembre 1993
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N° 1250 - Juillet-août 2004