La renaissance des Fleurs d`Exception du Pays de Grasse

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La renaissance des Fleurs d`Exception du Pays de Grasse
La renaissance des Fleurs
d’Exception du Pays de Grasse
Rose de mai, jasmin, violette, tubéreuse… ont marqué de leur empreinte les collines de Grasse (AlpesMaritimes) et les plus belles créations de la parfumerie contemporaine.
Une jeune génération de passionnés s’engage aujourd’hui pour produire ces fleurs aux senteurs uniques
et se regroupe au sein de l’association « Fleurs d’Exception du Pays de Grasse » pour promouvoir leurs
productions et établir un partenariat original et durable avec les grands parfumeurs français.
J.J. L’heritier
La rose Centifolia se récolte
à l’aube ou au crépuscule.
G
rasse (Alpes-Maritimes) est un
terroir à parfum depuis plus de
300 ans. Au XVIIIème siècle, la
parfumerie connaît un essor très important. Les entreprises phares datent
de cette époque parmi lesquelles le
parfumeur Galimard. La production
artisanale des débuts se transforme
en une véritable industrie capable de
s’adapter aux nouveaux impératifs du
marché.
Au XIXème siècle, les matières premières
commencent à être importées de
l’étranger et freinent le développement
de la production locale de fleurs. Au
XXème siècle, c’est la création des produits de synthèse pour répondre à la
démocratisation des parfums et de leurs
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emplois dérivés (shampoings et déodorants, crèmes et détergents, arômes alimentaires), qui accélère le déclin de la
production de fleurs à Grasse.
Dans les années 1940, 5 000 tonnes
étaient produites annuellement. Au
début des années 2000, la production
annuelle n’est plus que d’une centaine
de tonnes, toutes fleurs confondues.
Les assembleurs du sublime
savent reconnaître le terroir de
Grasse
La filière du parfum emploie aujourd’hui 3 000 personnes à Grasse.
La ville assure la moitié de la production française de la parfumerie et des
arômes. Et si la concurrence est rude,
elle garde son statut de Capitale mondiale du Parfum puisqu’elle représente
près de 10 % de la production mondiale.
Les 5 principaux industriels de Grasse
acceptent difficilement d’acheter la
production des 30 derniers producteurs de fleurs réunis en coopérative.
Si l’on ajoute la pression immobilière
intense, on comprend pourquoi il ne
reste plus guère d’espoir au début des
années 2000 de voir cette tradition, ce
savoir-faire et ce terroir survivre.
« J’ai besoin de couleurs
et d’odeurs, de passion et de
sensations »
C’est sans compter sur l’énergie et la
TRAVAUX & INNOVATIONS NUMÉRO 177 - MAI 2011
Territoire
Grasse, terroir à parfum
Le Pays de Grasse, situé à 30 km au nord-ouest de Nice, bénéficie d’une situation géographique privilégiée. Un microclimat entre la mer Méditerranée
« Nous savions produire, nous ne
savions pas vendre ! »
« Après avoir sollicité les acteurs politiques
du territoire et le maire de Grasse sur le
triste avenir des fleurs à parfum, j’ai fait
la rencontre de Catherine Peyreaud, déléguée générale du Club des entrepreneurs,
qui a tout de suite mesuré les enjeux du
défi. Ce club nous a permis de nous réunir, de nous former à la communication
pour finalement présenter notre projet,
nos visions de partenariat avec les grandes
marques, pendant le Congrès Centifolia
qui se tient tous les 2 ans à Grasse, c’était
en 2006 ! J’ai compris qu’il fallait travailler
directement avec les grands parfumeurs
car leurs attentes rejoignaient nos besoins
et nos idées. J’en ai parlé à Sébastien qui
reprenait lui aussi l’exploitation de son
père non loin d’ici, nous avons la même
vision sur l’avenir de cette production. »
C’est lors de ces différents congrès que
les échanges avec les grandes marques
se font, et des liens se tissent. Carole va
ainsi rencontrer le parfumeur créateur,
le nez de Dior, Francois Demachy, originaire de Grasse. Le discours de Carole
lui parle, car il connaît bien l’odeur des
et les Alpes du Sud, qui fait subir aux plantes des situations extrêmes de
froid, de chaud, de sec et d’humidité, a imposé des variétés adaptées à ce
milieu. Ce climat combiné à un terroir argilo-calcaire, ingrat à travailler, est
propice à l’expression de senteurs très subtiles. Les « nez » des grands parfumeurs ne s’y trompent pas et savent reconnaître les essences issues de
ce terroir où ils puisent l’inspiration de leur génie d’assembleur du sublime.
idée de relancer la production. Ils en
parlent alors au Club des entrepreneurs
de Grasse qui connaît bien le milieu
du parfum et les pièges à éviter pour
protéger cette idée qui s’intègre parfaitement dans la stratégie du Pays de
Grasse. L’analyse des attentes des parfumeurs confirme qu’ils recherchent
un produit d’exception, précieux, rare
et incomparable et sont prêts à le rémunérer s’il correspond aux attentes
de leurs clients. La clientèle du luxe
champs de jasmin, la nuit venue, dans
les campagnes grassoises de son enfance. Les échanges vont montrer qu’il
y a une vision commune entre la productrice et le nez. Cette rencontre va
aboutir à un contrat.
De son côté, Sébastien livrait la production de ses 4 hectares à un industriel. En 2004, ce dernier lui propose
de ne payer la récolte qu’un an après
la livraison. « Je me suis mis en colère,
et j’ai alors stocké toute ma production
en chambre froide. C’est alors que j’ai
été contacté par l’IFF – International flavors and fragrances – (leader mondial de
l’industrie de la création de parfums et
d’arômes alimentaires qui a des antennes
partout dans le monde et surtout à Grasse)
à la recherche d’une production rare pour
Givenchy. Le directeur général m’a tout
de suite proposé de me prendre la totalité
de ma petite production. Méfiant, je lui
ai demandé un acompte important qu’il
a réglé « sur le champ » au milieu des rosiers. Quelques jours plus tard, j’ai vu débarquer l’équipe féminine du marketing
de chez Givenchy, elles ont étés séduites
par le projet, l’ambiance, et sont reparties
avec l’idée de créer un millésime, d’utiliser
l’image de la production locale dans leur
dossier de presse.
L’IFF possède de plus un laboratoire de
Recherche & Développement à Grasse
et m’a proposé de mettre en place une
parcelle pour faire des essais de variétés et retrouver les variétés spécifiques de
Grasse et les senteurs oubliées comme le
narcisse ou la Jonquille du Taneron ».
Les parfumeurs recherchent
un produit d’exception
Ces rencontres sont décisives et encouragent les deux floriculteurs sur cette
MAI 2011 - TRAVAUX & INNOVATIONS NUMÉRO 177
Sébastien Rodriguez et Carole Biancalana :
« Travailler dans la couleur et les odeurs des
fleurs, c’est notre passion ! »
J.J. L’heritier
fierté de deux passionnés de la fleur
d’exception, fils et fille de producteurs
de fleurs. Carole Biancalana et Sébastien Rodriguez sont à l’origine de la
l’association « Fleurs d’Exception du
Pays de Grasse », créée en 2009.
« Je travaillais dans une banque, précise
Carole. Quand j’ai dit à mes parents que
je voulais reprendre l’exploitation, ils ont
été très surpris. Petite, ma mère me disait
souvent : “Si tu ne travailles pas bien à
l’école, tu cueilleras le jasmin toute ta
vie !“. Mais moi, j’avais besoin de couleurs
et d’odeurs, de passion et de sensations.
J’ai toujours cru aux fleurs de Grasse et à
ce terroir particulier, et j’étais convaincue
qu’il fallait vendre un produit d’exception
avec une histoire et un savoir-faire. C’est
pour cela que j’ai choisi de m’installer
en 2004. Pour autant, je m’étais fixé des
limites en me disant : si à 40 ans, cela ne
marche pas, j’arrête. »
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Savoir parler et argumenter en public
Carole et Sébastien ont suivi des formations et sont « coachés » pour savoir
faire la promotion de leurs produits d’exception lors des lancements de pro-
est en effet attentive aux conditions de
production et à l’impact sur l’environnement, aux conditions sociales et à
la traçabilité des éléments qui constituent le produit rare qu’ils achètent à
prix fort. Les marques doivent en tenir
compte.
Des contacts s’établissent alors entre
les deux producteurs et la Société française des parfumeurs où l’on retrouve
Dior, Givenchy, Chanel… Ces grandes
marques composent encore leurs parfums avec leurs « nez ». Sébastien précise : « Nous avons le même langage,
la même vision que
les parfumeurs sur
l’intérêt de valoriNos cultures
ser l’image du prosont à la profession duit par le terroir,
les variétés locales,
du parfum ce que
la traçabilité et l’enla dentelle est à la
gagement sur les
modes de produchaute couture.
tions respectueuses
de l’environnement
et équitables pour les
producteurs, ce qui correspond aux attentes de leurs clients. »
duits et de l’accueil presse mais aussi lors des conférences internationales
organisées dans la capitale mondiale du parfum.
Avant une intervention en conférence, ils répètent leur discours et peaufinent leurs arguments pour l’adapter au public.
« Nous savons rester simples et toucher les sensibilités en parlant avec
notre cœur, mais ce travail nous permet d’être mieux écoutés et surtout plus
entendus et compris. »
Professionnalisme et qualité jusqu’au bout du discours !
plique Sébastien. Récemment le lancement médiatique d’un parfum a eu lieu
au milieu de nos plantations avec toute
la presse. Pour cela, nous nous sommes
formés pour pouvoir parler, argumenter
sur la qualité de notre production et aussi
maîtriser le langage des parfumeurs. Nous
intervenons dans des colloques internationaux du monde du parfum comme Cosmetica ou Centifolia grâce à l’appui du
Club des entrepreneurs. L’exploitation de
Carole, le domaine de Manon, est associée à Dior qui s’occupe de son marketing
et de sa promotion. Nous sommes rémunérés pour l’utilisation de l’image et pour
notre participation au plan de communication des marques.
Pour autant, les parfumeurs sont intransigeants sur nos engagements à la production pour éviter tout dérapage que pourrait engendrer ce niveau de rémunération.
“
”
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Plantation de tubéreuse au domaine de Manon.
J.J. L’heritier
Un engagement fort des
marques en contrepartie de
pratiques irréprochables
Cette vision commune a aujourd’hui
abouti à une contractualisation et un
engagement fort en termes de partenariat. Les parfumeurs s’engagent sur
un prix d’achat de la production qui
doit permettre aux producteurs de se
rémunérer. La rose, le jasmin sont, par
exemple, payés entre 30 et 40 fois plus
cher que le cour mondial moyen. L’engagement porte aussi sur la durée de
vie de la plantation (de 15 à 20 ans
pour le rosier !) et sur le volume de
production qui est acheté en totalité.
Les frais d’implantation des cultures et
de certains équipements matériels sont
également pris en charge.
« Nos productions sont associées à l’image
que veulent promouvoir les marques.
Nous participons à la communication, ex-
Choix des variétés, conduite des cultures,
horaires de cueillette, coût de production
et de notre rémunération finale, respect
des règles sociales, de réglementations
du travail, fiscalité, tout y passe et nous
devons garantir une transparence totale.
C’est la condition incontournable qui garantit ce niveau de rémunération. Les
marques ne nous pardonneraient pas le
moindre écart. Si nous voulons construire
sur la durée, nous devons être irréprochables. »
Dans cette optique, l’association travaille à la mise en place d’une IGP
pour les Fleurs d’Exception de Grasse
afin de sécuriser cette niche et la développer. « Avec une IGP, les parfumeurs
pourront garantir l’origine de l’absolue et
cela les incitera à en utiliser plus dans leur
composition de parfum pour à terme permettre le développement de la produc-
TRAVAUX & INNOVATIONS NUMÉRO 177 - MAI 2011
Territoire
tion à Grasse. Cela ne plaît pas à tout le
monde ! », estime Sébastien.
Fleurs d’Exception de Grasse
Une dynamique est créée et fait
sa place dans la stratégie du
Pays de Grasse
Aujourd’hui, ce sont 8 producteurs
qui font partie de l’association dont
4 projets d’installations en cours avec
la dotation à l’installation, chose impensable il y a encore 5 ans. Une agricultrice vient par exemple d’implanter
une culture d’iris. Avec une formation horticole, elle souhaitait mettre
en place une culture en complément
de l’élevage de brebis de son mari,
située en moyenne montagne au dessus de Grasse. C’est en rencontrant
l’association lors du salon Cosmetica
de Grasse que le déclic a eu lieu. L’appui de l’association a été déterminant
car il a permis de la mettre en relation avec l’entreprise Albert Vieille à
Vallauris qui contractualise avec elle
et l’aide pour l’implantation de la
culture.
Du côté des élus du Pays de Grasse, la
stratégie est de renforcer le positionnement de Grasse sur le savoir-faire
de préparation de matière première
pour la parfumerie. La promotion
des plantes à parfum de Grasse, la recherche de clients pour cette production rentrent pleinement dans cette
stratégie, ce projet est soutenu par
la Communauté d’agglomération
Pôle Azur Provence.
Catherine Peyreaud, a porté le projet de création de l’association Fleurs
d’Exception dont elle est aujourd’hui
présidente : « Aujourd’hui, l’objectif de
sauvegarder la production de fleurs sur
Grasse est atteint, précise-t-elle, il faut en
faire une référence locale, un bijou de très
grande qualité, précurseur du développement durable.
Ce projet n’est pas sans rencontrer de
problème ! Sur la disponibilité et la sauvegarde du foncier agricole du Pays de
Grasse en premier lieu, il y a une volonté des élus mais la pression immobilière
La rose Centifolia au parfum incomparable.
est énorme. De plus le développement du
maraîchage est aussi une autre concurrence sur les terres agricoles, sans compter l’inertie et le défaitisme des anciens
producteurs !
Les habitants de Grasse sont eux-mêmes
étonnés qu’il y ait cette volonté de relancer la production. Récemment 3 propriétaires nous ont proposé 1,8 hectare de
terrain à la location à condition que cela
permette une installation en plantes à parfum.
Les marques sont prêtes à partir mais le
temps de la nature, ce n’est pas celui des
industries. La mise en place et l’arrivée en
production des cultures demandent 3 ans
et nous manquons de plants pour accélérer la production. Pour y remédier, le
lycée horticole d’Antibes s’implique dans
la production de plants de rosier Centifolia. »
Une aventure humaine se joue
ici
L’association entend à présent promouvoir des modes de production biologiques avec l’obtention du label AB. Il
s’agit aussi de développer les cultures
de tubéreuse, d’iris en s’appuyant sur
les contrats de recherche qui permettront la mise en place de nouvelles
plantes et continuer à apporter des arguments de différenciation fondé sur
l’identité terroir, la rareté, le luxe ultime d’une production exclusive.
quand on leur demande quelles sont
leurs plus grandes satisfactions, Sébastien souligne que leur métier de producteur de plantes à parfum a été reconnu dans le très fermé répertoire des
métiers d’art et du savoir-faire de l’artisanat et du luxe en 2010. Carole déclare quant à elle : « Je suis fière de ne
pas avoir vendu l’âme de mes ancêtres, et
de conclure en cœur : finalement on avait
raison ! Nous avons bien fait de ne pas
baisser les bras. »
Comme quoi, même dans le monde
du luxe, tout n’est pas qu’une affaire
d’argent. Les acteurs du Pays de Grasse
n’ont pas ses beautés laissé choir ! Cette
démarche semble en tout cas pouvoir
durer plus que du matin jusqu’au soir !
Thierry Pons
Trame
Pour en savoir plus
• Association « Les Fleurs
d’Exception du Pays de Grasse »
- 57 avenue Pierre Sémard –
06130 Grasse –
Tél. : 04 92 42 34 00 - genevieve.
[email protected]
• Club des entrepreneurs
de Grasse - [email protected]
• Reportage France 3 Côté
jardin : http://programmes.
france3.fr/tout-a-cote/cotejardin/?page=archive&id_
rubrique=70&id_article=6163
Une aventure humaine se joue ici et,
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