chapitre 2 - Shodhganga

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chapitre 2 - Shodhganga
CHAPITRE 2
LA PHASE SYNTHETIQUE
Dans le chapitre precedent, nous avons vu comment Guillaume
Apollinaire, en traitant Ia page comme une toile, a pu en deceler
les caracteristiques plastiques. Tout comme les peintres cubistes
qui avaient systematiquement brise les regles de Ia perspective,
Apollinaire exprime dans. ses Calligrammes un espace plastique
brise et un temps nouveau dont on n' avait guere reve auparavant
ni en peinture ni en poesie.
Chez les cubistes, ceci n'etait possible que par une analyse
methodique de Ia forme et de 1' espace pictural en les decomposant en des plans et des lignes. C' etait Ia phase analytique du
mouvement
cubiste.
s'interessaient
Pendant
cette
periode
les
cubistes
a des analyses geometriques de leurs sujets et les
presentaient sous de multiples points de vue. En le faisant, ils se
69
sont rendus compte que I' espace dans lequel ils posaient Ie,urs
sujets n'etait plus un espace traditionnel a trois dimensions. Bien
au contraire, c'etait un espace qui se reculait et/ou
s'avan~ait
jusqu'a ce qu'il touchait Ia surface meme de Ia toile. A l'encontre
de leurs predecesseurs, les cubistes ont fait des tableaux qui ressemblent a des bas-reliefs.
En brisant Ia typographie traditionnelle" dont les normes
exigeaient que chaque nouveau vers commence
a Ia ligne avec
une majuscule, Guillaume Apollinaire arrive a destructurer
1' espace de Ia page pour lui donner un nouveau sens.
En approfondissant leur etude sur 1' espace par Ia recherche
de nouvelles techniques, Braque, Picasso et Gris, ont mis en valeur !'aspect deux-dimensionnel de Ia toile. Ainsi dans Ia
deuxieme phase du mouvement cubiste, Ia phase synthetique, il
ne s' agira plus d' analyses detaillees des sujets peints mais plutot
de Ia composition et de l'unite de Ia toile. Ce qui devient plus
important que le sujet c'est l'espace environnant et la surface
plate du tableau.
En poursuivant notre etude des Calligrammes, nous comptons, dans ce chapitre, etudier les ((natures mortes)) poetiques,
70
1' equivalence des papiers co lies ou collages en poesie, et tout
procede poetico-plastique qui contribue a accuser Ia surface de Ia
page puisque chez Guillaume Apollinaire toute Ia page est en jeu.
QueUes sont les techniques apolliniennes qui attirent I' attention
du lecteur sur Ia realite materielle de Ia page? Quels sont les
principes qui fondent ces realisations poetiques? Ces principes et
ces techniques ressemblent-ils
a ceux
des pemtres cubistes? Si
oui, comment et jusqu' a quel degre?
Pour ce qui est des cubistes, nous savons que Braque et
Picasso, grdce
a leurs
natures mortes et leurs collages, ont pu
tourner I' attention du spectateur des sujets usuels et battus vers Ia
surface de Ia toile, vers sa materialite et vers de nouvelles possibilites plastiques.
Tandis que l'approche de Picasso envers le cubisme fut
sculpturale, celle de Georges Braque fut picturale. La forme troisdimensionnelle du sujet etait Ia preoccupation de Picasso. Quant
a Braque,
ce fut l'espace du tableau qui entourait le sujet. II
insistait que l'espace etait une obsession pour lui. L'espace vide
ou ce qu'on appelle le "vide de Ia Renaissance", etait aussi
important que le sujet lui-meme. L'objectif de Braque fut preci-
71
sement de projeter en avant cet espace vide, le rendre concret ~fin
que le spectateur puisse en prendre conscience, 1' explorer et le
toucher« optiquement ».
Comme Golding le signale, ces deux contemporains en
avaient deja Ia conscience. Et nous ajouterons aussi que l'auteur
des Calligrammes l'avait egalement pressenti.
«II [Braque] a toujours ete plus conscient que
Picasso du travail meme de Ia surface de Ia
toile, de sa matiere, et peut-etre encore plus des
exigences du propre plan de Ia toile. II etait
done logique que ce rut Braque qui put resoudre
ce probleme specifiquement technique: trouver
un nouveau moyen, plus simple, d'exprimer
exactement, et dans toute leur complexite, ces
1
nouvelles conceptions de forme et d' espace. »
Dans notre etude des Calligrammes nous comptons analy..
ser cet espace que les cubistes essayaient de concretiser. Comment Guillaume Apollinaire arrive-t-il a materialiser cet espace?
Le poeme, est-il fait seulement pour etre recite ou lu? Existe-t-il
un plaisir esthetique aussi a le « toucher » visuellement tel qu' il
est imprime sur Ia page? Une impression particuliere, ajoute-t-
1
GOLDING, John, Le Cubisme, Rene Julliard, Paris, 1962, p. 73
72
elle du sens au poeme ou bien est-elle independante du
cont~u
du texte?
Afm de repondre aux. questions que nous nous sommes
posees, dans ce chapitre nous analyserons quelques poemes des
Calligrammes. Ce qu'etait Ia page pour Guillaume Apollinaire, Ia
toile etait pour les cubistes. Comme Ia page, le canevas etait
avant tout une surface plate et toute tache sur· elle pouvait produire des effets identiques
a ceux
de l'ecriture ou l'impression
sur Ia page.
Reiterons qu'il n'existe pas pour nous de distinction fondamentale entre les principes sous-jacents
Guillaume Apollinaire et
a
Ia poesie de
a Ia peinture cubiste. Ceci sert de base
aux. trois grandes divisions de notre chapitre. Pour en intituler les
sous parties nous emprunterons Ia terminologie cubiste: les natures mortes, }'utilisation des lettres d'imprimerie, le papier colle et
les collages.
73
A.
Natures mortes
Qu'est-ce qu'une nature morte? En.peinture, une nature morte est
un tableau qui a pour sujet des objets ou des etres inanimes. Elle
peut aussi designer les objets eux-memes. En poesie, existe-t-il
des« natures mortes »? Si oui, comment peut-on les lire ou comprendre? Le parcours de l'reil suit-il un chemin semblable quand
on regarde une nature morte picturale ou quand on lit un poeme
qui ressemble
aune nature morte plastique? Les peintres cubistes
ont-ils choisi de se concentrer sur des natures mortes. Guillaume
Apollinaire, a-t-il choisi d'ecrire des natures mortes pour les
memes raisons que les cubistes?
En peinture, I' origine du genre des natures mortes remontentjusqu'au XVC et XVIe siecles.
« Timidement encore et par exception, le XV et
siecles ont ose des natures mortes: cet
le
art
marquait
sa
necessite
apres
xvr
74
l'engourdissement d'une
d'emblemes et de symboles.
periode
>>
eprise
1
Mais, l'histoire de Ia nature morte ne s'etablit qu'au XVIIc
siecle. Et par Ia suite, les deux siecles qui suivent Ia reprennent
comme un genre.
En poesie, c'est un sujet neuf qui n'a pas ete traite avant
Apollinaire. C' est Michel Butor qui a ete le premier
a en parter.
Dans son article intitule «Monument de rien pour Apollinaire »,
il distingue des natures mortes poetiques dans un poeme des
Cal/igrammes. 2 Notre but est d'etudier quelques natures mortes
dans les Cal/igrammes, de les comparer avec les natures mortes
cubistes de Picasso et de Braque et enfin d' en degager les principes sous-jacents.
Dans les Cal/igrammes, il existe des vers, vmre des
poemes entiers qui s' apparentent
a des natures mortes cubistes et
dans lesquels Apollinaire insiste sur l'unite de Ia page en Ia rendant concrete. Dans I' article cite plus haut, Michel Butor cite les
vers suivants comme exemple parfait de nature morte poetique:
1
2
FARE, Michel, La Nature Morte en France, son histoire et son evolution du
XVIf au :XXC siecle, Tome II, Pierre Cailleur editeur, Geneve, 1962, p.9.
BUTOR, Michel, Repertoire Ill, Les editions de minuit, coil. « Critique »,
Paris, 1968.
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« Bigomeaux Lotte multiples Soleils et I'Oursin
du couchant
Une vieille paire de chaussures jaunes devant Ia
fenetre »1
Plus loin, il poursuit:
« Robert et Sonia Delaunay declarent que le
poeme a ete compose dans leur atelier, et que
l'on y retrouverait une allusion "au rideau, a Ia
fenetre, aux oursins et a Ia vieille paire de
chaussures jaunes". »2
Considerons les vers suivants tires d'un poeme des Calligrammes intitule « Les Collines »:
Un chapeau haut de forme est sur
Une table chargee de fruits
Les gants sont morts pres d'une pomme
Une dame se tord le cou
Aupres d'un monsieur qui s'avale3
C'est l'exemple d'une parfaite nature morte qui est evoquee syntaxiquement ("les gants sont morts") aussi bien que semantiquement par le mot « morts » dans le demier vers: « Les
gants sont morts
1
2
3
pres d'une pomme ». Ce terme acquiert d'autant
« Les fenetres », Calligrammes, p.25
BUTOR. Michel, Repertoire l/1, Les editions de minuit, coli. « Critique »,
Paris, 1968, p.286.
« Les Collines », Apollinaire, G. Calligrammes, editions Gallimard, 1925,
p.35
76
plus d'importance dans ce vers, qu'il est en quelque sorty
a
cheval sur deux formes d' expression artistique, notamment 1' art
et le langage. En tant qu'etiquette d'un genre pictural, il
appartient au « langage », et comme phenomene plastique il fait
partie de I' art. Au niveau de Ia forme (etiquette) il est « langage »
et au niveau du contenu (puisqu'il designe quelque chose dans Ia
peinture), il est « art ».
D'autre part, remarquons que le terme «mort» se trouve a
Ia cesure. En vertu de sa place mediane dans le vers il est accentue. Par-dessus le marche, il se trouve au centre du quintil. D' oil
il assume une importance prosodique capitale. Guillaume Apollinaire, en le choisissant comme matiere langagiere de son poeme,
et en se pla~ant ideologiquement dans ce zone charnier entre l'art
•
et la poesie, a I' air de revendiquer !'existence des natures mortes
dans Ia poesie. Plus loin, dans le recueil, il va dessiner des natures mortes sur Ia page a1' aide des mots. 1
Remarquons ensuite I' expression «pres d'une pomme »
qu'il ne faut pas comprendre comme etant en opposition binaire a
1
Voir les poemes: «La cravate et Ia montre », « Creur, couronne et miroir »,
«La mandoline, l'reillet et le bambou >> dans Calligrammes, editions
Gallimard, 1925.
77
« loin de ». II faudrait plut6t entendre que les gants sont
cote
pose~
a
de Ia pomme. Avee le chapeau, Ia pomme et les autres
fruits, ceux-ci fonnent un ensemble uni, un «tout» coherent que
supporte Ia surface de Ia table, ce qui par Ia suite coincide avec le
plan de Ia page. Ainsi, peut-on constater que le tenne « pres de »
en etablissant des rapports intimes entre ces objets heterogenes
les reunit (grace aIa table) sur le plan de Ia page~
En general, le chapeau, les gants, Ia pomme et les fruits
font partie des objets de tous les jours ramasses dans des natures
mortes 1 au XIX: et au XX: siecles. La poesie apollinienne
abonde en tels objets quotidiens. Pour ne citer que « Zone » le
poeme qui introduit un autre recueil, A /cools:
« Tu lis les prospectus les catalogues les
affiches qui chantent tout haut
Voila Ia poesie ce matin et pour Ia prose il y a
les journaux
II y a les livraisons a 25 centimes pleines
d'aventures policieres
I
Les sujets des natures mortes 'ODt varies selon I, epoque. Par exemple, au xvrr
sicele les sujets predominants etaient les suivants: des tableaux des fleurs
et des fruits, des tables rustiques et des provisions de cuisine, les livres
comme objets des natures mortes etc. Quant au xvme siecle, les
principaux themes etaient: les buffets et les desserts, les trophees de
chasse et de peche, les trophees militaires et vanites, les objets familiers
etc. Au XIXC et XXC siecle, les artistes se soot de plus en plus interesses
aux objets de tous les jours comme des pipes, des journaux, des
instruments de musique, des verres, des carafes et des bouteilles etc.
78
Portraits des grands hommes et mille titres
divers
[ ... ]
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis a Ia fa~on des perroquets
·
criaillent »1 .
Cette
fa~n
prosarque de traiter le vers est exemplaire de
I' attitude du poete envers Ia tradition et Ia conception classique
racinienne du vers et sa raison d' etre.
~.. ~7>'\,
Dans le domaine de Ia peinrur;:· Ia nature morte cubiste
etait aussi en quelque sorte
a l'encontre des sujets bibliques clas-
siques. C'est d'ailleurs pourquoi au cours de l'histoire, on s'est
eloigne progressivement des scenes bibliques pour que Ia nature
morte puisse se liberer des contraintes religieuses et servir
a sa
propre fm 2 • De Ia meme fa~n, J)our Apollinaire, il n'y a pas de
1
2
APOLLINAIRE, Guillawne, A/cools (suivi de Le Bestiaire et de Vitam
impendere amori, Gallimard, Paris, 1920, p.7-8.
Dans les reuvres anterieures au XVIIT' siecle, les objets repr6sentes dans des
natures mortes, se groupent en general autour d'une scene biblique par
exemple, le pain et le vin qui representent le corps et le sang du Christ. A
Ia Renaissance, I'objet peint garde encore son sens symbolique: il est
superieur a l'objet naturel. C'est au XVIf siecle que Ia nature morte tend
a abdiquer son esprit religieux ou mystique pour adopter des effets
decoratifs. Le pain delaisse sa signification religieuse et commence a
designer le sens du toucher. Le vin n 'est plus le sang du Seigneur mais
represente le goit. L' oule est signifie par les instruments de musique et
I' odorat par Ia pipe et du tabac. Au XIX' siecle les figures humaines
disparaissent des natures mortes, il ne subsiste que des motifs de
suggestion. Le cubisme va aussi renier beaucoup plus tard, les suggestions
(qu'il avait acceptees au debut) de l'objet vrai. Ce que !'objet signifie
pour le peintre cubiste, ce n'est pas sa realite mais sa forme goometrique
ou abstraite. Par exemple, une bouteille ne renvoie pas le spectateur a
79
sujets nobles ou vulgaires. Tout concourt a foumir de Ia mati,ere
poetique a ses poemes, meme le sujet des objets quotidiens considere auparavant comme etant aux antipodes de,l'ecriture poetique. Ainsi, il n' est pas de meilleur terrain que celui de Ia nature
morte pour explorer ces possibilites poetiques quand on voudrait
etudier les rapports (apparemment inexistants) entre objets 1 quotidiens disparates. Pour Apollinaire, Ia nature morte fut un sujet
ideal tout fait pour exprimer l'indicible unite du poeme au sein
de Ia page elle-meme.
Pour revenir au poeme « Les collines » cite plus haut, il en
vade meme pour Ia table qui supporte ces objets, c'est-a-dire que
celle-ci fait partie integrante de Ia nature morte poetico-cubiste
en question:
« La table qui supporte les objets ne doit pas
etre deformee par Ia perspective, mais redressee
pour coincider exactement avec le plan de Ia
toile. »2
1
2
l'idee de l'objet en verre de forme cylindrique mais plutot au cylindre
abstrait.
La poesie de Francis Ponge, un autre poete contemporain, traite les objets.
Comme les peintres de l'epoque etaient obs&tes par les natures mortes, it
l 'etait par les objets. Pour lui, Ia poesie etait une maniere de toumer
autour des choses, de se heurter contre elles, voire mordre dans elles en
vue de les cerner avec des mots.
FARE, Michel, La nature morte en France, tome I, Pierre Cailler, Geneve,
1962, p.295.
80
Elle est dressee au milieu de cette nature morte poetique,
«chargee de fruits», sans aucune deformation. D'ou son caractere cubiste. CoYncidant avec Ia surface de Ia page, elle Ia met
en valeur~ grace asa surface plane elle attire I' attention du lecteur
sur le plan de Ia page. En lisant ces trois vers qu' on vient
d' analyser, on peut se figurer sans doute Le panier de pommes
1
de Cezanne.
Pour Apollinaire (comme pour Braque et Picasso), le sujet
des natures mortes dissimulait de nouvelles possibilites poetiques, des lors differentes de ses predecesseurs. Le sujet etant tres
restr(!int, le poete se limite
diens~
a ne traiter que quelques objets quoti-
d'ou le depouillement de I' objet considere. Au demeurant,
le poeme n'est plus un lieu de rencontre des sentiments lyriques2 ,
mais plutot un scrutin minutieux de rapports entre le sujet et Ia
1
2
The Basket of Apples, collection Helen Birch Bartlett Memorial. (Reproduit
dans Literature through Art, par Helmut HATZFELD, Oxford University
Press, New York. 1952, p. 193).
lei, I' auteur fait une comparaison entre cette nature morte de
Cezanne et un sonnet de Mallarme. Dans le sonnet, il distingue un trait
frappant, notarnment « un ordre de mots volontairement deforme et
}'utilisation expres des metaphores obscures)) ("the wishfully distorted
word order and the purposely obscure metaphors" ). Quant a Ia nature
morte, il ecrit: « Ia nappe et le panier de pommes dresse se trouvent
projettes vers Ia surface gr8ce a un mouvement de debordement, ce qui
fait qu'on n'y peryoit aucune profondeur. ».
Comme ses « Poemes a Lou» ou comme le poeme « Le pont Mirabeau ».
81
page qui le supporte. De tel examen est d' autant plus facile pour
le poete que I' espace est plus aise
a traiter, a manier, a travailler
de fayon plus habile. Cette recherche de rapports, de liens entre
1' objet et son espace environnant donne
a Ia page poetique
une
existence qu' on lui avait nie auparavant. La poesie devient pour
ainsi dire, une enquete sur les possibilites materielles d' ecriture.
Ainsi Ia sensation du toucher fait partie du doniaine de 1' ecriture
poetique Cette sensation devient des lors une aventure visuelle ou
plastique dont le canevas est Ia page elle-meme. En somme,
l'unite du poeme se retrouve non dans l'idee mais plutot sur Ia
page sans laquelle tout s' ecroulerait. Autrement dit, le poeme est
non seulement fait pour etre lu ou recite, mais aussi fait appel au
sens de Ia vue et du toucher.
Les recherches de Georges Braque suivaient Ia meme voie
que Guillaume Apollinaire. Tout au debut, le choix des natures
mortes facilita enormement sa tache dans Ia concretisation de ce
nouvel espace qu'il sentait intuitivement depuis longtemps. Or
c'etait ce besoin de toucher l'espace pictural qui lui fit abandonner peu
a peu le paysage
en poesie -
-
et se consacrer
comme on a abandonne le lyrisme
a Ia nature morte oil l'espace est
82
plus facile
a traiter, a manter, a travailler
d'une fa90n ~Ius
controlable. Par consequent, le sens du toucher qui commence
a
dominer les toiles de Braque leur impose une unite inebranlable.
« ... dans Ia nature il y a un espace tactile, je
dirai presque manuel. .. C'est cet espace qui
m'attirait beaucoup, car c' etait Ia premiere
peinture cubiste, Ia recherche de I' espace. [... ]
Ce qui m' a beaucoup attire - et qui fut Ia
direction maitresse du Cubisme -, c'est Ia
materialisation de cet espace nouveau que je
.
I
sentats. »
A cause des natures mortes, le choix des sujets s' est aussi .
restreint a des objets quotidiens, ce qui aida, bien SUr le peintre,
a
entrainer son spectateur dans un domaine essentiellement palpable. Dans les premieres natures mortes des peintres cubistes on
trouve des objets tires de Ia vie quotidienne: instruments de musique, verres
a vin, eventails ou journaux. Ces objets, grace a leurs
associations, evoquent instantanement une sensation tactile. II est
manifeste que dans son geste visuel de toucher au tableau, le
spectateur se butera contre Ia surface de Ia toile dont il accusera
1
VALLIER. Dora, « Braque, Ia Peinture et Nous », /es Cahiers d'Art, Paris,
1954, p.l4 et p.l6 cite dans GOLDING, J. Le Cubisme, Rene Julliard,
Paris, 1987, p.69 et 70
83
I' existence, auparavant consideree insignifiante, comme \lne
fenetre ouverte sur le monde exterieur.
« Les objets d'une toile de Braque comme Ia
Nature Morte au Compotier (collection Mr.
Rolph de Mare, Stockholm) qui est a peu de
choses pres contemporaine du Compotier [de
Picasso], sont plus nettement peints par facettes,
et toute Ia surface est composee de ces memes
plans anguleux mais finement modeles qui entrainent le regard vers une Iegere profondeur
pour le ramener sur le plan meme de' Ia toile
1
par un jeu de pentes legeres et de projections. »
De Ia meme maniere, les poemes suivants: «La cravate et
Ia montre », « Creur couronne et miroir », « La mandoline I' reillet
et le bambou », sont aussi des natures mortes en poesie, peints
avec· des mots qui non seulement les suggerent mais les
representent graphiquement. Et grace
a leurs
deployees sur Ia page, elles conferent
a celle-ci une unite et une
formes plastiques
existence incontestable que le lecteur-spectateur ne peut guere
s'empecher de remarquer.
Considerons tout d'abord «La cravate et Ia montre ». (voir
poeme 8) Le titre est quelque peu trompeur car dans cette nature
morte on distingue un reveil ou plutot un chronometre avec deux
1
GOLDING, John. Le Cubisme, Rene Julliard, Paris, 1987, p.61
LA CRAVATE ET LA MONTRE
LA CRA yATE
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Poe me 8: La cravate et Ia montre
84
aiguilles et une cravate. Chaque vers du poeme repn!sente, un
chiffre (pour chaque heure) sur le cadran. Les deux aiguilles sont
deux vers distincts qui indiquent l'heure: « 11 estmoins 1 5 enfm/
Et tout sera fini ». Or, d'apres le vers, le minuit qui va sonner
devrait etre une heure fatale, evocateur de I' Apocalypse, Ia fin du
monde. L'idee de fatalite est aussi exprimee par Ia cravate qui
etouffe, signe d'une societe civilisee decadente qui marche lentement vers sa fm. La juxtaposition de ces deux elements (une
cravate et une "montre") n'est pas fortuite. Ceux-ci symbolisent
Ia vie moderne et civilisee qui devient etouffante. Le vers qui
forme Ia cravate le dit en toutes lettres:
« La cravate douloureuse que tu portes et qui
t' orne o civilise ote-la si tu veux bien respirer »2
La cravate nous rappelle .egalement les « cordes » du
poeme «Liens» que nous avons analyse. lei Ia cravate devint le
symbole de Ia corde du bourreau, et rappelle 1'expression « siecle
pendus » du poeme «Liens». D'ou le rapport avec Ia pendule.
I
2
le mot est evoque par UD symbole mathematique de negation:- (moins)
Calligrammes, p. 53
85
Le choix du mot « montre » utilise dans le titre et le de~sin
d'un reveil qui ne lui correspond pas, est voulu: peu importe le
mot, les deux objets font partie d'un meme champ lexico-pictural. L'imagination du lecteur-spectateur oscille entre une montre
et un reveil. Elle balaye egalement tout un champ lexical temporei: montre, reveil, pendule, horloge ou chronometre. Entin, elle
transcende l'objet concret et passe a son idee abstraite (numenon)
symbolisee par Ia montre: le passage du temps.
« La beaute de Ia VIe passe Ia douleur de
mourir
II est moins cinq enfin
Et tout sera fini »1
Ce passage d'un objet concret
a une idee abstraite et vice
versa etait un procede favori des peintres cubistes qu'on pourrait
appeler un procede « synthetique ».
« Cette methode de travailler de I' abstraction a
Ia representation, Gris l'a definie au debut
comme "deductive" et ulterieurement comme
"synthetique" ». 2
1
Calligrammes, p. 53
2
« This procedure of working from abstraction to representation Gris defmed
first of all as 'deductive' and subsequently as 'synthetic'. >> Concepts of
Modem Art, ed. Nikos STANGOS, Thames & Hudson, Londres, 1981,
p.71
86
Elle donne au tableau une unite encore plus ferme d' autant
plus que le concret et I' abstrait sont reunis dans Ia figure meme
des objets, Ia montre et Ia cravate. Braque et Picasso ont exprime
..
cette fusion par de semblables rassemblements du concret et de
I' abstrait.
Considerons maintenant le poeme « Creur couronne et
miroir ».(voir poeme 9) 11 y a trois vers dans ce·poeme:
« Mon Creur pareil a une flamme renversee
Les Rois QUI MeuRent Tour A touR Renaissent
au creur des poeteS
Dans ce miroir je suis enclos vivant et vrai
comme on imagine les anges et non
comme sont Ies reflets
Guillaume
Apollinaire »1
Le poeme tourne autour du poete, le premier vers parle de
son creur, le deuxieme de son metier/ profession et le troisieme
de lui-meme: Guillaume Apollinaire. Dans le premier vers le
dessin du creur stylise rappelle le poete une flamme renversee. La
flamme renvoie
a I' amour
au sens classique du term e. Dans le
deuxieme, les rois sont evoques par le symbole de Ia couronne.
Les majuscules
1
L,~U,Q,A,T,S,M
Cal/igrammes, p.58.
grace
a Ia
ligne verticale, se
CCEUR COURONNE ET MIROIR
N
Q
N
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R
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0~
Poeme 9: Creur couronne et mtrotr
87
rapprochent visuellement de Ia forme meme d'une couron,ne.
Quant au troisieme vers, le poete lui-meme est prisonnier dans un
miroir. Son image n 'est pas refletee dans le miroir mais evoque
par son
nom~
ceci trouve un echo dans 1' expression: « comme on
imagine les anges ». lei aussi on retrouve le meme procede synthetique: le passage d'un phenomene physique (retlet)
nomene abstrait (contemplation) grace
a Ia
a un phe-
polysemie du mot
rejlexion ( caracteristique du miroir) qui signifie
a
Ia fois
« reflet » et (( reflexion )) .
Par ailleurs, !'unite du poeme reside dans le choix des
mots: le creur, la couronne et le miroir. Ce qui Ies retient ensemble c'est tout d'abord le son [R]. D'un certain point de vue les
trois objets de Ia nature morte sont choisis
a cause du phoneme
[R]: creur, couronne, miroir. Ce phoneme 1 , sonne dans tousles
vers comme une assonance; dans le premier vers ce sont les mots
suivants: « creur, pareil, renverse », dans le deuxieme: « rois,
meurent, tour (repete deux fois), renaissent, creur », quant au
1
Nous dirons plutot consonne: car Henri Meschonnic remarque que « Ia
conscience rythmique moderne est une conscience consonantique ». (Pour
Ia poetique I, Gallimard, 1970, p. 78)
88
demier: « miroir, vrai, reflets, Apollinaire », qui etablissent
a un
niveau phonique (ou consonantique) l'unite du poeme.
Cette unite existe aussi
a un
autre niveau, au niveau se-
mantique. Le terme "creur" sert de lien entre les objets de Ia nature morte: le mot figure dans les deux premiers vers: « Mon
creu r pareille aune tlamme renversee » et « Les rois qui meurent
tour
a tour renaissent au creur des poetes ». Quant au troisieme,
le nom du poete figure au cazur du miroir. Le poete n' est pas retlete dans le miroir mais evoque « comme les anges ». lei,
l'investissement du sens est
a Ia
fois graphique et plastique.
Ainsi, le terme "creur" dont le symbole est dessine par le premier
vers, gouveme ou regit le poeme. II est pour ainsi dire, le cazur du
poeme.
Done, l'unite est atteinte au trois niveaux:
a un
mveau
phonique, semantique et plastique ou visuel. Et c' est ce demier
qui attire I' attention du lecteur/ spectateur vers Ia surface de Ia
page. Etrangers
a Ia dimension de Ia page, les autres niveaux ac-
cordent une certaine profondeur
a Ia
surface de celle-ci. On se
rend compte que Ia page devient visuellement aussi importante
que le texte du poeme lui-meme.
89
Pour aller plus loin, le texte poetique ne consiste pas uniquement en « signifies » des mots qui le constituent: il est aussi
compose de « signifiants » dans le sens le plus materiel du terme.
Autrement dit, Apollinaire souhaitait qu'un poeme soit vu avant
d'etre lu.
La profondeur de Ia surface de Ia toile et 1' enjeu des niveaux differents qu' on vient d' analyser plus haut dans les
poemes des Calligrammes, sont aussi des traits dont temoignent
les tableaux de Braque. Dans ses premiers tableaux on trouve
l'ebauche d'une technique dont Braque s'est servi plus tard pour
ses natures mortes: c'est la rupture des silhouettes de ses sujets
afin que I' espace environnant puisse les penetrer et renforcer Ia
surface de Ia toile.
« Les schemas geometriques des objets presentent des surfaces brumeuses et enfermees. Ces
"passages" figurent les endroits ou )'atmosphere
est venue entourer les objets et permettent
l'alliance indissoluble de leurs contours. Grace
a ces "passages", les volumes sont lies les uns
aux autres et Ia nature morte jouit d'une
indiscutable unite. »1
1
FARE, Michel, La nature morte en France, son histoire et son evolution du
XVIr au :XX: siecle, Tome I, Pierre Cailler, Geneve, 1962, p.294.
90
Ses reuvres de 191 0 no us montrent qu' il tachait de troU'ver
un nouveau type de methode de composition qui puisse favoriser
une interaction entre les lignes verticales, horizontales et
diagonales, et entre les divers plans et les facettes du sujet. A
partir de cet ensemble d' elements qui entrent dans Ia composition
du tableau, le sujet emerge lentement mais pour se dissiper de
nouveau dans l'espace plat du tableau.
Ainsi, il s'etablit entre les objets representes et l'espace
environnant, une sorte d' echange ou jeu de niveaux plastiques.
Autrement dit, dans les reuvres de Braque, on trouve une imbrication entre la structure sous-jacente et le sujet superpose. Ces
deux elemen~ agissent l'un sur l'autre pour donner une unite a Ia
toile. Dans le poeme que nous venons d'analyser !'imbrication
entre les niveaux phonique ou consonantique, semantique et
plastique ramene l'attention du lecteur ala surface de la page.
Un coup d' reil sur Violon et Cruche [voir planche XII] de
Georges Braque suffira de nous montrer comment le peintre,
parvient a donner une « indiscutable unite » a Ia nature morte
grace a sa technique de fusion de I' objet avec I' espace
Pl. XII GEORGES BRAQUE, Violon et Cruche, 1910. Huile 1,16m x 0,73
Bale, Kunstmuseum.
91
environnant. Nous citons ci-dessous John Golding qui parle· de
cette toile d'une fa\X)n pointue:
« Ces toiles [dont fait partie Violon et Cruche]
donnent l'impression que Braque a explore visuellement le pourtour de chaque objet, et examine sous differents points de vue sa relation
avec ce qui l'entoure. En exprimant d'une maniere aussi concrete, aussi tactile, si I' on peut
dire, l'espace meme autour des objets, Braque
parvient a fondre. espace et objets en _un tissu
continu de petits plans fluides qui
s'interpenetrent. C'est cette maniere personnelle
et concrete de peindre l'espace autour d'objets
travailles en facettes qui donne a ses toiles une
complexite de structure presque jamais atteinte
jusque-la »1
Considerons Ia demiere des natures mortes poetiques qui
figurent sur notre liste: «La mandoline l'reillet et le bambou ».
(voir poeme 10) lei, l'impn!gnation du sens est encore plus
complexe. Les vers du poeme sont disposes de telle maniere
qu'ils representent assez nettement Ia forme de Ia mandoline, de
Ia plante de I' reillet et du bambou. Le mot « reillet » est utilise
dans deux sens: premierement il designe une plante
a fleurs
odorantes et deuxiemement un trou de forme circulaire, destine
a
recevoir un lacet, un cordage. La plante trouve son echo dans les
vers qui forment I' reillet:
1
GOLDING, John. Le Cubisme, Rene Julliard. Paris, 1962, p. 73
LA MANDOLINE L'CEILLET ET LE BA.\IBOU
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Poeme 10: La mandoJine l'reillet et Ie bambou
92
«que cet reillet te dise Ia loi des odeurs qu'on
n' a pas encore promulguee et qui viendra un
jour regner sur nos cerveaux bien + precise & +
subtile que les sons qui nous dirigent je prefere
ton nez tous tes organes o mon amie il est le
1
trone de Ia future sagesse » .
a
Le trou aussi a des echos dans Ia fonne meme du bambou:
les trois « 0 » qui divisent le bambou en deux parties egales, designent I' reillet dans son sens d' « un trou destine
a recevoir un
lacet ». Dans levers precedents les « odeurs » (le « nez » qui les
sent) se degagent de l'reillet tandis que « les sons qui nous dirigent » suggerent, de fa90n synthetique, les notes de musique
emanant de Ia mandoline. lei, Apollinaire est en train de dire que
les « sons » de Ia musique doivent diriger la poesie. 11 reprend
pour ainsi dire I' idee de Verlaine: Ia musique est I' element le plus
important de toute poesie2 . Mais en mettant en pratique le principe verlainien dans ses Calligrammes, Apollinaire eleve Ia
sie
a un rang abstrait,
poe-
affranchie de Ia realite exterieure. C' est
dans un niveau abstrait et grace au procede des echos de sens
entre Ia representation graphique et plastique de l'idee, qu'il ar-
1
2
Calligrammes p. 70
«De Ia musique avant toute chose,/ Et pour cela prelere l'Irnpair »
LAGARDE, A., MICHARD, L., XIX siec/e, Bordas, Paris, 1969, p.51 0
93
rive
a etablir le lien entre ces trois objets disparates de Ia nat;ure
morte. Par exemple, Ia polysemie du terme « l' reillet » retablit
l'unite entre le langage et Ia peinture. D'une part, le mot
« reillet » est utilise comme element de Ia langue fran~aise et de
I' autre il est dessinee so us forme de Ia lettre « 0 ». Dans ce
poeme, comme dans le precedent, Ia lettre « 0 », grace
a ses
qualites plastiques visuelles, accapare 1' attention du lecteur et Ia
fixe sur la realite de Ia page.
Nous avons vu comment dans ses natures mortes
Guillaume Apollinaire,
a Ia maniere de Braque et de Picasso, ex-
prime l'unite de la composition poetico-picturale qui a lieu principalement au niveau de la page. Mais le choix des natures mortes n'est pas le seul moyen d'accuser Ia surface de Ia page. II en
existe d' autres qui sont egalement des techniques employees par
les peintres de l' epoque. La
fa~n
dont Apollinaire dispose les
lettres sur Ia page est d'importance primordiale pour notre etude.
Ceci, chez les cubistes, correspond
a l'utilisation
des lettres
d'imprimerie ou comme on les appelle aussi, les lettres au
pochoir.
94
L'iconographie de Ia peinture cubiste ne peut se passer des
lettres au pochoir. Celles-ci, comme les chiffres, introduites par
Picasso et Braque dans leurs tableaux, etaient lourdes de sens:
elles constituaient l'unite du sujet tout en
meme de la toile.
renfor~ant
la surface
95
B.
Utilisation des lettres d'imprimerie
ou lettres au pochoir
Nous avons mentionne en haut que Braque et Picasso utilisaient
les lettres d'imprimerie ou les lettres au pochoir dans leurs toiles.
C'etait un procede apte
a incarner un autre espace dans celui du
tableau, ce que Braque lui-meme appelait un « hors espace »,
etranger
a celui de Ia toile.
Or ce procede synthetique dont se
servaient les peintres cubistes, est consciemment utilise par
Guillaume Apollinaire dans ses Calligrammes. lei, il est impor· tant de noter que l'affranchissement du «mot» poetique de Ia
realite exterieure precede celui de Ia « lettre ». Avant Guillaume
Apollinaire c'etait Mallarme qui avait fait le premier pas: pour
lui les mots poetiques 1 ne devaient pas rentrer dans la syntaxe
1
Pour les symbolistes, le mot s' etait lihen! des empreintes du monde. Le mot
n'est pas en soi matiere expressive au sens oil il repn!sente Ia realite du
monde exterieur, il est plutot matiere associative c'est-a-dire qu'il
communique avec les autres mots qui I'entourent au sein d'un texte. La
96
grammaticale de Ia phrase; au contraire, ils doivent se regrouper
pour des raisons purement euphoniques. Quant
a Apollinaire il
va plus loin: Ia lettre ou Ia syllabe ne rentre pas dans Ia morphoIogie du mot qui Ia constitue. Elle se trouve avec d' autres lettres
pour des raisons d' affinite visuelle. N 'est-ce pas Ia derniere etape
dans Ia liberation totale de Ia poesie? Qu'advient-il
a l'espace
poetique immacule? Ne constaterons-nous pas 1' envahissement
d'un « hors espace » dans celui de Ia poesie? Si pour Mallanne le
simple motif d' euphonie suffit
a renverser toute une tradition de
prosodie anterieure, pour Apollinaire ce serait un renversement
entier de I' optique dans lequel nous percevons I' espace de Ia
poesie. Ainsi nous n' aurons pas tort de constater que Ia simple
fragmentation du mot en des lettres ou syllabes eparpillees sur Ia
page, arrete 1' attention du lecteur et Ia con centre sur le nouvel
aspect visuel et plastique dont revet Ia page.
liberation du mot est totale chez les surrealistes qui transgressent toutes
regles syntaxiques. Ce qui dictait leur poesie, ce n'etait plus Ia
morphologie syntaxique mais plutot l'affinite entre les mots et leurs
associations saugrenues. Comme le dit Meschonnic: « Un mot est le signe
d'un autre qui lui ressemble. >> (Meschonnic, H., Pour Ia poetique I,
Gallimard, 1970, p.89-90)
97
Dans cette partie de ce chapitre, nous proposons d' etudier
dans les Calligrammes aussi bien que dans les tableaux de
Braque et Picasso, ce phenomene synthetique qui consiste a utiliser des lettres, des chiffres ou tout autre signe
a des fins poeti-
ques et visuelles. lei, nous entendons analyser principalement
trois poemes dans lesquels l'utilisation des lettres est Ia mieux
significative. Ce sont: « Lettre-Ocean », «Voyage» et « Du
coton dans les oreilles ».
Considerons d'abord le poeme intitule « Lettre-Ocean ».
(voir poeme 2) Il n'est pas difficile d'observer que des lettres et
des chiffres ont I' air de flotter dans 1' espace de Ia page. Le
chiffre « 2 » juste au-dessous du titre, ecrit en caraCtere gras,
maintes fois plus grand que les lettres minuscules avec lesquelles
il se tient, semble descendre d'un autre espace et se trouve par
hasard colle
appartient
a un vers auquel il ne s' adhere pas. Dit autrement, il
a un espace qui n' est pas celui du poeme. Ii
en va de
meme pour les lettres « T,S,F » qui sont arrangees de biais sur Ia
page,
a 1' encontre
de 1' ecriture occidentale qui va de gauche
a
droite. De la meme maniere, ces lettres sont en caractere gras et
beaucoup plus grandes que leurs voisines. La « roue du
98
gouvernail » du bateau que ce poeme dessine, est faite de le~es
minuscules, toutes eparpillees sur Ia page de
fa~n
a imiter une
roue avec ses rayons. Ces lettres qui forment des cercles
concentriques autour de« Haute de 300 metres» (Ia Tour Eiffel),
sont soit seules soit en groupes de trois ou quatre formant des
syllabes ou des .sons. L' impression globale est celle de legerete,
d'apesanteur creee par ces lettres ou syllabes flottantes, malgre Ia
solidite et Ia lourdeur de la Tour Eiffel qu'il faudrait imaginer.
De plus, I' effet de fragmentation des mots ou des syllabes est du
au tremblement de terre qui a eu lieu entre 1885 et 1890 auquelle
poeme fait reference:
« Te souviens-tu du tremblement de terre entre
1885 et 1890 on coucha plus d'un mois sous Ia
tente. »1
Or dans ce poeme, le lecteur ne doit plus chercher
a com-
prendre le sens des mots ni plutot des syllabes qui forment Ia
roue du gouvemail par exemple ni dans quel sens le tremblement
de terre a pu devaster ou ravager les vers du poeme. En faisant
1
Calligrammes, p.44.
99
abstraction du sens, il est avant tout conceme par I' effet vis,uel
cree par cette disposition particuliere des lettres ou des syllabes.
En d' autres termes, les sens ne dependent plus d'un rapport arbitraire entre le signifiant et son signifie. II se cree en
meme temps que le deroulement de
I' enonciation. Le sens est
done investi dans tous les aspects constitutifs du signifiant: dans
l'image acoustique, dans le son qui le realise ainsi que dans Ia
graphie 1 qui sert a le transcrire. Apollinaire se concentre ici sur
l'aspect le plus materiel du signifiant, c'est-a-dire sur sa graphie,
sur le tracement de 1' en ere sur du papier. L' espace poetique, qui
a toujours ete jusqu'a lui auditif, devient manifestement visuel et
s' etend ainsi dans le domaine des arts plastiques, notamment Ia
peinture. Ce chevauchement entre les domaines differents, ou ce
que Braque appelait 1' envahissement d'un « hors-espace », etait
precisement un des procedes plastiques pratiques par les peintres
cubistes.
1
L'ecrit n'est pas un systeme redondant calque sur l'oral comme le croient
certains Sausurriens. Dans Ia poesie de Guillaume Apollinaire (et par Ia
suite dans Ia poesie contemporaine en generate) l 'ecrit (ou plutot Ia forme
graphique des mots) participe, autant que Ia musique des sons, a creer des
elements nouveaux de sens que lessons ne peuvent pas transmettre. D'ou
une poesie orientee de plus en plus vers le visuel.
100
Les lettres d'imprimerie ou les lettres au pochoir gue
Braque et Picasso ont introduit dans leurs papiers colles ou collages, representaient un pas de plus vers Ia concretisation de Ia
surface de Ia toile.
« ... des lettres ecrites ou peintes au pochoir sur
la: toile etaient un des procedes les plus nets
pour souligner le caractere irremediable et
1
exclusif de ses deux seules dimensions. ~>
Mais en realite, le role de ces lettres etait beaucoup plus
complexe. Premierement, comme Braque le dit lui-meme, c'etait
d'incarner un « hors espace »dans le plan pictural du tableau:
« C'etaient des formes <>il il n'y avait rien a deformer parce que, etant des a-plats, les lettres
etaient hors l'espace et leur presence dans letableau, par contraste, perinettait de distinguer les
objets qui se situaient dans l'espace de ceux qui
etaient hors l'espace. »2
La tentative etait precisement d' actualiser cet « hors espace» qui existe peut-etre dans une autre dimension, dans celle
de Ia poesie, de Ia litterature, voire de l'esprit. Cette actualisation,
1
2
GOLDING, John, Le Cubisme, Rene Julliard, Paris, 1962, p.81
VALLIER, Dora. « Braque, la Peinture et Nous », /es Cahiers d'Art, Paris,
1954, p.16, cite dans GOLDING, J., Le Cubisme, Rene Julliard, Paris,
1987, p.81
101
par son effet choquant, oblige le spectateur d' abandonner son
conditionnement impressionniste ou classique de visualiser une
peinture, et I' oriente vers une nouvelle perception oil Ia surface
du canevas devient une realite concrete et artistique. Les lettres
d'imprimerie annulent tout effet de trompe l'reil et au lieu de se
reculer dans une profondeur illusionniste elles se projettent vers
le spectateur en per~ant, pour ainsi dire, le plan ·du canevas. Bref,
1a « rupture » de 1a surface de 1a toile revendique d'une maniere
beaucoup plus forte, son existence autonome.
Considerons comme exemple, deux toiles: le Portugais
[voir p1anche XIII] de Braque (peint en 1911) et Ma Jolie [voir
p1anche XIV] de Picasso (fait entre 1911-12). Dans 1es deux cas,
il s'agit d'une figure jouant un instrument a cordes. En fait,
1' instrument de musique avec ses oppositions nettes entre les
formes courbees et rectilignes, entre les lignes et les plans, entre
les formes solides et les vides, est un veritable dictionnaire du
langage cubiste des annees 1910. De surcroit, Ia juxtaposition de
Ia figure humaine et I' instrument a cordes est une occasion de
confondre l'anatomie de l'homme et l'instrument, c'est-a-dire un
etre et un objet inanime.
Pl. XIII. GEORGES BRAQUE, Le Portugais, 1911. Huile. 1,16m x 0,8Im.
Bale, Kunstmuseum.
Pl. XIV. PABLO PICASSO, Ma Jolie, Hiver 1911-12.
Reproduit de ROSENBLUM, R., Cubism an Twentieth-century Art,
HanyN., Abrams, Inc., Publishers, New York, 1960, p.65
102
Le tableau de Braque represente un musicien dans unbar a
Marseille et celui de Picasso depeint une femme nouvelle amante Eva (Marcelle Hwnbert) -
peut-etre sa
jouant un instru-
ment a cordes, probablement une guitare.
Ce qui attire notre attention parmi cette scene insignifiante
et ordinaire c'est Ia presence des elements deconcertants: des lettres, des chiffres et des symboles. Dans · le Braque, les
« D BAL », « D CO», « & » et « 10,40 » peuvent s'expliquer
comme des fragments d'affiches qu'on trouve en general sur le
mur d'un bar (leD BAL etant, sans doute, Ia demier:e partie de
GRAND BAL); et dans le Picasso, « MA JOLIE », « & », et le
baton d'un chef d'orchestre avec les quatre rayons representent Ia
musique qu'on est en train de jouer, une piece de musique ayant
pour titre "Ma Jolie". Celui-ci avec son double-entendre cubiste,
se retere a Ia fois,
a un air populaire de I' epoque ("0 Manon, rna
jolie, mon creur te dit bonjour") et au terme affectueux d'Eva.
Confronte avec ces divers symboles alphabetiques, numeriques et musicaux on remet en question Ia
fa~n
sualiser les arcs et les plans qui les entourent.
dont il faut vi-
103
Dans le Portugais et Ma Jolie, l'espace contracte
men~
a
un nouveau syntaxe pictural. La maniere dont les plans se chevauchent nous donne I' impression que chaque plan touche Ia surface du tableau. Les symboles semblent flotter et surgir de
1'espace pictural mais pourtant ils restent imprimes sur le plan du
canevas comme des lettres sur une page.
L' accusation de Ia surface de Ia page etait evidente dans le
poeme « Lettre-Ocean » que nous avons analyse plus haut. De
fa90n identique, les tableaux Portugais et Ma jolie mettent en
evidence Ia surface du canevas par le moyen des lettres
d'imprimerie. Guillaume Apollinaire, qui se sert de ces lettres
dans« Lettre-Ocean »,utilise les meme techniques dans un autre
poeme intitule «Voyage». (voir poeme 3)
lei, l'idee du voyage est suggeree par le ciel: le nuage, les
fils telegraphiques (dessines) et les etoiles. Considerons le vers
qui forme les etoiles: «La douce nuit pleine d'etoiles je me». Ce
vers qui n' a pas de suite et qui est inacheve met son lecteur en
suspension suggerant ainsi un monde sans pesanteur. La fa90n
dont les lettres du vers sont disposees sur Ia page recree I' espace
104
aere du ciel nocturne. Ces lettres, comme des etoiles ou des astres
semblent flotter dans 1' atmosphere.
Dans ce poeme il y a une opposition forte entre les grandes
lettres en caracteres gras et les toutes minuscules. D'un oote,
nous avons le train et le poteau telegraphique, objets lourds qui
affmnent Ia force de Ia pesanteur et de I' autre, Ies etoiles,
1' oiseau et Ie nuage qui vont
a I' encontre de
la pesanteur pour
creer !'impression d'un monde Ieger et fluide. C'est une caracteristique synthetique qui se manifeste dans Ies toiles cubistes:
d'une partIes objets concrets de Ia nature morte et de I'autre Ies
Iettres d'imprimerie qui evoquent une Iegerete et un monde sans
Iourdeur. 11 y a egalement un va-et-vient constant entre l'arrierefond ou I'espace environnant et les objets lourds.
Dit autrement, ces poemes qu'on vient d'analyser, avec
leur disposition eparpillee des Iettres ou syllabes, ainsi que ces
tableaux cubistes -
grace a Ia technique d'utilisation des lettres
au pochoir - , incarnent dans Ia toile ou sur Ia page, un monde
et un espace qui lui est etranger, un monde/ espace depoirrvu de
pesanteur; pour utiliser I' expression de Braque, un « hors espace ».
105
Dans le poeme « Du coton dans les oreilles », Guillau~e
Apollinaire porte ce procede synthetique
a son paroxysme quand
il isole tout un vers par Ia technique de l'encadrement.
La sentinelle au long regard
La sentinelle au long regard
Et Ia cagnat s' appelait
. - - .-..... -.. -. -.... -. -..... -....... -.. -....... -. ,
~
LES CENOBITES
TRANQUILLES
La sentinelle au long regard Ia sentinelle au
large regard
1
Allo Ia truie
Les cenobites sont des « religieux qui vivaient en communaute (dans les premiers siecles chretiens) ». 2 Semantiquement et
graphiquement, Apollinaire arrive
a isoler ce bout de vers: « Les
cenobites tranquilles ».
L'encadrement peut etre interprete de deux fa9QnS. Premierement, il represente un panneau portant le nom de Ia cagnat
( abri militaire ). Deuxiemement, Ia cagnat abrite des soldats qui
sont isoles du monde exterieur comme des «cenobites». lei, le
monde exterieur est represente par I' espace du poeme et le monde
1
Calligrammes p.l56
2
Le Petit Robert, Paris, 1992, p.272
106
des cenobites par I' encadrement. Or c 'est un « mise en
un espace incarne
a l'interieur
abym~
d'un autre, semblable
»,
a Ia
technique d'incorporation des lettres d'imprimerie des peintres
cubistes.
C'est grace
seulement
a
a· ce mise en abyme qu' Apollinaire arrive non
incarner un hors-espace mais aussi
a
attirer
I' attention du lecteur sur Ia presence de Ia · page elle-meme.
L' arrangement des lettres minuscules ou en caracteres gras,
1' encadrement qui n' appartient pas au domaine poetique, creent
un effet insolite sur le lecteur. Et par Ia suite, lui rend conscient
de fa\X>n inattendu, de Ia presence materielle de Ia page et des
lettres ou dessins faits al'encre d'irnprimerie.
Grace
a ses techniques synthetique et cubistes, Guillaume
Apollinaire nous rappelle de temps
a autre qu'on ne peut guere
negliger 1' existence materielle de cette feuille de papier sur
laquelle sont imprimes les mots et les vers. Le support fait corps
avec le poeme et participe integralement au processus de
I' ecriture poetique.
107
Cette technique de derouter le lecteur-spectateur par
I' integration d' elements exterieurs
a I' espace poetique,
adoptee
par Guillaume Apollinaire comme par les peintres cubistes, atteint son paroxysme dans les « collages » et les « papiers colles ».
108
C.
« Collages » et « papiers col h~s »
Dans le domaine de Ia litterature, le poeme-calligramme est une
forme qui permet les rapprochements les plus etroits avec les
collages. Que ce soit dans les poemes en prose de Max Jacob ou
dans les poemes-conversations de Guillaume Apollinaire, des
act~
ou des evenements qui sont logiquement separes dans le
temps ou dans I' espace, sont presentes ensemble, rote a oote.
Cette presentation en bric-a-brac dans un meme espace ou dans
Ia meme page, de plusieurs «objets» heteroclites constitue l'acte
meme du collage 1 •
1
«Pour resumer, il o'y a rien de nouveau dans J'idee essentielle du collage,
d'associer des images et des objets disparates afin de former une identite
expressive differente. Ce n' etait qu' avec Ia genese de J' art modeme base
sur Ia connaissance technique et psychologique modeme que le collage
commenca adevenir un moyen d'expression significatif et unique qui a
laisse son empreinte sur tout I' art du XX' siecle. [ ... ] Lc collage
modeme a son origine dans Ia peinture du Cubisme ... ».
WOLFRAM. Eddie, History ofCollage, Studio Vista, 1975, p.l4 et 15
109
C' est un procede qui puisse exister en peinture comme en
poesie ou en musique, voire dans toute forme d'expression artistique ou autre. Ce travail de « bricolage » possede une identite
expressive nouvelle, independante de toute esthetique canonique
ou normative, n'existant qu'en vertu de ses propres regles, ce que
les peintres eux-memes appelaient le «tableau-objet».
(( Les toiles des cubistes etaient pour eux des
objets fabriques, independants, de petits mondes
autonomes qui ne refleteraient pas le monde exterieur, mais qui le recreeraient sous une forme
totalement neuve. »1
De meme que les collages cubistes firent des toiles qu' on
appelle des «tableaux-objets», les calligrammes de Guillaume
Apollinaire sont des tentatives decreer des« poemes-objets ».
De Ia meme maniere, un poeme-objet est son propre objet.
II ne parle done pas d'un sujet quelconque exterieur a lui-meme,
ne se soumet aaucune regie prosodique, linguistique ou autre qui
n' est pas sa propre regie intrinseque. Ce que Gleizes et Metzinger
disent
a propos du tableau-objet tient egalement pour le poeme-
objet.
1
GOLDING, John. Le Cubisme, Rene Julliard, Paris, 1987, p.82
110
« L'ceuvre decorative n'existe que par sa destination, ne s'anime qu'en vertu des relations qui
s'etablissent entre elles et des objets determines
[ ... ] Le tableau porte en soi sa raison d'etre.
,
.
I
[ . . . ] c est un orgamsme »
De telles creations soulevent quelques questions fonda-
mentales. Le procede de collage, a-t-il des equivalences poetiques? Si oui, de queUe maniere peut-on les saisir? Dans cette
partie du chapitre, nous comptons etudier quelques poemesobjets des Cal/igrammes et leurs rapports avec les tableauxobjets.
Nous savons que les cubistes ont eu recours a des elements
etrangers qu' ils ont colies sur la toile pour creer certains effets
inattendus qui n'avaient pas eu de precedents dans l'histoire de
l'art. y a-t-il des procedes ou des elements poetiques dans les
Calligrammes qui puissent correspondre
pie~s
a !'introduction
des
etrangeres dans le tableau cubiste? Autrement dit, y a-t-il
des pieces soi-disant non-poetiques qui trouvent une place dans
I' espace poetique du poeme? Si oui, ces procedes poetiques,
creent-ils le meme effet que leurs morceaux cubistes correspon-
1
VALLIER. Dora: « Braque, Ia Peinture et Nous », Jes Cahiers d'Art, 1954,
p.l8, cite dans GOLDING,J ., Le Cubisme, Julliard. Paris, 1987, p.82-83
Ill
dants? Changent-ils le statut du poeme ou remettent-ils en question Ia conception traditionnelle de ce qu' un poetne do it etre?
« Lundi rue Christine » est un poeme-conversation ou
poeme-dialogue dont les vers constituant les repliques d'un diaIogue, se rapproche de pres d'un collage cubiste:
a
(( Je partirai 20ho 27
Six glaces s'y devisagent toujours
Je crois que nous allons nous embrouiller
encore davantage
Cher monsieur
Vous etes un mec aIa mie de pain
(0 00)
Un journaliste que je connais d'ailleurs tres
vaguement
Ecoute Jacques c'est tres serieux ce que je vais
te dire
(000)
ll me dit monsieur voulez-vous voir ce que je ·
peux faire d'eaux-fortes et de tableaux
Je n'ai qu'une petite bonne
(0 00)
Une fois Ia il me presente un gros bonhomme
Qui medit
Ecoutez c' est charmant
A Smyrne a Naples en Tunisie
Mais nom de Dieu oil est-ce
La demiere fois que j 'ai ete en Chine
C' est il y a huit ou neuf ans
(0 00) I
1
Calligrammes po40-42
112
Ce sont des n!pliques colles pele-mele, sans constituer un
sens monolithique. On a !'impression que le poete les a decoupes
(« Je prefererais me cooper le parfaitement que de les lui
donner »1 ) d'un dialogue ou de plusieurs dialogues differents et
?
les a presentes ensemble, oote
a oote pour creer un effet de col-
lage. Dans son ouvrage From Cubism to Surrealism in French
Literature, Georges Lemaitre le signale en toutes lettres:
« ... il [Apollinaire] se mettait a une table, pn!ferablement dans un cafe, et notait, l'un apres
I' autre, les fragments des phrases qu' il entendait
de ses amis ou des etrangers. Ces bouts de conversations n'avaient absolument aucun lien les
uns avec les autres... »2
Plus loin dans le meme contexte, il dit que ces poemesconversations ne sont pas depourvus de charme. II les compare
aux vieux kaleidoscopes dans· lesquels des fragments de verre
colores, vus
1
2
a travers
un petit tube contre Ia lumiere, peuvent
Ibid. P.40 (Remarquons ici que le vers ne suit pas non plus un ordre
strictement grammatical: le procede du collage se manifeste au niveau
meme de Ia syntaxe ou Ia position des mots « me » et « le » est
intervertie. Le vers, syntaxiquement correcte doit etre: « Je prefererais me
le couper parfaitement que de les lui donner)).)
LEMAITRE, Georges, From Cubism to Surrealism in French Literature,
Harvard University Press Cambridge, Massachusetts, USA, 1941, p.11516
113
produire des effets de vi trail fantastiques et inattendus dans des
combinaisons changeantes. 1
Pascal Pia ecrit egalement que Ia premiere partie des
Ca/ligrammes, « offre plusieurs echantillons [des "poemesconversations"] et oil se trouvent joyeusement meles, comme
dans un kaleidoscope secoue par une main espiegle, des images
ecloses dans I' esprit du poete, des bribes de dialogues entendus
au cafe, les noms Ius sur des affiches et des bouts de phrases
preleves dans les journaux ... »2
Dans
ce
poeme,
comme
dans
un
kaleidoscope,
!'impression est celle de surprise car on n'y voit aucun objet
recolmaissable: toutes relations entre les formes sont brisees. Par
exemple, dans un texte, en general, les articulations entre les
phrases sont marquees par la ponctuation. Or, ce poeme, ne
comporte aucune marque de ponctuation. Dans la plupart de ses
poemes ulterieurs Apollinaire leur enleva systematiquement la
I
2
Ibid. p.l16
PIA, Pascal, Apollinaire, Seuil, 1995, p.165
114
ponctuation 1 . lei, il ne se sert pas de guillemets pour cemer les
propos du locuteur:
« II me dit monsieur voulez-vous voir ce que je
peux faire d'eaux-fortes et de tableaux »2 .
On ne sait plus si c'est le poete qui parle ou si c'est
quelqu'un d'autre. Tousles propos sont arranges en bric-a-brac.
Des bouts de conversation sont transcrits et presentes sous
forme de vers: « Voici monsieur ... », « Ecoute Jacques ... »,
« Ecoutez c' est charmant... ». On peut y distinguer egalement
I' ebauche d'une lettre (debutant par « Cher monsieur »), dont le
poete a peut-etre decoupe les lignes et les a collees ici et Ia sur Ia
page comme des vers differents. Le « Cher monsieur » trouve son
echo dans « Voici monsieur » et dans « monsieur voulezvous ... » indiquant,
1
2
a Ia maniere
des collages de Braque et de
Voici son motif derriere Ia suppression de Ia ponctuation: « La ponctuation
perrnet aux mauvais ecrivains de justifier leur style. Quelques tirets, une
virgule par-ci par-lil, et tout semble se tenir. Au reste, cette suppression
[de Ia ponctuation] donne plus d'elasticite au sens lyrique des mots. Mais
cette question n'aura plus d'inten!t, certes, lorsque disparaitra le livre.( ... )
Avant un ou deux siecles, il [le livre] mourra. 11 aura son
successeur, son seul succcesseur possible dans le disque de phonographe
et le film cinematique. On n'aura plus besoin d'apprendre a lire et a
6crire. » (Apollinaire, Oeuvres en prose completes II, Gallimard, 1991,
p.989.
Calligrammes, p.41
115
Picasso, le debut, le milieu et peut-etre Ia fin de Ia lettre sans Ia
(re )presenter dans son entier 1 •
Ainsi,
peut-on
rapprocher
ce
poeme-dialogue/
conversation des collages d' autant plus qu' ils ont Ia meme
caracteristique predominante, notamment Ia (re)presentation des
objets heterogenes dans un espace unique.
L'effet kaleidoscopique, dont nous venons de parter plus
haut, est cree au niveau meme des syllabes. Par exemple dans le
poeme « S P », considerons les strophes suivantes:
«dans
Ia so
I ution.
de bi
carbo
nate de
sodium
Les masques seront sim
plement mouilles des lar
mes de rire de rire »2
1
2
lei, nous renvoyons le lecteur aux tableaux Violon au Caft, de Picasso et
Violon et Cruche, de Georges Braque. Dans ces deux toiles, le « violon »
en tant qu' objet n 'est pas represente dans son entier. Seules quelques
!ignes suffisent a suggerer I'objet traite. De Ia meme fa9on Apollinaire,
dans ce poeme, suggere Ia « lettre » grace aux bouts de paroles qui y
figurent.
Calligrammes, p.85 Meme un amateur de poesie fran9aise modeme ne peut
s'empecher de se rappeller ici, les vers de quatre ou de trois syllabes de Ia
«Chanson d'automne » de Paul Verlaine. L'allusion que nous faisons a
Verlaine n 'est pas outranciere mais juste, car ce que celui-ci fait au niveau
des sons (musique), Apollinaire le fait au niveau de Ia graphie (visuel).
116
On remarque des passages
« sim » et « lar ». Grace
a Ia ligne apres « so »,
a leurs positions fmales,
« bi »,
ces syllabes, ,
sont mises en valeur. 11 en va de meme pour celles qui figurent au
debut des vers: « lution », «nate», « plement » et « mes ». Cette
dislocation des syllabes et leur rearrangement imitant un assemblage d' objets heteroclites, ne connait pas de precedent dans Ia
poesie fran9aise. Dans ce poeme, ce qui importe pour Guillaume
Apollinaire ce n'est nile sens des mots, niles regles prosodiques
mais plutot 1' adaptation de Ia technique du collage aIa poesie.
Une autre caracteristique qui puisse rapprocher les Calli-
grammes des tableaux cubistes, c'est !'intrusion des morceaux
d'objets reels dans l'espace poetique. Certains vers des Calli-
grammes font penser
a ces
morceaux reels des collages. Par
exemple, le vers « Miroir brise sel renverse ou pain qui tombe »
tire du poeme « Sur les propheties »1 , rappelle le fragment de
miroir que Juan Gris avait colle sur son tableau Le Lavabo. 2
1
2
Calligrammes, p.46
«En 1912, il [Juan Gris] colla un fragment de miroir sur Le Lavabo, et durant
les annees suivantes il introduisit dans ses natures mortes une gravure, des
cartes ajouer, ou des fragments de faux cannage de chaise. Le miroir dans
Le Lavabo a un but surtout anecdotique, et conune il s'agit d'un materiau
en quelque sorte inimitable, son emploi semble tres logique. "Voici
117
L'idee du sel renverse ou du pain qui tombe reprend un
trait particulier des tableaux de Juan Gris, notamment une deformation des sujets par une force qui traverse Ia toile'. Elle est
egalement evocatrice de Ia toile de Cezanne, le Panier des
pommes dans laquelle les
po~es
qui ont 1' air de deborder Ia
surface du canevas, temoignent d'une force qui traverse en diagonale Ia toile.
Comme levers precedent du poeme «Surles propheties »,
les vers suivants tires du poeme « Le palais du tonnerre » nous
rappellent des morceaux reels que les cubistes ont incorpores
dans leurs toiles. Ils font revivre devant nos yeux tout un collage
cubiste:
« Morceaux du ciel tissus des souvenirs les plus
purs
Et il flotte parfois en l'air de vagues nuages de
craie »2
I
2
pourquoi j 'ai du mettre des fragments de glace: une surface peut se
transposer dans une toile, un volume peut s'y interpreter, mais un miroir?
Une surface changeante et qui reflete meme le spectateur? On ne peut que
coller, sous forme de glace.">> (Conversation avec Michel Leiris
rapportee par Kahnweiler dans son Juan Gris, citee dans GOLDING,
John, Le Cubisme, Rene Julliard, Paris, 1987, p.98).
(( Dans une sene de peintures commencees probablement dans l 'hiver 191112, dont Ia Nature morte au pot cylindrique - petite toile rectangulaire du
musee Kroller-Miiller - est un bon exemple, les sujets sont deformes par
une force qui semble traverser en diagonale Ia composition, . . . »
GOLDING, John, Le Cubisme, Rene Julliard, Paris, 1987, p.87.
Calligrammes, p.119
118
lis peignent avec des mots en nous faisant visualiser, un
collage dans sa totalite. « Des morceaux de tissu » qui se melent
parfaitement avec du « ciel » et « des souvenirs les plus purs »
evoquent les morceaux d'objets reels des collages. D'autre part,
« Les vagues nuages de craie » nous rappellent les dessins ou des
traits que les peintres cubistes faisaient avec du crayon pour donner une unite
a leurs papiers colles 1 (cas particulier du collage).
Considerons le papier colle de Braque, La Nature morte
a Ia
guitare. [voir planche VI (B)] Bien que les deux bandes· de papier
colles
oote a oote servent de base a Ia composition, ce qui donne
une ?Jlite
a Ia toile ce sont les traits « surajoutes, et re-dessines
sur I' ensemble». Grace
a leur pouvoir d'evocation, ils recreaient
le sujet dans son entier. 2
« Dans cette nature morte, les petites marques
au crayon autour des morceaux de papier
(visible meme sur une photographie) indiquent
que Ia composition fut tres soigneusement
elaboree avant que le papier n'y ffi.t colle. »3
1
2
3
Un papier colle est un cas particulier du collage. Un collage est une
«composition faite d'elements colles sur Ia toile (eventuellement integres
a Ia peinture) » (Le Petit Robert, 1992, p.335). Tandis que dans un
collage, le peintre se sert de tout element qui lui semble de gre, dans un
papier colle, il se restreint aux seuls bouts/ morceaux de papier.
GOLDING, John, Le Cubisme, Rene Julliard, Paris, 1987, p.95.
Ibid.
119
Ainsi, ces deux vers, recreent, de maniere tres subtile, tout
un collage dont un lecteur inattentif risque de ne pas noter.
L'intrusion des morceaux d'objets reels dans l'espace
poetique trouve son expression parfaite dans le poeme « Carte
Postale ». Ce poeme reprend le motif du tampon de Ia poste, utilise dans« Lettre-Ocean »,en exploite les caracteristiques d'objet
reel. Tandis que dans« Lettre-Ocean », le tampon est suggere par
les mots espagnols « REPUBLICA MEXICANA T ARJETA
POSTAL», dans «Carte Postale », (voir poeme 11) il est au
contraire, appose sur Ia page comme un reel tampon. Celui-ci
correspond
a un
objet authentique incorpore dans l' espace du
poeme.
Les mots « CARTE POSTALE » au majuscule et audessous la ligne horizontale, recreent une carte postale en tant
qu'objet reel. Dans cette optique, le titre du poeme est significatif
de la fusion des objets reels dans I' espace poetique, comme
c' etait le cas pour les peintres cubistes. Insistons qu' ils cherchaient non seulement
a assembler
des objets heteroclites sur
leurs canevas, mais plutot ales integrer au sens de leurs collages.
CARTE PO~Tt~ ~
~~-eo~
Ju.w .e·~
. l'il~
~~
~~~ee~
~~ r~ ;ro,~ ,\~
LIJL
on
re.s
aura
Poeme 11: Carte postale
120
C' est une « lettre collage » dont le procede fut repris par
Ray Johnson en 1964. Dans ce collage, intitule Letter Collage,
1
(voir planche XVIII (B)] Johnson colle le debut d'un article sur
Alexander Pope, tire d'une encyclopedie, sur une carte postale
destinee au «Educational Dept., New York». L'obliteration du
timbre par le tampon de Ia poste represente l' aspect reel de
l'objet. Le nom et l'adresse de l'expediteur Johnson qui figure en
bas evoquent en meme temps Ia signature de 1' artiste.
1
WOLFRAM, Eddie, History ofCollage, Studio Vista, New York, 1975, p.l81
121
Dans ce chapitre, nous avons remarque que tout 1' effort de
Guillaume Apollinaire ainsi que celui des peintres cubistes, est
oriente vers une prise de conscience, de plus. en plus aigue, de
l'aspect materiel du support sur lequel l'reuvre d'art se dresse.
Que ce soit Ia page ou le canevas, I' attention du sujet spectateur
ou lecteur est ramenee constamment vers son aspect deuxdimensionnel, voire sa materialite et sa substance qui seule fournit tine base stable a !'artiste ou au poete pour atteindre une unite
complexe et dense au niveau de Ia composition de son reuvre.
C' est l'une des trois vertus de 1' art plastique dont parle Apollinaire dans ses Peintres Cubistes. C'est l'unite qui caracterise Ia
deuxieme phase du mouvement cubiste, tout comme Ia recherche
de Ia verite residait au creur de Ia phase analytique.
Ayant atteint cette unite, les cubistes se sont rendus
compte que leurs toiles etaient encombrees d' objets reels et
assujetties
a Ia notion de Ia representation d'un sujet coherent et
122
classique. 1 Cet encombrement et cette subjugation empechaient
l'artiste de degager l'art pur de l'ancienne peinture2 et d'arriver a
une « creation pure de I' esprit ».
Ils ne restait qu'un pas a faire pour atteindre ce monde
d'abstraction: renoncer a representee des « sujets » et s'engager
dans des voies pures, notamment a essayer d'incarner les idees
abstraites.
C' est 1' abstraction pure qui sera 1' objet de notre enquete.
Comment Apollinaire arrive-t-il a elever sa poesie au niveau de Ia
creation pure de l'esprit? Comment les cubistes representent-ils
les notions et les idees abstraites dans leurs toiles? Voila le sujet
du chapitre suivant.
1
2
C'est en cela que pour certains critiques d'art le cubisme etait Wl realisme.
Voir APOLLINAIRE, (£uvres en prose completes II, Gallimard, 1991, p.l 0