Unitotalite-Russie - Maison des Sciences de l`Homme d`Aquitaine

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Unitotalite-Russie - Maison des Sciences de l`Homme d`Aquitaine
L'Unitotalité dans la culture russe.
Maryse Dennes
Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3
"L'unique force qui organise le chaos de notre corps spirituel,
c'est l'acceptation libre et intégrale du Christ
comme principe Un et total de notre vie
spirituelle et de notre vie extérieure".
V.I. Ivanov
Ce texte a été revu et publié dans
Unité du monde unité de l’être, dir. M. Cazenave, Paris, éd. Dervy, 2005, p. 275-296
L'Unitotalité (Vseedinstvo) est un concept majeur de la philosophie russe à orientation
religieuse. Mis en pratique et développé surtout à partir de Vladimir Soloviev (1853 - 1900),
il s'enracine dans une tradition séculaire qui est celle de l'histoire culturelle de la Russie,
marquée dès ses origines par l'influence de la patristique orientale et par une certaine
interprétation du platonisme et du néo-platonisme. Essayer de comprendre la signification et
l'usage de ce concept, c'est, de cette façon, se diriger vers le dévoilement de la spécificité de la
culture russe ; c'est tenter d'accéder à la compréhension des phénomènes internes à cette
culture, non seulement dans les domaines du savoir immédiatement concernés comme la
philosophie ou la religion, mais aussi dans ceux des sciences humaines, y compris
l'esthétique, et des sciences dures comme la physique, la chimie ou même les mathématiques.
Une telle étude doit donc nous permettre de mettre au jour des principes gnoséologiques,
provenant du rapport spécifique que la pensée, dans un contexte déterminé, entretient avec le
monde. Ces principes s'avéreront aussi méthodologiques dans la mesure où ils apparaîtront
comme étant à la base de la constitution et du développement d'une histoire et d'une culture.
Cependant la recherche de la signification du concept d'unitotalité n'a pas seulement
un caractère fondamental, relatif à la nature et à la constitution de la culture russe.
Aujourd'hui elle acquiert d'autant plus d'importance qu'elle correspond à une actualité
1
philosophique de la Russie post-soviétique.
A une époque où les philosophes russes
cherchent à reprendre en compte tout ce qui, de la culture russe, a été mis entre parenthèses
pendant la période soviétique, ce sont les sources religieuses de la culture russe qui se
trouvent visées. En essayant de déceler ce qui a été tu des recherches philosophiques d'avant
la révolution bolchévique, ou ce qui a dû se dire de façon voilé, après cette même révolution,
les chercheurs actuels partent en quête d'une reprise en considération de la spécificité de la
culture russe et, par là même, de la différence entre la Russie et l'Occident. L'actualité de cette
recherche est encore accrue par le fait que différentes orientations se font jour dans l'approche
critique du concept d'unitotalité. A la tendance représentée par le philosophe Serge Khorouji 1,
qui insiste sur une provenance occidentale de ce concept, s'oppose celle que représente le
jeune philosophe Viatcheslav Moiseyev qui, dans son ouvrage sur la Logique de l'Unitotalité2,
souligne le lien étroit que cette notion entretient avec la spécificité religieuse de la pensée
russe. Alors que pour S. Khorouji, l'usage du concept d'unitotalité provient de l'héritage de la
philosophie allemande et, en particulier, de ce renouveau du platonisme, qui, après s'être
manifesté à l'époque de la Renaissance et être passé par l'Angleterre (Shaftesberry), est revenu
en Allemagne, et, par l'intermédiaire de Leibniz, de Goethe et de l'Aufklärung, s'est
finalement trouvé conduit à son accomplissement dans l'oeuvre de Schelling, pour V.
Moiseyev, il s'agit de retrouver, dans cet usage, une logique de l'être, spécifique de la Russie
et témoignant d'un être au monde particulier, remontant à l'influence que le platonisme et le
néo-platonisme ont exercée d'abord dans la culture byzantine, puis dans la culture russe. Dans
les deux cas, nous le voyons, se trouve concernée l'interprétation du platonisme. Notre
approche ne consistera pas à prendre parti, mais à se placer à l'intersection de ces deux
orientations, à tenter d'ouvrir une perspective de conciliation, et à montrer ainsi que la
spécificité de la culture russe ne s'atteint pas par un rejet de l'une ou l'autre des influences
(allemande ou byzantine), mais par une quête de ce qui les rassemble, de ce qui leur a permis
de collaborer ensemble à la constitution et à la mise en valeur du mode d'être et de penser
spécifique de la culture russe.
1
Mathématicien, philosophe et théologien contemporaine, membre de l'Institut de philosophie de l'Académie des
Sciences de Russie, S.S. Khorouji est aussi spécialiste de quelques penseurs russes du début du XXème siècle,
comme Pavel Florenski et L. Karsavine. Il est l'auteur de nombreux articles sur la tradition religieuse de la
culture russe qui s'enracine dans le Christianisme byzantin et dans son orientation ascétique qui est celle de
l'hésychasme. Il oppose nettement cette tradition à la tradition philosophique de l'Occident. Il a publié plusieurs
ouvrages, dont K fenomenologii askezy (vers une phénoménologie de l'ascèse), Moscou, 1998. A ce sujet, cf.
Maryse Dennes, "S.S. Khorouji et la phénoménologie dans les recherches contemporaines sur l'identité
religieuse de la Russie", in Slavica Occitania, Toulouse, 9, 1999, pp. 55-72.
2
De cette façon, l'actualité philosophique reste en rapport avec le questionnement
fondamental et nous y renvoie. Le concept d'unitotalité apparaît opératoire à plusieurs titres.
Son élucidation permet d'éclairer à la fois l'actualité philosophique russe et le passé culturel
de la Russie. Il est aussi un outil privilégié pour permettre de déceler, à travers son propre
usage, les caractéristiques générales du mode d'être et de penser qui a été prioritaire dans la
constitution et l'évolution de la culture russe.
Nous nous attacherons tout d'abord à donner une définition de ce concept, à en
montrer sa genèse et sa postérité. Puis, à travers ses différents usages, nous essaierons de
mieux cerner sa signification commune, et nous serons, de cette façon, renvoyés à la
spécificité culturelle et historiale sous-entendue dans chacun de ses emplois. Par là même, ce
concept d'unitotalité nous apparaîtra comme lié à d'autres concepts fondamentaux de la pensée
russe et comme constituant avec eux un ensemble permettant d'éclairer les différents points de
vue qui, de l'intérieur d'une même culture, révèlent une même situation fondamentale et
peuvent être, de ce fait, producteurs, à travers les différents domaines du savoir, d'une même
spécificité.
I. Vseedinstvo : Définition. Genèse. Postérité.
En russe, le concept de Vseedinstvo est formé sur la base de deux autres : Vse qui
signifie "tout", et edinstvo qui signifie "unité". Nous sommes donc en présence d'une notion
qui rassemble l'"Un" et le "Tout", une reprise de l'en panta de Parménide, qui a été traduit
parfois par "Tout-unité", parfois par "Omni-unité". La traduction que nous utilisons de
"Unitotalité" est aujourd'hui celle qui semble prédominer.
Dans tous les cas, il s'agit de l'étant (en grec : to on ; en allemand : Seiende ; en russe :
suščee) en tant qu'il se donne, de prime abord, non point dans sa diversité, mais comme unité
(edinstvo) rassemblant déjà la diversité (Vse). Le Tout est donné en première instance. Le
divers est immédiatement saisi comme rassemblé. La pensée est synthétique avant d'être
analytique. Cela suppose un regard qui ne soit pas initialement posé à l'intérieur de l'étant,
perdu donc dans la diversité, susceptible de n'en saisir qu'une partie, mais un regard de prime
abord extérieur à tout étant constitué, une expérience originelle faisant sortir l'homme du
milieu de l'étant et lui permettant d'avoir un regard immédiatement globalisant. Cette
2
Enseignant la philosophie à l'Université de Voronej (Russie), V.I. Moiseyev, a terminé récemment cet immense
ouvrage et a soutenu , sur cette base, sa thèse d'habilitation, à Moscou, au début de l'année 2001.
3
expérience est originelle dans le sens où elle est personnelle et fondatrice. C'est en elle que se
situe un mode de rapport de l'être et de la pensée ; c'est à partir d'elle que se détermine un
mode de rapport au monde, une façon aussi d'appréhender le temps et l'espace, d'engager donc
un mode d'historicité.
Celui qui introduit le concept de Vseedinstvo dans la pensée russe est Vladimir
Soloviev (1853-1900). Du point de vue gnoséologique, un énoncé de N. Lossky (1903-1953)
commentant et citant V. Soloviev, peut nous servir de base :
"L'expérience et la pensée ne peuvent encore mener à la vérité, puisque l'on entend par vérité
ce qui est, c'est-à-dire l'être. Or, ce qui est c'est le tout ; donc la vérité est le tout. Mais si la
vérité est le tout, alors ce qui n'est pas le tout - c'est-à-dire chaque objet ou événement
particulier dans son isolement du "tout", n'est pas vérité. Par le fait même de son isolement, il
n'est pas. C'est avec le "tout" et dans le "tout" qu'il est. La vérité, c'est donc le "tout" en tant
qu'"un". La définition complète de la vérité s'exprime par trois prédicats : l'Etre, l'Un, le Tout.
En un mot, "la vérité, c'est l'omni-unité existante", non en tant que notion abstraite contenue
en tout, mais comme principe concret qui contient tout".3
C'est cette idée de Omni-unité ou Unitotalité, que V. Soloviev commence à développer
dans ses Leçons sur la la Divino-humanité4, qui, à la fin du XIXème siècle, peut être
considérée à la fois comme un point d'aboutissement et comme un nouveau départ de la
pensée russe. V. Soloviev se présente en effet comme le penseur russe dont l'œuvre est
simultanément une synthèse des réflexions antérieures conduites dans le cadre de la tradition
philosophico-religieuse russe et une base gnoséologique, logique, méthodologique et
conceptuelle pour des réflexions ultérieures. C'est donc en examinant ce qui a précédé et ce
qui a suivi l'œuvre de V. Soloviev, que nous pouvons nous faire une idée du contenu et de la
signification de ce concept qui renvoie, comme nous l'avons évoqué, à ce qui fonde la
possibilité de la pensée russe et de son évolution.
L'examen de ce qui a précédé V. Soloviev au sein de la culture russe et dont le
philosophe russe a usé pour l'élaboration de sa pensée, peut nous donner les étapes d'une
genèse du concept de Vseedinstvo, du contenu de ce concept, de sa signification.
V. Soloviev se place dans la ligne d'une tradition de pensée qui déjà, au XIXème
siècle, a comme caractéristique d'utiliser des éléments de la philosophie occidentale pour
3
N. Lossky, Histoire de la philosophie russe, Paris, Payot, 1952, p. 97.
V. Soloviev, Leçons sur la divino-humanité, traduit du russe par B. Marchadier, Paris, Cerf, 1991. Cet ouvrage
correspond à une série de cours que V. Soloviev avait donnés à Saint-Petersbourg à la fin des années soixante4
4
exprimer une expérience qui n'entre pas dans le cadre de cette philosophie. Il s'ensuit deux
conséquences. Tout d'abord, après une tentative de conceptualisation, un retour à l'expérience
qui, de par sa nature, échappe à cette conceptualisation. Et ensuite, du fait de ce retour, qui
peut être simultané aux tentatives de conceptualisation, une critique de la tradition
philosophique qui prédomine en Occident, et un positionnement de la pensée russe par rapport
à cette tradition.
Avant V. Soloviev, ce type de démarche avait déjà été suivi par ceux qui sont
considérés comme les fondateurs du mouvement slavophile et comme les prédécesseurs de V.
Soloviev : Ivan Kireevski (1806-1856) et André Khomiakov (1804-1860). Contemporains
d'Alexandre Pouchkine (1799-1837), ils participent tous les deux de cet "Age d'or" de la
culture russe qui s'étend sur les années vingt et trente du XIXème siècle, et ils développent
leur pensée jusque dans les années soixante, où se font déjà remarquer, par leurs écrits, les
contemporains de V. Soloviev que furent Léon Tolstoï (1828-1910) et Fedor
Dostoïevski(1821-1881). A ces deux penseurs russes peuvent être déjà rattachées certaines
notions comme celles du "savoir vivant" (živoznanie) et de la "conciliarité" (sobornost'). A
ces deux concepts se rattache encore celui d'intégralité (cel'nost').
L'idée du "savoir vivant", que l'on trouve à la fois chez Ivan Kireevski 5 et chez André
Khomiakov6, se base sur l'idée d'une expérience vivante qui, d'une part, place l'individu en
dehors de chaque domaine déterminé du savoir (la religion, la philosophie, la littérature, l'art
ou la science), et qui, d'autre part, lui permet ainsi d'accéder à une pensée intégrale (cel'naja),
dans laquelle se trouvent rassemblées toutes les potentialités de la nature humaine (foi, raison,
volonté, amour). L'intégralité (cel'nost') est à la fois dans le sujet connaissant et dans l'objet
connu. Elle est dans l'impossibilité et le refus de séparer le sujet et l'objet. Elle est donc aussi
dans une priorité accordée à la personne. Celle-ci est irréductible à une essence, à une idée.
Elle est d'abord et originellement une expérience, celle d'un Tout existentiel nonconceptualisable, et c'est en ce sens que l'intégralité de l'expérience de la personne (sujetobjet) est considérée comme un absolu, comme une participation à la vie divine. Quant au
monde objectif et aux savoirs qui lui sont relatifs, ils participent, dans ce contexte, d'une
dix. En 1877, il publia son autre grand travail philosophique qui portait comme titre Filosofskie načala cel'nogo
znaija (Les principes philosophiques du savoir intégral).
5
Cf, en particulier, son article de 1830 sur le dix-neuvième siècle (paru dans la revue l'Européen - cf. à ce sujet,
A. Koyre, La philosophie et le problème national en Russie au début du XIXè siècle, Paris, Gallimard, 1976) et
ses écrits des années cinquante où Ivan Kireevski parle d'un "principe d'être, de vie et de pensée" (à ce sujet, cf.
V. Lossky, Histoire de la philosophie russe, op. cit., pp. 11-26).
5
vision spirituelle du monde. Ils ne correspondent pas à une vision qui serait seulement
gnostique. Ils sont justifiés par l'adhésion de la personne à la vie divine.
Pourtant, pour I. Kireevski comme pour A. Khomiakov, cette vie divine n'est pas celle
d'un Dieu qui se révélerait à une seule personne, en tant que celle-ci serait un individu séparé
des autres. La vie divine est celle d'un Dieu qui se révèle à une communauté. La réalité
personnelle est une entité transcendante qui s'enracine en Dieu et provient de Dieu par
l'intermédiaire d'une collectivité. La négation du subjectivisme au niveau gnoséologique se
trouve rattachée, au niveau spirituel, à une priorité accordée au collectif sur l'individuel, et
cette expérience renvoie, à son tour, à une communauté d'être et de pensée qui, dans le cas de
la Russie, est envisagée comme caractérisant son histoire et sa culture.
La Russie apparaît donc ainsi pour ces premiers penseurs slavophiles comme
dépositaire d'une spécificité qui est à la fois, d'être, de vie et de pensée.
Cependant, la notion d'intégralité, telle qu'elle est déjà développée chez eux, ne
concerne pas seulement le domaine gnoséologique et humain. Elle n'est pas seulement un
moyen de penser le rapport de l'homme à Dieu, elle est aussi et avant tout une façon de parler
du monde divin. Celui-ci est considéré comme étant le domaine d'une expérience uni-totale.
La divinité n'est pas seulement "une" ; elle est "une et "trine", essentiellement "trinitaire",
traversée par un principe qui est celui d'un être pour soi en même temps que d'un être par
l'autre ; elle est le lien vivant de l'Amour et de la Vérité.
C'est à cette notion d'intégralité, d'abord pensée au niveau divin, que se rattache, chez
André Khomiakov, la notion de sobornost', qui est le plus souvent traduite par le terme de
"conciliarité"7.
Cette notion se trouve développée, chez A. Khomiakov, comme celle de "savoir
vivant" chez I. Kireevski, sur le fond méthodologique d'une différenciation de la culture russe
par rapport à celle de l'Occident. Pour le penseur russe, il ne s'agit pas de démontrer (la raison
humaine est impuissante à accéder d'elle-même à la vérité), il s'agit de témoigner et de
décrire. Au caractère nécessaire et formel des preuves logiques et du raisonnement causal, il
oppose le caractère évident de l'expérience intérieure et vivante de la vérité. Il s'agit en fait de
6
Cf. , à ce sujet, ses "Lettres à Samarine" de 1860. Sur A. Khomiakov, on peut se référer à V. Lossky, op. cit.,
pp. 26-39.
7
Cependant le terme de Sobornost' est souvent gardé sans traduction. V. Lossky, parlant d'A. Khomiakov,
définit la sobornost' de la façon suivante : "La "sobornost" est la libre unité des membres de l'Eglise dans leur
compréhension commune de la vérité et dans le salut commun, c'est-à-dire une unité fondée sur leur amour
unanime du Christ et de la vérité divine", op. cit., p. 32.
6
développer une forme de phénoménologie de l'expérience spirituelle. A cela s'ajoute un
élément fondamental qu'il est indispensable d'évoquer pour permettre de comprendre
comment la tradition de la pensée russe se différencie, dans ce contexte, de la tradition
philosophique occidentale, et comment elle peut revendiquer néanmoins, dans un tel contexte
d'identité nationale, un caractère universel. Contrairement à ce qui est habituellement admis
en Occident, pour André Khomiakov, c'est la pensée rationnelle (linéaire, analytique,
déductive) qui conduit l'individu à penser pour soi et par soi, à s'affirmer comme sujet
indépendant et, donc, à se séparer des autres. La foi, en revanche, en tant qu'elle enracine la
pensée dans la croyance, n'est pas une affaire individuelle. Elle suppose une ouverture aux
autres et une communion avec ce qui dépasse l'individu et lui permet d'accéder à une vérité
supérieure. En d'autres termes, c'est la foi qui libère de la subjectivité propre et non la raison.
C'est l'amour et la soumission à un principe de vie rattaché à la vie divine, qui sont les garants
de la liberté. S'il y a, dans la pensée religieuse russe, un point de renversement par rapport à la
philosophie occidentale, c'est bien ici qu'il se situe. A partir de A. Khomiakov, ce qui a valeur
universelle n'est pas du domaine de la raison logique, déductive, analytique, mais du côté de
la foi, de la réalité personnelle en communion avec les autres, du côté d'une pensée
synthétique et intégrale qui se rattache à une expérience spirituelle de la divinité. L'idée de
sobornost' est à penser en lien étroit avec cette perspective. Nous pourrions dire qu'elle est la
caractéristique spirituelle de l'Eglise. Elle témoigne de cette aptitude essentielle qu'a l'Eglise à
rassembler (sobirat'), et, si elle véhicule, de ce fait, une forme d'universalité, il ne peut pas
s'agir de l'universalité de la raison, mais de celle qui émane de la communion de l'esprit.
André Khomiakov prône une adhésion par la foi à une vérité qui permet d'être-au-monde et
d'accéder au monde de façon intégrale et uni-totale. Et cela se fait en communiant au principe
de vie de la divinité qui est celui du Dieu à la fois "un" et "trine".
C'est à cette même tradition de pensée que se rattache V. Soloviev, lorsqu'il avance
son concept d'"unitotalité" (Vseedinstvo).
Pour lui, comme pour Ivan Kireevski et André Khomiakov, l'unitotalité est un principe
gnoséologique et méthodologique fondamental pour l'homme, parce qu'il est un principe
d'existence pour la divinité. Dieu n'est pas seulement "un" et "trine" ; il est "tout"8, et en cela,
l'adhésion à la vie divine, par l'Eglise et par le Christ, renvoie à la totalité du monde créé.
C'est ce "tout du monde" situé en Dieu que V. Soloviev nomme la Sophia9. Un lien étroit
8
9
Cf. Leçons sur la divino-humanité, op. cit, p. 88-89.
Ibid. , p. 115 sq.
7
existe donc, de fait, chez V. Soloviev, entre l'usage qu'il fait de l'unitotalité et la définition
qu'il donne de la Sophia. Plus que la Sagesse, celle-ci est le résultat en Dieu de son activité
créatrice10. La totalité du monde participe de la vie divine et c'est en cela qu'elle est une
sagesse incarnée.
C'est sur la base de ces deux notions, introduites par V. Soloviev dans la pensée russe,
et sur la base aussi de l'usage qui va en être fait, que se détermine, au début du XXème siècle,
la postérité de V. Soloviev.
Chez V. Soloviev, la Sophia n'est pas encore ce qu'elle aura tendance à devenir chez
certains de ses successeurs, une forme de quatrième hypostase de l'essence divine, s'ajoutant
ainsi aux trois hypostases de la Trinité11. Elle est partie intégrante de ce qui de Dieu se
manifeste dans le monde, c'est-à-dire de "l'organisme divin du Christ"12. Alors que le principe
unifiant actif de cet organisme est le Verbe, le Logos, la Sophia, quant à elle, en est "l'unité
produite"13.
De cela nous pouvons tirer quelques conséquences par rapport au thème qui est le
nôtre de l'unitotalité, et des implications de son usage dans les différents domaines du savoir.
De l'interprétation de V. Soloviev, nous pouvons en effet déduire ce qui devient une position
de principe de tous ses disciples : c'est par l'intermédiaire d'une participation à la vie du Christ
que l'on peut accéder à une approche et une appréhension de ce qu'est le monde en Dieu, c'està-dire ainsi à une vérité sur le monde. Nous retrouvons ici le principe à la fois gnoséologique
et méthodologique que nous avons déjà évoqué, mais cette fois-ci nous le déduisons d'une
attitude spirituelle, témoignant elle-même d'une position originelle de l'homme par rapport à
lui-même et par rapport à Dieu, et susceptible de rassembler, au niveau d'une culture en
général, comme au niveau de chaque domaine du savoir, en particulier, toute une
communauté d'hommes. Si une vérité se trouve, dans ce contexte, posée comme référant
ultime, cette vérité n'est en rien celle qui serait susceptible de provenir d'une raison humaine
limitée à ses propres capacités. Cette vérité existe, en tant que principe du savoir, parce qu'elle
est un effet premier d'une adhésion de l'homme à la vie divine, parce qu'elle reflète une
10
"Dans l'organisme divin du Christ, le principe unifiant actif, le principe qui exprime l'unité de l'Etant absolu,
est évidemment le Verbe, ou Logos. L'unité de la seconde espèce, l'unité produite, porte dans la théosophie
chrétienne, le nom de Sophia.", ibid., p. 115.
11
cf., en particulier, S. Boulgakov ( 1871-1944 ) à qui l'on reprochera cette tendance (à ce sujet, cf. B.
Zenkovski, Histoire de la philosophie russe, Paris, Gallimard, 1955, T. II, p. 469.
12
Cf. Leçons sur la divino-humanité, op. cit, p. 115.
13
Ibid.
8
participation de l'homme à la vision divine. C'est pour cette même raison que cette vérité est
de nature essentiellement synthétique et unitotale.
Les héritiers de V. Soloviev, partageant cette attitude gnoséologique et l'adoptant
comme principe méthodologique furent nombreux au XXème siècle et persistent encore dans
la culture russe au seuil du XXIème siècle. La pensée solovievienne de l'unitotalité n'a pas été
seulement reprise par ceux qui se sont directement réclamés de V. Soloviev, comme les frères
Serge et Eugène Troubetskoï (1862-1905 ; 1863-1920), Nicolas Berdiaev (1874-1948), Serge
Boulgakov (1871-1944), Paul Florenski (1882-1937), Lev Karsavine (1882-1952), Alexis
Losev (1893-1988), Simon Frank (1877-1950), Nicolas Lossky (1903-1958). Elle n'a pas
seulement donné lieu à des développements divers du courant sophiologique. Elle a aussi
servi de référence à des représentants de la philosophie académique et universitaire qui,
comme G. Tchelpanov (1862-1936), L. Lopatine (1855-1920), G. Chpet (1879-1937)14,
essayèrent de développer une réflexion systématique sans s'appuyer de prime abord sur la
Révélation chrétienne. Cela veut donc dire que, par l'introduction de ce concept, V. Soloviev
n'avait pas seulement donné les bases du développement d'un courant de la pensée religieuse
russe, mais qu'il avait réussi à formuler quelque chose qui témoignait d'une modalité d'être et
de penser commune à tous ceux qui participaient d'une façon ou d'une autre de la culture
russe. Cela signifie aussi qu'à travers l'usage de ce concept, avait été mis au jour quelque
chose de fondamental : un élément qui renvoyait au mode de constitution de la culture russe et
des savoirs qui lui étaient inhérents.
Plutôt que de nous étendre sur chacun des usages spécifiques de l'unitotalité, nous
resterons dans cette optique générale de la constitution et nous nous attacherons ici à montrer
comment nous pouvons être renvoyés, par ce concept, à ce qu'Ivan Kireevski appelait déjà un
principe "d'être, de vie et de pensée", et qui, encore aujourd'hui, s'avère spécifique de la
Russie, constitutif de sa culture. En suivant une telle ligne de recherche, il est en particulier
intéressant de voir comment à ce concept d'unitotalité se rattachent - par adhésion à une même
expérience de vie et de culture - d'autres spécificités du savoir, d'autres aspects du
développement de la connaissance en Russie. A la suite de V. Soloviev, à travers la réception
critique de son œuvre, des courants apparaissent qui ne s'opposent pas à celui qu'implique
l'usage prioritaire de l'unitotalité, mais qui peuvent être envisagés comme le complétant, dans
14
A ce sujet cf, Maryse Dennes, Husserl - Heidegger influence de leur œuvre en Russie, Paris, l'Harmattan,
1998.
9
la mesure où ils se refèrent à une même expérience originelle, à une même modalité de l'être
et de la pensée.
II. L'Unitotalité et le développement du savoir en Russie.
De ce qui a été dit de l'unitotalité et de ce qui s'y rapporte, deux conséquences
principales peuvent être tirées :
1/ au niveau "historial" :
L'unitotalité permet d'accéder à la détermination d'une base existentiale pouvant ellemême être considérée comme le fondement d'une historicité, c'est-à-dire d'un mode d'être de
l'homme dans l'histoire. En tant qu'elle est déjà une façon d'appréhender le monde par
l'intermédiaire d'une participation à la vie divine (qui est celle du Dieu trinitaire des
Chrétiens), l'unitotalité renvoie, en effet, à la nécessité de reconnaître la référence au
Christianisme comme efficace pour la constitution d'un horizon historique et culturel.
Appliquée à la Russie, elle conduit à revenir au fondement de son histoire en tant qu'il est
essentiellement composé par l'héritage du Christianisme byzantin et de la tradition des Pères
grecs. Celui-ci peut être considéré à son tour, pour la Russie, comme un "bloc existential",
c'est-à-dire comme le lieu d'une expérience toujours renouvelée de l'adhésion à la vie divine et
de la tentative de dire cette expérience, de la prouver, de la rendre valide pour une
communauté d'hommes. En ce sens, ce "bloc" devient un archétype, le modèle transcendantal
selon lequel un temps et un espace se déterminent pour la constitution d'un horizon de la vie
en commun. Il devient le référant permettant de tracer la ligne d'une "tradition vivante", où
l'adhésion à Dieu renvoie à une communauté de foi qui, pour s'affirmer, nécessite un dire et
une preuve adaptés aux exigences d'une époque. Ainsi se renouvelle, dans le temps, les
éléments constitutifs de ce "bloc existential" de la tradition byzantine. C'est ce renouvellement
qui donne les jalons d'une histoire culturelle déterminée. A chaque étape, ce qui est dit de
l'expérience humaine correspond à la tentative d'exprimer une adhésion originelle de l'homme
à Dieu. L'étant se trouve par ce dire rassemblé en son tout. L'expérience de l'Un implique
celle du Tout, et l'unitotalité se donne comme constitutive du "bloc existential" qui sert
d'archétype à la présence de la Russie dans l'histoire.
C'est une des caractéristiques principales de la plupart des héritiers de V. Soloviev
que de réaffirmer leur appartenance à une tradition spécifique - celle du Christianisme hérité
10
de Byzance. Par cette reconnaissance, ils participent, chacun à sa façon, à perpétuer
l'archétype existential qui donne à la Russie sa spécificité culturelle et historique. Ils
désignent, sans forcément le formuler, ce mode d'être qui différencie la culture russe de celle
de l'Occident.
2/ Au niveau gnoséologique :
De cette adhésion à la vie divine, qui permet à l'homme d'avoir un point de vue sur
l'étant, révélant l'étant dans sa vérité, de cette façon de rassembler l'expérience de l'Un et celle
du Tout, nous pouvons induire une analogie d'expérience entre la vie humaine et la vie divine.
Cependant, celle-ci ne permet pas d'évincer le constat de la différence qui existe entre le
Créateur de la créature15. La tradition orthodoxe russe et la réflexion théologique qui s'y
rattache insistent sur ce point. Elles le mettent en rapport avec une autre différence qui avait
déjà occupé les théologiens byzantins : celle de la nature de la parole lorsqu'elle est attribuée
à Dieu, considérée comme Verbe divin, et celle de la nature du langage lorsqu'il est propre à
l'homme et inhérent à son expérience de créature16.
Dans le cas du Dieu créateur, le langage est pensé comme une parole qui est vie (le
Christ), qui donne la vie (l' Esprit), qui produit aussi le monde (la Sophia), mais qui
simultanément garde dans l'expérience vivante ce qui est engendré, produit, créé.
Dans le cas de l'homme, le langage est pensé comme ce qui objective, ce qui met à
distance, ce qui divise, oppose, éloigne. Par rapport à l'expérience fondatrice de l'historicité de
la Russie, que nous venons de décrire brièvement, deux situations peuvent alors se présenter,
impliquant deux usages de cette parole humaine. Il est intéressant, pour la suite de notre
propos, d'en désigner les conséquences principales.
Tout d'abord, comme nous venons de la voir, lorsqu'il y a tentative de dire l'expérience
initiale d'adhésion à la vie divine, ou, de façon encore plus générale, à ce qui n'est pas du
monde, il y a simultanément, par l'intermédiaire du dire, objectivation de l'Un dans la totalité
du monde, et distance prise par rapport à l'expérience originelle. Le Tout, dans ce contexte,
15
Sur cette problématique spécifique de la tradition orthodoxe et, en particulier, byzantino-slave et la pensée
dite "néo-patristique du XXème siècle, cf. S. Khorouji, "Neopatrističeskij sintez i russkaja filosofija" (synthèse
néopatristique et philosophie russe) in Voprosy filosofii (Questions de philosophie), 1994, 5, pp. 75-88.
16
A cela peut être rapportée la question de la Glorification du Nom divin (Onomatodoxie, Imeslavie) qui a été
reprise et développée au début du XXème siècle, par des philosophes russes héritiers de la pensée de V.
Soloviev, tels que S. Boulgakov, P. Florenski et A. Losev [cf. supra]. A ce sujet, l'auteur renvoie au texte de
son intervention, "Science du Logos et topologie du savoir", prononcé lors du colloque international, organisé à
l'Université de Lyon 3, en décembre 2000 et devant paraître prochainement dans la revue du centre A.
Lhirondelle de cette même université Modernités 3.
11
devient une "épreuve" renvoyant à la nécessité d'une "réexpérimentation" de l'expérience
originelle , et le processus lié à l'expérience de l'unitotalité n'a plus alors qu'à se reproduire
indéfiniment, selon ce schéma d'alternance et de ressourcement, qui donne la base d'une
logique de l'expérience de l'être.
Mais il peut y avoir aussi, dans le même contexte culturel, la possibilité, pour
l'homme, de se tourner vers les choses de ce monde, et de vouloir les dire à partir de cette
vérité issue de l'expérience originelle de l'unitotalité. Ici encore, du fait de la nature de son
dire, l'homme, immergé dans le monde, se voit dans l'incapacité de ramener à soi la totalité de
l'étant. Du fait aussi de sa situation de créature, il se voit dans l'impossibilité de réintroduire
ce tout dans la vérité de son expérience initiale et fondatrice.
Une situation paradoxale se fait jour, à laquelle se trouve confronté, dans un tel
contexte culturel, l'acte de connaître, lorsqu'il se développe dans l'un ou l'autre des domaines
du savoir. Alors que la vérité consiste à témoigner de cette expérience d'adhésion
("expérience de l'Un"), les éléments qui se trouvent rassemblés dans l'expression de l'acte de
connaissance ne représentent toujours qu'une totalité partielle, dont la vérité peut être falsifiée
par l'existence d'éléments qui n'ont pas été pris en considération. La culture russe donne
l'exemple d'un tel processus. Dans la cadre de la pensée issue de l'expérience de l'unitotalité,
nous sommes alors conduits à prendre en considérations les problèmes posés par la base
gnoséologique que nous venons d'évoquer. Les hiatus et les paradoxes constatés ne sont pas
rapportés à l'usage du principe unitotal, mais aux imperfections de la nature humaine,
incapable d'accéder à ce qui se donne de prime abord comme un principe de la vie divine.
Les disciples de V. Soloviev, tels que Simon Frank17, Serge Boulgakov18, Basile
Zenkovski19 parlent de "fissures" (treščina), de dualité au sein même de l'expérience unitotale. Chez S. Frank, l'unitotalité se fait "bi-unité" (unité duale)20. C'est à partir de ces
nouveaux constats que se développent alors, dans la culture russe du XXème siècle, certains
courants de pensée, tous redevables, d'une façon ou d'une autre, du principe d'unitotalité et des
problèmes gnoséologique et méthodologique qu'il implique dans les différents domaines du
savoir. Nous en citerons deux qui nous semblent significatifs pour la compréhension de la
17
Simon Frank, Nepostižimoe (L'inaccessible), Wilhelm Fink Verlag, Munich, 1939, 1971 et in Sočinenija
(Oeuvres) Moscou, 1990.
18
CF. en particulier, S. Boulgqkov, La Philosophie du Verbe et du Nom, Lausanne, L'Age d'Homme, 1953.
19
Sur Unitotalité et discontinuité, cf. B. Zenkovski, Osnovy hristianskoj filosofii (Fondements de la philosophie
chrétienne), Frankfurt/Main, 1960, T. 1, p. 113.
20
Op. cit., p. 433.
12
culture russe et pour la saisie des principes de son développement. Nous nous limiterons
cependant, dans cet article, à n' indiquer, pour chacun d'eux, que les implications principales.
a) le courant de l'antinomisme :
Représenté par des penseurs comme Pavel Florenski21, ce courant met en avant le
principe de l'unitotalité et le problème que ce principe implique au niveau d'un langage, dont
la fonction devient, ici, la quête de l'alliance et de la coïncidence des contraires, la tentative
de rassembler en un tout les éléments du monde initialement séparés et donc opposés les uns
aux autres. Cette prise de position fondamentale intervient dans les domaines de la
philosophie et de la théologique. Elle est une caractéristique de la pensée russe dite religieuse,
représentés par les héritiers de V. Soloviev22. Elle trouve son lieu privilégié dans le domaine
de l'esthétique, parvenant à dire ainsi, à partir de l'expérience russe d'être et de penser, ce qui
est reconnu comme un donné essentiel de la création artistique23.
Ainsi, ce courant s'affirme en développant une logique de l'être qui s'oppose à celle du
discours analytique, déductif et linéaire qui prédomine dans la tradition philosophique
occidentale. Par le type de langage qu'il privilégie, il retrouve les grandes intuitions de la
tradition religieuse russo-byzantine dont témoigne l'art de l'icône24, et qui renvoient à des
orientations considérées à présent comme marginale dans l'histoire de la philosophie
occidentale, comme celles de Joachim de Flore ou de Nicolas de Cues. Enfin, nous pourrions
ajouter aussi qu'il se donne, a posteriori, comme précurseur des expériences tentées, en
Occident, dans le cadre du dépassement de la métaphysique et dans le domaine de l'esthétique
lui correspondant. Dans la ligne de la tradition byzantine et de l'hésychasme25, le discours
fonctionnant sur la base de la coïncidence des contraires est considéré, ici, comme plus apte à
exprimer la réalité de l'existence humaine ainsi que l'approche spirituelle de la totalité du
monde.
21
Cf. supra. En français, on peut se référer à Paul Florenski, La Colonne et le fondement de la vérité, Lausanne,
L'Age d'Homme 1975.
22
Cf., par exemple, Simon Frank, op. cit. .
23
A ce sujet, on peut renvoyer à Nicolas Berdiaev, Le sens de la création, Paris, Desclée de Brouwer, 1955.
24
A ce sujet, cf. Art et philosophie russe, in Cahiers d'histoire de la philosophie, N° 2, publié sous la direction
de F. Lesourd et M. Eltchaninoff, par le Centre Gaston Bachelard de Recherches sur l'imaginaire et la rationalité
de l'Université de Bourgogne à Dijon, 4ème trimestre 2000.
25
Sur les rapports de l'hésychasme (courant ascétique du monachisme byzantin et russe représenté, en
particulier, au Mont Athos, fondé dogmatiquement par les conciles palamites du XIV ème siècle, et s'appuyant
entre autres sur la pratique de la prière à Jésus) et de la philosophie russe, cf. , en français, Maryse Dennes , "Les
13
b) le courant de l'arithmologie :
Ce courant est ainsi nommé à cause du fait que ses membres principaux, disciples de
V. Soloviev, étaient aussi de grands mathématiciens, participants, pour certains d'entre eux, à
l'école philosophico-mathématique de Moscou (N. Bougaev, P. Nekrasov, P. Florenski). A.
Losev y renvoie, lorsqu'il parle de la dépendance des sciences vis-à-vis d'une vision du monde
plus générale et évoque la question du fondement des mathématiques26.
Se rattachant ainsi, par l'intermédiaire de ses représentants, à la modalité d'être et de
pensée spécifique de l'histoire culturelle de la Russie, ce courant de l'arithmologie s'appuie sur
l'insatisfaction que peut provoquer l'approche analytique traditionnelle dominante depuis
Descartes, et critique la prétention de ces sciences à vouloir établir, sur ces bases, des lois
universelles. Se référant aussi à l'expérience uni-totale, il renvoie, comme nous l'avons fait
dans notre présentation théorique, à la mise en valeur possible d'éléments "irrationnels et
"hasardeux", qui apparaissent de façon inévitable lorsque les phénomènes sont appréhendés à
partir des lois scientifiques objectives, issues de l'application de la logique classique de la
non-contradiction. C'est sur le fond d'une telle approche que les représentants de ce courant
furent conduits à développer, à la fin du XIXème siècle (N. Bougaev) et dans les premières
décennies du XXème siècle (P. Nekrasov, P. Florenski), la théorie des "fonctions
discontinues" (preryvnye funkcii), l'application de la théorie des probabilités aux domaines
des sciences humaines, la psycho-arithmo-mécanique, l'allogisme, la théorie des pluralités et
celle des nombres transfinis. "L'arithmologie, écrit S. M. Polovinkin27, s'appuie sur l'idée que
le monde est constitué d'entités (noyaux) séparés. Elle se base sur le fait que ces entités n'ont
pas de lien entre elles perceptible par l'homme". Ce type d'énoncé prouve bien que se trouve
sous-entendue ici aussi l'existence d'un Dieu Créateur, d'un principe divin, différent du monde
créé mais dépositaire d'une vérité de nature spirituelle, susceptible de faire intrusion dans le
monde phénoménal. A une rationalité linéaire et continue, au raisonnement analytique qui
ramène les phénomènes à des principes réducteurs de la réalité, l'arithmologie oppose
l'intuition, le saut, hors des savoirs établis, vers une vérité plus profonde et totale. Le chiffre
lui-même y est pensé comme synthèse de l'Un et du multiple. Appliquée au domaine des
sciences humaines, les représentants de ce courant insisteront sur les catastrophes et les
Glorificateurs du Nom : une rencontre de l'hésychasme et de la philosophie au début du XXème siècle, en
Russie, Slavica occitania, Toulouse, 8, 1999, pp. 143-171.
26
A ce sujet, cf. A. Losev, dialektika mifa (La dialectique du mythe), in A.F. Losev, Iz rannikh proizvedenij
(premières oeuvres), Moscou, Pravda, 199O, p. 590.
27
in M.A. Maslin, Russkaja filosofija, slovar' (La philosophie russe, dictionnaire), Moscou, Respublika, 1995,
p. 24.
14
révolutions, autant au niveau social qu'au niveau individuel, s'opposant ainsi à une attitude qui
chercherait à mettre en avant la continuité des processus historiques et humains. Les fissures,
repérables dans tous les domaines du savoir humain, sont des failles à travers lesquelles est
visible l'éternité. Finalement, la seule continuité qui se trouve ici implicitement affirmée est
celle de la finitude humaine, de l'imperfection du savoir humain lorsqu'il ne repose que sur
lui-même - celle aussi de la discontinuité des phénomènes lorsqu'est adoptée la perspective de
la participation de l'homme à l'unitotalité de la vision divine.
Nous le voyons, discontinuité et unitotalité ne s'opposent pas; ce sont seulement les
deux aspects d'une même réalité existentielle, lorsque celle-ci est appréhendée à partir de la
nature humaine, dont le Logos peut être à la fois et simultanément ouvert et fermé à sa propre
transcendance. L'affirmation de N. Berdiaev, annonçant qu'il professe à la fois un "dualisme
radical" et un "monisme absolu"28 ne peut être comprise que dans cette perspective d'une
existence humaine en prise à sa propre finitude et portée par son aspiration à l'absolu. D'autres
exemples pourraient être donnés qui montreraient comment des découvertes ont été faites
dans d'autres domaine scientifiques par des chercheurs qui, comme l'écrivait déjà V. Soloviev,
cherchaient, "dans la réalité empirique et naturelle, la réalisation par l'homme, d'un principe
divin".29 Il suffit de mentionner les noms mondialement connus de D. Mendeleev30 et de V
Vernadski31 pour souligner la portée culturelle que peut avoir une approche de l'homme, du
monde et du cosmos, enracinée dans un mode spécifique d'être et de penser. D'autres
recherches sont en cours, actuellement, pour dévoiler comment, pendant la période soviétique,
de nombreuses démarches furent conduites, dans les différents domaines du savoir, qui
entretenaient un rapport avec l'engagement spirituel de leurs auteurs ou bien, simplement,
avec la reconnaissance, par ces chercheurs, de leur adhésion à une culture qui continuait à se
constituer selon des principes qui lui étaient propres32.
En conclusion, nous pouvons affirmer que la réflexion sur l'unitotalité et sur son usage
dans la pensée russe nous conduit à reconnaître sa parenté avec une tradition de pensée qui
traverse l'histoire culturelle de la pensée et qui, dans la reconnaissance de ses racines
28
N. Berdiaev, Le sens de la création, op. cit. , p. 36, 37.
Cité par A. Losev , in Dialektika mifa, op. cit., p. 645.
30
D. Mendeleev (1834-1909), connu pour sa découverte de la table périodique des éléments.
31
V. Vernadski (1863-1945), fondateur de l'enseignement sur la biosphère et la noosphère, qui devait jouer un
rôle important dans la représentation contemporaine du monde, témoignant du passage, dans les sciences
naturelles, de la méthode analytique à la méthode synthétique.
32
A ce sujet nous pouvons encore renvoyer au parcours de la culture russe des années vingt et trente, que l'auteur
de cet article accomplit en dégageant les orientations principales et souvent voilées de la réception de la
29
15
religieuses, témoigne d'une modalité de l'être apte à produire une histoire et à générer une
culture. Entre les tenants de l'unitotalité et les partisans d'une culture russe, enracinée dans
l'héritage byzantin, il n'y a pas de contradiction, mais un lien étroit de dépendance et de
génération. Cela ne signifie pas pour autant que les penseurs russes n'aient pas emprunté à la
philosophie occidentale des éléments leur permettant de mieux appréhender la spécificité de
leur mode de pensée. Entre l'orientation de certains penseurs de la Renaissance et de
l'Aufklärung, et celle, par exemple, de la tradition hésychaste qui se trouve précisément
reprise en considération, en Russie, au début du XXème siècle, par certains philosophes déjà
évoqués (P. Florenski, S. Boulgakov, A. Losev) et héritiers de V. Soloviev33, il y a une
communauté de pensée et de démarche qui témoigne d'un même fondement reculé : celui
d'un certain usage du platonisme et du néo-platonisme dans la culture chrétienne d'Orient
autant que d'Occident. Il va sans dire que, dans un tel contexte, l'affirmation d'une spécificité
culturelle d'être et de pensée n'implique pas un repliement sur soi, mais plutôt une ouverture à
ces autres aspects apparemment différents du développement de la même civilisation
chrétienne. En rapport avec ce que nous avons dit de l'unitotalité et de ce qui s'y rattache, il ne
s'agit pas de rejeter ce qui est différent, mais de chercher une vision plus large, permettant
d'englober cette différence. Tel est sans doute ce qui fait la puissance de la culture russe. Tel
est, en tout cas, ce dont témoignent, dans les différents domaines du savoir, nombre de ses
plus grands représentants.
_________________________
phénoménologie husserlienne en Russie, in Husserl et Heidegger en Russie, op. cit., deuxième partie, pp. 57204.
33
Cf supra, note 16.
16