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WILLIAM CALIN
L'Épopée dite vivante: Réflexions sur le prétendu caractère
oral des chansons de geste
marque une date cruciale des
Cétudes romanes: cette année-là,, 1955
en effet, a vu la publication de La
OMME NOUS LE SAVONS TOUS
Chanson de geste: Essai sur l'art épique des jongleurs de Jean
Rychner,1 livre qui a orienté d'une manière décisive les approches
«modernes» cernant l'épopée médiévale, D'autres travaux faits dans le
même esprit — je pense au numéro de La Table Ronde consacré à
l'«épopée vivante» (1958) et, dans le monde anglo-saxon, aux essais d'Albert B. Lord, The Singer of Tales,2 et de Joseph J. Duggan, The Song of
Roland: Formulaic Style and Poetic Craft,3 pour ne citer que des études
frappantes dans leur densité — ont lancé une «école» parmi les plus
sérieuses et les plus novatrices dans le domaine de la recherche actuelle.
Non pas que les disciples de J. Rychner et A. Lord aient acquis le titre de
suzerains incontestés dans la profession: je présume pieusement que, pour
la compréhension de Turold et de ses frères, la grande majorité des membres de la Société Rencesvals préfère toujours, professionnellement et à
titre personnel, lire la Bible ou Virgile ou même Chrétien de Troyes,
plutôt que les Noces de Smailagić Meho. Par ailleurs il me semble qu'aussi solide, aussi sérieuse que soit la recherche d'un érudit, nul n'est
obligé d'adopter les déductions philosophiques ni les jugements
esthétiques que celui-ci veut en tirer. C'est justement parce que je reconnais l'importance de ces jugements esthétiques, qui ont une portée nettement plus vaste que celle du vers et de la laisse, voire des ordinateurs
I.B.M. et des tavernes yougoslaves, que je vous soumets aujourd'hui ces
quelques remarques: une méditation franchement et consciemment
polémique sur l'hypothèse de l'épopée dite vivante appliquée par analogie
à nos chansons de geste.4
Selon Jean Rychner et ses amis, la chanson de geste est un genre de
poésie orale: jamais composée en tant qu'oeuvre d'art écrite, elle était pro-
1
Genève et Lille: Droz, 1955.
2
Harvard University Press, 1960.
3
University of California Press, 1973.
4
J'ai déjà abordé ces questions dans The Old French Epic of Revolt (Genève: Droz,
1962), pp. 216-224, et The Epic Quest: Studies in Four Old French Chansons de Geste (Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1966), pp. 242-247.
227
228 Olifant, Vol 8, No. 3 / Spring 1981
posée comme récitation publique ou, plus exactement, jaillissait de cet
exercice même. Chaque fois que le jongleur récitait une épopée, chaque
fois qu'il la présentait en spectacle, il la recréait. Les textes épiques du
Moyen Âge qui ont survécu jusqu'à nos jours ne sont que des transcriptions sur parchemin de telles récitations. Le noyau stylistique de ces textes
se révèle être, bien entendu, la formule, c'est-à-dire, «un groupe de mots
utilisés régulièrement dans les mêmes conditions métriques afin d'exprimer une idée essentielle donnée»1 ou, avec plus de précision, «un
hémistiche qu'on retrouve au moins deux fois dans le poème et quasiment
sous la même forme».2 Selon A. Lord, «les formules et les groupes de formules, grandes et petites, n'ont qu'un but. Elles sont là pour raconter une
histoire en chant et en vers. Conter, c'est tout.»3 Ce sont les fameux clichés
et chevilles, qui gênent tant l'étudiant novice, surtout s'il est Français et
imprégné de cette esthétique néo-lansonienne qui sévit toujours, me
semble-t-il, dans l'Hexagone au niveau secondaire. Revenons à nos moutons, M. Lord et ses amis, qui prétendent que la présence de nombreuses
formules dans des poèmes, qu'ils soient médiévaux ou contemporains,
prouve que les dits textes furent composés selon les normes de l'épopée
vivante. «Une analyse formulaire, pourvu, bien entendu, qu'on ait suffisamment d'éléments pour arriver à des résultats probants, peut donc
révéler si le texte donné est oral ou 'littéraire'»,4 d'où «la proposition que
le langage formulaire et la composition orale sont inextricablement liés.
Cette déclaration se veut non un postulat a priori mais plutôt une conclusion basée sur l'évidence quantitative.»5
Comment réagir devant ces prises de position? Je voudrais commencer
par faire remarquer que M. Parry et A. Lord ne nous ont pas tous convaincus qu'ils étaient parvenus à caractériser d'une façon adéquate le
phénomène yougoslave. En effet, il y en a parmi nous qui restent sceptiques quant au caractère absolument «oral» des chants populaires du XXe
siècle. Par exemple, on a suggéré que la forme et le fond — le vers
décasyllabique et les thèmes et motifs du corpus slave — ont une source
savante reculée dans les temps, en l'occurrence nos chansons de geste! On a
1
Lord, The Singer of Tales, p. 30, qui se réfère à un texte de Milman Parry.
2
Duggan, The Song of Roland, p. 10.
3
Lord, p. 68.
4
5
Ibid., p. 130.
Duggan, p. 16.
Calin / L'Épopée dite vivante 229
également soutenu que ces bardes, ces chanteurs ne sont pas tous analphabètes, que certains furent influencés par des textes littéraires, voire des
recueils imprimés de contes à sujet épique; qu'ils apprennent leur métier,
sont initiés pour ainsi dire, loin des foules dans une atmosphère quasisacrée qu'on ne saurait qualifier de «populaire»; et qu'ils sont eux-mêmes
très conscients de leur statut d'artistes, de créateurs, et ne se reconnaîtraient
pas sous la plume quelque peu romanesque des académiques fervents
adeptes de l'épopée vivante.1
Je voudrais ensuite rappeler que notre collègue D. McMillan a
démontré l'existence de traditions narratives populaires où le barde (dans
ce cas, un barde gaëlique) apprend par coeur des milliers de vers qu'il
peut, par la suite, réciter sans défaillance devant son auditoire. Le genre de
spectacle que décrit M. McMillan correspond, bien entendu, à la thèse
«individualiste» sur la «consommation littéraire» à l'époque romane, et
qui concerne le métier du jongleur, soit au château, soit sur les routes de
pèlerinage.2
Parce que je ne suis spécialiste ni de la science des ordinateurs ni de
l'étude des cultures exotiques (pas plus écossaise que yougoslave), je n'oserai pas critiquer la méthodologie des «oralisants» de l'intérieur, pour ainsi
dire. Mais laissez-moi, malgré tout, citer quelques phrases de collègues qui
s'intéressent à ces questions, quelques avis d'experts dont le domaine de
recherche explore le sujet que je touche aujourd'hui.
R. Spraycar: «Il est difficile d'accepter l'idée que la tradition yougoslave peut éclairer et même déterminer nos études de l'épopée en Vieux
Français . . . [car] l'existence de lois universellement valables d'une
poétique orale n'a pas été démontrée. Cette argumentation [celle des
'oralisants'] est basée sur la présupposition implicite d'une 'condition
humaine' invariable.»3
J. Miletich: «Avant de proférer des opinions sur le style oral de
1
N. Banašević, «Le cycle de Kosovo et les chansons de geste», Revue des Études Slaves, 6
(1926), 224-244, et «Les Chansons de geste et la poésie épique yougoslave», Moyen Âge, 66
(1960), 121-141; Maurice Delbouille, «Chansons de geste et chants héroïques yougoslaves».
Cultura Neolatina, 21 (1961), 97-104.
2
Duncan McMillan, «À propos de traditions orales», Cahiers de Civilisation Médiévale,
3 (1960), 67-71.
3
Rudy S. Spraycar, «La Chanson de Roland: An Oral Poem?» Olifant, 4 (1976-77),
63-74; voir particulièrement p. 64.
230 Olifant, Vol. 8, No. 3 / Spring 1981
l'épopée médiévale, plusieurs opérations préliminaires s'avèrent
obligatoires. Tout d'abord, il faut catégoriser in extenso les séquences
répétitives de textes authentiquement oraux transcrits avec soin. Il faut
que les textes examinés soient au moins aussi longs que les épopées
romanes du Moyen Âge . . . Il faut que l'analyse embrasse des poésies narratives de plusieurs groupes linguistiques . . . afin d'éviter une spéculation
prématurée fondée sur une base linguistique trop étroite.1
J. Allen: «Ces 'quantifications exactes' de 'formulicité' disparaîtront
de la critique littéraire le jour où les chercheurs comprendront jusqu'à
quel point une certaine variation peut être le résultat de manipulations
statistiques. . . . Des déclarations telles que 'le Poète X' manifeste une densité formulaire de 'Y%' sont, donc, de valeur suspecte.»2
A. Lord prétend qu'«une analyse formulaire, pourvu, bien entendu,
qu'on ait suffisamment d'éléments pour arriver à des résultats probants,
peut donc révéler si le texte donné est oral ou 'littéraire'». Ici il me faut
vous confesser que, de temps en temps, je suggère à mes étudiants un
moyen de se rendre célèbres, voire immortels: faire avaler par les ordinateurs appropriés les trente-quatre pièces de Corneille ou les onze tragédies
de Racine afin de prouver que ces gloires de la France classique, ces délices
des conférenciers de l'Alliance française — «notre Corneille», «notre
Racine» — furent des chanteurs analphabètes de contes oraux. Bien que,
pour l'instant, hélas! mes étudiants manifestant un manque d'envergure
inquiétant, déclinent ces sujets de thèse en or, je n'abandonne pas tout
espoir.
Quoi qu'il en soit, un jeune comparatiste de mon pays a démontré
que le Razgovor Ugodni Naroda Slovinskoga du poète lettré Andrija
Kačić-Miošić [ce texte date du XVIIIe siècle] est aussi formulaire que
l'épopée orale serbo-croate et plus formulaire que n'importe quelle chanson de geste. Cela ne nous aide donc pas à conclure que la poésie formulaire en Ancien Français était nécessairement de composition orale.»3
Quant à moi, je prétends que pour celui qui tient en main une concor-
1
John S. Miletich, «Narrative Style in Spanish and Slavic Traditional Narrative Poetry:
Implications for the Study of the Romance Epic». Olifant, 2 (1974-75), 109-128, voir particulièrement la p. 117.
2
John R. Allen, intervention dans un débat sur les chansons de geste, Olifant, 4
(1976-77), 183-184.
3
Spraycar, Olifant, 4 (1976-77), 167.
Calin / L'Épopée dite vivante 231
dance de Pétrarque, de Ronsard, ou de Racine, ou qui tout simplement a
sérieusement réfléchi sur l'évolution de la Weltliteratur, il est évident que
certaines traditions littéraires manifestent une utilisation très conventionnelle du style et du langage: je pense au théâtre du siècle de Louis XIV,
bien entendu, mais également aux canzoniere pétrarquistes aussi bien
français qu'italiens, pour ne pas invoquer, entre autres, les grandes
littératures classiques arabe, persane et japonaise. Les «oralisants»
s'avèrent donc imprudents, pour dire le moins, en imposant à toute culture livresque des normes post-romantiques, en présumant que tout poète
lettré cherche à «tordre le cou à la rhétorique» et à «rendre un sens plus pur
aux mots de la tribu». J'irai plus loin. E. Heinemann nous rappelle que
l'hypothèse Parry-Lord «compare l'apprentissage du chanteur yougoslave
à celui de toute personne qui apprend une langue. Le langage épique est
une langue comme une autre, à la seule différence qu'elle est sujette à des
restrictions métriques. C'est une espèce de code ou de grammaire.»1 J'aimerais tout simplement proposer la thèse suivante: si le style formulaire de
provenance orale est une langue, pour les mêmes raisons toute langue est
formulaire. Nous parvenons tous, dans nos langages vernaculaires respectifs, à parler en formules, à en apprendre par coeur, et nous maîtrisons des
phrases, des structures fixes, autant que des mots. Ici je ne voudrais pas, à
l'intérieur d'une oeuvre d'art particulière, la Chanson de Roland ou le
Poème du Cid, qu'on essaie de distinguer entre des formules authentiques,
d'une part, et des clichés de langue ou figures de pensée, d'autre part —
une pratique que J. Duggan a raison de condamner rigoureusement — en
revanche je crois fermement que les habitudes syntaxiques et syntactiques
des chanteurs sont des faits de langage, analogues, à un certain degré, à
ceux de tout discours humanoïde, oral ou écrit, primitif ou cultivé, de
Salih Ugljanin de Novi Pazar, de Turold et de Racine.
Même si les chants primitifs si chers aux moralisants» furent composés
selon les modalités de l'épopée vivante, il ne s'ensuit point que les chansons de geste que nous lisons aujourd'hui, pas plus que l'Iliade et l'Odyssée, virent le jour également sous le signe de l'oralité. L'épopée
française du XIIe siècle et les chants yougoslaves du XXe n'ont qu'une ressemblance limitée. Un Raoul de Cambrai, un Girart de Roussillon, voire
des textes plus anciens, tel le Roland ou le Couronnement de Louis, sont
plus longs, et déploient une structure narrative plus raffinée, que les oeu-
1
Edward A. Heinemann, «Composition stylisée et technique littéraire dans la Chanson
de Roland». Romania, 94 (1973), 1-28; voir particulièrement la p. 5.
232 Olifant, Vol. 8, No. 3 / Spring 1981
vres serbo-croates; les héros et certains comparses paraissent d'une psychologie plus complexe, plus subtile, et ils connaissent des cas de conscience
inconnus de leurs analogues du monde oral. Nos chansons de geste traitent de problèmes politiques, de crises que traverse la société féodale; elles
manipulent souvent l'ironie; leur imagerie et leur symbolique varient
d'une oeuvre à l'autre. Les meilleures chansons ont chacune une individualité artistique propre, ce qui les différencie des poèmes mineurs. C'est
donc uniquement sur le plan du langage que les deux traditions se rapprochent l'une de l'autre. Elles ont le même style paratactique et formulaire, cette «composition stylisée» étudiée si pertinemment par J. Allen, J.
Duggan, E. Heinemann, J. Miletich, S. Nichols, P. Zumthor et d'autres.
Pourtant, la présence d'un style formulaire ne peut pas faire oublier ou
négliger tous les critères qu'on emploie habituellement pour catégoriser et
juger une oeuvre d'art. Elle peut, certes, indiquer qu'un texte est de composition orale, mais également que c'est un rifacimento littéraire d'un
matériau qui, dans le passé, fut composé et transmis oralement et qui
garde le style archaïque de ses sources (surtout si ce style facilite la
récitation); ou au contraire, qu'il s'agit de la dégradation populaire d'un
matériau qui, dans le passé, fut composé de la manière la plus raffinée.
«L'économie d'expression, là où elle existe dans la chanson de geste, peut
être un stratagème du genre aussi bien que la conséquence d'une économie
d'effort qui permet au poète d'évoquer toutes les situations nécessaires à
son histoire au moyen d'un minimum d'expressions apprises par coeur.»1
Je propose qu'on examine un texte selon des perspectives variées avant de
se prononcer sur son mode de compostion. Si structure narrative, psychologie, idéologie, imagerie et ton sont considérés, les meilleures chansons
de geste s'avèrent être des chefs-d'oeuvre littéraires dignes de notre plus
grand respect. L'anachronisme critique du XXe siècle se trouve non pas
chez ceux qui emploient des approches de la nouvelle critique pour analyser des textes du passé, mais plutôt chez ceux qui ont établi une fausse
équivalence entre des cultures orales de nos jours et les grandes civilisations du Moyen Âge et de la Grèce Antique, en exaltant le primitif et l'opposant au cultivé — manifestation curieuse d'un romantisme tardif, un
des derniers avatars, sans doute, du mythe pastoral — une espèce de
«wish-fulfillment» du citadin cultivé du XXe siècle, et donc qui prolifère
sur les campus américains.
Quelles leçons oserai-je tirer des analyses précédentes? Les suivantes:
1
Heinemann, p. 7.
Calin / L'Épopée dite vivante 233
1. Éviter l'erreur qui consiste, non seulement à postuler une analogie
entre un phénomène du XXe siècle et un autre, tout différent, du XIIe ou
du XIII e , mais aussi à prétendre expliquer celui-ci uniquement en se
référant à celui-là. Je ne pourrai mieux faire que de citer un texte de notre
président, M. Delbouille, qui date d'il y a vingt ans, mais qui n'a perdu un
iota ni d'acuité ni de justesse:
On rassemble des oeuvres individuelles sous la définition d'un genre
conçue a posteriori — puis on parle de ce genre comme d'un être vivant
qui naît, vit et meurt — puis on identifie, sous le signe du genre, des oeuvres qui pourtant diffèrent entre elles par bien des caractères — puis on
transfère les caractères reconnus par ceux des oeuvres d'un genre encore
observable à celles d'un genre analogue partiellement inaccessible mais
identifié arbitrairement au premier. El, négligeant certains faits qui
feraient difficulté, on en vient à professer, bientôt, une théorie générale
de la poésie populaire ou de l'épopée vivante.1
2. Éviter l'erreur qui consiste à utiliser l'hypothèse orale pour émettre
des jugements de valeur esthétique et faire l'éloge d'un type de chanson de
geste, en l'occurrence la Chanson de Roland, au détriment d'autres oeuvres. Selon J. Rychner, in principio erat la laisse: «Enfin, tous les moyens
lyriques concourent au dessin de la laisse. Bref, la laisse est l'élément, le
matériau élémentaire. Et qui ne voit que c'est là sa fonction? qu'une
strophe est, par définition, l''élément' d'une chanson? Que serait-elle, si
elle n'était pas cela? Ce qui est fonctionnel est beau! Dans le Roland la
laisse est ce qu'elle doit être.»2 Ainsi seul le Roland est fonctionnel et, par
conséquent, beau; seul le Roland atteint à des hauteurs poétiques. Ces
épopées, dont les laisses ne fonctionnent pas comme J. Rychner prétend
qu'elles doivent fonctionner — je pense à des chefs-d'oeuvre tels que
Raoul de Cambrai, Garin le Lorrain, Huon de Bordeaux, le Moniage
Guillaume — sont, donc, hélas! des produits de décadence, corruptions de
l'idéal premier: «La vraie hauteur épique ne me paraît accessible qu'aux
chansons du premier type, seules capables d'une profonde transposition
du récit en chant. . . . En somme, conserver à la laisse son caractère de
strophe, c'est vraiment composer une chanson; offusquer ses contours, ne
respecter ni le découpage naturel qu'elle devrait imposer à la narration, ni
1
Maurice Delbouille, «Les Chansons de geste et le livre», in La Technique littéraire des
chansons de geste: Actes du colloque de Liège (septembre 1957) Bibl. de la Faculté de Philosophie et lettres de l'Univ. de Liège, 90 (Paris: Société d'Édition «Les Belles Lettres», 1959),
pp. 205-407; voir particulièrement p. 404.
2
Rychner, La Chanson de geste, p. 124.
234 Olifant, Vol. 8, No. 3 / Spring 1981
l'ordre qu'elle devrait apporter à la disposition des reprises, l'allonger
démesurément, c'est altérer le caractère premier du chant.»1 Je dois dire
que, d'après M. Rychner, les chansons du premier type ne se réfèrent qu'à
un seul texte, la Chanson de Roland, qui seule est dotée d'une structure
orale intègre. Structure qui manque aux cent autres épopées du Moyen
Âge qui pourtant ont survécu, tout comme le Roland. Dans tous ces
poèmes la laisse ne coïncide pas avec le fil de la narration, n'est pas le
«matériau élémentaire». Il est curieux que M. Rychner proclame que le
Roland est la seule épopée pure et orale, un exemple «atypique» du genre,
et qu'il condamne les cent autres chansons en ce qu'elles ne se conforment
pas à l'exemple «atypique». Il voudrait qu'on refuse à la grande majorité
de ces textes romans le droit d'entrer dans la «littérature», parce qu'ils
furent composés oralement, et, en même temps, qu'on les récuse parce qu'ils ne se conforment plus à la tradition d'épopée vivante — c'est-à-dire qu'ils sont littéraires! Si, comme J. Rychner ou d'ailleurs comme bon nombre
de savants «individualistes», nous nous attachons particulièrement aux
qualités de lyrisme, à la fraîcheur de style, à l'emploi fonctionnel de la
laisse, ou à l'inspiration chrétienne, alors il faudra placer la Chanson de
Roland au plus haut point, au sommet, de la littérature médiévale. Mais
personne ne nous force à adopter ces critères-là à l'exclusion de tout autre.
Nous pouvons aussi apprécier la manifestation d'une sorte d'engagement
quasi-existentiel vis-à-vis des problèmes de droit féodal et une maîtrise certaine dans la création de personnages, alors ce sera Raoul de Cambrai ou
Garin le Lorrain que nous élirons. Pour ceux d'entre nous qui cherchent
une fiction stimulante et rapide, des aventures romanesques et l'attrait de
l'exotique et du merveilleux, Renaud de Montauban et Huon de Bordeaux
mériteront la première place. En choississant d'autres critères que ceux de
M. Rychner, on arrive facilement à voir dans une chanson tardive un
modèle du genre; dans ce cas, il faudrait considérer le Roland comme une
oeuvre expérimentale, une chanson-ébauche, la première d'une série
d'ébauches qui aboutiront aux chefs-d'oeuvre du tournant du XIIe siècle.
Mutatis mutandis, tel était le parti-pris d'un des plus grands esprits de
notre temps, Ernst-Robert Curtius. Mais je n'ai pas plus envie d'imposer
les préjugés esthétiques de Curtius que d'adopter ceux de J. Rychner. Un
genre littéraire est la totalité des oeuvres qu'il embrasse, non pas une
définition et des règles mises au point artificiellement et à grand-peine
dans nos facultés, et dans ce cas l'épopée médiévale ne diffère pas du mode
1
Rychner, La Chanson de geste, p. 125.
Calin / L'Épopée dite vivante 235
narratif le plus en vogue ces deux ou trois derniers siècles: le roman moderne. À mon avis, une bonne douzaine de chefs-d'oeuvre se trouvent dans
le corpus des chansons de geste: il n'est plus possible de suivre aveuglément les manuels et les encyclopédies en accordant automatiquement
une sorte de premier prix à la Chanson de Roland, soit en nous basant sur
ce qu'on prétend être son caractère oral plus net, plus défini et mieux
maîtrisé, soit, au contraire, en proclamant que le Roland seul est
«littéraire», par contraste avec toutes les autres chansons de l'époque, elles,
les pauvres, condamnées à l'oralité.
Quelle conclusion tirer de mes conclusions? Qu'est-ce qu'une chanson de geste? Tout d'abord, il est évident que «toute chanson de geste est
par définition formulaire».1 Le style paratactique, répétitif, formulaire,
traditionnel, typique de nos épopées romanes les distingue d'autres textes
transcrits en ancien français. Mais — permettez-moi de me répéter — un
taux de densité formulaire, que ce soit 20% ou 50% (cela dépend de votre
définition de la formule) ne suffit point, ipso facto, à prouver une composition orale. Certes, un style vraiment formulaire (c'est-à-dire, une densité
de 21% ou 51%, toujours selon la définition choisie) peut nous révéler
quelque chose sur les origines du genre. Il peut nous laisser supposer que
le trouvère a utilisé des sources orales ou d'origine orale, qu'il était même
peut-être conscient du fait que la geste dérive d'une longue tradition de
légendes orales, etc. — et surtout ce style formulaire nous rappelle que
toute littérature médiévale, sacrée et profane, fictive et lyrique, quelle que
soit sa provenance, son mode de création, était censée être chantée, chantonnée ou lue à haute voix. C'est tout. Par contre, la réussite incontestable
de la chanson en tant qu'oeuvre d'art— en tant que composante d'une
structure, de thèmes, d'idées, de personnages, de symbolisme, etc. — et je
parle d'une bonne douzaine de poèmes, pas seulement de la Chanson de
Roland, me démontre qu'il n'est pas possible que ces textes soient enfants
du hasard, transcriptions spontanées de récits oraux également spontanés,
dues à un chanteur illettré qui devait spontanément improviser son texte
et plaire à son auditoire à une vitesse de dix ou vingt décasyllabes par
minute. La chanson de geste, c'est de la littérature. Pour la définir, je
citerai un autre texte de M. Delbouille, également tiré de l'article «Les
Chansons de geste et le livre»: «Ce que l'on doit tenir pour vrai, c'est que
les chansons de geste, dans la technique que nous leur connaissons, sont
des poèmes écrits pour être chantés par des jongleurs et que c'est par une
1
Heinemann, p. 9.
236 Olifant, Vol. 8, No. 3 / Spring 1981
tradition écrite qu'elles étaient couramment transmises à ces jongleurs,
qui, nantis d'un texte, s'employaient à l'apprendre au mieux pour le chanter sans devoir recourir à leur copie.»1 C'est la qualité esthétique de la
chanson qui nous indique son mode de composition et non le contraire.
Cela dit, il serait peut-être temps de préciser que je n'ai pas voulu
dénigrer la valeur et l'utilité de la recherche actuelle consacrée à la stylistique formulaire, avec ou sans ordinateurs. Primo, parce que de telles études
peuvent nous révéler les secrets du métier, comment les trouvères exploitaient un style traditionnel avec la plus grande maîtrise professionnelle.
Et, secundo, parce qu'à mon avis, il est fort possible que la thèse orale ait
réussi, en passant, à résoudre le problème des origines. Après tout, on a le
droit de se poser la question: pourquoi des chefs-d'oeuvre tels que l'Iliade
et l'Odyssée, Girart de Roussillon, et Huon de Bordeaux, présentent-ils
une certaine patine, des signes extérieurs qui les apparentent à la versification orale-populaire? Peut-être que les trouvères ont consciemment choisi,
pour des raisons esthétiques, d'imiter un style oral qui subsistait au XIIe
siècle? Peut-être, tout simplement, qu'ils pratiquaient un genre littéraire
hautement stylisé qui justement dérive d'un autre genre de facture plutôt
orale? Il paraît que de tels phénomènes eurent lieu en Angleterre avant la
Conquête, et encore aujourd'hui au sien de la peuplade Xhosa en Afrique
du Sud. Étant donné que la «culture yougoslave admet des 'textes de transition' composés par écrit dans le but conscient d'imiter une tradition
orale, alors une évolution parallèle pourrait expliquer l'origine des chansons de geste.»2 N'avons-nous donc pas actuellement l'occasion d'estimer,
avec davantage de précision, exactement quelles formes de cantilènes,
quelles sortes d'estado latente traversèrent le «désert des siècles»? De proposer maintenant comment et pourquoi nos trouvères du XIIe siècle prirent connaissance des Roland, Guillaume, Girart, Raoul et Ogier historiques qu'ils célébrèrent par la suite dans des épopées de leur temps?
C'est-à-dire, en refusant à MM. Rychner, Lord et Duggan le droit de nous
dire ce qu'est la chanson de geste, ne me faut-il pas toutefois leur accorder
(s'ils le veulent bien) la possibilité de nous dire ce que furent ses ancêtres
lointains, le Vorlage, l'Ursprung? Ce compromis, sera-t-il accepté par les
diverses tendances du monde rencesvaldien? Et sera-t-il jamais autre chose
qu'une hypothèse gratuite? Mon souhait est que ces questions fournissent
1
Delbouille, p. 395.
2
Spraycar, p. 65.
Calin / L'Épopée dite vivante 237
des sujets à nos recherches, à nos méditations et, qui sait, à nos communications ultérieures.
WILLIAM CALIN
University of Oregon