Préface : Religion, Guerre et Paix

Transcription

Préface : Religion, Guerre et Paix
Introduction
« Guerre et religion » : voilà un thème qui est devenu à la fois populaire et
polémique depuis le 11 septembre 2001. « Fondamentalisme », « islamisme »,
« terrorisme », « guerre de religion(s) », les grand mots ne manquent plus
pour parler de la foi en ce début de millénaire, ni une certaine tendance à des
généralisations abusives que l’on retrouve notamment dans les analyses en
termes de « clash des civilisations » chères à Samuel Huntington. Le dossier
que nous proposons ici s’inscrit en contrepoint de ces analyses, et ce à
double titre. Premièrement, il met l’accent sur des études de cas, plutôt que
des analyses globalisantes, comme nous l’avons fait dès les débuts du LFM
et à l’image d’autres dossiers comparables1. Par la place qu’il fait à la
contribution, si ambiguë soit-elle, de la religion à la paix, il se démarque
ensuite d’un certain pessimisme qui ne se focalise que sur les conflits.
Il y a plusieurs manières d’aborder la problématique des liens entre
guerre et religion. On peut choisir tout d’abord d’étudier les effets de la
première sur la seconde : analyser les changements d’ordre théologique, les
évolutions institutionnelles des Eglises, et repérer les changements que les
croyants apportent à leur culte à cause d’hostilités armées. Une autre
approche consiste à étudier le rôle de la religion dans la guerre, que ce soit
aux origines du conflit, comme facteur structurant et alimentant ce dernier,
ou comme moyen d’y mettre fin. On peut aussi aborder le thème sous
l’angle des « guerres de religion(s) ». Mais, comme le dit justement MarcAntoine Pérouse de Montclos à propos du Soudan contemporain (et
comme le montre Vincent Foucher pour le cas de la Casamance dans les
pages qui suivent), les conflits où la foi joue en apparence un rôle primordial
ne sont en général des guerres de religion qu’« en trompe l’œil »2 : la politique
y joue en réalité un rôle très important, les inégalités sociales et économiques
en sont souvent des causes fondamentales, et la culture est inséparable de la
religion. Il n’y a donc jamais de guerre uniquement religieuse ; a contrario, si
1
Voir entre autres : « Religion and War in the 1990s », Journal of Religion in Africa, Vol. XXX1 (2),
2001. Sur la question de la violence en général, voir : « Violences et contrôle de la violence au
Brésil et en Afrique », Lusotopie 2003 (Paris :Karthala) ; « Violence ordinaires », Politique Africaine,
nº91, octobre 2003.
2
« Le Soudan. Une guerre de religions en trompe l’œil », L’Afrique politique 2002, Paris : Karthala,
pp.22-49
8
INTRODUCTION
le répertoire du religieux est invoqué, le conflit a quelque chose de religieux
malgré tout – qu’on le veuille ou non.
Le rôle ambigu de la religion en relation à la guerre est un fait acquis
dans la littérature. La foi et les Eglises peuvent contribuer à attiser les haines,
comme l’a attesté de manière tragique le génocide rwandais3, ou encore, plus
récemment, la guerre civile en Côte d’Ivoire4. Mais la religion est parfois
aussi un facteur de résolution, d’apaisement ou de prévention des conflits, et
elle peut donner sens et corps à un discours et à des pratiques de
réconciliation, que ce soit à l’image de la Truth and Reconciliation Commission
sud-africaine5 ou, plus modestement, à celle du martyr de Manuel Saquic, au
Guatemala, analysé dans ce numéro. C’est de cette évidence (ou ce qui
devrait en être une) qu’est née l’idée de ce numéro du LFM. Ainsi, nous ne
nous arrêterons pas ici au binôme guerre-religion, mais nous nous
concentrerons également sur les relations complexes, et parfois ambiguës,
comme en témoigne le cas angolais présenté dans ce dossier, entre religion,
Eglises, recherche et maintien de la paix.
De quelle marge de manœuvre les Eglises disposent-elles par rapport à
leur propre histoire, et à celle des conflits dans lesquelles elles se trouvent
impliquées, pour faire passer un discours de dialogue et de paix qui soit
cohérent avec leur credo religieux ? Quels sont les obstacles institutionnels,
historiques et politiques auxquels elles doivent faire face et comment s’y
prennent-elles pour le faire ? Comment la gestion de la mémoire collective
peut-elle contribuer à stabiliser la paix ? Telles sont quelques-unes des
interrogations auxquelles ce dossier souhaite répondre. Afin de ne pas
tomber dans un travers trop fréquent qui consiste à isoler l’Afrique comme
« terre de conflits » dans le monde, le numéro ouvre une fenêtre sur
l’Amérique centrale, et le regard de Matt Samson sur le Guatemala offre
d’intéressantes perspectives comparatistes pour les africanistes. Bien que
portant principalement sur le Christianisme, le dossier prend également en
compte l’Islam lorsqu’il joue un rôle important, comme c’est le cas en
3
T. Longman, « Church Politics and the Genocide in Rwanda », Journal of Religion in Africa, Vol.
XXX1 (2), 2001, pp. 163-186. Voir aussi S. van Hoyweghem, « The disintegration of the Catholic
church of Rwanda. A study of the fragmentation of political and religious authority », African
Affairs, nº95, 1996, pp.379-401.
4
A. Mary, « Prophètes pasteurs. La politique de la délivrance en Côte d’Ivoire », Politique Africaine,
N°87, octobre 2002, pp.69-94.
5
Voir, par exemple, le rôle prépondérant de l’Archevêque anglican Desmond Tutu et des notions
chrétiennes de pardon et de réconciliation dans la construction de la « nation arc-en-ciel »
(cf. D. Tutu, No Reconciliation without Forgiveness, New York : Doubleday, 1999).
INTRODUCTION
9
Casamance. Cela dit, il n’est évidemment pas question pour nous d’être
exhaustifs en si peu de pages. Il s’agit plutôt de faire avancer notre
compréhension d’une problématique qui est devenue, nous le disions,
chargée et trop souvent présentée de manière simpliste et insatisfaisante.
Dans un premier article, Vincent Foucher, politologue, nous parle du
conflit séparatiste de la Casamance, au Sénégal. Ce conflit a une dimension
religieuse certaine, de par le fait que le mouvement rebelle est dirigé par un
père catholique et que la région se caractérise par une forte concentration de
chrétiens alors que le reste du pays est musulman à 95%. Cela a amené
certains observateurs à se demander si l’on se trouvait face à une guerre de
religions. Vincent Foucher montre que tel n’est pas le cas. Selon lui, la
religion n’est qu’un des répertoires de la guerre et, de plus, un répertoire
historiquement construit. Pour montrer cela, il analyse le développement de
l’Eglise catholique dans la région en se penchant sur ses relations avec son
environnement, que ce soit avec la « tradition », les autres religions ou
l’administration coloniale et indépendante. Il nous montre ainsi que, si une
certaine trajectoire historique a bien amené l’Eglise catholique à être proche
du mouvement séparatiste, cette dernière a souvent cherché à s’en dissocier
pour privilégier la paix et sauvegarder la tolérance religieuse qui caractérise le
Sénégal.
Parlant du Guatemala, l’anthropologue Matt Samson analyse, lui, la
façon dont Manuel Saquic, pasteur assassiné en 1995, a été érigé en martyr
par une communauté Maya. Contrairement à une certaine littérature qui voit
dans ce type de manifestation religieuse, et plus généralement dans le
courant protestant évangélique, une aliénation ou une neutralisation
politique des croyants, il montre que l’élaboration de ce culte a rempli deux
fonctions subtiles, originales et dynamiques pour la communauté étudiée.
D’une part, juste avant et après la fin de la guerre civile, il lui a permis de
réinterpréter, revitaliser et défendre sa culture qui était persécutée, à l’instar
du pasteur Saquic, par l’Etat et ses milices. D’autre part, il a été l’occasion
pour cette communauté d’affirmer des positions sociales et politiques dans la
sphère publique, en particulier contre la violence, que ce soit au niveau local,
national ou même transnational – le martyr de Saquic sera même célébré aux
Etats-Unis. En matière de théologie, on peut interpréter le martyr de Saquic
en termes de salut, de libération et de résurrection ; l’auteur nous dit qu’il y a
aussi dans ce culte une dimension de résistance et d’activisme politique de la
part des croyants.
10
INTRODUCTION
Le cas angolais, analysé par la sociologue Christine Messiant, montre les
difficultés et les limites auxquelles peuvent être confrontées des Eglises
essayant de promouvoir un message de paix dans une situation de guerre
civile prolongée, tout en mettant en lumière l’ambiguïté de leur position face
aux pouvoirs en place. Entre 1975 et 2002, l’Angola a été en guerre de façon
ininterrompue à l’exception de quelques brèves parenthèses. Durant cette
période, rappelle Christine Messiant, les Eglises ont essuyé trois échecs
successifs dans leurs tentatives de mettre fin au conflit par la négociation.
Elle se concentre sur le dernier de ces échecs, que les Eglises ont connu, de
manière définitive et paradoxale, lorsque la guerre a pris fin en 2002 avec la
mort au combat de Jonas Savimbi, leader de l’opposition armée (Unita) : la
victoire militaire du MPLA, parti au pouvoir depuis l’indépendance en 1975,
consacrait en effet la victoire de son discours belliciste, avec l’appui, ne
serait-ce que tacite, de la communauté internationale, contre le message de
dialogue et de réconciliation lancé par les Eglises afin que s’instaure une paix
durable et juste. Quoi qu’il en soit, conclut Christine Messiant, l’action des
Eglises en faveur de la paix, menée contre vents et marées dans un contexte
fortement bipolarisé et face à un gouvernement n’hésitant pas à réprimer
toute voix discordante, a peut-être jeté les base d’une « reprise d’initiative »
de la société angolaise face à un pouvoir historiquement discrétionnaire.
Comprendre les liens entre religion, guerre et paix, c’est également
s’intéresser aux acteurs sociaux qui les mettent en pratique quotidiennement.
Ainsi, le dossier se clôt sur la transcription d’une interview qu’a conduite à
Rome Eric Morier-Genoud avec deux leaders de la communauté de Sant’
Egidio. Cette communauté catholique, d’origine italienne, est présente dans
de nombreux pays où elle fait du travail social en même temps qu’elle mène
une activité de diplomatie de haut vol sur la scène internationale en faveur de
la paix. Sant’ Egidio est active d’une part dans la médiation de conflits ;
d’autre part, elle travaille à la prévention de la violence et de la guerre en
organisant des conférences internationales bisannuelles sur le thème du
dialogue interreligieux. La communauté a travaillé dans de nombreux pays
d’Afrique, d’Amérique latine de même que dans les Balkans et au MoyenOrient. L’interview tourne tout d’abord autour de la communauté, de ses
origines et de son fonctionnement, puis passe en revue l’histoire des
négociations, parfois secrètes - et donc encore méconnues -, menées au
Guatemala avec succès, et en Casamance et en Angola sans résultat tangible.
Eric MORIER-GENOUD & Didier PÉCLARD