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Association Décadrages
Décadrages
Cinéma, à travers champs
CP 30 – CH - 1000 Lausanne 9
1-2
Automne 2003
www.decadrages.ch
Parution semestrielle
Editorial
Décadrage : notion constituée extérieurement et antérieurement au champ du
cinéma, mais qui peut être relancée et rejouée par celui-ci.
Notion susceptible d’être encore réinvestie en deçà (peinture, gravure, photo) ou
au-delà (télévision, nouvelles images).
Le décadrage est cette opération métaphorique qui met au jour des relations inédites en « décadrant » le point de vue.
Décadrages : autour du noyau qu’est le cinéma, matrice ou point de convergence
de réflexions diverses, gravitent des conceptions élargies du terme, des pratiques
esthétiques ou culturelles similaires, des outils théoriques qui permettent de le
considérer à travers champs.
Le pluriel renvoie à la multiplicité des angles d’attaque, à une diversité des écritures et des moyens d’expression qui est notamment manifeste dans ce numéro
1- 2 à travers les gravures et le texte « Plans de chutes » de la partie « hors-cadre ».
La formule retenue pour l’organisation des numéros de Décadrages est celle du
dossier, ce qui nous permettra aussi bien de partir du cinéma que de passer par
lui pour envisager d’autres phénomènes (audiovisuels ou non). Pour ce premier
numéro, nous avons opté pour une problématique large et ouverte, le « horschamp », qui permet de décliner différentes acceptions du terme : technique,
esthétique, métaphorique, etc. La complexité de cette notion souvent discutée
dans les écrits sur le cinéma (dernièrement chez Louis Seguin dont nous commentons l’ouvrage et auquel nous donnons la parole) a induit un registre d’écriture
dont le caractère théorique ne sera pas forcément aussi présent dans les dossiers à venir qui pourront porter sur un corpus de films, voire sur un seul film (ainsi
de Fenêtre sur cour dans le no 3).
Dans tous les cas, nous ne prétendrons pas dresser un état des lieux de l’objet
retenu, mais nous servir de celui-ci comme d’un point de départ pour parcourir
différents champs.
Avec sa rubrique intitulée « cinéma suisse », Décadrages a aussi pour but de donner une visibilité à des « événements » suisses, qu’il s’agisse de films considérés
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comme suisses (cf. « Ce jour-là : l’helvétisme de Ruiz ») ou de manifestations se
déroulant en Suisse telles que festivals, rétrospectives, expositions, etc.
En outre, notre implication institutionnelle et associative nous permet d’être à
l’origine de certains de ces événements. Ainsi en a-t-il été de la programmation
du Tom, Tom… de Jacobs au cinéma 102 de Grenoble, du projet Magellan dans
le cadre du Festival Archipel 2003 et de l’invitation de Vincent Pluss à l’Université
de Lausanne, ainsi en sera-t-il en décembre 2003 de la projection de films de
Werner Nekes co-organisée par le cinéma Spoutnik et l’Ecole Supérieure des
Beaux-Arts de Genève. Quant au dossier Straub et Huillet, initié par une manifestation lausannoise, il se trouve être en phase avec une actualité à venir, la
rétrospective que leur consacre la Biennale de l’Image en Mouvement (du 7 au
15 novembre 2003).
Notre revue, on l’aura compris, entend par conséquent rendre compte d’événements locaux (rétrospective Dwan au festival de Locarno 2002, venue de Fitoussi
au cinéma Spoutnik en février 2003, Prix du Cinéma Suisse 2003 attribué à
Vincent Pluss au festival de Soleure) en faisant le point sur des questions relatives
à divers aspects du cinéma en Suisse (production, réalisation, exploitation), sans
pour autant négliger de porter un regard rétrospectif sur ce dernier (le documentariste Charles-Georges Duvanel), surtout lorsqu’il permet d’instaurer une actualité
du passé, par exemple dans l’article « À nouveau du nouveau dans le cinéma
suisse » où l’auteur s’interroge sur la nature des liens qui s’instaurent entre des
productions récentes et les cinéastes du Groupe 5 dans les années 1970.
Par ailleurs, nous désirons donner à cette actualité une autre dimension (induite
par le rythme de parution bi-annuel), celle d’une actualité de la réflexion qui, pour
nous, consiste à (re)mettre sur le devant de la scène théorique et critique certains
objets jugés productifs.
L’ouverture à tous types de pratiques audiovisuelles apparaît dès la table des
matières de ce premier numéro, puisque s’y côtoient des films expérimentaux
(Nekes, Jacobs et Frampton), un film auteurisé (In the Mood for Love), la production d’un cinéaste hollywoodien (Allan Dwan), un genre documentaire (le film
animalier) et une émission de « télé-réalité » ( Loft Story).
De la sorte, l’ensemble des contributions de ce numéro 1- 2 tend, à travers la
question du hors-champ, à éprouver les limites d’un certain nombre de catégories
préétablies, à marquer la porosité des oppositions entre culture populaire, avantgarde et cinéma labellisé « artistique ». Malgré cet éclectisme, certaines affinités
électives en viennent à se tisser entre les objets du dossier, suscitant des recoupements. Au lecteur de se frayer une voie, à travers champs…
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Dossier : le hors-champ
Etudes
« Le hors-champ dans les films muets d’Allan Dwan », par Alain Boillat ......................................................... 6
« Le hors-champ de l’histoire. Une lecture benjaminienne de Tom, Tom, the Piper’s Son »,
par André Chaperon .................................................................................................................................. 17
« Fonctions du regard et du miroir dans Loft Story. Lecture d’un dispositif de télé-réalité
à la lumière de Michel Foucault et Jacques Lacan », par Mireille Berton ....................................................... 35
« Montage vertical et montage horizontal chez Werner Nekes », par François Bovier ....................................... 58
« Hors-vue, hors-champ, hors-film : In the Mood for Love et l’esthétique de l’occultation »,
par Alain Boillat ; suivi de variations sur les intérieurs de In the Mood for Love,
gravures sur colophane de Léonard Félix .................................................................................................... 72
« Hollis Frampton ou le hors-champ du cinéma : le projet Magellan », par François Bovier ............................... 88
« Cadre et cage : quand le saurien bute contre la caméra », par Vinzenz Hediger ............................................ 103
« Louis Seguin et la question du hors-champ : une cartographie de l’espace au cinéma »,
par Leo Ramseyer ..................................................................................................................................... 110
« Et pour quelques notes de plus… », par Louis Seguin ................................................................................ 121
Hors-cadre
« Plans de chutes », par Denis Martin .......................................................................................................... 126
Entretien
« Les jours où je n’existe pas : Fitoussi, le Grand Escamoteur », par Laura Legast
et Marthe Porret ....................................................................................................................................... 132
Documents
Straub, Huillet et Cézanne ......................................................................................................................... 137
Rubrique cinéma suisse
Histoire
« Aspects documentaires : C.-G. Duvanel », par Pierre-Emmanuel Jaques ...................................................... 163
Actualité
« Ce jour-là : l’helvétisme de Ruiz », par François Albera ................................................................................ 173
« À nouveau du nouveau dans le cinéma suisse », par Maria Tortajada .......................................................... 182
Entretien
« À propos de On dirait le Sud: entretien avec Vincent Pluss et Laurent Toplitsch »,
par Alain Boillat ........................................................................................................................................ 194
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Comité de rédaction
Comité de parrainage
Mireille Berton
François Albera, Université de Lausanne
Alain Boillat
Hervé Dumont, Directeur de la Cinémathèque Suisse
François Bovier
André Iten, Directeur du Centre pour l’image contemporaine,
St-Gervais Genève
André Chaperon
Dominique Païni, Directeur du Département du développement
culturel, Centre Georges Pompidou
Denis Martin
Jean Perret, Directeur de Visions du Réel, Festival international
de cinéma de Nyon
Alexandra Schneider, Freie Universität Berlin
Margrit Tröhler, Université de Zurich
Romed Wyder, Vice-président de l’association suisse des
réalisateurs/trices de films
Remerciements
Evok Informatique (Fribourg)
Silvano Prada (CAV, Lausanne)
Pierre-Emmanuel Jaques
Avec l'appui de
Loterie Romande, Délégation jurassienne
Ville de Genève – Département des affaires culturelles
Maquette et mise en pages
Ariane Tschopp
Site Internet
Lionel Jacquod
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Dossier : le hors-champ
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Dossier : le hors-champ
hors-champ
Etudes
Le hors - champ
dans les films muets d’Allan Dwan
par Alain Boillat
1 Serge Daney souligne ce nécessaire relativisme face à un corpus d’une telle ampleur
sans toutefois le considérer comme un obstacle à une conception auteuriste : « le petit
1% de l’opus dwanien que nous avons vu nous
autorise à dire ceci : Dwan n’est jamais aussi
vif, précis, surprenant que lorsqu’il raconte
une histoire » (« Mort du plus vieux cinéaste du
monde », in Libération, 28 décembre 1981, reproduit dans Allan Dwan. La légende de l’homme
aux mille films, Cahiers du Cinéma/Festival
international du film de Locarno, 2002, p. 196) .
2 Dans le premier dossier consacré en France
à Allan Dwan (Présence du Cinéma, no 22 - 23,
1966), Jacques Lourcelles, dans l’unique
article consacré au cinéaste (auquel s’ajoutent
un entretien et une filmographie), oriente de
manière décisive (parce qu’inaugurale) la récep tion des films de Dwan en valorisant les films
de la période 1948 - 1958 parmi lesquels il identifie onze chefs-d’œuvre (id., p. 7), alors que les
films antérieurs sont plutôt le fruit de « périodes
de préparation, d’hésitation » (id., p. 8 ).
3 Cf. Jean Mitry, Histoire du cinéma, t. 1,
Editions Universitaires, Paris, 1967, p. 435.
Notons que l’avis de Mitry sur les films de cette
période est tout à fait positif : « ce furent assurément les meilleurs westerns du moment ». Il
dit même plus loin (p. 437) des films contemporains de Thomas Ince, généralement considéré comme le créateur du genre : « on ne
saurait dire que, tout de suite, sa production
surclassa celles des autres compagnies. Le
niveau des premiers « Bisons 101 » fut sensiblement égal à celui des « Flying A », à quelques
exceptions près ».
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La rétrospective qu’a consacrée l’édition 2002 du Festival de Locarno à
Allan Dwan (1885 - 1981), en partie reprise à la Cinémathèque Suisse le
mois suivant, a permis de découvrir de nombreux films de ce cinéaste
américain plutôt méconnu. La longévité exceptionnelle de sa carrière
(du début des années 10 à la fin des années 50 ) jointe à l’incroyable
prolixité de sa production, ainsi que la pléiade de stars avec lesquelles
il a travaillé et qu’il a même contribué à rendre célèbres attisent les
commentaires de type anecdotique, voire mythifiant, comme le suggère
le titre de l’ouvrage édité par le Festival de Locarno, Allan Dwan. La
légende de l’ homme aux mille films. Son œuvre, inégale et hétéroclite, ne
présente pas cette ostentation stylistique qui favorise le discours auteuriste. À l’occasion d’une telle rétrospective, celui-ci trouve néanmoins
à se frayer un chemin, faisant resurgir quelques topoi cinéphiliques des
années 50 - 60. Mon propos n’est pas ici de statuer sur la cohérence d’une
« œuvre » (chose bien difficile en regard du nombre de films concernés) 1 ,
ni même sur son éventuelle originalité relativement à celle de cinéastes
contemporains, mais de revenir de manière réflexive sur certaines particularités esthétiques qui m’ont semblé marquantes, fussent-elles non
spécifiques au cinéma d’Allan Dwan, ce cinéaste étant représentatif de
tout un pan de la production cinématographique américaine qui fut
influencée par le travail de D. W. Griffith. Dans le présent article, je
m’intéresserai à la période muette, peu traitée chez les critiques qui se
sont penchés sur le cinéaste2, et en priorité aux films « d’aventures ». Il
s’agit des westerns de la série dite « Flying A »3 produits pour l’American
Film, puis des collaborations avec l’acteur acrobate Douglas Fairbanks,
c’est-à-dire des réalisations qui datent pour la plupart d’avant les mélodrames et comédies des « années Swanson » que Dwan tourne pour la
Paramount dès 1923. Par ailleurs, je n’en examinerai qu’une seule composante, l’espace, dont la construction présente, dans les quelques films
auxquels je me référerai, certains paramètres qui tendent à instaurer une
relation particulière entre champ et hors-champ. En effet, le potentiel
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de dynamisation propre au hors-champ s’y voit amoindri, alors que
cette tension tend à être réinvestie à l’intérieur même du champ.
Bien que peu étudié dans le détail, le travail sur la configuration spatiale
est un paramètre qu’ont déjà relevé les critiques pour valoriser l’œuvre
du cinéaste dans son ensemble : Jean-Claude Biette note que Dwan « fut
aussi un grand poète de l’espace »4, Daney « qu’il n’y a guère que dans
ses films qu’un paysage est un paysage » 5 et, plus récemment, Michael
Henry fait remarquer que chez Dwan, « mettre en scène, c’est mettre en
espace ; tel est le secret de sa dramaturgie, et peut- être de sa poétique »6.
Mieux encore que le flou du paradigme « poétique », la tautologie posée
par Daney 7 exhibe la stérilité de telles assertions qui, bien que stéréotypées, n’en sont pas moins révélatrices de particularités esthétiques que
j’aimerais mettre en exergue, sinon dans toute « l’œuvre » du cinéaste, du
moins dans certains de ses films. Mon analyse portera essentiellement
sur la composition du plan (profondeur de champ, cadrage, mouvements de caméra) et sur certains aspects du montage, notamment les
plans d’ensemble.
À la lecture du long et précieux entretien que Dwan accorda à Peter
Bogdanovich8 (pour la première fois traduit en français dans l’ouvrage
édité à l’occasion du Festival de Locarno), il paraît évident que le choix
du lieu était l’un des éléments clés de la genèse des tout premiers films
du cinéaste (d’une bobine, c’est-à-dire une dizaine de minutes) tournés
au rythme de trois films par semaine en extérieurs, dans la vallée d’El
Cajon et dans les vastes étendues de l’Ouest, futurs « décors » classiques
des westerns9. Alors que, dès 1910, Griffith optait pour des lieux de
tournage situés à proximité des studios californiens10, Dwan continuait
à choisir d’autres sites (de petites villes aux environs de San Diego, puis
Santa Barbara), ne tournant que très peu de scènes en studio. Cette
volonté de s’éloigner de tout milieu urbain, que l’on retrouve, au niveau
du monde représenté, dans nombre de films ultérieurs du cinéaste dont
l’action est située dans des provinces reculées typiques de l’Americana 11 ,
était certes en partie motivée par des impératifs pratiques (échapper au
monopole de la Motion Picture Patents Company) 12, mais aussi par des
choix esthétiques et dramaturgiques. En effet, les scénarios relativement
ténus étaient élaborés à partir des possibilités offertes, soit une palette
réduite d’acteurs aux rôles stéréotypés et réutilisables, et le paysage qui
avait été élu pour cadre :
« En chemin, j’essayais d’inventer des scènes à partir de ce que j’avais
sous les yeux et sous la main. Un escarpement, le costaud de l’équipe
nommé Jack Richardson : j’envoyais J. Warren Kerrigan, l’acteur
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7
4 « Un inventeur sans récompense » (Cahiers du
cinéma, no 332, février 1982), reproduit dans
Allan Dwan. La légende de l’homme aux mille
films, op. cit., p. 192.
5 « Mort du plus vieux cinéaste du monde »,
op. cit., p. 197.
6 « L’art de la métamorphose », in Positif, no 503,
janvier 2003, p. 87.
7 On reconnaît dans cette tautologie une figure
de rhétorique typique des Cahiers du cinéma de
l’époque que les rédacteurs (Godard, Rivette,
etc.) utilisaient pour attribuer un caractère
d’évidence au génie qu’est censé posséder le
cinéaste auteurisé.
8 Allan Dwan, The Last Pioneer, Praeger, 1971,
traduit dans Allan Dwan. La légende de l’homme
aux mille films , op. cit.
9 Rappelons que John Ford, auquel est souvent associé le genre, débutait à l’époque en
tant qu’accessoiriste dans une des équipes
d’Allan Dwan.
10 Cf. Jean Mottet, L’invention de la scène
américaine. Cinéma et paysage, L’Harmattan,
Paris, 1998, p. 103.
11 Paysage et mode de vie idéalisés dans une
vision nostalgique d’un passé qui incarne les
valeurs sur lesquelles repose le sentiment
d’appartenance à la communauté américaine.
12 MPPC : trust qui, sous l’égide d’Edison,
regroupait les principales maisons de production mondiales et détenait la majorité des brevets liés à l’outillage technique du cinéma, ce
qui lui permettait de mettre des bâtons dans les
roues de ses concurrents. Peter Bogdanovich
demande à Dwan de commenter cette situation
(souvent mythifiée par les cinéastes) dans Le
dernier des pionniers, op. cit., p. 34.
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8
Dossier : le hors-champ
13 Allan Dwan, « Le dernier des pionniers », reproduit dans Allan Dwan. La légende de l’homme
aux mille films , op. cit., p. 35.
14 Hitchcock/Truffaut, Paris, Gallimard, 1993
[1ère édition : 1967], par exemple p. 119.
15 Allan Dwan, « Le dernier des pionniers », op. cit.,
p. 52.
16 Hitchcock/Truffaut, op. cit., p. 87.
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principal, se battre avec lui au sommet et le balancer dans le vide.
À ce moment-là, considérant que j’avais tourné la dernière scène du
film, il fallait que je revienne en arrière pour imaginer comment ils
en étaient arrivés là » 13.
Cette exploitation du potentiel narratif d’un lieu n’est pas sans rappeler le principe d’élaboration d’un versant important de la production
d’Alfred Hitchcock depuis Secret Agent (Quatre de l’espionnage, 1936). En
effet, la construction des films qu’Hitchcock qualifiait de « scénariositinéraires » 14 repose essentiellement sur une accumulation de péripéties et de lieux, l’action procédant du cadre dans lequel elle s’inscrit.
Contrairement aux premiers films de Dwan, les lieux sont reconstitués
en studio, mais l’optique est similaire puisqu’il s’agit de les soumettre
ainsi plus complètement aux impératifs narratifs. La fonction « matricielle » que Dwan attribue au lieu de la scène finale sur la falaise vaut
également pour la Statue de la Liberté (Saboteur/La cinquième colonne,
1942 ) ou le mont Rushmore (North by Northwest/La mort aux trousses, 1959 )
chez Hitchcock. D’ailleurs, une boutade de Dwan (« dès que je vois une
falaise, je m’imagine en train de pousser quelqu’un ») 15 se fait étonnamment l’écho d’une remarque qu’Hitchcock adresse à Truffaut à propos
de l’action de Secret Agent, dans un entretien dont la première édition
parut quatre ans avant l’entretien de Dwan, en 1967. L’action du film
étant partiellement située en Suisse, Hitchcock souligne qu’il faut s’employer à utiliser certains stéréotypes de ce cadre géographique : « On doit
se servir des lacs pour noyer les gens et des Alpes pour les faire tomber
dans les crevasses ! » 16. Cette démarche créatrice qui consiste à inscrire
des êtres dans un espace préalable plutôt qu’à ériger un « décor » autour
des personnages détermine dans une large mesure les caractéristiques
plus précises que l’on notera par la suite dans quelques films de Dwan.
Revenons à ses propos et à ce qui précède la chute dans la falaise :
« Un jour où on faisait des repérages, j’ai vu un canal d’amenée
aérien. […] Cette espèce de grand pont m’a fasciné, j’ai tout de suite
pensé qu’il fallait l’utiliser dans un film. Et je me suis mis à écrire
The Poisoned Flume. Jack Richardson versait du poison dans le canal,
et l’eau empoisonnée tuait le bétail de J. Warren Kerrigan : c’est la
raison pour laquelle il le jetait du haut des rochers ».
Dans The Poisoned Flume (tourné en août 1911 à Lakeside), c’est en effet
cette sorte d’aqueduc qui, littéralement, « donne lieu » à la scène d’action
finale, une fusillade (et non une bataille sur la falaise : dans ses souvenirs, Dwan semble mélanger les très nombreux métrages réalisés à
cette époque) où le bandit – un prétendant éconduit puis exclu du ranch
– qui a pollué le fleuve trouve la mort. Le choix de filmer cet ouvrage
d’art fait office de prémisse pour la composition des plans : ce n’est en
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Etudes
effet pas tant la « ligne serpentine » du fleuve qui domine17 que la géométrie rigoureuse d’une construction architecturale érigée dans l’espace
indifférencié de l’étendue désertique. L’opposition caractéristique des
westerns entre « l’inquiétude informelle de la nature » 18 et l’architecture urbaine (qui structure par exemple Manhattan Madness, 1916) est
dépassée, ou plutôt rejouée à l’intérieur du plan, comme dans d’autres
courts métrages de Dwan où la nature se voit balisée par des espaceslimites (le gouffre, la clôture etc.). À l’absence de vectorisation du regard
qu’implique le paysage plat et illimité du terrain situé autour du ranch
s’opposent, dans The Poisoned Flume, les lignes précises de l’aqueduc qui
canalisent non seulement le fleuve, mais aussi le parcours de l’œil spectatoriel. Dans The Half Breed (1916), lors d’une poursuite en forêt, c’est le
tronc d’un arbre abattu qui joue un rôle identique en imposant une
diagonale accentuée au sein d’un environnement touffu. Filmés frontalement, tronc et aqueduc renforcent la construction perspectiviste,
certes inhérente à l’image (ciné-)photographique, mais particulièrement
appuyée par une composition de ce type jointe à l’importante profondeur de champ que permettait le tournage en lumière naturelle. Jean
Mottet constate d’ailleurs une composante identique dans les scènes
d’extérieurs des films de la période Biograph de Griffith, cinéaste auquel
Dwan est indubitablement redevable 19, notamment en ce qui concerne
la composition de l’image :
« En extérieur, tout change et l’accent est souvent mis sur la profondeur de champ : une route, une rivière, une rue définissent l’espace
en profondeur. Les personnages se meuvent davantage sur un axe
avant-plan/arrière-plan que de gauche à droite, ce qui permet une
action se déroulant dans l’espace »20.
Axe de symétrie autour duquel s’articule le passage du champ au contrechamp, l’aqueduc de The Poisoned Flume permet ainsi d’étager poursuivants et poursuivi dans la profondeur de champ. Plutôt que de montrer
les cow-boys d’une part, le « méchant » de l’autre, Dwan choisit d’avoir
tous les personnages dans le champ en faisant alterner des plongées à
partir du pont avec des contre-plongées depuis la plaine. Dans chaque
plan, la caméra est située derrière les protagonistes de façon à tous les
inclure dans le plan. Les deux pôles de l’action étant compris dans le
champ, celui-ci tend à affirmer son autonomie et à reléguer le horschamp dans un ailleurs indifférent aux enjeux narratifs. L’étagement
dans la profondeur de champ porte notre regard vers le point de fuite
de l’image, et non pas vers ses bords. Voilà l’une des modalités – que
d’aucuns pourraient rapprocher d’un certain « primitivisme » de ce
cinéma du début des années 10, encore proche des « vues » Lumière et
de leur importante profondeur de champ – de ce centrement sur l’ici du
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17 Comme le note Eithne O’Neill dans « La
Ligne serpentine » (Positif, no 503, janvier 2003,
p. 91) .
18 Louis Seguin, L’espace du cinéma, (Horschamp, hors d’œuvre, hors-jeu), Editions
Ombres, Toulouse, 1999, p. 46.
19 Jusqu’au plagiat, comme l’avoue Dwan luimême : « Quand je voyais un film de Griffith que
j’aimais, j’y apportais quelques petits changements, je refaisais le casting avec mes acteurs,
et le tour était joué », in « Le dernier des pionniers », op.cit., p. 39 - 40.
20 Jean Mottet, L’invention de la scène américaine, op.cit., p. 74.
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10
Dossier : le hors-champ
21 André Bazin, « Peinture et cinéma », in
Qu’est-ce que le cinéma, t. 2, Cerf, Paris, 1959,
p. 127- 132.
champ dans un cinéma qui, pour reprendre la célèbre opposition bazinienne entre cache et cadre21 , n’a rien à cacher, mais tout à cadrer. Alors
que les déplacements rapides et les scènes de poursuites contribuèrent
au développement des pratiques de montage griffithiennes, ils sont liés
chez Dwan à une concentration dans un même lieu, parcouru simultanément ou successivement par divers mobiles provenant de l’arrièreplan. Lorsque le vagabond de A Western Dreamer (1911) rêve qu’il sauve
héroïquement une jeune lady livrée aux caprices de son fougueux cheval,
l’apparition de la charrette et l’intervention du cow-boy ont lieu dans le
même plan ; lors de la poursuite de The Distant Relatives (1912 ), le plan
ne change pas après le passage de la charrette mais se prolonge jusqu’à
l’arrivée de la voiture des poursuivants. Cette inscription de l’ensemble
de l’action dans le champ nécessite bien sûr un fréquent recours à des
plans d’ensemble qui souligne l’étendue des espaces filmés. Comme le
montre The Poisoned Flume, l’étagement des protagonistes dans la profondeur de l’image n’oblige pas à utiliser un terrain plat afin d’obtenir
le dégagement nécessaire. Dwan, adepte des falaises, opte souvent pour
de forts dénivelés qui permettent d’opposer deux espaces, comme dans
The Power of Love (1912 ), film qui obéit à l’un des schémas scénaristiques (profondément liés à la représentation de l’espace) récurrents de
cette période où deux prétendants tentent d’obtenir l’accord d’un père
tyrannique hostile au mariage de sa fille : la cabane des pêcheurs située
au bord de la plage répond au ranch construit sur la colline. L’espace
intermédiaire est celui de la lutte, un combat mené sur un terrain en
pente qui laisse néanmoins apparaître à l’une des extrémités du cadre le
lointain foyer des uns et des autres.
Le champ en mouvement
22 Cf. « Le dernier des pionniers », op. cit.,
p. 46 -47.
23 Jean Mitry, Histoire du cinéma, t. 2, Editions
Universitaires, Paris, 1969, p. 170 ; Georges
Sadoul, Histoire générale du cinéma, t. 4. (« Le
cinéma devient un art 1909 - 1910 »), vol. 1,
Denoël, Paris, 1951, p. 211 .
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La réticence que l’on observe chez Dwan à changer de plan est peut- être
à la source d’une autre particularité de son travail à cette époque : son
intérêt pour les mouvements de caméra. On sait que, sur le tournage de
l’épisode babylonien d’Intolérance (Griffith, 1916), Dwan, que sa formation d’ingénieur prédisposait à régler des problèmes de mécanique, avait
prêté main-forte22 à la réalisation des mouvements d’appareil complexes nécessaires pour parcourir l’énorme décor de la cour du Palais
de Balthazar. Inscrit par les historiens du cinéma 23 dans la filiation du
péplum Cabiria (1914 ) pour lequel le cinéaste Giovanni Pastrone avait
recouru à l’ancêtre du travelling (le « carello » qu’il avait fait breveter en
1912 ), Intolérance nécessita des techniques de déplacement de la caméra à
la mesure de sa démesure, comme le note Georges Sadoul : « Un simple
chariot à la Pastrone eût été insuffisant, l’altitude étant aussi importante que la profondeur. Les travellings babyloniens s’opérèrent donc
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en ballon captif, technique depuis rarement imitée… » 24. Intolérance se
distinguait notamment par un gigantisme (décors et figuration) que l’on
retrouve dans le Robin Hood (1922 ) de Dwan (avec Fairbanks, qui figurait dans Intolérance), mais qui est fort éloigné de ses productions beaucoup plus modestes de la même époque. Sans entrer dans un discours
mythifiant de la « première fois », il faut relever l’utilisation complexe
qu’Allan Dwan fait du travelling dans David Harum (1915) qui compte
trois plans assez longs réalisés avec cette technique (la caméra était, si
l’on en croit les souvenirs du cinéaste 25, placée sur une automobile Ford
aux pneus légèrement dégonflés et aux suspensions bloquées). Notons
d’abord que ces trois travellings s’effectuent perpendiculairement au
plan de l’horizon, si bien qu’ils radicalisent cette mise en évidence de
la perspective qui caractérisait la composition de certains de ses films
antérieurs. Laissons de côté le plan plus bref et moins marquant où la
caméra suit l’acquéreur d’un cheval récalcitrant pour aborder un passage souvent évoqué où le riche banquier Harum (joué par William
H. Crane) quitte son lieu de travail et emprunte la rue, croisant des gens
qui, tous, le saluent : alors qu’il s’approche de la caméra, celle-ci s’en
éloigne, dévoilant progressivement l’espace de la ville et les passants. On
objectera qu’il s’agit bien ici du surgissement d’un hors-champ, et non
de sa neutralisation comme tente de le démontrer cet article. Toutefois,
il faut noter que la composition reste éminemment centripète, Harum
étant constamment placé au centre de l’image (sa sortie par la gauche
coïncide avec la fin du plan), toute apparition en provenance du horschamp n’ayant de signification que relativement à ce personnage principal dont on indique la sociabilité, la notoriété, etc., et ne pouvant
créer aucune surprise (il s’agit d’actions quotidiennes, parties intégrantes
de ce « décor » peuplé). Par ailleurs, ce plan fait écho à un travelling
apparaissant antérieurement dans le film (que les critiques, à l’instar de
Dwan lui-même, oublient souvent d’évoquer) : après un intertitre nous
informant que la banque du personnage éponyme se trouve à l’extrémité de la rue centrale, un travelling avant arpente cette rue jusqu’à
atteindre l’enseigne du bâtiment sur laquelle figure le nom « David
Harum ». Ici, le mouvement d’appareil, qui n’est motivé par aucun
déplacement de personnage (on voit Harum prendre son petit-déjeuner
à la maison avant et après ce plan), est purement descriptif et explicatif : en parcourant l’axe de la rue centrale – l’un des repères spatiaux les
plus importants des westerns (comme l’illustre de façon exemplaire Rio
Bravo, Howard Hawks, 1959 ) –, il esquisse la topographie de la ville ; en
nous rapprochant de l’enseigne, il visualise (de manière abstraite, la rue
n’étant d’ailleurs pas encore peuplée) ce lien qui unit le banquier à sa
propriété tout en soulignant sa position « centrale », tant dans la ville (sa
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11
11
24 Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma,
t. 4, vol. 2, 1952, p. 179.
25 Cf. « Le dernier des pionniers », op. cit., p. 45.
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12
Dossier : le hors-champ
26 Id., p. 59.
27 Id., p. 45.
28 Jean-Louis Comolli, « Caméra, perspective,
profondeur de champ : La profondeur de champ
primitive », in Cahiers du cinéma, no 233,
novembre 1971, p. 40 - 42.
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12
« situation », en termes d’emplacement et de pouvoir) que dans le récit à
venir. Ainsi le travelling arrière qui suit David Harum, en nous faisant
passer de la mention écrite de l’enseigne à la visualisation du personnage, n’est-il que la répétition inversée du travelling avant. Dans cette
rue doublement parcourue, l’imprévisibilité diffuse du hors-champ
s’efface au profit de la clarté d’une scène d’exposition entièrement consacrée au personnage-titre.
Comme le relève Dwan à propos de Robin Hood (1922 ), le mouvement d’appareil permet, grâce à la continuité qu’il instaure, de saisir
l’espace de manière plus précise qu’une reconstruction par le montage :
« Je voulais filmer le mouvement ascensionnel et non l’obtenir au montage. Pour la bonne raison que cela ne donnerait pas une idée exacte de
leur [ = des personnages dans ce décor] emplacement »26. Si, par la suite,
Dwan ne devait recourir au travelling que de manière parcimonieuse,
c’est pour obéir au régime de l’effacement du travail sur la représentation
qui caractérise le cinéma dit « classique », alors que dans les années 10,
Dwan-le-pionnier se permettait plus d’expérimentations (selon lui,
les exploitants lui reprochèrent les travellings de David Harum qui
donnèrent le tournis aux spectateurs) 27. Dans ses films parlants où la
recherche de l’efficacité visuelle fait place à plus de retenue, le travelling
fera plutôt office d’élément différentiel, de figure faisant saillie sur une
fixité dominante, et donc relevant le sens de certaines actions, comme
lors de la fuite du faux coupable Ballard ( John Payne) qui, suivi par
un long travelling latéral, s’élance à travers les rues dans Silver Lode
(Quatre étranges cavaliers, 1954 ). Quant à l’usage systématique et appuyé
de la profondeur de champ, il tendra également à disparaître dans les
années 30, manifestation d’une tendance bien plus générale du cinéma
dont Jean-Louis Comolli28 a analysé les implications idéologiques.
L’omniprésence du Tout
Une autre composante qui m’est apparue lors de l’analyse du horschamp chez Dwan est l’intérêt, manifeste dans ses westerns, pour des
vues initiales très larges (souvent plus que dans les « plans de situation »
traditionnels au cinéma, même muet) du paysage dans lequel l’action
va s’inscrire. Ainsi, aucune expectative concernant un possible surgissement du hors-champ n’est entretenue, la connaissance que le spectateur
possède à propos des éléments topographiques et narratifs s’étendant
bien au-delà de l’espace contigu au champ. Ce jeu sur l’espace englobant
comme donnée préalable trouve son paroxysme dans la démesure d’un
raccord dans l’axe qui, dans la seconde partie de A Modern Musketeer
(1917), nous fait passer d’un plan où l’on voit une falaise de très loin sur
laquelle on identifie avec peine (et avec un certain retardement, notre
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Etudes
regard – du moins actuel – se perdant dans l’immensité du paysage)
l’acteur Douglas Fairbanks suspendu à son extrémité, à un plan rapproché du personnage. La brutalité de cette saute du macroscopique à
l’action conçue comme « accident » minime du relief montagneux inscrit
irrémédiablement la portion du champ dans un espace qui semble ne
connaître aucune limite. La disproportion des étendues paraît sourdre
à l’intérieur même du champ et invalide la ségrégation qu’opèrent les
bords du cadre. Il en va de même dans les intérieurs monumentaux 29 de
Robin Hood (1922 ), en grande partie désertés après le départ de RichardCœur-de-Lion, c’est-à-dire livrés à cette immensité qui écrase les individus. Lorsqu’un personnage important pour le récit (le messager ou
Marianne) pénètre dans le grand hall dans lequel se déroule le banquet,
un brusque raccord s’opère également (fig. 1 et 2 ), selon un axe centré
sur la table, lieu des festivités collectives comme des communications
intimes. Naturellement, il s’agissait surtout pour Dwan d’allier gigantisme et actions individuelles en dynamisant ce décor avec les acrobaties d’un Robin des Bois (Fairbanks) qui s’approprie physiquement un
espace revenant de droit, dans l’histoire, au perfide Prince John. Selon
le cinéaste, Fairbanks avait d’ailleurs été quelque peu dissuadé par cette
salle de cent cinquante mètres de long. Avant qu’il ne découvre les
déplacements que Dwan avait prévus pour lui, il aurait déclaré à propos
des décors qu’il n’était « pas de taille avec eux »30. Ce film est effectivement marquant de par les (dis)proportions de ses lieux, soulignées bien
sûr par des plans très larges.
29 L’aspect colossal des décors (intérieurs et
extérieurs) fut accru par des trucages comme
la surimpression ou l’utilisation de maquettes
(cf. « Le dernier des pionniers », op.cit., p. 58 - 59
et l’entretien dans Présence du cinéma, op.cit.,
p. 17- 18 ).
30 « Le dernier des pionniers », op.cit., p. 57.
2
1
La plupart des films de Dwan de la période muette recourent fréquemment aux plans d’ensemble pour donner pleine mesure à l’épanouissement
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Dossier : le hors-champ
des mouvements dans le plan. Cette dominante est encore perceptible
dans The Iron Mask (1929 ), son dernier film muet (avec un prologue et
un intermède parlés) dans lequel Fairbanks joue le rôle du mousquetaire
d’Artagnan. Outre les scènes de rue et celles tournées dans les palais où
Dwan recourt à de très nombreux figurants, une séquence fonctionne
essentiellement sur l’alternance entre plans d’ensemble et plans rapprochés. Il s’agit, au début du film, d’une scène de flirt au ton humoristique
entre d’Artagnan et Constance durant laquelle le mousquetaire essaie
d’embrasser son amie plusieurs fois de suite dans des espaces différents.
Au caractère exubérant et instinctif de d’Artagnan qui, entreprenant,
se jette littéralement sur son amante (et même sur la première venue,
puisqu’il confond d’abord Constance avec une autre femme sortant de
la même maison) correspondent une mise en scène et un découpage qui,
pour un film de la toute fin du muet, sont particulièrement marqués par
l’esthétique du début des années 10 dont j’ai relevé ici certains aspects.
Le jeu appuyé des acteurs, certes justifié par les situations de mise en
spectacle du couple devant un public indésirable, renforce encore cette
impression. Ce passage fonctionne sur la multiplication des lieux et la
répétition d’actions : chaque fois que le couple croit avoir trouvé un
endroit à l’abri des regards, leur intimité est perturbée par la présence
d’intrus. Postures, mimiques et raccords de regard se répondent : l’intrus
attire l’attention de Constance (qui, réticente à s’offrir à d’Artagnan,
3
4
6
5
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7
semble en même temps appeler cet intrus), elle le regarde hors-champ
et, gênée, se soustrait au baiser. S’il y a bien ici appel du hors-champ,
c’est surtout parce que l’importance des éléments contenus dans le plan
général ne s’efface pas au profit de la seule focalisation sur le couple. En
fait, cette séquence offre différentes variations sur la question de la mise
en place ou du retour de plans d’ensemble : l’élément comique repose sur
le fait que les amants sont systématiquement rattrapés par la présence du
hors-champ qui, dès lors, ne cesse d’empiéter sur leur « champ », c’està-dire leur sphère privée. La première fois, un plan d’ensemble initial
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Etudes
pose la présence d’un regard extérieur (fig. 3 ), celui du cocher, que la
jeune femme aperçoit au moment du baiser (fig. 4 et 5 ) ; ensuite, une vue
d’ensemble d’une cour intérieure (fig. 6 ) nous montre au premier plan un
escalier qui disparaîtra brièvement hors-champ à la faveur d’un raccord
dans l’axe (fig. 7 ), mais sera ensuite occupé par une figure maternelle à
l’air réprobateur (fig. 8 ) ; la troisième situation écarte tout raccord sur
un hors-champ en étageant dans la profondeur de champ les amants et
des enfants qui les raillent (fig. 9 ). La quatrième et dernière tentative de
baiser, contrairement aux autres, est une surprise autant pour le spectateur que pour les personnages : un brusque panoramique ascendant
nous fait découvrir une bonne à sa fenêtre qui observe le couple réfugié
derrière une haie, dans un jardin. Toutefois, le degré d’anticipation de
la visualisation du hors-champ reste important du fait que le procédé
du coïtus interruptus fonctionne à répétition. L’escalier situé au premier
plan (fig. 6 ) présage une entrée ultérieure dans le champ. Ce n’est significativement pas la quête d’un autre espace dépourvu de voyeurs qui
permettra la réalisation du baiser, mais l’utilisation, à l’intérieur même
du champ, d’un « cache ». Dans un plan assez large pour inclure le jardin
et le premier étage de la maison jusque-là dissociés (fig. 10 ), la dame
située à la fenêtre, attendrie par la gêne des tourtereaux, laisse tomber
sur eux un grand panier qui les dissimule jusqu’à la taille. Un plan
rapproché est alors possible sans enfreindre de « tabou » (fig. 11). On le
8
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voit, la perturbation qu’introduit le regard d’autrui est signifiée par la
réunion dans un même plan du regardant et du regardé, et même du
contexte topographique global. Le baiser donne lieu à une sorte de performance « scénique », un aspect que la gestuelle théâtrale de Fairbanks
ne fait que souligner. La déclinaison de divers espaces pour une action
identique révèle également l’influence incessante d’un environnement
proche dont le rejet hors-champ n’est que très momentané. Le fragment
d’espace ne se donne à aucun moment comme un Tout, mais renvoie
constamment à la portion plus vaste qui l’englobe. Ainsi est-il logique
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Dossier : le hors-champ
que, pour disparaître, rien ne sert de sortir du champ : c’est à l’intérieur
même du champ qu’il s’agit de s’effacer. La corbeille d’osier invalide la
fonction d’exhibition du gros plan en masquant les visages, rappelant la
provenance de cet objet que seul un plan d’ensemble permet d’attester.
31 Id., p. 66.
32 André Gardies, Décrire à l’écran, Méridiens
Klincksieck/Nota Bene, Paris/Québec, 1999,
p. 60 - 63.
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16
Contrairement à d’autres aspects des films muets évoqués dans cet
article, cette prédilection affichée pour les plans généraux continuera à
guider le travail ultérieur d’Allan Dwan dans des films relevant d’autres
genres, puisqu’il fera toujours en sorte de tourner ses scènes à l’aide de
longs plans généraux, de sorte à pouvoir y revenir au montage si besoin :
« Dans le plan général, il y a peut- être un moment où le type se
levait pour aller se verser à boire pendant que l’autre continuait
à parler. Ils [les monteurs] effacent ce mouvement et ne gardent
que la continuité du dialogue. Eh bien, pour moi, lorsque ces deux
personnes parlent, c’est mort – c’est du cinéma inerte. Donc je
reviens en arrière, et je rétablis au moins un déplacement pendant
leur discussion »31 .
Formé à l’époque du muet, Allan Dwan ne se pliera jamais totalement
au « vococentrisme » du parlant, mais fera primer le geste, le mouvement,
l’action. Son souci de réinscrire au montage certains déplacements dans
le champ témoigne de l’importance qu’ils acquièrent et du rôle que
Dwan confère à la continuité spatiale, par-delà les limites du cadre.
Actualiser l’espace hors-champ afin de rendre visible toute source
d’action, c’est désactiver partiellement le hors-champ, une opération
qui constitue pour André Gardies 32 un trait spécifique du Descriptif,
pourtant communément lié à l’immobilité. On le voit, les pôles antithétiques de l’agir et de l’être, de la narration et de la description
fusionnent dans l’usage que fait Dwan de la profondeur de champ, des
mouvements d’appareil et du plan général. C’est peut- être ainsi qu’il
faut comprendre la formulation de Serge Daney à propos de la valeur
particulière du paysage chez Dwan : il est « vraiment » un paysage parce
qu’il est à la fois consubstantiel à l’action qui s’y déroule et indéfectiblement autonome, comme ces canyons qui continuent d’exister hors du
film. Si l’intégralité des actions peut avoir lieu dans ce fragment d’espace
qu’est le champ, c’est grâce à l’évidente suprématie d’un Tout, indifférent aux enjeux narratifs lorsqu’il n’est pas peuplé. Si l’espace était un
dieu, les films d’aventure d’Allan Dwan seraient panthéistes.
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Etudes
Dossier : le hors-champ
17
Etudes
Le hors - champ de l’histoire
Une lecture benjaminienne de
Tom, Tom, the Piper’s Son
par André Chaperon
« Considérez-moi comme un accessoire du Kalart-Victor. »
Ken Jacobs
De Tom, Tom, the Piper’s Son (Ken Jacobs, USA, 1969 - 71, 115') à Tom, Tom,
the Piper’s Son (Billy Bitzer, USA, 1905, 11'15'') 1 , le cheval de Troie du
cinéma expérimental investit à reculons le cinéma des premiers temps
pour en actualiser des potentialités restées lettre morte pour l’évolution
du cinéma, et ainsi prendre cette dernière à rebrousse-poil.
Une histoire de raccords
En 1905, Billy Bitzer, futur opérateur de Griffith à la Biograph, tourne
pour cette même compagnie un film d’une bobine intitulé Tom, Tom,
the Piper’s Son. Le sujet en est tiré d’une célèbre comptine pour enfants
(nursery rhyme) 2 que Bitzer adapte en recourant au modèle formel du film
de poursuite, l’un des premiers genres cinématographiques, apparu vers
1902 . On sait l’importance dudit modèle pour la mise en place de ce que
Noël Burch a appelé la « linéarisation des signifiants iconographiques » 3,
c’est-à-dire la manifestation proprement textuelle de liens entre les
plans, à une époque où le film pluriponctuel (en plusieurs plans) tend à
se généraliser. Ces liens étaient jusque-là extérieurs au texte filmique,
sous les espèces d’instructions de lecture fournies lors de la projection
par un conférencier-bonimenteur 4 ou de connaissances prérequises du
spectateur 5. La codification des raccords induite par le film de poursuite
est en rupture avec la logique du cut-in, un des seuls raccords déjà conventionnalisé. Ce dernier consiste à raccorder dans l’axe en plan plus (ou
moins) rapproché : la frontalité du cadrage est ainsi maintenue sur une
scène ressentie comme théâtrale6 dont les deux vues rapprochées par
le montage entretiennent un rapport de coréférence spatiale. Celui-ci
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17
1 Ces durées sont établies à partir de l’édition
vidéo (Re:Voir Vidéo, Paris, 2000) du film de
Jacobs, qui cite par deux fois dans son intégralité le film de Bitzer. Cette édition est accompagnée d’un numéro hors-série de la revue
Exploding.
2 En voici le texte : « Tom, Tom the piper’s son /
Stole a pig, and away he run. / The pig was eat, /
And Tom was beat / And Tom went roaring down
the street. » [sic] (cité par Stéfani de Loppinot,
« À la foire d’empoigne », in Exploding, op. cit.,
p. 22). Nous traduisons : « Tom, Tom, le fils du
joueur de flûte, vola un cochon et prit la fuite.
Le cochon fut mangé et Tom fut rossé. Et Tom
s’en fut par les rues en pleurant. »
3 Noël Burch, « Passion, poursuite : la linéarisation », in Communications, no 38, 1983,
p. 33 (article repris, et légèrement modifié, in
N. Burch, La lucarne de l’infini. Naissance du
langage cinématographique, Nathan (NathanUniversité), Paris, 1991 [1ère éd. anglaise :
1990], chap. 6 ).
4 Pour un état de la question de cette problématique (et de la terminologie qui lui est liée),
on lira André Gaudreault, « Le retour du [bonimenteur] refoulé… », in Iris, no 22, « Le bonimenteur de vues animées », 1997, p. 17- 28,
et Germain Lacasse, Le bonimenteur de vues
animées, Nota Bene-Méridiens Klincksieck,
Québec-Paris, 2000.
5 Ainsi l’histoire biblique, tout du moins celle du
Nouveau Testament, est-elle supposée connue
du spectateur des passions, genre à l’origine
du cinéma pluriponctuel, dès 1897. Une passion est constituée de plans-tableaux, c’est-àdire de plans autonomes, aussi bien au niveau
formel (ils ne raccordent pas entre eux) qu’au
niveau narratif (ils correspondent à autant de
stations obligées de l’histoire du Christ). Les
plans pouvaient être achetés séparément par
l’exploitant et remontés par celui-ci dans un
ordre ne respectant pas obligatoirement la
chronologie évangélique.
6 Sur le théâtre comme mauvais objet dans le
discours sur le cinéma, on lira Eric de Kuyper,
« Le théâtre comme mauvais objet », in Cinémathèque, no 11, printemps 1997, p. 60 -72.
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18
Dossier : le hors-champ
1
7 Le degré de disjonction spatiale en est indé terminé. Le raccord griffithien porte-à-porte est
encore à venir (1909).
8 Précisons que les photogrammes sélectionnés dans le film de Bitzer ne l’ont pas été sur la
seule base du code des raccords. Pour suivre
la logique de celui-ci, il faut donc se reporter
à l’Annexe I.
2
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circonscrit l’exercice du regard dans un seul et unique espace, composé
le plus souvent de manière centripète, sans postulation aucune de horschamp. La logique centrifuge du film de poursuite fait quant à elle se
succéder des espaces disjoints7, parcourus latéralement (comme dans
le film de Bitzer) ou perspectivement (de l’arrière-plan à l’avant-plan,
et/ou inversement, comme dans le célèbre Rescued by Rover de Lewin
Fitzhamon, GB, 1905) par des personnages dont les entrées et sorties de
champ correspondent généralement aux débuts et fins de plans, la durée
de vie du plan étant directement fonction de son habitabilité.
Le film de Bitzer (voir fig. 1 à 8 et Annexe I ) 8 semble en fait s’écarter
d’emblée (dès le plan 2 ) du modèle du film de poursuite. C’est qu’il
3
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4
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Etudes
ne respecte pas la convention générique de monodirectionnalité des
entrées et sorties de champ. Celles-ci sont en effet censées se faire
toujours dans le même sens : dans le cas de la version latéralisée du film
de poursuite (dont le film de Bitzer relève à première vue), elles se font
donc soit dans le sens de la lecture (entrée par la gauche et sortie par
la droite dans un plan, puis entrée par la gauche dans le plan suivant,
et ainsi de suite), soit, plus rarement, dans le sens inverse (entrée par
la droite et sortie par la gauche dans un plan, puis entrée par la droite
dans le plan suivant). Cette monodirectionnalité ne peut être enfreinte
que lorsqu’elle est rejouée dans l’autre sens, que l’espace est parcouru en
sens inverse, la lecture se faisant alors en boustrophédon (cf. Rescued by
Rover où l’espace global, découpé en plusieurs plans, est parcouru à trois
reprises : mouvement en S qu’on aurait fait pivoter sur lui-même de 90 °
sur la gauche). Chez Bitzer, si la poursuite débute par la gauche (avec
la sortie gauche-cadre des poursuivis et des poursuivants à la fin du
plan 1) et se termine par la droite (entrée droite-cadre de tout le monde
au début du huitième et dernier plan9), elle se déroule en sens inverse
du plan 2 au plan 7 (entrée par la gauche et sortie par la droite), ce qui
donne l’impression, du plan 1 au plan 2 , d’un mouvement tournant en
C, avec à la clé un degré de disjonction spatiale plus élevé que du plan
2 au plan 7, ainsi qu’une ellipse temporelle de plus grande amplitude. Il
y a donc double jeu dans le maniement du raccord de direction, tandis
que la cohérence de son emploi entre le plan 2 et le plan 7 est brouillée
à deux reprises par l’intervention d’un autre type de raccord, le raccord à
180 ° entre extérieur et intérieur 10, qui se fait ici par le biais d’une amorce
de déplacement en profondeur des personnages, mode de déplacement
qu’on trouve plutôt dans la version perspective du film de poursuite.
Précisons tout de suite que ce déplacement est infime : il s’exerce dans
un espace dénué de profondeur, qui ne comporte qu’un premier plan
sur le fond d’un décor fait de toile peinte et d’éléments tridimensionnels. Ainsi peut-on assister au plan 2 (extérieur) à la disparition hors- vue,
5
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6
19
19
9 Le film comporte en effet huit plans, ni sept,
comme Jacobs lui-même a pu le dire (cité par
P. Adams Sitney, Le cinéma visionnaire. L’avantgarde américaine 1943 - 2000 [1ère éd. américaine : 1974], trad. Pip Chodorov et Christian
Lebrat, Paris Expérimental, Paris, 2002,
p. 327), ni neuf, comme l’indique Nicole Brenez
(cf. « L’étude visuelle. Puissances d’une forme
cinématographique », in N. Brenez, De la figure
en général et du corps en particulier. L’invention figurative au cinéma, De Boeck Université,
Bruxelles, 1998, p. 319 ; repris partiellement
dans Exploding, op. cit.).
10 Le film fait alterner extérieurs et intérieurs à
partir du plan 2.
7
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20
Dossier : le hors-champ
11 N. Burch, « Nana ou les deux espaces », in
Cahiers du cinéma, no 189, avril 1967, p. 42
(article repris in. N. Burch, Praxis du cinéma,
Gallimard (Le Chemin), Paris, 1969, chap. 2 ;
livre réédité, et annoté par son auteur, sous le
titre : Une praxis du cinéma, Gallimard (Folio/
Essais, no 34), Paris, 1986).
12 Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », in
Exploding, op. cit., trad. Vincent Deville, p. 10
(ce texte de Jacobs est daté de juillet 2000).
c’est-à-dire derrière un élément du décor (« sixième tranche » de l’espace
hors-champ dans la typologie de Burch 11), une porte en l’occurrence,
des deux poursuivis (le Tom du titre et son acolyte, que Jacobs appelle
simplement Pantalons Rayés 12), puis, au plan 3 (intérieur), à une entrée
par la même porte, peinte cette fois-ci sur une toile, des poursuivants.
Mais cette entrée ne débute qu’après la disparition par la cheminée des
poursuivis (qu’on n’a pas vu entrer depuis l’intérieur), disparition montée en réversion de bande (les poursuivis ont été filmés en réalité en
train de descendre par la cheminée), trente ans avant que Chaplin ne
procède de même dans une séquence célèbre des Temps modernes, où l’on
voit Charlot se faire happer par les rouages d’une machine. Le raccord
extérieur/intérieur ne se fait donc pas dans le mouvement, ni celui de
personnages identiques, ni celui de personnages différents. Le plan 4
reprend le décor du plan 2 : on y voit tout le monde sortir par la cheminée (et donc entrer à vue dans le champ, en provenance du hors-vue), à
l’exception de quatre des vingt-et-un poursuivants qui, plus économiquement, empruntent le même chemin qu’à l’allée, dans l’autre sens !
Les plans 6 et 7 (extérieur et intérieur) raccordent de la même manière
(pour le détail, voir Annexe I ).
Peinture et cinéma
13 À l’impression, la copie gravée inverse
(gauche-droite) le sens de la peinture. Le plan 1
s’inspire bien de la gravure, par nature plus diffusée, autrement dit d’une autre œuvre caractérisée par sa reproductibilité technique. Peinture
et gravure (inversée à nouveau gauche-droite à
fins de comparaison directe avec la peinture)
sont reproduites et accompagnées d’un descriptif très détaillé dans Tout l’œuvre peint de
Hogarth, Flammarion, Paris, 1978, p. 96 - 97.
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Le non-respect de monodirectionnalité est donc limité aux entours du
film, aux premier et dernier plans qui raccordent bien quant à eux par
delà les six plans de la poursuite proprement dite. Ces deux plans se
détachent du reste du film en termes de raccord, mais ils s’en distinguent
déjà à ces deux premiers niveaux de mise en forme de l’expression cinématographique que sont le cadrage et la mise en scène. Le plan 1 s’inspire
d’une gravure (fig. 9 ) que le peintre anglais William Hogarth a exécutée à
partir d’une de ses œuvres, Southwark Fair (La Foire de Southwark, 1733) 13,
et s’essaie à en reproduire la multiplicité de personnages et d’actions. Il
en résulte ce grouillement d’actions simultanées non-hiérarchisées dont
on a fait une des principales caractéristiques du plan-tableau, esthétique
censément battue en brêche par le film de poursuite et qui l’est effectivement du plan 2 au plan 7. On pourrait en déduire que Bitzer commence
par mimer (au plan 1) un certain état du langage cinématographique
(sous influence de la peinture) pour ensuite (du plan 2 au plan 7) le
faire imploser sous l’effet d’une logique proprement cinématographique
(celle du film de poursuite) et enfin (au plan 8 ) retomber volontairement
dans une esthétique plus proche de celle du plan 1, attestant par là du
chemin parcouru par le seul cinéma… Hypothèse séduisante, d’autant
plus que Jacobs semble procéder de même vis-à-vis du film de Bitzer,
qu’il reprend intégralement par deux fois (tout au début de son film,
15.10.2003, 21:54
Etudes
21
9
puis tout près de la fin), comme un film- étalon auquel référer le travail
de son propre film. De la peinture au cinéma, puis du cinéma des premiers temps (1895 -vers 1908, cinéma longtemps qualifié de primitif 14)
au cinéma expérimental, le progrès serait en marche, linéairement et
nécessairement, quantifiable et prégnant…
14 Le congrès de Brighton (1978 ) est à l’origine
de l’abandon de cette épithète marquée au profit de l’expression, axiologiquement neutre, de
cinéma des premiers temps.
Ken Jacobs, on le verra, ne souscrit absolument pas à une telle idéologie,
puisqu’il s’agit pour lui de repasser par le cinéma des premiers temps pour
lui donner une postérité inédite, celle du cinéma expérimental. Quant
à Bitzer, s’il y souscrit (pour la part historique qui est la sienne — de la
peinture au cinéma), c’est de manière ironique, en raison de la nature
parodique du rapport qu’il semble entretenir au film de poursuite,
donnant à voir les liens que ce genre de création récente continue à
entretenir avec l’esthétique du plan-tableau. Ainsi les plans 2 à 7 sont-ils
semi-autonomes sur le plan narratif (ils contiennent tous un clou) et ils
tendent à réinstaurer le grouillement originel du plan 1 (ces deux éléments sont liés, le clou concernant les différents états du corps collectif
des poursuivants). De plus, si l’on se penche plus attentivement sur la
gravure de Hogarth (cadre coupant les corps, regards multidirectionnels — certains dirigés vers le hors-champ —, flux contradictoires dont
la foule est animée), on voit qu’elle n’est pas totalement justiciable de
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22
Dossier : le hors-champ
15 Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, Paris, 1975, p. 44 (Bresson
parle en fait du rapport théâtre-cinéma).
16 N. Brenez, « L’étude visuelle. Puissances d’une
forme cinématographique », op. cit., p. 319.
17 Singulièrement le jongleur-clown-acrobate,
instrument – visuel – du larcin, comme on le
verra, ou plutôt comme Jacobs nous le donnera à voir.
18 Notons qu’il n’y a pas vol de cochon chez
Hogarth, mais vol de portefeuille, qu’on trouve
aussi chez Bitzer, mais dont il ne tire pas parti
au-delà du plan 1, au contraire de Jacobs, on
le verra.
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22
cette vision réductrice de la picturalité (composition centripète, absence
de hors-champ) que le discours sur le cinéma convoque généralement
lorsqu’il s’agit d’attester d’une émancipation progressive du cinéma par
rapport aux arts déjà constitués. Si Bitzer prend la peine de repasser par
la peinture, ce n’est ni pour activer passivement un intertexte légitimant,
ni, à l’inverse, pour se situer dans un au-delà de la peinture, mais peutêtre pour tenter lui aussi de lui donner une postérité inédite, sur un mode
qu’on pourrait qualifier d’expérimental, dans l’acception scientifique du
terme. La question n’est plus de savoir ce que le cinéma a de plus que la
peinture, mais ce que peut le cinéma pour la peinture, ce qu’il advient
de celle-ci lorsqu’on la fait passer par celui-là. Si la peinture ne saurait
en ressortir indemne, cela ne signifie pas pour autant son dépassement.
Quant au fameux apophtegme bressonien (« Ce qui a passé par un art
et en a conservé la marque ne peut plus entrer dans un autre » 15), il
nous paraît doublement infirmé : rien n’est marqué à jamais par un art
(dans notre cas, la scène de genre campée par Hogarth) et il n’est pas
nécessairement improductif de le faire passer par un autre. Un art peut
en démarquer un autre (au sens de dégriffer), non pour s’en démarquer,
mais pour le re-marquer. Le film de Bitzer rejoue autrement, et non pas
plus efficacement, l’économie (figurative, spatiale, temporelle, causale,
narrative) de la gravure de Hogarth. Si le tableau a bien un hors-champ
(pour répondre à la question — rhétorique — posée par Nicole Brenez :
« le tableau a-t-il un hors-champ ? » 16), ce n’est pas grâce au seul cinéma,
mais à la monnayabilité en cinéma de certaines de ses composantes,
telles que l’étagement dans la profondeur et la tension centripète dans
la latéralité.
Dans la gravure, la multiplicité des actions ne peut que se heurter aux
limites du cadre, et ce malgré tout ce qui s’essaie à le faire éclater (cadre
coupant, regards hors-champ, etc. ; voir supra). Le film parvient quant
à lui à faire éclater ce cadre d’entrée de jeu, avant même d’avoir passé
en régime pluriponctuel : au plan 1 en effet, certains personnages vont
et viennent entre champ et hors-champ 17, bien avant que la poursuite
ne se soit engagée (le vol n’a lieu que 2'40'' après le début d’un plan
qui en dure 2'54''). Dès le plan 2 , Bitzer ne procède pas à la simple
redistribution d’un plan à un autre des différentes actions du plan 1. Il
sélectionne dans celui-ci une action (le vol d’un cochon 18) pour en faire
une péripétie qui noue à elle l’ensemble des regards, divisés jusque-là, et
dont il examine les conséquences sur les plans suivants. L’entassement
au plan 1 de personnages et de situations devant une toile peinte (qui,
soit dit en passant, rapatrie l’intertexte — la gravure — sur son support
d’origine — la toile) a pour seule fonction d’être débrouillé sur les six
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Etudes
plans suivants. Au plan 1 (et en droite ligne de Hogarth), l’énergie pulse
de tous les côtés (et en hauteur : le funambule de Hogarth est féminisé
pour l’occasion) et s’accumule pour mieux se libérer, mais les effets
de cette décharge ne sont que partiellement recueillis du plan 2 au
plan 7 : non seulement de par la focalisation sur une seule action, mais
aussi parce que les personnages du plan 1 ne sont pas tous amenés à y
transiter, à commencer par le jongleur, dernier personnage à déserter le
plan 1. La foule des poursuivants est en effet soumise dès le plan 2 à un
processus de déperdition qui n’est évaluable précisément qu’à partir du
plan 4 (voir Annexe I ). Du plan 5 au plan 7, la déperdition s’est à la fois
amplifiée et stabilisée, tandis qu’au plan 8 la foule des poursuivants s’est
en partie reconstituée à l’occasion du finale. Le fil pictural, tramé tout
au long du film, transparaît à nouveau au plan 8 pour renouer avec celui
de la funambule…
Kalart-Victor/Arriflex : un couple performant
En 1969, Ken Jacobs analyse plan par plan et en cinéma le film de Bitzer,
à la faveur de son récent report sur pellicule-film 35mm. C’est qu’à l’instar de la majeure partie du cinéma américain antérieur à 1912 , ce film
ne subsistait plus que sous la forme d’un tirage sur papier-photo (paper
print) 19. La technique même utilisée par Jacobs pour se le réapproprier
témoigne de cette renaissance du film de Bitzer. En effet, contrairement à d’autres praticiens du found footage (métrage trouvé, c’est-à-dire
préexistant), Jacobs n’utilise pas seulement la tireuse optique (visionneuse équipée d’un système de refilmage) 20, mais aussi et surtout un
de ces projecteurs analytiques 16mm (analyser projector) 21 longtemps en
vogue (avant l’apparition du magnétoscope) dans le cadre pédagogique
de l’analyse séquentielle. Il permet en effet l’arrêt sur image (sans que
la pellicule ne s’enflamme), la variation de vitesse de défilement ainsi
que la réversion de bande, dispositions techniques qui nous reportent,
mutatis mutandis, à une époque antérieure au Cinématographe des frères
Lumière (qui ne permet que la réversion de bande), celle du Théâtre
optique d’Emile Reynaud 22. Le film de Bitzer est donc à nouveau
projeté (après ne plus l’avoir été durant des décennies), mais dans des
conditions dispositives qui rappellent celles du pré -cinéma, et refilmé
avec une caméra 16mm Arriflex. Ken Jacobs, à la caméra, donne des
instructions de projection à Flo, son épouse, ou à son ami Jordan
Meyers. Il y a donc couplage, hiérarchique, entre caméra et projecteur et
véritable performance, ce dont témoigne aussi la présence dans le film du
corps des opérateurs Jacobs, notamment par le biais d’ombres chinoises
réalisées devant l’écran de projection (voir XI /P5.A.c). Le choix d’un tel
dispositif permet à Ken Jacobs de se donner à voir le film de Bitzer dans
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23
23
19 Jusqu’à cette date, il n’était pas possible de
faire une demande de copyright en déposant
directement le film. Voir Tom Gunning, D.W.
Griffith and the Origins of American Narrative
Film, University of Illinois Press, UrbanaChicago, 1991, p. 1- 2.
20 Contrairement à ce qu’avance Charles
Musser, The Emergence of Cinema : the
American Screen to 1907, History of the
American Cinema, t. 1, Charles Scribner’s
Sons, New York, 1990, p. 383. Il n’y a guère
que pour le filage (filmage de pellicule dont les
perforations ne s’engrènent plus dans le tambour denté) que la tireuse optique est manifestement utilisée (voir Annexe II, IV/P8 -P1 ; toute
référence ultérieure débutant par un chiffre
romain renverra à cette annexe).
21 Un Kalart-Victor précisément. Jacobs
est donc parti d’un tirage 16 mm de la copie
35 mm, nouveau report… Sur le dispositif de
filmage, voir Ken Jacobs, « Battre mon Tom
Tom », op. cit., p. 10 - 11, ainsi que l’interview
de Jacobs réalisée en 1974 et parue dans
Film Culture, no 67- 68 - 69, 1979, p. 73. Une
des rares mentions de ce dispositif dans un
ouvrage critique se trouve dans New Forms in
Film, éd. Annette Michelson, Montreux, 1974,
p. 73 (catalogue de la première rétrospective
européenne consacrée au cinéma d’avantgarde américain ; sur la constitution de ce corpus, voir Dominique Noguez, Eloge du cinéma
expérimental, Centre Georges Pompidou, Paris,
1979, p. 65 sqq.).
22 Breveté en 1888 et présenté publiquement
en 1892, le Théâtre optique est un dispositif
pré-cinématographique à support non temporalisé, pour reprendre un trait définitoire qui
suffit à le distinguer du cinéma institutionnel
(voir Roger Odin, Cinéma et production de sens,
Armand Colin, Paris, 1990, chap. 2).
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24
Dossier : le hors-champ
23 Pour reprendre la terminologie filmologique.
Voir Etienne Souriau, « La structure de l’univers
filmique et le vocabulaire de la filmologie »,
Revue Internationale de Filmologie, no 7- 8,
s.d., p. 231- 240, ainsi que la préface du même
auteur au collectif publié sous sa direction,
L’univers filmique, Flammarion, Paris, 1953.
10
24 Voir P. Adams Sitney, « Structural film », in
Film Culture, no 47, été 1969, p. 1- 10.
25 Voir Gene Youngblood, Expanded Cinema,
E.P. Dutton & Co., New York, 1970.
26 Selon D. Noguez, Une renaissance du
cinéma. Le cinéma underground américain,
Klincksieck, Paris, 1985, p. 290. P. Adams
Sitney fait état quant à lui de trois versions
(Le cinéma visionnaire, op. cit., p. 327). Selon
Noguez, les modifications ne concernent que
ce qu’il appelle la « coda », c’est-à-dire la dernière partie du film, précédée de la seconde
citation intégrale du film de Bitzer. En fait,
comme Jacobs le relate lui-même, le filage
de près de 14' a été rajouté en 1971 (cf. Ken
Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op. cit., p. 13 ).
Notons que l’édition vidéo de 2000, faite sous
la supervision de Jacobs, introduit de nouvelles
modifications : au début du film, un bruit de projecteur sur fond noir, disparaissant progressivement sur le premier plan du film de Bitzer ;
bruit de projecteur à nouveau sur la coda. Ces
modifications ont bien sûr pour but de restituer
en partie les conditions d’une véritable projection. La fin de celle-ci était d’ailleurs censer
se dérouler selon un rituel bien précis : laisser claquer l’amorce de fin sur la bobine durant
20'', avec lumière du projecteur ; puis, éteindre
celle-ci et laisser tourner le projecteur durant
20'' ; enfin, rétablir le lumière dans la salle
et laisser tourner encore le projecteur durant
20'' (voir Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom »,
op. cit., p. 20).
27 Première traduction française, par Cécile
Wajsbrot, in Trafic, no 21, printemps 1997,
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24
sa réalité institutionnelle, écranique, mais aussi de faire saillir la pluralité
des niveaux de réalité 23 de l’objet-cinéma expérimental, notamment
et notablement deux niveaux de réalité constamment refoulés par le
cinéma institutionnel. Le niveau de réalité filmophanique est mis à jour
par l’exhibition du dispositif de projection, de refilmage dans le cas qui
nous occupe, Jacobs prenant à plusieurs reprises du champ par rapport
à l’écran de projection et produisant ainsi ce que nous appellerons un
effet- écran : l’écran n’est plus filmé plein cadre et se réduit à un cadre
dans le cadre (surcadrage), qui peut aussi être l’objet d’une déformation perspective (décadrage, fig. 10 ). Le niveau de réalité filmographique
procède quant à lui de l’exhibition de la matérialité pelliculaire : ainsi
peut-on voir dans le film de Jacobs l’interimage qui, sur la pellicule,
sépare deux photogrammes (et, d’un point de vue perceptif, permet à la
persistance rétinienne de s’exercer : instant de non-vision nécessaire à la
mémorisation de deux images successives), ainsi que les perforations de
fin de bobine Kodak et, surtout, le grain de la pellicule.
Réalisé (1969 - 71) à un moment-charnière de l’histoire du cinéma expérimental, caractérisé selon Sitney 24 par le passage, sous influence du
minimalisme, du film formel (formal film) au film structurel (structural
film), le film de Jacobs, dans lequel on a parfois voulu voir un parangon
de film structurel, échappe en partie à cette partition de par la nature
de son dispositif qui le fait relever davantage du cinéma élargi (expanded
cinema) qui allait se développer par après et dont Jacobs lui-même allait
devenir un des principaux représentants. Cinéma élargi que le film de
Jacobs, aussi bien dans l’acception dispositive de l’expression que dans
son acception anthropo-psychologique, telle que théorisée en 1970 par
Gene Youngblood25. Selon ce dernier, le cinéma doit permettre l’élargissement de la conscience, le cinéma étant envisagé dans le cadre d’un
processus historique qui verra l’homme manifester sa conscience à l’extérieur de son esprit. Nous reviendrons plus loin sur cet aspect du film
lorsque nous ferons allusion aux thèses sur le cinéma du psychologue
Hugo Münsterberg.
Préhistoire/histoire/métahistoire
Jacobs donne une première version de son film en 1969, une deuxième
en 197126. Cette dernière date correspond aussi à l’écriture par Hollis
Frampton, autre cinéaste expérimental américain, d’un texte majeur sur
les rapports entre cinéma expérimental et histoire du cinéma, « Pour
une métahistoire du film. Notes et hypothèses à partir d’un lieu commun »27. Frampton y définit les tâches de ce qu’il appelle le « métahistorien du cinéma » : ce dernier doit « inventer une tradition, c’est-à-dire un
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Etudes
ensemble maniable et cohérent de monuments discrets qui implantent
dans le corps grandissant de son art une unité résonante. De telles
œuvres peuvent ne pas exister, il est alors de son devoir de les faire. Ou
elles peuvent exister quelque part en dehors de l’enceinte intentionnelle de
cet art (par exemple, dans la préhistoire de l’art du cinéma, avant 1943). Il
faut alors qu’il les refasse »28. Le geste jacobsien ressortit à cette invention
de tradition, à sa deuxième modalité plus précisément. Si l’on s’attache
à cette dernière, la tâche du métahistorien consiste à refaire l’histoire
du cinéma à même le cinéma, à s’y implanter pour y faire résonner des
préoccupations qui lui sont propres et ainsi s’y originer après coup. Il ne
s’agit pas là d’une vulgaire quête de légitimité par réécriture téléologique
de l’histoire, qui aboutirait à naturaliser le cinéma expérimental comme
étant le destin qu’aurait dû avoir le cinéma. Il s’agit simplement de montrer que celui-là est bien un des destins possibles de celui-ci. Point de
finalisme à rebours chez le métahistorien framptonien dont la position
s’apparente à celle de l’historien matérialiste chez Walter Benjamin :
« brosser à contresens le poil trop luisant de l’histoire »29.
Les thèses « Sur le concept d’histoire », dernier texte de Benjamin avant
son suicide, ont été écrites au printemps 1940, lorsqu’il était « minuit
dans le siècle » (Victor Serge), quelques années avant que le cinéma n’accède quant à lui à l’histoire. 1943 est en effet pour Frampton une datebutoir, celle de la fin de la préhistoire du cinéma (envisagé comme art).
C’est notamment Maya Deren (son premier film, Meshes of the Afternoon,
date de 1943) qui est censée avoir fait franchir ce seuil au cinéma, non
seulement par sa pratique (expérimentale) du cinéma, mais aussi (et
peut- être surtout) pour la mise en place d’un réseau de diffusion pour
ses films, ainsi que pour sa manière de les accompagner sur le mode
critique afin d’en orienter la réception30. Prendre à rebrousse-poil l’histoire du cinéma, c’est rebrousser chemin à travers un paysage de ruines,
celui des virtualités laissées derrière elle par cette histoire des vainqueurs
tant conspuée par Benjamin ; c’est actualiser certaines de ces virtualités
pour montrer que rien n’était joué à l’origine, que le cinéma aurait parfaitement pu ne pas s’engager sur la pente du « cinéma NRI » (NarratifReprésentatif-Industriel) 31 , ce cinéma qui l’a effectivement emporté sur
le champ de l’histoire, à coup de conventionnalisations successives et
de naturalisations intempestives. Ce cinéma des vainqueurs, c’est plus
précisément, pour les tenants du nouveau cinéma américain, le cinéma
classique tel qu’il s’est mis en place dès 1913 avec la généralisation du
long métrage de fiction, qu’il s’est stabilisé dans la pratique des genres
après la Première Guerre et dans le travail du son comme colle à image
des années 30 aux années 50, et qu’il se serait finalement maintenu dans
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25
25
p. 130 - 138 (on en trouve une nouvelle traduction dans Hollis Frampton, L’écliptique du
savoir. Film. Photographie. Vidéo, éd. Annette
Michelson et Jean-Michel Bouhours, Centre
Georges Pompidou, Paris, 1999).
28 Id., p. 135 - 136 (c’est Frampton qui souligne).
29 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (Thèse VII), in W. Benjamin, Ecrits français, Gallimard (Bibliothèque des idées), Paris,
1991, p. 343 (la traduction est de Benjamin
lui-même).
30 Sur tous ces points, voir Alain-Alcide Sudre,
Dialogues théoriques avec Maya Deren. Du
cinéma expérimental au cinéma ethnographique, L’Harmattan, Paris, 1996.
31 Voir Claudine Eizykman, La jouissancecinéma, UGE (10/18, no 1016), Paris, 1976.
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Dossier : le hors-champ
32 Sur la radicalisation du nouveau cinéma
américain après l’abandon du modèle (esthétique et stratégique) de la Nouvelle Vague
française, voir D. Noguez, Une renaissance du
cinéma, op. cit., chap. 3.
33 Voir Noël Burch, La lucarne de l’infini, op. cit.
34 D. Noguez, Une renaissance du cinéma,
op. cit., p. 291 .
35 P. Adams Sitney, Le cinéma visionnaire,
op. cit., p. 327.
36 Peter Gidal, Materialist Film, Routledge,
Londres-New York, 1989, p. 95 (nous traduisons).
37 Louis Althusser, « Du Capital à la philosophie
de Marx », in Louis Althusser, Etienne Balibar,
Roger Establet, Pierre Macherey, Jacques
Rancière, Lire le Capital, t. 1, François Maspero
(Théorie), Paris, 1965, p. 31 .
38 Pour reprendre une formule qu’Eric Alliez
utilise pour définir le rapport de Deleuze à Kant
(Deleuze philosophie virtuelle, Synthélabo (Les
Empêcheurs de penser en rond), Paris, 1996,
p. 36).
39 Christian Metz, Le signifiant imaginaire, UGE
(10/18, no 1134), Paris, 1977, p. 171 .
40 Jacobs, cité par P. Adams Sitney, Le cinéma
visionnaire, op. cit., p. 327.
41 Michaël Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur
le concept d’histoire », PUF (Pratiques théoriques), Paris, 2001, p. 104.
42 Id., p. 3.
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26
les cinémas de la modernité européenne 32. Jacobs remonte quant à lui
encore plus loin dans le temps puisqu’il jette son dévolu sur un film
antérieur à 1908, donc aux premières grandes normalisations que sont,
sur le plan esthétique, la propagation internationale du « MRI » (Mode
de Représentation Institutionnel) 33, et, sur le plan industriel, la création
aux USA du premier trust, le MPPC (Motion Picture Patents Company),
sous la houlette d’Edison, celui dont on dit parfois qu’il aurait pu inventer le cinéma s’il l’avait voulu…
Le film de Bitzer relève déjà d’un genre narratif (linéarisation du signifié) et raccordant (linéarisation du signifiant). Cependant, comme nous
avons essayé de le montrer plus haut, rien ne semble définitivement joué
dans ce film, comme suspendu entre plusieurs âges du cinéma. Filant
cette métaphore anthropocentrique, des critiques ont pu voir chez
Bitzer une « naïveté perdue »34 et chez Jacobs la volonté de « retrouver
l’innocence dans l’enfance même du médium »35 et de provoquer ainsi
un « rajeunissement de la vision »36. Il s’est agi pour Jacobs, de même
que Bitzer était repassé par la peinture, de repasser par le cinéma des premiers temps pour en actualiser des virtualités restées lettre morte pour
le cinéma NRI et dont il s’essaye en cinéma à retrouver le chiffre. La
relecture jacobsienne du cinéma des premiers temps peut être qualifiée
de « symptômale », dans l’acception althussérienne du terme 37, dans la
mesure où l’on peut considérer qu’elle cherche, sinon à démontrer, tout
du moins à montrer que le film de Bitzer répond à des questions qu’il ne
s’est pas posées, qu’il est censé ne pas avoir pu se poser, étant situé « en
dehors de l’enceinte intentionnelle » de l’art cinématographique. En confrontant le film de Bitzer à « l’hétérogenèse de son impensé » 38, Jacobs
pense cet impensé non pas en termes de manque, mais en termes d’inachèvement ontologique à valeur heuristique en ce sens qu’il n’engage
rien moins qu’« une [autre] histoire du cinéma » (Peter Kubelka), celle du
cinéma expérimental, ou plutôt des pratiques expérimentales de cinéma,
qui n’ont pas vocation à faire genre, fût-ce pour s’inscrire en faux contre
ce « sur-genre »39 qu’est le cinéma narratif classique. Si Jacobs repasse
par le film de Bitzer, ce n’est pas pour le repasser, l’étaler sur le lit de
Procuste du NRI, mais pour en « vérifier l’infinie richesse » 40. Il effectue
ce « saut du tigre dans le passé » dont parle Benjamin dans sa Thèse XIV
et qui consiste à « s’appropri[er] un moment explosif du passé, chargé
de temps actuel »41 pour en accomplir la rédemption dans l’avenir. La
philosophie de l’histoire de Benjamin, influencée à la fois par le romantisme allemand, le messianisme juif et le marxisme, « utilise la nostalgie
du passé comme méthode révolutionnaire de critique du présent » 42.
C’est toute l’histoire du cinéma que Jacobs force à repasser par le cinéma
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Etudes
27
des premiers temps, une des procédures de réappropriation qu’il met
en œuvre consistant à NRIser le film de Bitzer, à le normaliser. Cette
procédure, il l’utilise surtout au début de son film, on le verra, mimant
par là ce qu’on a pu faire subir à certains films primitifs, tels que The
Life of an American Fireman (E.S. Porter, USA, 1902 ), remonté en montage alterné, alors qu’il « se contentait » de répéter une même action (le
sauvetage d’une mère et de son enfant par un pompier) sous deux points
de vue différents, en un chevauchement temporel longtemps considéré
comme de mauvais aloi.
Une esthétique de la vérification
La démarche de Jacobs s’apparente selon ses propres dires à celle du
peintre 43. On peut dire qu’il travaille sur le film de Bitzer comme le
peintre sur le motif, s’essayant à en restituer par touches successives
toute la complexité. Avec pour pinceau sa caméra, il s’approche de
l’écran où le film de Bitzer est projeté, tantôt en se déplaçant, caméra
portée, dans l’espace du dispositif, tantôt en zoomant, un zoom
haptique plus qu’optique, qui peut aller jusqu’à la « dissolution dans le
microscopique (Les grains ! Les grains !) »44. Cette caméra-pinceau peut
faire penser à la caméra-stylo d’Astruc, qui devait permettre à la pensée de « s’écrire directement sur la pellicule »45, pensée visuelle en acte,
avec comme différence essentielle que si celle-ci « pompe directement à
même l’univers »46, celle-là s’affronte à une réalité déjà médiatisée par
toute une série de transferts successifs : de la réalité du tournage au film
de 1905, de celui-ci au paper print, de celui-ci à une copie 35, de celle-ci
à une copie 16 , objet à son tour de ce que Mekas a appelé « traduction
filmique » (film translation) 47.
Selon Bart Testa, auteur d’un excellent ouvrage d’ensemble sur les rapports entre cinéma des premiers temps et pratiques expérimentales de
cinéma, Jacobs procède toujours en trois étapes dans son exploration du
film de Bitzer : « une clarification du plan-tableau d’origine, l’isolation
de détails et la décomposition de l’illusion [référentielle] jusqu’à son
infrastructure matérielle »48. Il nous faut préciser que ces différentes
étapes ne se situent pas au même niveau. La clarification est une opération dont le but est, comme son nom l’indique, de clarifier le film
de Bitzer. Une telle visée ressortit à une idéologie qui taxe ce dernier
d’obsolescence et le considère par conséquent comme justiciable d’une
procédure réadaptative. Cette idéologie, on l’a déjà dit, n’est pas celle de
Jacobs qui ne fait que la mimer, en début de film surtout, dans son analyse du plan 149, mais parfois aussi en début d’analyse des plans suivants,
pour toujours rapidement l’abandonner au seul profit de la visée qui lui
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27
43 Voir Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom »,
op. cit., p. 11 .
44 Id., p. 10.
45 Alexandre Astruc, « Naissance d’une nouvelle avant-garde, la caméra-stylo » [1948], in
Trafic, no 3, été 1992, p. 149.
46 A. Astruc, « L’avenir du cinéma » [1948], ibid.,
p. 157.
47 Jonas Mekas, Ciné-Journal. Un nouveau
cinéma américain (1959 -1971), trad. Dominique
Noguez, Paris Expérimental, Paris, 1992,
p. 311 .
48 Bart Testa, Back and Forth. Early Cinema
and the Avant-Garde, Art Gallery of Ontario,
Ontario, 1992, p. 12 (nous traduisons).
49 Burch parle à ce propos de simulation du
« processus auquel l’œil conditionné par l’Institution moderne voudrait voir soumettre le film »
(La lucarne de l’infini, op. cit., p. 147).
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28
Dossier : le hors-champ
50 Nous manquons malheureusement d’informations à ce propos.
51 Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op. cit.,
p. 5.
est propre, celle qui consiste à explorer le film pour en « vérifier l’infinie
richesse ». Isolation et décomposition sont quant à elles des moyens, et
en tant que tels mis au service de l’une ou l’autre de ces visées. Il faut
nous attarder, ce que Testa n’a guère le temps de faire, sur les modalités
techniques de l’isolation et de la décomposition, autrement dit sur les
différentes procédures de réappropriation mises en œuvre par Jacobs.
L’isolation est celle de détails prélevés à l’intérieur des différents planstableaux. Son envers est la prise de distance vis-à-vis de ces détails, par
le biais de plans plus éloignés, jusqu’au retour à la grosseur du plan d’origine, voire jusqu’à la production d’un effet- écran déjà mentionné (voir
II /P1.A.b, VII /P3.A.d, VIII /P4.A.c, XI /P5.A.a, XI /P5.A.c, XVI /P8.A.a).
Le prélèvement de détails peut se faire par coupe ou en continuité, et,
dans ce second cas, par travelling ou par zoom (travelling optique).
Par travelling, nous entendons un mouvement d’avancée de la caméra
(portée par Jacobs) en direction de l’écran de projection. Pour ce qui
est de la coupe, nous aimons à penser 50 qu’elle est faite dans la caméra,
c’est-à-dire non pas au montage, mais au tournage, par interruption
momentanée de la prise de vues, celle-ci pouvant parfaitement s’accompagner, sur instruction, d’un déclenchement (arrêt provisoire) de
l’appareil de projection. Il ne faut pas confondre ce déclenchement avec
l’interruption de la projection, celle-ci étant, on l’a vu, de l’ordre de la
performance. La durée de projection, entendue dans ce sens, est égale
au temps qu’il a fallu à Jacobs pour mener à bien son entreprise (nous
mettons entre parenthèses le fait que le film a été retouché deux ans plus
tard), « expérience sensorielle »51 dont le film serait le compte-rendu,
avec cette particularité que ce dernier est coalescent à l’expérience, qu’il a
été établi simultanément au déroulement de celle-ci. Le film rend ainsi
compte de l’expérience vécue d’un spectateur-performer, modulée temporellement en fonction des rythmes d’appréhension qui lui sont propres.
Il objective, pour nous qui en sommes les spectateurs, la manière dont
le spectateur Jacobs a vu un autre film (celui de Bitzer), ou plutôt la
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manière dont il se l’est donné à voir. Une telle objectivation ne tombe
pas sous le coup de l’aporie bien mise en évidence par Noël Carroll52
dans la théorie de Münsterberg 53. Ce dernier avance en effet qu’un
film objective la manière même dont il est vu, de par les équivalents
plastiques qu’il propose aux différentes opérations mentales mises en
jeu par le spectateur pour l’appréhender. Par exemple, le gros plan serait
l’équivalent plastique de l’attention, et le flash-back celui de la mémoire.
L’objectivation münsterbergienne condamne en fait le spectateur à la
passivité, le film travaillant à la place du spectateur, faisant à sa place ce
qu’il n’a plus à faire. Rien de tel en ce qui nous concerne puisque si le
film de Bitzer a déjà été vu par Jacobs, celui de Jacobs reste à voir. C’est
à nous spectateurs de le gagner au champ du visible, ce qui n’est pas une
mince affaire, on le voit !
Mais revenons aux techniques de l’isolation. Chez Jacobs, tout mouvement (optique ou physique) en direction de l’écran se fait au risque de
l’absorption, non pas diégétique (dans l’histoire racontée, dont la mesure
a en fait déjà pu être prise en I /P1-P8 ), mais filmographique (dans la
matérialité argentique de l’image). Ce risque nous semble être pris en
toute connaissance de cause (et toute jouissance). Tout mouvement se
fait en effet au risque d’un déplacement de visée : la clarification peut
rapidement céder la place, dans le direct de l’expérience, à une vérification, par nature indéterminée dans son objet (l’infinie richesse dont il
est question est un postulat) et sur laquelle toute réponse mise à jour (au
sens althussérien de l’opération, voir supra) ne peut que rétroagir. Ainsi,
la clarification (en II /P1.A.a) des circonstances du vol du cochon (Tom
profite du fait que le jongleur accapare toute l’attention, et il commet
son larcin lorsque celui-ci laisse tomber ses balles), vire-t-elle parfois à
l’abstraction pure (gros plan sur le costume étincelant de blancheur du
jongleur) et elle cède ensuite la place (en II /P1.A.b) à l’attention portée
à des personnages qui gravitent autour du trio jongleur-Tom-Pantalons
Rayés mais qui ne sont pas partie prenante dans la péripétie sélectionnée par Bitzer, tels que la funambule callipyge, au costume « comme
vaporisé sur ses formes naturelles : seins, fesses, ventre »54. Celle-ci ne
tarde pas à être comme absorbée par le fond entre deux bâtiments, où
sa croupe se fond ton sur ton à la faveur de la perte de contraste d’une
copie ô combien contretypée, en une sorte d’explosion atomique 55
(fig. 11). Son déplacement sur le fil se fait aussi sur le fond (à droite) d’une
enseigne représentant un cheval de Troie56, qu’elle semble prendre dans
son cerceau, prodrome d’un accouplement monstrueux consommé en
V/P1.B.b, à la faveur cette fois-ci du rabattement des plans de profondeur, la figure étant mise au même plan que le fond (fig. 12 ). Relevons
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52 Voir Noël Carroll, « Film/Mind Analogies : the
Case of Hugo Munsterberg », in The Journal of
Aesthetics and Art Criticism, vol. 46, no 4, été
1988, p. 489 - 499.
53 Voir Hugo Münsterberg, The Photoplay. A
Psychological Study, D. Appleton and Company,
New York-Londres, 1916 (réédition : Dover
Press, New York, 1970).
54 Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op. cit.,
p. 19.
55 Cf. la première phrase d’une présentation
par Jacobs de son film : « J’ai été influencé
par les bombes atomiques » (in Ken Jacobs,
Deutsche Kinemathek, Berlin, 1986).
56 Cette enseigne annonce chez Hogarth une
adaptation théâtrale de l’Iliade, qui n’est en
fait plus représentée depuis 1726, le tableau
datant, rappelons-le, de 1733.
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Dossier : le hors-champ
que dans le plan 1 du film de Bitzer la funambule disparaît (hors-vue en
2'52'', puis hors-champ gauche) bien avant que le vol n’ait lieu (en 3'43'').
Autrement dit, entre II /P1.A.a et II /P1.A.b, il y a flash-back par rapport
à la temporalité diégétique du film de Bitzer. Le changement de visée
dans l’exploration du film a donc des incidences aussi bien temporelles
que spatiales : le fait d’en avoir terminé rapidement avec les circonstances du vol amène Jacobs à revenir sur une figure évacuée par le récit
bitzérien et à la sélectionner à son tour, non pas pour ses implications
diégétiques, mais pour sa richesse plastique. On peut voir dans le cheval
de Troie qui se trouve associé à cette figure une de ces unités résonantes
chères à Frampton : implantée dans l’organisme bitzérien, elle a tôt fait
d’en libérer les énergies explosives…
57 Voir Umberto Eco, La structure absente. Introduction à la recherche sémiotique, Mercure de
France, Paris, 1972 [1ère éd. italienne : 1968].
Si l’isolation ressortit essentiellement à l’iconique, la décomposition
explore quant à elle le domaine de la kinè, avec une prédilection
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L’intérêt porté à la figure humaine tout au long du film se fait souvent
aux dépens de son intégrité physique et, partant, des compétences (narratives) qui lui sont attachées. Le corps humain peut être simplement
démembré, comme c’est par exemple le cas en V/P1.B.f, où le bras d’un
joueur en train de se quereller avec son partenaire se désolidarise progressivement de son tronc au gré aussi bien de l’absence de contraste déjà
évoquée que de l’arrêt sur image qui redouble l’isolation par la duplication n fois d’un même photogramme et lui donne une consistance
temporelle décontextualisante (organe célibataire dénué de fonction).
Il peut aussi être remembré, comme en XI /P5.A.c (fig. 13 ) où le geste
a priori innocent d’un homme soutenant une femme par le bras pour
l’aider à monter une échelle, mixe génétiquement cette dernière au corps
de l’homme (organisme inédit qui n’est rattachable qu’à un règne encore
à venir). Pour le dire dans les termes de l’analyse de la triple articulation
chez Umberto Eco57, cette reconfiguration de l’humain fait régresser,
sur le plan sémantique, signes et sèmes iconiques (unités de signification
de première et de seconde articulation) au stade pré-articulatoire de la
figure iconique (dénuée de signification). L’isolation peut à l’inverse
porter sur des objets, les plus communs qui soient, tels qu’une cruche et
un pot-à-lait (en XV/P7.A.b), que Jacobs ne soustrait pas à leur fonction
narrative en les désarticulant, puisqu’en l’occurrence ils n’en ont point
et que Jacobs semble simplement s’émerveiller, en attirant notre attention sur eux, qu’ils puissent ne pas subir les conséquences de l’action en
cours : à leur entrée dans la pièce, les poursuivants chutent en masse tout
près de la cruche, tandis que le pot-à-lait se trouve sur une table placée
dans la trajectoire de sortie des personnages par la fenêtre.
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Etudes
marquée pour tous les mouvements se situant en deçà ou au-delà du
signe kinésique (unité signifiante de mouvement, de troisième articulation dans la typologie d’Eco). Signes kinésiques : mouvements des
poursuivants finalisés par l’enjeu de la poursuite. Au-delà : phénomènes d’entassement des corps, faisant momentanément bloc à chaque
obstacle (dans l’ordre : porte, cheminée, échelle, palissade, fenêtre) ou
piège ; mouvements relevés de leur astreinte narrative tel que le geste
galant mentionné plus haut, ou, dans le même segment ( XI /P5.A.b,
fig. 14 ), l’index d’un poursuivant, non plus tendu vers la cible (Tom
qu’on croit caché dans le grenier à foin), mais vers des rayures du paper
print d’origine qui pour le coup semblent intégrées à l’univers filmique.
En deçà (figures kinésiques, unités de mouvement dénuées de signification) : mouvements arrêtés sur image et saisis en début de variation
sur un plan, avant qu’ils ne soient engagés dans une logique narrative.
Modalités de cette décomposition du mouvement : le zoom, mais envisagé dans sa dynamique et non plus dans son résultat, un zoom sur une
image en mouvement ou gelée au préalable (de façon à évacuer le mouvement d’origine), un zoom le plus souvent (dès II /P1.A.a) retravaillé
stroboscopiquement par l’insertion d’un ou plusieurs photogrammes au
noir, non pas au montage, aimons-nous à penser à nouveau (cf. supra),
mais à la projection, la vitesse de rotation de l’obturateur pouvant aussi
être modifiée 58 ; la réversion de bande, comme archéologie d’un mouvement auquel il devient alors possible de prêter un autre destin (voir
VIII /P4.A.c et XV/P7.A.c) ; l’arrêt sur image, comme ponctuation d’une
décomposition, soit stase sur un instant non quelconque, prégnant
(comme en VII /P3.A.d où le premier poursuivant à faire irruption dans
la pièce semble faire vêtement de tout lambeau de la toile peinte figurant
la porte), soit sortie intermittente de l’abstraction (comme en IV/P8 -P1
où chaque plan a droit à plusieurs arrêts sur image) ; le mauvais calage de
la pellicule dans le couloir de projection, de façon à faire apparaître partiellement deux photogrammes et, par conséquent, leur interimage (voir
VII /P3.A.c ; XIV/P6.A.c), les deux photogrammes en querelle de préséance à l’image pouvant même se situer à l’articulation de deux plans
différents (voir XIV/P6.A.b, fig. 15 ). On pourrait aller jusqu’à dire que le
Kalart-Victor, dont Jacobs se voulait un simple « accessoire »59, lui est ce
pentacle occultiste évoqué par Frampton en 1972 et qui devait permettre
à ce dernier de conjurer aussi bien la narration que le cadre et l’illusion
photographique, autant de « structures stables d’énergie qui limitent les
formes engendrées, dans l’espace et le temps, par tout le celluloïd qui
soit jamais passé en cascade dans la fenêtre du projecteur » 60.
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58 Cf. Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom »,
op. cit., p. 14.
59 Ibid. (voir l’exergue).
60 Hollis Frampton, « Pentacle pour conjurer la
narration », L’écliptique du savoir. Film. Photographie. Vidéo, op. cit., p. 30.
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Dossier : le hors-champ
61 Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, Albatros (Ça/Cinéma),
Paris, 1980, p. 165 et 15.
62 Interview de Jacobs in Film Culture, op. cit.,
p. 80 - 81 (nous traduisons).
63 Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, op. cit., p. 21 .
64 Id., p. 166.
65 Id., p. 26.
66 Interview in Film Culture, op. cit., p. 76.
67 Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, op. cit., p. 24.
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Relecture de l’histoire du cinéma en cinéma, où le cinéma est en position
de métalangage par rapport à lui-même, l’entreprise jacobsienne nous
fait penser à un autre projet, esquissé en ces termes par son auteur en
1978 : « Avant de produire une histoire du cinéma, il faudrait produire
la vision des films, et produire la vision des films ne consiste pas […]
simplement à les voir et puis ensuite à en parler ; ça consiste peut- être
à savoir voir. Il faudrait peut- être montrer… l’histoire de la vision que
le cinéma qui montre les choses a développée, et l’histoire de l’aveuglement qu’il a engendrée ». Ce passage est extrait d’un scénario, celui
d’« une éventuelle série de films intitulé : introduction à une véritable
histoire du cinéma, et de la télévision, véritable en ce sens qu’elle serait
faite d’images et de sons et non de textes, même illustrés ». On aura
reconnu l’auteur de ces lignes, le Godard d’Introduction à une véritable
histoire du cinéma 61 , livre issu d’une série de conférences données au
Conservatoire d’Art Cinématographique de Montréal en automne et
hiver 1978. Dans l’esprit de Godard, ces conférences étaient coproduites
entre Sonimage, sa maison de production, et le Conservatoire, et ne
constituaient que le scénario d’un film encore à venir et qui n’adviendra
qu’une dizaine d’années plus tard avec les Histoire(s) du cinéma (1988 1997). Même rapport au discours sur le cinéma, considéré comme faisant
partie intégrante de l’œuvre cinématographique, chez Godard et Jacobs,
celui-ci considérant ses propres conférences comme des « œuvres d’art à
part entière »62. Même rapport archéologique à l’histoire du cinéma : tous
deux interrogent les conditions de possibilité du cinéma tel qu’il existe
hic et nunc, cinéma fait pour Godard de l’accumulation de « couches
géologiques », de « glissements de terrain culturels »63. Même volonté de
faire devant le spectateur des « expériences de vision »64, d’aller y voir
pour forcer le spectateur à se poser « des questions auxquelles il n’y a
pas à répondre »65, les réponses ayant toujours-déjà été là. L’expérience
jacobsienne se conclut quant à elle par un faux retour du même (la coda
mise entre parenthèses), la reprise du film de Bitzer qu’on ne saurait plus
voir avec les mêmes yeux qu’au début. Jacobs repose sa caméra-pinceau
comme le narrateur roussellien de La Vue (1904 ) son porte-plume à vue
enchâssée dans une boule de verre. Entre les deux occurrences du film,
comme entre un reflet momentané qui s’allume et un éclat qui décroît
(voir le premier vers et le début de la dernière strophe de La Vue), un
monde s’est levé, dont la mesure n’a été prise qu’en apparence (Pour
Jacobs, Tom, Tom est « un film dans lequel s’égarer » 66.) Une différence
de taille tout de même entre Godard et Jacobs : si celui-ci fait repasser
toute l’histoire du cinéma par le cinéma des premiers temps, celui-là
la fait repasser par « [s]es propres vingt ans de cinéma »67, l’histoire du
cinéma lui faisant office de « psychanalyse de [lui]-même, de [s]on
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Etudes
travail »68. Pour Jacobs, l’histoire du cinéma, ou plutôt l’historiographie
du cinéma en cinéma, fait office de « seul tribunal d’appel du passé »,
pour reprendre les mots de Max Horkheimer, qui parlait là en 1934 de
l’historiographie en général69.
Annexe I
Descriptif plan par plan du film de Bitzer (où P = plan)
P1 (1'03''- 3'57'') [extérieur place de foire] : après le vol (en 3'43'') du
cochon par A11 , sortie gauche-cadre, au second plan, de A1 et A2, masqués par la foule au premier plan (leur mouvement en direction de la
sortie s’effectue donc hors-vue), puis sortie gauche-cadre de B 2, achevée en fin de plan
P2 (3'58''- 4'26'') [extérieur maison] : entrée gauche-cadre de A1 et A2
en début de plan et disparition (hors-vue) par la porte ; entrée gauchecadre de B, s’agglutinant devant la porte pour l’abattre
P3 (4'27''- 5'24'') [intérieur maison] : disparition (hors vue) par la cheminée de A1 et A2 (montée en réversion de bande); entrée de B (en provenance du hors-vue) par éventrement de la toile peinte figurant la porte
P4 (5'25''-7'59'') [même extérieur qu’au plan 2] : surgissement (en provenance du hors-vue) par la cheminée de A1 et A2 en début de plan, et
sortie droite-cadre ; sortie par la cheminée de 17B, 4B passant par la
porte ; sortie droite-cadre des 21B, puis de trois observateurs (qui ne
participent pas à la poursuite), achevée en fin de plan
P5 (8'- 9'34'') [intérieur grange] : entrée (en provenance du hors-vue)
par une porte (filmée frontalement et située bord-cadre à gauche) de
A1 en début de plan (A2 a provisoirement disparu, passé à la trappe
d’une fiction à trous), et disparition (hors-vue) de A1 (il se cache dans
le foin) ; entrée de 8 B par la même porte (13 B ont eux aussi passé à la
trappe), et disparition (hors-champ partie supérieure du cadre) de ces
rescapés par une échelle (ils croient que A1 s’est caché dans le grenier
à foin) ; surgissement de A1 hors du foin et sortie par la porte ; réapparition (en provenance du hors-champ) des 8 B qui sautent directement
en bas (l’échelle a été entre-temps escamotée par A1) et sortie par la
porte, achevée en fin de plan
P6 (9'35''- 10'16'') [extérieur maison] : entrée gauche-cadre de A1 en
début de plan, puis disparition (hors-vue) par une porte ; entrée gauchecadre des 8 B
P7 (10'17''- 10'53'') [intérieur maison] : A1 s’appuie contre la porte
afin d’empêcher l’entrée de B ; irruption des 8 B par la porte ; disparition
(hors-vue), par une fenêtre de A1 et de 6 B, puis par la porte des 2B restants, achevée en fin de plan
1 Nous désignerons Tom et son acolyte respectivement par A1 et A2.
2 Nous considérerons les poursuivants comme
une masse indifférenciée et les désignerons
par B, en pointant seulement à l’occasion la
variation de leur nombre (ex. 4B = quatre poursuivants).
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68 Ibid.
69 Cité par M. Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, op. cit., p. 37.
P8 (10'54''- 12'18'') [extérieur ferme] : champ vide durant 50'' ; entrée
droite cadre de A1 et A2 (ce dernier mystérieusement réapparu pour le
finale !), A1 se cache dans un puits avec son larcin, tandis que A2 sort
par la gauche ; entrée droite cadre de B (reconstitué partiellement tout
aussi mystérieusement) et punition collective du délinquant en herbe
(qui vole un cochon…), le cochon restant dans le puits et A2 définitivement hors-champ, ou plutôt hors-cadre, la logique centrifuge du film
s’étant épuisée avec le dernier plan
Annexe II
Descriptif segment par segment du film de Jacobs, ou plutôt cartographie du voyage accompli par Jacobs à l’intérieur de l’organisme
bitzerien 3
I/P1 -P8 (1'03''- 12'18'') : première citation du film de Bitzer, y compris,
au début, un carton-générique (maison de production + titre du film)
II/P1 .A (12'19''- 22'07'') : première variation sur P1 . Sous-segments :
– P1 .A.a (12'19''- 16'51''), circonstances du vol du cochon (14'- 14'03'' :
reprise du titre du film, avec indication du copyright, 9.3.1905) ; à la fin,
variation sur le titre, noir
– P1 .A.b (16'52''- 20'32'') [fondu au blanc à l’ouverture] : funambule, personnages se trouvant à ses pieds et cheval de Troie + effet- écran
– P1 .A.c (20'33''- 22'07''), jongleur-clown-acrobate
III/P2 .A (22'08''- 23'42'') : première variation sur P2. Sous-segments :
– P2.A.a (22'08''- 23'07''), cheminée qui fait saillie jusqu’au sol (de
même apparence que la partie inférieure du bâtiment en pierre de taille),
et qui fait ensuite fond sur l’arrivée des poursuivants (dès 22'25'')
– P2.A.b (23'08''- 23'42''), perspective peinte bord cadre gauche, faisant ensuite fond sur l’arrivée des trois observateurs (dès 23'19'') ; à la
fin, porte du bâtiment
IV/P8 -P1 (23'43''- 37'43'') : filage, de P8 à P1 (variations de vitesse
de défilement, inférieure ou supérieure à la normale, arrêts ; jamais
de réversion de bande ; faisceau du projecteur visible derrière la pellicule); faisceau lumineux seul visible (37'29'') ; à la fin, variation sur le
titre du film, noir
3 Nous en profitons pour affiner le descriptif
donné par Noguez (cf. Une renaissance du
cinéma, op. cit., p. 291). Précisons que nous
laissons de côté les modifications introduites
par Jacobs pour la seule édition vidéo (cf. supra
note 26), même si notre minutage provient bien
de cette édition (il présente par conséquent
des différences avec celui de Noguez).
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Dossier : le hors-champ
V/P1 .B (37'44''- 47'52'') : seconde variation sur P1 . Sous-segments :
– P1 .B.a (37'44''- 38'44''), pickpocket
– P1 .B.b (38'45''- 39'35''), funambule et cheval de Troie
– P1 .B.c (39'36''- 41'06'') [sans cut], personnages situés aux pieds de
la funambule (joueur de flûte, père de A1 ; pickpocket, A1, etc.) ; à la
fin, noir
– P1 .B.d (41'07''- 41'54''), funambule ; à la fin, noir
– P1 .B.e (41'55''- 42'52''), reprise indifférenciée de personnages
– P1 .B.f (42'53''- 45'49''), deux personnages devant une table de jeu
(42'48''- 43' : A2, situé à leur gauche, est associé au cheval de Troie),
bagarre (bras en lévitation d’un des joueurs) ; à la fin, fondu au blanc, noir
– P1 .B.g (45'50''- 46’08''), vol du cochon, sortie poursuivants, jongleur
restant seul ; à la fin, blanc, noir
– P1 .B.h (46'09''- 47'52''), jongleur
VI/P2 .B (47'53''- 49'53'') : seconde variation sur P2, de l’entrée de A
jusqu’à l’arrêt sur image (qu’on trouve chez Bitzer ; ici en plan plus rapproché par zoom) sur l’homme s’apprêtant à abattre la porte (48'45''48'49'' : insert VII/P3.A.a, A1 en réversion de bande)
VII/P3.A (49'54''- 1 h 00'03'') : variation sur P3. Sous-segments :
– P3.A.a (49'54''- 50'53''), A2 et A1 descendant par la cheminée (rétablissement réalité du tournage)
– P3.A.b (50'54''- 51'51''), femme au carreau, A1 monté en contrechamp de son regard ; à la fin, noir
– P3.A.c (51'52''- 54'04''), A1 soumis à un processus répété de
réversion/non-réversion de bande sous les yeux de A2 ; à la fin, A1 et
A2 sortant par la cheminée, puis noir (52'01''- 52'05'' [en raccord zoom
avant] : insert VI/P2.B, démolition de la porte ; 52'55''- 53'14'' : recadrage de l’image à la projection)
– P3.A.d (54'05''- 1h 00'03''), B faisant irruption par la porte (+ instant de
réversion), grouillant à l’intérieur + effet- écran
VIII/P4 .A (1 h 00'04''- 1 h 07'40'') : première variation sur P4. Soussegments :
– P4.A.a (1h 00'04''- 1h 00'20''), A sautant par la cheminée, trois observateurs coupés par le bord cadre gauche
– P4.A.b (1h 00'21''- 1h 01'53''), les trois observateurs
– P4.A.c (1h 01'54''- 1h 07'40''), B rentrant par la cheminée (réversion de
bande), puis (dès 1h 04'20'') en descendant, puis y rentrant à nouveau
(dès 1h 05'41''), etc. ; à la fin, noir + effet- écran
IX4 (1 h 07'41''- 1 h 08'25'') : pas de projection cinématographique,
ombres colorées (lys orangé) sur un voilage, Flo Jacobs entre dans le
champ par la gauche (en 1h 07'54''), de dos
4 Contrairement à Noguez, nous considérons
les deux occurrences (cf. XII) d’ombres colorées comme des segments à part entière, et
non pas comme des inserts, réservant cette
notion aux inserts interpolés par Jacobs pour
mimer une alternance P2/P3, et P6/P7 (inserts
diégétiques déplacés au sens metzien), ainsi
qu’aux inserts proleptiques de P8 en P7.
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X/P4 .B (1 h 08'26''- 1 h 09'13'') : seconde variation sur P4. Sortie de 4B
par la porte, puis droite cadre ; sortie droite cadre des observateurs ; à
la fin, noir
XI/P5 .A (1 h 09'14''- 1 h 27'57'') [fondu au blanc à l’ouverture] : première
variation sur P5. Sous-segments :
– P5.A.a (1h 09'14''- 1h 09'59'') : A1 entre puis se cache + effet- écran
– P5.A.b (1h10'00''- 1h12'01'') : B entre puis monte l’échelle ; A1 au pied
de l’échelle ; à la fin, noir
– P5.A.c (1h12'02''- 1h27'57'') : B monte l’échelle, abstraction
(1h25'01''- 1h26'17'' : effet- écran et ombres chinoises réalisées devant
l’écran ; à la fin, fondu au blanc, noir)
XII (1 h 27'58''- 1 h 29'18'') : seconde occurrence ombres colorées (pas
de projection cinématographique)
XIII/P5 .B (1 h 29'19''- 1 h 29'34'') : seconde variation sur P5 ; B saute
puis sort
XIV/P6.A (1 h 29'35''- 1 h 33'14'') : variation sur P6. Sous-segments :
– P6.A.a (1h29'35''- 1h30'00''), B passe la barrière
– P6.A.b (1h30'01''- 1h30'20''), A1 passe la barrière (1h30'05''1h30'12'' : recadrage de l'image à la projection, du dernier photogramme de P5 au premier de P6, champ vide avant l’entrée de A1), entre
dans la maison ; à la fin, noir
– P6.A.c (1h30'21''- 1h33'14''), B à la porte (1h30'27'' : insert P7, mur ;
1h30'36''- 1h30'39'' : image décadrée à la projection), puis à nouveau
à la barrière (1h30'54''- 1h31'23''), à la porte (1h31'41''- 1h31'46'' : insert
P7, mur + A1 ; 1h31'58''- 1h32' : insert P7, fenêtre sur mur de droite), à la
barrière (1h32'13''- 1h33'04''), à la porte
XV/P7 (1 h 33'15''- 1 h 39'50'') : variation sur P7. Sous-segments :
– P7.A.a (1h33'15''- 1h34'40''), laisse du cochon faisant chuter B
– P7.A.b (1h34'41''- 1h35'53''), objets, pot-au-lait sur une table près
de la fenêtre par laquelle passent A1 puis 1B ; insert P8, levier puits
(1h35'08'') ; cruche par terre durant la chute
– P7.A.c (1h35'54''- 1h39'50''), chute, sortie A1 puis B par la fenêtre
(1h36'35''- 1h36'50'' : réversion de bande), pot-au-lait (1h37'56'' : insert
P8, poules), sortie B par la porte et la fenêtre (1h39'30''- 1h39'36'' :
insert P8, poules)
XVI/P8 (1 h 39'51''- 1 h 43'28'') : variation sur P8. Sous-segments :
– P8.A.a (1h39'51''- 1h40'32''), levier du puits et envol d'oiseau + effetécran
– P8.A.b (1h40'33''- 1h42'47''), basse-cour, entrée A puis B, punition
de A1
– P8.A.c (1h42'48''- 1h43'00''), perspective peinte bord cadre gauche
(avec un élément déjà vu en P2.A.b)
– P8.A.d (1h43'01''- 1h43'28''), punition
XVII/P1 -P8 (1 h 43'29''- 1 h54'37'') : seconde citation du film de Bitzer
XVIII (1 h54'38''- 1 h55'42'') : écran divisé en deux dans le sens de la
hauteur (B/N), partie noire comme réserve où apparaît A1 en P3, disparaissant hors-champ dans la partie blanche (dans son trajet de descente par la cheminée – réalité du tournage), puis B entrant dans le
champ en provenance de cette même partie (dans son trajet de montée
par la cheminée – réalité fictionnelle)
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Etudes
Dossier : le hors-champ
35
Etudes
Fonctions du regard et du miroir dans Loft Story
Lecture d’un dispositif de télé - réalité à la lumière
de Michel Foucault et Jacques Lacan
par Mireille Berton
« Onze célibataires coupés du monde. Philippe, Laure, Aziz, Loana,
Jean-Edouard, Julie, Steevy, Kimy, Fabrice, Kenza, Christophe. Filmés
dans un loft de 225 m 2, 24 heures sur 24, par 26 caméras et 50 micros.
Dans 10 semaines, ils ne seront plus que deux. Qui sera le couple idéal ?
C’est vous qui décidez. » Tel est le commentaire en voix off qui accompagnait le générique de l’émission Loft Story diffusée sur M6 , par satellite
sur TPS et sur Internet dès le 26 avril 2001. Cette version édulcorée de
« Big Brother », émission de télé-réalité lancée en 1999 aux Pays-Bas,
allait alimenter pendant plusieurs mois de nombreux débats sur un phénomène d’une ampleur médiatique sans précédent.
Tout, autour de Loft Story, prendra une tournure hyperbolique,
à commencer par les chiffres : 38 000 candidats postulants, 100 techniciens mobilisés nuit et jour, des dizaines de caméras et de micros
intégrés à un puissant dispositif d’enregistrement, 6 à 10 millions de
téléspectateurs, des millions d’appels ou de SMS envoyés chaque jeudi
pour sauver son candidat préféré et autant de millions (entre 4 et 12 millions de francs français par semaine) gagnés par M6 et la société de
production Endemol.
Au vertige des chiffres répond la fièvre des mots : des quotidiens
(Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Parisien, etc.), des hebdomadaires à
grand tirage (Le Nouvel Observateur, Marianne, L’Express, Télérama, etc.),
des revues (Les Cahiers du cinéma, Les Inrockuptibles, Les Dossiers de l’audiovisuel, etc.), des émissions de télévision (Arrêt sur images, Vie privée-Vie
publique) ou de radio invitent des journalistes, des sociologues, des historiens de la télévision, des psychanalystes, des philosophes ou autres
intellectuels à débattre sur cette curiosité « médiatico-sociologique » 1 .
L’intensité des termes employés reflète suffisamment la force de l’onde
de choc provoquée par une émission pourtant bien inoffensive en
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35
1 Ignacio Ramonet, « Big Brother », in Manière
de voir, «L’Empire des médias », no 63, mai-juin
2002, p. 30 - 33.
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Dossier : le hors-champ
2 Sigmund Freud, « Pulsions et destins des
pulsions », Métapsychologie (1915), Gallimard
(Folio-Essais), Paris, 1997 [1968], p. 11- 43.
3 Jean Baudrillard, Télémorphose, Sens &
Tonka, Paris, 2001, p. 25. Il ajoute encore à
ce propos que « tous les commentaires font
eux-mêmes partie du marché culturel et idéologique » qui produit ce genre d’émission d’une
insignifiance vertigineuse à son goût.
mireille_déf
36
regard de ses avatars ultérieurs : télé-poubelle, fascisme rampant,
miracle démocratique, voyeurisme triomphant, jeu concentrationnaire,
communion télé-médiatique, esclavagisme moderne, « télémorphose »
intégrale de la société, etc., telles sont les expressions qui reviennent
assez régulièrement sous la plume des commentateurs.
Deux thèmes principaux se distinguent au sein de ces discours
croisant polémiques, discussions et analyses : d’une part, la question de
l’énorme succès rencontré par Loft Story, soulevant à son tour une interrogation plus large sur le voyeurisme grandissant d’une société gagnée
par le virus de la télé-réalité ; d’autre part, le concept oxymorique de
« fiction réelle » étudié notamment à l’aide d’instruments importés de
théories littéraires ou cinématographiques. L’intérêt se concentre, par
conséquent, soit sur la dimension psycho-sociologique du programme,
avec comme paradigme principal une théorie du reflet stipulant que
notre société a la télévision qu’elle mérite, soit sur la dimension narrative, avec comme objectif la mise à jour d’éventuelles stratégies mystificatrices à l’œuvre dans un « feuilleton-réel » qui va tenir en haleine les
téléspectateurs et les internautes durant de longues semaines.
Pour expliquer ce formidable engouement, les analystes, qu’ils soient
contempteurs, admirateurs ou froids observateurs, font appel presque
invariablement aux mêmes arguments. Reprenant les fameux couples
d’opposés décrits dans la Métapsychologie freudienne 2 – voyeurisme/
exhibitionnisme et sadisme/masochisme –, ils mettent sur le compte
de nos pulsions les plus élémentaires ce goût immodéré pour la vision
d’autrui dans l’exercice de sa quotidienneté, ainsi que celui d’exposer au
vu et su de tous son flamboyant anonymat. Ces emprunts lexicologiques
hâtifs et souvent approximatifs au champ de la psychanalyse (auxquels
nous pouvons encore ajouter les notions de schizophrénie, de paranoïa,
de narcissisme, etc.) constituent une première modalité du recours à la
« science de l’inconscient », la seconde étant repérable dans les discours
traitant de la pertinence fonctionnelle et éthique du rôle des psychologues et psychiatres engagés dans l’opération à titre de garde-fous.
Dans les deux cas, c’est une psychanalyse réduite à sa plus simple et simpliste expression qui est sommée d’apporter des réponses sur les dérives
psychologiques d’une société diagnostiquée comme malade, intoxiquée
par des images dégradantes portant atteinte à la dignité humaine.
Prenant le risque de participer à cette « contagion mystérieuse, cette
chaîne virale qui fonctionne d’un bout à l’autre, et dont nous sommes
complices jusque dans l’analyse »3, nous nous proposons d’apporter ici
un éclairage quelque peu différent sur un objet télévisuel « inaugural »
qui présente l’avantage, sur toutes les formes successives de télé-réalité
fondées sur les principes de l’enfermement et/ou de l’interactivité (Nice
15.10.2003, 22:13
Etudes
37
People, Kho-Lanta, Star Academy, etc.), de déployer un dispositif suffisamment intéressant, c’est-à-dire transparent et naïf, pour esquisser une
réflexion plus générale sur les rapports complexes que l’individu entretient à la fois avec son image et celle d’autrui.
Pour une étude du dispositif loftien
Il s’agira donc pour nous de pratiquer un chemin très partiellement
balisé jusqu’ici, celui d’une étude du dispositif télévisuel mis en place
par les concepteurs de Loft Story, d’un dispositif qui peut être appréhendé à la fois comme une machinerie physique et matérielle (un plateau de
télévision géant doté d’éclairages, de caméras, de micros, de miroirs en
nombre inhabituel ; une régie adjacente au plateau centralisant le fonctionnement de ces appareils d’enregistrement et de vision ; des engins
et des lieux de réception en connexion avec ce dispositif ), et comme
une machinerie métapsychologique fondée sur une économie particulière
des flux psychiques et perceptifs. Plus précisément nous tenterons de
comprendre, dans une perspective psychanalytique, quelles sont les
implications d’un tel dispositif dans la construction d’une subjectivité
nécessairement médiatisée par l’image, le regard et la voix d’autrui situés
en lieu et place de l’Autre.
Par conséquent nous nous pencherons tout particulièrement sur le
hors-champ de ce dispositif, le cinquième dans la typologie burchienne des
espaces hors-champs au cinéma, celui qui se situe « derrière la caméra »4,
c’est-à-dire celui qui correspond au lieu de fabrication des images,
espace habituellement invisible au spectateur. En ce qui concerne le
dispositif de Loft Story, le hors-champ se décline sous plusieurs formes,
le hors-champ principal – le lieu de confection des images – ayant plusieurs ramifications.
En effet, c’est essentiellement une régie centrale qui filme les images,
enregistre le son, module l’éclairage, dirige les activités des lofteurs par
messages écrits et voix off interposés, élabore des résumés quotidiens
diffusés sur M6, oriente la lecture de ces images par le biais du montage
et d’intertitres, conçoit l’émission hebdomadaire en prime time, règle la
diffusion du programme en continu et « en direct » (avec 2 min. 45 sec.
de retard autorisant la pratique d’une censure) sur le bouquet numérique
TPS et sur Internet. Bref, ce hors-champ tentaculaire qui exerce le contrôle éditorial de ces différents produits 5 a comme point d’ancrage une
régie où s’affairent des dizaines de techniciens et de réalisateurs chargés
d’élaborer les différents épisodes de ce feuilleton d’un nouveau type.
Pour simplifier, nous pouvons diviser ce hors-champ en deux
instances principales corrélatives l’une de l’autre : le hors-champ de
la production qui se présente aux candidats du jeu comme étant « Le
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37
4 Noël Burch, « Nana ou les deux espaces »,
Une praxis du cinéma, Gallimard (Folio/Essais,
no 34), Paris, 1986 [1969] , p. 30.
5 François Jost, « Un nom, trois produits», L’empire du loft, La Dispute, Paris, 2002, p. 52 - 55.
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38
Dossier : le hors-champ
6 L’Autre, notion repérable à toutes les étapes
de la réflexion lacanienne, présente un degré
de polysémie qui rend malaisée toute tentative de définition univoque. Comme le souligne
P.-L. Assoun, elle est employée « pour désigner des figures diverses, voire hétérogènes,
en sorte qu’il est légitime de se demander :
qu’est-ce que l’Autre ? ». Paul-Laurent Assoun,
Lacan, PUF (QSJ ?, no 3360), Paris, 2003, p. 63.
Nous reviendrons sur cette question au cours
de notre exposé.
7 Pour être très succinct : l’Imaginaire, sans rapport direct avec l’imagination, désigne le rapport à l’image du semblable et au corps propre,
tout en constituant une conception originale du
narcissisme défini comme une forme particulière d’investissement libidinal du Moi ; le Symbolique, distinct du symbolisme, renvoie au langage, aux règles de la vie en société, à la Loi, et
donc également à l’inconscient conçu comme
un savoir ayant la structure d’un langage composé d’une chaîne de signifiants ; le Réel, qui
n’est pas du tout superposable à la réalité,
représente tout ce qui demeure en dehors du
Symbolique, tout ce qui ne peut être saisi par
le langage : il est le lieu de l’impensable, de
l’informulable, de l’inconnaissable, de l’impossible. Lire à ce propos la conférence donnée
au Congrès de Rome, « Fonction et champ de la
parole et du langage en psychanalyse » (1953 ),
in Jacques Lacan, Ecrits I, Seuil, Paris, 1970
[1966], p. 111- 208.
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38
Propriétaire », instance abstraite, désincarnée mais néanmoins omniprésente, et le hors-champ de la diffusion qui correspond au public qui
suit les péripéties de Loft Story sous une forme ou sous une autre, tout
en étant intégré au dispositif par le biais des votes destinés à éliminer
les candidats au fil des semaines. Ainsi, le champ (la vie à l’intérieur du
Loft), le hors-champ de la production et celui de la consommation de ce
programme fonctionnent, sur un plan à la fois narratif, psychologique et
économique, en étroite interdépendance.
L’analyse de ce dispositif et de son hors-champ s’opérera en deux
temps principaux. Dans une première phase, nous tenterons de procéder à une analyse du fonctionnement de ce dispositif, notamment,
à partir de l’examen d’une séquence paradigmatique qui condense
tous les éléments permettant de dégager une problématique relative
à la primauté du regard. Nous mettrons alors en évidence un réseau
de relations inter- subjectives qui se nouent autour de la vision chez
les occupants respectifs du champ et du hors-champ, trajets qui sont
soutenus, de part en part, par des fantasmes liés à la pulsion scopique,
à un désir de voir, cependant sans rapport direct avec le voyeurisme.
Nous montrerons alors que ce sont ces modalités d’échanges de regards
et de désirs entre les différents champs qui, en définitive, assurent la
fonctionnalité d’un dispositif et celle d’un jeu fondé sur la centralité
du regard. De plus, il s’agira de tracer la filiation historique de ces
désirs dépendants de la fonction visuelle en remontant à une « source »
première probable, celle du panoptisme (et du panoramisme). Situer le
Loft dans une histoire de la vision et de la représentation au plus long
terme nous permettra d’ébaucher ainsi une définition socio-historique
d’un spectacle en apparence inédit, puisque la télé-réalité ne fait, en
définitive, que mettre les nouvelles technologies au service d’idéologies
plus anciennes.
Afin de mesurer plus exactement la portée d’une telle circularité
de désirs, de demandes et de regards entre ces différentes sphères d’influence que sont le champ et ses hors-champs, nous articulerons, dans
un second temps, la conception de hors-champ, telle qu’elle a été définie
plus haut, au concept de l’Autre, notion élaborée par Jacques Lacan et
désignant ce dont dépend le sujet, c’est-à-dire le lieu de ses déterminations (le langage), ce à quoi il fait recours et ce qui est invoqué pour
mettre de l’ordre dans le monde humain6. En effet, un des pôles principaux de la pensée lacanienne consiste en une dramaturgie organisée
autour des trois dimensions de la théorie du désir : celle de l’Autre, de
l’objet et du sujet. Ces notions à leur tour ne peuvent être comprises sans
leur imbrication dans les trois registres de la réalité humaine désignés
comme étant l’Imaginaire, le Symbolique et le Réel7. Nous mettrons en
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Etudes
évidence le rôle joué par l’image, l’imaginaire et le spéculaire dans la
construction du Moi et de la subjectivité. Il s’agira par conséquent d’inscrire cette analyse dans le cadre de la théorie de l’Imaginaire inaugurée
en 1936 par le fameux texte de Lacan sur le stade du miroir 8, théorie qui
ne cessera de subir des reformulations successives pour aboutir à une
théorie structurale du spéculaire.
Ce rapprochement théorique que nous opérons entre le hors-champ
du dispositif télévisuel à l’œuvre dans Loft Story et la fonction de l’altérité
dans la construction d’un sujet aliéné au champ de l’Autre, se fonde sur
une analogie résidant dans le référent spéculaire. En effet, si Loft Story
fait des miroirs et des glaces sans tain un emploi massif, Lacan, dans
le sillon tracé par Freud qui décrivait l’appareil psychique comme une
structure plurisystémique semblable à un instrument de vision9, fait, lui
aussi, régulièrement appel à des métaphores optiques – et en particulier
celle du miroir – pour rendre compte de la topique subjective. Nous verrons comment, dans les deux cas, les miroirs fonctionnent comme pivot
entre deux lieux fonctionnellement « inégaux » au regard de la « vérité »
du sujet : un champ, lieu de l’imaginaire, et un hors-champ, lieu du symbolique, qui soumet le champ à ses impératifs. Nous invitons donc le
lecteur à lire le registre de l’Autre comme une sorte de « hors-champ » de
l’individu, antérieur à son avènement en tant que sujet, et absolument
déterminant dans l’élaboration des idéaux de la personne.
8 Ce texte, censé être présenté par Lacan
lors du Congrès psychanalytique international
de Marienbad (1936), a été perdu, mais sera
repris par l’auteur en 1949, à l’occasion du
XVI e Congrès international de psychanalyse à
Zurich, sous le titre « Le stade du miroir comme
formateur de la fonction du ‹ je › telle qu’elle
nous est révélée par l’expérience psychanalytique », conférence qui sera publiée plus tard
dans les Ecrits (1966). Cf. Jacques Lacan,
Ecrits I, op. cit., p. 89 - 97.
9 En septembre 1899, Freud aborde la partie la plus théorique de L’Interprétation des
rêves avec le célèbre chapitre VII consacré à la
métapsychologie du rêve. S’efforçant de définir le psychisme comme l’espace constitutif du
rêve, il emploie alors une métaphore à la fois
optique et photographique, en comparant l’appareil psychique au microscope, au télescope
et à l’appareil photographique. Sigmund Freud,
L’interprétation des rêves (1900), PUF, Paris,
1971, p. 455.
Le dispositif loftien et le motif de l’œil
Revenons donc au point de départ, celui que nous nous sommes fixé
avec la prise en considération du dispositif loftien, en examinant de plus
près une séquence emblématique de l’émission, à savoir celle du générique. En effet, cette séquence, qui revient invariablement en début de
chaque diffusion télévisuelle, présente un double intérêt. En premier
lieu, elle donne en quelques secondes, aussi bien au niveau de l’image
que du verbal, un résumé des conditions du jeu et de ses règles 10. En
quelques mots et images, tout est dit : le générique permet de répondre à
la fois au quoi, qui, où, pendant combien de temps, pourquoi et pour qui d’un
tel programme, les mots clé de l’énoncé venant s’inscrire sur l’écran, au
côté des images, en lettres blanches sur un fond noir.
Cet exposé synthétique du principe de l’émission s’apparente à la
trame narrative minimale d’un scénario qui prescrit un cadre aux candidats, tous des acteurs « non professionnels » invités à jouer leur propre
rôle. Les données matérielles du dispositif, la temporalité, le but du jeu
et l’interactivité imposent au « réel » des contraintes qui forment ainsi
une sorte d’écriture scénaristique dictée par la production.
Les images du générique, quant à elles, participent à cette même
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39
39
10 Cf. infra.
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1
2
11 Christian Metz, Essais sur la signification au
cinéma, t. 2, Klincksieck, Paris, 1972.
3
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logique condensatoire et fictionalisante puisqu’elles montrent successivement et en synchronie avec le texte dit en voix off une série de scènes
diverses à l’intérieur du Loft habité par des locataires fictifs, ainsi qu’une
vue aérienne du Loft, des caméras, des micros, des plans sur la régie et ses
techniciens, séquence qui se conclut avec des images d’un couple (hypothétique) formé à la fin de l’aventure. Cette séquence répond, à certains
égards, à la définition donnée par Christian Metz de la « séquence par
épisodes » reposant sur un enchaînement chronologique de scènes
emblématiques séparées par de fortes sautes spatio-temporelles. Chaque
image apparaît dès lors comme un « résumé symbolique d’un stade dans
une évolution assez longue que la séquence globale condense » 11 .
Par ailleurs, si cette séquence repose sur le principe d’un montage
très court entre les plans, elle se structure également sur un montage
interne à l’image dont les modalités changent lorsque les cases dont
est composé l’écran varient (fig. 1). En effet, l’écran de télévision
coïncide partiellement avec un cadre finement divisé en vingt rectangles par des droites noires, horizontales et verticales qui découpent
l’écran en plusieurs zones, elles-mêmes divisées en différentes images,
qu’elles soient semblables ou différentes (fig. 2 ). Or, cette conception
graphique d’une surface quadrillée d’images rappelle la configuration
d’un dispositif « multi- écrans », couramment utilisé dans les espaces
de vidéo-surveillance. En reproduisant symboliquement un dispositif
de surveillance, ce choix formel indique assez clairement l’orientation
d’une émission fondée sur les ressources d’une vision totalisante et d’un
fantasme d’omniperception. Un des plans sur la régie où figure une série
d’écrans vidéo superposés vient d’ailleurs explicitement souligner cette
allégeance au principe panoptique qui consiste à embrasser d’un seul
coup d’œil la vaste étendue d’un lieu.
Tel est le second point qui mérite d’être soulevé à propos de ce générique. En effet, cette séquence introductive constitue l’unique occasion
pour le téléspectateur de voir des images concrètes du dispositif qui se
déploie, non pas devant, mais derrière les caméras, c’est-à-dire d’avoir un
aperçu, même bref, sur l’espace dévolu à la confection des images. Celleci s’effectue, au stade du filmage, grâce au maniement de trois types de
caméras : dix-sept caméras fixes (dont des caméras infrarouges dans les
chambres à coucher), neuf caméras télécommandées et quatre caméras
(maniées manuellement) se déplaçant sur des rails encerclant le Loft
sur 160 mètres de long. Une image du générique nous montre précisément un technicien manipulant une caméra sur rail, dissimulée derrière
une glace sans tain, afin d’obtenir des images du Loft dont on perçoit
partiellement l’intérieur à travers cette « fenêtre » translucide (fig. 3 ). Ce
plan nous montre donc simultanément le « dedans » et le « dehors » d’un
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Etudes
dispositif séparé par une série de « membranes » à fonction réversible. En
effet, une observation attentive des lieux démontre que pratiquement
toutes les parois, et a fortiori toutes les pièces (y compris l’enceinte du
jardin), sont munies, « côté face », de miroirs à première vue destinés à
nourrir le narcissisme exacerbé de candidats exhibitionnistes, et « côté
pile », d’écrans semi-transparents qui permettent de voir et de filmer
sans être vu.
Cette séquence initiale présente d’autres éléments de nature autoréflexive consolidant la promesse de tout voir et de tout entendre proférée par les producteurs : les images d’objectifs de caméra zoomant
(fig. 4 ) ; les points de vue plongeants avec, en amorce, une caméra de
surveillance (fig. 2 ) ; les mains de techniciens réglant l’intensité du son
en régie ; les images floues, tramées, pixelisées d’écrans vidéo, etc. Tous
ces plans font office de monstration ostentatoire, d’exhibition d’un
4
5
dispositif technologique d’enregistrement relayé par une multitude
d’appareils perceptifs d’une efficacité redoutable. Une image essentielle,
toutefois, incontournable et répétitive, les subsume tous : celle de l’œil
« virtuel » coloré qui sert de logo, de marque de fabrique à l’émission,
mais qui fonctionne aussi comme un signe de ponctuation entre les
séquences, tout en inscrivant de manière insistante, dans l’esprit du
téléspectateur, l’idée que ce dernier se situe du côté du voir plus que
du percevoir (fig. 5 ). On est en droit, en effet, de se demander si une
oreille n’aurait pas mieux fait l’affaire étant donné l’extrême pauvreté
« télégénique » d’une vie de réclusion et d’oisiveté, comparativement à
l’« attractivité » d’une logorrhée patente et permanente menée par des
lofteurs désœuvrés. Mais l’entêtant renvoi à l’optique poursuit le téléspectateur jusque dans le clignement de l’œil qui s’accompagne à chaque
fois d’un bruit d’obturateur – ce mariage entre l’organe de la vue et la
photographie représentant certainement une référence inconsciente aux
avant-gardes artistiques des années 20 qui aimaient à penser l’appareil
photographique comme un prolongement visuel technique permettant
d’étendre et d’accroître les possibilités de l’œil humain.
Le regard, on le constate, occupe une place tout à fait prépondérante
au sein d’un dispositif qui nourrit et entretient deux sortes de fantasmes
fondés sur la pulsion scopique prise dans un sens très général, sans
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Dossier : le hors-champ
12 Un des malentendus majeurs concernant la
psychanalyse freudienne (et donc aussi lacanienne) réside dans la réduction de la sexualité à une activité génitale, alors que le sexuel
freudien concerne, pour simplifier, la vie « pulsionnelle » de manière générale. La sexualité
ne désigne donc pas uniquement le plaisir
dépendant des organes génitaux, mais tout un
ensemble d’activités présentes dès l’enfance
et qui procurent une satisfaction irréductible
au simple assouvissement d’un besoin physiologique. Le champ du sexuel mérite donc
d’être étendu à une définition moins « biologique » et plus large de la sexualité, étant
entendu que tout être humain est « traversé
par l’aspiration constante et jamais réalisée, à
atteindre un but impossible, celui du bonheur
absolu, bonheur qui revêt différentes figures
dont celle d’un hypothétique plaisir sexuel
absolu ». J.-D. Nasio, Cinq leçons sur la théorie
de Jacques Lacan, Payot-Rivages, Paris, 1994
[1992], p. 35.
13 Parmi ces auteurs citons Jean Baudrillard
(Télémorphose, op. cit.), Ignacio Ramonet (« Big
Brother », in Manière de voir, op. cit.) et Vincent
Charbonnier, chargé de cours et doctorant à
l’Université de Nantes (article sur Internet :
http://loftscary.free.fr/ca06.htm).
14 François Jost, « Qui a peur de Big Brother ? »,
L’empire du loft, op. cit., p. 13 - 32.
15 Bernard Comment, Le XIX e siècle des panoramas, Adam Biro, Paris, 1993, p. 9.
16 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975.
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aucune implication érotique 12 : du côté de l’instance productrice et
consommatrice, on peut repérer, non pas tant un fantasme voyeuriste
ni même sadique, mais un désir d’omniperception qui vise à atteindre une
maîtrise inégalée de la fonction perceptive par des moyens technologiques modernes et sophistiqués. L’objet de ce fantasme d’omnivoyance, c’est-à-dire le groupe des candidats captifs de ce dispositif de
type panoptique, en plus d’être gagné par une très forte compulsion
d’enfermement, est animé, quant à lui, par un fantasme de complétude
identitaire (et imaginaire) étroitement dépendante du regard de l’autre.
Nous allons donc évaluer successivement les modalités et les implications de tels fantasmes.
Le fantasme d’omniperception : panoptisme et panoramisme
La remarque concernant l’homologie entre le dispositif du Loft et celui
du modèle carcéral, le Panopticon (fig. 6 ), conçu par Jeremy Bentham en
1791 comme un lieu dans lequel chaque détenu est enfermé dans une
cellule individuelle d’où il est observé par un surveillant placé dans une
tour centrale, autorisant ainsi le déploiement d’un regard circulaire et
englobant, n’est certes pas totalement inédite 13. Cependant, un seul
auteur, François Jost, a pris la peine d’analyser les réelles implications
d’un tel rapprochement pour aboutir à la conclusion que le Loft (et
d’autres dispositifs similaires tels les webcams) se présente comme une
sorte de panoptique inversé dans la mesure où il ne s’agit plus de mettre
en jeu un seul regard couvrant un champ occupé par une multitude
d’individus, mais de conférer le pouvoir à une masse d’exercer une
vision inquisitrice sur un petit nombre de personnes exposées au regard
de tous 14. Si cette lecture nous paraît tout à fait pertinente, nous aimerions néanmoins revenir en détail sur les enjeux d’une telle parenté, et
tenter de situer le Loft dans la continuité historique « d’un désir particulièrement vif au XIX e siècle, celui d’une maîtrise absolue qui procure
à chaque individu le sentiment euphorique que le monde s’organise
autour de lui et à partir de lui, un monde dont il est en même temps
séparé et protégé par la distance du regard » 15.
Depuis l’examen du principe du panoptisme effectué par Michel
Foucault dans sa généalogie des prisons, les modalités de fonctionnement de ce dispositif disciplinaire et de ses dérivés sont bien connues 16.
Née à la fin du XVIIIe siècle, cette maison pénitentiaire, dont le modèle
perdurera jusqu’à nos jours, met en scène une « boucle » de détenus au
centre de laquelle un gardien s’emploie à observer le pourtour sans être
vu lui-même (fig. 7 ). Ce système présente l’avantage d’induire chez le
prisonnier « un état conscient et permanent de visibilité qui assure le
fonctionnement automatique du pouvoir », et ceci en faisant en sorte
16.10.2003, 15:45
Etudes
J EREMY B ENTHAM, PLAN ET COUPE POUR LE
PANOPTICON (1791)
I NTÉRIEUR DU PÉNITENCIER DE STATEVILLE ,
ETATS -U NIS, XX e SIÈCLE
7
que « la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action » 17. L’efficacité du système panoptique dépend
donc de deux conditions essentielles : d’une part, le détenu doit avoir
continuellement conscience du dispositif d’où il est épié, et d’autre part,
il ne doit jamais vraiment savoir à quel moment précis il est regardé. Le
Panoptique représente donc une réelle « machine à dissocier le couple
voir- être vu : dans l’anneau périphérique, on est totalement vu, sans
jamais voir, dans la tour centrale, on voit tout sans être vu » 18. Cette
dramaturgie des regards implique donc qu’il y ait une maîtrise inégale de
la vision et de la visibilité, une dissymétrie entre le regardé et le regardant,
et ceci d’autant plus que la fonction de surveillant peut être assumée
par n’importe qui, pourvu que le détenu garde toujours à l’esprit qu’il
est susceptible d’être observé à tout instant. En effet, « la curiosité d’un
indiscret, la malice d’un enfant, l’appétit de savoir d’un philosophe qui
veut parcourir le museum de la nature humaine, ou la méchanceté de
ceux qui prennent plaisir à épier et à punir », tous ces types de regards
sont autorisés à s’exercer dans le cadre de cette « machine merveilleuse
qui, à partir des désirs les plus différents, fabrique des effets homogènes de pouvoir » 19.
Ce modèle d’enfermement qui gère de manière simple et précise
la « distribution concertée des corps, des surfaces, des lumières et des
regards »20, qui active une économie du flux visuel à la fois déséquilibrée
et discriminante, qui permet l’expérience d’une pulsion scopique aux
motivations les plus diverses et qui automatise, désingularise et inocule
le pouvoir de sorte que « celui qui est soumis à un champ de visibilité
[…] reprend à son compte les contraintes du pouvoir » sans les remettre
en question, ce système présente des similitudes frappantes avec le
dispositif loftien. En effet, le lofteur intègre très vite les règles implicites
dictées par un espace rempli de caméras, de micros, de miroirs, baigné
d’une lumière artificielle puissante qui l’oblige à porter des lunettes de
soleil à l’intérieur comme à l’extérieur, le poussant ainsi à se transformer
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43
6
17 Id., p. 202.
18 Id., p. 203.
19 Id., p. 204.
20 Id., p. 203.
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43
44
Dossier : le hors-champ
21 Id., p. 204.
22 Id., p. 205 - 206.
23 Id., p. 209.
8
PLATE-FORME ET DÉTAIL D'UN PANORAMA ( CELUI
C ONSTANTINOPLE , PAR J. G ARNIER ) EXPOSÉ À
A MSTERDAM DANS LES ANNÉES 1880
DE
mireille_déf
44
lui-même en spectacle permanent, car là aussi, comme dans le
Panoptique, « un assujettissement réel naît mécaniquement d’une relation
fictive. De sorte qu’il n’est pas nécessaire d’avoir recours à des moyens de
force pour contraindre le condamné à une bonne conduite » 21 .
Si, dans les prisons, il est recommandé d’opter pour une ligne de
conduite moralement irréprochable, les impératifs du Loft, d’un autre
ordre, invitent les candidats à adopter une humeur enjouée, toujours à la
fête, jamais morose pour amuser un public télévisuel né dans la société
du spectacle où règne la dictature du sourire et de l’esprit gouailleur. Le
Loft, comme le Panopticon dans ses variantes scolaires ou hospitalières,
constitue aussi un laboratoire destiné à mener des expériences sur un
groupe social visant à « modifier le comportement, à dresser ou redresser les individus […], à analyser en toute certitude les transformations
qu’on peut obtenir sur eux » 22. Qu’il s’agisse d’expérimentations sur des
criminels, des malades, des enfants ou sur la jeunesse française contemporaine, l’enjeu est toujours le même : servir à la fois d’exemplum pour
le peuple, d’un peuple qui, dans le cas du Loft, cherche à s’identifier
à un semblable dont le mérite est d’avoir pu prendre sa revanche sur
l’écrasante et sordide inertie quotidienne, ainsi que de laboratoire pour
l’agent du pouvoir, le « Propriétaire », qui use de ce schéma carcéral pour
mieux asseoir son influence paternaliste et assurer la pérennité économique de l’entreprise. Comme le note Foucault, si ce modèle de coercition subtile va se diffuser à la société entière dès le XVIIIe siècle, c’est
parce qu’il répond à un besoin, celui de « rendre plus fortes les forces
sociales » 23, d’augmenter la production, de développer l’économie et
d’édifier la masse.
De manière plus générale, l’idée d’un regard circulaire, englobant
et omnipercevant qui sous-tend une véritable vogue des architectures
circulaires au XVIIIe et au XIX e siècle, va s’étendre à d’autres phénomènes pour donner naissance au panoramisme et à son corollaire, le
centrement du sujet embrassant dans un regard continu et totalisant un
monde qui s’offre à lui. Comme le panorama (fig. 8 ) – cette peinture circulaire apposée sur la paroi intérieure d’une rotonde et qui, contemplée
par un spectateur placé sur une plate-forme centrale, donne une très
forte impression de réalité – le dispositif loftien assigne lui aussi au spectateur une place fixe et intransgressable, offre, par le biais d’un simulacre
de réalité, un spectacle qui se substitue à l’expérience vécue, nourrit le
fantasme d’une perception globale et instille le sentiment euphorique
d’omniscience. Dans les deux cas, « l’individu se place […] en position
de maîtrise par rapport à l’espace environnant et sur le double axe du
temps et de la distance ». Mais, tout comme le statut du sujet percevant
du panorama, celui du téléspectateur est paradoxal car « la maîtrise à
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Etudes
laquelle il accède, suppose son propre effacement et la perte du lieu
réel pour adhérer au lieu fictif de la représentation ». Le Loft façonne
lui aussi un public dispensable qui doit se contenter d’accéder à une
représentation biaisée de la réalité puisqu’elle est découpée, censurée,
reconstituée par le montage à l’œuvre dans des résumés quotidiens qui
ne retiennent que les instants prégnants – tout comme les panoramistes
sélectionnaient les épisodes les plus significatifs au moment de peindre
le déroulement d’une bataille. Dans le panorama, comme dans le Loft,
« cette ellipse est la condition de l’illusion et de sa pleine efficacité » 24.
Un dispositif de surveillance ludique
Si le dispositif du Loft s’écarte singulièrement de la disposition en cercle
et du principe du regard continu présents dans le panoramisme pour
adopter un éclatement « arachnéen » des points de vue disséminés dans
un espace adoptant le plan « traditionnel » de tout appartement moderne
(fig. 9 ), il n’en demeure pas moins qu’il en reprend l’idéologie fondamentale. Répétons-le, l’émission ne fait que reproduire « un dispositif
typique de contrôle (policier, carcéral, militaire), renforcé par l’élimination des angles morts, la multiplication des plongées, les caméras
infrarouge […], qui donne au spectateur une sensation de puissance, de
maîtrise, de domination, et en même temps renforce à la longue le sentiment protecteur à l’égard des enfermés volontaires » 25. D’un point de
vue historique donc, le Loft semble constituer le point de convergence
24 Bernard Comment, Le XIX e siècle des panoramas, op. cit., p. 96 -97. Dans le Loft, cette
abolition des limites spatio-temporelles trouve
son expression la plus parfaite dans la revendication d’une transmission en direct et dans la
promesse, maintes fois répétée par l’animateur
Benjamin Castaldi, d’une restitution complète,
« 24h sur 24h », « jour et nuit », de tous les évé nements du Loft. Pour une critique des promesses non tenues par la production lire François
Jost, « La réalité télévisuelle », L’empire du loft,
op. cit., p. 33 - 66.
25 Ignacio Ramonet, « Big Brother », in Manière
de voir, op. cit.
9
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46
Dossier : le hors-champ
26 Roger Caillois, Les jeux et les hommes. Le
masque et le vertige, Gallimard, Paris, 1967
[1958].
27 Pour une histoire de la télé-réalité et des
genres télévisuels, lire François Jost, La télévision du quotidien. Entre réalité et fiction,
De Boeck Université, Bruxelles, 2001 .
28 Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit.,
p. 218.
29 Roger Caillois, Les jeux et les hommes,
op. cit.
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46
entre deux époques ou traditions : d’une part la tradition des spectacles
antiques fondée, entre autres, sur le goût du simulacre et de la compétition 26, et d’autre part la tradition moderne de « spectacles » de surveillance dirigés par un Etat interventionniste appliquant une logique
sécuritaire. En effet, si Michel Foucault repère une transition historique
avec le passage, au tournant du XIX e siècle, d’une forme de spectacle
héritée de l’Antiquité – où la vision d’un nombre réduit de choses est
rendue possible à une multitude de spectateurs – vers une configuration
spectaculaire moderne qui vise à procurer à une minorité de personnes
la vue simultanée d’un nombre élevé d’objets, il nous faut toutefois
remarquer que cette tentation du spectacle de masse, consommé autour
d’une minorité d’individus chargés de distraire cet immense et informe
corps spectatoriel, semble connaître un regain de faveur avec l’avènement de la télé-réalité 27.
Au spectacle antique, le Loft emprunte le rapport quantitativement
inégal entre public et acteurs, l’interactivité, « l’intensité des fêtes, la
proximité sensuelle » à l’œuvre dans des « rituels où coulait le sang »,
permettant ainsi à la société de retrouver vigueur en formant « un grand
corps unique » 28. Au flot de sang a fait place un flot de larmes systématiquement déclenché à l’annonce solennelle de l’expulsion du candidat
pourtant « nominé » un peu plus tôt par ceux-là mêmes qui le pleurent
et le regrettent déjà, et ceci tout en favorisant chez le public le processus
d’une catharsis collective. De plus, les jeux d’imitation, de simulation,
de relookage, de travestisme au sein du Loft sont légion et rappellent
l’omniprésence de la mimicry (simulacre) propre aux sociétés primitives
où règnent le masque et la pantomime 29. Néanmoins, Loft Story présente une forme fortement dégénérée de la mimicry primitive puisque,
avec le passage à la civilisation moderne, les fonctions de métamorphose
et les valeurs religieuses rattachées au masque ont été progressivement
neutralisées et apprivoisées pour les vider de tout leur sens.
Au spectacle panoptique de l’ère moderne, le Loft reprend l’idée
d’une rationalisation de l’espace favorisant la domestication d’individus
qui se plient de bonne grâce à une logique concentrationnaire visant, entre
autres choses, une mutation morale et physique des êtres incarcérés.
Le Loft réalise donc une sorte de synthèse idéologique entre les spectacles antiques et le panoramisme moderne avec l’appui des technologies
de communication modernes qui autorisent, non seulement le déploiement d’un regard englobant, mais aussi la diffusion d’un programme
« plus-que-parfait », puisque ses concepteurs garantissent au public,
non pas simplement une illusion de réalité (comme c’etait le cas avec
le panorama du XIX e siècle), mais une illusion de vérité procurée par des
candidats qui ne jouent qu’à être eux-mêmes. Ainsi, la télé-réalité apparaît
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Etudes
comme un symptôme d’un phénomène plus ample sous-tendu par une
recherche accrue de vérité, au détriment d’une réalité dont les ressources
semblent avoir été épuisées par l’histoire de la représentation. Depuis
quelques décennies, en effet, l’ensemble des programmes télévisés (et
pas uniquement les unités de divertissement) privilégient le témoignage
à l’information traditionnelle, l’interview au compte-rendu journalistique 30, car l’authenticité d’un témoin qui a vu et vécu mérite plus de
crédit qu’une analyse à froid et objective 31 . Avec le Loft, nous assistons
donc à la réconciliation entre la société du spectacle telle qu’elle a été
définie par Guy Debord, et la société de surveillance décrite par Foucault,
cette hybridation coïncidant avec l’émergence d’une société qui aime à
mélanger la pratique du jeu aux angoisses sécuritaires. Plus que d’une
télévision misant sur l’amalgame entre fiction et réalité, le Loft découle
d’une stratégie visant à produire un spectacle de surveillance ludique qui
renverse totalement les principes de la logique disciplinaire, puisque les
prisonniers se pressent pour se livrer à leurs bourreaux et craignent à
tout moment d’être libérés de leurs chaînes 32.
Au- delà du miroir : le regard de l’Autre
Afin de cerner plus précisément la situation particulière de ces détenus
volontaires, il nous faut à présent mesurer les retombées métapsychologiques d’un tel dispositif en explorant la configuration des rapports qui
s’instituent entre les habitants du Loft et un environnement artificiel
anormalement lumineux, réflexif, scruté et scrutateur, mais également
entre un hors-champ symbolique et un champ imaginaire médiatisé par
des caméras et des miroirs intervenant comme des opérateurs d’identité.
Il s’agira alors d’évaluer la portée de l’influence que peut exercer un tel
dispositif sur des individus traqués aussi bien par le regard de l’autre
(celui des objectifs de caméras), que par le regard propre (celui du
reflet spéculaire).
Au sein du Loft, une des activités préférées des locataires consiste à
se regarder dans le miroir, soit pour des raisons fonctionnelles (se laver,
se raser, se (dé)maquiller, se percer un bouton, se coiffer, etc.) (fig. 10 ),
soit pour des motifs plus simplement « narcissiques » comme la vérification de l’adéquation de sa tenue, de la mise en place d’une perruque, de
l’effet bluffant d’un déguisement ou du style ravageur d’une chorégraphie. Parmi toutes ces occupations, ils semblent en affectionner une tout
particulièrement, puisqu’ils consacrent beaucoup de temps à danser ou à
bouger individuellement ou en groupe devant les miroirs, et si possible
devant ceux qui restituent la Gestalt en son entier, comme dans la salle
à manger. L’injonction permanente à faire la fête pour divertir la plèbe
n’est qu’en partie responsable de ce rituel étrange qui peut se produire
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30 D’ailleurs, aujourd’hui le présentateur du
télé-journal congédie systématiquement un
envoyé spécial ayant présenté son reportage
par un « merci pour ce témoignage ». Ainsi, les
journalistes eux-mêmes sont réduits à n’être
plus que des simples témoins rendant compte
d’une réalité médiatisée par une subjectivité
paradoxalement garante de vérité, à l’égal des
invités de C’est mon choix, un talk show qui
confère le droit à la parole « vraie » au simple
quidam.
31 Lire à ce sujet, François Jost, La télévision
du quotidien, op. cit.
32 Dans ce sens F. Jost a raison de souligner
qu’aujourd’hui plus personne n’a peur de Big
Brother, l’instance persécutive et omnisciente,
décrite par George Orwell dans 1984, préfiguratrice des modèles d’observation à distance ;
désormais les dispositifs de surveillance remplissent une fonction inverse puisqu’ils sont
destinés à rassurer le citoyen, à le protéger
contre les agressions du monde extérieur. Dans
cette perspective, le Loft peut être comparé à
l’environnement intra-utérin qui, à la fois, met
l’individu à l’abri des chocs trop directs en provenance de la réalité, et le berce d’un sentiment océanique (Kristeva) qui préserve l’illusion d’une complétude subjective.
10
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Dossier : le hors-champ
33 Jean Baudrillard, Télémorphose, op. cit.,
p. 92 -93.
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inopinément, au détour des moments les plus creux de la vie communautaire. Les candidats semblent, en tous les cas, ressentir un besoin
régulier d’affronter leur propre regard, de se jauger, de s’assurer de leur
être-au-monde par le biais d’une image.
L’omniprésence des miroirs paraît ainsi inviter tout naturellement le
lofteur à se regarder très souvent et sans retenue aucune dans un espace
quadrillé de surfaces réflexives. Il lui est donc difficile d’échapper à son
image, de se détourner volontairement d’un reflet « persécuteur » qui, de
plus, a la faculté de se démultiplier dans un espace totalement ceinturé
de miroirs (il est possible, par exemple, de se voir simultanément de face
et de dos). Cette cohabitation forcée et prolongée avec l’image de soi
ne peut, certes, être supportée sans incident majeur que par des individus nourrissant à l’égard de leur propre personne des sentiments pleins
d’aménité. En optant pour une interprétation plus sombre de cette intimité spéculaire, nous pouvons affirmer, avec Baudrillard, qu’« il ne s’agit
plus tellement de sauvegarder un territoire symbolique que de s’enfermer
avec sa propre image, de vivre en promiscuité avec elle comme dans une
niche, en complicité incestueuse avec elle, avec tous les effets de transparence et de retour-image qui sont ceux d’un écran total, et n’ayant plus
avec les autres que des rapports d’image à image »33.
Toutefois, ce goût prononcé pour l’auto-inspection ne doit pas, à
notre sens, être mis uniquement sur le compte d’un narcissisme surdéveloppé chez des personnes décomplexées. Ces regards sur soi qui
viennent s’inscrire sur l’« endroit » de la surface spéculaire sont en fait
redoublés sur leur « envers » par des regards « invisibles » en provenance
du hors-champ, c’est-à-dire par les regards de ceux qui les observent
grâce aux caméras situées derrière les glaces sans tain, regards auxquels
s’ajoutent, par déplacement et sous une forme médiatisée, ceux des techniciens en régie qui visionnent ces images et ceux du public devant son
poste de télévision qui a alors l’impression de se situer derrière la « vitre »
semi-transparente séparant les deux espaces in et off.
Dans le cadre du Loft, cette pratique fréquente du face-à-face avec
l’image spéculaire n’exprime pas seulement un simple penchant pour
l’auto-contemplation, mais également une volonté inconsciente d’obtenir un « retour » sous la forme d’une consolidation identitaire. En effet,
cette « émission » de flux scopiques dépend du lieu fonctionnant comme
« caisse de résonance », d’un lieu qui, matériellement, correspond à l’audelà des miroirs, c’est-à-dire au hors-champ du dispositif, mais qui, sur
un plan psychique, coïncide avec une instance abstraite reconduisible
au champ de l’Autre. Selon nous, la théorie de Lacan sur l’Imaginaire
et l’avènement du sujet peut fournir un éclairage inédit sur cette dialectique de regards (ou de non-regards), permettant ainsi de dépasser
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Etudes
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« l’impasse » du narcissisme, notion à laquelle les commentateurs font
régulièrement appel pour justifier la récurrence de ces comportements
exhibitionnistes.
L’aliénation du moi au regard de l’Autre : de l’Imaginaire au Symbolique
La perception de soi dans le miroir, acte en apparence anodin, présente
en effet des implications beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît. Le
Loft, avec son dispositif saturé de miroirs, vient signifier l’importance
du stade du miroir comme témoignant de la puissance de fascination de
l’image, mais aussi de la force de captation par l’image et de ses effets
leurrants, effets qui perdurent la vie durant 34. Le stade du miroir, en
rappelant la dette que tout individu contracte auprès d’un tiers qui vient
authentifier la découverte de soi, permet de comprendre le rôle décisif
joué par l’Autre dans la construction de son identité. Entre le lofteur et
son image dans le miroir – image à la fois formatrice et aliénante – se
glisse un troisième terme qui, bien qu’invisible, médiatise le rapport
que l’individu entretient avec lui-même et avec autrui. Symbolisant le
lieu qui brise l’illusion psychologique du sujet, l’Autre a pour fonction
de signifier que « le sujet n’est pas sa propre origine », qu’avant qu’il « ne
ressente quelque chose ou n’entre en relation avec un objet, l’Autre est
Ce qui est déjà là. On comprend aussi que la ‹ rencontre › de l’Autre se
fera dans les occurrences diverses où le sujet s’éprouve déstabilisé en son
ipséité »35. Cet Autre prend, dans notre analyse du dispositif loftien, la
figure d’un Autre située au-delà des miroirs et des objectifs de caméras,
dans un hors-champ symbolique qui englobe les « autres imaginaires »
que sont le public et la production 36. L’image que renvoie le miroir n’est
qu’un reflet imparfait, incomplet, dépendant du regard, du désir et du
savoir de l’Autre qui seul a le pouvoir de lui donner sa véritable consistance. « Parce qu’il est une ‹ image › projetée à travers ses multiples représentants, le Moi ne peut prendre sa valeur de représentation imaginaire
que par l’autre et au regard de l’autre »37. Ainsi, l’identification du lofteur
à son image spéculaire n’est rendue possible que dans la mesure où elle
est soutenue d’une certaine reconnaissance dans l’Autre.
Cet Autre est à référer au registre du Symbolique. Structurel et rhétorique, l’ordre symbolique ou linguistique est ce qui préexiste au sujet
individuel et continue d’exister après sa disparition. L’ordre symbolique
est doublement indépendant du sujet individuel : d’une part, parce qu’il
n’existe que collectivement, et d’autre part parce qu’il est pour une très
large part inconscient dans le sujet individuel même. C’est en ce double
sens que le symbolique est l’Autre qui conditionne l’avènement du sujet
individuel. Par conséquent, Lacan affirme que le Symbolique constitue
précisément le discours de l’Autre, cet Autre qui est le lieu de la parole,
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34 La phase du miroir est habituellement conçue comme constituant le moment fondateur
de l’Imaginaire, un des trois ordres à l’œuvre
dans la vie psychique du sujet, et qui comprend
le répertoire d’images que le sujet invoque
pour annuler le fossé originaire entre la réalité et le fantasme. Cet ordre est présent dans
la phase du miroir en tant qu’image de l’autre
à laquelle l’enfant s’identifie, tout en permettant de masquer la division de l’être. La phase
du miroir réalise une première ébauche du moi
qui se constitue sur la base de l’identification à
l’image du semblable sous la forme d’une unité
corporelle, identification primordiale qui constituera la matrice de toutes les identifications
ultérieures (les identifications secondaires)
par lesquelles se structurera la personnalité
du sujet. Jacques Lacan, « Le stade du miroir
comme formateur de la fonction du ‹ je › telle
qu’elle nous est révélée par l’expérience psychanalytique », Ecrits I, op. cit., p. 89 - 97.
35 Paul-Laurent Assoun, Lacan, op. cit., p. 64.
36 Lacan prend soin de distinguer l’autre (avec
une minuscule) qui appartient au registre de
l’Imaginaire, et l’Autre (avec majuscule) qui
relève du Symbolique. Cf. D’un Autre à l’autre,
Séminaire de 1968 - 1969.
37 Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan,
Denoël, Paris, 2002 [1985], p. 156.
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Dossier : le hors-champ
38 Philippe Julien, Pour lire Jacques Lacan,
Seuil, Paris, 1990 (1985), p. 68 - 69.
39 Paul-Laurent Assoun, Lacan, op. cit., p. 64.
qui accueille tout ce qui se prononce et s’est prononcé. En venant au
monde, l’enfant s’inscrit dans un univers symbolique qui détermine sa
place. « Or, à cet ordre se subordonne l’ordre imaginaire ; la parole de
nomination en l’Autre […] vient se conjoindre à la vision de l’autre.
L’aliénation imaginaire par laquelle le sujet voit son désir sur l’image de
l’autre, se double de l’aliénation symbolique par laquelle le désir du sujet
est reconnu comme désir de l’Autre »38.
En effet, l’identification implique l’aliénation au désir de l’autre, car
elle est sanctionnée par un autre, depuis un autre lieu que lui-même.
L’énoncé « c’est moi » est vérifié non pas par l’enfant, mais par un adulte,
habituellement la mère (l’Autre), qui vient confirmer de l’extérieur cette
impression d’identité. L’enfant s’identifie donc avec la perception qu’a
sa mère de lui-même ou plutôt à ce qu’il imagine que la mère désire
qu’il soit. En disant « c’est moi », l’enfant dit « je suis un autre ». Ainsi,
le désir est toujours destiné à passer à travers le désir de l’Autre. En
effet, si c’est l’autre qui lui dérobe son désir, l’autre ne peut que refléter
un désir qui devient alors le désir de l’autre. Cela implique donc une
aliénation et une division du sujet qui doit accepter une identité qui a
été déterminée ailleurs, par l’ordre symbolique du langage. Devenant et
demeurant « désir du désir de l’autre », désir du désir de sa mère, désir de
combler le manque de sa mère, l’individu, bien qu’acquérant le langage,
n’accède jamais vraiment à l’ordre symbolique. Ce que désire l’ homme,
c’est que l’autre le désire, c’est devenir ce qui manque à l’autre, c’est être l’origine du désir de l’autre. Mais cette coïncidence entre son désir et le désir
de l’autre est impossible à réaliser en raison de la méconnaissance du
sujet et des barrières dressées par l’Imaginaire qui font de lui le jouet
névrosé des images captivantes de lui-même que les autres lui tendent.
« Introduire l’Autre, c’est donc récuser l’autonomie de l’imaginaire pur
ou, en d’autres termes, rappeler la détermination de l’imaginaire par le
symbolique »39. L’enfant, fondamentalement divisé dès le moment où
se forme une ébauche de son Moi, va chercher une compensation au
manque à être dans l’unité fictive offerte par le miroir, mais n’y trouvera
qu’une division supplémentaire recouvrant et compliquant le manque
originel. Il s’établit dès lors un fossé irréductible entre la réalité de l’être
forcément incomplet et aliéné, et l’image idéalisée que l’enfant se fait
de lui-même.
Les lofteurs en quête de complétude subjective
Les candidats du Loft, au lieu d’acquérir une nouvelle identité médiatique qui les hisse au statut de vedettes, tout en les confortant dans
l’idée d’une complétude identitaire, ne font que traverser, dans des
conditions particulièrement spectaculaires, cette expérience originelle
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Etudes
de l’aliénation au regard, à la parole et au désir de l’Autre que l’enfant,
devant le miroir, prend à témoin pour obtenir un assentiment concernant son identification primordiale. En effet, le dispositif du Loft
met en évidence avec brio l’inféodation du Moi comme construction
imaginaire à la dimension de l’Autre : les multiples regards jetés vers
les miroirs peuvent être décodés, sur leur versant inconscient, comme
des appels lancés au lieu de l’Autre, comme des « projections » du Moi
vers le lieu symbolique situé hors-champ, un lieu à la fois en dehors de
soi et connecté au sujet par des solutions imaginaires leurrantes. Qu’il
se trouve face à son image propre ou face à un autre que lui, le sujet est
toujours pris dans les filets de l’imaginaire (le Moi) qui demandent à être
« dénoués » dans l’ordre symbolique (l’Autre). Ainsi, « dans la relation
intersubjective, quelque chose de factice s’introduit toujours qui est la
projection imaginaire de l’un sur le simple écran que devient l’autre » 40.
Que ces écrans de projection soient les miroirs, les locataires du
Loft, le « Propriétaire », le public, la mère (les « maman, je t’aime » criés
face aux caméras l’attestent), peu importe. Toutes ces figures sont à placer du côté de l’Autre, « cet être supposé » qui peut être « n’importe quel
personnage mythique que ce soit Dieu, la mère, ou le sujet lui-même
dans un fantasme de toute-puissance » 41 . Lieu utopique pour la psychanalyse et mythique pour le sujet, l’Autre ne reste pas moins la figure à
laquelle s’adressent, à son insu, ses regards et ses paroles.
Cette dépendance fondamentale du sujet vis-à-vis de l’Autre est à
mettre en rapport avec la labilité, la précarité et l’incomplétude d’une
identité acquise au fil des processus identificatoires, et fondée sur le fait
que la reconnaissance de soi n’est jamais directe puisqu’elle passe par une
autre image qui demeure en son extériorité, même une fois intériorisée.
L’image réelle de soi échappe donc inévitablement au sujet qui ne peut
se reconnaître que dans une image « virtuelle » renvoyée par le miroir
que constitue l’autre. C’est ce que Lacan a tenté d’expliquer avec la métaphore optique du vase renversé, qui reprend la dialectique spéculaire
introduite dans le stade du miroir, mais pour la « compliquer » et ajouter
au miroir plan un miroir concave 42. Ce schéma optique permet notamment à Lacan de démontrer que le sujet est un être foncièrement divisé,
clivé, qu’il ne se voit jamais de là où il se regarde. En effet, « si d’une
certaine manière, c’est dans l’Autre qu’il se voit, c’est également dans
l’espace de l’Autre que vient se situer le point d’où il se regarde » 43.
« En effet, le sujet virtuel, reflet de l’œil mythique, c’est-à-dire l’autre
que nous sommes, est là où nous avons d’abord vu notre ego – hors de
nous, dans la forme humaine […]. L’être humain ne voit sa forme réalisée, totale, le mirage de lui-même, que hors de lui-même » 44. Il y a ainsi
une logique d’exclusion entre l’œil et le regard qui rend le sujet captif
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51
51
40 Roland Chemena, Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, Paris, 1995, p. 140.
41 J.-D. Nasio, Cinq leçons sur la théorie de
Jacques Lacan, op. cit., p. 38 - 39.
42 Le dispositif comporte un miroir concave
qui réfléchit sur un miroir plan l’image d’un
bouquet renversé sous un vase, de sorte que
dans le miroir plan l’observateur voit le bouquet
dans le vase. Dans l’impossibilité de décrire
de manière extensive cette métaphore, nous
renvoyons le lecteur aux multiples références
à celle-ci dans Les écrits techniques de Freud.
Le Séminaire, Livre I (1953 - 1954), Seuil, Paris,
1998 (1975), ainsi qu’au chapitre (« Le schéma
optique et les idéaux de la personne. Moi idéal
et Idéal du moi ») consacré à ce sujet dans Joël
Dor, Introduction à la lecture de Lacan, op. cit.,
p. 304 - 326.
43 Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan,
op. cit., p. 322.
44 Jacques Lacan, « Idéal du moi et Moi idéal »,
Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le Séminaire, Livre XI (1964), Seuil,
Paris, 1990 [1973], p. 221 .
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52
Dossier : le hors-champ
45 Maurice Merleau-Ponty, La Phénoménologie
de la perception, Gallimard, Paris, 1945.
46 Jacques Lacan, « La schize de l’œil et du
regard », Les quatre concepts fondamentaux de
la psychanalyse. Le Séminaire, Livre XI (1964),
op. cit., p. 87.
47 Michel Thévoz, Le miroir infidèle, Minuit,
Paris, 1996, p. 10.
d’une méconnaissance chronique. Reprenant les acquis de la phénoménologie de Merleau-Ponty 45, Lacan affirme la préexistence du regard sur
l’œil : le sujet est regardé avant d’être regardant, tout comme l’être est parlé
avant d’être parlant. Le sujet percevant doit donc se soumettre à cette
primauté d’une omnivoyance qui le regarde, avant qu’il ne puisse luimême regarder. « Nous sommes des êtres regardés dans le spectacle du
monde », regardés par un « regard qui nous cerne » et qui fait apparaître
le monde comme fondamentalement omnivoyeur. Ainsi, affirme Lacan,
« je ne vois que d’un point, mais dans mon existence, je suis regardé
de partout » 46.
Le dispositif du Loft présente ainsi une exemplarité hors du commun, car non seulement il illustre le fantasme d’omnivoyance (et
d’omniperception) qui travaille une partie de l’histoire de la représentation, ainsi que la société moderne du « spectacle sécuritaire », mais il
offre également une traduction à la théorie psychanalytique du sujet
comme « voyant ou visible au sein de l’universelle ‹ voyure › », comme un
sujet qui se fait « regard qui quête ou provoque le regard de l’autre dans
une insoluble alternative » 47.
Plus généralement, on peut avancer que ce désir d’une poignée
d’individus d’être regardés (et donc aimés) par des millions de téléspectateurs constitue une sorte de pléonasme puisqu’il ne fait que « répéter »,
redoubler maladroitement la condition de tout être au monde, celle
d’être un objet de regard avant tout, d’être soumis à l’antériorité du regard
de l’Autre. Le dispositif du Loft met en scène de manière ostentatoire le
désir qui anime tout sujet, celui d’un désir de reconnaissance, d’un désir
qui trouve son sens dans le désir de l’Autre, car précisément ce que le
désir vise c’est d’être reconnu par cet Autre.
Les lofteurs en quête de certitude identitaire
Dans leur quête effrénée de reconnaissance médiatique, les candidats à
la notoriété éphémère du jeu Loft Story sont aussi, de manière inconsciente, des candidats à la complétude subjective, état d’achèvement
sanctionné par le regard et le désir du public qui, à son tour, projette
ses fantasmes de réussite sur un écran de télévision. Pourtant, dans ces
échanges intersubjectifs, seules des images biaisées, déformées, inadéquates de soi sont reçues par autrui, car le désir d’être reconnu comme
tel est un désir fondamentalement aliéné qui n’appartient pas vraiment
en propre à l’individu, mais qui est le désir de sa part divisée avec
laquelle il ne peut pas faire totalité.
Durant le jeu, les lofteurs se montrent particulièrement soucieux
de renvoyer une image « juste » et vraie d’eux-mêmes à ceux qui les
regardent. Le thème du « décalage identitaire », en effet, obsède la
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Etudes
plupart d’entre eux qui craignent d’être incompris, mal jugés ou méprisés par les autres en raison d’une mauvaise « communication » d’image
de soi. Pour preuve, le départ de David qui, au bout de cinq jours,
crée un choc dans la petite communauté en révélant qu’il n’a, à aucun
moment, été « lui-même », qu’il n’a fait que jouer la comédie, qu’il s’est
donc fait passé pour un autre. Il s’est donc rendu coupable de haute
trahison par ceux qui s’imaginent n’avoir dupé personne en maintenant
des rapports sincères et loyaux, aussi bien vis-à-vis des autres, que visà-vis d’eux-mêmes. Sur un autre plan, le cas Loana, la gagnante du jeu,
illustre un autre effet d’aliénation puisque chez elle, c’est un décalage
flagrant entre son apparence (une belle fille siliconée et toujours légèrement vêtue) et son essence (une fille sensible, meurtrie par la vie et
dotée d’un quotient intellectuel aussi impressionnant que son tour de
poitrine), qui va beaucoup intriguer ses congénères. Jean-Edouard,
pour sa part, souffre du dédain des filles choquées par son attitude de
goujat, après sa « rupture » avec Loana qui, de son côté, a cru voir en lui
l’homme de sa vie. Dans le confessionnal, il déclare alors n’être qu’un
homme « normal » qui ne refuse pas un moment de plaisir, si on le lui
propose si gentiment. Kenza, invitée de Mireille Dumas dans Vie privée,
vie publique après sa sortie du Loft, s’offusquera du fait que les résumés
de M6 restituent très faiblement l’authenticité des faits et de la psychologie profonde des candidats.
Cette volonté permanente de résorber l’écart entre une image de soi
supposée « vraie » et une image flottante, reçue et octroyée par l’autre,
corrobore parfaitement le fait que le sujet va toujours chercher dans
l’autre l’image réelle de soi-même, mais que cette quête identitaire connaît de multiples contrariétés qu’il s’agit de surmonter par différentes
stratégies visant à rectifier, à « mettre au point » l’image floue et infidèle
qui a été émise dans un premier temps de manière « involontaire ». Tel
est le danger engendré par le fonctionnement proprement tribal de
cette petite « famille » (c’est ainsi qu’ils se qualifient) : dans ce constant
déploiement du privé sur la place publique, le phénomène d’une perte
d’identité de soi semble inévitable puisqu’aujourd’hui, sur les plateaux
de télévision, l’individu est pensé par les autres, n’existe que par l’autre
et à condition de se confondre dans l’autre 48.
La soumission à la parole structurante de l’Autre
48 Michel Maffesoli, Le temps des tribus : le
déclin de l’individualisme dans les sociétés de
masse, Méridiens Klinscksieck, Paris, 1988.
Mais, si le sujet dépend du regard de l’Autre, il dépend également de
la parole et de la voix de l’Autre qui s’inscrit, nous l’avons vu, dans le
registre du Symbolique. Cette fonction invocante de l’Autre constitue
le « pendant auditif » de la fonction scopique : le sujet parlant adresse
des appels, des demandes, des questions à l’Autre qu’il perçoit comme
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Dossier : le hors-champ
49 J.-D. Nasio, Cinq leçons sur la théorie de
Jacques Lacan, op. cit., p. 226.
50 Alain Vanier, Lacan, Les Belles lettres,
Paris, 2000, p. 19.
51 Jacques Lacan, « Fonction et champ de la
parole et du langage en psychanalyse », Ecrits I,
op. cit., p. 181 .
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54
étant le détenteur de sa « vérité », d’une vérité méconnue, dérobée à
laquelle il cherche à accéder par son truchement. En effet, selon Lacan,
toute parole appelle une réponse car il n’y a pas de parole sans Autre,
l’Autre primordial étant notre langue maternelle, le lieu à partir duquel
nous avons pu parler et nous construire. Ainsi, au sein du Loft, cette
quête d’identité passe aussi par la parole, par les échanges verbaux, par
les révélations en aparté proférées dans le confessionnal vers un lieu
situé hors-champ, discussions qui tournent toutes presque toujours
autour des mêmes questions : qui est-il vraiment, m’aime-t-elle un peu,
tu me trouves comment, que pensent-ils vraiment de ma personne,
dis-moi quels sont mes défauts ? etc. À chaque fois, ces interrogations
demeurent en suspens, en attente au lieu de l’Autre censé contenir
quelques réponses. « La demande de savoir, c’est le propre de la névrose.
Le névrosé se définit par le fait que sa demande, nette, non ambiguë, est
d’un savoir ; il veut savoir, il veut que l’Autre lui parle et lui apprenne » 49.
Sans vouloir dresser un tel profil psycho-pathologique des lofteurs, il
s’agit ici de mettre en évidence le rôle vital de la parole au sein d’un
dispositif fonctionnant comme un piège à regards. Lacan attribue en
effet une fonction tout à fait positive à la parole qui permet de sortir de
l’impasse imaginaire, car « le rapport du sujet à son image dans le miroir
conduit à une difficulté propre à la dimension narcissique. Cette capture
conduit à une situation mortifère du type : ou l’un ou l’autre. Pour que
le lien social soit possible, il faut concevoir un autre terme, qui ne laisse
pas le sujet dans une relation strictement en miroir à un semblable. Ce
qui arrive dans le mythe, à Narcisse se noyant pour rejoindre sa propre
image, indique assez la limite du modèle. Cet élément médiateur, cette
dimension tierce, qui sort le sujet de l’impasse imaginaire, c’est la parole
et le langage »50. Ainsi, si l’Autre est le lieu du regard, il est aussi et surtout le lieu de la parole, le lieu qui reçoit la dialectique sans fin du désir
dont le premier but est d’être reconnu par l’autre. « Ce que je cherche,
dit Lacan, dans la parole c’est la réponse de l’autre. Ce qui me constitue
comme sujet, c’est ma question »51 . Le sujet loftien, continuellement
submergé d’interrogations relatives à sa personne, démontre de manière
tragi-comique la validité de cette maxime lacanienne.
Si la parole a donc une fonction structurante pour le lofteur, elle n’en
demeure pas moins le lieu de malentendus, de rencontres manquées,
car les aléas de la communication intersubjective proviennent en particulier du fait que la parole a une fonction essentiellement invocatrice
et non informative. Dans un Loft coupé (partiellement) du monde,
où les journaux, la télévision et la radio sont interdits, où la lecture est
restreinte au strict minimum, où le seul débat contradictoire consiste
à savoir si les filles seront toutes jetées dans la piscine pour un bain de
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Etudes
minuit collectif ou alors si Aziz est un macho ou non, les conversations
finissent inévitablement par revenir sur les mêmes interrogations, les
mêmes doutes et les mêmes thèmes – les difficultés (ou les joies) des
relations affectives – et cela sur le mode de la confession intime, de la
révélation de soi aux autres, autant d’échanges qui s’avèrent « sans issue »,
car induits et sciemment exploités par le « Propriétaire », un Autre qui
a pris soin de sélectionner des personnes suffisamment malléables psychologiquement pour obtenir le résultat voulu : une obéissance aveugle
au désir et à la loi de l’Autre ressenti comme une instance omnisciente
et toute-puissante.
Dans le Loft, la parole de l’Autre prend une autre forme que celle des
échanges entre les candidats. En effet, le « Propriétaire » du Loft, situé
dans un hors-champ à la fois prestigieux et improbable, a coutume de
communiquer avec ses locataires par le biais de messages en voix off ou
de messages écrits remis dans le cellier, pièce médiatrice entre l’intérieur
et l’extérieur. Cette voix et cette parole impersonnelles, changeantes,
décorporées 52 assument vis-à-vis des lofteurs le rôle de l’Autre, d’une
instance qui façonne leurs comportements, qui impose des activités,
qui juge des performances, qui récompense une victoire, qui punit
une faute, etc. À leur tour, les candidats s’adressent ou répondent aux
questions de l’Autre dans le confessionnal, lieu capitonné, à l’écart des
regards et oreilles indiscrètes des autres lofteurs, qui place le pénitent
face à une caméra, favorisant ainsi la délation, l’aveu, la doléance, la
déclaration, l’accusation, la contrition, etc. Tous ces actes de paroles
sont reçus à la fois par le fameux « Propriétaire » et par le téléspectateur
qui s’identifie alors au confesseur bénéficiant du privilège d’entendre ces
révélations dans un tête-à-tête factice, qui tout à la fois le rend complice
et le met à distance, l’écran de télévision ayant remplacé la grille (fig. 11).
Ce que le téléspectateur ne perçoit pas, car situé hors-champ et coupé
au montage, c’est que ces mots censés relever de la plus libre expression,
constituent en fait des réponses à des questions précises qui induisent
inévitablement une transformation des propos en un discours orienté
par la personne chargée de mener la « confession ». Cet escamotage de
l’Autre comme instance invocante ne fait que renforcer l’illusion d’une
parole subjective autonome.
Cette commun(icat)ion improbable souligne l’aporie d’un langage
où « notre message nous vient de l’Autre, et pour l’énoncer jusqu’au bout :
sous une forme inversée ». Ce principe s’applique à toute forme d’énonciation, « puisqu’à avoir été émis par nous, c’est d’un autre, interlocuteur
éminent, qu’il a reçu sa meilleure frappe » 53. Tous les mots prononcés
dans le Loft par caméras interposées ou non rappellent de manière aiguë
cette formule lacanienne : les êtres parlants ne sont jamais totalement
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55
52 Ce terme est utilisé par les psychanalystes
pour désigner un processus de désinvestissement corporel ou d’ « évanouissement » de l’enveloppe corporelle.
11
53 Jacques Lacan, « Ouverture de ce recueil »,
Ecrits I, op. cit., p. 15 - 16.
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Dossier : le hors-champ
maîtres de leurs dits, ils émettent des paroles dans « le vide » du champ
de l’Autre qui les renvoie inlassablement à leurs destinataires.
Le malentendu originel : l’inversion de l’image spéculaire
54 Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan,
op. cit., p. 101 .
55 Lire à ce sujet le très beau texte de Michel
Thévoz, « L’inversion spéculaire », Le miroir infidèle, op. cit., p. 19 - 35.
56 Id., p. 27- 28.
57 Id., p. 20.
58 Id., p. 30.
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Ces méprises causées par les mirages imaginaires n’interfèrent donc pas
uniquement dans les rapports entre lofteurs, mais également dans toute
vie humaine. Cette « rencontre » perpétuellement manquée avec soimême, ce « ratage » de l’être en tant que sujet indivis, débute en fait dans
l’image spéculaire elle-même qui inverse latéralement la forme réelle
du visage, reflétant ainsi une version inexacte de sa physionomie. « La
re-connaissance de soi à partir de l’image du miroir s’effectue – pour
des raisons optiques – à partir d’indices extérieurs et symétriquement
inversés. Du même coup, c’est donc l’unité du corps elle-même qui
s’ébauche comme extérieure à soi et inversée » 54. Ainsi, l’image de soi
que l’on va chercher dans l’Autre, non seulement nous échappe, mais
s’avère originairement être déformée par l’altération énantiomorphe
(inversion morphologique dans l’axe perpendiculaire à la surface du
miroir) 55. Malgré cette faute d’objectivité de la part du miroir, nous
nous attachons à cette image considérée comme étant la vraie version de
notre visage. En effet, « nous ne sommes jamais les maîtres de ce double,
dans la glace, qui représente l’Autre en nous, foncièrement décalé, et qui
peut prendre une existence autonome, incontrôlable, persécutoire, ou
paranoïaque »56. Ainsi, on peut dire que la fonction du miroir est essentielle car elle symbolise visuellement le rapport existentiel de l’individu
à son image propre, un rapport qui est « instable, oscillant entre les pôles
de l’être et du paraître, de l’objectivité et de la subjectivité, de la vérité et
du fantasme, de l’intime et du collectif, etc. » 57.
L’inversion géométrique de l’image spéculaire entérine le mirage
identificatoire mis à jour par le stade du miroir, apporte une confirmation supplémentaire sur le fait que l’image de soi est fondamentalement
biaisée. La géométrie semble, en effet, soutenir et approuver la psychanalyse dans son analyse de la division du psychisme humain : « l’inversion spéculaire […] c’est une version originale, plus péremptoire que
toute autre image, du leurre formateur de notre personne. Nous investissons complaisamment l’énantiomorphie du miroir en spéculant sur la
commutativité de notre symétrie bilatérale sous l’effet d’une contrainte
de répétition qui nous entraîne à rejouer interminablement le scénario
identitaire ou le clivage inaugural » 58.
Les miroirs du Loft, comme d’ailleurs tous les autres, nous
apprennent que le sort de l’homme c’est précisément d’être condamné à
« une impropriété constitutive, c’est de n’être aucunement identique à soi,
c’est de vouloir gérer cette insuperposabilité spécifiquement spéculaire
16.10.2003, 16:00
Etudes
du voir et de l’être vu, ou du pour-soi et du pour-autrui, insuperposabilité ontologique qui fait de nous des sujets clivés »59. Ainsi le miroir,
en réfléchissant avant tout un porte-à-faux entre le sujet et son image,
le sujet et les autres, représente « la métaphore prototypique du désir de
l’autre, dans le regard duquel je retrouve ma propre demande mais sous
une forme inversée » 60. Ce décentrement du sujet qui est « constitué par
une structure qui, elle aussi, n’a de centre que dans la méconnaissance
imaginaire du moi, c’est-à-dire dans les formations idéologiques où il
se reconnaît » 61 , trouve dans le Loft une preuve éclatante. La pénitence
majeure endurée par ces reclus de bonne volonté, c’est de faire publiquement et impudiquement l’expérience de l’aliénation du sujet au champ
de l’Autre qui accompagne toute existence humaine.
L’analyse du dispositif du Loft réalisée dans une double perspective,
à la fois historique et psychanalytique, nous a permis, on l’espère, de
démontrer que ce jeu de télé-réalité constitue un objet d’étude idéal et
unique pour mettre à jour certaines des fonctions du regard et du miroir.
À cela s’ajoute le fait que le Loft incarne, par une mise en évidence des
fantasmes d’omniperception propres à une société qui exalte les vertus
de la vision totalisante, englobante et soi-disant sécurisante, le fonctionnement même de la télévision qui fait voir pour mieux se regarder
elle-même. En effet, offrir la possibilité à une masse informe et sans
identité d’accéder à une vision sans limites, et à quelques élus de bénéficier d’une visibilité notoire, revient à satisfaire cette obsession du voir et
de l’être-vu qui animent aujourd’hui la télévision dans son ensemble. Le
Loft est ainsi une sorte de caricature de la télévision elle-même qui fait ici
la démonstration de sa capacité à faire voir tout… de rien, tout de suite,
à tout le monde et pour rien (ou pas grand-chose). Et à Guy Debord,
dont le texte de 1967 n’a pas pris une ride et qui peut être lu comme
une exégèse visionnaire et brillante des jeux de télé-réalité, laissons le
dernier mot. « La société qui repose sur l’industrie moderne n’est pas
fortuitement ou superficiellement spectaculaire, elle est fondamentalement spectacliste. Dans le spectacle, image de l’économie régnante, le but
n’est rien, le développement est tout. Le spectacle ne veut en venir à rien
d’autre qu’à lui-même » 62.
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59 Id., p. 32.
60 Id., p. 29.
61 Louis Althusser, « Freud et Lacan » (1964),
Ecrits sur la psychanalyse, Stock/IMEC, Paris,
1993, p. 45.
62 Guy Debord, La société du spectacle,
Gallimard, Paris, 1992 [1967], p. 21 . Il est frappant de constater que, parmi les jeux préfé rés des lofteurs (non imposés par le «Propriétaire », donc tout à fait spontanés), les parodies
d’émissions ou de séries télévisées célèbres,
ou alors des exercices typiquement télévisuels
abondent : « Qui veut gagner des millions ? »,
« Les trois drôles de dames », des faux entretiens réalisés face à une caméra, un fouet de
cuisine en guise de micro, ou l’invention d’un
nouveau concept d’émission, « Quatre-vingtcinq C », présenté par Laure, montrent assez
bien cette tendance à l’auto-représentation,
qui dans, des émissions comme « Les enfants
de la télé », atteint des sommets d’auto-congratulation complaisante. Finalement, ce ne sont
pas tant les personnes en quête de quelque
gloire incertaine, que la télévision elle-même
qui, à force de se regarder, souffre d’un narcissisme chronique.
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Dossier : le hors-champ
hors-champ
Etudes
Montage horizontal et montage vertical
chez Werner Nekes
par François Bovier
Le hors-champ est souvent envisagé à partir du cadrage : ce qui n’apparaît pas dans le champ, en fonction de la découpe du cadre ou de la
construction interne au plan, mais qui peut être suggéré par la bandeson, le jeu des regards ou une situation diégétique, est rejeté provisoirement hors-champ – provisoirement, car un recadrage, un mouvement
de caméra, ou une reconfiguration de l’espace, peuvent actualiser le
hors-champ. Or, il s’avère que le montage entretient une relation dynamique avec ce jeu d’interaction entre les domaines du visible et du nonvisible (ou du pas-encore-visible et du déjà-plus-visible). L’entrée et la
sortie d’un personnage dans et hors du champ, pour prendre l’exemple
le plus banal, peuvent être générées par l’opération d’une coupe : celleci provoque l’apparition soudaine ou l’évanouissement instantané d’une
personne (on peut donc parler de « trucage » ou d’ellipse).
Je limiterai ma discussion de l’apport du montage vis-à-vis de la
question du hors-champ à quelques films de Werner Nekes qui mettent
en jeu une poétique personnelle, pour ne pas dire idiolectale. En l’occurrence, s’en tenir à ce corpus présente un avantage : Werner Nekes,
chef de file de l’école formelle allemande, a théorisé la problématique
du montage, et ses films mobilisent une dialectique entre l’apparition
et la disparition des figures à l’écran, entre la saturation et l’évidement
du plan. Mais on ne saurait négliger les écueils que ce choix induit.
Le cinéma de Nekes constitue une aberration au regard d’un mode de
représentation institutionnel (il ne sera donc question que de sa pratique
qui relève de l’une des utilisations possibles du film – et qui partage
un certain nombre d’affinités avec ses pairs, le cinéma dit structurel
américain et anglais ou encore les films à clignotement). La conception et la mise en pratique du montage développées par Nekes nous
oblige à redéfinir cet objet : Nekes subdivise l’opération du montage
(lors de l’assemblage du métrage tout comme au moment du tournage)
en deux techniques distinctes, qu’il appelle respectivement « montage
horizontal » (désignant les liens relationnels et différentiels entre deux
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Etudes
photogrammes, qu’une coupe intervienne ou non) et « montage vertical » (désignant la superposition des images au sein d’un photogramme,
mécanisme généralement exclu du domaine du montage) 1 . Enfin, le
hors-champ est activé dans ses films à travers un montage ultra-court et
la multiplication des couches d’images. Dans ces conditions, autant le
reconnaître d’emblée, mon interrogation ne portera pas tant sur l’interaction entre hors-champ et montage que sur l’interprétation et l’appropriation de ce phénomène par Nekes. Quand bien même y aurait-il un
risque de circularité dans la démarche (définir la question du montage
en fonction des préoccupations de Nekes pour l’appliquer à ses propres
films, et faire intervenir le hors-champ dans cette seule perspective),
j’émets la gageure qu’à travers cette opération nous avons une chance
de surprendre l’une des facettes de la logique impliquée par le binôme
champ/hors-champ (car il ne saurait y avoir de hors-champ que par
rapport à un champ).
59
1 Sur ce point, je me permets de renvoyer à
mon article, « Werner Nekes, ou les enjeux de
la kiné », in Hors-champ, no 8, printemps- été
2002, p. 44 - 48.
Le cinéma, un art cinétique
Werner Nekes soutient que tout film repose sur deux mécanismes conjoints : un fait technique et une activité psycho-physiologique. D’une
part, le défilement des photogrammes dans l’appareil de projection
forme une chaîne syntagmatique qui se déploie dans le temps. D’autre
part, le spectateur réagence cette chaîne en une succession de brèves
unités imaginaires : à travers le phénomène de la persistance rétinienne
et de l’effet-phi, il opère une fusion entre deux photogrammes qui se
suivent. T-WO -MEN (1972 , 90') est le film qui exploite le plus systématiquement ce mécanisme de formation d’une image subjective. Nekes
parle dans ce cas de « lecture horizontale ». Par ailleurs, il indexe à travers
le terme de « lecture verticale » un autre procédé technique. Au sein de
chaque photogramme, plusieurs couches d’images peuvent se superposer 2. Cette opération n’est pas nécessaire à la constitution d’un film. Et
de fait, il faudra attendre Hurrycan (1979, 90') pour que Nekes attribue
à ce procédé une portée heuristique. La frappe du style des films de
Nekes, que je qualifierai, faute de mieux, de « cinématique », est indissociablement liée aux mécanismes d’une lecture horizontale. Je remettrai
donc à plus tard mon analyse des modes de lecture verticale.
Nekes détermine trois configurations possibles du film. Les photogrammes peuvent être tous identiques (bien qu’ils diffèrent de par leur
emplacement dans la chaîne syntagmatique du film) : l’image, mise en
boucle, se gèle (suspension de la lecture horizontale). Les photogrammes
peuvent se différencier : le film présente un mouvement apparent à
l’écran (lecture horizontale minimale). Les photogrammes peuvent être
tous hétéroclites : l’image scintille et ses contours se brouillent (lecture
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59
2 L’intervention de Werner Nekes, le 8 décembre
1975 à l’Université du Wisconsin, propose
une synthèse de ces différents points. Cf.
« Whatever Happens Between the Pictures. A
Lecture by Werner Nekes ; Edited and with An
Introduction by David S. Lenfest », in Afterimage,
novembre 1977, p. 7- 13.
16.10.2003, 16:03
60
Dossier : le hors-champ
3 Werner Nekes a mis au point sa théorie de
la « kiné » dès 1972. Voir, entre autres, Werner
Nekes, « Spreng-Sätze zwischen den Kadern »,
in Hamburger Filmgespräche IV, reproduit dans
Reinhard Oselies, Ingo Petzke, Werner Nekes,
1966 -1973. Eine Dokumentation, Studienkreis
Film, Bochum, 1973, p. 12 - 18. Notons une postérité indirecte de ces énoncés, à travers la
subdivision proposée par Dominique Chateau
entre un cinéma de la photographie, du plan
et du photogramme. Cf. Dominique Chateau,
« Texte et discours dans le film », in Revue d’esthétique, 1976 et Dominique Chateau, François
Jost, Nouveau cinéma, nouvelle sémiologie,
UGE (10/18 ), Paris, 1979.
4 Nekes reconduit le principe du montage
intellectuel d’Eisenstein, dans sa phase idéogrammatique, auquel il fait parfois allusion : un
signe accolé à un autre signe, tous deux porteurs d’une signification autonome, génèrent
un concept qui excède la somme des éléments
additionnés…
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horizontale maximale) 3. Quel que soit le mode de configuration pour
lequel opte le réalisateur, le cinéma se définit par l’ajointement de deux
photogrammes entre eux, unité élémentaire (au niveau créatoriel, filmographique et spectatoriel) que Nekes appelle un « kinème ». Dans ses
textes théoriques et dans ses films, Nekes fait porter l’accent sur les relations de temps et d’espace entre les photogrammes : plus la différence
sera importante (divergence du point de vue de la caméra et du moment
du tournage), plus le kinème sera porteur d’informations filmiques.
Reformulons les propos de Nekes en fonction du jeu d’interaction
entre le champ et le hors-champ, et évaluons leur productivité par rapport à sa propre pratique. D’un point de vue technique, le kinème peut
être défini comme le lieu de surgissement d’un champ (le photogramme
b) qui relègue le précédent hors-champ (le photogramme a). Le défilement cinématographique correspond à une dynamique d’apparition
et de disparition d’images qui se côtoient. D’un point de vue psychophysiologique, la relation kinétique se définit par la formation d’une
image subjective qui n’est pas impressionnée sur la pellicule (photogramme a + photogramme b = kinème a) 4. Les images à l’écran reposent
sur une absence que le spectateur vient combler : l’image perçue dépend
d’une interimage (spectatorielle) qui relie et anime des instantanés fixes.
Les films de Nekes illustrent, thématisent, cette présence négative. Son
coup d’envoi, Start (1966 , 10'), porte ce mode d’être paradoxal du ruban
pelliculaire au centre de l’attention : un homme traverse un pré suivant
différents parcours circulaires préétablis (l’emplacement de la caméra
est fixe, la bande-son crée un labyrinthe acoustique en mixant seize
enregistrements musicaux) ; des coupes le font disparaître du champ,
instaurant une tension entre mouvement représenté et mouvement de
l’image ; et la découpe du cadre, qui assimile le pré à un écran traversé
par un réseau de mouvements, morcelle son corps. L’intermittence
des images projetées est soulignée et redoublée : les sautes du montage
(Nekes aime citer le récit mythique de la découverte du trucage par
Méliès : la substitution d’un omnibus à cheval par un corbillard due à
l’arrêt de la prise de vue) reconfigurent le champ du visible et attribuent
une présence spectrale au personnage. De plus, les quatre bordures du
cadre sont systématiquement exploitées : l’homme, dont la trajectoire
demeure imprévisible, éprouve le champ comme un espace à parcourir
et duquel s’évader, mais sa sortie hors du cadre est souvent précipitée par
l’intervention d’une coupe.
Malgré cette tripartition des modes de représentation filmique,
Nekes en privilégie résolument un : il prend pour modèle l’art cinétique,
le mouvement de l’image que l’on peut opposer à « l’image-mouvement »
(Deleuze). Ce qui retient l’attention de Nekes sur un plan théorique et
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Etudes
qui constitue l’attraction de ses films, a trait à la mise en relation des
photogrammes entre eux. Il est ainsi amené à redéfinir les éléments
discrets du cinéma : le kinème (l’ajointement de deux photogrammes)
correspond au phonème dans le langage verbal ; une chaîne de kinèmes
(une unité souple et ouverte) correspond à un morphème 5. Cette opération de réduction des traits constitutifs du cinéma le conduit à privilégier deux pôles tensionnels : une poétique fractale d’une part, où l’explosion et la conflagration des photogrammes défont l’ordre normé de la
représentation du mouvement ; une poétique de l’accumulation d’autre
part, où la réitération et l’alternance des champs de kinèmes saturent
l’écran. La pensée de Nekes s’inscrit dans la lignée des réflexions et des
pratiques avant-gardistes (de Léger à Kubelka en passant par Eisenstein)
que parfois il mobilise. Dans ce contexte, il me paraît pertinent de convoquer une position, dont Nekes n’a peut- être pas connaissance, qui
porte exclusivement sur l’unité du plan.
Je pense ici à deux articles de Jean-Pierre Oudart 6 qui, à travers une
grille de lecture lacanienne, évaluent le Procès de Jeanne d’Arc (Robert
Bresson, 1963) et certains films de Fritz Lang comme l’exemple princeps d’une structure d’assemblage tripartite des plans, reposant sur un
manque constitutif. En simplifiant son argumentation, on peut avancer
les points suivants : à travers le procédé du champ-contrechamp tel qu’il
est mis en œuvre par Bresson dans le Procès (raccord proche des 180
degrés), le spectateur prend conscience d’une absence, c’est-à-dire de la
présence de la caméra demeurant hors-champ ; le contrechamp, à travers
le regard d’un personnage, ancre rétroactivement le lieu d’où le premier
champ a été pris ; le spectateur prend alors conscience du cadrage qui
masque arbitrairement certaines choses. Dans cette perspective, chaque
plan se définit par rapport à ceux qui l’entourent : face au plan a, le spectateur cherche en vain la source d’un regard que personne ne supporte ;
le contrechamp suture cette absence à travers le regard d’un personnage ;
le plan b reprend et déplace le plan a, tout en effaçant la présence de
l’énonciateur (« le lieu de l’Absent »). Ainsi envisagé, l’enchaînement
champ a-contrechamp-champ b constitue une chaîne syntagmatique
où chaque élément est interdépendant. À mon sens, la théorie de la kiné
repose sur un modèle similaire : la rencontre entre deux photogrammes
forme une première unité kinétique qui est déplacée et relancée par l’intervention du photogramme suivant ; si les paramètres organisationnels
peuvent en principe varier à l’infini (ou plutôt jusqu’à ce que le film
prenne fin), dans les faits un système de convergences et de récurrences
règle l’ordre de distribution des photogrammes. Une différence toutefois
subsiste entre ces deux positions : Nekes s’appuie sur des phénomènes
expérimentalement observables, alors qu’Oudart projette un modèle
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61
61
5 Le terme « kinème » et, partant, la question de la double articulation au cinéma, renvoient à Pasolini qui opère une distinction
entre « monèmes » (les plans) et « cinèmes » (les
objets identifiables). Cf. Pier Paolo Pasolini,
« La langue écrite de la réalité » (1966), L’expérience hérétique, Payot, Paris, 1976.
6 Jean-Pierre Oudart, « La suture », in Cahiers du
cinéma, no 211 et 212, avril et mai 1969.
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62
Dossier : le hors-champ
7 Cinq segments sont entrelacés dans le film :
une femme attache son monokini ; un couple
évolue dans un concours de danse ; un danseur s’assied sur une chaise qui cède sous
son poids ; un homme lorgne sous la jupe d’une
femme penchée au-dessus du capot de sa voiture ; une surface d’eau est troublée par des
mouvements concentriques, parfois inversés.
Les segments, mis en boucle, défilent dans le
bon sens et à l’envers.
VIS-À-VIS , 1968
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psychanalytique à partir duquel il extrapole (non sans jugements de
valeur) des relations de plaisir (Hollywood) et de déplaisir (la modernité)
du spectateur au film.
Récapitulons, en renvoyant à des exemples précis. La première
configuration (différence zéro : reduplication du même photogramme)
n’a pas été réalisée. Tout au plus Nekes en a-t-il proposé une approximation : certains segments de films sont mis en boucle, inversés et
renversés (Zipzibbelip, 1968, 11' : un court-métrage sur la frustration du
regard et le voyeurisme 7), tandis que d’autres films ralentissent à l’extrême le plan. L’absence de mouvement implique une concentration sur
la durée exclusivement. Dans ces conditions, le lieu de l’Absent demeure
vacant : rien ne vient relayer la présence de la caméra. La deuxième configuration (différence minimale : constitution d’un mouvement apparent) est utilisée en relation de contrepoint avec un montage ultra-court
dans la plupart de ses films et constitue parfois l’intégralité du métrage.
Dans ce dernier cas, elle peut s’incarner à travers un plan unique ou
une multiplicité de plans. Soit Vis-à- vis (1968, 14') : six personnes, dont
Nekes et sa femme, assis immobiles, dévisagent la caméra. À infléchir les
analyses d’Oudart (puisqu’il étudie des mécanismes d’articulation entre
plans), le lieu de l’Absent correspond à la place du spectateur : voyant
l’équipe et se voyant vu (les mouvements imperceptibles et le cillement
des yeux des modèles, induisant un sentiment de gêne, déstabilisent
cette photo de famille), le spectateur, tenu à distance de la scène de la
représentation, découvre qu’il occupe une position analogue à celle de
la caméra. Soit Abandanno (1970, 35') : une succession de plans, articulés
autour de leitmotifs (des toits enneigés vus d’une fenêtre, un intérieur
d’appartement traversé par Nekes et Dore O.), cadrent Dore O. dans
des espaces naturels en hiver et en été. Les plans, restituant une certaine aura à l’image (soutenue par la bande-son minimaliste d’Anthony
Moore), jouent sur la disparition de Dore O. au sein du cadre : la profondeur de champ se creuse, les variations lumineuses s’intensifient
jusqu’à effacer la représentation. Dore O., en éprouvant les limites
du cadre, désigne un hors-champ qui n’est comblé par aucun regard
(tout au plus par un mouvement : Dore O. lance une boule de neige
hors-cadre). Le spectateur identifie le lieu de l’Absent à la présence de
la caméra – qui le renvoie à sa propre position. La troisième configuration (différence maximale : collision et superposition des cadres entre
eux) caractérise la poétique de Nekes (la liste de ses films ressortissant à
cette catégorie demeure ouverte). Pour prendre un exemple, Makimono
(1974, 38'), renvoyant aux peintures japonaises sur rouleaux, explore, à
travers un emplacement fixe de la caméra, un paysage lacustre avec des
maisons ; mais l’emportement du montage, conjoint à des mouvements
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Etudes
MAKIMONO, 1974
panoramiques opposés et des surimpressions, assimile le paysage à une
calligraphie de traits et de points abstraits. La rencontre entre photogrammes (phot. a + phot. b = kinème 1) qui se filent (phot. b + phot. c
= k 2 ) comme dans un fondu-enchaîné (k1 + k 2 = k 3) détermine le lieu
de l’Absent : celui-ci se situe entre les images, renvoyant le spectateur à
sa propre activité de perception, tour à tour dépossédé et maître de ses
capacités de reconnaissance. À travers le clignotement des images, le
champ-passé, le champ-actualisé et le champ-à-venir se confondent.
Ces mécanismes de chevauchements des photogrammmes permettent
d’opérer un saut : d’évoluer de la lecture (de la réception) au montage (à
la confection) du film.
Montage horizontal, montage vertical
Nekes, en pensant le cinéma comme l’articulation différentielle des
photogrammes entre eux, oppose à la logique de la successivité celle
du simultanéisme. Un paramètre technique, le défilement photogrammique, est isolé et autonomisé en un premier temps, celui de la réflexion
théorique (qui s’arc-boute à une pratique). En un second temps, les
mécanismes liés à la projection sont érigés en tropes, élaborés en une
poétique résolument métafilmique : à la lecture horizontale répond un
montage photogrammique, à la lecture verticale la multiplication des
couches de surimpressions. Les deux mécanismes sont liés, ne serait-ce
déjà que techniquement : l’ajointement des photogrammes provoque
leur superposition – qu’un montage vertical permet de démultiplier.
Un dernier mot encore sur la poétique du cadre propre à Nekes,
avant de mettre en jeu ces implications par rapport à deux films, Diwan
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Dossier : le hors-champ
KNOTEN , A MALGAM , 1976
8 Pour une analyse détaillée de ce film,
voir Christoph Settele, « Nekes – Duchamp –
Mantegna » et Ingo Petzke, « Amalgam », Werner
Nekes Retrospektive, Zyklop Verlag, Zurich,
1987, p. 36 - 49 et p. 89 - 92.
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(1973, 85') et Hurrycan (1979, 90'). Le champ, constitué par sa relative
absence photochimique, n’est pas dépourvu de délimitations. La métaphore bazinienne de l’écran comme cadre et comme cache trouve ici
un point de résolution : le plan est littéralement assimilé à un tableau
(qui peut, comme dans le minimalisme, être divisé en bandes qui soulignent et redupliquent le cadre). Amalgam (1975 - 76 , 72') représente le
meilleur exemple à cet égard – et constitue peut- être la seule occurrence
dans le cinéma d’une telle pratique. Le film conjoint une technique
précinématographique, la chronophotographie, et des références au
champ des avant-gardes plastiques, c’est-à-dire au futurisme et surtout
au Nu descendant un escalier (1911) de Duchamp qui renvoie à son tour aux
planches d’une femme descendant un escalier (dans la série On Animal
Locomotion, 1878, de Muybridge). Les plans, dans Amalgam, sont animés
par une légère vibration, à la limite de la stase et de la décomposition
du mouvement ; le cadre, composé comme un lieu de forclusion des
figures et des motifs, diffracte prismatiquement les points de vue. Nekes
propose deux variations explicites autour de toiles. Knoten (1ère partie)
recompose en un tableau vivant Les poseuses (1886 - 87) de Seurat : l’accentuation de la texture du grain de la pellicule reproduit la technique du
pointillisme ; le cadre se fige, puis s’anime à travers la fusion de quatre
couches d’images aux expositions variées. Textur (3ème partie) constitue
un hommage au Christ mort (circa 1500 ) de Mantegna : les formes d’une
femme nue, allongée dans la même posture que le Christ, se démultiplient à travers les couches de surimpression ; la crudité de la représentation de Mantegna est redoublée par le rabaissement du sujet et la corporéité de la femme allongée sur un lit, en lieu et place d’un cadavre 8.
À travers cette assimilation du plan à un espace pictural, l’irréductibilité
du hors-champ, qui ne peut réintégrer la représentation, est affirmée. Le
hors-champ, qui intervient au niveau du support réel du film, est exclu
du monde de la représentation : le cadrage demeurant fixe, les opérations de déformation des figures, qui sont à peine reconnaissables, ont
lieu au sein d’un cadre délimité.
Pour le dire autrement, la découpe que propose Nekes entre montage horizontal et montage vertical est purement didactique. Dès lors,
par montage (en un sens élargi), il faut entendre : la constitution des
photogrammes en unités de plus en plus larges d’une part (où la coupe
génère un hors-champ), et la superposition des couches d’images en
tout point donné d’autre part (où la surimpression d’images palimpseste
brouille la délimitation entre champ et hors-champ). C’est dans cette
double perspective que j’envisagerai Diwan et Hurrycan. Les techniques
diffèrent, mais les effets sont comparables : où donc le champ s’est-il
abîmé ? pourrait-on s’interroger…
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Etudes
Diwan : les mécanismes du déplacement et de la condensation
Diwan est composé de cinq parties autonomes. (Le titre fait allusion à
un recueil éponyme de poèmes lyriques de l’auteur persan Hàfiz (1368 )
– et au Divan occidental-oriental (1819 ) de Goethe qui cherche à rivaliser
avec celui-ci. Le lyrisme sensuel et le mysticisme s’expriment ici à travers
une poétique de l’espace où choses et gens se confondent, s’indifférencient.) Le film permet de repenser la relation entre montage horizontal
et vertical, et ses répercussions sur le hors-champ. À mobiliser deux
modèles extracinématographiques, la théorie de la psychanalyse et la
musique, il est possible de définir analogiquement le montage photogrammique et les superpositions comme un mécanisme de déplacement
et de condensation du champ visé ou comme une technique fondée sur
l’intervalle entre les notes et leur résonance en un accord.
Au niveau de l’enchaînement des photogrammes, qui forment
et transforment dans le même mouvement le champ, il ne peut être
question de hors-champ qu’à partir d’un degré perceptible de différenciation spatiale et temporelle entre les kinèmes. Ce gradiant peut être
identifié, si l’on se situe du côté de la réception, à un effet de brouillage
de l’image : l’intervalle d’espace et de temps, ou le mécanisme de déplacement des constituants du champ, doit être suffisant pour empêcher
la constitution homogène du plan qui, aussitôt formé, bascule horschamp. Au niveau de la superposition des couches d’images, la situation peut paraître diamétralement opposée : il ne s’agit plus de creuser
un écart entre tons, mais d’affiner leurs microintervalles ; les éléments
condensés doivent présenter une densité telle que le champ se constitue
en un espace malléable, perpétuellement mouvant. La différence d’espace et de temps entre les couches d’images peut être minime : c’est par
recoupements et permutations que se crée un état d’indistinction entre
champ et hors-champ. On peut alors parler d’effet-de-hors-champ : une
trop grande richesse du champ visuel produit un effet déceptif, une frustration du regard, l’intégralité des points coprésents à l’écran ne pouvant
être identifiés. Diwan dynamise cette interaction entre abîmement et
surcharge du champ à travers différentes techniques qui ne mobilisent
pas forcément le montage (dans son acception commune).
Alternatim ( 2ème partie), qui renvoie à une forme musicale où deux
chœurs chantent en alternance, oppose deux types d’images : des plans
photographiques statiques, extrêmement cadrés, et des séquences de
décharge cinétique qui diffractent un château grec (les kinèmes superposent tantôt deux angles différents de cadrage, tantôt un photogramme
non impressionné et le château, tantôt étirent un photogramme sur l’espace de deux cadres). Les plans photographiques, à travers un cadrage
métonymique, font saillir les angles des bâtiments, parfois traversés par
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Dossier : le hors-champ
S UN -A-M UL , D IWAN , 1975
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des personnages, et redécoupent un cadre dans le champ. Le cadrage
apparaît comme un geste de réduction du champ, d’isolation de la scène
hors de son environnement mondain. Seul le principe de la continuité des
formes, posé par la Gestalttheorie, permet d’identifier ces habitations dont
la perception se trouve dénaturalisée. Les explosions de photogrammes
excèdent nos capacités de perception et de déchiffrement de l’image. Ces
séquences de montage horizontal et vertical, présentant une expérience
visuelle inédite, produisent un effacement des motifs par recouvrement,
un malaxage kaléidoscopique du visible. Une tension s’instaure entre
un système d’attente (différence kinétique avoisinant le zéro) et l’éclatement de la vision (montage horizontal et vertical). Les processus de
remémoration et d’anticipation du spectateur sont perturbés : celui-ci
ne parvient pas à être en phase avec ce flux d’images qui le submergent.
L’irruption des kinèmes déchire les plans statiques. La bande-son, composée d’une fréquence modulée continue, entre en relation de contrepoint avec les images. Deux formes opposées de hors-champ sont mobilisées : la dynamique d’interaction entre la raréfaction de la perception
et la sortie hors d’une représentation identifiable conduit à une forme de
montage plus élevée. Nekes propose ainsi au spectateur une expérience
sensorielle qui mobilise des sensations tactiles.
Sun-A-Mul (1ère partie), qui signifie en gaélique un paysage baigné
par le soleil, institue un contraste entre des mouvements panoramiques
et un cadrage fixe où les superpositions entrent en jeu. Le film s’ouvre
sur une vue aérienne qui capte un paysage côtier en suivant la trajectoire
du soleil. Un vaste territoire est parcouru, non sans variations d’intensité lumineuse et intervention de coupes (la bande-son est composée
de trois vibrations aux hauteurs tonales changeantes). Les occurrences
suivantes de ce segment présentent son contre-champ : c’est le ciel qui
est cette fois cadré en contre-plongée, évoquant métonymiquement un
espace non-fini. Le corps central du film, en position de déhiscence par
rapport à ce plan de situation, présente une maison balnéaire et son
annexe, avec des personnes à l’avant-plan. Ce lieu, affecté par les changements impromptus de réglage du diaphragme, devient le théâtre d’apparitions et de disparitions. Les surimpressions, s’étendant jusqu’à seize
couches (impressionnées à l’intérieur de la caméra !), déterritorialisent
l’habitation (dont l’emplacement à l’écran varie sans cesse) et frappent
de soupçon l’existence des personnes déambulant dans le champ. Les
centres de focalisation de l’image se démultiplient. Dans ce ballet incessant de figures qui se croisent et se confondent, le montage vertical est
aligné sur le rythme du montage horizontal : dans le cadre de l’écran, le
passage du champ au hors-champ (et inversement) répond à la cadence
de défilement des photogrammes. Le spectateur a la possibilité d’isoler,
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Etudes
de se concentrer sur une couche d’image, puis d’en viser une autre :
l’errance de son regard constitue la meilleure réponse à ce mode de flottement de la représentation, où le montage vertical abolit la distinction
entre champ et hors-champ.
Hynningen (5ème partie), qui signifie appartement en suédois, articule
principalement deux motifs : une fenêtre, avec ou sans surimpressions,
et une maison vue de l’extérieur. La bande-son est composée d’une longueur d’onde de plus en plus aiguë. Les commentateurs de Diwan s’entendent pour déceler dans le plan de la fenêtre une allusion à La condition
humaine (1934 ) de Magritte 9. Sur ce point, je ne saurais les suivre. Pour
que l’argument tienne (le cadre de la toile, présent en transparence, reduplique ce que le tableau masque, c’est-à-dire la vue à travers la fenêtre),
il faudrait que les jeux de superpositions de la fenêtre soient constants
et n’achoppent pas sur la fenêtre en tant que cadre faisant écran au paysage. Je proposerai une autre lecture qui prend en compte la duplicité du
hors-champ dans les films de Nekes, en repartant d’un simple constat :
la dernière séquence permet au spectateur de s’orienter dans l’espace profilmique et de redistribuer les éléments déclinés par Hynningen en une
topographie stable. L’ensemble des champs cadrés par la caméra repose
sur un point de vue unique que Nekes sans cesse transgresse, c’est-à-dire
un intérieur perçé de deux fenêtres qui donnent sur un paysage et une
maison. Le premier dispositif optique (Magritte) repose sur un enchâssement de cadres transparents – sur une représentation illusionniste (donc
réaliste). Le second dispositif (Hynningen) reproduit les conditions d’une
vision binoculaire tout en impliquant une schize entre les deux cadrages.
Les dispositifs de cadrage eux-mêmes sont duels, la mise au point pouvant se faire sur la fenêtre en tant que support opaque ou en tant que
cadre transparent. De plus, les premières superpositions de la fenêtre
laissent bientôt place à des plans à couche unique qui multiplient les
variations d’intensité lumineuse et de tonalités de couleur (pour être plus
précis : à la fenêtre, qu’elle soit ouverte ou fermée, se superposent des
personnages extérieurs au champ cadré). Hynningen constitue un commentaire métadiscursif : Nekes oppose à la métaphore du cinéma comme
fenêtre ouverte sur le monde, à l’origine de l’esthétique mimétique et réaliste défendue par Bazin, la matérialité du cadre. Le montage vertical, les
variations d’intensité lumineuse et des pigments de couleur transfigurent
le champ qui résiste dès lors à toute fixation univoque. Les procédés de
la condensation et du déplacement confèrent à l’espace une malléabilité
qui évoque un monde d’avant toute représentation codifiée. Nekes se
concentre sur la texture de la matière filmique : en déclinant une série de
clichés photographiques, il renoue avec l’origine historique de la photogénie qui s’applique au mouvement de la photographie pictorialiste.
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9 Sur Diwan, voir Dieter Kuhlbrodt in Werner
Nekes Retrospektive, op. cit., p. 76 - 81 et Ingo
Petzke, « Bundesrepublik Deutschland – ein historischer Überblick », in Das ExperimentalfilmHandbuch, Deutsches Filmmuseum, Francfort,
1989, p. 87.
HYNNINGEN , D IWAN , 1975
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Dossier : le hors-champ
Le montage photogrammique et les surimpressions (Alternatim),
la superposition de la même scène à travers de légères différences de
cadrage et de temps d’exposition (Sun-A-Mul ), l’anamorphose de la
représentation par modification du réglage de la focale, du diaphragme
et des couleurs (Hynningen) empêchent le champ de se constituer en
une identité stable. Une équation d’identité est donc posée entre champ
et hors-champ.
Hurrycan ou le montage vertical
H URRYCAN , 1979
PLAN-PHOTOGRAMME ABSENT DU FILM, CETTE ILLUSTRATION RECOMPOSE L'EFFET SUBJECTIF INDUIT PAR
LE THAUMATROPE EN SUPERPOSANT LES DEUX FACES
DE LA MÉDAILLE EN ROTATION
10 Rappelons que Nekes a réuni une des collections les plus importantes en Europe de
jouets précinématographiques et de traités
sur la vision.
11 Werner Nekes, « Von der Wunderscheibe
zur Wirbelbüchse oder von Thaumatrop zum
Hurrycan » [1979], in Werner Nekes Filme,
Gurtrug Film, Mülheim, 1985, p. 51- 52.
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La fonction du montage, dans Hurrycan (le titre renvoie à « hâte » et
« boîte » : à la mise en boîte cinématographique d’une enfilade d’images,
à l’écranisation d’un « ouragan » qui s’empare de la représentation), se
réduit à assembler des segments (où des amis de Nekes performent des
gestes et des actions quotidiennes ou se mettent en scène). La discontinuité intervient au moment du tournage. Nekes s’est fait construire un
obturateur, piloté par un ordinateur, qu’il place devant l’objectif de la
caméra ; le défilement des images est contrôlé au photogramme près ;
Nekes décide de n’impressionner que certains photogrammes (l’unité
minimale correspond à deux cadres) ; en faisant revenir la pellicule
dans le magasin de la caméra, il répète l’opération ; le film est constitué
de deux à douze couches d’images. L’effet induit est désigné au début
du film : un thaumatrope 10 aux dénotations érotiques représente un
homme en posture d’accouplement sur une face, et une femme dans une
position analogue sur l’autre face ; l’animation du thaumatrope (il suffit
de le faire tourner sur lui-même) produit un mouvement de va-et-vient
du couple, anime cette scène de pénétration. Le plan suivant exhibe
les mécanismes du tournage : l’obturateur découpe une vignette dans
un champ parcouru par une personne et masque par intermittence une
partie de l’écran. Après avoir introduit le titre du film (inscrit sur une
boîte de conserve), Nekes filme une femme qui visionne des images à
travers un obturateur : cadre dans le cadre et mise en abîme du dispositif
du film, ces plans introductifs règlent le contrat de lecture passé avec le
spectateur. Nous voilà prévenus : Hurrycan segmente l’espace et le temps
en menus morceaux hâchés, noirs ou impressionnés.
Un pas supplémentaire, relève Nekes, est franchi : il ne s’agit plus
tant d’ajointer des photogrammes selon un plan de travail que de
distribuer des champs de kinèmes en une structure rythmique 11 . Les
kinèmes à couches multiples apparaissent comme des cellules de montage dans cette opération d’ajustement qui mobilise conjointement une
dimension horizontale et verticale. Une relation punctiforme entre
couches de surimpressions redouble les rapports de contiguïté entre
photogrammes : chaque cadre peut être noir ou impressionné selon
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Etudes
différentes configurations. La réduction du nombre de superpositions
et la relative congruence entre les couches d’images produisent un mouvement filmique. La multiplication des superpositions et le creusement
de l’écart entre couches d’images génèrent une nouvelle sémantique filmique. Autrement dit, un montage monovisuel repose sur une subtance
filmique reconnaissable et rattachable à un référent mondain, malgré la
fracturation de la scène. Un montage polyvisuel, par contre, mobilise
une matière filmique insituable dans le profilmique, qui se caractérise
par les multiples focalisations de la scène et la dissémination de la position des objets. Hurrycan fait ainsi porter l’accent tantôt sur le défilement
cinématographique, tantôt sur un jeu de substitutions polycentrées.
Evidemment, ce film embraye la réflexion de Nekes sur le montage vertical. Un fait qu’il ne relève pas est pourtant induit par cette
double articulation du montage : l’assemblage des champs de kinèmes
est réglé par un mécanisme qui correspond à la définition de la poésie
selon Jakobson, c’est-à-dire à une projection de l’axe paradigmatique
sur la chaîne syntagmatique. Car c’est bien là que se situe l’enjeu de
la dialectique entre montage vertical et horizontal : les surimpressions
font jouer au sein d’un cadre unique des mécanismes de différenciation
spatio-temporelle. L’effet recherché peut être celui d’une différenciation
minimale : la séquence scintille, trouée par des kinèmes noirs, mais
demeure aisément reconnaissable (ainsi la première scène du film après
le prologue représente deux hommes assis et buvant un café, agités par
des soubresauts, des éclats stroboscopiques). L’effet recherché peut être
celui d’une différenciation maximale : dans un effet de précipitation
burlesque, les objets et les personnages surgissent en tout point de
l’écran, se chevauchent et s’entrechoquent. Cet affolement du champ,
mu par un mouvement d’emportement catastrophique, est au centre
de l’avant-dernière (et très longue) séquence de Hurrycan. Une photographe et son modèle en tenue légère apparaissent et disparaissent dans
un décor instable, à l’artifice accusé ; différents personnages traversent
précipitamment le cadre. Entre ces deux extrêmes se lovent une série de
configurations des champs kinétiques.
En premier lieu, différents motifs peuvent être entrelacés. Ainsi,
l’alternance rapide d’un homme face à une machine à écrire et de deux
personnes assis à une table suscitent un effet de (con)fusion des scènes.
Ou encore un conférencier, une femme debout, une femme nue se
roulant au sol et une femme vêtue d’un pardessus, un livre à la main,
occupent tour à tour l’écran ou comparaissent (le chevauchement maximal entre personnages est limité à deux occurences). En deuxième lieu,
des situations distinctes (appartenant à des mondes profilmiques qui ne
communiquent pas) peuvent être mises en regard. Une séquence, jouant
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Dossier : le hors-champ
H URRYCAN , 1979
sur la coprésence fugitive des personnes, met en scène un homme qui
caresse une femme (par effet de surimpression, il va sans dire). Activant
le jeu du fort-da de la reconnaissance et de l’effraction, cette scène produit un acte (sexuel) filmique. A travers un recadrage (sur les jambes et
le visage de la femme, la main baladeuse et le visage de l’homme), Nekes
constitue un corps cinématographique, qu’il décompose et réarticule en
une anatomie inédite. En troisième lieu, un motif identique peut être
redupliqué. Le corps d’une danseuse nue, par exemple, se démultiplie
par scissiparité et se fond à une autre danseuse à moitié dévêtue. Cette
interpénétration des corps peut être poussée jusqu’à la défiguration de
la représentation. Le pied, le visage et le détail de la robe d’une femme,
puis ses bras et sa poitrine, enfin différentes parties anatomiques non
identifiables, se superposent et font éclater la plastique féminine. En
quatrième lieu, une situation unique peut être décomposée et reconfigurée : la citation d’une chronophotographie de Muybridge représente
un homme qui fend du bois ; ses mouvements désarticulés, dépareillés,
indexent et thématisent l’opération du montage.
Dans tous les cas, le hors-champ est définitivement intégré au
champ (ou serait-ce l’inverse ?). Les intrications et correspondances
entre couches d’images ont pour effet de nier le hors-champ, d’autonomiser et de concentrer le champ qui s’autoaffecte. Des techniques
qui normalement fracturent le champ ont un effet de neutralisation du
hors-champ. Dès lors, le plan est assimilé à une image-palimpseste qui
tolère différents parcours de lecture antagonistes. Mais il y a une limite à
ces jeux de défigurations et de transfigurations : malgré la saturation du
plan, Nekes observe une certaine retenue pour que la scène ne bascule
pas dans l’illisibilité. Le cadrage reste relativement fixe ; le mouvement
des objets et des personnes, généré par le montage vertical, répond à des
schémas de permutation et de substitution (coprésence de trois motifs à
l’écran, au maximum). Le montage vertical, en introduisant une vacance
imprévisible dans le champ, assimile le cadre à une grille métrique où la
position des motifs est interchangeable.
Montage, surimpressions et hors- cadre
Au terme de ce parcours de l’œuvre filmique de Nekes, est-il possible
d’indexer les différentes modalités de relation ou de disjonction entre
ces trois termes : montage (horizontal), surimpressions et hors-champ ?
Un dernier détour devrait nous permettre d’y répondre. Si l’on tient
à une certaine rectitude terminologique, il ne saurait être question de
hors-champ, mais de hors-cadre (car la pratique filmique et les prises
de position théorique de Nekes portent sur l’unité de deux photogrammes ou cadres). Pour le dire autrement, le hors-champ dépend
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Etudes
d’une opération de cadrage, et le hors-cadre de la présence du montage.
Méthodologiquement, il paraît raisonnable de postuler qu’il n’y a constitution d’un hors-cadre qu’à partir du moment où ses effets se font
ressentir sur le spectateur.
Une structure duelle oriente le hors-cadre dans deux directions tensionnelles. En premier lieu, ce qui se situe à l’entour des cadres, ce qui est
élidé et pourrait faire lien, constitue à proprement parler le hors-cadre
dans l’opération de mise en chaîne des plans-photogrammes. Des mécanismes de différenciation entre unités infinitésimales, qui apparaissent
comme la condition sine qua non de constitution du film, sont exhibées
et exacerbées : les différences entre photogrammes et la béance qui peut
grever un photogramme-image participent à la disruption de la représentation, à la dissémination des vecteurs de la figuration. Dès lors, est
hors-cadre ce qui diffère et ne demeure pas en l’emplacement, ce qui se
jouxte tout en portant la marque d’un différend ou, un peu mieux, ce
qui permet de raccorder deux cadres et en l’occurrence fait défaut. Selon
cette première direction, le mode de perception induit par le montage
photogrammique repose sur un processus d’élaboration secondaire des
cadres qui mobilise une durée minimale et provoque leur éclatement,
leur déflagration.
En second lieu, ce qui s’incorpore dans un premier cadre, relevant
d’un autre milieu et d’un autre moment, tend à neutraliser l’identité du
champ qui ne répond plus au principe de non-contradiction. Dans cette
élaboration primaire du cadre, un équilibre instable s’instaure entre la
saturation, le recouvrement, du champ et l’abîmement, la soustraction,
des figures. En désactivant l’opérationnalité de la distinction entre ce
qui appartient et ce qui échappe au cadre, les couches de surimpression
concourent à produire un effet d’indifférenciation et de ravalement
des points coprésents à l’image. Dès lors est hors-cadre ce qui est indéchiffrable mais néanmoins contenu par le plan-photogramme ou, à
emprunter la rhétorique des paradoxes, ce qui crève les yeux mais ne
peut justement parvenir au niveau de la reconnaissance. Selon cette
seconde direction, le mode de perception induit par le montage vertical
peut déjà avoir lieu au sein d’un hypothétique arrêt sur image, mais est
démultiplié par le filage de ces images-palimpseste. C’est entre ces deux
pôles, l’affirmation de la prépondérance du hors-cadre et la mise en
scène d’images infixables, que se situe la praxis des films de Nekes : l’interaction entre le visible et le non-visible apparaît comme le moteur de
ses réalisations. On pourra en juger sur pièces au Spoutnik et à l’ESBA
en décembre 2003.
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Dossier : le hors-champ
hors-champ
Etudes
Hors -vue, hors - champ, hors - film
In the Mood for Love et l’esthétique
de l’occultation
par Alain Boillat
Suivi de
variations sur les intérieurs de In the Mood for Love,
gravures sur colophane de Léonard Félix
Le dernier opus du cinéaste hongkongais Wong Kar-wai n’est pas seulement un bel objet lissé qui entraîne avec empathie le spectateur dans la
valse majestueuse de son mood romantique porté par les mélodies sirupeuses de musiques latino. Sous ce verni qui pourrait confiner au kitsch
et jusque dans sa trame même, In the Mood for Love ( 2000 ) fait preuve
d’un étonnant radicalisme, tant en ce qui concerne la composition de
l’image que la construction du récit. Ces deux niveaux interagissent
d’ailleurs de manière particulièrement étroite puisque l’importante restriction du savoir relatif à l’intrigue passe par la relégation hors-champ
d’éléments-clé.
Le contenu narratif de In the Mood for Love est extrêmement ténu :
voisins, Chan Li-Chun (Maggie Cheung) et Chow Chau (Tony Leung),
tous deux mariés, s’éprennent progressivement l’un de l’autre, d’abord
liés par une complicité qui naît lorsqu’ils découvrent que leurs conjoints
respectifs sont amants. Réservés et soucieux des apparences, ils n’osent
céder à l’attirance qu’ils ressentent et, bien que passant leurs soirées
ensemble, ils ne font que se frôler d’un regard ou d’un geste. Pour échapper à la situation, M. Chow, journaliste, se fait muter dans une succursale à Singapour. Comme dans tous les films de Wong, les chemins se
séparent, mais ici rien ne semble se recomposer : tous deux continuent
à vivre dans le souvenir de l’autre, de ces moments à la fois marquants
et définitivement révolus. Lorsque quatre ans plus tard, en 1966 , Chau
retourne dans l’appartement qu’il avait habité à Hongkong, il ne sait
pas que la femme qui loge en face avec un enfant (peut- être le sien !)
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Etudes
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est Li-Chun, et la rencontre ne se répète pas. Après un flash d’informations annonçant l’arrivée de De Gaulle au Cambodge, rupture qui nous
renvoie à la grande histoire, le film se termine sur le site d’Angkor Vat
lentement parcouru par des travellings resnaisiens où Chau s’exprime
enfin. Il approche ses lèvres d’un trou situé dans une colonne de cette
« ville-temple » et chuchote quelque chose d’inaudible, obéissant de
cette manière à un rituel de l’aveu qu’il avait préalablement décrit à son
collègue Ping. Une fois ce secret transmis que le spectateur n’est pas
en mesure de connaître, Chau comble cette cavité murale de terre et
s’en va. Définitivement scellé, ce secret enfoui au sein d’un monument
ancestral marque l’apogée d’une occultation de pans complets du récit
qui régit tout le film.
Un univers figé
La simplicité de l’intrigue de In the Mood for Love accroît non pas tant
son universalité – l’ancrage socio-historique dans la communauté shanghaïenne exilée à Hong-Kong au début des années 60 étant déterminant – qu’une tendance vers une forme d’abstraction qui contribue à
soustraire le film au joug du Narratif et à déporter son régime signifiant
du côté de l’évocation poétique. En effet, un principe de « répétition/
variation » sous-tend les répliques (ou les non-dits), les vêtements et les
postures des personnages, les lieux qu’ils traversent (ruelles, couloirs,
bureaux) ainsi que les objets 1 dont ils sont environnés (luminaires et
abat-jour, rideaux, miroirs, fenêtres,…). En phase avec l’habillement
et la coiffure impeccables des deux protagonistes, la stylisation de la
mise en scène et du cadrage tend à réifier les lieux et les êtres, à leur
conférer à la fois l’impérissable présence d’icônes et un caractère fugitif que soulignent les ombres et les lents déplacements des volutes de
fumée. Néanmoins, le film est imperceptiblement hanté par le passage
du temps, comme le découvre le spectateur attentif à reconstituer les
ellipses temporelles qui s’insinuent dans une représentation dominée
par le hiératisme des « tableaux » qui se succèdent, fragments d’espace
articulés autour des évolutions quasi chorégraphiques des personnages,
et irrémédiablement ancrés dans des lieux précis dont la topographie
s’avère néanmoins souvent évanescente. Wong déclare d’ailleurs dans
un entretien réalisé à Cannes par Michel Ciment et Hubert Niogret,
et intégré aux suppléments de l’édition DVD2 : « Je voulais exprimer le
changement à travers ce qui ne changeait pas ». Cette formule concise
rend compte d’un traitement ambivalent de la temporalité dont se
dégage une impression de temps suspendu accentuée par les ralentis,
un procédé qui déréalise les mouvements les plus quotidiens. Cette
suspension renvoie à l’intemporalité d’un bonheur à la fois idéalisé et
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73
1 Dans cet univers figé par le souvenir d’êtres
quasi réifiés où mobilier et vêtements sont
fétichisés par le travail sur l’image, les objets
acquièrent une importance narrative primordiale : les soupçons d’infidélité qui font office
de déclencheur du récit reposent sur des
cadeaux (un sac pour Mme Chow, une cravate
pour M. Chan) étrangement identiques à ceux
offerts aux conjoints.
2 L’édition de référence pour cet article est
le coffret deux disques édité par Océan Films
(supervision de l’édition : Antoine Odin et Gilles
Ciment) et distribué par TF1Vidéo/Paradis Distribution (2001).
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74
Dossier : le hors-champ
éphémère, voire déjà révolu. Ainsi Wong abandonne-il le style syncopé
de ses films précédents filmés « caméra à l’épaule » – une technique et
un rythme fort redevables au chef-opérateur Chris Doyle qui, symptomatiquement, abandonne le tournage de In the Mood for Love après
neuf mois (sur les quinze qu’il a duré) pour être remplacé notamment
par Ping Bing Lee – et opte pour une fixité plus fréquente, ou pour de
lents mouvements d’appareil si méticuleux et étrangers à toute motivation « subjective » qu’ils apparaissent comme éminemment concertés.
En passant de l’aléa apparent à l’artificialité exhibée, le cadre acquiert
une rigidité implacable qui emprisonne les personnages (ostensiblement
dans les plans de la ruelle quadrillés par l’ombre de « barreaux »), circonscrit et accuse les limites étroites de leur espace vital (la promiscuité
des appartements de Hongkong) et les contraintes imposées par l’autocensure et la morale officielle. Le hors-champ devient alors un espace
définitivement inaccessible au spectateur qui se voit contraint de se
contenter d’angles qui amputent le champ de vision d’une importante
portion. Tenu à distance, il est explicitement placé dans une situation
de voyeur qui le désolidarise des émotions ressenties par les amants et
tend à l’identifier au regard inquisiteur des voisins que Li-Chun et Chau
s’imaginent avoir à subir.
Dans In the Mood for Love, le hors-champ ne connaît aucun dévoilement progressif : il incombe au spectateur-voyeur de le reconstruire sur
la base de recoupements, effectués notamment à partir des éléments de
décor (surtout lorsque les plans sont si brefs qu’ils ne permettent aucune
contextualisation) que l’instance responsable de l’organisation du film
– dont le travail est exhibé en permanence – veut bien lui donner à voir.
1
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Etudes
75
Le cache - cache de la lucarne ovale
Cette indécision qui caractérise le hors-champ contamine également le
champ. Systématiquement, certains objets disposés à l’avant-plan (sur
lesquels est parfois faite la mise au point, cf. fig. 1) entravent la vision de
l’entièreté du champ et renvoient à l’origine d’un regard extérieur à la
scène (fig. 2 ). Dans de tels cas, l’occultation passe par un hors-vue : les
personnages sont là, dans le champ, mais quelque chose nous empêche
de les distinguer avec précision. Divers paramètres, qui parfois se combinent, contribuent à créer ce hors-vue : l’organisation du profilmique
(éclairage, décor) 3, le choix de focales ou d’ouvertures de diaphragme
qui provoquent une faible profondeur de champ, des angles et des
distances de prise de vue qui tendent à excentrer la composition par
rapport aux protagonistes.
De plus, de nombreux surcadrages (encadrements de portes, miroirs
ou fenêtres) morcellent l’espace du plan. Fragmentée, l’image appelle
alors de nouvelles portions d’espace hors-champ dont le spectateur sait
3 Profilmique : « ce qui s’est trouvé devant la
caméra au moment du tournage, que cela y
ait été disposé intentionnellement ou non »
(Jacques Aumont et Michel Marie, Dictionnaire
théorique et critique du cinéma, Nathan, Paris,
2001, p. 166 ).
3
2
peu de choses (fig. 2 et 3 ), en raison de la récurrence de ces vues partielles
et complexes. Les surfaces réfléchissantes, parfois difficilement identifiables en tant que telles au sein d’une topographie qui se comprend
plutôt de manière rétrospective, brouillent les repères plus qu’elles ne
déploient l’espace pour en offrir une représentation plus complète.
Les plans consacrés au lieu de travail de Mme Chow, un espace si brièvement montré à l’échelle du film qu’il en acquiert un caractère particulièrement énigmatique, sont très révélateurs du rôle compositionnel
de la fragmentation. Il s’agit d’une sorte de guichet que nous ne voyons,
dans tout le film, que d’un unique point de vue, latéral, qui sépare le
lieu (et le cadre) en deux parties, l’une réservée aux clients, l’autre aux
employés. De la sorte, selon l’angle qu’adopte la caméra, l’un de ces deux
sous-espaces peut être caché par la cloison de bois du comptoir. Comme
les premiers plans de cet endroit présentent un mouvement d’appareil
continu qui s’avance tout en glissant vers la droite, la zone visible
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Dossier : le hors-champ
4 La situation de la conversation téléphonique est un exemple-type de la théorie du
« point d’écoute », équivalent auditif du « point
de vue » ; voir notamment Michel Chion, Le son
au cinéma, Cahiers du cinéma, Paris, 1985,
p. 53 - 54.
5 Terme utilisé par Michel Chion (qui l’hérite de
Pierre Schaeffer) pour qualifier tout son dont
la source n’est pas visualisée dans le champ
(La voix au cinéma, Cahiers du cinéma, Paris,
1982, p. 30 - 31).
alain/mood_déf
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subit d’importantes variations. Par ailleurs, notre accès à cet espace est
indirect : une découpe ovale dans le cadre, probablement une lucarne
(même si cette forme est plutôt celle des miroirs dans le reste du film)
provoque une restriction du champ. La première occurrence de ce lieu
s’effectue en deux plans (fig. 4 et 5 ) : le passage de l’un à l’autre est à la fois
continu grâce à la vitesse et à l’orientation constantes du mouvement de
caméra, et discontinu si l’on prend en compte la saute qu’introduit un
changement d’angle. Celui-ci est fortement perceptible puisqu’il permet de découvrir, de dos, le personnage de Mme Chow au téléphone
(reconnaissable à sa coiffure). Dès le premier plan, nous l’entendions
parler sans savoir où ancrer cette voix dans l’image ; la caméra a sondé
pour nous cet espace afin de nous en révéler la source. Cette exploration
des recoins d’une image à la faveur d’un déblocage au niveau de l’angle
de prise de vue n’est pas sans rappeler la scène de Blade Runner (Ridley
Scott, 1982 ) où l’inspecteur Deckard (Harrison Ford) utilise un ordinateur pour parcourir une photographie, découvrant grâce à plusieurs
agrandissements successifs de certaines portions de l’image le reflet
d’une femme dans un miroir (également ovoïde). Dans In the Mood for
Love, « l’enquête » est menée par le spectateur qui tente d’identifier les
différents espaces. Malgré les divers procédés qui visent à désorienter
le spectateur, Wong Kar-wai dispose certains repères, comme ici le rapprochement entre un lieu et l’activité professionnelle d’un personnage
ou, plus largement, les actions extérieures à la vie conjugale. Notons
que, dans ce passage comme dans tous les autres filmés dans ce lieu,
nous n’entendons pas la voix de l’interlocuteur de Mme Chow, ce qui
facilitera ultérieurement le glissement du mari à l’amant. Au niveau de
l’écoute, nous sommes dans le cas d’un son non subjectif 4, c’est-à-dire
non ancré dans la perception auditive du personnage, ce qui empêche
l’identification avec Mme Chow, personnage périphérique. De plus,
son visage (et donc l’origine de la voix) nous étant caché (l’interlocuteur étant, lui, totalement invisible), on a l’impression que les paroles
émanent du lieu même plus que d’un individu : dans In the Mood for
Love, les voix retentissent avec une telle netteté qu’elles semblent provenir de partout, si bien qu’elles ne nous offrent pas d’indications sur
l’espace dans lequel elles résonnent comme pourraient le faire des effets
de perspective sonore. Coutumier des voix over, Wong ne reconduit pas
ce procédé, probablement trop lié à l’expression d’une subjectivité, mais
n’en détache pas moins les voix d’un ancrage précis dans l’image : les
personnages situés hors-champ, le téléphone et la radio contribuent à
favoriser un usage « acousmatique »5 des voix.
Les informations délivrées par ces deux plans du bureau de Mme Chow
ont un effet ambivalent : elles s’inscrivent certes dans une progression
16.10.2003, 16:30
77
Etudes
narrative (elle annonce à son mari qu’elle terminera plus tôt, alors qu’elle
le lui cachera par la suite), mais s’avèrent fort partielles. La concision
d’un texte dont certains référents nous échappent (il débute in medias res
par « As-tu parlé à Ming ? » sans que l’on sache de quoi il aurait pu parler,
ni même à qui elle s’adresse), la brièveté des plans et la complexité de la
composition contribuent à frustrer le spectateur, d’autant plus conscient
des lacunes du récit qu’une ébauche de développement se met en place.
Ce même lieu réapparaît par la suite lorsque se manifesteront les
premiers indices de l’infidélité de l’épouse. Comme cette fois les plans
sont fixes, les deux parties de l’office nous apparaissent cloisonnées,
renvoyant au fossé qui s’est creusé dans le couple. À un plan où elle
lui annonce au téléphone qu’elle remplace un collègue pour la soirée
et qu’il n’a pas besoin de venir la chercher (fig. 6 ), succède l’espace situé
du côté des clients où M. Chow a pris place (fig. 7 ) : il apprend d’une
voix masculine (dont la source reste hors-champ) que sa femme est déjà
partie. Une indécision subsiste quant au temps qui s’est écoulé entre
ces deux plans (le second correspond-il à un autre jour où elle a également menti, ou le mari a-t-il malgré tout décidé de venir la chercher
ce jour-là ?), mais la symbolique induite par l’organisation spatiale est
claire : malgré la similitude des plans filmés depuis le même point, une
disjonction s’est opérée.
L’ovale de la lucarne fait retour en évacuant cette fois totalement la
visualisation des personnages lorsque Mme Chow annonce à son amant,
M. Chan, qu’ils ne doivent plus se voir (fig. 8 ). Lorsque cette liaison,
auparavant déjà si secrète que nous n’en avons rien vu, est rompue, il
ne reste plus rien que le lieu, composé ici d’une collection d’images
fixes disposées sur un présentoir au premier plan, somme de clichés qui
s’ajoutent aux « lieux communs » de l’adultère. Pour réintégrer la représentation en actes de l’intrigue, il faudra passer, après un fondu au noir,
à un miroir de l’appartement des Chow dont la forme fait écho à cette
lucarne (fig. 9 ) : on y découvre la salle de bain dans laquelle Mme Chow,
le visage dissimulé sous sa chevelure, éclate en sanglots, comme nous le
révèle subrepticement un second miroir embué. D’un miroir à l’autre,
le spectateur progresse en saccades dans l’univers du film. Chaque saute
occulte une partie de l’histoire dont il s’agira maintenant d’évaluer et de
commenter plus en détail l’aspect fragmentaire.
4
5
6
7
8
Les béances d’une intrigue : coupes transversales
Le parti-pris le plus marquant et le plus novateur de In the Mood for Love
consiste à ne jamais montrer l’un des versants du film, celui des relations
conjugales. En fait, le spectateur n’a accès qu’à ce qui gravite autour des
deux uniques personnages principaux joués par Tony Leung et Maggie
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9
78
Dossier : le hors-champ
6 Propos tenus lors de l’interview précitée
(Cannes, 21 mai 2000) qui figure parmi les suppléments de l’édition DVD utilisée. Je reprends
ici les mentions des sous-titres français en
ajoutant une traduction d’une locution omise,
« at the very beginning », qui revêt ici une certaine importance.
7 Maggie Cheung Man-Yuk avait déjà joué dans
trois films de Wong Kar-Wai : As Tears Go By
(1988 ), Nos années sauvages (Days of Being
Wild, 1990) et Les cendres du temps (Ashes of
Time, 1994). Tony Leung Chiu-Wai est présent
dans les deux derniers, ainsi que dans Chunkging Express (1994) et Happy Together (1997).
Par l’époque décrite et la réunion de ces deux
acteurs, Les cendres du temps est l’œuvre qui
présente la plus grande parenté avec In the
Mood for Love.
8 Gérard Genette, figure de proue d’une narratologie devenue classique dont les notions ont
l’avantage de faire aisément office d’outils descriptifs, regroupe sous la catégorie du « mode »
tous les phénomènes qui ont trait à la régulation de l’information narrative qui transite
du monde de l’œuvre au lecteur. Emprunté à
la grammaire, le terme « mode » est compris
métaphoriquement et dans un sens étroit (cf.
Nouveau discours du récit, Seuil, Paris, 1981,
p. 28 ).
alain/mood_déf
78
Cheung : à aucun moment, leurs conjoints respectifs ne sont montrés de
face (et donc individualisés par les traits faciaux). Lorsque ces derniers se
trouvent dans le même espace que l’un des deux protagonistes, ils sont
soit filmés de dos, soit laissés hors-champ. Ils ne doivent leur existence
en tant qu’individus qu’à leur silhouette et à la voix qui, rarement, leur
est prêtée. Ce choix d’exclusion semble avoir été une idée fondatrice du
projet, comme en témoigne le cinéaste :
« Au tout début, je détestais l’idée de montrer le mari et son épouse,
ce qui aurait été ennuyeux. J’aurais eu à commenter : Qui a raison,
qui a tort ? Ce n’était pas le motif de l’histoire » 6.
Cet effacement délibéré d’une des pistes narratives participe d’un
important centrage sur le couple Chau/Li-Chun, une forme de minimalisme à laquelle correspondent les traits de stylisation mentionnés
jusqu’ici. L’absence de mise en relation entre différentes facettes du récit
évacue tout propos explicatif (« j’aurais eu à commenter ») et délie les
réseaux de connexions causales qui articulent la matière narrative. Le
recentrement sur ces deux acteurs, avec qui Wong avait déjà travaillé7 et
dont il semble vouloir exploiter au maximum le potentiel expressif en
deçà du verbal, s’est manifesté dès la genèse du projet. Comme Fallen
Angels (1995) était né de l’excroissance d’un des volets de Chungking
Express (1994 ), l’histoire des amants qui se croisent au noodle-shop ne
devait être qu’une des parties d’un triptyque consacré à la nourriture,
avant d’être développée jusqu’à occuper l’entièreté du film, et même
à reporter d’autres prolongements dans un film à venir (annoncé mais
toujours pas sorti), provisoirement intitulé 2046 (numéro de la chambre
de l’hôtel où les amants se retrouvent). À l’instar de tous les éléments
périphériques aux rencontres des amants, deux autres pistes narratives
ont donc été préalablement rejetées hors-film au lieu de s’inscrire dans
le modèle de la constellation de personnages et d’actions parallèles qui
caractérise certains autres films du cinéaste.
Non seulement Wong fait reposer tout son film sur la performance
de deux interprètes, comme Alain Resnais l’avait fait avec Azéma et
Arditi qui, dans Smoking/No Smoking (1993), endossaient tous les rôles
avec des déguisements, mais il se borne à ne nous montrer que deux
personnages. C’est à travers ce noyau narratif du couple que se déploient
d’autres récits potentiels. En effet, Chau joue le rôle du mari de Li-Chun
afin de l’habituer à subir l’aveu d’infidélité : ce jeu de dédoublement,
recours à la (méta-)fiction comme modèle hautement heuristique et
cathartique, suggère qu’ils contiennent à eux deux tous les personnages
du film, en d’autres termes qu’ils sont le film.
Il n’est donc pas surprenant que le régime « modal » 8 dominant
soit la focalisation interne sur l’un ou l’autre de ces deux personnages.
16.10.2003, 16:37
Etudes
Toutefois, le procédé d’occultation de certains éléments diégétiques
(comme les conjoints des amants) provoquent par rapport à ce type
d’économie narrative une altération qui correspond à ce que Gérard
Genette a dénommé « paralipse », « ellipse latérale » où « le récit ne saute
pas, comme dans l’ellipse, par-dessus un moment, il passe à côté d’une
donnée » 9. Contrairement à l’ellipse, la paralipse n’a donc pas un caractère prioritairement temporel (on l’a dit, les enjeux esthétiques de In the
Mood for Love se situent quelque peu en marge du temps), mais concerne
directement les modalités de transmission de l’information narrative :
certains éléments sont filtrés, retenus par l’œuvre selon des lois qui ne
respectent pas le choix d’un certain type de focalisation. Genette cite
plus loin 10 l’exemple d’Armance de Stendhal dans lequel le héros éponyme se dissimule continuellement sa pensée centrale (son impuissance
sexuelle) : derrière le personnage qui est posé comme la source fictive
des monologues se manifeste une figure de narrateur qui effectue un
tri par-delà la cohérence strictement diégétique qui exigerait que cette
motivation ne soit pas étrangère au personnage même.
Dans In the Mood for Love, les implications sont donc également
d’ordre énonciatif : via la paralipse, le récit s’affiche comme quelque
chose de construit, dénaturalisant ainsi l’univers qui s’offre au spectateur. Toujours en quête d’indications sur le monde du film, le spectateur
se rend particulièrement compte des processus d’élaboration du film
lorsqu’il est confronté à un manque patent, c’est-à-dire lorsque la rétention s’applique à des informations pertinentes en termes de narration.
Comme il est sans cesse question de la liaison des conjoints respectifs,
le fait de nous les dérober au regard est évidemment très marquant. Les
théoriciens anglophones 11 ont coutume d’appeler « suppressive » cette
logique soustractive qui, dans In the Mood for Love, régit autant la composition du plan que le découpage.
Toutefois, une précision s’impose relativement à la notion genettienne de paralipse qui tient à la diversité des véhicules sémiotiques
de transfert de l’information (les sons, le verbal et l’image) propre au
cinéma : comme l’a montré François Jost 12 en distinguant focalisation
(savoir), ocularisation (voir) et auricularisation (entendre), cette pluralité
des canaux complexifie la question de ce que l’on appelle communément
(et de façon réductrice) le « point de vue ». En effet, la coupe transversale
effectuée dans In the Mood for Love entre le su et le non-su n’aboutit pas à
des exclusions intégrales. Ce n’est pas comme si Mme Chow et M. Chan
n’étaient jamais ni évoqués ni présents, ce qui donnerait à penser que
les personnages principaux sont célibataires. Au contraire, ce versant du
film prend une signification toute particulière du fait qu’il est voilé, et
non tu. En fait, seul le hors-champ visuel peut être qualifié en propre
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9 G. Genette, Figures III, Seuil, Paris, 1972,
p. 93.
10 Id., p. 212.
11 Notamment Meir Sternberg (Expositional
Modes and Temporal Ordering in Fiction, Johns
Hopkins University Press, 1978 ) et, dans le
domaine du cinéma et dans une optique non
anthropomorphique (il parle de « narration » au
lieu de « narrateur »), David Bordwell (Narration
in the Fiction film, Methuen, Londres, 1985).
12 François Jost, L’œil-caméra. Entre film et
roman, PUL, Lyon, 1989.
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Dossier : le hors-champ
10
13 Ce type de « hors-champ » caractérisé par la
substitution du su au vu, héritage théâtral fré quent au cinéma, offre une occurrence explicite
lorsque le collègue de travail de Chau lui confie
avoir vu la femme de ce dernier avec un autre
homme.
14 La latéralisation du son par l’enregistrement
dolby n’y est pas appuyée, même si le niveau
sonore de la voix de M. Chan est un peu plus
élevé dans les haut-parleurs de gauche. Les
paroles des deux protagonistes se détachent
par ailleurs d’un fond sonore important (cris,
sonneries de téléphone, etc.) qui met en évidence l’absence d’intimité du lieu (un couloir).
11
12
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de « paraliptique », puisqu’il arrive que l’époux de Li-Chun ou la femme
de Chau se trouve dans le même espace que les deux personnages, voire
s’adresse à eux. Par exemple, Chau se rend chez son voisin pour le remercier de lui avoir rapporté de l’étranger – du Japon où il se rend fréquemment pour le travail, un Ailleurs totalement hors-film où s’achètent les
objets qui symbolisent les relations et où se consomme la liaison entre
M. Chan et Mme Chow – un autocuiseur qu’il aimerait lui payer. On
apprend sur la base des répliques échangées que l’épouse de Chan a déjà
remboursé l’appareil sans le lui avoir dit. Par le verbal, une situation de
« manque » est pointée qui concerne autant le personnage de Chau que
le spectateur, et suggère des « rapports » (encore indéfinis) non montrés
entre Mme Chow et M. Chan. Dans ce cas, non-vu et savoir sont
étroitement liés. Mais le non-montré, inhérent au référent strictement
verbal 13, fonctionne par contre concrètement dans l’espace même de la
discussion filmée en un seul plan (fig. 10 ). On nous montre en effet seulement Chau qui regarde en direction du hors-champ gauche d’où proviennent la voix de M. Chan 14 et la lumière qui éclaire son visage. Son
interlocuteur n’est aucunement visualisé par un contre-champ. Il s’opère
donc une modification du point de vue : on passe en « ocularisation
externe », puisque nous en voyons moins que le personnage principal.
Toutefois, nous en savons autant que lui, puisque rien ne nous échappe
dans la discussion, si ce n’est peut- être certaines mimiques significatives
de l’interlocuteur auxquelles il n’est cependant fait aucune allusion dans
le texte. Si le spectateur n’épouse pas le champ visuel conventionnellement attribué, par les règles du raccord en champ/contre-champ, au
personnage de Chau, il n’en reste pas moins spatialement et émotionnellement proche de lui dans la mesure où l’angle unique qui offre un profil
de trois quarts lui permet d’être attentif à toutes les réactions (ou plutôt
les mouvements de retenue) du personnage. Par ailleurs, nous sommes
bien dans une position identique au personnage en termes d’interactions avec son environnement : l’objet médiateur de la relation ayant
déjà été donné et payé, la médiation – qui se concrétiserait cinématographiquement en un raccord – n’est plus possible dans l’ici et maintenant
de la discussion. C’est pourquoi Chau reste sur le seuil de la porte, une
limite non franchie comme le sont les bords du cadre (le plan suivant
résulte d’un déblocage à 180 degrés qui inverse les directions, mais ne
révèle rien de plus de l’appartement des Chan, cf. fig. 11). Il est fréquent
de trouver dans In the Mood for Love un tel cadrage en plan rapproché de
personnages (Chau, mais aussi Li-Chun, comme lorsqu’elle demande
à son époux de lui rapporter deux sacs à main du Japon, cf. fig. 12 ) qui
répète le bord du cadre, alors qu’ils mènent une conversation avec un
personnage hors-champ. Lors d’une discussion, ce cadrage prend bien
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Etudes
sûr une signification particulière en s’inscrivant dans une thématique
antonionienne de l’incommunicabilité dans le couple, et contraste avec
les nombreux plans d’ensemble qui comprennent à la fois Li-Chun et
Chau, images qui ont servi à la plupart des affiches du film. Le franchissement du seuil, le décloisonnement des espaces marqués par la solitude
intérieure s’opère via la transmission d’objets qui, à l’exception des livres
de chevalerie prêtés par Chau à Li-Chun, ont trait à la nourriture 15 ou
à l’habillement 16. Cette possibilité de passage est amorcée dès le début
du film grâce à des objets qui ne sont pas encore aussi étroitement liés
au corps et à l’intimité que les aliments et les tissus. Dans cette scène
initiale, les déménageurs se trompent d’appartement et effectuent des
va-et-vient entre le logement des Chan et celui des Chow. Si Chau ne se
trouve pas encore dans le même plan que Li-Chun, le déplacement des
meubles crée un pont entre eux (concrètement au niveau filmique : un
raccord sur le mouvement des déménageurs) et met en évidence la proximité entre les deux espaces qui n’apparaissait pas clairement jusque-là,
le lieu se présentant confusément comme un dédale de couloirs.
La scène entre Chau et M. Chan se trouve inversée un quart d’heure
plus tard lorsque les deux épouses ont une conversation sur le seuil de
la porte. La séquence débute à l’intérieur de l’appartement des Chow au
moment où retentit la sonnerie, ce qui instaure un léger décalage par
rapport au point de vue constant de Li-Chun ; toutefois, nous ne faisons
qu’entrevoir Mme Chow, d’abord perdue dans le flou de l’arrière-plan
(fig. 1), puis reflétée de dos dans un miroir en partie escamoté. A l’ouverture de la porte, nous restons toutefois du côté de cette silhouette, si bien
que lorsque Li-Chun s’adresse à elle, elle fait face à la caméra et la fixe du
regard (fig. 13 ). Figure rare au cinéma parce qu’elle peut contribuer, dans
certains cas 17, à enrayer l’illusion de l’autonomie de l’univers filmique,
le regard-caméra ne renvoie ici à aucun espace extérieur à la diégèse, car
c’est bien à un autre personnage, situé dans ce que Noël Burch 18 appelle
le « cinquième segment du hors-champ », que Maggie Cheung s’adresse.
Toutefois, cet interlocuteur n’ayant pas véritablement de consistance, la
place qu’il occupe semble vacante, toute prête à accueillir la projection
d’un spectateur en quête de découvertes sur l’énigmatique Mme Chan,
qui exprime dans ce passage sa solitude de manière assez peu voilée. Au
moment même où la porte se ferme, nous passons d’ailleurs dans le corridor pour rejoindre une Mme Chan perplexe. Entre les deux femmes,
l’échange s’est avéré impossible, tant au niveau de la parole que des
objets (Mme Chow refuse les médicaments proposés par Li-Chun).
Comme le montrent ces quelques exemples forcément révélateurs
dans un film qui témoigne d’une telle régularité dans l’utilisation de certains procédés d’occultation, les personnages secondaires gravitent dans
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15 Au restaurant, des panoramiques marqués
font de la table et du rituel du repas un espaceliaison privilégié.
16 On observe également la même chose pour
des relations potentielles, comme lorsque Ping
oublie sa casquette chez Mme Chan afin d’avoir
une occasion de la revoir. Cet objet aura également à passer par l’intermédiaire de Chau qui
s’accapare ces éléments de médiation. Dans
la fin alternative proposée par l’édition DVD
(et non dans la version finale du film), Chau
cache dans la cavité d’une colonne d’Angkor
Vat une sorte de pendentif en forme de cœur :
être délivré du secret, c’est aussi se séparer
du fétiche.
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17 Christian Metz a bien relevé que cet effet
de dénonciation du « leurre filmique » continuait
bien souvent de participer de ce même leurre
(L’énonciation impersonnelle ou le site du film,
Méridiens Klincksieck, Paris, 1991, p. 43 ). Ainsi
ne mettra-t-on pas au même niveau le regard
de Maggie Cheung et les regards-caméra que
Jean-Pierre Léaud destine au cinéaste luimême dont la voix surgit du hors-champ dans
La Chinoise (Jean-Luc Godard, 1967), où cette
figure participe d’un phénomène plus large
d’exhibition du dispositif filmique.
18 Noël Burch, Une praxis du cinéma, Paris,
Gallimard, 1986 [1ère édition : 1969], p. 39.
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Dossier : le hors-champ
une lointaine périphérie dont l’unique raison d’être consiste à éclairer
sous divers angles le couple central. Représentés transversalement dans
les seuls liens qui contribuent à esquisser ce couple, Mme Chow et
M. Chan acquièrent une semi-existence, produit d’une organisation narrative qui obéit à une paralipse partielle. Sur les traces de tels phénomènes
soustractifs, nous aborderons maintenant une seconde paralipse, plus
complète, qui se joue à l’intérieur même de la piste narrative principale.
L’érotisme du hors-film
19 Louis Seguin, L’espace du cinéma (Horschamp, hors d’œuvre, hors-jeu), Ombres,
Toulouse, 1999, p. 107- 108.
20 Cahiers du cinéma, no 553, janvier 2001,
p. 49 - 57. L’importance de scènes tournées non
incluses dans les suppléments de l’édition DVD
apparaît au détour de phrases, par exemple
lorsque Maggie Cheung affirme qu’on voyait
dans des plans supprimés son personnage
« perdre son sang-froid, menacer son mari, danser, rire, faire l’amour » (id., p. 50 - 51).
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Tout un pan de la relation entre Li-Chun et Chau demeure ambigu
jusqu’à la fin du film, car aucune image n’atteste l’existence de rapports
sexuels. Sur ce point, le cinéaste respecte l’extrême pudeur de ses personnages en excluant du film ce que ces derniers s’évertuent à dissimuler.
Libre au spectateur d’interpréter une mèche de cheveux inhabituellement rebelle comme l’indice d’ébats antérieurs, mais rien ne vient confirmer cette éventualité. La mise à distance atteint une limite maximale
en empêchant toute tendance voyeuriste. Plus que sous n’importe quel
autre aspect, In the Mood for Love rejette son spectateur, dans le cas des
développements intimes de ce qui constitue l’unique piste narrative,
dans un hors-film qu’impose l’impossible transparence de son univers.
Parfum de frustration qui fait justement l’intérêt de cette paralipse et
rejoint la remarque de Seguin sur cet absolu du hors-champ :
« C’est devant, ou derrière, que l’on fait l’amour, pas dedans. Horsjeu, hors-sexe. L’érotisme, au cinéma comme dans les livres et sur les
images, est inaccessible. Il ne renvoie qu’à la solitude du témoin, à
l’impossibilité du partage et de la communion » 19.
L’accent pessimiste de cette assertion convient parfaitement au mood
nostalgique et quelque peu désenchanté du film : même si Chau et
Li-Chun ont couché ensemble, les moments d’intimité leur sont devenus inaccessibles après la fuite à l’étranger et le passage des années. En ce
sens, ils sont toujours en partie les spectateurs de leurs propres actions.
Cette position d’observateurs découle de leur conscience aiguë des conséquences de leurs actes ainsi que d’une auto-mise en scène permanente
censée les aider à se mettre à la place de conjoints infidèles. Leur relation
reste taboue jusqu’à l’enfouissement final dans la colonne de pierre totémique, les secrets demeurent hors-film.
Il est intéressant de remarquer que, du point de vue de la genèse de
l’œuvre, ce hors-film est le fruit d’un rejet tardif, et donc d’une démarche
concertée. Ce que déclarait Maggie Cheung dans les Cahiers du cinéma 20
à propos du tournage de scènes d’amour non conservées dans la version
finale du film a été attesté par la suite grâce aux suppléments de l’édition DVD qui contiennent des « scènes inédites ». On compte en effet
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Etudes
parmi celles-ci un ensemble d’environ huit minutes révélant en partie le
« mystère de la chambre rouge » du South Pacific Hotel, cet espace de la
théâtralité où les moments décisifs, non joués, se déroulent en coulisses.
Le terme de « scène » est adéquat, puisqu’il s’agit de blocs continus, et
non de fragments épars qui auraient dû être répartis sur l’ensemble du
film pour combler les lacunes ouvertes par la coupe transversale de la
paralipse. Deux moments principaux nous sont alors découverts.
Tout d’abord, cette partie des suppléments montre une scène où
les deux amants sont assis l’un à côté de l’autre sur le lit de la chambre
d’hôtel et se déshabillent progressivement. Relativement statiques (sauf
lorsque Tony Leung se lève pour enlever son pantalon, fig. 14 ), ils sont
filmés frontalement en un seul plan résolument fixe (aucun recadrage
n’est effectué lorsque le haut du corps de Leung sort du champ). Pendant
qu’ils déboutonnent lentement leurs vêtements, se dépouillant ainsi de
cette carapace qui soulignait leur apparence engoncée dans la respectabilité, ils n’échangent ni paroles ni regards, mais jettent alentour des
coups d’œil embarrassés, fixant parfois l’espace situé devant eux, là où
se trouve la caméra. Leur air mélancolique et le déroulement solennel
et déshumanisé de cette scène d’abord silencieuse évacuent toute référence au plaisir. Ces personnages nous regardent comme s’ils devaient
s’offrir, contre leur gré, au regard libidineux d’un spectateur passé de
l’autre côté du rideau rouge qui, dans le premier plan de la scène, nous
dissimulait toute la pièce vue à travers une fenêtre, et qui maintenant se
devine à l’arrière-plan. À la mise en distance d’images floues comme en
récoltent les paparazzi se substitue l’embarrassante proximité du peepshow, la dominante rouge évoquant le célèbre final de Paris, Texas (Wim
Wenders, 1984 ). Comme s’ils sentaient le regard que le spectateur pose
sur eux, les personnages se trouvent confrontés à la culpabilité et ne
peuvent aller jusqu’au bout : leurs regards se croisent alors qu’ils tentent
un baiser, puis y renoncent. Contrairement à ce qu’aurait pu laisser présager le contenu de la séquence, nous n’avons pas quitté l’auto-mise en
scène qui régit leur relation. Mais le mimétisme ne peut s’imposer face à
cette différence de caractère qui fonde un contraste 21 traversant tout le
film : « Je ne veux pas être comme eux », affirme Li-Chun. Ce déroulement ritualisé n’était qu’un autre moyen de comprendre comment leurs
conjoints ont pu en arriver là. La « répétition » ne leur fournit pas de
réponse et se révèle en être une parodie grotesque.
La solution ne leur apparaîtra qu’en quittant la mise en scène artificielle de leur relation, cette fois non pas de manière rationnelle mais
comme le surgissement du désir. Dans cette seconde scène, une phrase
de l’amante fait pendant au refus de s’identifier aux époux infidèles :
« Je ne veux pas rentrer ce soir ». Li-Chun et Chau s’écroulent alors sur
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14
21 L’opposition entre amour éthéré et charnel s’instaure non seulement entre les deux
couples, mais aussi entre Chau et son collègue
Ping, qui le gêne en s’exprimant crûment.
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Dossier : le hors-champ
22 Certaines ellipses temporelles se voient
également comblées, notamment par des
scènes situées à Singapour. Dans le présent
article, j’ai toutefois peu pris en compte ces
coupes « verticales » et franches (en général
marquées par un carton fournissant une indication temporelle), qui me semblent plus traditionnelles, pour mettre l’accent sur les coupes
« transversales », plus rares au cinéma et selon
moi déterminantes quant à la facture narrative
et plastique de In the Mood for Love.
23 D. Martinez, DVDVision, septembre 2001,
p. 99.
le lit et des soupirs de plaisir se font entendre. La dimension sonore est
ici capitale car, dans cette seconde scène, la composition de l’image est
radicalement différente, cumulant divers critères de mise en place d’un
hors-vue : l’action se devine plus qu’elle n’est montrée, la caméra étant
placée à l’extérieur, derrière la vitre. Plusieurs filtres d’occultation se
superposent : gouttes de pluie sur la vitre, persiennes striant le cadre,
intérieur de la chambre aux contours indistincts, la netteté étant réglée
sur le premier plan de la fenêtre. Même en présence de cette action
explicite, c’est le rejet hors-scène du spectateur qui autorise l’érotisme.
En ne se manifestant plus que par la voix, les amants qui cèdent à leur
désir acquièrent un statut identique à leurs époux qu’ils rejoignent dans
le hors-film. La suppression de ces scènes dans le montage final (amputé
d’environ une demi-heure par rapport à la version originellement prévue) ne fait que pousser un peu plus loin une logique de l’exclusion du
regard spectatoriel que ces scènes mettaient elles-mêmes en jeu. Si, pour
le « lecteur » du DVD, le voile est partiellement levé 22 sur le degré d’intimité de la relation des deux voisins, l’esthétique de l’occultation qui
régit l’ensemble du film n’est pas remise en cause. Même ces « suppléments », composés de séquences montées spécialement par Wong pour
l’édition DVD, obéissent à la logique soustractive du film. Comme le
fait remarquer David Martinez à propos du DVD, ils « dévoilent à la fois
tout et rien des secrets du cinéaste, comme un écran de fumée venant en
dissiper un autre » 23. Comme on l’a montré, souvent dans In the Mood for
Love la signification se dérobe, l’écran fait écran – et même, littéralement,
« écran de fumée » lorsque les cigarettes se consument.
Indiscutablement, In the Mood for Love procède d’une forme absolue
de hors-champ qui multiplie les indécisions en divisant son univers en
facettes, certaines demeurant dans l’ombre, totalement livrées à l’imagination du spectateur. Wong Kar-wai démontre combien il est artistiquement productif d’obtenir le plus par le moins.
In the Mood for Love (Dut yeung nin wa, Wong Kar-wai, 2000 )
Interprètes : Maggie Cheung (Mme Chan), Tony Leung Chiu Wai
(M. Chow), Ping Lam Siu (Ah Ping), Rebecca Pan (Mme Suen), Lai
Chen, Roy Cheung (voix de M. Chan). Producteurs : Ye-cheng Chan,
William Chang, Jacky Pang Yee-Wah, Wong Kar-wai/Block 2 Pictures
Inc., Jet Tone Production Co., Paradies Films. Musique : Mike Galasso,
Shigeru Umebayashi. Image : Christopher Doyle, Ping Bing Lee. Montage
et costumes : William Chang. Distribution française : Océan Films.
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Dossier : le hors-champ
Etudes
Hollis Frampton ou le hors - champ du cinéma :
le projet Magellan
par François Bovier
1 Le Festival Archipel, qui a lieu chaque année
à Genève, est consacré à la musique contemporaine. Lors de la dernière édition (du 30 mars
au 6 avril 2003 ), l’accent portait sur la musique
minimaliste nord-américaine, avec l’invitation
entre autres de Tom Johnson, Alvin Lucier,
James Tenney et Phil Niblock. C’est dans ce
cadre que s’inscrivait une présentation partielle du cycle Magellan de Hollis Frampton.
2 Hollis Frampton, L’écliptique du savoir, éd.
A. Michelson, J.-M. Bouhours, Centre Georges
Pompidou, Paris, 1999. Reprise partielle de
Circles of Confusion, éd. A. Michelson, Visual
Studies Workshop Press, Rochester, 1983.
Parallèlement à l’invitation de compositeurs minimalistes américains,
le Festival Archipel 1 2003 a présenté, en collaboration avec le cinéma
Spoutnik, une série de films du dernier projet en date de Hollis
Frampton, Magellan (1972 - 1980, inachevé). Jean-Michel Bouhours
déclarait, dans l’avant-propos de L’Ecliptique du savoir, recueil de textes
de l’artiste et cinéaste :
« Hollis Frampton a laissé au moment de sa disparition en 1984 une
œuvre imposante dont on n’a pas encore mesuré toute la portée :
plusieurs dizaines de films parmi lesquels outre l’ultime projet
épique, Magellan, un ensemble de photographies et xérographies
qui allie rigueur, humour et pertinence et, enfin, une production de
textes qui lui valurent la réputation d’un artiste à la curiosité d’esprit
illimitée et du cinéaste le plus intellectuel de son époque » 2.
En l’occurrence, c’est la « portée » du projet Magellan que j’aimerais ici
interroger, à travers une lecture croisée : je retracerai, dans un premier
temps, les mythes expressifs qui ont conduit Frampton à ce projet démesuré ; je présenterai, dans un deuxième temps, l’architecture globale du
cycle ; et j’articulerai, en un troisième temps, un certain nombre d’hypothèses de lecture de ces textes filmiques envisagés dans leur symbolicité
indéterminée.
Récrire l’histoire du cinéma : la fiction d’un autre commencement
3 Le livre de conversations écrites avec Carl
Andre et la série de photographies intitulées
The Secret Life of Frank Stella en témoignent.
Cf. Carl Andre et Hollis Frampton, 12 Dialogues, 1962 - 1963, éd. Benjamin H.D. Buchloh,
The Press of the Nova Scotia College of Art and
Design-New York University Press, HalifaxNew York, 1980.
4 Rappelons que Frampton, qui a rencontré
Ezra Pound à l’Hôpital St. Elizabeths, a rapidement renoncé à l’écriture poétique.
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L’œuvre écrite, filmique et photographique de Frampton nous invite à
faire l’expérience d’objets paradoxaux : lié à des artistes minimalistes
comme Carl Andre ou Frank Stella 3, Frampton propose une série de
concepts, d’énoncés linguistiques et de structures mathématiques qui
pourraient se passer de toute actualisation mais qui s’incarnent à travers
des formes singulières, le support photographique ou cinématographique d’une part, et une écriture aux niveaux de style entrelacés d’autre
part 4. Dans le cadre de ses films, une tension s’instaure entre le programme initial de l’œuvre et sa réalisation effective : l’ordre conceptuel
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Etudes
éprouve les limites de la nature analogique, déictique, de l’image photographique. Des modèles extrafilmiques : des structures de permutation
d’éléments fixes (Artificial Light, 1969, 25'), la matrice de l’alphabet latin
(Zorn’s Lemma, 1970, 60') ou encore le filmage littéral d’un scénario écrit
(Poetic Justice, 1972 , 31'), passent, selon les mots de Brakhage, le « cinéma
au crible du langage »5. Mais il y a plus : cette obsession pour le langage,
comme les jeux de mots, doit être inscrite dans un projet (ou un mythe
expressif ) plus large ; car, pour Frampton, il s’agit, ni plus ni moins, que
de récrire l’histoire du cinéma, c’est-à-dire d’intégrer l’ensemble des productions filmiques existantes et latentes en une œuvre épique et définitive. Ainsi, dans un texte qui a valeur d’art poétique (ou de poétique
prescriptive), peut-il écrire, en s’opposant à la position de l’historien du
cinéma qui est inféodé aux faits et à l’ensemble des films tournés :
« Le métahistorien du cinéma, pour sa part, se préoccupe d’inventer
une tradition, c’est-à-dire un ensemble maniable et cohérent de
monuments discrets qui implantent dans le corps grandissant de
son art une unité résonante. De telles œuvres peuvent ne pas exister,
il est alors de son devoir de les faire » 6.
Autrement dit, « le métahistorien du cinéma » (entendre : Hollis
Frampton) doit se prêter à une entreprise de critique radicale des films
déjà-tournés et repérer au sein de ce corpus les œuvres qui résistent à
l’épreuve du temps ; après avoir écarté les scories qui entravent le développement du cinéma, il doit réorganiser ce champ en un « ensemble
maniable et cohérent » (une histoire-panthéon de l’art cinématographique) à travers un geste fictif (l’opération de l’inventio : « inventer »)
– quitte à tourner les films s’il s’avérait qu’un maillon de la chaîne manquait. Si l’on prend au pied de la lettre une demande de bourse adressée
à la Fondation Guggenheim, Magellan a pour ambition de réaliser un tel
programme : parmi les buts fixés, il s’agit, avec Magellan, de « refaire le
cinéma comme il devrait être »7. Une interview accordée en 1980 vient
conforter cette lecture. Frampton y déclare notamment :
« Cet article [« Pour une métahistoire du cinéma »], rédigé il y a neuf
ans, constituait, à mon sens assez ouvertement, un manifeste pour
une œuvre qu’à ce moment je pensais sérieusement entreprendre,
c’est-à-dire le projet Magellan » 8.
Le cycle Magellan est donc conçu par Frampton comme un synopsis de
l’ensemble des figures filmiques et de leurs modes de signification qu’il
s’agit de reconfigurer en un récit mythologique : Frampton substitue au
voyage historique de Magellan une exploration métahistorique du film.
Un parallélisme frappant rattache la proposition de Frampton au
projet, lui aussi demeuré inachevé, d’un phénoménologue tardif, Max
Loreau. Dans La Genèse du phénomène, qui reprend sur le mode de
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5 Cité par Annette Michelson, in Hollis
Frampton, L’écliptique du savoir, op. cit., p. 12.
6 Hollis Frampton, « Pour une métahistoire du
cinéma » (1971), L’écliptique du savoir, op. cit.,
p. 109.
7 Voir Hollis Frampton, « Proposition » [circa
1972], L’écliptique du savoir, op. cit., p. 174 175. D’un appel de fonds à l’autre, les déclarations d’intention de Frampton demeurent
étrangement constantes : en 1976 [circa], il
expose son projet en reprenant quasi mot
pour mot la même description. Cf H. Frampton,
« Statements of Plan » [circa 1976], Anthology
Film Archives, New York, s.d., cité par Brian
Henderson, « Propositions for the Exploration of
Frampton’s Magellan », in October, no 32, printemps 1985, p. 140.
8 Bill Simon, « Talking about Magellan : An Interview with Hollis Frampton », in Millenium Film
Journal, no 7- 9, automne-hiver 1980 - 1981,
cité par Brian Henderson, « Propositions for the
Exploration of Frampton’s Magellan », op. cit.,
p. 141 .
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Dossier : le hors-champ
9 La phénoménologie élargie de Max Loreau
s’origine dans un texte de fiction qui déroule
en une longue phrase rythmée et syncopée le
surgissement du cri, déchirant les apparences
et en reformant la trame. Par la suite, Loreau
écrit un essai systématique constituant une
introduction à sa méthode de la différence phénoménologique. Mais il n’a pu mener à terme
son grand-œuvre, resté à l’état d’ébauche. Cf.
Max Loreau, La genèse du phénomène. Le phé nomène, le logos, l’origine, Minuit, Paris, 1989
et M. Loreau, Cri – Eclat et phases, Gallimard,
Paris, 1973.
10 Loreau prend entre autres pour cible le soidisant tournant opéré par Martin Heidegger
dans Etre et Temps, qui constitue selon lui
un mouvement de détermination de l’être-là
(Dasein) à partir de l’étant. Dès lors, il propose de substituer au mot d’ordre de Husserl
(« retour aux choses ») un « retour au textes » fondateurs de la philosophie, qu’il cherche à réarticuler en une pensée ouverte et fictive après
avoir mené une critique radicale de leurs fondements onto-théologiques.
11 Hollis Frampton, « Une conférence » (1968 ),
L’écliptique du savoir, op. cit., p. 122.
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l’interrogation philosophique ce qu’il avait découvert dans un texte de
fiction, Cri 9, Max Loreau se donne pour tâche de déconstruire l’espace
philosophique, de repérer ses éléments refoulés, et de réarticuler une
« pensée non-rétrogressive » à travers un « autre commencement », forcément hypothétique, fictif (l’opération de l’inventio encore, ou plutôt de
la poiesis) 10. Dans les deux cas, il s’agit de refaçonner l’objet en question :
le cinéma qui opère des retranchements sur un film infini et incommensurable, ou la philosophie qui réduit l’interrogation ouverte et radicale à
une métaphysique de la présence. Ainsi Frampton, dans une conférence
prononcée in absentia (lue par un autre et diffusée par magnétophone),
définit-il le film comme « tout ce qu’on peut mettre dans un projecteur
et qui en module le faisceau de lumière » 11 . Dans cette perspective,
chaque film tourné ou à tourner représente potentiellement une section d’un « film infini » ou à venir : Frampton, en se projetant dans un
hypothétique futur où tout aurait été emmagasiné sur des bobines, se
propose de mettre à jour et d’ordonner cet amoncellement de pellicule
impressionnée. Le sujet de Magellan serait le récit de la gestation, du
développement et du déclin de la représentation cinématographique ou,
plus exactement, la précipitation de ses différentes phases en une forme
ouverte et acentrée qui intègre ses aberrations et ses excroissances.
Mais revenons au projet Magellan – tel qu’il nous est parvenu.
Frampton, dans ce dernier cycle, intègre – ou fait référence à – un certain nombre d’œuvres préexistantes : essentiellement, le cinéma des premiers temps (il pensait incorporer une centaine de films parmi les 125
qu’il avait acquis auprès de la Library of Congress), les dispositifs précinématographiques, les actualités Lumière (qu’il voulait moderniser :
tourner en couleur – et avec du son une fois sur deux), des démarches
expérimentales contemporaines (Brakhage, entre autres) et ses propres
réalisations. À ce stade déjà, un premier écueil apparaît : il y a une
nette différence entre un film effectivement cité et un film retourné
ou détourné ; certains fragments de Magellan entretiennent une relation métaphorique à des œuvres préexistantes qui sont difficilement
identifiables. Ce jeu des allusions est relancé, redoublé, par un réseau
de références extrafilmiques. Il est nécessaire de repérer ces référents
pour déceler la logique à l’œuvre dans le cycle : au spectateur incombe la
tâche d’identifier et d’assembler divers éléments langagiers qui menacent
de demeurer à jamais hors-champ. J’en veux pour exemple l’entame du
cycle, Cadenza I, qui inaugure la section Birth of Magellan.
Au début, l’écran est noir, illuminé fugitivement par des amorces
blanches ou de couleur : des sons synthétiques évoquant un bruit
d’orage et de pluie retentissent. Après cette scène originaire (quel
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Etudes
référent évoquer ?), deux segments de films alternent, chacune de leurs
occurrences étant séparée par des motifs géométriques (alternativement, un rond rouge qui croît sur un fond blanc et un rond blanc sur
un fond rouge). Un jeu sur le flou et la mise au point, et la persistance
d’applaudissements déformés sur la bande-son, contribuent à relier ces
deux segments. Une comédie des premiers temps (A Little Piece of String,
film de la Biograph, 1902 ) met en scène une femme qui bavarde avec
un homme, alors que son complice tire un bout de tissu de sa robe et
entreprend de la déshabiller. Le second segment, en couleur, cadre deux
jeunes mariés sur un pont qui prennent visiblement la pose pour une
séance photo. Comme l’a remarqué Bruce Jenkins 12, l’assemblage des
deux métrages place le projet de Frampton sous le signe d’un hommage
à Marcel Duchamp : Cadenza I transpose sur le plan du cinéma le sujet
de La mariée mise à nu par ses célibataires, mêmes (1915 - 23)… Un jeu d’interrelation entre les deux segments instaure une correspondance entre
les éléments opposés (la mariée et les célibataires – MARcel ) : la traîne
de la robe, tenue par le témoin de la mariée, est associée au jupon de
la femme, qu’un homme dévoile ; la sortie des mariés hors du champ
déclenche la scène du déshabillage ; l’apparition d’un photographe dans
le champ semble provoquer la chute du jupon ; au pont vide répond
le repli précipité de la femme dans sa boutique. La robe, le voile et le
photographe, tout comme l’opposition entre l’occupation et le désinvestissement du champ, déclinent le paradigme indiciaire de l’hymen
déchiré. Cette mise à nu de la femme, ce dévidement progressif de son
jupon, ne peut que se faire au gré de celui de la pellicule. Et c’est après
avoir comblé le voyeurisme attaché à l’acte de visionnement que le film
prend fin. Cadenza I constitue une machine célibataire : il faut un principe d’appariement (c’est-à-dire un interprétant) pour faire s’engrener
asymptotiquement un piston tournant à vide dans une pièce réceptrice.
Pour une fois, l’intertexte est identifiable sans équivoque. Mais comme
dans l’écriture à contraintes, le plus souvent les procédés de Magellan ne
sont pas reconstituables : le cycle, à travers la reconfiguration constante
et la dissémination de ses paramètres organisationnels, menace de basculer dans l’ordre de l’inarticulé et de l’innommable. Dans tous les cas,
le geste du métahistorien du cinéma demeure infalsifiable : Frampton
nous propose un récit mythique, qui n’est pas forcément inscrit (ou
lisible) dans les films réalisés.
L'ENTAME DUCHAMPIENNE DE MAGELLAN : CADENZA I
(1977- 80 )
12 Bruce Jenkins, « Late Works », in Hollis
Frampton. A Film Retrospective, Albright-Knox
Art Gallery, New York, 1984, p. 4.
La structure du film : une œuvre épique
Magellan, nous dit Frampton, s’inspire du journal d’Antonio Pigaffeta
qui accompagnait Ferdinand Magellan lors de son voyage maritime
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Dossier : le hors-champ
13 Frampton a complété ce calendrier le 21
décembre 1978. Pour un compte rendu et une
explication de l’organisation du cycle, voir Brian
Henderson, « Propositions for the Exploration of
Frampton’s Magellan », op. cit., p. 129 - 150.
14 Dans une demande de bourse, Frampton
décrit les films de Straits of Magellan comme
« un hommage aux tout débuts du film, au protocinéma des frères Lumière ». Voir « Statements
of Plan », cité par Bruce Jenkins, « The Red and
The Green », in October, op. cit., p. 87.
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autour du monde (1519 - 1522 ). En tenant un journal au jour le jour,
Pigaffeta découvre à son retour un décalage horaire. Le film, qui a la
même visée encyclopédique, répond à une structure cyclique similaire : un calendrier répartit la projection des trente-six heures prévues
de films sur la durée d’une année ; le paradoxe temporel révélé par le
journal se répercute sur la structure en boucle du film qui accole les
deux derniers jours du cycle et les deux premiers jours de son occurrence suivante 13. Le corps central du cycle est composé des actualités de
Frampton, The Straits of Magellan 14, qui devaient comprendre 720 filmsplans d’une minute, aussi appelés panopticons (en référence à Bentham
et ses dispositifs de surveillance pour prison : une vue toute-englobante,
coercitive, où le prisonnier se sent surveillé sans jamais pouvoir retourner son regard au gardien qui demeure invisible !). Chaque jour, deux
panopticons devaient être projetés, à l’exception des solstices et des
équinoxes, et de la date anniversaire de Frampton, où d’autres films
sont prévus. À cette armature de base se superposent la « naissance de
Magellan » (The Birth of Magellan), les 30 et 31 décembre, et la « mort de
Magellan » (The Death of Magellan), les 1er et 2 janvier de l’année suivante.
Frampton applique le modèle du palindrome à l’ensemble de son projet :
il conçoit la structure du cycle comme prédéterminée par ses seuils ; il
construit Magellan et ses épisodes à partir de leur début et de leur fin,
pour ensuite remonter vers le corps central du film. Et de fait, une partie
du premier et du dernier jour de projection a été tournée : dans l’ouverture du cycle, les sections I et XIV de Cadenza et les sections I et VII de
Mindfall ont été réalisées ; dans la clôture prévue du cycle, Gloria ! a été
achevé. Différentes excroissances, dont At the Gates of Death, redistribué
en 24 sections, et la première version de Vernal Equinox, décomposée
dans l’ensemble du cycle, viennent compliquer et ramifier cette structure globale (Brian Henderson l’a fait remarquer : au stade du montage,
Frampton procède par fragmentation des films tournés).
Si l’entame de Magellan est placée sous le signe de Duchamp, sa fin
évoque le work in progress de James Joyce : Gloria ! cite deux comédies
des premiers temps retraçant la légende de Tom Finnegan (qui met en
scène la chute mortelle d’un ouvrier irlandais et sa résurrection lors
de la veillée funéraire). La mariée mise à nu par ses célibataires, mêmes et
Finnegan’s Wake (1922 - 1939 ) indiquent que Magellan est conçu comme
l’équivalent filmique des monuments modernistes produits dans le
champ des arts visuels et de la littérature. Par son ambition totalisatrice,
Magellan s’inscrit dans la tradition de la poésie moderniste américaine :
la structure du cycle répond à la logique compositionnelle et sérielle
d’œuvres aussi imposantes que les Cantos (1915 - 1959 ) d’Ezra Pound,
“A” (1928 - 1968 ) de Louis Zukofsky ou les Maximus Poems (1950 - 1969 )
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Etudes
de Charles Olson. Dans tous les cas, des citations et des épisodes conçus pour l’occasion sont fragmentés et redistribués dans un ensemble
qui privilégie les conflits entre éléments juxtaposés sans marques de
liaison. Frampton suggère lui-même un mode de structuration de son
cycle : dans une interview accordée en 1977, il mobilise le modèle de
l’encyclopédie, où l’ensemble des connaissances humaines est exposé et
classifié par ordre alphabétique 15. Les citations filmiques et les hommages artistiques structurent les fragments disparates de Magellan en
une œuvre qui tente de faire l’inventaire de nos modes de perception
et de classification des phénomènes. Le cycle procède par addition de
fragments où le tour du monde se réduit à une opération de contrôle et
15 Mitch Tuchman, « Frampton at the Gates »,
in Film Comment, vol. 13, no 5, septembreoctobre 1977, p. 58.
H OLLIS FRAMPTON MONTE MAGELLAN , PHOTO DE
M ARION FALLER (1972 )
d’ordonnancement du visible. Par conséquent, Frampton cède au mythe
de l’œuvre d’art totale : il pense son film comme une opération de synthèse disjonctive qui accole et met bout à bout les multiples chutes d’un
« film infini » tout en exhibant les rouages du montage.
Un fait demeure frappant : quand bien même Frampton aurait-t-il
mené à terme son projet, on voit mal comment un spectateur pourrait
assister à l’intégralité du cycle, sur une durée de 369 jours… S’il est
coutumier de procéder ainsi dans les milieux de l’art conceptuel, où
l’énoncé d’un projet peut suffire, il semblerait, en tout cas selon Brian
Henderson, que Frampton ait envisagé une autre possibilité : Magellan
aurait pu être diffusé par ordinateur, support sur lequel Frampton travaillait activement à la fin de sa vie. (Rappelons que le montage final du
film aurait dû être réalisé sur support informatique.)
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Dossier : le hors-champ
Hypothèses de lecture d’après quelques extraits de Magellan
16 Frampton, dans une lettre à Jonas Mekas,
se plaint du mauvais accueil qui a été réservé à
la projection d’extraits de Drafts and Fragments
au Millenium en 1974 : en récusant le terme de
footage avancé par Mekas, renvoyant à des
« images non montées », il affirme que les fragments projetés ce soir-là constituent des « images amateur » toutes « composées avec soin »
qui s’intègrent dans un ensemble plus vaste
que les spectateurs n’ont pas été à même de
percevoir. Cf. Hollis Frampton, « Lettre à Jonas
Mekas » (21 avril 1972), reproduite dans L’écliptique du savoir, op. cit., p. 179 - 182.
17 Hollis Frampton, « Proposition », L’écliptique
du savoir, op. cit., p. 176.
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Il est aisé de prendre acte de l’écart qui sépare un projet encyclopédique
de sa réalisation trouée et lacunaire – et d’affirmer que le lieu propre de
Magellan est l’espace de l’écriture théorique, voire d’une projection imaginaire où la carte à établir s’avère être à l’échelle du territoire à parcourir. Mais il est moins aisé, et certainement plus productif, de lire certains
fragments réalisés et de les relier aux intentions de Frampton. Celui-ci,
en mobilisant le pôle de la réception, affirme que le spectateur occupe
la position du lecteur et de l’arpenteur du cycle : dernier lieu de refuge
du sens, c’est à lui qu’incombe l’élaboration d’un discours à partir de
fragments disparates. Je m’appuierai sur trois épisodes de Magellan pour
proposer une lecture hypothétique du cycle : Mindfall I & VII (1977 - 1980,
42'), Straits of Magellan : Drafts and Fragments (1972 - 1974, 51') et Otherwise
Unexplained Fires (1976 , 14'). Quitte à parfois perdre de vue leur inclusion
dans une structure d’ensemble 16, je m’appliquerai à mettre en évidence
la logique interne de ces films et leurs implications.
Mindfall
En situation liminaire du cycle, Mindfall articule trois séries de motifs :
des plans de paysages tropicaux, des éléments d’architecture espagnole
autour de la ville de Porto Rico (le lieu de départ du second voyage autour
du monde de Christophe Colomb), et des plans graphiques composés
de formes géométriques élémentaires (ronds, triangles, bandes verticales
et horizontales) ou complexes (spirales torsadées, parallélépipèdes qui
s’ouvrent ou se referment) qui se détachent sur fond d’amorces noires
ou de couleurs pures (vert, bleu, rouge). La bande-son, en position de
contrepoint avec les images, monte des bruits de sirènes, d’engins mécaniques ou électroniques et d’accidents de voiture. Les motifs graphiques
participent à une opération de suture et de transition entre les plans
figuratifs. Ils répondent à une préoccupation que Frampton a énoncée
dès ses premières demandes de bourse. Ainsi a-t-il pu écrire :
« L’un des éléments cruciaux de ce film sera également ce que je
crois devoir être une nouvelle sorte de transition entre les ‹ plans ›.
Il s’agira de créer, à partir de n’importe quel ‹ plan › photographique,
une composition purement graphique qui fera le lien avec le ‹ plan ›
suivant, par des moyens plus proches de ceux de l’animation que de
ceux du montage classique » 17.
Et de fait, ces motifs graphiques, évoquant les moyens de l’animation
électronique, concourent à suggérer un « présent perpétuel » qui défait
nos points de repères temporels et mime le déroulement ininterrompu
d’un « film infini » : le spectateur est incapable d’anticiper la nature du plan
qui va suivre, de reconstituer les lois d’assemblage du film ; les amorces,
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qui ont une fonction de marques de ponctuation, participent à une opération d’indifférenciation des plans, de ravalement de leurs motifs.
Le film met en jeu différentes matrices organisationnelles. La
structure rythmique de Mindfall répond au moins à trois paramètres
qui déterminent les liens entre les plans. En premier lieu, Frampton
met en place différents rapports de durée entre les plans : des photogrammes, difficilement identifiables et provoquant un effet de saute de
l’image, sont intercalés tout au long du film ; les amorces graphiques
sont dynamiques et brèves ; les plans de nature ou d’architecture sont
plus longs et déclinent un nombre restreint d’éléments. Comme souvent
avec Frampton, l’ordre de distribution de ces durées de plans suit une
matrice qui se dérègle rapidement : au début, les photogrammes interviennent avant les plans graphiques qui introduisent systématiquement
les plans figuratifs ; par la suite, les différents cadres s’entremêlent. En
deuxième lieu, Frampton structure les plans selon l’opposition suivante : fixité des plans/mouvements de la caméra ; une seule couche
d’image/surimpressions. Par rapport à ce dernier paramètre, on assiste à
un phénomène de renversement : Mindfall I privilégie les plans simples,
Mindfall VII les surimpressions. S’il n’y a aucune rigueur dans l’occurrence des surimpressions, celles-ci répondent à une logique propre :
Frampton instaure une tension entre le recouvrement point par point
et la déhiscence d’un motif dédoublé. En attirant l’attention sur la spécificité des formes projetées à l’écran, il frappe de soupçon l’identité et
la permanence de ces motifs organiques et architecturaux. En troisième
lieu, Frampton distribue les éléments de son film suivant une structure
complexe de permutations et de combinaisons : à travers une poétique
du ressassement et de la répétition dans la différence, Mindfall I privilégie les plans de flore tropicale, Mindfall VII les plans d’architecture, en
mettant en réseau des formes verticales, rectangulaires et triangulaires.
Peut-on enfin déterminer les enjeux de Mindfall ? J’en dégagerai
volontiers deux. D’une part, en se focalisant sur deux axes paradigmatiques (des paysages tropicaux et l’architecture espagnole coloniale),
Frampton se livre à une opération de brouillage du clivage entre les
sphères de la nature et de la culture. Prenant à revers l’exotisme, l’attrait
de la découverte et la propagation du progrès liés au voyage (la volonté
de conversion des natifs au catholicisme cause la perte de Magellan : son
voyage prend fin aux Philippines), Mindfall met à nu la contamination
de la sphère de la nature par la culture (en évitant tout effet de cartepostalisme et tout appel à un retour à la terre). Plus même, en introduisant sur la bande-son des bruits urbains liés à la technologie occidentale,
il fait intervenir le contexte du post-colonialisme : le cinéma, des vues
Lumière aux documentaires lyriques ou romancés, apparaît comme un
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Dossier : le hors-champ
L'OMBRE DU SUJET : M INDFALL VII (1977- 80 )
18 Stéphane Mallarmé, « Un coup de dés… »,
Œuvres complètes, Pléiade, Paris, 1961,
p. 457- 477.
19 Le sous-titre du film renvoie évidemment aux
derniers Cantos publiés du vivant de Pound. Cf.
Ezra Pound, Drafts & Fragments of Cantos CX CXVII, New Directions, New York, 1969.
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adjuvant du voyage (dans son opération de mise en boîte des images)
et de l’apologie du progrès (conduisant à une acculturation et à une
suppression des différences). D’autre part, Frampton, en assemblant différentes unités métriques de plans à travers des structures ouvertes, fait
l’épreuve de la limite entre déterminations préprogrammées et accueil
de l’aléa : Mindfall, dont le titre peut renvoyer à l’échouement de la flotte
de Magellan, place l’ensemble du cycle sous l’enseigne de l’échec et
d’une poétique du manque. Le Coup de dés (1897) de Mallarmé constitue
peut- être l’improbable intertexte de cet épisode du cycle : un système
combinatoire permet de relier non linéairement les plans entre eux,
par apparentement et résonances ; plusieurs modes de lecture peuvent
dès lors coexister, respectant le déroulement du film ou réagençant les
plans en des configurations inédites ; et l’emplacement de chaque plan
dans l’ensemble du film acquiert une importance structurelle (mimant
la fameuse disposition typographique mallarméenne des vers sur la
page). Et surtout, c’est « du fond du naufrage » que nous parvient ce
texte filmique, affirmant et niant tautologiquement l’aléa (« un coup de
dés jamais n’abolira le hasard » – que Mallarmé a pu parfois orthographier hazard, en référence au jeu de dés en arabe). Ainsi, malgré leur
systématicité, les structures mises en œuvre s’ouvrent à une logique
concurrente ; le film se réduit aux traces et vestiges d’un projet laissé à
l’abandon, dont les différentes pièces ne parviennent pas à s’imbriquer
en une image logique du monde. Les nombreux plans de ressacs de
vagues sur un rocher, écranisant le conflit entre « l’aïeul » et « la mer », et
l’apparition finale de l’ombre du cinéaste, signant un cinéma désubjectivé et porté par une présence fantomatique (« RIEN N’AURA EU LIEU
QUE LE LIEU ») 18, semblent attester qu’au voyage tout-englobant s’est
substitué un parcours partiel et erratique.
Straits of Magellan : Drafts and Fragments
Du corps central du film, Straits of Magellan (1972 - 1974 ), seules 49 vues
(ou panopticons), sur les 720 prévues, ont été tournées. Dans ces conditions, on ne peut déduire aucun principe de liaison entre les plans,
on ne peut induire aucune grille de distribution de ces « ébauches » et
« fragments ». Il semblerait que Frampton ait conscience de cette limite :
le titre du film, s’il renvoie à un détroit, peut aussi signifier une « situation difficile » 19. Tout au plus peut-on dresser une typologie de ces vues,
qui sont toutes muettes, et énumérer un certain nombre de paramètres
récurrents. Les indications de lecture que Frampton a suggérées sont
impropres à rendre compte des panopticons réalisés. L’évocation des vues
Lumière paraît métaphorique (les opérateurs, tout comme Magellan,
ont effectivement couvert et parcouru la plupart des territoires du
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Etudes
monde) et peut induire en erreur : ainsi, Bruce Jenkins ne donne comme
exemple concret d’une citation des frères Lumière que le panopticon 40,
où Frampton proposerait une variation sur La Démolition d’un mur (le
silo d’une ferme est abattu) ; et il décrit les fragments comme constitués
d’un plan unique (d’une durée d’une minute), ce qui est loin d’être le
cas. Les citations reconnaissables sans équivoque proviennent d’ailleurs
toutes de films de… Frampton, et en particulier de la section médiane
de Zorn’s Lemma, composée de plans d’une seconde (vue 5 : le foyer d’un
feu, vue 27 : un arbre dans un champ enneigé).
Une première opposition permet de départager les vues en deux
ensembles : d’une part, une position fixe de la caméra et une vitesse
constante de la prise de vue ; d’autre part, de légers recadrages ou des
mouvements accentués de caméra et un filmage image par image. Ce
clivage correspond à un degré zéro du mouvement, qui ne contredit
pas la référence à Lumière, et à un effet de clignotement des vues, qui
évoque le montage photogramme par photogramme. La même dualité
est reconduite à l’intérieur des plans qui se focalisent soit sur des objets
inanimés, soit sur des mobiles. Les mouvements (de la caméra ou à l’intérieur d’un plan) sont subdivisés en deux sous-ensembles qui peuvent
communiquer. Un hommage à Back and Forth (1969 ) de Michael Snow
synthétise ces deux aspects : la vue 21 s’ouvre sur un travelling latéral
effréné qui déforme les contours d’un pré couvert de fleurs, et se clôt par
un mouvement d’exploration verticale. La régularité des mouvements
de la caméra ou d’objets à l’intérieur du plan reconduit le mouvement
de va-et-vient d’un métronome, marquant le décompte du temps. Le
neuvième panopticon thématise cet égrenage du temps qui défile, à la
cadence d’une vue par minute : trois feuillets vierges d’un calendrier
fixé au mur sont effeuillés par le vent ; le concept de temps s’inscrit
dans ce plan sans qu’on puisse lui assigner de date précise ; une éphéméride non-assignable se substitue à la marque conventionnelle d’une
ellipse temporelle.
Les deux autres principes de structuration des vues ont trait à la
vision : Frampton joue d’une part sur les différents degrés de reconnaissance possible des plans et multiplie d’autre part les dispositifs de cadrage
ou les renvois à des objets cinétiques (ainsi, la vue 20 cite la technique
du thaumatrope 20 : une main fait rapidement pivoter une étoile à neuf
branches sur elle-même). Si le contenu visuel de certains plans se caractérise par sa relative pauvreté, d’autres par contre présentent simultanément différents centres d’intérêt ou s’inscrivent frontalement dans l’abstraction. La durée subjective des vues s’en trouve radicalement altérée :
s’il est impossible de retracer le musée imaginaire projeté par Frampton
(ou de retranscrire les intertextes inscrits dans Straits), le spectateur ne
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20 Le thaumatrope, jouet optique pré-cinématographique conçu par le docteur Paris et Fitton
en 1826, provoque la superposition visuelle
des deux faces d’un disque en rotation rapide.
L’exemple le plus souvent cité représente un
oiseau et une cage, mais nombre d’autres
motifs ont été exploités. Pour une illustration
aux connotations sexuelles des plus explicites,
voir l’article sur Werner Nekes dans le dossier
« Hors-champ » de ce numéro.
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Dossier : le hors-champ
21 Le kinétoscope, appareil forain conçu puis
commercialisé par Thomas A. Edison à partir de
1893, permet le visionnage individuel de films
tournés avec le kinétographe. Variation sur le
modèle de la machine à sous, le kinétoscope
fait défiler continûment derrière un oculaire une
boucle d’environ vingt mètres de film.
22 Mitch Tuchman, « Frampton at the Gates »,
op. cit., p. 58.
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peut manquer de hiérarchiser la valeur des vues, en accordant un intérêt
tout particulier aux plans métacinématographiques qui mettent en jeu
des mécanismes liés au visionnage ou qui mettent en scène des paradoxes perceptifs. Différents cadres dans le plan visent à désautomatiser
la perception et renvoient à des mécanismes précinématographiques. La
vue 18, cadrant une rue à travers un orifice creusé dans un tronc d’arbre,
évoque le dispositif du kinétoscope 21 , reproduisant la situation voyeuriste du peep-show. Le panopticon 34, présentant à travers une extrême
contre-plongée le ciel et le haut d’un puits de forage, s’apparente à une
photographie (seul le déplacement des nuages signifie le mouvement).
Frampton joue par ailleurs sur les reflets et l’intermittence de la lumière.
L’exemple qu’il commente, en se référant à H20 (1929 ) de Ralph Steiner,
présente un bosquet d’arbres qui se reflète dans l’eau (vue 23) : comme
il le fait remarquer, l’attention peut tour à tour se porter sur l’image
reflétée, la surface d’eau elle-même et la tension entre ces deux modes de
perception marquée par un léger tremblement de l’image 22. Les mêmes
dérèglements de l’attention peuvent être observés à travers le reflet d’une
villa dans une piscine (vue 45) ou à travers une enseigne lumineuse clignotante (vue 15). Outre les différents contextes attachés à ces motifs,
c’est-à-dire un espace naturel, une propriété privée et le domaine de la
publicité, les effets induits par ces vues divergent : le spectateur doit tantôt faire un effort d’attention, tantôt se laisser porter par un mouvement
d’absorption, tantôt se prêter au jeu de la distraction.
Le constat pourrait être celui d’un échec en demi-teinte. Frampton
avait probablement l’intention de proposer une relecture de la culture
cinématographique en tissant des liens entre les éléments historiques et
génériques les plus distants, en éclairant à travers des raccourcis transhistoriques les axes constants d’une perception cinématographique. Mais
l’incomplétude des matériaux tournés empêche le bon fonctionnement
de cette logique associative. Tout au plus peut-on remarquer qu’il fait le
tour des différents états de la matière (liquide, solide et gazeux) et qu’il
établit un certain nombre de liens entre ses panopticons.
Mais un indice permet de relativiser cette lecture et d’indiquer
une autre voie à travers une référence indirecte à la dernière œuvre de
Duchamp, Etant donnés (1946 - 68 ). La vue 12 , cadrant le foyer d’une
cuisinière à gaz, peut renvoyer au deuxième énoncé « donné » par
Duchamp, « le gaz d’éclairage ». On connaît l’intérêt de Frampton pour
cette dernière œuvre, réalisée de façon posthume selon les indications
de Duchamp. Différents systèmes de cadrage (une porte de bois à
double battant, puis un mur de briques) et de visée (deux judas à hauteur
d’œil, puis un trou perçé dans le mur) permettent de capter et diffracter
l’objet de la représentation. Celui-ci est étagé en différentes profondeurs
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de champ : à l’avant-plan se situe un ravin couvert de broussailles, à
l’arrière-plan un fond peint avec du ciel et des arbres, et entre-deux
une cascade alimentée par un moteur ; au tout premier plan apparaît
une femme nue, jambes écartées, qui tient à la main gauche un bec de
gaz allumé, cadrée de telle sorte que ses pieds, sa tête et sa main droite
demeurent hors-champ. Cette canalisation et ce blocage de la vue (la
pièce ne peut être photographiée, elle ne peut qu’être décrite verbalement, insiste Frampton), ce jeu de titillation et de frustration du regard,
caractérisent assez précisément le dispositif des panopticons. Mais il y
a plus encore. Frampton remarque que la plupart des commentateurs
omettent un détail paradoxal (la femme a bien une touffe de poils sous
le bras, mais est dépourvue de poils pubiens) qui lui paraît renvoyer à
« l’énigme du cadre », c’est-à-dire au « cadre comme un modèle étrange,
à la fois négatif et positif, de la conscience humaine »23. Au risque de
céder à un mouvement d’extrapolation, j’affirmerai volontiers que la
lecture que propose Frampton de Etant donnés : 1o) la chute d’eau ; 2o) le
gaz d’éclairage peut valoir comme un interprétant de Straits of Magellan.
En premier lieu, il est impossible d’attribuer une identité stable aux vues
et à leur assemblage : les plans s’apparentent à des traces cryptiques d’un
paysage mental que l’on ne parvient plus à reconstituer. En second lieu,
l’irréductibilité des vues à des phénomènes stables tend à excentrer
l’auteur de son œuvre, à lui dénier toute prétention à parler à la première
personne. Et c’est par rapport à cette situation que la vue 48 prend tout
son sens : dans un panoramique circulaire effréné, Frampton signifie sa
présence à travers son reflet inscrit en négatif ; cette ombre du sujet rattache le projet Magellan à un cinéma post-auctorial et désubjectivé. Toute
trace d’énonciation personnelle s’efface face à un vaste panorama des dispositifs filmiques attribué à un voyageur depuis longtemps disparu.
23 Voir Peter Gidal, « Interview with Hollis
Frampton », in October, no 32, printemps 1985,
traduit dans Les Cahiers du Musée National
d’Art Moderne, no 61, automne 1997, p. 66 - 67.
L’entretien est daté du 24 mai 1972.
Otherwise Unexplained Fires
L’un des films les plus sertis et aboutis du cycle, dont l’identification à
l’intérieur de la matrice calendaire de Magellan demeure incertaine, conjoint la plupart des préoccupations de Frampton. Otherwise Unexplained
Fires (1976) rend hommage à une technique pré-cinématographique,
intègre un film des premiers temps, distribue les séquences selon une
grille métrique et met en avant une dominante formelle. Le film fait
référence à la série On Animal Locomotion (1878 ) de Muybridge : les
mouvements sont décomposés et fragmentés à travers un montage
extrêmement élaboré, et les motifs cadrés dans le film font l’objet d’une
étude analytique du mouvement. Une citation d’un métrage des premiers temps, présentant une démonstration scientifique (deux hommes
font l’expérience d’un phénomène de combustion), ouvre et clôt le film.
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Dossier : le hors-champ
Des amorces rouges (de quelques photogrammes) et noires (d’un photogramme) sont intercalées, produisant respectivement un effet de clignotement de l’écran et de saute de l’image. Quatre éléments sont distribués
dans le corps central du film : (a) un jouet articulé représentant un cheval stylisé (et son cavalier, la plupart du temps masqué par la limite du
cadre), monté en alternance avec des arbres aux contours sculptés par la
pression du vent ; (b) des flammes (tantôt un foyer au-dessous d’une surface grillagée, tantôt l’extrémité d’une flamme vacillante) ; (c) des coqs
dans une basse-cour. Le film respecte une structure métrique classique
(a-b-a-c/a-b-a-c), avant d’entrelacer les différents motifs (a + b + c) et de
s’attarder sur le dernier (c). Le montage, heurté et dynamique, morcelle
le film en brefs fragments qui rompent la continuité des mouvements.
Frampton, en filmant l’armature d’un cheval, détourne les analyses
du mouvement entreprises par Muybridge : le déplacement du cheval,
décomposé en ses différentes phases, est retranscrit à l’écran ; mais le
montage, qui s’accélère de plus en plus, impose un mouvement de saute
entre les images qui perturbe la représentation naturaliste d’un déplacement apparent à l’écran. Les plans d’arbres, mis en relation avec ce
motif, exhibent à travers leurs formes torturées les conséquences d’une
VARIATIONS SUR LA GRILLE DE M UYBRIDGE :
PUMPKIN EMPTYING , EXTRAIT DE S IXTEEN STUDIES
FROM VEGETABLE LOCOMOTION (1975 ),
PHOTO DE M ARION FALLER ET H OLLIS FRAMPTON
exposition à la pression constante du vent. Les coqs, qui sont reliés
au motif du cheval lors de l’intrication des différentes séries de plans,
naturalisent ces études du déplacement : c’est à travers les décadrages
incessants de la caméra, tenue à l’épaule, que ces animaux deviennent
le support d’une trajectoire erratique et frénétique. Les amorces rouges,
oranges et bleutées, tout comme la crête des coqs, cadrée de façon récurrente, font le lien entre les différentes séquences et prolongent le motif
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Etudes
de la flamme, introduite dès l’ouverture du film par le métrage d’une
expérience scientifique.
Otherwise Unexplained Fires correspond aux attentes que la description
du projet Magellan peut susciter : un nombre limité de matériaux sont
assemblés en fonction d’un principe unifiant (la technique de la chronophotographie) ; leur articulation répond à des schèmes organisationnels
(une structure d’ensemble entrelacée, une distribution des séquences par
rimes puis par chevauchement, une accélération progressive du rythme
du montage) ; et le film, dans son déroulement, acquiert la densité d’un
fragment resserré sur lui-même. Deux suppositions viennent à l’esprit :
l’ensemble du cycle devait s’apparenter à la structure de cet épisode ; le
cycle comprend quelques heureux accidents qui ne sont pas dépourvus
de logique autonome.
Le hors- champ du cinéma
Hollis Frampton, avec son dernier projet épique, voulait reconfigurer
le champ cinématographique et reléguer l’ensemble des films tournés,
à quelques rares exceptions près, en dehors de l’enceinte de l’art du
cinéma, tel que défini et réalisé par Magellan. Mais pour que cette
entreprise déraisonnée ait une quelconque chance non pas d’aboutir,
mais disons de fonder les conditions de possibilité d’un métacinéma,
encore eût-il fallu englober l’ensemble des pratiques filmiques actualisées et potentielles ou, plus exactement, refaçonner téléologiquement
l’histoire du cinéma. Au mieux, c’est à une parabole que l’on assiste :
à l’affirmation d’un cinéma qui mobilise l’ensemble de ses dispositifs
techniques (montage photogrammique, mise en boucle de l’image,
surimpressions, etc.) et qui explore les différentes modalités de constitution du film (mode de représentation primitif et institutionnel, relecture du cinéma des premiers temps : bref, un work in progress qui intègre
différentes modalités de tournage et de montage). Dans les faits, c’est
peut- être au mécanisme inverse que l’on assiste : Magellan se positionne
en dehors du champ cinématographique, ou plus précisément fait appel
à un certain nombre d’occurrences et de formes filmiques, de références
et d’intertextes cinématographiques, mais tout aussi bien artistiques et
littéraires, qu’il faut projeter sur l’ensemble du cycle pour qu’il fasse sens.
Autrement dit, Magellan est un objet littéralement aberrant, en attente
d’une contextualisation et d’un faisceau de liens qui l’éclaireraient. Mais
ceci ne peut être énoncé que dans une perspective métahistorique ou
métafilmique. Si l’on dénie à Frampton le privilège douteux de se situer
hors du champ cinématographique, il en va tout autrement.
Il est possible d’échapper aux apories d’un cinéma conceptuel (qui
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Dossier : le hors-champ
représente, répétons-le, une contradiction dans les termes) si l’on envisage chaque fragment du cycle comme un objet spécifique dont il s’agit
d’évaluer les effets sur le spectateur. Mindfall et Otherwise Unexplained
Fires supportent la densité du fragment, l’éclat de l’ordre fractal : les
paramètres formels du film s’autonomisent, le spectateur pressent,
mais peine à reconstituer les règles d’assemblage des plans. Ces films se
refusent à toute contemplation, toute absorption : le spectateur se trouve
dans la position du décrypteur de hiéroglyphes ; mais les couches du
palimpseste se superposent et se recouvrent, au point d’effacer le motif
et de dénier toute prise à l’analyste. Straits of Magellan s’apparente à une
œuvre à clef à laquelle tout accès est barré : si l’on mobilisait le modèle
de la cartographie cognitive, on pourrait avancer qu’on se retrouve
face à une carte dont les légendes et les tracés demeurent radicalement
indéchiffrables. L’effet est déceptif, pour ne pas dire improductif. Non
seulement le film est désubjectivé – mais en plus le spectateur ne peut
prendre part à ce processus d’incommunication.
À ce point, la notion du hors-champ (pour autant que l’on s’entende sur ce que le terme « champ » recouvre) devient décisive. Etant
donnés : 1o) le champ du cinéma, 2o) les pratiques de l’art contemporain,
Magellan se tient entre ces deux pôles qui parfois communiquent, parfois présentent une altérité irréconciliable. À se situer dans le champ
cinématographique, Magellan apparaît comme une œuvre monstrueuse
qui procède par déploiement tentaculaire de formes filmiques qui tantôt
se fixent, tantôt se délitent. À se situer dans le champ de l’art processuel,
Magellan apparaît comme une œuvre à codages multiples qui tantôt
rencontre (ou rend compte) des dispositifs cinématographiques, tantôt
excède les limites de la constitution des plans en un film cohérent. Entre
deux se rétracte et s’étend l’objet Magellan…
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Etudes
Dossier : le hors-champ
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Etudes
Cadre et cage : quand le saurien bute
contre la caméra
par Vinzenz Hediger
Dans leurs 200 mots-clés de la théorie du cinéma, André Gardies et Jean
Bessalel définissent le hors-cadre comme « l’espace qui n’entre pas dans
le cadre », et le hors-champ comme « la portion de l’espace diégétique
non visible et immédiatement contiguë au champ, comme son prolongement naturel » 1 . Bien que ces définitions soient problématiques à certains égards, l’opposition théorique entre hors-champ et hors-cadre, qui
ne connaît pas d’équivalent dans la terminologie anglaise ou allemande,
s’avère très utile pour l’analyse du film animalier.
Sous-genre du « documentaire » assez peu étudié 2 parce qu’il n’entre
pas dans les cadres de référence de la recherche académique sur le cinéma
(il est par exemple aux antipodes d’un cinéma d’orientation auteuriste),
le film animalier reste néanmoins l’une des formes non-fictionnelles les
plus répandues. À la télévision française, les documentaires animaliers
sont à compter parmi les programmes les plus populaires, après les émissions consacrées aux problèmes de santé.
En tant que genre cinématographique, le film animalier mérite une
analyse, d’autant plus que la visibilité des animaux, dans une perspective développée par le philosophe italien Giorgio Agamben, constitue
un problème politique de premier ordre. En effet, le cinéma animalier
fait partie intégrante de ce qu’Agamben appelle « la machine anthropologique »3, c’est-à-dire un appareil conceptuel qui sert à produire et à
reproduire sans cesse la différence entre l’homme et l’animal. Le but de
cette machine n’est pas de donner une solution définitive et donc d’arrêter une définition inébranlable de cette différence, mais de s’assurer que
cette différence ne cesse jamais de faire problème. On peut dire que le
travail de la machine anthropologique est « politique » dans la mesure où
la production de la différence entre l’homme et l’animal fait partie de
tout un système de bio-politique dans le sens de Foucault, c’est-à-dire
d’un réglage et d’un contrôle de la vie4. Dans ce système de réglage, la
détermination de la limite entre ce qui est un homme et ce qui ne l’est
pas joue un rôle décisif. Si le film animalier peut y contribuer, c’est que
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1 André Gardies, Jean Bessalel, 200 motsclés de la théorie du cinéma, Cerf, Paris, 1992,
p. 107- 109.
2 Il n’existe jusqu’ici qu’un nombre très restreint
d’études académiques sur le film animalier,
dont notamment Derek Bousé, Wildlife Films,
Pennsylvania University Press, Philadelphia,
2000 ; Jonathan Burt, Animals in Film, Reaktion
Books, Londres, 2002 ; Greg Mitman, Reel
Nature. America’s Romance with Wildlife on
Film, Harvard University Press, Cambridge,
1999. Voir aussi Jean-André Fieschi et al., L’animal écran, Centre Pompidou, Paris, 1996.
3 Giorgio Agamben, L’ouvert. De l’homme et de
l’animal, Rivages, Paris, 2002, chapitre 9.
4 « L‘homme, pendant des millénaires, est resté
ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et
de plus capable d’une existence politique ;
l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question » (Michel Foucault, La volonté de savoir.
Histoire de la sexualité I, Gallimard, Paris,
1976, p. 188 ).
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Dossier : le hors-champ
5 La notion de Zeigen, de montrer, dans sa
relation avec le Sagen, le dire, apparaît chez
Wittgenstein dès le Tractatus. Cf. Ludwig
Wittgenstein, « Was gezeigt werden kann, kann
nicht gesagt werden », Tractatus-logico philosophicus. Logisch-philosophische Abhandlung,
Suhrkamp, Frankfurt a. M., 1963, p. 43. Pour
une discussion du film comme art qui constitue
un continuum du montrer et du dire, voir Peter
Wuss, Filmanalyse und Psychologie. Strukturen
des Films im Wahrnehmungsprozess, Vistas,
Berlin, 1993, p. 79 passim.
6 Le Kulturfilm est un documentaire dont la
visée est éducative. Ses sources remontent
aux actualités du cinéma des premiers temps,
et la Ufa l’intègre à ses activités de production dès sa fondation, à la fin des années 10.
Selon une définition des années 20, « tout
film à contenu culturel qui éduque son public,
améliore le niveau du peuple et qui est porteur d’un ethos constitue pour nous (et pour
ses spectateurs) un Kulturfilm » (E. Beyfuss,
A. Kossowsky, Das Kulturfilmbuch, Carl P.
Chryselius, Berlin, 1924, p. VIII). À ses débuts,
le Kulturfilm représente donc une forme d’utilisation du cinéma à des fins de Bildung, de
formation et d’éducation, que l’on peut comprendre dans le sens néo-humaniste que
Willhelm von Humboldt (1767- 1835) donne
à ces termes à la fin du XVIII e siècle (cf.
Humboldt, Theorie der Bildung des Menschen,
1793 ). Avec l’arrivée des nazis au pouvoir, un
changement de cap a lieu dans la production
des Kulturfilme. Pour le régime nazi, le Kulturfilm est l’un des moyens les plus importants de
propagande et de promotion idéologique. Dès
1934, les propriétaires de salles sont forcés de
montrer dans chaque programme au moins un
Kulturfilm. Comme le démontre Eric Rentschler,
l’endoctrinement idéologique dans les années
trente et quarante passe plutôt par les Kulturfilme que par les films de fiction, à quelques
exceptions près, comme le mal famé Jud Süss
de Veit Harlan (cf. Eric Rentschler, Ministry of
Illusion, Harvard University Press, Cambridge,
1996). Dans ce programme d’endoctrinement
via le Kulturfilm, les films scientifiques et biologiques produits par le département du film
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la monstration cinématographique peut être conçue comme un Zeigen
dans le sens de Wittgenstein, c’est-à-dire comme un geste d’indication visuelle dont se dégage une notion intellectuelle ou théorique 5.
Autrement dit : si Deleuze dit que le cinéma pense, mais seulement là
où les grands auteurs sont à l’œuvre (c’est un peu l’essence de ses deux
livres sur le cinéma), j’aimerais dire que le cinéma pense aussi là où l’on
ne le pense pas, ou bien là où la théorie du cinéma n’a, jusqu’à présent,
pas envisagé qu’il pouvait penser, notamment dans le film animalier.
Le travail conceptuel du film animalier réside dans une mise en
évidence de la différence entre l’homme et l’animal par des moyens
cinématographiques qui ont trait à la mise en jeu de la différence entre
le hors-cadre et le hors-champ. Un exemple me permettra ici d’énoncer
quelques remarques à ce sujet.
Pirsch unter Wasser (Chasse sous-marine) de Hans Hass (Allemagne,
1941) est un film animalier tout à fait exemplaire, et ceci à plusieurs
égards. Produit par l’Ufa pendant la Seconde Guerre mondiale et distribué comme Kulturfilm 6 en avant-programme dans les cinémas allemands (de même, on peut le soupçonner, qu’en Suisse et dans les territoires occupés), ce film résume en seize minutes les aventures sous-marines
de trois jeunes hommes viennois aux Caraïbes en 1939 - 40, avec le jeune
biologiste Hans Hass en tête du groupe. Sorti parallèlement à la publication d’un livre de Hass sur la même expédition7, Pirsch unter Wasser
est l’un des modèles-type du film animalier – film+ livre + chercheur
en vedette – dont les précurseurs remontent à Martin et Osa Johnson
dans les années 20, et qui a été imité depuis avec grand succès par
Jacques-Yves Cousteau en France, Bernhard Grzimek en Allemagne et
Sir David Attenborough, zooologue-explorateur et célèbre présentateur
des documentaires animaliers de la BBC, en Angleterre. Les livres qui
accompagnent les films expliquent leur genèse et, par là, augmentent la
portée de leur prise sur le public. Cette stratégie obéit d’ailleurs à une
logique semblable à celle des making of hollywoodiens : les livres sont
une espèce de making of du film, avec l’avantage qu’ils confèrent à l’ensemble du produit un parfum de prestige hérité de la culture littéraire.
Pirsch unter Wasser commence par un segment introductif où les trois
jeunes hommes sont assis au bord d’une piscine viennoise en plein été et
racontent leurs exploits à deux jeunes femmes très impressionnées. Pour
souligner l’authenticité de leur récit, les jeunes hommes ont apporté les
deux pièces les plus importantes de leur équipement : un harpon et une
caméra sous-marine inventée par Hass lui-même. D’entrée de jeu, le film
établit donc un lien étroit entre les activités de recherche, de prise de vue
et de chasse aux animaux. On retrouve diverses modalités de ce lien
dans un grand nombre de films animaliers, ainsi que dans la littérature
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Etudes
qui les accompagne. À l’ère colonialiste, le chercheur est à la fois chasseur
et caméraman, et les trois activités s’entrelacent sans aucun conflit. Dans
les années 30 et 40, un autre type de configuration se fait jour dans les
récits d’exploration. De plus en plus, le chercheur occupe la position d’un
chasseur réformé qui a appris le respect des bêtes fauves et s’est reconverti
de la chasse aux animaux à la chasse aux images. On en retrouve un écho
dans la littérature française avec Romain Gary, ancien chasseur et auteur
de Racines du ciel, roman de 1957 où la lutte pour la survie des éléphants
se confond avec la lutte pour l’émancipation africaine 8. De nos jours,
le chercheur-réalisateur se définit en opposition au chasseur, comme
c’est notamment le cas de Marty Stouffer, réalisateur-vedette de films
animaliers aux Etats-Unis dans les années 80 et 90. Au sommet de son
succès, Stouffer était assez célèbre pour faire l’objet d’une biographie
filmée par la Warner en 1997, Wild America (William Dear). Cette biographie porte le même nom que la série télévisée de Stouffer qui fut
diffusée sur la chaîne culturelle PBS jusqu’en 1997, justement, quand un
scandale autour de scènes truquées mit fin à son contrat 9. Dans le film,
le jeune Marty (joué par Jonathan Taylor Thomas), grand admirateur
d’Ernest Hemingway, avoue ses difficultés à concilier son admiration
pour Hemingway- écrivain avec son dégoût pour Hemingway-chasseur.
Finalement, tenant sa première caméra 16mm en main, il se demande si
cette machine n’est pas justement ce qui manque à son idole : si Ernest
avait eu une telle caméra à la place du fusil, il aurait sans doute immédiatement compris l’avantage moral de la chasse aux images sur la chasse
aux animaux. Ainsi se noue le fabuleux destin du jeune Marty Stouffer :
il sera le Hemingway chasseur d’images. Avec Hans Hass et Pirsch unter
Wasser, par contre, nous sommes toujours en pleine ère colonialiste : on
filme les animaux, et on les tue (pour autant qu’ils n’échappent pas au
harpon, comme c’est le cas dans une des scènes du film).
Après la partie introductive, Pirsch unter Wasser passe à l’acte, c’està-dire au déploiement des images filmées par Hass dans les eaux des
Caraïbes. Le passage se fait par un segment où des prises de vue de
jeunes gens immergés dans une piscine alternent avec des images de
Hass et de ses compagnons en plein océan. La dramaturgie du film veut,
évidemment, que le poisson le plus dangereux et donc le plus intéressant
(ainsi que celui qui fera le renom de Hans Hass comme chercheur et
réalisateur dans les années 50 et 60 ), le requin, ne fasse son apparition
que vers la fin du film. En attendant, nous nous délectons à la vue des
beautés qu’offre le récif corallien de Curaçao : un véritable défilé de
poissons aux formes étranges, et aux couleurs plus étranges encore, du
moins à en croire le commentaire fourni par Hans Hass sur la bande
sonore (le film est en noir et blanc !).
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scientifique de l’Ufa (fondé en 1920) jouent un
rôle important. En témoignent des films comme
Der Bienenstaat de 1937 (Ulrich Karl Traugott,
Ferdinand Schulz) qui met en évidence, en prenant comme exemple les abeilles, les vertus
de la discipline et de la soumission dans l’organisation politique. Le film de Hass, malgré
sa célébration de la culture du corps cadrant
parfaitement avec le programme iconographique de la propagande nazie, ne se prête pas
si facilement à une lecture idéologique de ce
type. S’il y a une parenté étroite avec l’idéologie
nazie dans les travaux de Hass, elle se manifeste plutôt dans son livre (cf. note 7) que dans
son film. Le livre contient une quantité d’observations ouvertement racistes à propos de
la population noire des Caraïbes. On pourrait
dire que dans la mesure où film et livre forment
un ensemble, l’attitude raciste de ce dernier
s’étend aussi au film. Cependant, pour identifier les aspects idéologiques du film, il faut le
comparer à des films animaliers produits dans
les mêmes années mais dans d‘autres contextes. À cet égard, il est instructif de noter que
des propos semblables à ceux de Der Bienenstaat sont présents dans des films produits
dans les années 20, ainsi que dans des films
soviétiques des années 50. Voir sur ces derniers Mitman, Reel Nature, op.cit., p. 143 - 144.
7 Hans Hass, Unter Korallen und Haien.
Abenteuer in der Karibischen See, Deutscher
Verlag Berlin, 1941 .
8 Ce roman a d’ailleurs fait l’objet d’une adap tation hollywoodienne réalisée en 1958 par
John Huston, un cinéaste qui avait lui-même
été chasseur.
9 Je me permets ici de renvoyer le lecteur à
mon article sur l’affaire Stouffer publié récemment : « Mogeln, um besser sehen zu können,
ohne deswegen den Zuschauer zu täuschen »,
in Montage/av, 11/2/02, p. 87- 96.
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Dossier : le hors-champ
Le moment décisif pour notre discussion se situe au début de la
partie principale du film. Une fois l’endroit (Curaçao) et l’action (chasse
aux poissons avec harpon et caméra) établis, nous voyons une image de
Hass lui-même sous l’eau, la caméra à la main. Sur la bande sonore, le
même Hass nous explique les difficultés du filmage sous-marin. Le problème principal, comme on nous l’apprend, est de bien amorcer l’image,
puisque les distances perçues sous l’eau ne correspondent pas tout à
fait à celles dont nous avons l’habitude. L’insert d’un homme avec une
caméra dans la série des images qu’il est censé tourner n’a rien de particulièrement exceptionnel dans le documentaire, et on retrouve le même
élément notamment dans les reportages de télévision (par exemple, il
n’y a pas de compte-rendu de conférences de presse sans image de caméras pointées sur les politiciens). La fonction de cet insert est assez claire :
il s’agit « d’ancrer » fermement la scène observée et l’acte de tournage
dans le même espace, c’est-à-dire dans le monde réel. Dit de manière
plus théorique, nous avons affaire à une stratégie d’authentification qui
repose sur l’identification du hors-champ au hors-cadre et, par là, de la
diégèse du film au monde.
Dans le cas du film animalier, cette identification entraîne un effet
de distanciation spatial assez significatif. Dans Pirsch im Wasser, l’inscription de la machine de prise de vues dans la diégèse a pour corollaire
l’apparition du chasseur d’images dans le territoire de chasse. Or, ce
territoire de chasse est un monde à part, ou plutôt un monde qui, tout
en faisant partie du monde réel, pose un problème d’accès. C’est toute
une aventure que d’y accéder, et ce n’est pas par hasard si tous les récits
d’exploration commencent par un voyage plus ou moins périlleux qui
mène le chercheur-chasseur jusqu’à son butin. Dans le livre de Hass,
cette partie introductive occupe 50 pages (le livre en compte 190 ). Dans
le film, une scène de piscine s’y substitue, mais la distance qui sépare
le monde ordinaire du monde exploré s’inscrit dans l’entrelacement des
images des nageurs dans la piscine et des explorateurs dans l’océan : c’est
un passage au sens fort, une transition vers un autre monde. Ancrer le
dispositif d’observation dans ce territoire, dans cet autre monde, c’est
évidemment autre chose qu’ancrer la monstration documentaire dans
le monde réel. Dans le cas du film animalier, l’identification du horschamp au hors-cadre introduit un danger supplémentaire : le chercheur/
chasseur/caméraman occupe le même espace que les animaux et s’expose potentiellement à leurs attaques. Au moment où apparaît le requin,
Hass nous explique qu’on peut facilement se débarrasser de cet animal
en le visant frontalement : le requin se croira face à un rival plus grand
et plus agressif et s’enfuira. Information certes très utile pour ceux qui
rencontrent régulièrement des requins, mais qui a surtout pour fonction
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Etudes
d’attester la co-présence du chercheur/explorateur et de l’animal dangereux dans le même espace. Hass sait de quoi il parle, nous suggère son
commentaire, parce qu’il a vécu cette situation lui-même. Pour nous,
par contre, l’expérience se limite à ce que nous voyons sur l’écran, et tout
au plus à des réactions d’empathie avec le plongeur (et, pourquoi pas,
avec le requin) 10.
On peut se demander si ce n’est pas l’essence du documentaire tout
court que de nous révéler d’autres mondes cachés dans le monde réel.
Or, comme le montre Pirsch unter Wasser, le film animalier constitue un
cas particulier dans la mesure où dans ce genre de films, l’identification
du hors-cadre et du hors-champ produit non seulement un monde à
part dans le monde réel, mais encore un espace d’aventure, c’est-à-dire
un engagement existentiel envers des dangers réels. Dans cet espace
d’aventure, la « machine anthropologique », dont la différence conceptuelle entre l’homme et l’animal découle, fonctionne sur trois niveaux.
10 À propos de l’empathie avec l’animal
à l’écran, voir Christine Noll Brinckmann,
« Empathie mit dem Tier », in Cinema no 42,
Stroemfeld, p. 60 -70. Sur la notion d’empathie elle-même, voir A. Michotte van den Berck,
« La participation émotionnelle du spectateur
à l’action représentée à l’écran. Essai d’une
théorie », in Revue internationale de filmologie,
t. 4, no 13, avril-juin 1953, p. 87- 96.
– D’abord, l’homme s’insère dans l’espace-animal comme observateur
qui contrôle et organise cet espace par des moyens techniques, notamment le harpon et la caméra. Si chasse il y a aussi dans le monde animal,
l’homme se distingue des animaux par le fait qu’il dispose de moyens
techniques pour chasser n’importe quel animal. Plus important encore
en ce qui concerne la logique du film animalier, il a à sa disposition
les moyens de faire l’inventaire du monde animal en images. Pirsch
unter Wasser nous montre ce qu’il y a dans les eaux des Caraïbes : le
récif corallien, les petits poissons, les barracudas, le requin. Faire un
inventaire, mesurer l’espace en énumérant ce qu’il y a dans l’espace :
voilà l’un des principes fondateurs du film animalier. Ce principe est
poussé à l’extrême dans Le monde du silence de Louis Malle, premier film
avec Jacques-Yves Cousteau et seul film documentaire à avoir obtenu
la Palme d’or à Cannes. Dans une scène remarquablement violente (les
sensibilités ont beaucoup changé depuis), Cousteau et ses collaborateurs
font l’inventaire de la vie animale dans une petite baie en dynamitant
l’eau pour ensuite étaler les cadavres sur la plage. Parmi les cadavres, il y
a notamment un grand poisson rond rempli d’eau qui se vide lentement,
mais avec grand effet, sous l’œil impassible de la caméra. Dans cette
scène, massacrer, mesurer et filmer forment les trois volets d’un même
effort coordonné d’observation et de contrôle.
– Ensuite interviennent les moments de rencontre entre l’homme et
l’animal qui soulignent la différence entre les espèces. C’est le cas
de toutes les confrontations dangereuses, mais aussi de la scène du
Monde du silence où l’équipe de Cousteau rencontre une grande perche
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Dossier : le hors-champ
assez curieuse qui suit les plongeurs un peu partout et commence à se
comporter en animal domestique. Loin de vouloir « comprendre » cet
animal, les hommes se moquent de lui et vont jusqu’à le mettre en cage
pour restreindre temporairement ses mouvements. Encore une fois, le
thème de ces rencontres et de ces interactions est celui du contrôle et du
défi : l’homme se mesure à l’animal et s’applique à contrôler ses mouvements et ses comportements. On pourrait dire que la même observation
vaut également pour des approches qui se veulent plus respectueuses et
plus scientifiques en décrivant les animaux dans leurs comportements et
leurs habitats soi-disant naturels. En présentant les espèces l’une après
l’autre dans leurs particularités, ces films répondent implicitement à une
question du type : « qu’est-ce qu’il y a à part nous, les hommes, dans le
monde ? », ce qui revient, encore une fois, à convoquer le paradigme de
la différence entre l’homme et l’animal.
11 Pour la notion de devenir-animal voir Gilles
Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie II, Minuit, Paris, 1980,
p. 285 passim.
12 On pourrait parler ici d’un double mouvement d’anthropomorphisation du poisson et
d’ichthyomorphisation de l’homme, mais cela
irait peut- être un peu loin.
– Enfin, et à première vue paradoxalement, il y a des moments de fusion
et de métamorphose dans le film animalier où une parenté étroite entre
l’homme et les animaux apparaît. Dans Pirsch unter Wasser aussi bien que
dans Le monde du silence, il y a des images qui suggèrent, par leur composition, une certaine analogie morphologique entre plongeurs et poissons.
Dans le film de Hass, cet isomorphisme temporaire est même souligné
de manière explicite par le commentaire. Il s’agit d’un moment assez surprenant de devenir-animal de l’homme, de perte des contours humains
au profit d’une insertion dans le banc des poissons 11 . Toutefois, dans
ces images, l’homme ne se fond jamais entièrement dans l’habitat des
animaux. Il se dégage plutôt de ces images une oscillation entre identité
et différence 12 qui est justement une des figures principales du travail
conceptuel de la « machine anthropologique » du cinéma animalier.
L’image du devenir-animal est à la fois celle du redevenir-homme pour des
raisons aussi bien esthétiques que techniques. L’image du devenir-animal
semble oblitérer la différence entre l’homme et l’animal au niveau de
la composition, mais, en même temps, seul le dispositif technologique
de l’observation du monde animal par les hommes rend cette image
possible. Au moment même où l’image questionne le dispositif, elle le
réaffirme, et, avec lui, la différence ontologique qu’il contribue à produire, par le simple fait qu’elle est là et que nous la voyons. Même dans
les rares moments de devenir-animal dans le film animalier, la « machine
anthropologique » ne cesse de travailler, c’est-à-dire de nous rappeler les
différences entre l’homme et l’animal.
Mais qu’en est-il des cas où l’identification du hors-champ au horscadre ancre l’observation dans un espace dont l’observateur humain est
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Etudes
nécessairement absent ? Ces dernières années, la BBC, en collaboration
avec des partenaires internationaux comme France 3 (France), ARD/
ZDF (Allemagne) et Discovery Channel (Etats-Unis), a commencé à
produire des « mini-séries » de films animaliers entièrement composés
d’images numériques. La première grande production de ce genre fut
Walking with Dinosaurs, sorti en 1999. Imitant le répertoire stylistique
du film animalier conventionnel, Walking with Dinosaurs nous introduit
dans la vie privée des sauriens comme s’ils étaient nos contemporains.
Un des sequels de Walking with Dinosaurs s’appelle Allosaurus et raconte
la vie aventureuse d’un spécimen de l’espèce éponyme. Dans une scène
du film, le saurien numérique prend la fuite devant un ennemi et se
dirige vers la caméra. Comme si celle-ci formait un véritable obstacle, le
saurien bute contre la caméra et la renverse. Dans le coin du cadre, nous
voyons l’animal s’éloigner, pendant que la caméra continue à tourner
un moment. Apparemment, il n’y a personne pour redresser la caméra.
Tout cela se produit dans une séquence entièrement réalisée par ordinateur. Un gag, bien sûr, mais plus encore. Avec grand soin, on nous
montre que, même dans l’espace virtuel de la préhistoire, le hors-champ
et le hors-cadre se confondent, à la différence qu’il n’y a personne pour
occuper l’espace d’aventure induit. Paradoxe que cette présence/absence
de l’observateur humain dans le champ, ou plutôt le hors-champ, de
l’observation. Mais on a vite trouvé un moyen de résoudre ce paradoxe
inquiétant. En 2002 la BBC lança un autre film numérique, Dinotopia.
Dans ce film, un jeune explorateur (réel, non numérique) est miraculeusement transplanté dans le temps des sauriens (numériques), équipé de
tout un arsenal d’instruments d’observation et de mesure. Dans une des
scènes du film, on le voit peser quelques sauriens qui ressemblent aux
brontosaures de Jurassic Park. Effort parodique, paraît-il, mais présenté
sur un ton on ne peut plus sérieux. Du coup, la « machine anthropologique » étend le domaine de son activité aux temps préhistoriques où
l’homme était encore loin d’avoir fait ses premiers pas sur terre. Et l’extension se poursuit dans l’autre direction sur l’axe du temps. La dernière
innovation du département numérique de la BBC est une série de trois
films intitulée The Future is Wild. Les trois films nous montrent le monde
des animaux dans 5 millions, 100 millions et 200 millions d’années. Ce
qui signifie aussi le monde après la disparition de l’homme. Pourtant,
même avec The Future is Wild, on reste dans le format du film animalier.
Même avec le numérique, on n’échappe pas facilement au destin d’être
un homme plutôt qu’un animal et inversement.
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110 Dossier : le hors-champ
hors-champ
Etudes
Le texte qui suit, compte rendu de L’espace du cinéma, a été envoyé à son auteur
Louis Seguin. Ce dernier y a répondu par « Et pour quelques notes de plus… ».
Louis Seguin et la question du hors - champ :
une cartographie de l’espace du cinéma
par Leo Ramseyer
1 Louis Seguin, L’espace du cinéma (Horschamp, hors d’œuvre, hors-jeu), Ombres,
Toulouse, 1999.
2 André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf,
Paris, 1999.
La problématique du hors-champ est relativement récurrente dans
l’histoire des théories du cinéma. Louis Seguin est le dernier à s’être
attelé à cette question dans son livre publié en 1999, L’espace du cinéma,
(hors-champ, hors-d’œuvre, hors jeu) 1 . L’objet du présent article consistera
à discuter, en regard des propositions qui les précèdent, les thèses de
Seguin, sa cartographie de l’espace au cinéma. Ses réflexions seront
donc confrontées aux travaux d’André Bazin, de Pascal Bonitzer et de
Gilles Deleuze portant sur le hors-champ. Cette perspective qui survole
des périodes très différentes doit faire face à une pluralité de positionnements qu’il est délicat de démêler : les auteurs se situent tantôt dans
un discours ontologique, politique ou historique, tantôt à cheval sur
les trois. Chacun de ces différents plans détermine un certain type de
réflexion, de telle manière qu’il faut parfois une grande souplesse pour
les faire se répondre.
Louis Seguin élabore sa théorie avec comme butoir celle d’André Bazin
qu’il considère comme la pierre d’achoppement de l’histoire des théories
de l’espace au cinéma. Il se focalise principalement sur trois articles :
« Montage interdit » (1953 - 57), « Peinture et cinéma » et « Ontologie de
l’image photographique » (1945) 2. Dans une volonté de recommencer à
zéro, il commence par récuser deux idées fondamentales pour Bazin :
1. Bazin établit une opposition ontologique entre le cadre qui entoure
la peinture et celui qui détermine les limites de l’image cinématographique. C’est la célèbre dichotomie entre le cadre comme zone d’orientation
du regard qui, en séparant le « microcosme pictural » du « macrocosme
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Etudes
naturel », dirige le parcours de l’œil à l’intérieur du tableau (mouvement
centripète), et l’écran de cinéma comme cache, comme fenêtre s’ouvrant
sur un espace qui se poursuit infiniment (mouvement centrifuge).
Cette opposition se trouve ébranlée par Seguin lorsqu’il montre
que le cadre n’est spécifique qu’à la peinture de chevalet. La fresque ou
les polyptyques par exemple ne sont pas soumis à cette règle du cadre
pictural que Bazin veut ontologique. Les frontières de l’espace sont soit
évanescentes, soit démultipliées et fracturées. Ainsi, l’opposition que
construit Bazin devient moins pertinente si, comme Seguin, on prend
conscience de la vision réductrice de l’histoire de l’art qu’elle met en
œuvre. Aujourd’hui, il faudrait également prendre en compte, à la suite
de Bonitzer, des peintres contemporains comme les hyperréalistes, qui,
justement, mettent en péril cette fonction du cadre 3. Toutefois, on ne
peut bien sûr pas reprocher à Bazin de n’avoir pas tenu compte de développements de la peinture qui lui sont postérieurs. Ce point témoigne
de la complexité d’un discours qui se prétend ontologique.
2. Selon Bazin, l’image cinématographique aurait à voir avec la relique
ou, plus précisément, elle serait une image non-faite de la main de
l’homme, une image purement indicielle : « Pour la première fois, une
image du monde extérieur se forme sans intervention créatrice de
l’homme » 4. L’image cinématographique est donc, selon Bazin, essentiellement objective. Elle libérerait la peinture de sa volonté de produire
une image rationnelle du monde et lui permettrait de se détacher de ses
velléités réalistes et de la perspective. La peinture recouvrerait ainsi la
liberté, le paradis de l’art médiéval.
Seguin montre, avec l’apport d’Erwin Panofsky, que ces catégories
ne sont pas pertinentes et qu’elles reposent sur une connaissance lacunaire de la peinture. La perspective médiévale n’a rien de moins rationnel que celle mise au point à la Renaissance. Selon Seguin, cette position
est une « bévue » théorique et, de manière plus générale, il reproche à
Bazin la fragilité des fondations de son édifice théorique, son caractère
« marécageux ». On sent chez lui une volonté de « tuer le père » pour pouvoir asseoir ses propres théories. Le caractère idéaliste de la théorie de
Bazin n’a pas attendu Seguin pour être sérieusement remis en cause 5. Le
cinéma n’est donc pas cette épiphanie du réel, il est pure représentation,
au même titre que la peinture.
Les frontières entre peinture et cinéma ne sont donc plus aussi tranchées : les distinctions telles que centrifuge / centripète ou « fait-dela-main-de-l’homme » / geste divin sont détruites dans leur fondation
même et l’on entre dans une théorie qui n’a plus besoin de promouvoir
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3 Pascal Bonitzer, Le champ aveugle. Essais
sur le cinéma, Gallimard, 1982, Paris, p. 115.
4 Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit., p. 13.
5 Voir entre autres la polémique autour des
« effets produits par l’appareil de base » dans
les années 70 ; entre ceux qui considèrent le
dispositif comme étant purement idéologique
(Jean-Louis Baudry, Jean-Louis Comolli,…)
et ceux qui voient la caméra comme idéologiquement neutre, objective (Jean-Patrick Lebel,
Jean Mitry,…).
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Dossier : le hors-champ
les spécificités du cinéma par rapport aux autres arts. Pour Seguin, l’espace du cinéma, à l’instar de celui de la peinture, ne se construit que sur
l’écran, il est centripète. Le cinéma n’est pas un jeu de cache-cache, tout
ce qui doit être montré l’est sur l’écran. Le cinéma ne diffère rien, il ne se
déporte pas dans un espace infini qui serait le hors-champ. « Au cinéma,
tout est sur l’écran et nulle part ailleurs. Il n’y a rien devant lui que ce qui
force l’espace du cadre » (Seguin, op. cit., p. 47). On entre ici dans le vif de
la conception de « l’espace du cinéma » que propose Louis Seguin.
6 Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit., p. 160.
7 Pascal Bonitzer, « Hors-champ (un espace en
défaut) », in Cahiers du cinéma, no 234 - 235,
décembre 1971-janvier/février 1972.
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Seguin veut en finir avec le mythe de « la robe sans couture de la réalité »
qui veut que champ et hors-champ coexistent en toute continuité et
homogénéité. Ce système est ainsi synthétisé par Bazin :
« Quand un personnage sort du champ de la caméra, nous admettons
qu’il échappe au champ visuel, mais il continue d’exister, identique
à lui-même, en un autre point du décor, qui nous est caché » 6.
Cette idée d’un espace qui se prolonge infiniment au-delà du cadre,
d’où les personnages entrent et sortent et dans lequel ils continuent
d’exister en d’autres endroits invisibles, est pour Seguin une défaillance
de la pensée : « Le hors-champ appartient au bon sens. Il est, comme lui,
la chose du monde la mieux partagée » (op. cit., p. 117). Il serait une sorte
de tranquillisant théorique destiné à se protéger de l’étrangeté de l’écran.
Le hors-champ est un leurre conçu pour détourner l’attention. Pascal
Bonitzer relève aussi cette fonction de détournement du hors-champ
en tant que construction idéologique et la dénonce dans une approche
politique 7. Selon lui, le hors-champ est utilisé par l’idéologie dominante
(« petite-bourgeoise ») pour court-circuiter la matérialité du cinéma,
c’est-à-dire tout ce qui pourrait entraver la consommation jouissive des
films. C’est un leurre qui masque ce que le cinéma veut vraiment cacher,
son « espace de production » (espace de la caméra, du preneur de son,
etc.). Cet appendice théorique qu’est le hors-champ entraîne le cinéma
à se nier en tant que médium :
« Dans le système de cet espace, on a donc affaire comme aux deux
faces d’une même opération 1. à un geste d’exclusion radical (forclusion de la matérialité de la scène filmique) 2. à l’investissement
de l’espace d’exclusion d’une réalité fictive, continuant l’espace du
champ. » (Ibid.).
La matérialité filmique est rejetée hors du cadre (en fait juste à côté, tout
contre le cadre) et la béance ainsi creusée se voit maquillée par le horschamp qui laisse ainsi le spectateur dans la méconnaissance du processus cinématographique. Cette méconnaissance est la caractéristique,
selon Bonitzer, d’un cinéma qui corroborerait le discours dominant
petit-bourgeois.
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Etudes
Seguin et Bonitzer dénoncent ainsi tous deux le hors-champ comme
leurre. Pour l’un, c’est « l’anesthésique de la théorie, ce qui permet de se
tranquilliser et de s’endormir, de se retirer au calme, au large, loin des
tracas, des inquiétudes et des étrangetés de l’écran » (op. cit., p. 117), pour
l’autre c’est un moyen de pression idéologique. On peut remarquer
encore qu’entre le « bon sens » et l’idéologie « petite-bourgeoise », il n’y a
qu’un pas. Reste posée la question de ce qui est découvert lorsque l’on
dénonce et déchire « ce bâtard surdoué » (Seguin, op. cit., p. 97) qu’est le
hors-champ.
Pour Seguin, l’espace du cinéma est clos, circonscrit. Il se termine
sur les bords de l’écran. L’espace, au fur et à mesure qu’il se rapproche
du cadre, se distend. Il subit une distorsion et devient flou. Il se replie
sur lui-même dans une « physique implosive » 8 pour ne s’intéresser qu’à
son milieu. Le cinéma n’est pas un jeu de « cache-cache ». L’écran détermine le cadre dans lequel tout doit s’inscrire et au-delà duquel plus rien
n’a le droit d’exister, plus rien ne doit être déporté. Le cinéma n’est pas
un « spectacle du monde » (Seguin, op. cit., p. 60 ), c’est le spectacle d’un
univers propre et cohérent qui s’inscrit entièrement dans le rectangle
délimité par le cadre.
Cet espace centripète s’organise donc entre ces limites floues et
distendues qui cernent l’écran. Seguin utilise le modèle de la marge
des manuscrits romans du XIIIe siècle pour expliquer le statut et le
fonctionnement de ce pourtour trouble. Ces textes s’entourent effectivement d’une sorte de « forêt primitive, un théâtre de l’inextricable
hanté par les gnomes et les dragons » (op. cit., p. 57). Les bords de la page
se peuplent d’une végétation tentaculaire et de créatures étranges. Ces
marges, sorte de négatif du texte, sont du ressort de l’irrationnel. C’est
depuis ces marges, en périphérie du texte, que le blasphème, le sexe et
la mort viennent hanter le corps même des écrits les plus respectables.
Ces marges sont le lieu indéterminé, irréel et carnavalesque qui « cerne
et ouvre l’abîme de la figure » (op. cit., p. 58 ). Elles ne sont pas foncièrement constitutives du texte, mais elles en sont pourtant inséparables
et exercent une influence sur lui. Le cinéma fonctionnerait de la même
manière. Plus l’espace se rapproche du cadre (entendu comme limite),
plus il se contorsionne, se cambre et se replie sur lui-même. C’est de
cette courbure, de cette zone indistincte que les personnages naissent
et meurent dans un incessant mouvement de résurrection. Les personnages, les décors, la nature s’enfoncent et émergent de ce néant « comme
des diables de leurs boîtes » (op. cit., p. 95). Lorsque ce qui est vu disparaît, il n’est pas mis en réserve dans les limbes d’un quelconque horschamp, il est privé d’existence, de présence, il meurt, il s’engouffre dans
l’épaisseur insaisissable de cette zone frontière.
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8 Louis Seguin, « Aux distraitement désespérés
que nous sommes… » (Sur les films de JeanMarie Straub et Danièle Huillet.), Ombres,
Toulouse, 1991, p. 22.
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Dossier : le hors-champ
9 Livio Belloi (Poétique du hors-champ, Revue
belge du cinéma, no 31, 1991) organise toute
son étude autour des concepts de dedans et
de dehors, et établit les relations qu’ils entretiennent (trois régimes : l’empreinte, l’adresse
et le passage) au fil de périodes rigidement tranchées dans l’histoire. Il dégage, entre autres, le
cinéma du dedans qui s’organise sans aucun
extérieur, qui se présente, autonome, comme le
cube théâtral. La saute temporelle qui permet
à la magie d’advenir serait le dehors, le horschamp inscrit au sein de l’image.
10 Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Minuit, Paris, 1978 [1956], p. 118.
11 L’homme ordinaire du cinéma, Gallimard,
Paris, 1980.
12 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps,
Minuit, Paris, 1985, p. 343.
13 Gilles Deleuze, Pourparlers, Minuit, Paris,
1990, p. 204.
Il y a une part de mystère et de magie dans le fonctionnement de ce sas
qui rappelle les tours de prestidigitation de Méliès et son esthétique de
la « saute » 9. Peut- être aussi que cet aspect irrationnel de l’approche de
Seguin pourrait trouver une résonance dans les travaux d’Edgar Morin.
L’analyse de Seguin pourrait être comprise comme une topographie de
la « perception magique » que théorise Morin. Ce serait une manière de
nouer (de ramener sur un même plan) l’image cinématographique et sa
perception spectatorielle magique pour en dessiner une cartographie.
Seguin ne ferait qu’explorer cette « magie latente de l’image » 10 et dresser
un carnet de bord des nombreux rapports que l’image entretient avec
le rêve, la névrose, la régression, le merveilleux, la folie. Il rapatrie dans
le champ théorique les mécanismes de réception dégagés par Morin.
Seguin joue la perception magique contre Bazin : « la trame des rêves
n’est pas faite de la même étoffe que la robe sans couture de la réalité ;
elle se déchire, se coupe, se recoud et s’ourle » (op.cit., p. 107). Cette position, à mi-chemin entre une sorte de « psycho-mécanique » de la réception et une approche plus esthétique de l’image cinématographique
rappelle celle de Gilles Deleuze qui, avec ses « automates psychologiques
et spirituels » ainsi que ses circuits tendus entre le cerveau du spectateur
et l’écran, retrouve certaines intuitions de Morin ainsi que les recherches
de Jean-Louis Schefer 11 . Plus généralement, c’est peut- être une volonté
de définir un nouveau spectateur qui ne serait plus strictement assimilé
au « sujet psychologique ». C’est l’idée que le statut du spectateur (son
expérience) ne serait pas épuisé par une lecture psychanalytique, dont
les outils théoriques ont été sérieusement remis en cause (par Deleuze
notamment), et qu’il faudrait en appeler aux modèles du « mannequin »,
de l’automate, de la machine ou de « l’homme mécanique et sans naissance » 12. On voit ici ce désir, partagé par Seguin, d’éviter l’utilisation
trop mécanique des théories psychanalytiques dans l’étude conjointe
du statut du spectateur et du film. Le véritable enjeu est de percer l’organisation des circuits qui sont inventés et tracés par le cinéma dans la
matière indifférenciée qu’est le cerveau, étant donné que ces chemins ne
sont pas préexistants. Deleuze synthétise ainsi cette perspective : « Ce
qui m’a intéressé dans le cinéma, c’est que l’écran puisse y être comme
un cerveau. » 13
Si le « bon sens » (ou l’idéologie petite-bourgeoise) a enfanté le horschamp, c’est peut- être pour se protéger de cet irrationnel, se distancier
de cette magie qui, selon Morin, est constitutive du cinéma. C’est cela
le tranquillisant : la volonté de ne pas voir tout ce qui hante l’écran et
qui représente un véritable danger. C’est aussi ce que découvre Bonitzer
lorsque, le voile du hors-champ levé, il est confronté aux trous et aux
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béances qui ne sont plus masqués. Qu’est-ce qui fait retour par ces
trous ? « Les fantômes du regard et de la voix qui hantent et hallucinent
les bords de l’image » 14. Lui aussi se retrouve face à cet espace indéterminé camouflé par le hors-champ, mais c’est avec le concept du « stade
du miroir » élaboré par Jacques Lacan qu’il appréhende cette zone floue
jusque-là cachée 15. Le hors-champ serait, selon Bonitzer un « lieu
d’incertitude et d’angoisse » car, au même titre que le corps de l’enfant
lorsqu’il n’est plus reflété par un miroir se disloque et se morcelle, il est
impossible de savoir si les personnages, lorsqu’ils franchissent la limite
du cadre, n’explosent et ne se désagrègent pas non plus. Au-delà des
limites du cadre règne donc un monde hostile et inconnu, hanté par
le morcellement des corps, la mort et des fantômes. Bonitzer ne va
néanmoins pas aussi loin que Seguin et ne se détache jamais vraiment
d’une certaine idée de hors-champ. Lorsqu’il parle du son, il propose
même une définition très conventionnelle du hors-champ comme étant
homogène au champ et il rejoint (ou a été rejoint par) les distinctions
traditionnelles entre son hors-champ et son off que Michel Chion
explorera ultérieurement 16 et que Deleuze utilisera pour composer son
image-mouvement 17. Pourtant, lorsqu’il parle de l’anamorphose comme
« arrière-monde de la perspective » 18, il est difficile de ne pas faire un
rapprochement avec cette courbure, cette déformation géométrique que
subit l’espace lorsqu’il se rapproche de ses limites. Cette distorsion théorisée par Seguin serait l’arrière-monde de l’espace filmique, son au-delà
non déporté, non différé mais ancré dans la chair même de l’image.
L’anamorphose ne se révèle pleinement que lorsqu’elle est reconstituée
par le spectateur. On retrouve ici une position théorique à cheval sur
une ontologie de l’image cinématographique et une approche presque
géographique de la réception du cinéma. Cet au-delà radical ne réside
pas dans la continuité du monde extérieur (le hors-champ), il est « un
dehors plus lointain » 19, absolu, qui hante le cœur même de l’image.
Deleuze et Bonitzer anticipent ici cet « ourlet » évoqué par Seguin, cette
idée que l’ailleurs n’est pas rejeté au-delà du cadre mais qu’il est un repli
de l’image et qu’on ne peut pas l’en dégager.
Le cinéma selon Seguin ne s’appuie pas sur la réalité du monde et l’espace filmique n’a rien à voir avec celui du réel. Il construit un univers
propre qu’il encastre entièrement dans le cadre et qu’il force à ne se
déployer nulle part ailleurs. Ce monde est conçu comme la volonté d’un
auteur qui construit avec chaque mouvement de caméra, chaque plan
un espace idéal et chaotique qui ne doit rien à la réalité. « L’extérieur
est rejeté vers la nostalgie de la transparence », ce qui importe, c’est cet
enfermement, « cette clôture où le lieu et le récit se redoublent » 20, ce
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14 Pascal Bonitzer, Le champ aveugle, Essais
sur le cinéma, op. cit., p. 107.
15 Pascal Bonitzer, Le regard et la voix. Essais
sur le cinéma, UGE (10/18), 1976, dans l’article « Des hors-champs ».
16 Michel Chion, Le son au cinéma, Editions de
l’Etoile, Paris, 1994.
17 Le regard et la voix, dans l’article « Les
silences de la voix », p. 31 .
18 Pascal Bonitzer, Peinture et cinéma. Décadrages, Editions de l’Etoile, Paris, 1985, p. 58.
19 L’image-temps, op. cit., p. 363.
20 « Aux distraitement désespérés que nous
sommes… », op. cit., p. 35.
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Dossier : le hors-champ
21 Id., p. 132.
22 L’image-temps, op. cit., p. 306. Plus loin
(p. 361) : « C’était le double aspect de l’imagemouvement, définissant le hors-champ : d’une
part elle communiquait avec un extérieur,
d’autre part elle exprimait un tout qui change.
Le mouvement dans son prolongement était la
donnée immédiate, et le tout qui change, c’està-dire le temps, était la représentation indirecte ou médiate ».
23 Même si Deleuze ne le dit jamais explicitement, l’image-temps recueille toutes ses
faveurs car elle est en quelque sorte la seule
qui réalise les possibilités immanentes à l’esthétique du cinéma.
24 Id., p. 362.
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caractère claustrophobique et névrosé de l’espace au cinéma que Seguin
décrit comme suit :
« La représentation s’enferme derrière sa frontière. […] Elle se replie
à l’intérieur de ses limites et jouit de sa schizophrénie jusqu’à accepter l’issue catatonique de son repli » 21 .
Le cinéma se barricade et s’entoure d’un champ de mine. Quiconque voudra s’aventurer au-delà du cadre et se mêler ainsi aux affaires du film se
verra puni. Il n’y a pas d’intermédiaire entre la fiction et le réel, pas de
limbe ou de réserve qui pourrait servir de refuge. « Inutile de regarder le
film si vous ne suivez pas les règles, si vous n’admettez pas que vous vous
taperez la tête contre les murs si vous voulez en (sa)voir trop » (Seguin,
op. cit., p. 107). L’espace, la fiction et le spectateur se redoublent en une
seule féerie irrationnelle. C’est presque un mot d’ordre épistémologique :
il faut concentrer tous les niveaux d’analyse sur un seul et même plan.
Si Seguin récuse l’existence même du hors-champ, Deleuze, dans
un premier temps, lui concède une existence, lorsqu’il parle de l’imagemouvement. Celui-ci est peuplé de cette présence spécifique au sonore,
il est séparé en un hors-champ relatif et un hors-champ absolu, l’à-côté
et l’ailleurs. « Tantôt le hors-champ renvoie à un espace visuel, en droit,
qui prolonge naturellement l’espace vu dans l’image, […], tantôt, au
contraire, le hors-champ témoigne d’une puissance d’une autre nature,
excédant tout espace » 22. Il rejoint les analyses de Bonitzer ou de Chion
sur la répartition du son en in, hors-champ, off ou encore off-off. Tout
cela présuppose une dynamique extensive où le champ est prolongé
par un hors-champ qui se construit en fonction de l’image visuelle. Le
sonore est subordonné au visuel et l’espace s’articule de manière dialectique entre le champ et le hors-champ. On est ici en terrain connu
et sécurisé. Mais cette approche n’est valide selon Deleuze que pour
l’image-mouvement.
Il en va autrement de l’image-temps 23. « Il n’y a plus lieu de parler
d’un prolongement réel ou possible capable de constituer un monde
extérieur : nous avons cessé d’y croire, et l’image est coupée du monde
extérieur » 24. Deleuze rejoint donc le camp de ceux qui ne veulent
plus de cet appendice rationnel qu’est le hors-champ. L’image perd ses
« coordonnées euclidiennes » et sombre dans l’indéterminé. En fait, c’est
avec l’autonomisation de la bande sonore, sa dissociation d’avec l’image
visuelle, la mise à mort de la redondance qui caractérisait leur relation
qu’elle devient une « image sonore », disjointe de « l’image visuelle ». Le
son n’est plus une composante de l’image visuelle, il acquiert désormais
son propre cadrage, indépendant de celui de l’image.
« Il n’y a donc plus de hors-champ, pas plus que de sons off pour le
peupler. […] Maintenant l’image visuelle a renoncé à son extériorité,
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Etudes
elle s’est coupée du monde et a conquis son envers, elle s’est rendue
libre de ce qui dépendait d’elle. Parallèlement, l’image sonore a
secoué sa propre dépendance, elle est devenue autonome, a conquis
son cadrage. A l’extériorité de l’image visuelle en tant que seule
cadrée (hors-champ) s’est substitué l’interstice entre deux cadrages,
le visuel et le sonore, la coupure irrationnelle entre deux images, la
visuelle et la sonore » 25.
Ainsi, dans l’entrelacement de ces deux images se construit la véritable
image audiovisuelle travaillée non plus par un hors-champ qui est mort,
mais par cette coupure irrationnelle qui parcourt les limites des deux
cadrages. L’organisation classique et logique du champ / hors-champ est
remplacée chez Deleuze par cette coupure irrationnelle. Les thèses de
Seguin, même si elle ne se superposent pas à celle de Deleuze, en offrent
une certaine résonance.
25 Id., p. 328.
Un espace périphérique : le son
C’est entre autres sur la question du son – centrale chez Deleuze et
relativement peu abordée par Seguin – que l’on trouve des dissonances.
Seguin fait un sort un peu trop lapidaire au son : « Les sirènes que l’on
entend périodiquement dans Fenêtre sur cour ne sont pas les rumeurs
d’un lointain quelconque. Elles sont là, elles aussi, dans la cour et sur
l’écran » (op. cit., p. 79 ). Et plus loin : « Dans un champ-contrechamp,
l’interlocuteur est toujours là parce qu’il se reflète sur le visage, dans le
regard voire dans les yeux de l’autre mais aussi parce que, même si on ne
le voit pas parler, on entend sa voix, non pas par-derrière, de l’autre côté
des fauteuils, mais devant, sur la toile blanche où le film est projeté. Il
est présent parce que sa voix passe par les petits trous de l’écran » (op. cit.,
p. 113 - 114 ). Il y a chez Seguin une identité entre la localisation diégétique du son et le dispositif qui le restitue dans la salle. Cette confusion
l’amène à fustiger, à la suite des Straub, la stéréophonie, comme si la
source du son était aussi localisable que la lumière projetée sur l’écran
et que ce dernier absorbait dans son centre toute la bande sonore. Le
sonore n’a donc chez Seguin pas d’autonomie propre, il est comme
entièrement généré par l’image. Cette vision est un peu réductrice et
renouerait presque avec les théories, pourtant réfutées, qui organisent
différents types de hors-champ en fonction du rapport qu’entretiennent
entre eux la bande sonore et le champ visuel. Le son subit la domination de l’image. C’est nier que les sirènes évoquées creusent des galeries,
tracent des circuits dans l’espace mental représenté, dans la matière
indéterminée du cerveau.
Lorsqu’il appréhende le son, on dirait que Seguin perd de vue le
spectateur. Le son ne prolonge pas l’espace sous forme de hors-champ
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Dossier : le hors-champ
certes, mais il lui ajoute des bras tentaculaires. Il dessine des couloirs
labyrinthiques et creuse des siphons caverneux. L’espace perçu déborde
le cadre sans pour autant en appeler à une continuité. L’espace du
cinéma se décolle de l’écran et vient s’incruster, polymorphe (ni rectangulaire ni plat), dans notre cerveau. Cet espace mental est clos. Il
ne se poursuit pas infiniment. Il s’arrête là où l’auteur cesse de créer des
circuits, là où la représentation se termine et c’est face à cette limite, non
à celle du cadre, que l’espace se recroqueville sur lui-même et qu’il se
fait envahir par cette étrange population de monstres, de fantômes et de
gnomes. Franchir cette frontière qui ne se superpose pas aux limites du
cadre, c’est se retrouver dans les coulisses, nez à nez avec le preneur de
son, la caméra, l’acteur ou celui qui l’a doublé en français. Seguin lâche
le spectateur (sa perception) là où Deleuze concentre en une seule membrane sensible le son, le cerveau et l’écran. Deleuze mène à son terme
une volonté de désacralisation que l’on trouve également chez Seguin
en remplaçant le lien classique et bazinien œil-nature par cette nouvelle
proposition cerveau- écran.
26 Noël Burch, Une praxis
Gallimard, 1986, p. 39 - 58.
du
27 Id., p. 28 et 29.
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cinéma,
Cette négligence de la question du son est révélatrice de la démarche
générale de Seguin. Il considère que l’espace a toujours été subordonné
au temps et le premier chapitre de L’espace du cinéma est consacré à
illustrer cette prédominance dans l’histoire de la philosophie avec trois
exemples : Descartes, Spinoza et Kant. Par extension, il voit dans les discours portés sur l’espace au cinéma le même rapport de force. La peinture n’est pas un art du temps. Le cinéma occuperait cette place, à côté
de la pensée et de l’esprit. L’espace siège lui entre le corps et la matière.
Seguin veut renverser cette hiérarchie et cette volonté sous-tend toute
son analyse. Le rapatriement de l’espace filmique à l’intérieur du cadre
et sa superposition avec l’espace pictural est un mouvement qui tend à
libérer cet espace de la tutelle du temps. C’est Noël Burch qui fait subir
à l’espace ses pires humiliations, avec le devenir champ du hors-champ,
cette manière de construire l’espace dans la succession où finalement
Burch ne parle plus que de temps 26. L’espace chez Burch n’est défini
qu’en relation avec l’entre-plan, il est toujours à chercher dans le plan
suivant, derrière l’image, dans ce sixième segment du hors-champ qui
se cache derrière l’horizon. L’espace se dissout dans le temps et Burch
se voit contraint, pour forger ses « types de rapport entre l’espace d’un
plan A et celui d’un plan B », d’analyser tout plan dans la succession de
tout le film, avec des catégories telles que « continuité », « discontinuité »
et « manifestement proche » 27.
Livio Belloi reprend à son compte, peut- être malgré lui, cette
manière de dissoudre complètement l’espace dans le temps lorsqu’il
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Etudes
détourne le concept de l’idée hégélienne pour, en fait, le superposer
assez mécaniquement aux théories de Burch 28.
Revenons à Seguin qui note : « Le hors-champ est le complice du temps.
Il le fait passer par la porte de service. Il le sort de l’espace pour lui
permettre de se replacer, de reprendre les marques de sa domination »
(op. cit., p. 55). C’est en cela que le son pose problème dans la réflexion
de Seguin, en ce sens qu’il est comme le messager du temps, son garant
ou son métronome. La musique, le continuum sonore se déploie dans
la durée et se soumet au « temps réel » qu’il est supposé chronométrer.
Dans ce putch auquel s’emploie Seguin, le son fait figure de résistant. Il
est le bras droit du temps qui ne se laisse pas soumettre. C’est aussi ici
que le travail de Deleuze va dans une autre direction, il ménage, lui, un
espace où le temps pourra s’épanouir pleinement. Et ce n’est pas pour
autant que Deleuze reconduit la dictature du temps, c’est par l’espace
qui se détache du monde, qui perd ses liens (« sensori-moteurs ») avec
l’extérieur et qui devient quelconque, que peut apparaître une image
directe du temps. C’est justement lorsque l’espace ne se soumet plus au
temps mécanique et automatique (reconstitué) de l’image-mouvement,
qu’il peut faire entrer en son sein (pas par la porte de service) une image
pure du temps. On voit donc qu’il n’est pas si intéressant d’inverser
mécaniquement les rapports de force si l’on reste dans une dynamique
de la tyrannie. L’analyse de Seguin aurait gagné en finesse si elle n’était
pas aussi déterminée par la volonté de soumettre et d’humilier à son
tour le temps. Seguin s’explique sur ce renversement :
« Cette révolution n’est pas un dîner de gala, même si elle reste formelle. Elle implique un retournement de l’idée que l’on se fait ordinairement du cinématographe. Elle invite à se replier, à soutenir un siège,
à se concerter sur un espace qui a été privé de ses alibis, de ses utopies,
des sorties que lui ouvraient la maîtrise du temps et la création divine.
Le cinéma n’imite pas, contrairement à ce qu’avait pu supposer André
Bazin, le geste surhumain, inhumain, du Dieu créateur. Il doit en rester
[…] à l’immanence de son spectacle » (op. cit., p. 45 - 46). Seguin veut en
finir avec ce « réalisme théologique du hors-champ » 29, symptôme de
cet assujettissement de l’espace dans le champ théorique. Le concept de
« cartographie » évoqué plus haut et la topographie sont bien les outils
d’une étude de l’espace, un travail de géomètre qui n’a pas de compte à
rendre au temps. Seguin nous exhorte à parier sur la géographie. La géographie contre l’histoire, l’espace contre le temps. Cette manière de toujours construire son analyse contre, cette volonté de révolution, amène
peut- être Seguin à une position trop tranchée pour être nuancée.
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28 Revue belge du cinéma, op. cit., p. 42 - 46.
Les trois temps de l’idée dans le système de
pensée du mouvement de Hegel seraient répartis ainsi : l’en-soi serait le plan inaugural du film
et plus particulièrement toute la virtualité qu’il
programme (cette virtualité spécifique au premier plan est primordialement et entièrement
contenue dans le hors-champ) ; lorsque cette
virtualité s’actualise (entendre passe du horschamp au champ), elle est être-là. Finalement,
chaque fois qu’une virtualité est découverte,
matérialisée, elle engendre une nouvelle virtualité, un nouveau germe. Ce mouvement (le
pour-soi) se propage en boucle jusqu’au plan
final, en-soi qui programme des virtualités
impossibles.
29 « Aux distraitement désespérés que nous
sommes… », op. cit., p. 115.
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Dossier : le hors-champ
Pourtant cette approche, ces résonances trouvées dans la peinture,
ces importations de concepts philosophiques, cette espèce d’épaisseur
fantomatique à laquelle il nous confronte et son style trouvent une
consistance tout autre que certaines autres théories. La lecture de la
synthèse historique de Livio Belloi, par exemple, se métamorphose
parfois en celle d’un manuel de marketing contemporain. Il est toujours
question de « dynamiser l’espace » et de « l’animer », comme si le cinéma
devait prouver sa motivation dans le cadre d’un entretien d’embauche
(« Quels sont vos trois points forts ? Dynamisme, fusion, continuité. »).
L’approche de Seguin, comme celle de Deleuze, insuffle au domaine des
théories sur le cinéma un certain renouvellement. C’est qu’ils ne se contentent pas de retourner, de retrousser ou de reconduire les concepts qui
forment le fond de commerce de l’histoire de la théorie du cinéma. Ils
importent et font concerter des concepts empruntés à d’autres domaines
en même temps qu’ils mettent en examen les outils et les « acquis » de
la théorie. Ces lectures permettent de sortir du vase clos que forme le
corpus traditionnel des études sur le hors-champ.
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Dossier : le hors-champ
Etudes
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Etudes
Et pour quelques notes de plus…
par Louis Seguin
Donc – c’est une conclusion mais provisoire, toujours à réviser, jamais
forclose, rejetée, toujours béante, car tout laisse à prévoir qu’on n’en
aura jamais fini de repasser par l’ouverture, de répéter le scandale de
l’ingérence – il faut, puisque Leo Ramseyer y invite, revenir « encore »
sur le « hors-champ », quitte à changer de ton. « Réfléchir les miroirs »,
comme y invitait (non, ce n’est pas Jean Cocteau) Jacques Rigaut. Car
le chemin de la pensée ne passe pas par l’accumulation du « davantage »
mais par le retournement, la révolution. Ce « désir » de révolution qui est
si insupportable aux contempteurs essoufflés de la « pensée 68 », les Luc
Ferry et autres Jean Clair.
Donc, le cinéma invente son propre espace, sans avoir à puiser dans
l’univers bien organisé que nous aurait fourni, clé en main, la Création.
C’est, plus précisément, un espace qui lui est propre, non pas parce qu’il
l’aurait acquis, qu’il aurait sur lui un droit de propriété, mais parce qu’il
l’appréhende. L’invention doit être prise au pied de sa lettre. Elle est le
« invenire » du latin, elle y vient, elle s’en mêle. Il y a, dans l’histoire de la
philosophie, deux espaces parallèles et dont le parallélisme pose d’autres
questions. L’un qui est placé du côté de la science appliquée et de la
technique, de la géographie, de l’arpentage d’une terre que l’on peut
mesurer et dont on peut faire commerce, qui se calcule et qui s’échange,
où l’on peut se déplacer et que l’on peut connaître, qui a ses lois et
sa triangulation et puis l’autre, qui est du côté de l’origine. Edmund
Husserl, dans L’Origine de la géométrie : « Nous comprenons […] son
mode d’être persistant : il ne s’agit pas seulement d’un mouvement procédant d’acquis en acquis, mais d’une synthèse continuelle en laquelle
tous les acquis persistent dans leur valeur, forment une totalité, de telle
sorte qu’en chaque présent l’acquis total est, pourrait-on dire, prémisse
totale pour les acquis de l’étape suivante. » 1 Ou bien encore, un degré
plus avant, c’est-à-dire plus loin, avec Martin Heidegger : « C’est seulement parce que l’être est dévoilé qu’il devient possible à l’existant de se
manifester. » 2 La philosophie pose et repose sans cesse la question et le
Dieu créateur a été inventé pour ne plus avoir à la poser, pour l’effacer
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1 E. Husserl, L’Origine de la géométrie,
Presses universitaires de France (Epiméthée),
Paris, 1999, p. 177 (introduction de Jacques
Derrida).
2 Martin Heidegger, « De l’essence du fondement », Questions I, trad. Henri Corbin,
Gallimard (Classiques de la philosophie), Paris,
1987, p. 97.
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Dossier : le hors-champ
3 Friedrich Hölderlin, Douze poèmes, trad. et
présentation de François Fédier, La Différence
(Orphée), Paris, 1989, p. 55.
4 Hérodote, Histoires, II, 109, Les Belles lettres
(Collection des universités de France), Paris,
1948, p. 137.
5 Martin Heidegger, L’art et l’espace, trad.
Jean Beaufret et François Fédier, Erker-Verlag,
St-Gall, 1983 (2ème éd.), p. 23.
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du tableau. Dieu console la pensée de sa paresse. Le hors-champ est une
manière, au cinéma, de ne plus (se) poser la question dans le moment
même où elle se pose, où André Bazin l’a posée.
L’espace du cinéma est une tentative pour la réitérer, pour maintenir
la béance de la porte contre la pression du Créateur qui pousse pour
la refermer. Il s’agit de savoir que cette question se pose derrière toute
autre question, qu’il s’agisse du cadre, du champ et de la profondeur,
de l’image-mouvement ou de l’image-temps. Et les grands cinéastes
sont ceux-là qui (se) posent, dans chacun de leurs films, la question de
l’apparition et de son émerveillement premier. Ou bien, si l’on préfère
relire Tout comme au jour de fête… : « L’ivresse à nouveau se sent, / Elle,
la Toute-Créatrice, encore une fois. »3 L’ivresse de Noé était un défi au
« Père tout puissant, créateur du ciel et de la terre ». Ou bien, si l’on préfère, la détresse et l’imploration vengeresse de l’orphelin.
L’Homme, en inventant Dieu, lui a offert la demeure d’un espace
sans limites, la « robe sans couture », indéchirable, de l’infini et de l’éternité dont parle l’évangéliste Jean (19, 23). Et puis, de l’autre côté, dans la
proximité d’un matérialisme païen, il y a les dieux trop humains et l’historien Hérodote qui explique dans ce qu’il appelle une « parenthèse »
(une « parenthèkè », une digression si l’on veut) que ce sont les Egyptiens
qui ont appris à mesurer la surface de leurs champs pour métrer ce qui
éventuellement avait été emporté par les crues du Nil et pour ne pas
avoir à payer les impôts fonciers afférents : « Il me semble que c’est de
là que provient l’invention de la géométrie que les Grecs ont ensuite
récupérée. » 4 L’origine de la géométrie se confond-t-elle avec l’invention du cadastre ? Le cinéma n’échappe pas à la contradiction ; il est lui
aussi coincé entre la fiscalité, l’arpentage, la machine de Brunelleschi,
les traités de Girard Desargues sur la perspective et l’hypothèque divine
du « hors-champ ». Où en est, dans cette aporie de la pratique et de la
théorie, le « réel » qui se filme ? Du côté de la théologie ? Du côté d’un
matérialisme engelsien, d’une Dialectique de la nature ? Ou si l’on préfère,
comment la géométrie peut-elle être, comme dit Emmanuel Kant, « la
science de toutes les espèces possibles d’espaces » ?
Martin Heidegger, dans L’art et l’espace :
« L’art comme plastique : non une prise en main de l’espace. La sculpture ne serait pas un débat avec l’espace.
La sculpture serait alors une incorporation des lieux qui, ouvrant
une contrée et la prenant en garde, tiennent rassemblés autour
d’eux quelque chose de libre qui accorde à toute chose séjour et aux
hommes habitation au milieu des choses » 5.
Pas de début, pas de création, pas d’intervention divine, pas de loi.
Mais comment, au cinéma, le film s’incorpore-t-il dans l’ouverture de
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Etudes
l’écran, dans cet espace dont il se saisit, qui ne peut appartenir de droit
à personne, et surtout pas à un Créateur suprême, mais où il se donne
quand il se projette. Comment s’installe, habite, une politique des auteurs,
autrement dit, pour les cinéastes, une manière d’exiger un droit de cité,
d’être les citoyens de cette polis, les sujets de cette administration et de
sa profondeur 6 ? Serge Daney et Jean-Claude Biette, dont l’absence se
fait également sentir, s’obstinaient (c’est le rôle que cherche à tenir,
difficilement, la critique) à découvrir dans les films, une expérience
vécue, rêvée ou inventée du monde. L’« expérience », ici, n’a rien à voir
avec la déduction et l’enseignement. Elle est cette aptitude singulière de
l’entendre, d’arracher pour le replacer ce qui s’installe, comme lorsque
Friedrich Nietzsche dit que « la vie pourrait être une expérience de celui
qui cherche la connaissance ». Car c’est bien là la question que pose, par
défaut, dans sa marge, la « théorie du hors-champ », de cet espace qui
n’existe pas davantage qu’il n’y avait de temps avant le big-bang, avant
l’explosion et son vacarme.
À commencer, justement, par le son. Y a-t-il une localisation du son ?
Le son est-il assigné à résidence sur l’écran ? Autrement dit, relève-t-il,
comme le décor et les comédiens, d’une mise en scène ? Le problème
a été longuement discuté et ses conclusions définies, en particulier
par Michel Chion7, mais il faut bien conclure que tous les effets
d’« élargissement » du son rejoignent les effets d’« élargissement » de
l’image. Si distendu soit-il, le champ sonore épouse le destin du champ
visuel ; il reste confiné dans ce qu’il élargit. Là encore, on peut relire
Martin Heidegger.
Le son est la négation constante du hors-champ. Même si l’on ne
voit pas la personne qui parle, ou qui chante, ou encore ce qui fait du
bruit ou de la musique, le son ne peut passer que par l’écran. Quel que
soit son appareillage (enceintes multiples ou écouteurs), il vient toujours
de là. Il est toujours lié à la présence. Il est toujours monophonique, et
c’est bien pourquoi Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, même pour
leur usage personnel, refusent la stéréo. Il est enfermé dans la solitude
de la projection. À caméra unique, micro unique, quitte comme Louis
Hochet à aller chercher dans les caves de la Radio de Francfort le micro
indispensable que les progrès de la technique avaient rendu obsolète.
C’était toutefois avec cet instrument d’un autre âge qu’il allait pouvoir
enregistrer à la perfection, « épaisseur » incluse, la musique et les paroles
de Du jour au lendemain d’Arnold Schönberg, y compris, ce qui n’est pas
rien, lorsque les musiciens s’accordent avant le générique et qu’il y a
encore du « désordre », puisque Michael Gielen 8 n’en a pas encore pris
la « direction ». C’est là, dans ce « là » que le cinéma se donne le « la »,
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6 Hubert Damisch : « La perspective ‹centrale›,
comme déjà la géométrie grecque, aura été
travaillée dès l’origine par la question de
l’infini, que l’infini, dès l’origine, y aura fait
irruption et cela au lieu, au point même du
sujet. » (H. Damisch, « La fissure », in Filippo
Brunelleschi, 1377-1446. La Naissance de l’architecture moderne, Direction de l’architecture
(L’Equerre), Paris, 1980, p. 35).
7 On lira avec profit ses livres : La voix au
cinéma, Editions de l’Etoile (Essais), Paris,
1982 ; La toile trouée ou la parole au cinéma,
Cahiers du cinéma (Essais), Paris, 1988 ;
L’audio-vision, Nathan (Cinéma-image), Paris,
1990 ; Le Son, Nathan (Cinéma-image), Paris,
1998.
8 Il faudra que Gielen fasse un second enregistrement plus conforme aux normes du commerce lorsqu’il s’agira d’éditer un disque.
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Dossier : le hors-champ
qu’il apprend que le son, et à plus forte raison la musique, n’ont pas de
hors-champ. Le bruit, la voix ou la mélodie ont des sources et ils y sont
liés. Ils passent par les corps, les objets ou les instruments. On ne s’y
baigne pas, on n’y plane pas comme voudrait le faire croire l’imbécillité
contemporaine, on les écoute. Le reste, c’est du commerce et la voix
du Père éternel qui résonne sur l’univers. Dieu est un représentant en
sound system.
9 Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier,
50 ans de cinéma américain, Nathan, Paris,
1991, p. 445.
10 Georges Duby, Saint Bernard, l’art cistercien, Flammarion (Champs, no 77), Paris, 1988,
p. 103.
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Il faudrait voir et revoir un film de John Farrow (c’était, selon Jean-Pierre
Coursodon et Bertrand Tavernier, son préféré) qui vient de repasser à
la télévision, sur « Ciné-Classic », Alias Nick Beal, de 1949, dont le titre
a été traduit par Un pacte avec le diable, très maladroitement parce que le
nom du Malin n’est jamais prononcé et qu’il y a juste une allusion à son
pseudonyme Old Nick. Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier
écrivent : « La mise en scène de Farrow […] utilise une multitude de
variations sur les entrées et les sorties (toujours insolites mais jamais
délibérément « surnaturelles ») de Ray Milland. » 9 Le tentateur, en fait,
surgit de nulle part ; c’est un être infernal, il sort directement de l’enfer
sans s’être faufilé dans un repli de la Tunique. Il n’entre même pas dans
le champ ; c’est le champ qui vient à lui et qui achoppe sur sa présence,
il n’est pas là, dans les limbes, à attendre qu’on l’appelle. L’Ile des âmes
perdues, où il entraîne ses victimes, ne figure sur aucune carte. Elle est
là ; quelque part, dans la profondeur de l’écran ou dans l’abîme de son
pourtour, au-delà du brouillard qui a envahi la toile. Parabole de la
situation des comédiens : ils sont là, debout, les damnés de la terre, et
ils payent cher ce droit d’être là. Ils n’ont pas d’espace légitime, ils ne
sont pas des héritiers, et se pose alors, contre les hypothèses apaisantes
du hors-champ où ils vivraient des jours tranquilles en attendant qu’on
mette fin à leur intermittence, la question de leur droit au logement.
Dans le même esprit, on peut donc parler de la « fenêtre chez Jean
Renoir » chère à Jean Douchet ou des portes chez Ernst Lubitsch. Elles
s’ouvrent dans et sur la demeure de l’écran dont elles aménagent et
redoublent l’accès, mais elles ne peuvent rien contre la menace qui pèse
sur le plan, cerné par la forêt épaisse où il s’est ouvert une clairière. Il
y a dans le cinéma une trace de l’épopée cistercienne : « Puisque… »,
écrit Georges Duby, « la morale de Saint Bernard s’enracine dans une
méditation sur l’incarnation, de même le bâtiment cistercien commence
à l’écran de sauvagerie que le monastère autour de lui protège. Il a pris
corps au sein de cette enveloppe broussailleuse 10 ». Le corps du Christ
contre la Tunique ? « Ecce homo » ? Le mythe du Fils humilié et torturé
contre le mythe du Père tout-puissant et triomphant ? Et qui donnerait
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Etudes
une autre image, « humaine » celle-là, écartelée, rapiécée, couverte de
blessures, de cicatrices, de « sutures » qui seraient le prix de l’appropriation, la monnaie dont se paye, par le Rachat, le lieu que l’homme doit
habiter de plein droit, poétiquement ? Cet habitat, cette colonisation si
l’on veut, ouvre d’autres questions, multiples. Jean-Pierre Oudart en a
déjà posées 11 certaines. Mais rien n’interdit d’y revenir.
11 Jean-Pierre Oudart, « La suture », in Cahiers
du cinéma, no 211 et 212, 1969.
Vendredi 1er août 2003
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126 Dossier : le hors-champ
Hors-cadre
Plans de chutes
par Denis Martin
En premier lieu j’avais choisi celui avancé par ces mètres d’images, là où
des corps « il en pleuvait ». Ils se lançaient, étaient projetés en une chute,
qui ne se décidait pas à en finir. Alors je les ai imaginés : toujours collés
à l’ascension inversée, suspendus à la vitesse immobile, ne daignant pas
(de là leur beauté ?) s’écraser, justement. Je voulais décrire précisément
leur visage de suspens, leur parcours sans espace avec beaucoup de
temps, la gesticulation incongrue, et ce seul arrêt – qui n’en était pas un.
Et j’imaginais cette scène où soudainement : on assisterait à une véritable
pluie des corps ; à la formation d’une image-sol qui les accueillerait.
Alors dans l’attente de celui qui (prenant sa caméra) permettrait à tous
ces corps d’enfin arriver, ces quelques mots :
Depuis quand ne sautent-ils que dans l’image ?
(De là, cette assurance : ne jamais rien faire d’autre que tomber.)
« Ils auront beau traverser le plan ils n’en sortiront pas ».
Le plan de la chute d’un seul point une ligne.
On passe au sol sans eux.
Pour ceux qui tombent le sol n’existe (n’existera) pas.
On lèverait la tête on les verrait en une suspension immobile de leur
chute.
*
On pourrait recommencer simplement : la chute n’a pas de hors ; elle est
(quand elle devient) ce qui passe en son champ.
Le sol n’appartient pas à la chute, n’est même pas une de ses bornes. Le
sol, corps étranger, comme hors du champ de la chute. Il n’est pas le
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Hors-cadre
seul. La chute ne souffre pas de hors-champ.
La chute est le lieu immobile (et) changeant d’elle-même.
La chute n’a pas de vitesse. Elle nous contraint à l’inventer pour elle.
Je serai sûrement d’accord avec celui qui nous dira – « on ne chute jamais
vraiment ».
« On ne tombe pas dans la chute. On n’y arrive pas. »
Quand elle s’en prend à nous, on comprend que la chute ne souffre pas
de sol.
(Il faut bien accuser le coup : nous sommes sans fond.)
On continue : la chute n’expose rien d’autre qu’elle-même. Le sol ne
ressort, n’est pas du ressort de son champ.
La chute ne peut qu’être rêvée « il n’y a pas de sol lorsque l’on tombe en
nous-mêmes ». Ceux qui se jettent ne tendent qu’à éveiller son idée.
*
Ailleurs, j’avais cru apercevoir « ce moment où, dans la chute, rien ne
tombe ». Aujourd’hui, doué d’une lucidité aléatoire, je poserais plutôt :
voir ce moment, dans la chute où rien ne tombe.
En plus,
Un temps mort, l’espace d’où ils tombent ; ou : ils tombent dans le
temps, morts, défaits de tous espaces.
*
Ou alors – l’image de nous qui s’ouvre, s’offre à nous, immobile(s).
Et on peut voir à l’œuvre la puissance du défilement : monstration du
suspens.
Puis la vitesse de l’effilement, le délitement en absence d’espace, l’éclatement sans gravité qui nous emportent (vers elle).
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Dossier : le hors-champ
Depuis longtemps, assis dans le noir : on apprécie différentes chutes – de
celles du monde.
Puis on dira – pour parler par image (en faire une reste souvent la solution) – … 24 chutes par seconde. Je les ai toutes vues. Aucune ne s’est
arrêtée…
L’image la première, aura compris que la chute n’est que suspension
(d’elle-même, en elle).
Avoir une image arrêtée de la chute c’est voir, depuis ce lieu seul qui
nous permet, l’image d’une chute arrêtée. On le sait bien, mais on le
redit encore autrement : la chute, elle ne tombe pas.
La chute est une certaine forme de (la) réalisation de l’image fixe.
( J’ose : l’image est la chute idéale.)
Quelque part, on nous dit – Il y a un espace entre deux images. C’est
l’instant pour la chute !… L’espace du temps où son mouvement (et
d’autres avec elle) s’élabore. La trace en absence de sa présence. Lieu de
la discrétion essentielle.
*
Confiscation de la chute vol de la chute chute de l’envol
Voler, pour nous, ce n’est qu’atteindre artificiellement le lieu de la
chute.
On ne peut s’y maintenir que si on l’atteint. Mais sa vérité est dans
notre atteinte, lorsque ce lieu-lien étrange d’espace et de temps, se porte
à nous.
Ce qui nous manque, essentiellement, c’est l’envol.
*
Il n’y a qu’une seule chute au monde. Nous la connaissons intimement.
Partout un seul lieu de la chute. Ce lieu arrive sur nous dès que l’on
saute.
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Hors-cadre
L’instant d’après être toujours dans la chute. L’instant d’après aussi.
Il n’y a donc pas de plan – on avancerait un axe : celui de la marche des
choses – qu’on suppose souvent vertical.
Et la chute qui devient son image.
*
Plan de chute, plan de coupe : déchets dans l’ordre du monde – découverte des mobiles de l’immobile.
Plans de chute, chute des plans – l’horizontal en perte de sens. Il
disparaît.
*
Dire de la chute qu’elle est défense du suspens.
La chute comme interdite : elle ne se résout pas au cri qui parfois la
porte.
(D’aucuns voudraient mesurer la chute à la distance de son cri.)
*
Je croyais qu’il fallait comprendre, dans l’ensemble de la chute, le corps
de ceux qui ne sautent pas. J’en suis certain maintenant. (Du reste, nous
ne sommes pas d’ailleurs.)
Des corps qui ne voudraient œuvrer que dans l’oubli de leurs chutes.
La chute c’est avant tout la disparition du corps en chute.
En face d’elle, on peut se demander si un corps jamais n’atterrit.
Et l’image (qu’on a cru voir plus haut) qui tomberait avec ce corps.
On ne sait jamais vraiment quand un corps tombe.
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Dossier : le hors-champ
On ne sait jamais vraiment, quand un corps tombe, saisir autre chose
que l’instant où il finit de tomber.
Alors que nous savons qu’on entre dans la chute pour ne plus en sortir.
Ce n’est pas le corps qui, mais la chute quelconque.
Au corps on préfère l’image de la chute (dans l’image se cache la chute).
« Mon corps est objet de chute, ma chute objet de corps ».
Le corps, une définition de la chute.
Champs de la chute : le corps en trombe, évoque musical les notes
graves, gravitations du « tombe… ne te relève jamais… descend… on
est mieux en bas, même s’il n’y en a pas… ».
L’instant vrai de la chute, lorsqu’il n’y a plus de corps qu’elle-même.
Corps, traversée de champ ; ou corps traversé de champ ( ?).
Où le corps devient l’objet même de la traversée qu’il décrit ; qu’il suit,
en la précédant ; qu’il accompagne, en la délaissant. Pour le corps : le
trajet, le transport en la chute le nomme autre en le faisant disparaître.
(Il faudrait nommer les objets qui tombent autrement. Idem des choses
cassées.)
*
Dire la chute : la voir devant nous. (Et ne dit-on pas parfois devant
pour dans ?)
La chute c’est l’œilleton qui nous discerne. Nous, des deux côtés de
la porte.
Hors la chute pas de stable – juste une autre chute.
La chute pourrait passer pour un défi désinvolte, alors que sans cause
(presque sans conséquence), elle est une des conditions.
La chute n’est pas dans la complexité de la marche ; de l’arrêt ; de la
course, même folle, effrénée. Elle est, simplement : la traversée immobile
d’un espace en suspens.
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Hors-cadre
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Autre définition de la chute : qu’elle s’arrête une fois, définitivement.
La chute nous rend, après nous avoir pris, inapparents.
La chute est là, à nos pieds.
Au-delà de la chute il y a la ténacité des objets du monde.
***
À paraître du même auteur :
Histoire du résident Cyprien Coquet, éditions
HÉROS-LIMITE , Genève, 120 pages.
denis_déf
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132 Dossier : le hors-champ
Entretien
Les jours où je n’existe pas : Fitoussi,
le Grand Escamoteur
par Laura Legast et Marthe Porret
Entretien effectué à Genève le 22 février 2003 à l’occasion de la projection des
Jours où je n’existe pas au cinéma Spoutnik, en présence du réalisateur.
Né le 1er juin 1970 à Tours, Jean-Charles Fitoussi étudie les arts plastiques, la philosophie et l’architecture avant de réaliser en 1994 le moyen
métrage Aura été, son premier film, grâce à une aide de la Fémis sous
forme de matériel. Suite à un travail d’assistanat sur le film de Christian
Merlhiot, Les semeurs de peste, tourné en 1995 à la Villa Médicis, Fitoussi
tourne son premier long métrage, D’ici là, à Rome. C’est dans cette ville
qu’il rencontre J.-M. Straub et D. Huillet et qu’il devient leur assistant
de 1996 (Von Heute auf Morgen) à 2002 (Umiliati ! ). Après avoir réalisé en
2001 Sicilia ! Si gira, documentaire sur la fabrication du film de Huillet
et Straub Sicilia ! , il termine en 2002 son deuxième long métrage : Les
jours où je n’existe pas. Le film met en scène Antoine, un homme qui
ne vit qu’un jour sur deux. À minuit, il disparaît soudainement pour
réapparaître vingt-quatre heures plus tard au même endroit. Reclus
dans son appartement, il s’accommode tant bien que mal de son
inavouable handicap jusqu’au jour où il rencontre Clémentine, vivante
« à plein temps »…
Votre film, qui raconte l’histoire d’un personnage ne
vivant qu’un jour sur deux, ne cesse de faire référence
à un hors-champ imaginaire, un espace-temps imperceptible. Quel intérêt portez-vous à cette notion de
hors-champ ?
Le hors-champ appartient à l’essence même du
cinéma, conçu non seulement comme un art de voir
et d’entendre, mais aussi comme un art de la suggestion et de l’imaginaire. À partir du moment où
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l’on décide de faire un film, on réfléchit nécessairement à cette notion-là, puisque faire un cadre, c’est
définir un hors-champ. Il y a chez moi une volonté
d’évoquer une forme de totalité du monde, et du
temps. Totalité qu’il est évidemment impossible de
montrer, mais qui peut être rendue sensible par la si
forte présence que l’on peut donner au hors-champ
cinématographique. Le hors-champ dilate l’espace et
le temps en nous faisant ressentir combien le champ
16.10.2003, 17:32
Entretien
n’est qu’une découpe d’un ensemble plus vaste.
C’est d’ailleurs en quoi le découpage ne détruit
pas le réel, cette « robe sans couture » dont parlait
Bazin, mais en révèle l’étendue. La coupe et le horschamp mettent l’accent a contrario sur l’absence de
coupe et de hors-champ du monde perçu dans sa
totalité, d’un point de vue divin. Il y a longtemps
que je m’intéresse à ce moment de la coupe dans
laquelle disparaît beaucoup de temps, de réalité
non-filmée. J’ai toujours eu une jouissance très forte
à percevoir cet instant magique, trace de disparition.
C’est une émotion intense de percevoir un raccord
au cinéma. Dès l’écriture, puis encore au tournage,
je pense sans cesse aux raccords. Chaque fois que
je finis un plan, j’imagine le moment de la coupe,
le rapport plastique qui va s’opérer entre ce plan
et le suivant. Parfois, bien sûr, on trouve d’autres
rapports au montage. Mais c’est de toute façon une
préoccupation permanente.
Votre personnage principal est très « cinématographique », il vit grâce aux raccords.
À l’origine, ce personnage qui existe par intermittence a été conçu par l’écrivain états-unien Nathaniel
Hawthorne. Il m’est tout de suite apparu que sa vie
était à l’image de ce qu’est un film. Un film vit par
intermittence, chaque plan étant un moment d’existence, suivi d’une coupure d’inexistence. Si dans
un film les ellipses entre les séquences sont perçues
comme telles, on s’efforce en revanche la plupart du
temps de rendre imperceptible les « micro-ellipses »
entre chaque plan. Or ces ellipses-là, d’un plan à un
autre, m’intéressent énormément. De même qu’un
spectateur n’a en général pas conscience des trous
entre chaque plan, Antoine n’a pas conscience du
passage entre deux jours où il existe, puisque entretemps il appartient au néant. Hollywood a réussi à
rendre invisible ces raccords et à redonner une sensation de continuum. Dans mon film, j’ai joué sur l’idée
de continuum en utilisant moi-même un découpage
à peu près classique, tout en laissant au spectateur la
perception du raccord, et ce par différents moyens :
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en utilisant le raccord pour faire disparaître des
personnages, en tournant en son direct intégral, en
ne cherchant à masquer ni les variations de lumière ni
celles de son entre chaque plan. Ce qui engendre une
tension entre d’une part un découpage classique et de
l’autre des éléments visuels et sonores qui laissent se
manifester cet incident, cet accident qui est le raccord.
Il faut rappeler que le tournage s’est étalé sur deux
ans. On a donc raccordé des blocs d’existence qui
étaient énormément éloignés à la fois par l’espace et
par le temps. Pour la séquence de la barque qui dure
quelques minutes dans le film, le tournage s’est étalé
sur une journée entière. Entre le début de la séquence
et la fin, on passe du matin à la nuit. Les ruptures
d’un plan à l’autre sont très sensibles, à mesure que la
lumière décroît : le temps semble s’accélérer, et passe
pour le spectateur exactement comme pour Antoine.
Ce qui crée, pour le coup, une espèce d’étrangeté.
Même si l’attention d’un spectateur n’est pas exercée
à percevoir ces choses-là, je pense qu’elles passent de
manière plus ou moins inconsciente, et qu’on doit
sentir, si infimes soient-elles, les failles entre chaque
plan, même dans les séquences découpées de manière
classique. Cela devrait provoquer comme une légère
dissonance en musique. À cet égard, j’aime aussi
entendre les changements d’ambiance dans un raccord, ces micro-variations qui constituent une sorte
de musique.
Evoquons la première « disparition » du film, celle de la
petite fille Laure devant le miroir, qui se révèle n’être
finalement qu’une ellipse. En dépit de cette justification
temporelle, le changement de lumière et le nouveau positionnement de Laure dans le cadre provoquent après la
coupe un effet d’étrangeté.
Le début est une forme de mise en jambe, de prologue, d’introduction au thème et aux motifs du film.
Mais, effectivement, il y a une ellipse temporelle, ce
qui fait qu’il est naturel de ne plus retrouver le personnage à cet endroit. Simplement, on a fait attention
à conserver exactement le même cadre : la lumière
change alors que les lignes demeurent et la jeune fille
16.10.2003, 17:32
134
Dossier : le hors-champ
n’est plus là. On la retrouve à la fin du panoramique
dans son lit. Mais en fait, je ne fais qu’utiliser le
cinéma de manière habituelle ! Disons que l’étrangeté
de l’ellipse temporelle, sa bizarrerie, est révélée. Si le
second plan avait commencé directement sur la jeune
fille dans son lit, le spectateur n’aurait ressenti aucune
disparition. En commençant sur la portion d’espace
où elle était, on met l’accent sur le fait qu’elle n’y est
plus, qu’elle a en quelque sorte cessé d’exister à cet
endroit : on filme alors une absence.
La deuxième disparition, la mort du vieillard, fait intervenir une autre dimension...
Oui. Il s’agit là non plus seulement de disparaître
d’un endroit, mais de tous les endroits. Le film participe d’une interrogation sur l’existence et le néant.
Je me suis souvent posé la question de savoir quelle
différence il y avait entre une personne très lointaine, avec laquelle on n’a plus de contact, et une
personne morte. Dans les faits, pour celui qui n’a
plus de nouvelles, c’est la même chose. À ceci près,
qui est capital : un vivant avec qui vous n’avez aucun
contact garde le potentiel de se manifester, et surtout
se manifeste à d’autres. Il m’est arrivé d’apprendre
tardivement la mort de quelqu’un que je n’avais pas
vu depuis plusieurs mois. Rétrospectivement, ce que
je croyais être un temps habité par cette « présence
lointaine » devint un temps dépeuplé. On croyait le
monde occupé à un certain endroit par cet être, et
l’on réalise que depuis déjà un certain temps cet être
n’était plus là pour personne. La nature de ce temps
s’en trouve changée, et le choc est aussi grand que si
vous aviez été contemporain de sa mort. Je voulais
placer cette histoire un peu fantaisiste dans le cadre
de cette interrogation sur le néant, confronter ces
disparitions provisoires à la disparition radicale dans
la mort. S’ajoute un autre questionnement : quelle est
la différence entre n’avoir jamais existé et avoir cessé
d’exister ? Jankélévitch 1 pose cette question, et souligne que ce qui a été ne peut plus ne pas avoir été. Le
fait d’avoir existé est à jamais ineffaçable, et constitue
notre forme d’éternité.
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C’est seulement après ces deux premières « disparitions »
que le spectateur assiste enfin à celle d’Antoine. Comment
l’avez-vous mise en scène ?
Antoine se couche peu avant minuit et s’endort /
Changement d’axe : Antoine ne figure plus dans le
plan / Retour à l’axe premier : Antoine est présent dans
le champ, le premier plan se poursuit. Là, on est dans
un point de vue objectif, extérieur à Antoine : on le
voit disparaître, puis réapparaître. Il s’est donc écoulé
vingt-quatre heures. Deux solutions étaient possibles
pour rendre compte de ce point de vue extérieur : ou
bien recourir à l’effet magique de Méliès, c’est-à-dire
interrompre l’enregistrement pour permettre au personnage de quitter le champ en maintenant fixe la
caméra, ou bien explorer toutes les autres possibilités.
Je n’avais pas envie de recourir à l’effet-Méliès, un peu
usé, qui m’apparaissait comme une facilité, dont on
ne perçoit plus tellement aujourd’hui la dimension
fantastique. Le jeu était de faire disparaître quelqu’un
sans jamais recourir à l’effet-Méliès.
Mais pourquoi avoir modifié l’axe de la caméra ? Cette
coupe, avec changement d’axe, pourrait être une simple
ellipse temporelle et pas forcément une disparition
fantastique.
C’est alors le commentaire qui précise qu’il disparaît à minuit, en plus de l’effet visuel qui manifeste
la disparition.
Antoine disparaît plusieurs fois au cours du film. Qu’enest-il de sa deuxième disparition ?
Elle a lieu quand il est dit que bien souvent Antoine
avait attendu minuit tout éveillé pour savoir ce qui
se passait. Dans cette séquence, Antoine regarde sa
montre et je fais le raccord le plus invisible qui soit,
un raccord dans l’axe et dans le mouvement : ainsi les
spectateurs ne perçoivent pas la coupe. Il s’agit ici de
1 En hommage au philosophe français Vladimir
Jankélévitch (Bourges, 1903 -Paris, 1985), Les
Jours où je n’existe pas s’ouvre sur une plaque
commémorative de la ville de Paris citant un
passage de son œuvre.
16.10.2003, 17:33
Entretien
placer le spectateur exactement dans le point de vue,
dans la perception d’Antoine qui attend le coup de
minuit et voit qu’il ne se passe rien. Il n’a pas senti
passer ses vingt-quatre heures de néant.
Pourquoi n’avoir pas plutôt choisi de faire un planséquence sans coupe ?
Ah non ! Il faut que cette coupe existe, puisque vingtquatre heures s’y sont engouffrées. C’est là le principe
même de son existence : Antoine, comme je l’ai dit,
est exactement à l’image d’un film. Les jours où il
n’existe pas coïncident avec un arrêt de la caméra, un
raccord. Dans cette deuxième disparition d’Antoine la
coupe existe mais n’est pas perçue. Mais il faut qu’elle
existe ! Le problème de la vie d’Antoine est justement
un problème de raccord. Tant qu’il vit seul dans son
appartement où rien ne bouge, ses jours raccordent
parfaitement. Peut- être un peu de poussière s’est-elle
accumulée. Mais lorsque Clémentine entre dans sa
vie, elle qui vit à plein-temps, le trouble d’Antoine
provient de ce qu’elle finit par ne plus faire le raccord,
lorsqu’elle rentre en retard.
Plus le film avance, plus vous faites confiance au spectateur pour comprendre tous ces jeux de disparitions et de
réapparitions. Il y a une progression.
Oui, il y a même un moment où l’on occupe vraiment
le point de vue d’Antoine et où le spectateur participe
à sa stupéfaction. La séquence de la barque se termine
à la tombée de la nuit, Antoine a hâte de rentrer par
peur de disparaître dans un endroit inconnu. La
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séquence suivante commence sur Antoine, dans son
lit, parlant à Clémentine hors-champ. Le spectateur
pense qu’il s’agit toujours de la journée de promenade
en barque. Antoine croit qu’il s’adresse à Clémentine,
mais elle ne répond pas. C’est dans l’absence de sa
réponse qu’il se rend compte qu’elle n’est plus là et
qu’il s’est donc écoulé vingt-quatre heures. Le spectateur est lui-même surpris, puisque cette fois la
coupe n’a pas eu lieu au sein même de la séquence,
mais entre la séquence de la barque et celle de l’appartement. Antoine dans leur couple était donc en train
de parler tout seul. Le spectateur, comme Antoine,
croyait à la présence de Clémentine hors-champ, y
croyait sans pourtant la percevoir, il peuplait luimême le hors-champ, par habitude.
Dans votre film plusieurs éléments restent en suspens.
Le jeune Antoine et Antoine adulte sont-il une seule
et même personne ? Laure, l’amie d’Antoine, ressemble
étrangement à Clémentine, cette ressemblance est-elle
voulue ? Quelle relation faut-il établir entre le vieillard
qui meurt au début du film et Antoine ?
Je laisse le spectateur libre d’imaginer ce qu’il veut.
On peut penser que ce vieillard est son père, ou son
grand-père – c’est un vieil homme qui meurt. Pour
les prénoms, il y a une part de hasard. Je voulais garder, par principe, le prénom des acteurs eux-mêmes :
les modifier, c’est-à-dire inventer des prénoms de
fiction, aurait ajouté une intention signifiante et je
préférais ne pas intervenir là-dessus. Il s’est trouvé
que les deux acteurs principaux s’appelaient Antoine.
C’est un hasard, mais comme tous les hasards, il
devient une nécessité dans le film, puisque ces deux
personnages vont être liés d’une certaine manière.
Antoine Chappey m’a confié, pendant le tournage,
qu’il avait toujours perçu la part de négation que
contenait son prénom, entendu comme « en toi
ne », voire « en toi nœud ». Et puis Chappey évoque
« échapper ». Voilà pour les influences lacaniennes !
Par ailleurs, quand j’ai cherché l’amie de l’enfant et
que j’ai trouvé Laure, j’ai été frappé et séduit par cette
ressemblance avec Clémentine. Je suis très intéressé
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Dossier : le hors-champ
par les notions de répétition, de retour à l’identique. Pourquoi avoir choisi Antoine Chappey pour le rôle
Et ces ressemblances et homonymies suggèrent un tel principal ?
retour éternel.
Je l’ai vu dans des films. Et ce qui m’est apparu, c’est
qu’il avait une présence particulière. Il fait partie de
Quel effet le temps a-t-il sur Antoine ? À quel rythme ces acteurs que l’on n’oublie pas, et pourtant qu’on
vieillit-il ? Meurt-il ?
est incapable de vraiment bien fixer. Il est là sans
Il vieillit deux fois moins vite, puisque pendant son l’être tout à fait. Il a une présence paradoxale. Même
passage dans le néant, il ne vieillit absolument pas : il quand il est au premier plan, il reste d’une certaine
n’existe pas ! Il est né en 1920, il a donc quarante ans manière au second. Chappey échappe, dirait Lacan.
en 2000. Je ne montre pas la mort d’Antoine – qui Que dire d’autre si ce n’est qu’il me paraissait cond’ailleurs ne meurt pas vraiment. Pour moi, la mort se venir à merveille pour ce personnage, mi-présent,
passe toujours dans un hors-champ, il en est ainsi de mi-absent ?
celle du vieil homme. On peut observer un mourant,
on ne saura qu’il est mort qu’après-coup ! Là encore,
Jankélévitch a consacré de belles pages au fait qu’on
ne sait jamais quand a lieu le dernier soupir, le dernier
souffle. On ne voit jamais l’instant de la mort. Ce dernier instant est à jamais imperceptible pour un vivant.
On ne peut jamais localiser cet instant dans le temps.
Même avec un encéphalogramme, ce n’est qu’à partir
d’un certain temps, quand il n’y a plus d’impulsions,
que l’on se rend compte de la mort : on observe les
battements du cœur, et on ne sait jamais si celui que
l’on vient de voir sera le dernier. Il faut attendre. S’il
n’en vient plus d’autres, alors le précédent aura été
le dernier. Il n’est perçu comme le dernier instant
qu’après coup : sur le moment, on ne sait rien.
Les jours où je n’existe pas (France, 2002 , 35 mm, 110 min.)
Présenté au Festival de Locarno 2002 (Cinéastes du présent).
Réalisation et scénario : Jean-Charles Fitoussi. Image : Céline Bozon,
Thierry Taïeb, Aurélien Devaux. Montage : Pauline Gaillard. Son :
Erwan Kerzanet, Yolande Decarsin. Interprétation : Antoine Chappey,
Luis Miguel Cintra, Clémentine Baert, Antoine Michot, Jean-Paul
Bonnaire, Serge Bozon, Yves Caumon, Claire Doyon et Helmut Färber.
Production : Nathalie Eybrard, Jean-Philippe Labadie, Jean-Charles
Fitoussi.
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16.10.2003, 17:34
Dossier : le hors-champ
Documents
Documents
Straub, Huillet et Cézanne
Présentation
Sans doute l’absolu du hors-champ réside-t-il dans l’éviction même d’un
film que l’absence de soutien financier condamne à l’impossibilité de
voir le jour. Le dernier projet de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet,
cinéastes qui œuvrent depuis les années 60 à affirmer une démarche
cohérente et anti-conformiste, en est un exemple récent.
La radicalité de leur travail, tant dans leur respect de la réalité telle
qu’elle s’est offerte à la prise de vue (et de son) que dans la place centrale
accordée aux textes (de Hölderlin, Kafka, Mallarmé, Vittorini,…) qu’ils
ont faits leurs, semble peu compatible avec certains critères économiques
de rentabilité. Procédant d’une réflexion sur la (non-)représentation au
cinéma qui s’inscrit dans la filiation de la distanciation brechtienne,
leurs films se montrent particulièrement exigeants envers leur public.
Après la trilogie vittorinienne (Sicilia ! / Operai, contadini / Umiliati),
Straub et Huillet élaborèrent un projet autour de Paul Cézanne (pour
lequel ils avaient déjà témoigné leur intérêt en 1990 dans Cézanne.
Conversation avec Joachim Gasquet) qui, comme à leur habitude, naquit
d’une confrontation entre un texte et des images (les tableaux du peintre
exposés au Louvre).
Les documents reproduits ci-dessous permettent d’une part de revenir au « découpage » initial de ce film dont le titre provisoire était Je suis
Cézanne, d’autre part de rendre compte de l’accueil que lui ont réservé
deux instances auprès desquelles les cinéastes ont demandé un soutien,
le Louvre et Arte. Texte de présentation et découpage intégral permettront au lecteur de se faire une idée du projet et d’y éprouver la pertinence des critiques qui lui sont faites. Notons que le Musée du Louvre,
qui n’est pas entré en matière en ce qui concerne la co-production du
film, n’a pas non plus offert d’avantages financiers aux Straub qui tournaient dans ses murs (les Straub filmant toujours in situ).
C’est toutefois le refus d’Arte France Cinéma qui présente le plus
d’intérêt, car, étant argumenté, il permet de mettre en évidence les critères de sélection qui prévalent pour de telles instances décisionnelles.
Dans la réponse négative d’Arte figurait la mention d’usage selon
laquelle les cinéastes pouvaient accéder, s’ils le désiraient, à la fiche de
lecture de leur scénario, c’est-à-dire au document relatif à l’évaluation
de leur projet. Straub et Huillet ont demandé cette « fiche » que nous
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Dossier : le hors-champ
avons annexée au dossier. Ainsi nos lecteurs pourront-ils se faire un avis
sur la pertinence des jugements émis sur la base des différentes pièces de
ce dossier, soit :
– la réponse du Louvre concernant la demande de co-production
(page 139 ) ;
– la réponse d’Arte France Cinéma (page 140 ) ;
– la fiche de lecture d’Arte : lettre de réponse ; présentation succincte ;
évaluation plus développée (pages 141 à 145) ;
– la présentation faite par Straub-Huillet de leur projet (pages 146
et 147) ;
– le « scénario » proposé pour Je suis Cézanne (pages 148 à 160 ) ;
– le budget global du film (page 161).
Précisons que ce film qui aurait pu hanter le hors-champ définitif
du cinéma, comme tant d’autres projets qui n’ont pas su/pu/voulu se
vendre, a néanmoins réintégré le champ, espace capital dans l’esthétique straubienne. En effet, en dépit du refus essuyé auprès d’Arte
France Cinéma, le film a tout de même été tourné. Comme toujours
chez les Straub : envers et contre tout.
(ab)
Les textes qui suivent nous ont été communiqués par François Albera et sont publiés
avec l’aimable autorisation de J.-M. Straub et
Danièle Huillet.
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Dossier : le hors-champ
Rubrique cinéma suisse
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Rubrique cinémaHistoire
suisse
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Histoire
Aspects documentaires :
Charles - Georges Duvanel (1906 -1975) 1
par Pierre -Emmanuel Jaques
La sortie récente de longs métrages documentaires suisses, dont plusieurs ont été couronnés d’un succès relativement important 2, a suscité l’étonnement des critiques et s’est accompagnée de débats dans la
profession, concernant aussi bien le soutien à la production locale que
le lien entre le contexte socio-historique et le travail des cinéastes. On
s’est souvent ébaudi sur le fait que la non- fiction a pris, quantitativement
parlant, voire, aux dires de certains intervenants, qualitativement, une
importance qui lui a fait dépasser la production considérée généralement comme la plus prestigieuse, celle du long métrage de fiction3.
La prépondérance quantitative du documentaire a cependant toujours été une constante de la production cinématographique du pays.
Certes, les films actuels n’entretiennent que peu de rapports formels,
stylistiques ou thématiques avec leurs prédécesseurs et le système de
production a considérablement évolué, notamment avec l’instauration
d’aides étatiques qui privilégient un cinéma conçu comme création
artistique. De même, les attentes du public se sont modifiées, notamment dans le sens d’une demande d’un regard propre à un « auteur »
entendu comme une instance dotée d’un point de vue original sur l’environnement social ou politique.
En évoquant quelques aspects de la carrière d’un des documentaristes
les plus importants du pays, Charles-Georges Duvanel, nous voudrions
revenir sur le cadre dans lequel une production documentaire régulière
s’est avérée possible dès les années 1920 4, et revenir sur certaines des
constantes qui traversent aussi bien les films de ce cinéaste installé à
Genève, que plus généralement la production documentaire suisse.
Plutôt que de suivre pas à pas les films de Duvanel, nous voudrions
insister sur certaines constantes qui traversent les titres qu’il signa au
long d’une carrière qui s’étend du milieu des années 1920 jusqu’au début
des années 1970. Outre les qualités évidentes que présentent les films de
Duvanel, plusieurs raisons nous ont mené à nous intéresser à ce corpus
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1 Le présent article est lié à une recherche
menée à l’Université de Zurich (en collaboration
avec Anita Gertiser et Yvonne Zimmermann,
sous la direction de Vinzenz Hediger) et soutenue par le Fonds national suisse de la
recherche scientifique (Berne) : « Ansichten und
Einstellungen : zur Geschichte des dokumentarischen Films in der Schweiz / Vues et points
de vue : vers une histoire du film documentaire
en Suisse ».
2 On peut penser entre autres à : B comme
Béjart (2002) de Marcel Schübpach, Forget
Bagdad (2002) de Samir, War Photographer
(2001) de Christian Frei, Von Werra (2001) de
Werner Schweizer. Des documentaristes déjà
célèbres comme Jacqueline Veuve, Richard
Dindo ou Alexander Seiler ont aussi sorti
récemment l’un ou l’autre film couronné de
succès.
3 Dans Le Temps du 9 mai 2003, Nicolas
Dufour affirmait que « les Suisses se prennent
de passion pour le cinéma documentaire ». L’Association de Réalisatrices/-teurs de Films partage une opinion similaire, de même que les
dirigeant de Succès Cinéma, instance qui subventionne des projets en fonction du succès
des films en salle. Voir aussi le site Internet :
http ://www.swissfilms.ch/.
4 Il va de soi qu’une production locale avait déjà
donné lieu à l’édition de nombreux films. C’est
cependant dans les années 1920 que se créent
des sociétés dont les activités s’étendent sur
une durée relativement longue.
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Rubrique cinéma suisse
5 Sur ce fonds, on lira l’article de l’archiviste
qui a eu pour mission de l’inventorier et de
le conditionner suivant les normes actuelles :
Annette Durussel, « Passage du cinéaste : les
Papiers Charles-Georges Duvanel (1906 1975) », in Revue historique vaudoise, 1996,
p. 169 - 173.
sinon méprisé, du moins largement méconnu. La première est la préservation quasi intégrale à la Cinémathèque suisse des bandes tournées
par le cinéaste. Convaincu de la nécessité de conserver les images du
passé, le cinéaste avait remis à Freddy Buache l’intégralité de son matériel. Plus tard, en 1995, la Cinémathèque a pu acquérir un fonds papier
d’une exceptionnelle richesse constitué par Duvanel lui-même qui
retrace la production des films, et surtout leur réception critique dans
les journaux du pays et parfois même à l’étranger 5. Enfin, ces films sont
pour une large part représentatifs de mouvements plus généraux de la
production cinématographique en Suisse. Cette représentativité comprend d’ailleurs de multiples aspects : la carrière de Duvanel correspond
pour une large part à celle d’autres documentaristes en Suisse, comme
August Kern ou Adolf Forter ; le cinéaste a joui d’une solide réputation
(il est membre de la Chambre suisse du cinéma entre 1942 et 1963, il
est chargé de représenter la Suisse à la Biennale de Venise à la fin des
années 1940, il reçoit des commandes du CICR, des CFF, de la Régie
fédérale des alcools, de la ville de Genève) qui se traduit par une reconnaissance quasi officielle de ses films par les autorités politiques. Les ailes
en Suisse (1929 ) se voit accorder le haut patronage du Conseiller fédéral
C HARLES -G EORGES D UVANEL ET SA CAMÉRA D EBRIE
À LA FIN DES ANNÉES 1920
1
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Histoire
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Jean-Marie Musy ; la première de L’année vigneronne (1940 ) se fait en
présence du Conseiller fédéral Enrico Celio et de plusieurs Conseillers
d’Etat vaudois. Enfin, les films de Duvanel ont servi pour une large part
à construire une image de la Suisse qui correspond, comme nous le verrons, aux orientations officielles.
S’inventer une formation
Durant les années 1910 et 1920, un cinéaste suisse acquiert sa formation
en autodidacte, en suivant un homme de métier aguerri ou en s’appuyant sur un savoir inscrit dans une tradition plus établie, la photographie (Emile Gos, qui est aujourd’hui plus connu pour ses clichés,
servit d’opérateur sur plusieurs films importants des années 1920 ).
Après avoir suivi une école de commerce, Duvanel s’est formé auprès
d’Arthur-Adrien Porchet, un opérateur et cinéaste déjà confirmé, dans
une des plus importantes sociétés de la période muette : l’Office cinématographique de Lausanne fondé en 1923. Plusieurs opérateurs dont
Francis Böniger, Robert Lugeon ou Duvanel, entre autres, se répartissaient les sujets des actualités hebdomadaires, leur principale activité.
Cette fonction informative – retracer un événement ou rendre compte
d’une activité importante – sert de base à la pratique documentaire d’un
Duvanel, mais aussi à celle de très nombreux autres cinéastes. Encore
dans les années 1950, un film comme Opération béton (1954 ) que signe
Jean-Luc Godard retrace les travaux de construction du barrage de la
Grande Dixence. Plus généralement, la réalisation d’actualités et de
sujets plus ou moins développés, constituant parfois des films à part
entière, fait office durant de nombreuses années de colonne vertébrale
de la production cinématographique en Suisse. La plupart des documentaristes s’y consacrent plus ou moins régulièrement.
Parallèlement, Duvanel participe au tournage d’un des principaux
films muets romands, La vocation d’André Carel (1925) de Jean Choux 6.
Ce détour par la fiction reste cependant marginal dans sa filmographie,
même si l’on peut trouver des éléments de narration, habituellement
assimilés au régime fictionnel, dans certains de ses films, notamment
dans Les ailes en Suisse, un titre figurant sur la liste des films proposés en
location par l’Office cinématographique qui montre les avantages du trafic aérien pour l’envoi de courrier rapide. La rédaction de la lettre et son
acheminement donnent lieu à développement de type narratif, alors que
le film est globalement identifié comme « documentaire » dans la presse
de l’époque. Seule une commande de la Coop destinée à promouvoir
la coopérative de consommation s’insère pleinement dans la fiction :
Pionniers (Wir bauen auf, 1936) relate les difficultés d’orphelins qui évitent
la séparation et l’institution en ouvrant un dépôt de l’Union suisse des
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6 Cf. Rémy Pithon, « L’art d’abord : La Vocation d’André Carel », in Cinéma suisse muet,
éd. Rémy Pithon, Antipodes & Cinémathèque
suisse, Lausanne, 2002, p. 91- 100. En l’absence de génériques d’époque et de sources
complémentaires, le rôle de Duvanel est cependant difficile à établir : il est donné parfois
comme assistant-réalisateur, tantôt comme
chef opérateur. Le film a dû jouer un rôle important dans sa carrière, comme en témoigne le
fait qu’il disposait encore d’une copie en 1955,
avant de la déposer à la Cinémathèque.
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Rubrique cinéma suisse
coopératives (fig. 2 ) 7. On parlait alors de « documentaire romancé » pour
qualifier un film qui, s’appuyant sur une base documentaire – les acteurs
jouent leur propre rôle, sur place, là où ils habitent – comporte une
trame narrative.
Un type de production particulier : la commande
2
PIONNIERS (1936 ), LE MAGASIN DE L'U NION DES
COOPÉRATIVES
7 Hervé Dumont l’intègre ainsi à son corpus
dans son Histoire du cinéma suisse. Films
de fiction 1896 -1965, Cinémathèque suisse,
Lausanne, 1987, p. 194 - 195.
8 Andres Janser, Arthur Ruegg, Hans Richter :
Die Neue Wohnung, Lars Müller, Baden, 2001 .
9 Carl Vincent, Histoire de l’art cinématographique, Editions du Trident, Bruxelles, 1939,
p. 217. Le film, que nous n’avons pas pu voir,
traite de l’aviation (Die Eroberung des Himmels,
1937). La musique de Darius Milhaud a frappé
les commentateurs à l’époque.
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Si aujourd’hui la réalisation d’un documentaire naît avant tout d’une
initiative de type artistique suivant la volonté d’un réalisateur et se
traduit par la recherche d’un producteur ainsi que de subventionnements fédéraux et cantonaux, voire de l’investissement d’une chaîne
de télévision, la procédure a suivi un cours différent pendant plusieurs
décennies. Les films s’inséraient dans un système dit « de commande »
qui voyait des entreprises ou des associations s’appuyer sur le film dans
une visée informative et instructive dans le but, notamment, de faire
connaître leurs activités. Plusieurs entreprises cinématographiques se
consacrèrent en premier lieu à l’élaboration de tels films : la plus importante société de production en Suisse, la Praesens, avant de devenir
célèbre pour sa production de longs métrages de fiction, tourna des
films de commande comme Ein Werktag de Richard Schweizer, destiné
à soutenir le Parti socialiste suisse aux élections fédérales de 1931, ainsi
que des courts métrages publicitaires. La carrière de Duvanel a suivi
une même orientation marquée par la présence de quelques commanditaires, dont les plus importants sont la Coop, l’Office Central Suisse
du Tourisme, le Comité International de la Croix-Rouge, l’Office
Suisse d’Expansion Commerciale ou les Chemins de Fer Fédéraux.
Ce phénomène de commande est ainsi largement répandu et permet
aux cinéastes de trouver un espace de travail plus ou moins régulier. Si
certains se plaignent de dépendre du bon vouloir de sociétés ou d’administrations, ce cadre laisse cependant une certaine marge de manœuvre
aux cinéastes. Il arrive même que certaines entreprises recherchent les
faveurs de cinéastes connus pour leur goût de l’expérimentation. Hans
Richter tourne ainsi plusieurs films, dont Die Neue Wohnung, pour le
Werkbund, une association d’architectes modernistes 8. L’historien
belge Carl Vincent loue un autre titre du cinéaste allemand tourné en
Suisse : « Hans Richter, l’ancien animateur de l’avant-garde allemande,
a prouvé une nouvelle fois par La conquête du Ciel son tempérament si
marqué d’originalité. » 9 La contrainte exercée par le commanditaire, qui
imposait le sujet et en suivait la préparation, laissait une part productive
au cinéaste qui cherchait, pour sa part, à se démarquer du tout-venant.
De plus, les commanditaires trouvaient manifestement de la satisfaction
dans le fait que leur film présente une originalité qui les différencie des
bandes tournées par d’autres sociétés.
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Histoire
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Orientations de la production de Duvanel
Si les débuts de sa carrière sont placés sous le sceau des actualités et du
reportage, entendu comme un enregistrement fidèle d’un événement,
d’autres aspects apparaissent dans son travail, marquant une orientation
complémentaire : le cinéaste montre une foi répétée dans le pouvoir de
conviction du cinéma, conjuguée avec une recherche de composition
dynamique. Et parfois un souci de la belle image, comme en témoigne
le fait que certaines figurent dans des ouvrages ou des revues 10. Le travail du cinéaste s’inscrit dans un courant de l’entre-deux-guerres qui
montre un attrait pour le progrès technique. L’aviation occupe ainsi une
place de choix dans le film, Les ailes en Suisse, qui vante la rapidité et
l’efficacité du transport aérien, alors qu’Un vol sur les Alpes assure une vue
exceptionnelle sur les sommets enneigés bernois et valaisans.
Ce goût pour le sport et l’exploit se retrouve dans plusieurs productions de la fin des années 1920 et du début des années 1930. Après
avoir officié comme opérateur lors des jeux d’hiver 1928 à St Moritz
(fig. 3 ), dont il rapporte Les jeux d’ hiver à Davos (film OCL), Duvanel
accompagne une expédition dans l’Himalaya sous la direction du
Prof. Dyhrenfurth en 1930 dont il compose un film : Himatschal, der
Thron der Götter (Himalaya, trône des dieux) 11 . L’exploit d’une ascension
dans l’Everest s’inscrit dans un ensemble de transformations socioculturelles où la technique, conjuguée au goût de l’exploit, prend une
place prépondérante. Par « technique », il faut entendre un ensemble
fort vaste, qui comprend aussi bien un développement technologique
poussé que le dépassement de soi, le corps devenant lui-même part
d’une technique, capable d’escalader un sommet inatteignable. On voit
ici la proximité avec les films d’un Arnold Fanck qui, s’il privilégie la
fiction, montre aussi comment l’escalade et le ski permettent, en cherchant le dépassement de soi, à dompter les forces naturelles. Dans ce
rapport au monde « moderne », le cinéaste filme aussi bien un des raffinements techniques récents, l’avion, que des techniques nouvelles de
soins aux tuberculeux : Rythme au soleil (début des années 1930 ) expose
les cures de soin menées à Leysin avec notamment des mouvements de
gymnastique qui s’apparentent aux exercices rythmiques mis au point
par Jaques-Dalcroze.
Mais l’engouement pour la technique s’observe avant tout dans
une série de films consacrés à des aspects directement industriels.
Plusieurs titres de Duvanel évoquent une Suisse à la pointe du développement scientifique et technique. Forces domptées (1934 ) dresse le
tableau des efforts nécessités par l’industrie électrique dont la principale
source réside dans la force hydraulique. L’importance accordée à « la
houille blanche » est d’ailleurs une constante de la cinématographie
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10 Duvanel publie deux portfolios illustrés
de photos prises au moment du tournage
et accompagnés des textes des commentateurs, ici deux écrivains prestigieux : CharlesFerdinand Ramuz, L’année vigneronne, H. Sack,
Genève, 1940 ; Maurice Zermatten, Il neige
sur le Haut-Pays, H. Sack, Genève, 1942. On
trouve aussi des photos de Duvanel dans un
ouvrage de Maurice Zermatten, Les saisons
valaisannes, Victor Attinger, Neuchâtel-Paris,
1948. La revue Formes et couleurs (« Montagne », no 2, 1947) publie un reportage signé par
le cinéaste, accompagné de nombreuses illustrations : « Himalaya, le trône des dieux » (n.p.).
3
À ST. M ORITZ (1928 ) SUR UN PRATICABLE POUR
FILMER L'ARRIVÉE D'UNE COURSE DE SKI DE FOND
11 Cf. Roland Cosandey, « Cinéma. L’activité
cinématographique en Suisse romande 1919 1939. Pour une histoire locale du cinéma »
(« Charles-Georges Duvanel, de l’Himalaya à la
coopérative »), in 19 - 39. La Suisse Romande
entre les deux guerres, Payot, Lausanne, 1986,
p. 257- 259.
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Rubrique cinéma suisse
12 La Suisse, 21 mars 1941 . Fonds Duvanel,
Cinémathèque suisse, cote 7/3 A.1 .
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documentaire en Suisse. Plusieurs sociétés font réaliser des films didactiques qui expliquent la nécessité de construire de nouveaux barrages et
des conduites forcées pour répondre à la demande accrue d’énergie, ou
font tourner des reportages sur la construction des installations hydroélectriques les plus importantes. Dans le prolongement de cette veine
industrielle, Duvanel se voit confier une série de films qui illustrent le
développement du réseau ferroviaire dans l’ensemble du pays et, notamment, à travers les Alpes. L’appel du Sud (1953) insiste sur le rôle central
qu’occupe la Suisse dans le trafic entre le Nord et le Sud de l’Europe en
évoquant l’histoire du passage des Alpes à l’aide de gravures. Le Simplon
(1957) suit un même modèle qui donne lieu à une brève reconstitution
historique pour évoquer le percement du tunnel. Poésie du rail (1965)
est un film dans lequel domine un montage qui le fait tendre vers la
symphonie ferroviaire.
En suivant les principales voies alpines, ces films accordent une
attention toute particulière au paysage. S’il convient de faire comprendre au spectateur les difficultés qu’il a fallu vaincre pour construire
telle ou telle ligne, il fallait aussi lui donner à contempler le paysage.
C’est à ce niveau que s’articule l’aspect descriptif avec un ancrage plus
national. On peut d’ailleurs voir apparaître des changements au cours
des années : si Rythme au soleil identifie santé, nation et montagne (dans
une dernière séquence, les enfants guéris effectuent leur gymnastique
devant un panorama montagneux sur lequel flotte un drapeau suisse),
d’autres films accentuent encore cette identification de la Suisse à un
lieu de montagnes essentiellement rural : L’année vigneronne, doté d’un
commentaire de Ramuz, chante le travail dans les vignes lémaniques.
Il neige sur le Haut-Pays (1943) est consacré au « joies comme aux peines
des montagnards en hiver » 12. Le contexte, la Guerre, explique ce resserrement sur ces valeurs traditionalistes. Mais, dans cette période dite
de « Défense nationale spirituelle », Duvanel s’efforce malgré tout de
donner une image contrastée et complexe du pays. Si la paysannerie
y occupe une place prépondérante, l’industrie n’est pas pour autant
absente des films de cette époque : Raison d’être (1944 ) insiste à la fois sur
la paysannerie et sur le labeur industriel en montrant que le dénominateur commun est ce qu’il appelle « l’esprit », c’est-à-dire une foi en l’avenir qui prend racine dans le développement de la matière grise. C’est
d’ailleurs un trait récurrent dans le discours politique contemporain : on
insiste sur l’absence de matières premières pour montrer que c’est grâce
à l’ingéniosité helvétique qu’un tel développement a été rendu possible.
Ce souci de synthèse – rassembler un nation dans un idéal commun –
s’exprime à son comble dans Une œuvre, un peuple (1940 ), qui prolonge la
Landi (l’Exposition nationale de 1939 ) où se trouvaient aussi bien réunis
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Histoire
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un village typique (le Dörfli, cf. fig. 4 ), reconstitué sur place avec ferme
modèle et fromagerie, qu’un téléphérique (fig. 5 ) reliant les deux rives du
lac de Zurich où se déroulait l’exposition, attestant ainsi des réussites de
l’industrie des machines. La dernière partie, qui est aussi ce sur quoi se
conclut le film, réaffirme un idéal patriotique en évoquant l’image des
trois croix, chrétienne, suisse et humanitaire, ainsi qu’en soulignant la
volonté de défense du peuple helvète.
U NE ŒUVRE, UN PEUPLE (1940 ), LE D ÖRFLI,
RECONSTITUTION GRANDEUR NATURE D'UN
VILLAGE DE LA CAMPAGNE ZURICHOISE
U NE ŒUVRE, UN PEUPLE (1940 ), LE PILIER DU
TÉLÉPHÉRIQUE RELIANT LES DEUX RIVES DU LAC
4
5
Un cinéma humaniste
Dans les films de Duvanel se perçoit aussi un humanisme constamment
répété. Une compassion certaine transparaît pour les personnes souffrant de maladies (la tuberculose en premier lieu) dans Rythme au soleil
qui montre les effets bénéfiques d’une cure à Leysin, ou dans …Et la
vie continue (1949 ) qui insiste sur le fait que la maladie peut être jugulée
par la science moderne. De même, Duvanel réalise plusieurs films pour
le compte du Comité International de la Croix-Rouge. Selon ce qu’en
rapporte un chroniqueur suite à sa présentation à Genève, « Les errants
de Palestine [1950 ] montrent les divers aspects de l’action de secours en
faveur des réfugiés du Proche-Orient »13. Insistant sur le rôle central
du CICR, une série de films montre le rôle législatif de l’organisation
qui fait adopter des conventions concernant les prisonniers de guerre
et les réfugiés. A cette mission juridique, le CICR adjoint une action
d’aide sur place qui se traduit par l’envoi de délégués dans des camps
de réfugiés et par la visite de camps de prisonniers pour s’assurer que
les détenus sont traités humainement. Tous frères ! (1952 ), après avoir
montré la ratification du traité de 1949, évoque les différents endroits
où est intervenu le CICR (Berlin, Palestine, Grèce, Corée principalement). …Car le sang coule encore ! (1958 ) insiste plus sur l’importance de
la neutralité du CICR qui doit pouvoir intervenir dans n’importe quelle
partie du globe, comme Port-Saïd, la Palestine, Budapest et l’Algérie.
Croix-Rouge sur fond blanc (1963) est destiné à célébrer le centenaire de la
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13 La Tribune de Genève, 30 juin 1950. Fonds
Duvanel, Cinémathèque suisse, cote 12/4 A.1 .
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Rubrique cinéma suisse
Croix-Rouge en rappelant les étapes qui ont mené à l’établissement de
règles dans la conduite de la guerre, et en soulignant l’importance des
différentes interventions du CICR, de la guerre austro-prussienne de
1870 aux conflits qui se déroulaient encore à l’époque en Algérie et au
Népal. S’agissant avant tout de films de montage (composés d’extraits
d’actualités ou de reportages), ils sont soutenus par un commentaire
qui délivre un message que les seules images ne pourraient que suggérer
imparfaitement. La neutralité helvétique permet un engagement humanitaire dans toutes les régions du monde en évitant toute partialité dans
un conflit armé.
Destin d’une cité (1953) sert de complément à cette série en évoquant
« l’esprit de Genève ». La ville de Calvin, après avoir été un haut lieu du
Refuge protestant et une place d’accueil pour certains philosophes des
Lumières (Voltaire et surtout Rousseau), abrite plusieurs organisations
internationales comme le CICR, mais aussi le Bureau International du
Travail et l’Office européen des Nations Unies. Terre d’accueil et de
sagesse, Genève est l’ambassadrice d’une Suisse marquée par un esprit
de tolérance et de compassion pour les plus démunis. Cette perspective
a propagé ce qu’on a appelé l’image de la « Suisse des bons offices »,
intermédiaire entre des peuples qui avaient rompu tout contact, et celle
de fer de lance de l’action humanitaire.
Ce faisant, le cinéaste suit une orientation plus générale définie par
les autorités du pays. Si dans l’immédiat avant-guerre, on assiste à une
période de repli dite de « Défense spirituelle » qui voit une insistance sur
le mythe du pays indépendant et capable d’affronter les plus terribles
épreuves, notamment militaires, dans l’après-guerre, on a cherché à casser cette image pour en promouvoir une nouvelle qui vante l’ouverture
du pays dans une perspective d’aide aux plus démunis.
Un cinéma qui suit un cours officiel
Aussi, la trajectoire de Duvanel épouse pour une large part des courants
d’opinion forts dans la société helvétique. Si les années 1920 et les années
1930 sont marquées par une soif de modernité et une grande confiance
en l’avenir comme en atteste Les ailes en Suisse, les années de guerre comportent de nombreux films qui insistent davantage sur la mythologie
d’une Suisse rurale, traditionnelle et chrétienne, notamment L’année
vigneronne, accompagné par un commentaire qui insiste sur le caractère
quasi intemporel des gestes effectués dans le vignoble.
Mais cette orientation ne signifie pas la fin de l’évocation d’aspects
plus industriels. Notamment dans les films commandités par l’Office
suisse d’expansion commerciale (Raison d’être, Forces domptées), souvent
destinés à l’étranger, une insistance toute particulière est donnée à
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l’excellence et à la précision du travail réalisé dans le pays. Plus que le
développement industriel, ce qui est mis en avant est une capacité d’innovation qui permettra de pallier à l’absence de ressources premières.
Raison d’être, images de la vie quotidienne (1944 ) articule de manière explicite regard vers le passé et orientation vers le futur. S’ouvrant sur des
images d’une cathédrale, ce film rappelle la foi qui animait les bâtisseurs
médiévaux, foi qui se prolonge maintenant dans les tâches qu’exercent
aussi bien paysans qu’ingénieurs. C’est le triomphe de l’esprit sur la
matière, de l’homme sur les éléments naturels qui est magnifié. Le commentaire final insiste : « Aujourd’hui comme hier, la Suisse, pour garder
sa place dans le monde, pour vivre, croit et travaille, espère comme
au temps des bâtisseurs de cathédrale ». Cette synthèse entre passé et
présent, entre tradition et innovation, s’effectue selon une orientation
chrétienne, ou plutôt calviniste, qui magnifie l’effort des hommes.
Ce ton se retrouve dans les nombreuses bandes célébrant le train
que Duvanel a tournées au cours de sa carrière, notamment L’appel du
Sud (1953) ou Le Simplon (1956). L’exploit que représente le percement
d’un tunnel, l’électrification des voies, mais aussi leur entretien au gré
des saisons, notamment lorsque les intempéries se succèdent, expriment
l’ingéniosité et la persévérance de tous ceux qui y contribuent. Si
Duvanel vante les mérites des différents corps de métier helvétiques, du
plus industrialisé au plus artisanal, il dresse avant tout l’éloge du labeur
humain capable de dompter la nature.
Destin d’un oubli
Plusieurs films de Duvanel ont été intégrés à une rétrospective organisée
par le Festival international de cinéma à Nyon en 1984, intitulée « Vendre
la Suisse ou comment promouvoir l’image de marque d’un peuple » 14.
Le commentaire accompagnant Raison d’être, images de la vie quotidienne
recèle une double critique : la première juge la « photographie de qualité
insigne » alors que la seconde porte sur le commentaire qui est qualifié
de « torrent de perles verbales ». Cette manière d’opposer construction
des images et commentaire oral se retrouve dans la plupart des commentaires consacrés à l’ancien documentaire helvétique. Au contraire
des concepteurs de la rétrospective de Nyon, les critiques et historiens
insistent plutôt sur la qualité tant de la composition des images que du
montage, dynamique, voire jouant d’effets de rythme 15.
Lorsqu’on cherche à situer ces films sur une échelle de qualité absolue, les conditions de production (une commande) sont oblitérées, de
même que les contraintes qui ont pu peser sur leur élaboration. La comparaison avec le travail d’autres cinéastes en Suisse ou à l’étranger fait
apparaître de profondes similarités avec des films pourtant plus réputés
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14 La couverture du catalogue porte d’ailleurs
une image tirée de L’année vigneronne, certainement le film le plus connu de Duvanel,
notamment en raison du commentaire écrit
par Ramuz. On y voit un vigneron à contre-jour,
un outil et une hotte à l’épaule, sur un escalier
escarpé dans les coteaux de Lavaux.
15 Freddy Buache souligne ainsi la qualité de
la photographie de L’année vigneronne, in Le
cinéma suisse, L’Age d’homme, Lausanne,
1974, p. 82 - 87.
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Rubrique cinéma suisse
et ne justifie pas l’opprobre qui frappe généralement le documentaire.
Ce patrimoine cinématographique nous donne accès à un répertoire
iconographique et à la mentalité d’une époque.
D’autre part, c’est selon des critères servant à évaluer une production ultérieure que ces films sont jugés. La disparition de ce cinéma qui
passait en avant-programme dans les salles ou lors de séances spéciales
a frappé d’un caractère d’obsolescence cette production documentaire.
C’est en fait la transformation du spectacle cinématographique, avec
l’abandon du court métrage documentaire et le déplacement du non-fictionnel vers la télévision, qui rend étrangère à un regard contemporain
l’intégralité de cette production, et non pas les seuls films de Duvanel.
Un aspect qui paraît particulièrement daté est le commentaire d’accompagnement. Or c’est souvent par le biais de ces voix over que les
images s’insèrent dans un discours patriotique, didactique ou plus simplement informatif. Le malaise que l’on peut ressentir à l’audition d’un
tel commentaire est le même que celui que suscite la lecture de certains
textes parus à la même période que les films. Maurice Zermatten a ainsi
rédigé plusieurs commentaires pour Duvanel (Il neige sur le Haut-Pays, Le
Rhône (1946), Le Simplon, L’Appel du Sud ) dont le ton souvent ampoulé
rebute le spectateur actuel.
De plus, la transformation des pratiques filmiques, avec notamment
l’introduction du son direct, a renforcé la distance qui peut séparer un
spectateur actuel d’avec ces films. Replacés dans leur contexte, œuvres
de commande, réalisés souvent avec des moyens limités, dans une visée
informative, didactique voire publicitaire, ces films font preuve au contraire d’inventivité aussi bien dans la composition très soignée des plans
que dans un montage souvent alerte qui fonctionne soit par associations
soit par contrastes, tout en élaborant un rythme complexe d’une grande
vivacité. La facture de certains films laisse paraître une évolution liée à
la marge de manœuvre plus ou moins grande que les commanditaires
laissaient aux cinéastes. Poésie du rail (1965) s’apparente ainsi à une pièce
musicale où prime un montage soutenu et dont la quasi-absence de
commentaire tranche avec d’autres films relativement proches dans le
temps. La Promesse des fleurs (1961), une commande de la Régie fédérale
des alcools est, au contraire, au service d’un message que délivre une
voix quasi omniprésente. À nos yeux, ce cinéma devrait être jugé à
l’aune de sa production et non selon des critères qui abordent d’emblée
ces films avec un a priori négatif.
Remerciements à la Cinémathèque suisse pour
les illustrations de cet article.
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Actualité
Rubrique cinéma
suisse
Actualité
Ce jour - là : l’helvétisme de Raul Ruiz
par François Albera
« Walter déclara :
– On ne peut trouver nulle part au monde un semblable
panorama. Il n’y en a pas un pareil en Suisse.
Puis on se remit en marche doucement pour faire une
promenade et jouir un peu de cette perspective. »
Guy de Maupassant, Bel Ami, II , IX .
Le dernier film de Raul Ruiz, Ce jour-là, représentait et présentait la
Suisse au dernier festival de Cannes. Il la représentait comme Oliveira
une année plus tôt, et comme… Alain Resnais, Jacques Rivette et bien
d’autres ont pu être inscrits par le Centre suisse du cinéma ou d’autres
instances helvétiques au fronton du cinéma « suisse ». Mais il la présentait, contrairement à plusieurs des auteurs qu’on vient de citer qui n’ont
pas toujours eu besoin de se déplacer en Suisse pour devenir « suisses ».
On sait que ces paradoxes, un peu dérisoires, naissent d’un écheveau de
contradictions entre l’économique et le culturel, le diplomatique et l’artistique que les diverses « intégrations », échanges, co-productions (télé
comme cinéma) et aides publiques démultiplient encore. Il est évident
que rien ne s’oppose en termes juridiques et économiques à appeler
« suisse » un film dont le financement est majoritairement helvète,
c’est sa présence comme tel dans une manifestation proclamée artistique, dans une compétition réunissant des « auteurs » et non des pays
producteurs qui pose un problème. Pourtant, cette question qui peut
éventuellement se poser pour d’autres cinématographies (on a connu
suffisamment de « transferts », pour employer une notion empruntée
au marché sportif, pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister) résonne,
semble-t-il, autrement dans le cas de la Suisse. Parler du Renoir ou du
Lubitsch américain, du Losey ou du Buñuel français a en effet un sens
tout autre qu’aurait l’expression – inimaginable – de Ruiz ou de Chabrol
suisse. Pourquoi ? En raison d’une revendication d’identité nationale
des cinémas de Suisse (revendication contradictoire : il y a « le » cinéma
suisse, mais il y a tout autant « le » cinéma romand ou suisse alémanique
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Rubrique cinéma suisse
1 La nationalité des acteurs n’est pas un
trait pertinent puisque dans nombre de films
romands (ou suisses) des années définitoires
du « nouveau cinéma suisse » (donc incontestablement suisses) les acteurs ne sont pas
suisses (Bulle Ogier, Trintignant, Marie Dubois,
Philippe Léotard, Niels Arestrup, etc.).
2 Pour le cinéaste (d’après ses déclarations à
Cannes), cet helvétisme renvoie à Dürrenmatt.
C’est possible comme ce peut être un propos
« diplomatique », quoi qu’il en soit si cette réfé rence peut enrichir notre approche, elle ne la
contredit pas.
3 Cinéma suisse : nouvelles approches, éd.
M. Tortajada, Fr. Albera, Payot, Lausanne,
2000 ; Home Stories. Neuen Studien zu Film
und Kino in der Schweiz. Nouvelles approches
du cinéma et du film en Suisse, éd. V. Hediger,
J. Sahli, A. Schneider, M. Tröhler, Schüren,
Marburg, 2001 ; Cinéma suisse muet, éd.
Rémy Pithon, Antipodes/Cinémathèque suisse,
Lausanne, 2002.
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ou encore tessinois) et en raison des traits distinctifs retenus pour définir cette identité. C’est pourquoi le fait que Ruiz présente la Suisse (et,
plus précisément, la région vaudoise située entre Rolle et Saint-George)
revêt une certaine importance. Non seulement il peut se prévaloir d’être
« suisse » en raison des financements de son film, mais il situe l’univers
diégétique de celui-ci en Suisse et même dans un lieu très délimité de la
Suisse et, plus encore, il traite un sujet suisse – en tout cas propre à un
certain « cinéma suisse » (c’est-à-dire romand). Ainsi tous les aspects de
Ce jour-là répondent à une « suissitude » que le générique affiche en indiquant : « un film helvétique de Raoul Ruiz ». Hormis le réalisateur qui
n’est pas « d’ici », ni même de l’espace francophone, tout dans ce film est
bel et bien « suisse » 1 , ce qui nous conduit à nous interroger sur la pertinence des critères thématiques et dramaturgiques qui rattachent ce film
au « cinéma suisse », puisque le maître d’œuvre, le metteur en scène est
extérieur à cet ensemble. Ce paradoxe s’accroît encore quand on observe
que ce film est peut- être le plus « suisse » du « cinéma suisse » contemporain, sans pour autant être une parodie ou un pastiche de ce dernier. En
fait, Ruiz fait la démonstration que n’importe qui peut être suisse s’il y
tient, s’il s’efforce de s’inscrire dans un ensemble de traits caractérisés
comme propres à définir ce cinéma. Mais l’extranéité ruizienne ne ruine
pas la pertinence du propos, elle se borne à l’objectiver, à le sortir de
la problématique de l’expression locale, elle met en question la notion
d’« identité nationale » en tant que liée à l’origine ou à l’appartenance
locale. Enfin, elle « boucle » à sa façon le discours du « nouveau cinéma
suisse » en opérant un renversement d’un certain nombre de « valeurs »
qui le caractérisaient.
Il reste que cet exercice ruizien, s’il peut passer, dans une approche
de l’œuvre entière du cinéaste, pour une preuve supplémentaire de sa
capacité à s’approprier des codes et des procédés, comme auparavant il
a pu le faire du récit wellesien avec Les trois couronnes du matelot, de la
réflexion klossovskienne avec L’ hypothèse du tableau volé, de la disputatio
théologique dans Combat d’amour et de mort, etc., est son seul exemple
d’appropriation, ou « d’usurpation », d’une identité nationale. Ruiz n’a
réalisé ni un film « français », ni un film « portugais » ou « espagnol » ou
« chinois » au gré de ses diverses productions. Il a choisi ici de réaliser
un « film helvétique », car cette notion peut avoir un sens (le choix de
l’adjectif « helvétique » plutôt que « suisse » ou « helvète » ou « helvétien »
apporte une connotation d’officialité – Confédération helvétique… –
qu’il faudrait interroger) 2.
La question de la construction d’un « cinéma suisse » à partir de
traits distinctifs « nationaux » donne lieu depuis plusieurs années à des
recherches et des publications. On peut donc se borner à y renvoyer 3.
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4 Voir notamment : Georges Duplain, « Difficultés d’une production romande », Schweizer
Film Suisse, 3 mars 1944 ; Fernand Gigon,
« Le cinéma suisse fait fausse route », Gazette
de Lausanne, 30 décembre 1944 ; Claude
Bodinier, « Peut-il y avoir un cinéma suisse ? »,
Feuille d’avis de Neuchâtel, 9 février 1945 ;
Fernand Gigon, « Bilan du cinéma suisse »,
Gazette de Lausanne, 17 mars 1945 ; Georges
Jacottet, « Premiers tours de manivelle à la
Lécherette », Gazette de Lausanne, 19 janvier
1946 (remerciements à Rémi Néri pour m’avoir
fourni ces références).
5 Eric Berthoud, Audience au français, Editions
du Griffon, Neuchâtel, 1947.
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Mais la conjoncture immédiate leur donne un éclat particulier… Le
Ciné -bulletin, organe de la profession cinématographique, vante en
effet en sa « une » du mois de mai dernier l’entreprise « Film Location
Switzerland » vouée à « vendre les montagnes » suisses aux producteurs étrangers. Qu’un film de Spielberg comporte une scène tournée
à Interlaken, qu’un James Bond débute dans les Alpes, que Claude
Chabrol tourne un film à Lausanne et que les mélodrames indiens
utilisent des paysages de montagne, voilà qui serait de première importance pour l’industrie et le commerce. Ceux du cinéma mais aussi ceux
du tourisme, de l’hôtellerie et de la restauration, puisqu’on incite les
cantons à payer leur entrée dans ce « service », en leur faisant miroiter
les « retombées financières » qu’ils peuvent en attendre (« image »). On
retrouve de la sorte la « spécialité » de la Suisse en matière de cinéma
depuis 1896 qui a été de fournir des paysages, des montagnes et des lacs,
des alpages et des villages. Les opérateurs Lumière filment le pays en
suivant les guides touristiques, puis on relève régulièrement dans les
programmes des cinémas le documentaire paysager ou le drame en altitude, toujours situé en Suisse. La Suisse comme pays de tournage (c’était
le titre du stand helvétique à Cannes dans l’espace du marché), « studio
à ciel ouvert ». Du Berg film à Spielberg, c’est, en somme, la même idéologie d’une passive prestation nationale adossée à une mythologie de
l’air pur et des sommets immaculés, qui prend un relief singulier par
rapport à deux conjonctures de l’après Deuxième Guerre mondiale.
En 1944 - 47, la Suisse romande bruit d’un débat sur la nature et
l’avenir d’un cinéma « suisse » et sur la place de la Romandie dans cette
dénomination. Ce débat qui se mène dans des journaux généralistes
« choisis » comme le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne, relaie
certaines discussions engagées dans le Schweizer Film Suisse, et aboutira
même à quelques brochures et ouvrages 4. Il est adossé à deux aspects,
au moins : d’une part une reconnaissance des films suisses au niveau
international (Marie-Louise, Die letzte Chance), l’essor de la production
et d’institutions centrales en Suisse alémanique qui font craindre la
« germanisation » du cinéma suisse ; d’autre part la difficile renaissance du cinéma français, certes sorti indemne économiquement de
l’Occupation nazie mais fragilisé par les accords Blum-Byrnes imposés
par les Etats-Unis, faisant craindre son « américanisation »… Ces deux
aspects se réfractent en Romandie dans une manière de conscience de
la spécificité « suisse-française » que certains font tourner autour de la
question de la langue et de la « défense des frontières ». C’est en particulier le discours d’Eric Berthoud dans son ouvrage au titre giralducien,
Audience au français, qu’éclaire mieux son sous-titre : « Psychomachie du
cinéma romand » 5. La seconde conjoncture est plus connue, c’est celle
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Actualité
qui voit l’émergence d’un « cinéma romand » dans les années 60, lequel
en vient même à « représenter » le « nouveau cinéma suisse » aux yeux du
monde, renversant la crainte des années 40 6.
Le slogan « Vendons nos montagnes » proclamé par le journal de
la « branche » qu’anime Françoise Dériaz (également rédactrice en chef
de feu le magazine Films) est donc nettement en retrait par rapport à
ces deux moments de l’histoire du cinéma suisse. Car la question du
paysage demeure centrale dans les deux cas, quoique fort différemment : si Berthoud lie langue (française) et paysage romand en récusant
le topos de l’Alpe qui pèse sur tout film « suisse » (il dénonce le fait que
la Symphonie pastorale transporte le lieu choisi par André Gide de la
Brévine au Château-d’Œx), s’il revendique pour le cinéma romand
le modèle de Farrebique et la promotion du « terroir » contre « l’helvétisme », le « national », le Groupe 5 et ses alliés, en revanche, vont articuler un propos critique à l’endroit du paysage. Dans Vive la mort Francis
Reusser dénonce explicitement l’imagerie du Cervin comme Tanner
dans Messidor ; dans d’autres films, il s’agit de « fuir » le pays (La pomme,
Retour d’Afrique). En Suisse alémanique des réalisateurs comme Murer,
Schmid ou Koerfer mettent à leur tour en question le paysage et les
valeurs qu’il véhicule 7. Cependant le « terroir » de Berthoud n’annonce
en rien la mise en vente de « Film Location Switzerland » car il relève de
ce que l’auteur appelle le « génie du lieu » auquel on peut sans doute rallier non seulement Les petites fugues, certains films de Jacqueline Veuve,
de Claude Champion, le « deuxième » Reusser (Seuls) et tout un aspect
du dernier Godard (depuis Sauve qui peut et Lettre à Freddy Buache et plus
récemment Liberté et Patrie) 8 qui instaurent explicitement un rapport
« positif » au paysage régional, mais aussi bon nombre des films dudit
« nouveau cinéma suisse », en particulier ceux de Soutter et de Goretta.
Il n’y a, ni dans un cas ni dans l’autre, instrumentalisation du « décor
naturel », c’est pourquoi la jubilation du Ciné -bulletin à faire du pays un
« écrin » plutôt qu’un « écran », outre l’absence totale d’ambition pour le
développement d’un « cinéma suisse » (vive la mondialisation !), semble
exprimer une sorte de volonté revancharde à l’égard du « nouveau
cinéma suisse » romand des années 60 dont le souvenir ou le « cadavre »
pèse décidément très lourd aux yeux de certains 9.
Cette distinction par le « génie du lieu » (ou son renversement :
le « mauvais génie » du lieu) est-elle une des modalités, propre au cas
suisse, de la notion d’« écoles nationales » instituée par la critique dès
la fin des années 10 ? La volonté de classement et de maîtrise de la
production cinématographique mondiale avait en effet conduit Delluc,
Canudo, Moussinac et autres à construire deux catégories, celle d’« école
nationale » et celle d’« auteur ». Celle-là est souvent (chez Delluc) liée au
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6 Ce n’est pas le lieu d’y insister, mais le texte
de Berthoud pointe toute une série d’enjeux
entre la Suisse romande et la Suisse allemande
qui sont loin d’être inactuels : il relève ainsi que
les Archives du film sont situées à Bâle (c’est,
depuis lors, Lausanne qui a accueilli et développé la Cinémathèque suisse, mais le débat
n’est pas clos), il réclame l’ouverture d’une
faculté de cinéma en Suisse romande (les universités de Zurich et Lausanne ont simultanément ouvert un département « cinéma » en 1990
mais sans la dimension pratique qui demeure
confiée aux Ecoles de Beaux-Arts, puis le
Tessin…). Les tendances actuelles à la centralisation fédérale reposent ces problèmes à
nouveaux frais.
7 Sur ces points, voir M. Tortajada, « Cinéma
suisse : comment échapper au paysage narcissique ? », in Derrière les images, Musée
d’Ethnographie, Neuchâtel, 1998 et « Der
Abhang : Eine Berglandschaft ? », Cinema, no 47,
« Landschaften », Chronos, Zurich, 2002.
8 Notons d’ailleurs qu’à la sortie d’À Bout
de souffle, le critique d’Arts titra son compte
rendu : « Naissance d’un cinéma vaudois ».
9 C’est Vinzenz Hediger qui a formulé avec le
plus de force l’hypothèse d’un « mythe » formant
obstacle à un développement contemporain du
cinéma en Suisse. Il voit dans Aime ton père de
Jacob Berger une liquidation œdipienne bienvenue du cinéma de Tanner (« Lettre de Zurich », in
Trafic, no 44, hiver 2002).
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Rubrique cinéma suisse
paysage, au pays (les grands espaces américains, la nature, le plein air
de l’Europe du Nord), avant de devenir une stylistique. Cette mise en
place rencontre rapidement la question de la circulation des cinéastes :
les Suédois, les Allemands, les Français à Hollywood, les Russes en
France, etc. Une alliance se noue alors entre les deux volets : c’est parce
qu’il y a des écoles nationales (l’expressionnisme allemand, l’onirisme
nordique, etc.), que les auteurs restent eux-mêmes en changeant de pays
(Murnau, Sjöström aux Etats-Unis). On en vient même à inventer des
catégories (« les Viennois à Hollywood ») qui ont toujours leurs partisans. Il y a une solidarité entre ces deux théories esthétiques – qui ont,
bien entendu, leurs modèles dans l’histoire de l’art (Poussin « peintre
français »). En quelque sorte l’auteur, dans les années 20 et suivantes,
c’est celui qui exprime la culture dont il est l’héritier ou le dépositaire, y
compris en exil. Ce dispositif d’analyse a deux effets – parmi d’autres :
d’un côté il occulte une réalité sociale et économique du cinéma qui
internationalise les « auteurs » : Léonce Perret, Gaston Ravel, Maurice
Mariaud, Maurice Tourneur, pour ne citer qu’eux sont autant français
qu’américains, portugais ou espagnols ; d’un autre, il suscite généralement l’hostilité quand un auteur « étranger » entend s’approprier des
valeurs culturelles nationales de son pays d’accueil : Max Ophuls ne
peut comprendre Maupassant…
Le développement de la « politique des auteurs » à la fin des
années 50 dissocie les auteurs des écoles nationales, tant l’accent est
porté sur l’individu créateur transcendant ses conditions de travail, de
production (Truffaut oppose des auteurs comme Bresson, Cocteau au
« cinéma français » récusé en bloc). On dira bien qu’il y a un « Renoir
français » ou un « Hitchcock anglais », mais pour mettre tout le poids sur
le nom de l’auteur, non pour considérer sa double appartenance ou des
déterminations différentes. Georges Sadoul essaie en vain de catégoriser
la « Nouvelle vague » comme « Ecole de Paris », les intéressés récusant
ce classement.
La tendance qui succède à la politique des auteurs (en crise autour
de 68 ), est celle du « nouveau cinéma » et des « nouveaux cinémas » qui
redonnent une identité nationale forte autour d’une culture (histoire,
politique, langue, etc.) à des productions qui, dans le même temps,
rompent avec les stéréotypes des « écoles nationales » et avec les valeurs
nationales. Autant dire que ces « cinémas nationaux » sont des cinémas
d’auteurs mais d’auteurs qui tirent leur légitimité d’un lien de contestation, de contre-histoire, de critique de leur société. Rocha, Polanski,
Passer, Jancso, Konchalovski, Bertoluccci…
La revue Cinéma présente chaque mois un « nouveau cinéma »
national et les Cahiers du cinéma contribuent également massivement
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Actualité
à ce discours qui trouve, outre les revues, des festivals comme Pesaro,
Locarno pour s’exprimer, des livres pour être présenté, des ciné-clubs
pour être exemplifié.
Depuis lors, on sait que les « nouveaux cinémas », tous liés à des
interventions publiques déterminées – le plus souvent par prélèvement
d’un pourcentage sur les recettes des films commerciaux (américains) –,
correspondant à des situations sociales et politiques d’Etat revendiquant
une certaine image d’indépendance culturelle (en Amérique latine et
centrale, des pouvoirs ambigus ou franchement nationalistes comme
celui de Peron ou Varga) ou à des régimes carrément étatiques comme
ceux des pays socialistes et issus de la décolonisation (Egypte, Algérie,
etc.), ces nouveaux cinémas sont choses du passé. Une vingtaine de pays
au moins dont la production était quantitativement et qualitativement
remarquable dans les années 60 - 70 ont pratiquement cessé de produire
ou ne concèdent qu’à des initiatives indépendantes isolées le soin de perpétuer le fantôme de leur « cinéma national 10 ». La plupart de ces pays
étaient et sont demeurés sinon pauvres du moins dominés et leur choix
d’inexister quand il ne fut pas « librement consenti » par désintérêt ou
lâcheté étatiques leur fut imposé par le chantage économique (« aide »,
etc.) qu’exercent les grandes organisations capitalistes mondiales (FMI,
OMC, Banque mondiale) et certaines puissances (Etats-Unis en tête).
Mais certains pays riches comme le Canada, la Suisse ou l’Italie ont
également procédé à une liquidation d’un certain type de cinéma (celui
qu’on appelait « nouveau ») même s’ils perpétuent une production nationale et qu’ils ont augmenté leurs aides publiques.
C’est dans ce contexte qui occupe tout de même trois ou quatre
décennies au XX e siècle, qu’il est intéressant de replacer Ruiz et son
film « helvétique ».
Apparu au Chili, comme un de ces jeunes auteurs novateurs lié à
un substrat culturel national ou régional et engagé politiquement dans
la situation sociale locale (auprès d’Allende), Ruiz, de manière quasi
prototypique, tourne Tres tristes tigres en 1968 au Chili, est sélectionné
par Buache à Locarno de manière tout à fait « cavalière » (une brève conversation téléphonique transatlantique) et il remporte un prix ex-aequo
avec Tanner et son Charles mort ou vif et Istvan Szabo. Des cinéastes
appartenant à une même mouvance pour les « cinéphiles » de l’époque,
quoique profondément différents, singuliers. L’époque, il est vrai, cultivait la différence comme critère de rapprochement, si l’on peut dire, et
non la ressemblance ou le dénominateur commun. Il n’est pas rare de
dire alors combien il paraît formidable que les Tchèques qui forment
une entité (sinon une école) soient si différents les uns des autres. Ou les
Hongrois ou les Brésiliens. « Que 100 fleurs s’épanouissent ».
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10 Quand ce n’est pas à l’aide étatique des
anciens colonisateurs (France-Afrique, EspagneAmérique latine, etc.).
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Rubrique cinéma suisse
11 Guglielmo Volonterio, « Considerazzioni sul
cinema svizzero », in Il cinema svizzero, Catalogo
della Mostra internazionale del cinema libero di
Porreta Terme, Bologne, 1974 ; « Il cinema svizzero et l’immigrazione italiana », in La biennale di Venezia. Cinema svizzero oggi, Venise,
octobre-novembre 1974 ; « Considerazioni sul
cinema svizzero ovvero la realtà negata e rinnegata », in Il film svizzero, Communi di GallipoliMelpignano, Lecce, 1982 ; « Il cinema svizzero,
dalla metafora del limbo alla geometria dell’assurdo », in Bianco e nero, no 1, 1987.
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Trente-trois ans plus tard, Ruiz retrouve la Suisse alors qu’il vit et
travaille en France (et ailleurs) depuis le coup d’Etat de Pinochet au
Chili. Ruiz chilien, Ruiz exilé est toujours Ruiz, mais rien n’interdit
d’envisager dans son œuvre une stratégie d’intégration, généralement
sans concession, nullement servile, à la culture d’accueil. Quoi qu’il en
soit, se trouvant en situation de tourner un film en Suisse, Ruiz dont
la pulsion intertextuelle ne se dément jamais, s’efforce de réaliser un
film qui est une quintessence de « cinéma suisse », de « cinéma national », de « jeune cinéma suisse ». On mesurera la différence avec Merci
pour le chocolat qui est, certes, situé à Lausanne mais s’abstrait de toute
implication profonde dans le lieu, hormis quelques idées reçues (dont
le chocolat) et une certaine cohérence géographique dans les itinéraires
(qui a permis à 24 heures de publier la carte des itinéraires du film).
Ruiz reprend donc les topoi du cinéma romand de Tanner, Soutter,
Goretta (notamment, car Godard hante également les lieux) et les exacerbe jusqu’à faire basculer ce monde dans un grand guignol sinistre et
hilarant à la fois par excès de normalité. Autant dire qu’il nous propose
une vision « nouveau cinéma suisse » d’une Romandie purgée de toute
dissidence, de toute révolte, de toute contestation. La folie, le capital, la
police, la propriété, le travail, tous ces ingrédients satirisés dans les films
du Groupe 5 sont ici non point moqués ou combattus mais exaltés à
l’excès, jusqu’à l’horreur. En même temps, certains traits de personnages
familiers à l’univers de Soutter et Tanner – comme le couple emblématique des Arpenteurs et de La salamandre (Bideau et Denis) – sont grossis
jusqu’à faire basculer les caractères dans leur contraire (ils sont flics).
L’apparition d’un visiteur incongru à la porte vitrée d’une maison de
campagne (comme dans un Soutter), l’omnipotence d’un pater familias,
les arrangements politiciens locaux, une jeune femme hors du temps…
Tout un ensemble d’éléments latents dans ce cinéma de contestation
(machisme, emporte-pièce, cynisme, passivité) se trouvent dotés d’un
exposant qui les transforme en leur contraire ou les « accomplit ».
Si l’on reprend l’un des meilleurs analystes de la thématique du
cinéma suisse des années 60 - 70, Guglielmo Volonterio, qui articulait
analyse du récit et sociologie 11 , on retrouvera dans ce film la plupart
des traits qui lui paraissaient définitoires alors, augmentés de figures
ultérieures développées notamment par Klärer.
Le choix presque « excessif » lui aussi d’une région bien délimitée
(entre Rolle et Saint-George), renchérissant sur ce choix fréquent chez
Tanner (Le milieu du monde, La femme de Rose Hill ), Godard et Miéville
(Lou n’a pas dit non), nous ramène à des questions déjà envisagées plus
haut. Là encore Ruiz systématise des figures et des procédés courants
dans le corpus de films rattachés au « nouveau cinéma suisse ». Au
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Actualité
moment même où les cinéastes suisses partent, errent, prennent le
Transsibérien (Amiguet), ou vont d’une gare à l’autre à travers l’Europe
(Klopfenstein), parcourent le Portugal, l’Espagne après l’Irlande
(Tanner), Ruiz restreint encore la portion de territoire qu’il explore. Du
coup, sa vision des lieux apparaît comme l’une des plus intenses qui ait
jamais été donnée : qui a montré comme il le fait l’omniprésence mystérieuse et bon enfant ( ?) de l’armée dans le paysage suisse ? Ou la qualité
du crépi gris foncé des auberges de villages (« la Croix fédérale »), ou la
présence sur les tables de restaurant de ces petites boîtes cylindriques
d’herbes aromatiques salées – qui, ici, d’éléments de décor deviennent
pivot de la construction narrative.
En reprenant la figure du « fou » mais en en faisant le parangon de
la normalité (économie du secret, crimes d’Etat, institutionnalisation de
l’irresponsabilité), Ruiz renverse l’un des procédés critiques du cinéma
suisse où la folie était déviance sociale. Reste le paysage, mais désormais « invendable », in-louable, ayant perdu toute innocence et pureté,
devenu théâtre du crime.
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cinéma suisse
suisse
182 Rubrique cinéma
Actualité
À nouveau du nouveau dans le cinéma suisse
L’affaire Vincent Pluss et le cinéma romand
par Maria Tortajada
O N DIRAIT LE S UD
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On dirait le Sud a créé l’événement à Soleure en remportant le Prix du
cinéma suisse. Le film de Vincent Pluss, qui n’avait obtenu aucune aide
fédérale et que la télévision avait refusé de soutenir financièrement, a finalement obtenu la distinction majeure du jury présidé par Daniel Schmid.
L’affaire a soulevé une controverse dans les milieux professionnels du
cinéma. L’accueil en Suisse romande a été pour sa part enthousiaste.
C’est que le film mérite d’être remarqué. Comme objet esthétique
d’abord, car il propose au spectateur de s’immerger dans une histoire
contemporaine, qui traite de la place d’un père au sein de sa famille
éclatée, de son rôle, de sa quête et de sa liberté, qui est peut- être aussi
une irresponsabilité : cette indécision est au cœur du film. Au lieu de
résoudre la question pour le spectateur sur un ton bien-pensant, il le
pousse à envisager lui-même les solutions au problème, peut- être insoluble. C’est dire que l’intérêt ne tient pas seulement à la petite histoire
que l’on peut résumer dans un synopsis, mais à la manière de la raconter. Toute entière construite comme une montée vers la crise, sorte de
psychodrame qui trouve sa résolution momentanée dans l’image finale
du père et des deux enfants, l’aventure est conduite par une caméra
participante qui fait corps avec les acteurs. Leur jeu se fonde sur l’improvisation grâce à la construction en acte des personnages et à des
trames narratives préélaborées comme diverses options de jeu, réserve
dans laquelle les comédiens puisent le schème des réactions de leur
personnage. Cette technique, qui fait du travail sur le scénario et de la
direction d’acteurs deux démarches inséparables l’une de l’autre, introduit une incertitude entre ce qu’apporte l’acteur de son individualité et
la part fictive et construite du personnage. Elle permet de produire un
effet de participation dérangeante du spectateur, qui s’implique émotionnellement sans pouvoir s’associer complètement à des personnages
qui échappent à tout manichéisme. Un tel résultat ne s’obtient pas « en
deux jours » – même si le tournage s’est fait en un week-end, comme
nombre d’entretiens et d’articles le soulignent. Ce qui frappe donc,
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Actualité
c’est le professionnalisme, à entendre comme la maîtrise des méthodes
de travail fondées, nous l’avons dit, sur une technique de jeu, sur un
certain type de direction d’acteurs, sur une « écriture » du scénario qui
échappe au découpage déroulant dialogues, scènes et séquences, mais
aussi sur un filmage adapté à la captation de l’instant et sur un montage
qui charpente à proprement parler l’histoire en définissant les moments
de tension.
Ce type de démarche a déjà été exploré de différentes manières
dans l’histoire du cinéma, que l’on cherche du côté du cinéma direct,
avec Jean Rouch et les cinéastes qui s’en sont inspirés, Jacques Rozier,
Maurice Pialat, que l’on regarde du côté de John Cassavetes qui mise sur
l’improvisation et la captation de l’état de crise, pour ne pas citer, plus
récemment, Lars Von Trier dans un film comme Les idiots (Idioterne,
1998 ). Les résultats sont divers, mais des traits de méthode réunissent
ces pratiques. L’événement a pourtant été ressenti d’emblée en Suisse
romande comme une secousse, comme une nouveauté dans le contexte
helvétique. Citons les titres : « On dirait un nouveau cinéma suisse »
(Thierry Jobin, Le Temps/Sortir, 20. 2 .03), « Vincent Pluss fait souffler un
vent nouveau sur le cinéma suisse » (Pascal Gavillet, Tribune de Genève,
22 - 23. 2 .03), « Cinéma suisse, vague nouvelle » (Nicolas Dufour, Le
Temps, 19. 2 .03), « Une nouvelle vague du cinéma helvétique » (Laurent
Asséo, La Côte, 18. 2 .03). Et encore : « On dirait le Sud vivifie le cinéma
suisse » (Pascal Gavillet, Tribune de Genève, 19. 2 .03), « Cinéma suisse :
un signe, enfin » (Freddy Buache, Le Matin, 16. 2 .03), « Le réalisateur
Vincent Pluss veut réveiller le cinéma suisse » (ats, La Côte, 18. 2 .03) 1 .
Si on parle de « nouveau », c’est que ce type de démarche esthétique
apparaît comme peu exploité en Suisse, paradoxalement pourrait-on
dire, car elle est à même de produire des films de haute tenue avec des
moyens limités. C’est en venir à l’autre aspect de la « nouveauté » ressentie, qui relève de l’acte de production indépendant assumé par ceux
qui ont fabriqué ce film, le réalisateur et les scénaristes en tête, bien
qu’il s’agisse d’une entreprise collective propre à ce type de démarche.
Ce cinéaste, allié à ses deux scénaristes, Laurent Toplitsch et Stéphane
Mitchell, et à Luc Peter dans le rôle du cameraman, ce cinéaste « qui n’a
encore rien fait »… ou presque et qui n’est pas reconnu par le système
helvétique d’aide au cinéma a réalisé son premier long métrage de fiction sans soutien financier.
Mais qu’y a-t-il de nouveau là-dedans ? Quelle place peut-il y avoir
dans le champ 2 du cinéma suisse pour une telle démarche ? À travers cet
événement, qui inclut le processus qui mène au film, le film lui-même,
et sa réception, nous allons essayer de comprendre un peu de ce qui se
passe dans le cinéma suisse, et plus particulièrement suisse romand 3. Il
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1 Ajoutons, parmi d’autres passages : « une tentative réussie pour sortir le septième art national de son long sommeil » (Freddy Buache,
« Cinéma suisse : un signe, enfin », in Le Matin,
16. 2. 2003 ), ou « Ce serait rêver à la recette
d’un renouveau après laquelle les producteurs courent depuis des décennies » (Nicolas
Dufour, « Un espoir pour le cinéma suisse », in
Le Temps, 19. 2. 2003 ).
2 La notion de « champ » est à entendre dans
le sens de « champ culturel » : un espace social
dans lequel se trouvent situés, par une « structure de relations objectives » et d’« interactions », des agents qui contribuent à produire
des œuvres culturelles. Voir notamment Pierre
Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, 1998
[1992], p. 297- 303.
3 La réflexion menée ici concernera avant tout
le débat dans l’espace francophone. Nous
nous concentrerons sur la réception en Suisse
romande parce que son homogénéité fait sens
et afin d’éviter d’introduire une autre variable
dans l’analyse, celle qui régit les rapports culturels et économiques du cinéma romand et du
cinéma alémanique. C’est une question qu’il
conviendrait de poser à partir de la comparaison entre l’accueil que ce film a reçu dans les
deux régions linguistiques.
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faut donc commencer par ce que, à travers la réflexion sur ce film, l’on
dit du cinéma suisse, de la manière dont on le présente, le décrit, l’identifie, car ces définitions justifient parfois la possibilité d’en prévoir ou
d’en dicter l’avenir.
Le roman familial du cinéma
4 À propos du film de Vincent Pluss : « À la
fin des années 60, M. Soutter, Alain Tanner,
Claude Goretta avaient créé le nouveau cinéma
suisse en tournant le dos à l’establishment de
l’époque. Leurs films étaient également fauchés, et fabriqués entre copains. Quarante ans
après, les longs métrages Pluss et Meier inaugurent-ils une seconde ‹ nouvelle vague › helvétique ? » (Laurent Asséo, op. cit.).
5 Thierry Jobin, op. cit.
6 Voir sa chronique à propos du film de Vincent
Pluss : « Ce charivari du style fait songer, soumis au tempérament contemporain, à ce que
fit La lune avec les dents, de Michel Soutter,
détruit par les sifflets en 1967 à Locarno. Ce
que la critique de l’époque ne vit pas dans cette
description de la sortie, amère et drôle, de
l’adolescence à ce moment-là porta les fruits
que l’on sait deux ou trois ans plus tard. Souhaitons que cette équipe, qui sait de quoi et
comment parler, ouvrira des voies identiques »
(Freddy Buache, op. cit.).
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Ce qui n’est certainement pas nouveau dans l’événement, c’est de le
qualifier de « nouveau ». Cette topique est bien connue dans l’histoire
du cinéma et se lit de manière explicite dans les titres cités : la Nouvelle
Vague française en est le parangon, prônant le cinéma des « jeunes »
contre les anciens, les cinéastes institutionnalisés, au nom d’un renouveau des sujets considérés comme plus « actuels » et avec des choix esthétiques revendiqués en rupture avec le modèle dominant. Les « nouveaux
cinémas » des années 70, eux aussi articulés au paradigme du « nouveau »
par leur appellation générique, cinema novo, « nouveau cinéma tchèque »,
paradigme auquel participe aussi le « nouveau cinéma suisse », ont développé pour leur part un discours social et politique dans leur pratique
du cinéma, elle aussi en rupture esthétique avec les conventions. Si
l’allusion même au modèle historique de la Nouvelle Vague introduit
implicitement la question des « jeunes » et des « vieux », cette référence
apparaît très clairement dans les comptes rendus du film de Vincent
Pluss dès qu’il s’agit de renvoyer à l’histoire immédiate du cinéma suisse,
celle qui justement a à voir avec le « nouveau cinéma suisse », dont les
cinéastes du Groupe 5, notamment Alain Tanner, Michel Soutter,
Claude Goretta, ont été des précurseurs sur le plan national. Ce sont les
modèles du « nouveau » dans l’espace du cinéma suisse, ceux auxquels
on se réfère pour renvoyer à une réussite, bien que circonscrite dans
le temps, à la fois sur le plan esthétique et sur le plan de la démarche
de production 4. Dire que On dirait le Sud révèle du « nouveau » est a
priori une manière d’affirmer que c’est un retour du nouveau, un phénomène que l’on reconnaît à certains traits et sur lequel on compte,
car la recette a permis de faire apparaître une forme de cinéma suisse,
avec ses spécificités propres, etc. Le registre du nouveau reconduit le
schème des générations pour distinguer ceux qui ont fait leurs preuves
et ceux qui en sont à leurs premiers longs métrages : l’événement Pluss
a permis de développer une variante sur ce thème : la réconciliation.
Ainsi, Le Temps/Sortir commente avec enthousiasme « la poignée de
mains reconnaissante d’une génération vers une nouvelle » 5 soulignant
que, non seulement le cinéaste D. Schmid a pesé dans le choix du prix
du cinéma suisse, mais que F. Buache 6 a pris lui aussi la défense du film
après avoir soutenu depuis ses débuts le « nouveau cinéma suisse » des
années 60 - 70. Sur fond de guerre, les retrouvailles : « Il paraît désormais
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Actualité
clair qu’un mouvement nouveau est amorcé. Du moins, les pères l’appellent-ils de leurs vœux »7. Le fait doit être effectivement remarqué :
nous y reviendrons.
On constate que la référence au « nouveau cinéma suisse » et tout
particulièrement au Groupe 5, donné en parangon, pose problème de
manière générale : c’est un présupposé que la notion même de réconciliation impose. En faisant jouer le rôle des pères aux cinéastes du
nouveau cinéma, on construit la référence selon le modèle du conflit
de générations pour désigner le rapport de force qui s’installe entre les
différents cinéastes face à la distribution des aides au cinéma. Il faut – ou
il ne faut pas, cela reste à voir – se révolter contre les pères, les autorités,
les modèles ; ou alors il faut se réconcilier ; il faut que les pères écoutent
les jeunes, qu’ils admettent leur différence, qu’ils sachent les aider, leur
tendre la main… C’est le « roman familial » de l’histoire du cinéma. Cela
ne manque pas d’ironie si l’on pense à l’intrigue de On dirait le Sud, qui
travaille justement la question du rôle du père. Méfions-nous cependant
des métaphores pour expliquer une situation historique complexe.
Une critique de cette manière d’aborder le cinéma suisse s’est développée, remettant en question la place accordée à ces cinéastes. Relevant
l’artifice qui consiste à en revenir aux anciens et à les présenter comme
la référence à l’aune de laquelle toute tentative actuelle est mesurée, elle
procède à une mise à distance du discours journalistique en dénonçant
le statut de référence accordé au Groupe 5. Remarquons que cela ne
serait pas pertinent pour la réception du film de Vincent Pluss, qui a
connu au contraire un bon accueil critique en Suisse romande 8. Mais
dans la mesure où de manière récurrente l’accueil des films suisses ou
suisses romands a pu passer par l’épreuve de la comparaison aux « pères »,
ce statut du nouveau cinéma suisse des années 70 a été qualifié de
« croyance » à fins de relativisation. Il faut donc renoncer à en passer par
les modèles, mieux, tuer les pères, et c’est à ce titre que le film de Jacob
Berger, Aime ton père ( 2002 ) – que l’on entend alors ironiquement – a pu
être considéré comme « un modèle pour l’avenir » du cinéma romand
parce qu’il présente un « règlement de compte autobiographique » à travers son intrigue. La substitution de ce modèle au précédent implique
un corollaire non négligeable : l’avenir du cinéma romand se réalisera
dans les coproductions travaillant avec des stars françaises 9. En somme,
l’antithèse même de l’expérience de Pluss.
En forçant ce raisonnement, on peut radicaliser la formule et avancer
que le « Groupe 5 est un mythe », une illusion en somme, trait qui apparaît sous d’autres plumes ou à travers d’autres voix. La critique se transforme alors en un dispositif à double détente : ce n’est pas seulement le
procès des chroniqueurs du cinéma et de leur utilisation de la référence
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7 Thierry Jobin, op. cit.
8 Notons le commentaire négatif de L’Hebdo
(Antoine Duplan, 27. 2. 2003 ) qui se distingue
dans le paysage romand enthousiaste : en
exergue à l’article intitulé « Un Pluss vaut moins
que cinquante Zérodeux », on peut lire « On dirait
le Sud, de Vincent Pluss, a été primé. À ce petit
manifeste brouillon, on est libre de préférer
Atelier Zérodeux, reflet fragmenté de l’exposition nationale ».
9 C’est la position adoptée par Vinzenz Hediger
dans sa « Lettre de Zurich », publiée dans l’espace francophone (Trafic, no 44, hiver 2002,
p. 127- 136).
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Rubrique cinéma suisse
aux anciens qui est la cible, mais bien explicitement les films eux-mêmes
du Groupe 5 comme la démarche en général dans ces années 60 - 70. À
travers l’appellation de « mythe », il est possible de faire fi du modèle de
production qui a été la condition première de l’avènement de ces films à
l’époque, sans parler de leurs thématiques et de leur discours engagés. En
somme, parce que nous serions confrontés à du mythe, il faudrait reléguer
le Groupe 5 à l’histoire – celle-ci est souvent requise dans cette argumentation et entendue comme un passé qu’il convient de « laisser à son temps » –
pour pouvoir réaliser enfin autre chose, et si possible le contraire.
Or, même si on en vient à admettre un processus de mythification
dans les discours sur le cinéma suisse, il est une manière d’aborder la
question qui n’évacue pas la pertinence de l’histoire : si un mythe fonctionne bien comme un modèle symbolique figé, comme tout stéréotype,
il se peut qu’il comporte pourtant une part de vérité. Lorsque l’on classe
sous l’étiquette du mythe le phénomène du Groupe 5, il faut nécessairement se poser la question de ce que démontre cette expérience. Alors,
le recours à l’histoire, à la connaissance historique, vient revivifier le
présent ne serait-ce qu’en lui permettant de construire sa différence :
l’histoire n’appartient pas au passé, mais justement aux contemporains.
Pour ce qui concerne le cinéma romand des années 60 - 70, il reste des
films qui ont été distribués, vus, commentés ; un système de production
créatif mis en place de manière expérimentale ; la réaction, en somme,
d’un certain nombre d’individus par rapport à une situation culturelle et
économique. De même, ce que nous avons appelé « le roman familial du
cinéma », tout en reconduisant les clichés qui lui sont inhérents, construit une image de la situation du cinéma suisse qui se fonde pourtant
sur des constats pertinents : en effet, il y a un problème d’accessibilité
aux financements fédéraux pour les premiers films ; effectivement, il est
indispensable de trouver comment se situer par rapport aux expériences
passées du cinéma suisse. La difficulté est que l’histoire « des vieux et
des jeunes » ne permet de trouver que des solutions « familiales » peu
adaptées à la situation concrète qui ne relève pas, bien sûr, du rapport
parents-enfants. Lorsque, à partir d’une critique du discours de la presse
on préconise la révolte contre les pères ou la mythification qui leur
confère l’autorité des modèles, on ne sort pas du roman familial.
Tuer les pères c’est encore une fois s’inscrire dans le modèle, celui
appliqué à la description de la Nouvelle Vague et des nouvelles cinématographies. Ce schéma ne peut que reconduire au fil des années et
des générations la même révolte : il y aura toujours des fils pour tuer
les pères, qui eux-mêmes auront remis en questions leurs aînés. Or, en
présentant la révolte entièrement centrée sur le fait de génération, on
obscurcit la question plutôt qu’on ne l’éclaire.
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Actualité
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Ce qu’il importe de montrer c’est que, structurellement, les rapports
de force sont différents d’une époque à une autre et que par conséquent,
la notion même de révolte doit être comprise autrement. Encore faut-il
saisir la qualité de la révolte qui précède pour en mesurer les analogies
avec les expériences d’aujourd’hui. Pour cette raison, on ne peut abandonner l’histoire à un passé révolu.
Le schéma des rapports de force
Pour tenter d’échapper au roman familial, il est possible d’appréhender
les mêmes données selon une autre grille qui met en évidence les rapports de force à l’intérieur du champ du cinéma suisse sans les soumettre
au schéma des « jeunes et des vieux ». Nous allons tenter de la tracer ici à
grands traits en partant de la situation propre à l’époque du Groupe 5.
Lorsque A. Tanner, M. Soutter, Cl. Goretta, Jean-Louis Roy, Jacques
Lagrange signent un premier contrat avec la Télévision suisse romande,
l’accord de production, entièrement pensé sur de petits budgets et sur un
financement local est la condition même de leur réussite 10. Il est renouvelé une fois, permettant aux cinéastes de faire librement leur film, de
les sortir en salle si possible, et de les voir diffusés ensuite sur le petit
écran. Le Groupe 5, au sens strict du terme, désigne la collaboration
qui s’instaure entre ces hommes – Lagrange on le sait ne réalisera pas le
long métrage prévu – et leur rapport à l’instance de production qu’est la
télévision. Quatre films sont réalisés dans le contexte du premier accord
(1969 - 1970 ) : Charles mort ou vif (1969 ) de A. Tanner, James ou pas (1970 ) de
M. Soutter, Le fou (1970 ) de Cl. Goretta, Black Out (1970 ) de J.-L. Roy. Le
second (1971- 1972 ) verra aboutir Les arpenteurs (1972 ) de M. Soutter, Le
retour d’Afrique (1973) de A. Tanner et L’invitation (1973) de Cl. Goretta 11 .
Cette démarche de production a permis à ces cinéastes de percer avec
plusieurs longs métrages de fiction et de réaliser d’autres films parallèlement 12. Le Groupe 5 ne se constitue pas autour d’un manifeste, il ne
se donne pas un programme spécifique : les réalisateurs sont engagés
par l’accord de production et soudés bien sûr parce qu’ils se connaissent
et s’entraident ; tous travaillent d’une manière ou d’une autre pour la
télévision, ayant collaboré comme scénaristes, comme réalisateurs, ou
les deux ; Cl. Goretta et A. Tanner ont réalisé ensemble le court métrage
Nice Time (1957) au British Film Institute. Il y a là un tissu de relations et
d’activités, une vie intellectuelle productive. Le Groupe 5 ne surgit pas de
rien. La démarche de production locale, pragmatique et minimale avait
déjà été explorée par M. Soutter pour ses premiers longs métrages 13.
J.-L. Roy avait pour sa part fait l’expérience des Films de l’Atalante en
collaboration avec Jacques Rial et François Bardet, qu’il désignait luimême comme un « embryon de groupement cinématographique » 14. Par
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10 L’invitation (1973 ) de Cl. Goretta échappe
partiellement au modèle. Il est tourné en 35mm
couleur et réalisé avec un financement plus
élevé que les autres films, le producteur Citel
Films ayant obtenu une participation française.
11 Dans notre perspective, le phénomène historique du Groupe 5 doit être étudié au moment
précis de l’émergence de cette production spé cifique avant que les cinéastes ne soient justement « reconnus ».
12 A. Tanner sort La Salamandre en 1971 qui
n’est pas financée par les accords du Groupe 5.
13 La lune avec les dents (1966), Haschich
(1968 ), La pomme (1969).
14 « Entretien avec Jean-Louis Roy » par Marcel
Leiser, in Cenobio, Rivista bimestriale di cultura, Cinema e Gioventù, année XVI, novembredécembre 1967, p. 449 - 450.
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15 Alain Tanner a également été remarqué pour
Les apprentis, film qui fut présenté à l’Exposition nationale suisse de 1964.
16 Voir Marie André, « Le cinéma suisse au
miroir de la critique cinématographique », in
Cinéma suisse : nouvelles approches, éd.
M. Tortajada, F. Albera, Payot, Lausanne, 2000,
p. 135 - 157.
17 Ainsi en ont bénéficié trois longs métrages
d’Alain Tanner mentionnés ici, ainsi que du Fou
de Cl. Goretta et des Arpenteurs de M. Soutter.
18 Voir Marie André, op. cit., p. 144.
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ailleurs, les débats sur un nouveau cinéma romand s’étaient exprimés
dans la presse. Les noms de Cl. Goretta, de A. Tanner étaient déjà apparus, liés aux films qu’ils avaient réalisés pour la télévision15. Celle-ci est
vue comme un espoir pour le cinéma romand : on en appelle à ce qu’elle
assume un rôle dans la production 16. C’est bien ce qui se produit avec
les accords du Groupe 5, qui transforment la situation romande. Ces
cinéastes, qui ne sont pas encore reconnus comme tels et qui dans le
contexte de production ont peu de chances de réaliser un long métrage
de fiction, trouvent un allié : la toute récente télévision inventive, qui
sous la direction de René Schenker, cherche des idées nouvelles, tente
de diversifier le système des « dramatiques » filmées en studio. À cet allié
s’ajoutera en contrepoint le système d’aide de la Confédération mis en
place pour les fictions à partir de 196917 après une décennie de débats
sur son élargissement. Un autre soutien leur vient aussi de la voix de
F. Buache dans La Tribune de Lausanne, qui met au service de la défense
de ces cinéastes sa plume de critique, mais aussi, ailleurs, sa position
de directeur de la Cinémathèque suisse. Il en ira de même au Festival
de Locarno – dont il est alors codirecteur –, qui accorde une place à
ces films : Charles mort ou vif y obtient le Grand prix en 1969, et d’autres
films de ces réalisateurs y sont montrés : La lune avec les dents en 1967, en
même temps que Chicorée de Fredi M. Murer et L’inconnu de Shandigor.
Haschich, La pomme, Le fou, L’invitation sont eux aussi projetés à Locarno
les années suivantes. Ils sont également présents dans les festivals étrangers, souvent avec succès. En somme, l’émergence de ces films n’aurait
pas eu lieu si une série de conditions concrètes n’était venue déranger
l’équilibre du fonctionnement du cinéma en Suisse romande.
Cependant, ces longs métrages rencontrent des difficultés de diffusion que l’on tente de surmonter de diverses manières : A. Tanner
en vient à apporter lui-même les bobines de Charles mort ou vif dans
les salles de Suisse qui souhaitent le montrer. C’est que les discours
et l’esthétique en rupture de ces films sont peu acceptés. Un « réseau
parallèle » se constitue au Théâtre de l’Atelier pour leur donner une
visibilité. Entre 1967 et 1970, la critique est globalement froide. Outre
« un discours non maîtrisé », on reproche à ces cinéastes notamment
leur « jeunesse » qui seule motive leur « révolte », ainsi que l’aspect « trop
local » de leurs films. Alors que les noms de Cl. Goretta et de A. Tanner
avaient été retenus comme espoirs du cinéma romand par certains
chroniqueurs du cinéma, au moment de l’apparition du Groupe 5 sur
les écrans et les festivals, notamment étrangers, le ton se durcit 18. À
partir de 1970, la production du Groupe 5 est mieux accueillie, ce qui a
été considéré comme un « rattrapage » de la critique helvétique après le
succès international.
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Actualité
Y a-t-il eu révolte de ces cinéastes ? Sans doute. Leurs films tiennent
un discours engagé, en prise avec le présent, avec le monde contemporain helvétique. Ils ne se dressent pas contre des « pères », des autorités
du cinéma 19, mais contre une idéologie, un mode de fonctionnement
social et économique et contre un système de représentations et de
valeurs nationales qui structurent la Suisse dans les années 60. Leur
positionnement est partie prenante du contexte international d’après
68 , qui, pour ce qui concerne la création cinématographique, voit se
développer l’engouement des cinéphiles pour les démarches engagées,
en prise avec des questions politiques et d’identité nationale, autant
qu’esthétiques, propres aux « nouveaux cinémas ». Ce contexte est bien
sûr favorable à la renommée internationale des cinéastes romands.
Du point de vue de la démarche de production, on constate que s’il
y a révolte, elle s’exprime avant tout par une action de contournement : on
trouve d’autres solutions, d’autres alliés dans les différentes phases de la
création d’un film. Ce qui passe avant tout c’est de créer à partir d’une
démarche qui implique l’intégration au lieu, pour ce qui concerne la
collaboration avec les acteurs, le mode de production et les sujets traités.
Notons que la participation dans les rôles principaux d’acteurs suisses
comme François Simon, Jean-Luc Bideau, Jacques Denis, n’exclut pas
les acteurs français : Marie Dubois (Les Arpenteurs), Michel Robin
(L’invitation) 20. Il est justement intéressant de constater que ces films
ont été ressentis malgré cela comme helvétiques, donc comme appartenant à une cohérence désignée sous le nom de « cinéma suisse », aussi
bien en Suisse qu’à l’étranger.
Si on adopte un regard panoramique sur le paysage cinématographique aujourd’hui, le contexte paraît assez différent. Les alliés des
cinéastes dans la situation de Pluss ne peuvent plus être les mêmes que
ceux qui ont fonctionné pour le Groupe 5, car ils n’occupent pas les
mêmes places de pouvoir dans le champ du cinéma suisse. La télévision
et le système d’aides fédérales, auxquelles participent en partenaires
des professionnels du cinéma, sont des structures institutionnalisées
qui dictent les conditions de possibilité pour réaliser un film, qui plus
est un premier film, alors que les aides aux cinéastes en devenir sont
minimales. La liberté de création des cinéastes du Groupe 5, dans leur
rapport à ces institutions, s’est muée en une série de réquisits formels,
narratifs ou autres, dont sont garantes les instances télévisuelles et les
commissions fédérales. L’ensemble a fonctionné dans le cas de Vincent
Pluss comme un barrage. L’obstacle s’est vu contourné d’abord par le pari
de faire le film pour « soi », pour le « groupe », pour l’expérimentation,
avec un investissement financier minimal a priori à perte. La situation
est somme toute bien plus précaire que celle du contrat du Groupe 5.
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19 Les discours du moment tendent plutôt à
passer sous silence la production helvétique
antérieure et à envisager les cinéastes comme
surgis dans un horizon helvétique presque
vierge : c’est la topique de la « naissance » du
« nouveau cinéma », qui paraît pour le moins
paradoxale. Les cinéastes eux-mêmes préfèrent se situer en rapport avec le cinéma international, tout en parlant « depuis la Suisse ».
20 Ainsi que Edith Scob dans Haschich.
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Rubrique cinéma suisse
21 « Controverse sur le prix du cinéma suisse
2003. Entretien avec Mathieu Loewer », Cinébulletin, no 4, 2003, p. 19 - 20.
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Elle est plus proche à cet égard des tentatives antérieures comme celles
de M. Soutter à ses débuts, et même plus modeste encore, de ce que
permet la caméra DV.
Une fois le film achevé, de petites sommes ont pu être réunies :
Vincent Pluss : « Une fois le film monté, j’ai demandé une aide à la
télévision. Ils n’ont pas voulu entrer en matière, considérant que
l’« objet » était trop inclassable. On m’a dit très clairement que je
n’avais aucune chance avec ce film. Ils ont quand même acheté une
diffusion pour ne pas me laisser en rade, ce qui m’a permis de trouver un peu d’argent pour le finaliser et le présenter à Locarno. J’ai eu
des retours partagés, mais très stimulants et encourageants quand
ils étaient positifs. Je suis donc parti à la recherche d’un distributeur
pour voir s’il avait une chance d’être montré en salles. Frenetic Films
m’a vite répondu que On dirait le Sud leur plaisait beaucoup… mais
qu’ils ne pensaient pas gagner un franc avec ! Ensuite, j’ai pu passer
le film en 35mm grâce au soutien de la ville de Genève, qui a une
logique de financement très ouverte. L’OFC ne pouvait pas entrer
en matière à ce stade et la formule d’aide à la postproduction de la
Migros démarrait au moment où On dirait le Sud devait être montré
à Locarno. J’ai encore reçu une aide au sous-titrage de l’OFC, sans
oublier le soutien de l’Etat de Genève ainsi que l’aide automatique et
très bénéfique du Fonds Regio. Et le film a pu être sélectionné pour
le Prix du cinéma suisse 2003… » 21 .
Le parcours du film achevé a pu se réaliser grâce à des soutiens ponctuels de la Télévision et de l’Office fédéral de la culture (OFC), et à des
participations cantonales ou régionales. Ces dernières ont joué un rôle
important. On constate à quel point l’aide au cinéma s’avère incontournable, puisque c’est encore une fois un soutien public, même marginal,
qui a permis à On dirait le Sud d’être montré. Un distributeur s’est intéressé au film et le festival de Soleure, en le sélectionnant, lui a permis
d’accéder au parcours du long métrage suisse. Finalement le Jury, présidé
par D. Schmid, l’a élu. En Suisse romande, la presse s’est montrée globalement enthousiaste. Au moment où ces différents apports financiers
lui ont été attribués, l’objet fini existait déjà, sans que les instances de
soutien traditionnelles aient assumé leur rôle dans la production.
Il y a bien eu « révolte » du cinéaste pour en arriver là, mais elle n’est
pas structurée comme l’a été celle du Groupe 5. Les instances qu’il s’est
agi de contourner sont justement celles qui avaient permis, dans un
autre contexte historique, les films du « nouveau cinéma » : la télévision
et les aides fédérales. C’est un point central qu’il convient de mettre
en évidence, qui est d’ailleurs explicité par Vincent Pluss et Laurent
Toplitsch. Percevoir que c’est là que se joue la nouveauté par rapport au
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Actualité
contexte des années 60 - 70 ne peut que clarifier la position des cinéastes
émergents d’aujourd’hui. À une situation différente de celle des années
60 - 70, répond donc une action concrète adaptée au présent. Ainsi du
lancement en été 2000 de Doegmeli, dont l’importance symbolique
et pratique est essentielle : un tract qui tente d’identifier le « jeune »
cinéma en Suisse, de défendre sa place. Cela aboutit à la Résolution 261
qui engage les signataires à réaliser envers et contre tout deux films de
61 minutes tournés en caméra numérique, donc à passer d’emblée au
long métrage, seul capable de leur accorder une visibilité. La dimension
de manifeste 22 comme principe d’action collective permet à ceux qui
le signent et l’assument d’acquérir une visibilité, de prendre la parole,
d’exister comme groupe et comme force dans le champ du cinéma.
La tactique développée est particulièrement adaptée à la situation de
blocage : c’est une forme de contournement radicale. Enfin, Doegmeli
s’est présenté comme la revendication ironique inscrite dans l’ombre
lointaine de Dogma, que Lars von Trier a porté avec d’autres. Se placer
dans ce sillage, même avec distance, c’est réagir à ce qui se passe dans le
cinéma international, l’utiliser, se l’approprier. C’est une manière différente de s’inscrire dans un contexte qui dépasse la Suisse et le local, ce
que les cinéastes du Groupe 5 avaient trouvé dans le contexte idéologique, qui n’est plus le même aujourd’hui.
La référence au Groupe 5 reste cependant essentielle pour comprendre ce qui concerne la forme de l’action mise en place : elle passe à
nouveau par le contournement des obstacles, ce qui n’est bien sûr possible
qu’une fois qu’ils ont été identifiés correctement. Soulignons que la
démarche de Doegmeli est plus radicale encore puisqu’elle consiste à
fabriquer un film sans financement autre que la somme apportée par
le cinéaste lui-même. Le rapprochement avec le Groupe 5 est essentiel
pour ce qui concerne les choix effectués pour réaliser le film : choix du
contexte de travail, d’une production locale avec un budget adapté aux
moyens, avec des acteurs et des collaborateurs du lieu, et une histoire
qui les concerne eux, comme les spectateurs, dans leur quotidien. En
somme, il s’agit de se fonder sur les potentiels symboliques et économiques suisses, et plus particulièrement suisses romands. En cela, il
reprend un modèle de création qui a permis l’émergence des films du
Groupe 5. C’est ainsi que Vincent Pluss spécifie sa démarche :
« La Suisse a besoin d’un cinéma qui lui soit propre. Je me sens connecté aux lieux, aux gens, je vis les mêmes ambitions et frustrations.
Je cherche, j’utilise et j’apprécie cette dimension-là » 23.
« Ces dix dernières années, la part du marché du cinéma suisse était
de 0,78 pour cent. Autant dire que personne ne se sent concerné
par ses films et nous avons notre responsabilité. Il faut relancer la
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22 Voir « À propos de On dirait le Sud : entretien
avec Vincent Pluss et Laurent Toplitsch » dans
le présent numéro. La création de Doegmeli est
associée explicitement à un manifeste.
23 « Controverse sur le Prix du cinéma suisse
2003 » (op. cit., p. 20). L. Toplitsch : « Il existe
une attente pour ce type de film, un peu comme
s’il fallait retrouver l’honneur perdu du cinéma
romand. Moi, je l’espère depuis Les Petites
fugues, en 1979 » (« Oui au cinéma du ‹ Ouais › !
Entretien avec François Barras », in 24 Heures,
21 . 2. 2003 ).
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Rubrique cinéma suisse
24 « Le beau cinéma suisse sans sous », in L’Express. Feuille d’avis de Neuchâtel, 27.01 . 2003.
25 Présentation du film et débat à la Section
d’histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne, mai 2003.
26 Vincent Pluss : « Je n’ai pas une grande connaissance de ces cinéastes. J’ai vu un certain nombre de leurs films, mais je n’ai pas
envie d’entrer dans une comparaison. Toutefois, je ressens des besoins similaires, et la
manière de penser les problèmes de production et l’autonomie créative reste identique
aujourd’hui. » (« À propos de On dirait le Sud »,
op. cit.). Remarquons que l’intérêt pour le
Groupe 5 est affirmé en même temps que des
films récents de A. Tanner sont critiqués : à
propos de Jonas et Lila, à demain (1999) de
A. Tanner pour ce qui concerne Vincent Pluss
et à propos de Fourbi (1996), pour ce qui concerne L. Toplitsch).
27 Pensons ici à Lionel Baier (La parade (notre
histoire), 2001) qui, pour la Suisse romande,
peut figurer en exemple remarquable de ce type
d’implication.
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machine, créer le désir en montrant autre chose que les images bêtes
de la télévision. Je suis sûr que les Suisses pourraient consommer
leur propre culture. À nous de leur transmettre l’émotion » 24.
On ne s’étonnera pas de la place accordée par Vincent Pluss au modèle
historique du « nouveau cinéma » : « Ils ont fait ce qu’il fallait faire
au moment où il fallait le faire » 25. Entendons : nous faisons à notre
manière ce qu’il convient de faire aujourd’hui 26.
Manifestement, l’histoire n’est pas un « fardeau » pour Pluss et ses collaborateurs. C’est que le rapport au « nouveau cinéma suisse » n’est pas considéré par eux comme un mythe, mais comme un fait historique parent et
différent à la fois. En somme, soit on se révolte contre ce qu’on définit ou
perçoit comme une illusion, soit on se révolte contre une position de force
ou de pouvoir qui empêche d’avancer, ici les instances de financement institutionnalisées, les télévisions, les systèmes d’aide fédérale, dans lesquelles
le monde du cinéma suisse est partie prenante. Réduire à un mythe le nouveau cinéma suisse, rester cantonné dans le schéma familial qui structure
la révolte comme la mort des pères, revient à masquer le lieu où se joue le
véritable conflit. La « révolte » n’est pas de casser, mais de contourner : elle
retrouve certains aspects d’une démarche qui a porté ses fruits. Il est peu
surprenant par conséquent que les « vieux », D. Schmid, F. Buache, soutiennent l’aventure de Pluss dont ils ne peuvent que percevoir la parenté
avec ce qu’ils ont connu, comme son efficacité.
Le roman familial, avec sa référence globale aux « jeunes », risque de
masquer par ailleurs un autre rapport de forces lié au champ du cinéma
suisse. Il est indispensable de complexifier la notion de « jeunes ». La
révolte explicitée dans ces lignes est très précisément la réaction de ceux
qui ne sont pas « autorisés » par les institutions, qui n’ont pas encore
obtenu la reconnaissance du champ, et qui n’ont pas accès aux financements. Mais il est une autre sorte de « jeunes cinéastes », ceux qui, à
la différence des Pluss ou autres signataires du Doegmeli, se battent à
l’intérieur du champ pour pouvoir faire des films. Ceux-là sont déjà en
interaction avec le système de financement, ils ont déjà trouvé une certaine place, une certaine visibilité, ils ont fait un film ou deux, réussis,
reconnus, ils s’impliquent dans divers combats, en collaboration avec les
producteurs 27. Ce qui frappe alors, c’est que leurs positions dans le jeu
de pouvoir sont amenées à entrer en conflit. Que cette opposition s’exprime, confrontant « les jeunes » entre eux, et elle viendra cacher encore
une fois le lieu véritable d’une action efficace pour le développement
du cinéma romand. Un conflit pernicieux se substituerait ainsi à une
révolte, ou à des révoltes diverses, substitution qui se verrait imposée par
les conditions structurelles du champ, par les rapports de forces dans le
monde du cinéma suisse.
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Actualité
L’effort à mener pour un cinéma du lieu, un cinéma « qui nous est
propre » dans ce qu’il fait et dans ce qu’il dit, est assumé, parmi d’autres,
par Vincent Pluss, lorsqu’il réalise On dirait le Sud. Il faut souligner que
ce positionnement dans les choix effectués s’accompagne d’une tactique
essentielle, portée déjà par Doegmeli 28, et qui paraît indispensable au
développement d’un cinéma romand. Car il ne suffit pas d’un film, le
film primé, qui lance un cinéaste : il faut « une prolifération de films »
et de cinéastes découvrant leur propre mode de production et faisant
leurs propres choix de création. La peur du film à petit budget qui viendrait légitimer le désinvestissement de la politique fédérale dans l’aide
au cinéma est un faux problème. Doegmeli démontre au contraire qu’il
faut soutenir dès le départ et de manière plus systématique ce type de
démarche de manière à permettre des conditions décentes à de telles initiatives 29. Il faut en effet beaucoup de projets et de réalisations pour renforcer le tissu économique en Suisse romande, ce qui, comme le démontre
la tentative réussie du Groupe 5, n’est possible qu’en donnant à ce
cinéma une envergure symbolique qui permette de l’identifier comme
tel, avec des choix de sujets spécifiques, avec des noms de cinéastes,
d’acteurs, de techniciens, de scénaristes susceptibles d’y travailler. Ainsi
pourrait se constituer un tissu de compétences et de moyens adaptés
au contexte romand. C’est à partir de là que pourrait se concevoir un
jeu de coproductions dans des conditions créatives pour les cinéastes,
acteurs et techniciens du cinéma en Suisse romande, car il faut pouvoir
être de taille du point de vue économique mais aussi, et peut- être surtout, symbolique, pour peser dans le jeu des coproductions : c’est-à-dire
représenter quelque chose du « cinéma suisse », quelque chose qui puisse
être identifié comme tel par les spectateurs romands et par les spectateurs étrangers ; quelque chose qui ne relève pas du « pittoresque », mais
bien d’une fabrication du lieu.
Le combat ne se joue pas dans la relégation au statut de mythe d’un
modèle historique qui a su répondre de manière pragmatique aux problèmes posés par son contexte de réalisation mais bien dans la création,
aujourd’hui, de ce cinéma suisse d’expression française et dans la mise
en place d’un mode de financement qui permette de développer les ressources nécessaires à son développement.
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28 Cet effort se poursuit dans le projet de collection « Vite fait, bien fait ». Voir Ciné-bulletin,
op. cit., p. 20 - 21 .
29 Le film aurait coûté 200 000 fr. si « chacun
avait dû être payé » (cité par Philippe Triverio,
« Vincent Pluss signe un film résolument indépendant », in Le Courrier, 22. 2. 2003 ).
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cinéma suisse
suisse
194 Rubrique cinéma
Entretien
À propos de On dirait le Sud
Entretien avec Vincent Pluss
et Laurent Toplitsch
par Alain Boillat
J EAN -LOUIS (J EAN -LOUIS J OHANNIDES ) ET C ÉLINE
(C ÉLINE B OLOMEY), LES DEUX PROTAGONISTES
DE O N DIRAIT LE S UD
Invités à la Section de Cinéma de l’Université de Lausanne le 11 avril 2003
pour parler de leur film On dirait le Sud couronné cette année par le Prix du
Cinéma Suisse, Vincent Pluss (réalisateur) et Laurent Toplitsch (scénariste)
se sont prêtés à l’exercice de l’entretien. Ils nous emmènent dans les coulisses
de l’élaboration de ce film qui, à cheval entre improvisation et mise en scène,
suscite immanquablement chez le spectateur des interrogations quant à sa
genèse. Il est aussi intéressant de les entendre discuter de leur position dans le
paysage du cinéma helvétique, l’attribution du Prix à des auteurs extérieurs
au « sérail » ayant été fort controversée. Leur démarche consistant à utiliser
une caméra DV portée à l’épaule comme dans les films de Lars von Trier a des
implications tant esthétiques que « politiques », dans la mesure où cette technique peu coûteuse et un tournage de deux jours seulement leur ont permis de se
passer de subventions fédérales.
Biographies
Vincent Pluss (né en 1969 à Genève). Il suit une formation de musique
(batterie, trompette) et pratique le théâtre (entre 9 et 17 ans), obtient
une maturité artistique (arts visuels) à Genève, puis étudie à New York
University (une année en Cinema, puis deux en Film-TV-Production).
Il y réalise des courts métrages 16mm en studio, puis devient, en
dernière année, chef opérateur. À la fin de ses études, il est engagé
comme stagiaire à New York chez Reiss Picture, une firme qui produit
des publicités et des spots sociaux destinés à la télévision. Découvrant
le montage numérique qui venait d’être lancé à New York, il devient
monteur, puis directeur de production chez Reiss Picture. Alors qu’il est
rentré en Europe (Cologne), on lui propose de travailler à Pékin durant
cinq mois comme monteur sur un système AVID, l’un des premiers
en Chine (entré par contrebande). Il s’agissait de la toute première
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Entretien
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co-production d’une chaîne nationale de télévision chinoise (Beijing TV,
puis CCTV ) avec l’extérieur (une production américaine), une émission
hebdomadaire de reportages qui avait été tournés aux USA sur des faits
(et dysfonctionnements !) sociaux. En Allemagne, il entre en contact
avec les milieux de la danse contemporaine (avec Elliot Caplan, réalisateur du chorégraphe Merce Cunningham) et, de retour en Suisse, il
réalise des films de danse. En 1996 , il décide de réaliser ses propres films
et collabore avec l’acteur Pierre Mifsud sur son premier court métrage,
L’ heure du loup. Deux ans plus tard, il réalise Tout est bien (nominé au Prix
du cinéma suisse, Léopard d’or au Festival de Locarno), un film qui
parle du décès d’un vieil homme dont la famille se réunit et se déchire
lors de la veillée funèbre. En 2003, On dirait le Sud sort dans les salles de
Suisse romande.
LaurentToplitsch (né en 1967 à Lausanne). Il suit les cours de Sciences
Politiques de l’Université de Lausanne avec option cinéma, puis
poursuit ses études à Pékin. En Suisse alémanique, il est engagé par la
Collaboration au Développement, puis retourne à Lausanne. Il travaille
alors comme homme-à-tout-faire sur certains tournages de films de
diplôme du DAVI (Département Audiovisuel de l’Ecole des Arts de
Lausanne), puis comme consulting à la co- écriture et comme rédacteur
pour Ciné -feuille, enfin en tant que scénariste pour des films produits
par Vincent Pluss via sa société de production, « Intermezzo Films »,
notamment sur Fin de siècle de Claude Champion (1998 ). Toplitsch est
lauréat du concours SSA en 1999 (catégorie « sans producteur ») pour
un projet qui n’a pas été tourné. Il réalise un film documentaire dans
le cadre de l’opération 2611 lancée par « Doegmeli » dont il est l’un des
fondateurs. On dirait le Sud est son premier scénario réalisé.
1 Afin d’entrer le plus tôt possible dans la caté gorie des cinéastes ayant déjà réalisé deux
longs métrages, et donc d’obtenir plus facilement des subventions de l’Office Fédéral de la
Culture (qui depuis lors a rehaussé la limite à
trois films !), les membres du collectif avaient
décidé de réaliser chacun très vite deux longs
métrages, c’est-à-dire 2X61 minutes de film.
Une politique de francs-tireurs qui visaient à
détourner les contraintes fédérales, selon eux
responsables d’une certaine inertie.
mécanismes de censure ou d’autocensure, de régulation perfide du contenu que j’ai l’impression de
En regardant votre parcours, on constate que vous êtes retrouver en Suisse !
tous les deux passés par Pékin. Est-ce là que vous vous
êtes rencontrés ?
Dans quelle mesure ?
Laurent : Non, on s’est rencontré à Berlin durant la Vincent : Sous la forme d’un découragement…
Berlinale, où Vincent avait loué une salle avec un Quelqu’un qui vous glisse à l’oreille : « Tu ne devrais
copain pour projeter son court métrage L’ heure du loup. pas insister là-dessus, parce qu’à la prochaine étape,
ça ne passera pas ! », c’est un peu le même mécanisme,
Que t’a apporté cette expérience chinoise ?
je pense qu’on en est pas très loin en Suisse avec les
Vincent : Ça m’a permis de me confronter aux principes d’élaboration de commissions, etc. Une
Parcours et rencontres
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Rubrique cinéma suisse
Laurent : Le problème central a été de concilier écriture et improvisation. Sous l’impulsion de Vincent,
on a décidé de dépasser l’utilisation habituelle du
scénario comme un outil de contrôle, puisque c’est
cela qu’on doit présenter pour obtenir de l’argent… le
Comment ton premier court métrage, L’heure du loup, résultat a été ce qu’on a appelé un « canevas ».
a-t-il été financé ?
Vincent : Normalement, j’ai eu beaucoup de chance : C’était un texte écrit, mais pas sous la forme de
Office de la Culture, co-production avec la télévision. répliques ?
Vincent : Oui, ce qui était prévu, c’était le parcours des
Et comment cela s’est-il passé pour le second ?
personnages, les retournements de situation, les objets
Vincent : J’ai eu pas mal de peine à financer Tout est de conflit, etc. Tout cela était donné de notre part et
bien. J’avais envie de tout axer sur le travail avec les réfléchi au préalable, comme une recette de cuisine
acteurs, dans l’idée qu’il devait permettre une remise avec les temps de cuisson. Mais ensuite il s’agit encore
en question du scénario que j’avais écrit. À cause de de faire le plat, et l’art de le faire, c’est l’alchimie du
cette optique, j’ai dû m’y reprendre à deux fois pour le tournage, c’est le travail avec le comédien.
financement, car les gens me disaient qu’ils n’avaient
pas assez de garanties… J’ai compris à ce moment Quand vous parlez de deux jours de temps de tournage,
que, dès que tout n’est pas balisé, on se heurte à cette durée comprend-elle la préparation des comédiens,
une méfiance.
ou y a-t-il un travail en amont ?
Vincent : Oui, il y a un travail en amont, mais qui ne
Comment en êtes-vous ensuite arrivés au projet de On consiste pas à répéter ce que sera cette histoire, au
dirait le Sud ?
contraire, il faut se garder la chance de le découvrir
Vincent : J’ai proposé à Laurent Toplitsch et Stéphane au moment de le faire, ce qui est un privilège à ne pas
Mitchel, une scénariste originaire de Genève que j’ai gâcher ! Par contre, il y a quantité de manières de se
rencontrée à New York University, de nous lancer sur préparer, par exemple en faisant une recherche pour
un projet, Le prix des choses, où je voulais aborder les chaque personnage. Nos « répétitions » consistaient à
nombreux liens entre l’argent et l’amour, mais on n’a isoler, par exemple, l’ancien couple, Céline et Jeanpas reçu d’argent pour l’écrire. C’est cela qui a été le Louis, et à faire des improvisations concernant des
déclencheur de la démarche que nous avons adoptée moments de leur vie, comme la rencontre.
pour On dirait le Sud, une démarche d’exploration qui
consiste à ne pas se conformer à ce qui est attendu de Il s’agissait donc d’inventer le passé des personnages
la part d’une commission, mais à viser le renouvelle- qui n’apparaît pas dans le film, comme le demande par
ment, la surprise. On a donc décidé de tourner sans exemple Resnais à ses scénaristes ?
financement, sur un week-end, car c’est le temps que Vincent : Oui, mais ici, cela se fait en le vivant, ce
l’on peut mettre à disposition. Ça coïncidait avec le tra- n’est pas juste théorique comme lorsque les scévail que j’avais envie d’effectuer avec des acteurs, c’est- naristes écrivent toute une biographie autour des
à-dire les nourrir d’idées, puis les lancer sur leur propre personnages. Pour établir, par exemple, quel a été
imaginaire à partir de mes propositions de base.
le rapport de force entre les deux, on l’a joué, pour
que cela puisse être intégré par les comédiens et, de
Il y a donc, pour On Dirait le Sud, un scénario préa- la sorte, puisse ressortir au moment opportun lors
lable. Comment avez-vous travaillé ?
du tournage.
prudence qui fait office de censure, et qui conduit
à ne pas aborder les contenus sociaux, humains
importants. On préfère rester dans du folklorique, du
bien-pensant.
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Entretien
Combien de temps a exigé cette phase préparatoire ?
Vincent : On a pris quelques jours par comédien, on
avait peu de temps, j’étais sur un montage et il fallait
prendre ce temps dans le quotidien de chacun. C’était
un peu un concours de circonstances, mais, avec l’acteur qui joue le personnage de François, on n’a pu se
voir que deux heures, car il tournait en France.
C’est toutefois un personnage particulier puisqu’il est luimême extérieur à ce qui se passe, si bien que l’on retrouve
une certaine similitude entre les conditions de la préparation et sa place en tant que personnage dans le récit, non ?
Vincent : Oui, ça convenait bien.
Laurent : On a en effet essayé d’utiliser l’homologie
entre acteurs et personnages dans la mesure du possible. Bien sûr, les personnages restent fictifs, même si
les comédiens gardent leur prénom à l’écran. François,
c’est l’homologie par excellence, puisqu’il joue le chien
dans un jeu de quille et qu’il a débarqué comme cela
sur le tournage. Pour définir le canevas, on a travaillé
environ un mois avant le week-end de tournage.
Quels sont vos liens avec le projet Doegmeli ?
Laurent : On en est les co-fondateurs. En fait ça
remonte au lancement du projet Zinéma. Pour récolter
des fonds, j’avais convaincu le directeur du Festival de
la Cité de pouvoir utiliser leur infrastructure cinéma
pour passer des films suisses.
197
puisqu’il y a une ironie…« li », c’est le « petit », quelque
chose qui s’inscrit dans ce qui a déjà été fait, comme
un Tanner s’inscrivait dans ce qui avait été fait en
France dans le cadre de la Nouvelle Vague.
Et la connotion suisse alémanique ?
Laurent : Nous sommes les deux d’origine autrichienne
de par nos parents, et, étant à moitié suisse, je n’arrive
pas à comprendre pourquoi les Romands gèrent mal
leur complexe par rapport à la France. Pour moi, je
regarde la Suisse de loin, et je constate que la capitale
c’est Zurich, et qu’on y parle l’allemand.
« Doegmeli », c’est donc une volonté de renvoyer à la
Suisse en général ?
Laurent : Oui, c’est un acte d’allégeance en quelque sorte.
Vincent : Les seuls à avoir réagi par rapport à ce terme,
ce sont les Suisse allemands qui ont pensé que l’on se
moquait d’eux. Ils se sont demandé pourquoi, chaque
fois que l’on fait quelque chose en Suisse, ça doit être
« petit »… C’est un état d’esprit très différent, plus
ambitieux là-bas. Pour nous, c’était très clairement de
l’humour. La création de Doegmeli a été associée à un
manifeste distribué sur la Piazza Grande à Locarno
qui était composé de règles. Et là, l’ironie allait plus
loin puisqu’on posait des règles sur « comment réaliser
des films en Suisse ? » qui, en gros, menaient à dire
« ne fais rien ».
Et pourquoi ce terme, « Doegmeli » ?
Laurent : C’est lié à notre admiration pour Dogma et Le Nouveau Cinéma Suisse
Les idiots2, mais aussi à l’intérêt historique que l’on
trouvait dans cette démarche et à ce qu’elle pouvait Tu as évoqué, Laurent, le Nouveau Cinéma Suisse,
produire dans le cadre de la cinématographie suisse. Tanner et consorts. Le rapprochement a été fait entre
eux et vous, notamment par Freddy Buache. Qu’en ditesMais en choisissant cette référence explicite au groupe vous, y a-t-il chez vous une volonté de vous penser par
danois et en vous inscrivant de la sorte dans une filia- rapport à cette génération-là ?
tion, n’y a-t-il pas le risque d’en être trop dépendant ?
Laurent : Historiquement, oui, puisque c’était la derLaurent : Non, pas dépendant, mais plutôt décalé, nière grande effervescence du cinéma suisse. Moi j’ai
pensé à cela lorsque j’étais à l’Uni, car mon mémoire
2 Les idiots (Idioterne, Lars von Trier, Danemark, réalisé chez Rémy Python portait sur la Nouvelle
1998 ).
Vague en France.
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Rubrique cinéma suisse
Et avais-tu déjà pensé à la prise en compte du cinéma
suisse par rapport à la Nouvelle Vague ? Est-ce que c’est
quelque chose qui reste présent pour vous ?
Laurent : Oui, grâce aux projections scolaires. Charles
mort ou vif 3 a été marquant pour moi.
vous pour On dirait le Sud, utilise une petite caméra
DV, l’écart est de taille !
Vincent : Oui, bien sûr, cela je le rejette complètement.
Je me dis qu’il est à côté de la plaque, qu’il n’est pas
en phase avec ce qui se passe aujourd’hui. Je ne me
retrouve d’ailleurs pas non plus dans sa représentation
de l’amour chez les jeunes.
Laurent : Je suis sorti écœuré de Fourbi 4, ce film de
jeunes fait par un vieux.
Vincent : Il vaut donc mieux ne pas s’en inspirer. Il faut
débroussailler, aller de l’avant. Même en ce qui concerne Dogma, je ne crois plus vraiment à leur formule,
ça s’épuise et ils n’ont pas été au bout du truc, je pense
qu’il y a plus de choses à explorer de ce côté-là.
On dirait le Sud
LE PÈRE OBSERVE DE L'EXTÉRIEUR LA FAMILLE RECOMPOSÉE DONT IL EST EXCLU
Et toi, Vincent, te définis-tu par rapport à des cinéastes
comme Tanner ou Goretta ?
Vincent : Non, très peu. Je n’ai pas une grande connaissance de ces cinéastes. J’ai vu un certain nombre
de leurs films, mais je n’ai pas envie d’entrer dans
une comparaison. Toutefois, je ressens des besoins
similaires, et la manière de penser les problèmes de
production et l’autonomie créative reste identique
aujourd’hui. Il est donc absolument nécessaire de
repartir dans une telle démarche de rupture. J’ai rencontré Tanner, mais je trouve que, aujourd’hui, il n’a
aucun point commun avec nous.
Abordons maintenant plus précisément le film On dirait
le Sud. Pourquoi avoir choisi de traiter de la famille et
de la paternité ?
Vincent : Moi, je vois la famille comme un théâtre
extraordinaire d’affrontements humains. C’est
presque métaphorique : en parlant de la famille, on
parle de l’être dans une société, on montre comment
un Jean-Louis essaie de bousculer les gens qui l’entourent. Par ailleurs, le sujet des relations au sein de la
famille est en lui-même passionnant.
Qu’en est-il de la paternité qui est un élément central
du film ?
Vincent : C’est plutôt de la fiabilité des gens en général
dont j’aimerais parler, en se demandant ce que l’on
attend d’un père.
Laurent : Je suis parti du fait que pour beaucoup de
pères, comme pour moi, la paternité reste une abstracEn effet, si on pense à la représentation négative qu’il tion, ce qui est à la base de tous les problèmes d’un
donne, dans son dernier film réalisé en solo (Jonas et père, la vie l’empêchant de continuer de considérer la
Lila, à demain, 1999 ), du jeune cinéaste qui, comme paternité et la famille comme une abstraction.
3 Film d’Alain Tanner (Suisse, 1969).
4 Film d’Alain Tanner (Suisse, 1996).
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Comme votre film est tourné en DV, le rapprochement
pourrait être fait avec la pratique marginale du film de
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famille. Que pensez-vous de ce rapprochement, pouvezvous définir votre projet à travers cette comparaison ?
Vincent : Oui, puisqu’en fait, dans des films de
famille, on filme des moments très officiels où on
cultive l’image positive de la famille, alors que chez
nous ce serait plutôt l’adolescent qui filme sa famille
pour lui renvoyer une image autre et remettre en
question le fonctionnement familial. Moi, je suis
pour un cinéma de « l’avec », empathique, où l’on
embarque, où le point de vue n’est ni extérieur ni
totalement subjectif, mais celui d’un témoin. Sa place
est réfléchie.
spectateur qu’il devient difficile de distinguer l’improvisation des acteurs de celle, fictive, du personnage.
Vincent : En effet, c’est passionnant de flirter avec les
frontières entre la fiction et le réel d’un acteur, son
expérience de jouer en direct. Et en même temps, on
se joue de cela, puisque les personnages sont complètement différents de ce que sont les acteurs dans la
réalité. Jean-Louis, par exemple est, dans la réalité,
quelqu’un d’extrêmement calme et réfléchi. Il y a
une notion de plaisir dans le jeu qu’on a tous plus ou
moins connu en tant qu’enfant, c’est une étape essentielle, une activité d’apprentissage.
On pourrait parler de ce positionnement en discutant le
quiproquo du début du film, situation où le spectateur en
sait plus que le personnage du steward et, de la sorte, se
trouve du côté de Jean-Louis. Comment expliquez-vous
ce choix assez fort quant à la question du point de vue ?
Vincent : C’est pour impliquer le spectateur, afin que
l’on soit dans le secret, dans l’expérience des enfants
qui se demandent ce qui va se passer. J’ai envie de
donner une place de complice au spectateur.
Et dans On dirait le Sud, le personnage adulte n’est luimême pas tout à fait mature.
Vincent : Exactement, il prétend être ce qu’il n’est pas :
un père responsable. L’important, c’est de penser en
termes de comportement, non de littérature. C’est là
ma quête profonde de cinéaste.
Mais ce choix écarte le personnage du steward, c’est-àdire réalise ce que projette de faire Jean-Louis dans l’histoire, puisqu’il espère regagner son ex-copine.
Vincent : Absolument, on est pris dans sa propre
logique.
Laurent : Le quiproquo, c’est pour moi un classique,
il y a ça dans Molière. En tant que scénariste, j’interpréterais ce procédé comme une manière de rendre le
spectateur presque mal à l’aise vis-à-vis de Fred qui
n’est pas au parfum, ce qui est d’autant plus important
que Fred est le personnage le plus « normal », celui qui
fait tout bien. Mais la première motivation, ce sont les
possibilités offertes en tant que stimulation du jeu.
Pour revenir sur les rapports entre l’acteur tel qu’il est
réellement et son jeu, on remarque que, souvent, et
notamment lors du quiproquo initial, Jean-Louis se
trouve dans une situation de mise en scène à l’intérieur
même de la fiction du film, ce qui implique pour le
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C ORPS À CORPS AMICAL ENTRE J EAN- LOUIS ET
FRANÇOIS
Pourquoi avez-vous introduit une allusion à l’homosexualité, sans d’ailleurs vraiment la développer par la
suite, dans le passage où Jean-Louis dort et où François,
déjà réveillé, esquisse un baiser ?
Vincent : C’était prévu dès le départ, et c’est présent
dès le début du film lorsque, dans la voiture, François
lui demande d’ouvrir un bar avec lui, scène qui peut
se comprendre comme une sorte de demande en
mariage. D’ailleurs, c’est sa motivation pour suivre
Jean-Louis durant tout le week-end.
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Laurent : Pour moi, la scène du baiser illustre notre
manière de travailler. L’homosexualité latente est
l’une des options de jeu : François en fait quelque
chose sans que cela ne bouleverse tout, ce qui aurait
pu être le cas.
d’options au niveau des prises, car au lieu de refaire X
fois les mêmes prises, on n’a refait que certaines choses
deux ou trois fois, mais toujours avec des options différentes. Parfois, on a tourné des scènes très longues
sans interruption, allant jusqu’à cinquante minutes, si
bien que je me suis retrouvé avec une matière presque
Cette scène débouche quand même sur un moment fort documentaire. C’est là-dedans que je suis allé piocher
de confrontation entre François et Jean-Louis durant pour compacter, mais je n’ai pas pu tricher, il y avait
lequel ce dernier sera amené à se départir de sa totale cette matière et il fallait que je la respecte.
indécision.
Vincent : Oui, elle débouche aussi sur l’engagement Le filmeur, Luc Peter, avait-il déjà opté pour des plans
de François qui, comprenant qu’il a très peu d’es- courts ? Dans On dirait le Sud, vous optez ostensiblepoir avec Jean-Louis, va commencer à s’impliquer ment pour une représentation elliptique, alors que l’on
de manière assez touchante pour ce gars un peu associe plutôt une situation de crise comme celle qui est
perdu qu’est Jean-Louis. D’un personnage suiveur, il décrite à l’inscription dans une continuité temporelle.
devient initiateur de différentes étapes de confronta- Vincent : Oui, le montage est continu et elliptique. Les
tion et de résolution. Lui-même subit donc une trans- prises étaient toutes longues, tout s’est passé ensuite
formation, même s’il est vrai que nous ne sommes au montage. On saute des étapes, et tout l’intérêt est
pas allés plus loin dans la problématique de l’homo- qu’ensuite le spectateur remplisse les trous en déduisexualité. Mais il y a chez lui une remise en question, sant des moments-clés de ce qui n’est pas montré.
une prise de position. Je trouve cela intéressant, dans
la mesure où il représente l’œil extérieur, il est en
quelque sorte nous-mêmes, il est notre point de vue
sur cette histoire. Et il permet, pour les membres de
la famille, de relativiser la situation. Grâce à lui, on
évite le huis clos mélodramatique, on peut mettre les
choses en abyme.
Cela rejoint le « jeu sur le jeu » dont on parlait
précédemment.
Vincent : Exactement, oui.
Que pouvez-vous nous dire de cette phase de l’élaboration
du film qu’est le montage ?
Vincent : Il s’est étalé sur deux ou trois mois, de
manière très diluée parce que je travaillais sur un
autre film et me mettais le soir à On Dirait le Sud.
LE FILS ( G ABRIEL B ONNEFOY) ET SA CRÊPE
Certaines ellipses me semblent relever d’un autre type.
Je pense à l’élision de phases d’une action quotidienne,
comme au début du film lorsque Jean-Louis fait des
crêpes avec les enfants.
Vincent : C’est vrai que, dans ce cas-là, le quotidien
Quelle durée de rushes aviez-vous ?
est un peu évacué, mais en même temps il est très
Vincent : J’en avais six heures et demie, ce qui est présent lorsqu’on arrive à la maison avec Jean-Louis,
énorme pour deux jours de tournage, mais peu pour puisqu’on suit presque chaque étape. C’est une vision
faire un film d’environ une heure. J’avais souvent peu presque musicale des choses : à ce moment-là, il est
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presque tranquille, on partage avec lui ce moment où
il sent la bise du petit matin, on capte l’environnement avec lui, tandis que quand on fait des crêpes, on
partage sa panique.
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comme dans le cinéma qui ne nous intéresse pas, des
textes qui ont une portée qui les dépasse (dans le sens
où ils ont été écrits), là on se retrouve dans l’action.
Elle prend ce qui appartient à son père, venu en
camionnette, pour se le réapproprier. Après on imaC’est donc une manière de concevoir le rythme du film en gine qu’elle s’en va pour manifester ses sentiments.
fonction de la psychologie des personnages ?
Vincent : C’est plutôt la recherche d’une expérience Et en termes de réalisme, un certain décalage s’instaure.
d’ordre psycho-sensoriel. J’aime passer du calme à Laurent : C’est ce qui m’amuse, car nous sommes
l’agitation, comme lorsque Jean-Louis bascule Céline encore dans le jeu. On est dans un jeu d’enfants dont
sur le lit. C’est une dynamique qui est basée sur le les implications sont sérieuses.
choc d’émotions différentes.
Vincent : On est au cœur de notre art en rendant ce
moment crédible. C’est une dimension métaphoL’ellipse ne contribue-t-elle pas à atténuer ou à éliminer rique, une manière aussi de narguer le contrat naturale climax des conflits ?
liste qu’on a fixé au début.
Vincent : Oui, car on n’a pas cherché à rendre le drame Laurent : La dramaturgie n’a pas à être vraisemblable.
spectaculaire, à montrer le spectacle d’une famille en
train de se déchirer. Au contraire, il y a de ma part Que pouvez-vous nous dire, pour conclure, des derniers
une volonté de pudeur, de respect des gens comme si plans du film où le père et ses deux enfants se retrouvent
je faisais un documentaire. On n’essaie pas de monter autour du pommier ?
en mayonnaise les moments dramatiques. Dès qu’ils Laurent : Ce n’est pas la fin qui avait été prévue.
se passent, on tente déjà de les déconstruire, voire de On pensait en fait terminer sur une scène générale
désamorcer la situation pour ne pas retomber dans de retrouvailles et conflits où les enfants feraient le
certains clichés de la fiction au cinéma. C’est un film procès des parents en mimant leurs comportements.
où la forme est très travaillée, mais où elle se laisse On ne l’a pas faite parce qu’on n’avait plus le temps, il
oublier au profit de l’expérience émotionnelle. On ne fallait rendre la maison. Mais ça aurait été très lourd.
cherche pas à manipuler, à tirer sur les grosses ficelles.
Avec ce final où des enfants auraient joué une situation,
La scène finale de la camionnette va néanmoins dans le on serait resté dans cette logique ludique qui sous-tend
sens d’une démarche plus manipulatrice, non ?
tout votre film.
Vincent : Oui, c’est abstrait en plus.
Vincent : Oui, tout à fait. Quelque chose d’anecdotique explique la fin choisie : Dune devait s’enEn effet, pratiquement on n’imagine pas la petite Dune fuir en courant de la camionnette, et elle a couru
toucher les pédales du véhicule. Pourquoi cette envolée tellement vite qu’on n’a pas pu la rattraper sur le
quasi onirique, pour annoncer la fin du film ?
parking. On a alors laissé tourner, et cette fin s’est
Laurent : Comme lors de la scène des crêpes, les per- faite d’elle-même, le film a pris le dessus sur nous.
sonnages font quelque chose au lieu de parler. Ces C’était pas tout à fait du hasard, puisque l’une des
scènes sont des actes de substitution qui remplacent la options était que Jean-Louis parte se balader avec les
parole, l’explication verbale. Quand il fait des crêpes, enfants, donc il a embrayé là-dessus, il part mais ne
c’est une diversion, car il est très embarrassé, c’est une sait pas où. La caméra les a suivis. Cette scène de vermanière d’exprimer son malaise. C’est la même chose ger s’est faite naturellement, et elle est très évocatrice,
pour Dune à la fin. Au lieu de faire dire à des enfants, symbolique.
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D’ailleurs, à la toute fin, tu introduis quelques ralentis.
Vincent : Oui, pour nous mettre en décalage. Le
film commence d’ailleurs aussi comme cela. C’est
une sorte de petite marche vers le noir. Mais on
reste énigmatique, je pense que c’est bien, car,
dans la vie, on ne résout rien en un week-end. Ce
serait artificiel de trancher dans le cadre de ce seul
week-end.
On dirait le Sud (2002 , 66 min.)
Réalisation : Vincent Pluss. Scénario : Laurent Toplitsch, Stéphane
Mitchell, Vincent Pluss. Interprétation : Jean-Louis Johannides, Céline
Bolomey, Frédéric Landenberg, François Nadin, Gabriel Bonnefoy,
Dune Landenberg. Musique : Velma. Image : Image : Luc Peter. Son :
Vincent Kappeler. Montage : Vincent Pluss. Production : Vincent Pluss et
Luc Peter, Intermezzo Films. Distribution : Frenetic Films.
Production et droits : INTERMEZZO FILMS SA , 28 rue de Bâle, 1201 Genève
(+41 22 7414747 tél + fax)
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nos 3 et 4 (numéros simples) : 13.50 CHF / 9 €
CH-1000 Lausanne 9
CP 30
À retourner à l’adresse suivante :
Le dossier du no 3 sera consacré à un seul film,
Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock (1954), objet
autour duquel nous tournerons en faisant varier les
approches et à partir duquel nous rayonnerons en vue
de tisser des liens avec d’autres films et pratiques
audiovisuelles. Nous aborderons notamment la problématique du point de vue et de ses différentes implications, l’histoire de la réception critique du film, les
phénomènes de reprise tels que le remake, le pastiche
ou l’appropriation par certains artistes contemporains.
Les analyses et réflexions de ce dossier devraient contribuer à mettre en évidence l’actualité des questions
suscitées par le film et sa productivité aussi bien dans
une démarche théorique qu’artistique.
Association Décadrages
Dossier du no 3 :
Toutes fenêtres ouvertes sur Rear Window
(Fenêtre sur cour, Alfred Hitchcock, 1954)
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E-mail : …………………………………………………………………….……………
………………………………………………………………………………...…………
50 CHF / 40 €
Abonnement de soutien :
Adresse : …………………………………………………………..…….…..…………
30 CHF / 20 €
Institutions :
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Nom/Prénom : …………………………………………………..……….……………
20 CHF / 15 €
Particuliers :
Paiement par bulletin de versement pour la Suisse, par mandat postal pour
l’étranger sur le compte postal 17-181455-1
Le paiement de la cotisation donne droit à l’obtention gratuite (frais de port
compris) des deux numéros simples prévus pour l’année 2004
Pour tous renseignements, contactez-nous sur www.decadrages.ch
Bulletin d’adhésion à l’Association Décadrages pour l’année 2004
Dossier du no 4 :
Incursions dans l’univers de David Lynch
En couverture
Disque pour fond de zootrope, Clarke and Co., Grande-Bretagne,
Londres, c. 1870, inv. no 416, diam. : 29,5 cm
Impression
NOVE Impression et Conseil SA, Nyon
Tirage
500 exemplaires
© Chaque auteur pour sa contribution, Association Décadrages
pour l'ensemble, 2003
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