O Brother (Kropf), Where Art Thou
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O Brother (Kropf), Where Art Thou
O Brother (Kropf), Where Art Thou ? Fabienne Radi, Lausanne, juillet 2010 Laurent Kropf et Stéphane Kropf à l’Espace Curtat. Pour dénicher l’Espace Curtat, il faut une bonne carte et une boussole si l’on n’a pas de Lausannois sous le bras qui puisse nous guider depuis le Pont Bessières jusqu’à ce lieu improbable et tout à fait insolite investi le temps de trois expositions par Philippe Daerendinger, Valérianne Poidevin et Tatiana Rihs (1). Tous issus de l’ECAL (arts visuels, cinéma, design graphique), les trois curateurs ont décidé d’utiliser l’endroit pour faire découvrir les artistes qu’ils côtoient et surtout qui les bottent. Signalons qu’ils ont en outre investi de leur propre poche pour sortir une édition d’artiste à chaque exposition. Après Florian Javet, Christian Pahud, voici donc Kropf & Kropf qui ferment la boucle. Une sélection pointue qui prouve que ces trois-là, à défaut de subsides, ne manquent pas de nez. La preuve, les éditions sont quasi toutes épuisées. 14 rue Curtat donc, un immeuble au charme décati appartenant à la Ville, prêté à une association pour jeunes en formation (ALJF), en rénovation programmée pour on ne sait pas quand. On descend un vieil escalier aussi sombre que raide où l’on s’attend à croiser des créatures transylvaniennes, sauf que pas du tout, on débouche sur un sous-sol donnant sur un petit jardin tout à fait bucolique. Comme on est à Lausanne, on renonce tout de suite à comprendre les méandres topographiques à la Escher qui permettent de descendre dans une cave pour se retrouver sur une terrasse. Deux pièces - plafonds hauts, murs lépreux, solide taux d’humidité - accueillent les travaux de Laurent et Stéphane Kropf qui, hormis le fait d’être visiblement nés dans la même famille et d’avoir tous deux (aussi) fréquenté l’ECAL, ne semblent pas travailler plus que ça ensemble, contrairement à certaines fratries inséminant leurs liens familiaux dans une carrière artistique, scientifique ou cinématographique (Chapman, Bogdanoff, Lumière, Coen, Dardenne, Farrelly, Marx pour ne citer que quelques brothers forever). Kropf & Kropf se sont partagés l’espace à peu près comme ça : le sol pour Laurent, le mur pour Stéphane. Normal, le premier fait plutôt des installations, le second plutôt de la peinture. Dans la première pièce, on découvre une hache plantée dans un billot de bois sectionnant une corde de bateau qui pend au sol avant de se démultiplier au mur retenue par deux anneaux de métal. L’installation tient à la fois du baptême naval et de l’exécution capitale : un navire qui n’a pas goûté au vin goûtera au sang dit un proverbe marin anglais. La hache et le billot sont recouverts d’une peinture noire grasse et brillante, on songe aux oiseaux mazoutés par BP dans le Golfe du Mexique. Ce qui tombe assez bien lorsqu’on apprend de l’artiste (Laurent Kropf) que l’œuvre a pour titre Le Vieux Père et se réfère au surnom donné au fleuve Mississippi (Old Man River) et repris par William Faulkner dans un étrange livre (The Wild Palms, 1939), sorte de version sudiste de la Genèse évoquant inondation, déluge et apocalypse. Hormis les températures vaudoises réfrigérantes de ce mois de juin pourri qui n’ont rien à voir avec celles suffocantes de la Louisiane, l’atmosphère particulière et l’hygrométrie élevée de l’Espace Curtat permettent sans problème de se propulser mentalement au cœur du bayou où les frères Coen ont fait patauger leurs 3 Pieds Nickelés évadés du bagne de O Brother Where Art Thou (2). Même sensation lorsqu’on franchit le seuil de la seconde salle au sol entièrement recouvert de lattes de bois peintes en noir dont les segments centraux voient leurs extrémités se redresser pour former une sorte de carcasse funèbre enveloppant le visiteur qui traverse l’espace. Un parquet complètement ravagé après l’ouragan Katrina, le squelette d’une baleine échouée sur la plage, une barrique de rhum tombée du ciel, les restes d’un vaisseau fantôme abandonné dans les marais, les images pleuvent comme des grenouilles. Interloqué, on foule ce plancher fêlé qui se dresse autour de nous et on se prend soudain pour Charlton Heston dans Les 10 commandements (3), lorsqu’il ordonne à la mer Rouge de s’écarter pour laisser passer le peuple juif. On se dépêche alors de revenir en arrière, des fois que le plancher nous engloutirait en nous confondant avec l’armée égyptienne. C’est le bon moment pour lever les yeux sur le mur et se plonger dans Procrastination de Stéphane Kropf, une série de 5 toiles monochromes brun rouille accolées les unes aux autres comme les éléments contigus du haut d’un buffet de cuisine des années 70 (ceux en faux bois et sans poignée qui ont pullulé dans les habitations à loyer modéré de l’époque). Produites à vue d’œil par coulures, les peintures ajoutent une couche d’humidité à l’atmosphère du lieu : effets de lavages, rinçages, pas trop de programme essorage. On s’interroge sur le titre de l’œuvre : est-il le fruit d’une douloureuse réflexion sur le principe du monochrome ?! Ce type de peinture peut-il être envisagé comme une procrastination décisionnelle ? Une chose est sûre : si Stéphane doute de ce qui peut être remis au lendemain, Laurent, lui, n’hésite visiblement pas à abattre le travail à la hache le jour même. Dans La Transfiguration du banal (4), le philosophe et critique d’art Arthur Danto rapporte la description faite par Kierkegaard d’un tableau carré entièrement rouge intitulé La traversée de la mer Rouge par les Hébreux. Interrogé par le penseur danois, l’auteur de ce monochrome avant l’heure avait expliqué son œuvre ainsi : Les Hébreux ont déjà traversé la mer Rouge et les Egyptiens se sont noyés. Confrontée à l’installation de Laurent et ses réminiscences bibliques, la peinture de Stéphane peut agir de même, sauf qu’ici la mer n’est plus rouge mais brun sale, sans doute à cause de la même plate-forme pétrolière pas trop solide dont le mazout échappé a léché Le Vieux Père. On quitte la salle convaincu que le résultat fonctionne au mur comme au sol et que les deux frères finalement se marient très bien : comme quoi un geste curatorial peut produire de l’inceste artistique intéressant. Et on sort en fredonnant la chanson des Culs Trempés : «I’am a man of constant sorrow, I've seen trouble all my day… »(5). http://www.youtube.com/watch?v=OF5OtSO3j6I Ah ! on oubliait un détail qui a son importance : l’exposition s’appelle Too big to fail, une expression d’actualité utilisée pour les grands organismes bancaires que les Etats ne peuvent pas laisser couler, type Lehman Brothers, UBS et autres cachalots de la finance. On s’interdira ici de faire des métaphores trop téléphonées et on préfèrera faire ricochet sur une expression cousine inventée par Malcolm Mc Laren, Too Young to die (6), qui colle assez bien à l’Espace Curtat et à ce type de lieux précaires dont le travail requinquant fait du bien, surtout lorsqu’on rentre essoré par les tours en wagons rutilants du grand huit d’Art Basel. P.S. Dans une esthétique éclipse solaire - jaune stabilo boss au recto contre noire photocopieuse au verso -, le dernier flyer de l’Espace Curtat annonce une exposition de Jacob Bendjama, Stéphane Devidal, Charlotte Herzig et JeanChristophe Huguenin du 2 au 25 juillet. Les artistes sont leurs propres curateurs et l’exposition s’intitule Ye Jolire. Une appellation qui, brute de décryptage, navigue entre Yo La Tengo et un vers en patois gruérien du Ranz des Vaches. Donc suffisamment saugrenue pour démanger la curiosité du spectateur pas trop lambda qui traînera ses tong cet été sur le bitume lausannois. Affaire Curtat à suivre. Too big to fail, une exposition de Laurent Kropf et Stéphane Kropf à l’Espace Curtat en juin 2010. Ye Jolire, une exposition de Jacob Bendjama, Stéphane Devidal, Charlotte Herzig et Jean-Christophe Huguenin, à l’Espace Curtat du 2 au 25 juillet sur rendez-vous, au 021 544 67 05 ou 076 421 53 95 Les kropf, sites respectifs : http://www.laurentkropf.net/ http://www.stephanekropf.ch/ 1) L’Espace Curtat a été inauguré en 2009 lors d’une exposition organisée par Charlotte Herzig, Maud Constantin et Simon Haenni. 2) O Brother, where art thou ?, Joël et Ethan Coen, 2000 3) Les 10 commandements, Cecil B. DeMille, 1956 4) Arthur Danto, La Transfiguration du Banal, une philosophie de l’art. Le Seuil, 1989, p. 29. 5) I’m a man of constant sorrow, Norman Blake, 2000, chanté par les Culs Trempés dans le film des frères Coen susmentionné 6) La formule complète étant : Too fast to live, too young to die, nom donné par MML à une boutique de mode avant de devenir un slogan punk. Ce fut également la phrase inscrite sur son cercueil.