Albertine - Ecrire et devenir
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Albertine - Ecrire et devenir
Albertine L a jeune Espagnole se tord de douleur sur son lit. Le parasite va enfin sortir. Pendant les contractions, elle maudit le salaud aux yeux de velours qui l’a séduite, puis abandonnée dès qu’il a su qu’elle était engrossée. Elle qui comprenait à peine ce qui lui arrivait… Elle n’avait que quinze ans. Elle hurle quand elle sent ses entrailles se déchirer sous ses efforts… Enfin, la délivrance. Elle entend un miaulement, plus qu’un cri, et se penche sur la petite chose gluante qui vient de sortir de son corps. — Une fille… Dommage pour toi… Ma mère était une orpheline pauvre abusée par un homme, et dès qu’elle m’a pondue, elle m’a abandonnée. Moi je suis une orpheline pauvre abusée par un homme, et je vais t’abandonner. Bonne chance à toi, et bienvenue dans notre monde. Le 23 septembre 1937, jour de la Saint Damien, l’assistance publique d’Alger reçoit un petit paquet anonyme et vagissant. Un parmi d’autres. « Dorénavant, tu t’appelleras Albertine Damien », annonce la directrice. Dix-huit mois plus tard, Amédée Renoux, un vieux médecin-colonel à la retraite marié à une vieille infirmière qui n’a jamais rien su faire d’autre que suivre son mari, viennent chercher l’enfant. L’acte d’adoption est signé. « Dorénavant, tu t’appelleras Anne-Marie », lui annonce son nouveau père. 3 Dix ans passent. Anne-Marie est vive, intelligente, gracieuse. Elle reçoit la meilleure éducation religieuse de cette colonie française. Cependant le vieux couple stérile, malgré ses efforts, ne parvient pas à s’attacher à cette enfant qui ne leur ressemble pas. Trop bruyante, trop instable, trop vivante. On dirait qu’elle veut chaque jour bousculer ses parents, mais elle ne parvient qu’à faire sortir son père de ses gonds et à faire soupirer sa mère. Ça fait longtemps qu’ils n’ont plus le goût du combat. La famille finit par quitter Alger, on s’installe à Aix-en-Provence. Le colonel veut dresser la petite furie qui lui sert de fille et l’inscrit au collège Sainte-Catherine de Sienne. Anne-Marie est brillante, se distingue par la qualité de ses écrits. Pourtant, ses parents supportent de moins en moins son tempérament fougueux et généreux. Le colonel, qui pense que la petite est perturbée, la traîne chez un psychiatre. Après un long entretien, le médecin est formel : « Votre fille n’est pas anormale, monsieur Renoux. Néanmoins, je pense qu’un petit séjour loin du foyer familial serait profitable autant à elle qu’à vous ». Anne-Marie sera donc interne au lycée. De nouveau, malgré des résultats scolaires irréprochables, Anne-Marie donne du fil à retordre à ses parents : elle sort en cachette la nuit, dit des insolences, fugue… Furieux, touché dans son amour-propre d’officier qui en a maté de plus durs, le père décide d’utiliser la manière forte : il demande au juge la « correction paternelle », le droit de mettre sa fille en maison de correction. C’est ainsi qu’un jour sombre de novembre 1952, la maison Le Bon Pasteur 4 de Marseille ouvre ses portes à un petit bout de fille aux grands yeux noirs en amande et aux cheveux coupés courts à la garçonne. « Dorénavant, tu t’appelleras Anick », lui annonce la Mère Supérieure. Pendant ce temps, M. Renoux se renseigne sur les droits et les moyens de révoquer une adoption. Le Bon Pasteur ne porte pas bien son nom. Les pauvres brebis égarées qui finissent sous sa gouverne ne lui trouvent aucune bienveillance. Le règlement n’est pas strict, il est draconien. À leur entrée, les filles se voient confisquer toutes leurs affaires personnelles ; elles subissent un examen gynécologique pour vérifier si elles sont « préservées » ; enfin, elles reçoivent en guise de vêtement un slip et une blouse. À toutes les fenêtres, des barreaux. Le silence absolu est la règle, sauf au moment des prières. Les pensionnaires dorment dans un dortoir unique, jusqu’à six heures du matin. La journée commence par une messe à jeun, et gare à celle qui se laisserait aller à s’assoupir : une sœur lui pique aussitôt les fesses avec une aiguille à tricoter. Après un petit déjeuner frugal, vient le temps de l’étude et des travaux : couture, confection, blanchisserie… Pendant le repas, on ne doit entendre que la voix de la pensionnaire autorisée à faire la lecture du nouveau testament. Pas de sortie, bien sûr, sauf regroupées sous la houlette d’une sœur, qui veillera à ce que les demoiselles gardent les yeux rivés au sol pendant toute l’excursion. Quand la maman d’Anick vient au parloir, la visite consiste en un long conciliabule entre la mère supérieure et la mère adoptive, sans que la jeune fille puisse prononcer un mot. Quelle 5 torture pour le sang bouillonnant d’Anick ! Pour ne pas faner sur place, elle se jette corps et âme dans le travail, l’écriture d’un journal, et la lecture. Rimbaud sera pour elle une révélation, un guide spirituel. Dans cette ambiance carcérale, où toute émotion est étouffée, elle découvre l’éveil de son corps, les jalousies entre filles, les complicités indéfectibles. Avec Émilienne, Anick connaît une amitié passionnelle. Ensemble, elles décident de s’enfuir dès que l’occasion se présenterait. Rendez-vous à Paris, l’Eldorado où tout est possible. Et l’occasion s’est présentée. Anick est une des rares filles de la maison à passer son baccalauréat. Elle doit aller aux oraux : les sœurs sont bien obligées de la laisser sortir. Accompagnée seulement de sa mère et d’une pensionnaire, elle passe sagement les épreuves, mais au lieu de retourner auprès de ses accompagnatrices, elle s’enfuit par la porte de service. Le temps que madame Renoux s’aperçoive de sa disparition, Anick est déjà sur la route de Paris, embarquée par deux camionneurs croisés sur son chemin. Les cajoleries des deux hommes ne la rebutent pas, elle se sent bien : elle a choisi son destin. Cinq mois plus tard, Émilienne parvient à la rejoindre. Les filles vivent de prostitution, d’expédients et de petits larcins, mais croquent la vie à pleines dents, heureuses, inséparables. Ainsi, la vie, ça peut être ça aussi ! L’euphorie, l’ivresse, l’amour chaque jour, sans jamais penser au lendemain ! Rien ne les arrête dans cette escapade idyllique. Jusqu’au jour où une idée délirante germe dans leur jeune cerveau : « c’est vrai, quoi, la prostitution ce n’est pas génial… Si on pouvait se servir directement dans les caisses des magasins, ce serait 6 mieux, on pourrait leur dire merde à tous ces messieurs vicelards qui profitent de nous ». Anick a réussi à dérober le revolver de son père : et si elles braquaient un magasin ? Elles ont vu au cinéma comment il fallait faire, c’est facile ! Elles jettent leur dévolu sur un coquet magasin de vêtements pour femmes, dans le seizième arrondissement. On n’est pas fille pour rien… Mais le hold-up tourne au fiasco et dans la débâcle, Émilienne blesse une employée avec l’arme à feu. Les deux aventurières sont très vite rattrapées et arrêtées. Voilà Anick de nouveau enfermée. En attendant le procès, plus question de perdre son temps : elle sait ce qu’elle veut, elle sait ce qu’elle vaut, elle profite de son enfermement pour passer la deuxième partie de son baccalauréat et l’obtient. Deux ans plus tard, les deux filles comparaissent devant la Cour d’assises pour mineures. Face à ses juges, Anick n’exprime aucun regret et leur oppose toute sa morgue. Comment peut-on regretter d’avoir usé de sa liberté ? Quel mal avait-elle fait ? Combien de fois avait-on déjà essayé de lui faire croire qu’elle était coupable d’être ce qu’elle était ? Son journal intime, retrouvé dans ses affaires lors de la perquisition, se retourne contre elle : les magistrats, abasourdis par la qualité exceptionnelle d’écriture de cette adolescente, sont persuadés qu’elle est le cerveau de l’opération et la déclarent « perverse constitutionnelle ». Sept ans de prison. Émilienne, qui se serait laissé entraîner, n’écopera que de cinq ans. Le mythe s’effondre, le dégrisement est brutal : séparée pour de bon d’Émilienne, son seul soutien, Anick retourne derrière des barreaux pire encore que ceux auxquels elle voulait échapper. 7 Pour couronner le tout, quand elle appelle à l’aide ses parents, ces derniers lui répondent par la révocation définitive de son adoption. Depuis sa cellule de Fresnes, elle apprend qu’elle est transférée à la prison pour femmes de Doullens, dans la Somme. Un endroit perdu où elle ne connaît personne, où personne ne viendra la voir. « Dorénavant, tu t’appelleras matricule 504 », lui annonce la gardechiourme. Cependant, Anick n’est plus la même : sa parenthèse de liberté lui a permis de se connaître, de savoir qu’elle voulait vivre pour elle, ne plaire à personne d’autre qu’à elle-même. Elle s’inscrit aussitôt au certificat d’études littéraires classiques et commence à noircir des cahiers entiers d’écriture. Elle est écrivain, elle le sait, elle ne peut vivre que par le vol… ou par la plume. Elle écrit tout : ce qu’elle vit, ce qu’elle voit, ce qu’elle ressent. Sans complaisance, sans tristesse, sans emphase. Les mots affluent comme des torrents sur les feuilles blanches. Elle sait d’instinct que son existence sera courte, elle n’a pas de temps à perdre, elle ne laissera plus personne entraver sa progression. Un jour, elle est prise en flagrant délit d’embrasser une fille sur la bouche : dix jours de cachot. C’en est trop, plus personne ne doit l’empêcher d’être libre, elle doit s’évader. Une nuit, elle parvient à échapper à la vigilance des gardiennes et se hisse en haut du mur d’enceinte de la prison. Elle saute les dix mètres qui la séparent du sol et de la liberté. Au moment de se relever, une violente douleur traverse son pied. Sûrement une entorse, pense-telle. Elle se traîne péniblement jusqu’au milieu de la route : voilà qu’une voiture arrive et s’arrête. Un homme d’une trentaine d’années 8 en descend. Pas la peine de l’embrouiller avec des mensonges : tout le monde sait, dans le secteur, ce que cache ce grand mur à quelques dizaines de mètres. Qu’il la protège ou qu’il la dénonce ! De toute façon elle ne pourra pas aller plus loin, toute seule et estropiée. Il la protège. Hermès, le Dieu des voleurs, doit être derrière tout ça : l’homme est lui aussi un petit malfrat, interdit de séjour dans le département, qui profite de la nuit pour rendre clandestinement visite à sa mère. En fait de délinquant, ce n’est qu’un malchanceux qui a dû louvoyer toute sa jeunesse entre la violence d’un père, la violence de la guerre et la violence de l’amitié trahie. Un Jean Valjean du vingtième siècle. Sans poser la moindre question - d’ailleurs, au point où il en est, que risque-t-il vraiment ? -, il prend la jeune fille dans ses bras et l’emporte dans son poussif destrier à moteur. Quelques minutes plus tard, sa mère lui ouvre la porte, installe la petite dans une chambre et commence à la soigner, en ayant posé autant de questions que lui. Tous dans la même galère, qu’a-t-on besoin d’en savoir plus ? Julien – il s’appelle Julien – repart, mais promet de revenir. Et il revient. Bravant tous les interdits, risquant sa liberté, il revient pour Anick. Elle peine à y croire vraiment : on dirait un conte de fées ! Et lui, qui avait appris à se méfier de ses meilleurs amis, se surprend à baisser la garde devant cet oisillon blessé tombé du ciel. Ils s’abandonnent tous deux à cette passion nouvelle, sincère, désintéressée. Bien sûr, ils savent déjà que les autres les sépareront de nouveau, qu’ils leur feront payer ce bonheur qui devrait rester inaccessible à de la mauvaise graine comme eux. Mais ils croient en 9 la valeur absolue de leur amour. Ce n’était pas une entorse. La blessure est bien plus grave que ça. Anick ne peut plus se permettre de rester cachée, il faut qu’elle aille à l’hôpital, sinon elle perdra sa jambe. On l’emmène dans un hôpital de la région parisienne, où Julien la fait passer pour sa femme. C’est une fracture d’un petit os du talon, l’astragale. La blessure est vilaine, elle aurait dû être opérée depuis longtemps ; le médecin fait ce qu’il peut, mais la jeune fille boitera le restant de sa vie. Ce n’est rien, la vie reprend, entre planques chez les copains, parties de cache-cache avec les flics, et l’amour… Julien finit par se faire choper, il faut qu’elle se débrouille, comme elle s’était déjà débrouillée autrefois avec Émilienne, dans l’attente des retrouvailles. Elles vont mettre du temps à arriver, ces retrouvailles : à peine Julien libéré, c’est elle qui est reprise. Elle doit purger les années de prison qui lui restent à faire. Peu importe : les amants séparés par les barreaux, s’uniront à travers les barreaux. Dès qu’Anick atteint sa majorité, Julien la demande en mariage. — Mais au fait, maintenant que tes salauds de parents t’ont reniée, comment tu t’appelles ? s’interroge le futur époux. — Tiens, c’est vrai ça, répond celle qui était entretemps devenue le matricule 2091 à la prison d’Amiens. Je ne sais pas… Pas Anick, ça n’a jamais été mon vrai prénom. Ça ne peut plus être Anne-Marie Renoux non plus… Et c’est en lançant les procédures administratives pour son mariage que la jeune fille découvre son prénom et son nom de baptême, un nom qu’elle ne se connaissait même pas : Albertine Damien. Le 10 7 février 1959, Julien Sarrazin et Albertine Damien se disent oui pour la vie, devant monsieur le maire et entre deux gendarmes. « Dorénavant, je m’appelle Albertine Sarrazin ! » lance au monde entier Albertine. En 1960, Albertine obtient une grâce de sept mois et peut rejoindre Julien. Mais on ne change pas comme ça de mode de vie. L’un comme l’autre n’ont connu au cours de leur existence que deux états pour subsister : prisonnier ou délinquant. Bonnie and Clyde de pacotille, Julien et Albertine continuent de vivre de leurs petits larcins. Bien sûr, au jeu du chat et de la souris avec les forces de l’ordre, c’est toujours la police qui finit par gagner. Au hasard des rapines et des arrestations, une fois c’est Julien qui se fait prendre et emprisonner, une autre c’est Albertine. Les deux amoureux se croisent dans les intervalles de liberté commune. Mais comment en irait-il autrement ? Albertine n’a jamais cessé d’écrire. Elle met à profit chaque incarcération pour redoubler d’investissement sur ses projets de livres. Elle raconte tout ce qui lui arrive : son histoire d’amour avec Julien (« l’Astragale »), sa vie en prison, la vie de ses codétenus et les rêves qui les animent (« la Cavale »), la transformation d’une prisonnière en écrivain (« la Traversière »), des poèmes, des notes… Elle envoie ses manuscrits à des éditeurs. Un jour de 1964, l’un d’entre eux, Jean-Pierre Castelnau, est séduit : il accepte de la publier. Le succès ne se fait pas attendre : le style enjoué, cynique, authentique, avec lequel elle décrit une vérité crue, cruelle même, 11 emporte le public. En 1966, elle remporte le Prix des Quatre Jurys. C’est le début de la gloire, mais aussi l’entrée d’Albertine dans l’Histoire : elle est une des seules femmes à avoir su écrire et imposer son témoignage sur la vie des femmes en prison. Ses écrits sont une mine d’informations sociologiques sur les traitements, les relations entre codétenues, le langage argotique, les origines et les conditions de vie des femmes incarcérées en France au XXe siècle. Grâce au succès, Albertine et Julien peuvent enfin sortir de leur condition et mener une vie normale. Ils s’achètent un petit mas qu’ils baptisent « l’Oratoire », perdu dans un minuscule village provençal. Un petit havre de paix où ils espèrent pouvoir se faire oublier du reste du monde. La vie chaotique d’Albertine a eu des répercussions sur sa santé : à vingt-neuf ans, elle doit se faire opérer pour l’ablation du rein droit. L’anesthésiste qui doit la suivre est aussi directeur d’hôpital, il occupe des fonctions bien trop importantes pour avoir du temps à consacrer à une reprise de justice, une scribouillarde. Quand l’opération commence, il ne connaît même pas son poids, ni son groupe sanguin. Quoi de plus normal : il ne l’a même jamais vue en consultation préalable. Le chirurgien laisse faire : après tout, l’anesthésie, ce ne sont pas ses oignons. Albertine ne se réveillera jamais : elle meurt sur la table d’opération. Julien n’accepte pas. Julien est révolté : comment peut-on mourir de la négligence de médecins, à qui on a confié sa propre vie ? Julien 12 décide de se battre et d’obtenir justice. Lui le minus, le bouseux sorti de sa campagne picarde, le délinquant récidiviste, lui dont le seul mérite est d’avoir épousé une ex-prostituée qui a su vendre ses histoires de débauche, il défie à lui tout seul l’ensemble du corps médical français. C’est David contre Goliath. D’ailleurs, la Justice n’y croit pas : le parquet classe la plainte sans suite. Mais Julien ne s’avoue pas vaincu, il fait appel et part à la recherche d’un avocat. Quand Maître Lombard voit débouler à son cabinet ce petit bonhomme barbu aux yeux injectés de violence et au jargon des basfonds des faubourgs, il n’est pas bien rassuré. Pourtant il le laisse parler. Progressivement, au fur et à mesure qu’il déroule son histoire, le taulard s’efface, et laisse place à l’époux désespéré, à l’innocent trahi pour la énième fois, la fois de trop. L’homme séduit le magistrat. La cause est noble à défendre. Maître Lombard accepte le défi. Malgré diverses manœuvres plus ou moins loyales du camp adverse, le procès a bien lieu. Après six ans d’un combat sans relâche, le verdict tombe : l’anesthésiste et le chirurgien sont tous deux reconnus coupables d’homicide involontaire et sont condamnés à deux ans de prison avec sursis et à quatre-vingt-dix-mille francs d’amende. David a gagné. Avec l’argent, Julien décide de fonder une maison d’édition « pour écrivains fauchés », qui publiera les œuvres inédites de sa bien-aimée. Albertine entre ainsi, bien malgré elle, une deuxième fois dans l’Histoire : le procès Sarrazin a été le déclencheur d’une remise en question profonde des protocoles pré- et post-opératoires en chirurgie et les autorités sanitaires mettront en place un règlement strict des procédures à suivre en cas d’anesthésie. 13