SÉQUENCE 2 : Mon personnage de roman, ce héros... Objet d`étude

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SÉQUENCE 2 : Mon personnage de roman, ce héros... Objet d`étude
Descriptif des lectures et activités / Année 2013-2014 / Premières S-ES
SÉQUENCE 2 : Mon personnage de roman, ce héros...
Objet d’étude : Le personnage de roman, du XVIIè siècle à nos jours.
Problématique : comment l’incipit romanesque peut-il permettre au lecteur de découvrir le
personnage principal de l’oeuvre ?
Textes : Les lectures analytiques figurent en caractères gras.
«Débuts de romans», groupement de textes consacré à l’incipit romanesque :
Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678.
Denis Diderot, Jacques le fataliste, 1778.
Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1869.
Guy de Maupassant, Bel Ami, 1885.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932.
Robert Merle, Week-end à Zuydcoote, 1949.
Michel Butor, La Modification, 1957.
Jean-Philippe Toussaint, La salle de bain, 1985.
Jean Echenoz, Je m’en vais, 1999.
Documents iconographiques, sonores ou audiovisuels :
Gustave Caillebotte (1848-1894), Jeune homme à la fenêtre, 1875.
Activités de lecture :
Les candidats ont été invités à lire une oeuvre romanesque de leur choix (lecture cursive).
Activités d’écriture :
Sujet d’invention : à partir du tableau de Gustave Caillebotte, vous écrirez la première
page d’une oeuvre romanesque.
Vous rédigerez une question concernant le groupement de textes «Débuts de romans».
Vous répondrez à cette question (mise en commun dans le cadre du cours).
Vous ferez le commentaire de l’incipit de Week-end à Zuydcoote de Robert Merle.
Réflexion sur les travaux d’écriture proposés aux candidats de l’Épreuve Anticipée de
Français scolarisés en Amérique du Nord (session 2011).
Notions abordées :
Le roman, histoire d’un genre ; le héros ; points de vue.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Descriptif des lectures et activités / Année 2013-2014 / Premières S-ES
PREMIERE PARTIE
La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant d'éclat que dans
les dernières années du règne de Henri second. Ce prince était galant, bien fait et
amoureux ; quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût
commencé il y avait plus de vingt ans, elle n'en était pas moins violente, et il n'en donnait
pas des témoignages moins éclatants.
Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du corps, il en faisait une de
ses plus grandes occupations. C'étaient tous les jours des parties de chasse et de paume,
des ballets, des courses de bagues, ou de semblables divertissements ; les couleurs et les
chiffres de madame de Valentinois paraissaient partout, et elle paraissait elle-même avec
tous les ajustements que pouvait avoir mademoiselle de La Marck, sa petite-fille, qui était
alors à marier.
La présence de la reine autorisait la sienne. Cette princesse était belle, quoiqu'elle eût
passé la première jeunesse ; elle aimait la grandeur, la magnificence et les plaisirs. Le roi
l'avait épousée lorsqu'il était encore duc d'Orléans, et qu'il avait pour aîné le dauphin, qui
mourut à Tournon, prince que sa naissance et ses grandes qualités destinaient à remplir
dignement la place du roi François premier, son père.
L'humeur ambitieuse de la reine lui faisait trouver une grande douceur à régner ; il
semblait qu'elle souffrît sans peine l'attachement du roi pour la duchesse de Valentinois, et
elle n'en témoignait aucune jalousie ; mais elle avait une si profonde dissimulation, qu'il
était difficile de juger de ses sentiments, et la politique l'obligeait d'approcher cette
duchesse de sa personne, afin d'en approcher aussi le roi. Ce prince aimait le commerce
des femmes, même de celles dont il n'était pas amoureux : il demeurait tous les jours chez
la reine à l'heure du cercle, où tout ce qu'il y avait de plus beau et de mieux fait, de l'un et
de l'autre sexe, ne manquait pas de se trouver.
Jamais cour n'a eu tant de belles personnes et d'hommes admirablement bien faits ; et il
semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu'elle donne de plus beau, dans les plus
grandes princesses et dans les plus grands princes. Madame Élisabeth de France, qui fut
depuis reine d'Espagne, commençait à faire paraître un esprit surprenant et cette
incomparable beauté qui lui a été si funeste. Marie Stuart, reine d'Écosse, qui venait
d'épouser monsieur le dauphin, et qu'on appelait la reine Dauphine, était une personne
parfaite pour l'esprit et pour le corps : elle avait été élevée à la cour de France, elle en
avait pris toute la politesse, et elle était née avec tant de dispositions pour toutes les belles
choses, que, malgré sa grande jeunesse, elle les aimait et s'y connaissait mieux que
personne. La reine, sa belle-mère, et Madame, soeur du roi, aimaient aussi les vers, la
comédie et la musique. Le goût que le roi François premier avait eu pour la poésie et pour
les lettres régnait encore en France ; et le roi son fils aimant les exercices du corps, tous
les plaisirs étaient à la cour. Mais ce qui rendait cette cour belle et majestueuse était le
nombre infini de princes et de grands seigneurs d'un mérite extraordinaire. Ceux que je
vais nommer étaient, en des manières différentes, l'ornement et l'admiration de leur siècle.
Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678.
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Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment
s'appelaient-ils ? Que vous importe ? D'où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où
allaient-ils ? Est-ce que l'on sait où l'on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et
Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal icibas était écrit là-haut.
Le maître. - C'est un grand mot que cela.
Jacques. - Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d'un fusil avait son billet.
Le maître. - Et il avait raison...
Après une courte pause, Jacques s'écria : Que le diable emporte le cabaretier et son
cabaret !
Le maître. - Pourquoi donner au diable son prochain? Cela n'est pas chrétien.
Jacques. - C'est que, tandis que je m'enivre de son mauvais vin, j'oublie de mener nos
chevaux à l'abreuvoir. Mon père s'en aperçoit ; il se fâche. Je hoche de la tête ; il prend un
bâton et m'en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp
devant Fontenoy 1 ; de dépit je m'enrôle. Nous arrivons ; la bataille se donne.
Le maître. - Et tu reçois la balle à ton adresse.
Jacques. - Vous l'avez deviné ; un coup de feu au genou ; et Dieu sait les bonnes et
mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que
les chaînons d'une gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n'aurais
été amoureux de ma vie, ni boiteux.
Le maître. - Tu as donc été amoureux ?
Jacques. - Si je l'ai été !
Le maître. - Et cela par un coup de feu ?
Jacques. - Par un coup de feu.
Le maître. - Tu ne m'en as jamais dit un mot.
Jacques. - Je le crois bien.
Le maître. - Et pourquoi cela ?
Jacques. - C'est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.
Le maître. - Et le moment d'apprendre ces amours est-il venu ?
Jacques. - Qui le sait ?
Le maître. - À tout hasard, commence toujours...
Jacques commença l'histoire de ses amours.
Denis Diderot, Jacques le fataliste, 1778.
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Bataille ayant eu lieu en 1745 pendant la guerre dite de la Succession d’Autriche.
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I
Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir,
fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard.
Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge
gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis
montaient entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la
vapeur, qui, s'échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée blanchâtre,
tandis que la cloche, à l’avant tintait sans discontinuer.
Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et
d’usines, filèrent comme deux larges rubans que l’on déroule.
Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras,
restait auprès du gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il contemplait des clochers,
des édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil,
l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame : et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand
soupir.
M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où
il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. Sa mère, avec la somme
indispensable, l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui,
l’héritage ; il en était revenu la veille seulement ; et il se dédommageait de ne pouvoir
séjourner dans la capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue.
Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1869.
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PREMIÈRE PARTIE
I
Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de sa pièce de cent sous, Georges Duroy
sortit du restaurant.
Comme il portait beau par nature et par pose d'ancien sous-officier, il cambra sa taille,
frisa sa moustache d'un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard
rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s'étendent comme des coups
d'épervier.
Les femmes avaient levé la tête vers lui, trois petites ouvrières, une maîtresse de
musique entre deux âges, mal peignée, négligée, coiffée d'un chapeau toujours
poussiéreux et vêtue toujours d'une robe de travers, et deux bourgeoises avec leurs
maris, habituées de cette gargote à prix fixe.
Lorsqu'il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu'il allait
faire. On était au 28 juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le
mois. Cela représentait deux dîners sans déjeuners, ou deux déjeuners sans dîners, au
choix. Il réfléchit que les repas du matin étant de vingt-deux sous, au lieu de trente que
coûtaient ceux du soir, il lui resterait, en se contentant des déjeuners, un franc vingt
centimes de boni, ce qui représentait encore deux collations au pain et au saucisson, plus
deux bocks sur le boulevard. C'était là sa grande dépense et son grand plaisir des nuits ;
et il se mit à descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette.
Il marchait ainsi qu'au temps où il portait l'uniforme des hussards, la poitrine bombée, les
jambes un peu entrouvertes comme s'il venait de descendre de cheval ; et il avançait
brutalement dans la rue pleine de monde, heurtant les épaules, poussant les gens pour ne
point se déranger de sa route. Il inclinait légèrement sur l'oreille son chapeau à haute
forme assez défraîchi, et battait le pavé de son talon. Il avait l'air de toujours défier
quelqu'un, les passants, les maisons, la ville entière, par chic de beau soldat tombé dans
le civil.
Quoique habillé d'un complet de soixante francs, il gardait une certaine élégance
tapageuse, un peu commune, réelle cependant. Grand, bien fait, blond, d'un blond châtain
vaguement roussi, avec une moustache retroussée, qui semblait mousser sur sa lèvre,
des yeux bleus, clairs, troués d'une pupille toute petite, des cheveux frisés naturellement,
séparés par une raie au milieu du crâne, il ressemblait bien au mauvais sujet des romans
populaires.
Guy de Maupassant, Bel Ami, 1885.
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Ça a débuté comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait
parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place
Clichy. C'était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l'écoute. « Restons pas dehors! qu'il
me dit. Rentrons ! » Je rentre avec lui. Voilà. « Cette terrasse, qu'il commence, c'est pour
les œufs à la coque ! Viens par ici ! » Alors, on remarque encore qu'il n'y avait personne
dans les rues, à cause de la chaleur ; pas de voitures, rien. Quand il fait très froid, non
plus, il n'y a personne dans les rues ; c'est lui, même que je m'en souviens, qui m'avait dit
à ce propos : « Les gens de Paris ont l'air toujours d'être occupés, mais en fait, ils se
promènent du matin au soir ; la preuve, c'est que lorsqu'il ne fait pas bon à se promener,
trop froid ou trop chaud, on ne les voit plus ; ils sont tous dedans à prendre des caféscrème et des bocks. C'est ainsi ! Siècle de vitesse ! qu'ils disent. Où ça ? Grands
changements ! qu'ils racontent. Comment ça ? Rien n'est changé en vérité. Ils continuent
à s'admirer et c'est tout. Et ça n'est pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas
beaucoup, même parmi les mots, qui sont changés ! Deux ou trois par-ci, par-là, des
petits... » Bien fiers alors d'avoir fait sonner ces vérités utiles, on est demeuré là assis,
ravis, à regarder les dames du café.
Après, la conversation est revenue sur le Président Poincaré qui s'en allait inaugurer,
justement ce matin-là, une exposition de petits chiens ; et puis, de fil en aiguille, sur Le
Temps où c'était écrit. « Tiens, voilà un maître journal, Le Temps ! » qu'il me taquine Arthur
Ganate, à ce propos. « Y en a pas deux comme lui pour défendre la race française !
— Elle en a bien besoin la race française, vu qu'elle n'existe pas ! » que j'ai répondu moi
pour montrer que j'étais documenté, et du tac au tac.
— Si donc ! qu'il y en a une! Et une belle de race ! qu'il insistait lui, et même que c'est la
plus belle race du monde, et bien cocu qui s'en dédit ! Et puis, le voilà parti à m'engueuler.
J'ai tenu ferme bien entendu.
— C'est pas vrai ! La race, ce que t'appelles comme ça, c'est seulement ce grand
ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici
poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du
monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C'est ça la France et puis
c'est ça les Français.
— Bardamu, qu'il me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien,
n'en dis pas de mal !...
— T'as raison, Arthur, pour ça t'as raison ! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et
couillons toujours, ils nous valaient bien ! Tu peux le dire ! Nous ne changeons pas ! Ni de
chaussettes, ni de maîtres, ni d'opinions, ou bien si tard, que ça n'en vaut plus la peine.
On est nés fidèles, on en crève nous autres ! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et
singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C'est lui qui
nous possède ! Quand on est pas sages, il serre... On a ses doigts autour du cou,
toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger... Pour
des riens, il vous étrangle... C'est pas une vie...
— Il y a l'amour, Bardamu !
— Arthur, l'amour c'est l'infini mis à la portée des caniches et j'ai ma dignité moi ! que je lui
réponds.
— Parlons-en de toi ! T’es un anarchiste et puis voilà tout !
Un petit malin, dans tous les cas, vous voyez ça d'ici, et tout ce qu'il y avait d'avancé dans
les opinions.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932.
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SAMEDI MATIN
Le soleil brillait toujours sur les deux files de voitures abandonnées qui, à perte de vue,
flanquaient les deux côtés de la rue. Maillat remarqua tout en marchant une très belle
Mercury kaki. Elle avait dû appartenir à un général : elle portait encore un fanion. Deux
soldats y dormaient. Ils avaient démantelé le dossier du siège avant, l’avaient rabattu en
arrière et, étendus de tout leur long sur les coussins, dormaient côte à côte, les mains
ouvertes, avec un air de satisfaction profonde. Maillat entendit un bruit de roues sur les
pavés et au même instant un petit charreton, poussé par un biffin, débouchait sur sa
droite. Une femme y était étendue, jambes en avant. Sa robe, retroussée presque
jusqu’au ventre, laissait voir deux cuisses roses et grasses qui, à chaque mouvement du
charreton, tremblaient dans une espèce de danse obscène.
Le charreton tourna, grinçant de ses deux roues sur les pavés inégaux, s’engagea dans
le rue que suivait Maillat, et arriva à sa hauteur. La femme avait les yeux fixes et un grand
trou noir à la tempe. Ses cuisses n’arrêtaient pas de trembloter à chaque cahot.
Le biffin cessa de pousser et, lâchant un des brancards, s’essuya le front. Il était trapu,
avec des mains énormes, et des yeux bleus et naïfs dans un visage de boxeur. Il regarda
Maillat en hochant la tête.
- Tu parles d’un blot !
Il lâcha les deux brancards, équilibra le charreton sur son pied, et s’essuya le cou.
- T’as pas une pipe ?
Maillat lui tendit son paquet.
- Prends-en plusieurs.
- T’es un pote, dit l’homme.
Il en prit trois, et les rangea dans la poche intérieure de sa vareuse.
- Moi, remarque, dit-il, j’suis pas fumeur, mais il y a l’odeur.
Il cracha dans ses mains, empoigna les brancards, et donna une poussée rageuse.
- Pas celle-là, ajouta-t-il, c’est une toute fraîche.
Robert Merle, Week-end à Zuydcoote, 1949.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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PREMIERE PARTIE
I
Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous
essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant.
Vous vous introduisez par l’étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre
valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d’épaisse bouteille, votre valise assez
petite d’homme habitué aux longs voyages, vous l’arrachez par sa poignée collante, avec
vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu’elle soit, de l’avoir portée jusqu’ici, vous
la soulevez et vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans
vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule
aussi, dans toute la moitié du dos et dans vos vertèbres depuis votre cou jusqu’aux reins.
Non, ce n’est pas seulement l’heure, à peine matinale, qui est responsable de cette
faiblesse inhabituelle, c’est déjà l’âge qui cherche à vous convaincre de sa domination sur
votre corps, et pourtant, vous venez seulement d’atteindre les quarante-cinq ans.
Vos yeux sont mal ouverts, comme voilés de fumée légère, vos paupières sensibles et
mal lubrifiées, vos tempes crispées, à la peau tendue et comme raidie en plis minces, vos
cheveux qui se clairsèment et grisonnent, insensiblement pour autrui mais non pour vous,
pour Henriette et pour Cécile, ni même pour les enfants désormais, sont un peu hérissés
et tout votre corps à l’intérieur de vos habits qui le gênent, le serrent et lui pèsent, est
comme baigné, dans son réveil imparfait, d’une eau agitée et gazeuse pleine
d’animalcules en suspension.
Si vous êtes entré dans ce compartiment, c’est que le coin couloir face à la marche à
votre gauche est libre, cette place même que vous auriez fait demandé par Marnal comme
à l’habitude s’il avait été encore temps de retenir, mais non que vous auriez demandé
vous-même par téléphone car il ne fallait pas que quelqu’un sût chez Scabelli que c’était
vers Rome que vous vous échappiez pour ces quelques jours.
Michel Butor, La Modification, 1957.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Descriptif des lectures et activités / Année 2013-2014 / Premières S-ES
1) Lorsque j’ai commencé à passer mes après-midi dans la salle de bain, je ne comptais
pas m’y installer ; non, je coulais là des heures agréables, méditant dans la baignoire,
parfois habillé, tantôt nu. Edmondsson1, qui se plaisait à mon chevet, me trouvait plus
serein ; il m’arrivait de plaisanter, nous riions. Je parlais avec de grands gestes,
estimant que les baignoires les plus pratiques étaient celles à bords parallèles, avec
dossier incliné, et un fond droit qui dispense l’usager de l’emploi du butoir cale-pieds2.
2) Edmondsson pensait qu’il y avait quelque chose de desséchant dans mon refus de
quitter la salle de bain, mais cela ne l’empêchait pas de me faciliter la vie, subvenant
aux besoins du foyer en travaillant à mi-temps dans une galerie d’art.
3) Autour de moi se trouvaient des placards, des porte-serviettes, un bidet3. Le lavabo
était blanc ; une tablette le surplombait, sur laquelle reposaient brosses à dents et
rasoirs. Le mur qui me faisait face, parsemé de grumeaux, présentait des craquelures ;
des cratères çà et là trouaient la peinture terne. Une fissure semblait gagner du terrain.
Pendant des heures, je guettais ses extrémités, essayant vainement de surprendre un
progrès. Parfois, je tentais d’autres expériences. Je surveillais la surface de mon visage
dans un miroir de poche et, parallèlement, les déplacements de l’aiguille de ma montre.
Mais mon visage ne laissait rien paraître. Jamais.
4) Un matin, j’ai arraché la corde à linge. J’ai vidé tous les placards, débarrassé les
étagères. Ayant entassé les produits de toilette dans un grand sac-poubelle, j’ai
commencé à déménager une partie de ma bibliothèque. Lorsque Edmonsson rentra, je
l’accueillis un livre à la main, allongé, les pieds croisés sur le robinet.
5) Edmondsson a fini par avertir mes parents.
1 Edmondsson : nom d’un personnage féminin, compagne du narrateur.
2 Butoir cale-pieds : aménagement ancien des baignoires censé les rendre plus commodes d’accès.
3 Bidet : appareil sanitaire bas dont la cuvette sert à la toilette intime.
Jean-Philippe Toussaint, La salle de bain, 1985.
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1
Je m’en vais, dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars. Et comme les yeux de
Suzanne, s’égarant vers le sol, s’arrêtaient sans raison sur une prise électrique, Félix
Ferrer abandonna ses clefs sur la console de l’entrée. Puis il boutonna son manteau avant
de sortir en refermant doucement la porte du pavillon.
Dehors, sans un regard pour la voiture de Suzanne dont les vitres embuées se taisaient
sous les réverbères, Ferrer se mit en marche vers la station Corentin-Celton située à six
cents mètres. Vers neuf heures, un premier dimanche soir de janvier, la rame de métro se
trouvait à peu près déserte. Ne l’occupaient qu’une dizaine d’hommes solitaires comme
Ferrer semblait l’être devenu depuis vingt-cinq minutes. En temps normal il se fût réjoui d’y
trouver une cellule vide de banquettes face à face, comme un petit compartiment pour lui
seul, ce qui était dans le métro sa figure préférée. Ce soir, il n’y pensait même pas, distrait
mais moins préoccupé que prévu par la scène qui venait de se jouer avec Suzanne,
femme d’un caractère difficile. Ayant envisagé une réaction plus vive, cris entremêlés de
menaces et d’insultes graves, il était soulagé mais comme contrarié par ce soulagement
même.
Il avait posé près de lui sa mallette contenant surtout des objets de toilette et du linge de
rechange et, d’abord, il avait regardé fixement devant lui, déchiffrant machinalement des
panonceaux publicitaires de revêtements de sol, de messageries de couples et de revues
d’immobilier. Plus tard, entre Vaugirard et Volontaires, Ferrer ouvrit sa mallette pour en
extraire un catalogue de vente aux enchères d’oeuvres d’art traditionnel persan qu’il
feuilleta jusqu’à la station Madeleine, où il descendit.
Aux environs de l’église de la Madeleine, des guirlandes électriques supportaient des
étoiles éteintes au-dessus des rues plus vides encore que le métro. Les vitrines décorées
des boutiques de luxe rappelaient aux passants absents qu’on survivrait aux
réjouissances de fin d’année. Seul dans son manteau, Ferrer contourna l’église vers un
numéro pair de la rue de l’Arcade.
Pour retrouver le code d’accès à l’immeuble, ses mains se frayèrent un chemin sous ses
vêtements : la gauche vers l’agenda glissé dans une poche intérieure, la droite vers ses
lunettes enfouies dans une poche pectorale. Puis, le portail franchi, négligeant
l’ascenseur, il attaqua fermement un escalier de service. Il parvint au sixième étage moins
essoufflé que j’aurais cru, devant une porte mal repeinte en rouge brique et dont les
montants témoignaient d’au moins deux tentatives d’effraction. Pas de nom sur cette
porte, juste une photo punaisée, gondolée aux angles et représentant le corps sans vie de
Manuel Montoliu, ex-matador recyclé péon, après qu’un animal nommé Cubatisto lui eut
ouvert le coeur comme un livre le 1er mai 1992 : Ferrer frappa deux coups légers sur cette
photo.
Le temps qu’il attendait, les ongles de sa main droite s’enfoncèrent légèrement dans la
face interne de son avant-bras gauche, juste au-dessus du poignet, là où se croisent
nombre de tendons et de veines bleues sous la peau plus blanche. Puis, très brune aux
cheveux très longs, pas plus de trente ans ni moins d’un mètre soixante quinze, la jeune
femme prénommée Laurence qui venait d’ouvrir la porte lui sourit sans prononcer un mot
avant de la refermer sur eux. Et le lendemain matin vers dix heures, Ferrer repartit vers
son atelier.
Jean Echenoz, Je m’en vais, 1999.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Descriptif des lectures et activités / Année 2013-2014 / Premières S-ES
Gustave Caillebotte, Jeune homme à la fenêtre, 1875.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
11
Descriptif des lectures et activités / Année 2013-2014 / Premières S-ES
Objet d'étude : Le personnage de roman, du XVIIè siècle à nos jours.
Sujet proposé aux candidats scolarisés en Amérique du Nord (2011).
Texte A : Alexandre DUMAS, Pauline, 1838.
Texte B : Emile ZOLA, La Débâcle, 1892
Texte C : André MALRAUX, La Condition humaine, 1933.
Texte D : Julien GRACQ, Un Balcon en forêt, 1958.
Texte A : Alexandre DUMAS, Pauline, 1838.
En Inde, lors d'un dîner, des officiers anglais manifestent de façon moqueuse leur peu
d'estime pour le jeune comte Horace de Beuzeval, du fait de son apparence fragile. Pour
les détromper, le comte décide d'affronter seul, le lendemain, sous leurs yeux, une
tigresse.
Il regarda donc circulairement autour de lui, et dans un enfoncement pratiqué dans
l'herbe et pareil à une voûte de quatre ou cinq pieds de profondeur il aperçut la tigresse
couchée à moitié, la gueule béante et les yeux fixés sur lui ; ses petits jouaient sous son
ventre comme de jeunes chats.
Ce qui se passa dans son âme à cette vue, lui seul peut le dire ; mais son âme est un
abîme d'où rien ne sort. Quelque temps la tigresse et lui se regardèrent immobiles ; et,
voyant que de peur de quitter ses petits, sans doute, elle ne venait pas à lui, ce fut lui qui
alla vers elle.
Il en approcha ainsi jusqu'à la distance de quatre pas ; puis, voyant qu'enfin elle faisait un
mouvement pour se soulever, il se rua sur elle. Ceux qui regardaient et écoutaient2
entendirent à la fois un rugissement et un cri ; ils virent pendant quelques secondes les
roseaux s'agiter ; puis le silence et la tranquillité leur succédèrent : tout était fini.
Ils attendirent un instant pour voir si le comte reviendrait ; mais le comte ne revint pas.
Alors ils eurent honte de l'avoir laissé entrer seul, et se décidèrent, puisqu'ils n'avaient pas
sauvé sa vie, à sauver du moins son cadavre. Ils s'avancèrent dans le marais tous
ensemble et pleins d'ardeur, s'arrêtant de temps en temps pour écouter, puis se remettant
aussitôt en chemin ; enfin ils arrivèrent à la clairière et trouvèrent les deux adversaires
couchés l'un sur l'autre : la tigresse était morte, et le comte évanoui. Quant aux deux
petits, trop faibles pour dévorer le corps, ils léchaient le sang.
La tigresse avait reçu dix-sept coups de poignard, le comte un coup de dent qui lui avait
brisé le bras gauche, et un coup de griffe qui lui avait déchiré la poitrine.
Texte B : Émile ZOLA, La Débâcle, 1892.
La défaite de l'armée française à Sedan dans les Ardennes conduit à la capitulation de la
France devant la Prusse le 2 septembre 1870, et marque la fin du Second Empire de
Napoléon III. Zola retrace la bataille de Sedan dans son roman La Débâcle.
La ville est assaillie, la défaite déjà certaine. Le soldat français Gaude vient d'être abattu
alors qu'il tentait un ultime geste de résistance face à l'ennemi. Son camarade Rochas est
en danger.
Cela ne lui3 entrait pas dans la cervelle, que ce fût la défaite encore. On changeait tout,
même la façon de se battre. Ces gens n'auraient-ils pas dû attendre, de l'autre côté du
2
Il s’agit des officiers anglais.
3
«lui» : il s’agit de Rochas.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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vallon, qu'on allât les vaincre ? On avait beau en tuer, il en arrivait toujours. Qu'est-ce que
c'était que cette fichue guerre, où l'on se rassemblait dix pour en écraser un, où l'ennemi
ne se montrait que le soir, après vous avoir mis en déroute par toute une journée de
prudente canonnade 4 ? Ahuri, éperdu, n'ayant jusque là rien compris à la campagne5, il se
sentait enveloppé, emporté par quelque chose de supérieur, auquel il ne résistait plus,
bien qu'il répétât machinalement, dans son obstination :
- Courage, mes enfants, la victoire est là-bas !
D'un geste prompt, cependant, il avait repris le drapeau. C'était sa pensée dernière, le
cacher, pour que les Prussiens ne l'eussent pas. Mais, bien que la hampe6 fût rompue,
elle s'embarrassa dans ses jambes, il faillit tomber. Des balles sifflaient, il sentit la mort, il
arracha la soie du drapeau, la déchira, cherchant à l'anéantir. Et ce fut à ce moment que,
frappé au cou, à la poitrine, aux jambes, il s'affaissa par minces lambeaux tricolores,
comme vêtu d'eux. Il vécut encore une minute, les yeux élargis, voyant peut-être monter à
l'horizon la vision vraie de la guerre, l'atroce lutte vitale qu'il ne faut accepter que d'un
cœur résigné et grave, ainsi qu'une loi. Puis, il eut un petit hoquet, il s'en alla dans son
ahurissement d'enfant, tel qu'un pauvre être borné, un insecte joyeux, écrasé sous la
nécessité de l'énorme et impassible nature. Avec lui, finissait une légende.
Texte C : André MALRAUX, La Condition humaine, 1933.
En 1927, en Chine, Kyo, leader communiste, considéré à cause de ses actes
révolutionnaires comme un terroriste, est jeté en prison. Il se trouve dans une vaste salle
commune où gémissent de nombreux autres opposants politiques, pour la plupart blessés.
Il risque, de manière imminente, d'être torturé et jeté vif dans une chaudière. Pour éviter
de parler et de trahir sa cause, il prévoit d'avaler l'ampoule de cyanure dont il s'est muni.
Et une rumeur inentendue prolongeait jusqu'au fond de la nuit ce chuchotement de la
douleur : ainsi qu'Hemmelrich7, presque tous ces hommes avaient des enfants. Pourtant,
la fatalité acceptée par eux montait avec leur bourdonnement de blessés comme la paix
du soir, recouvrait Kyo, ses yeux fermés, ses mains croisées sur son corps abandonné,
avec une majesté de chant funèbre. Il aurait combattu pour ce qui, de son temps, aurait
été chargé du sens le plus fort et du plus grand espoir ; il mourrait parmi ceux avec qui il
aurait voulu vivre ; il mourrait, comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné
un sens à sa vie. Qu'eût valu une vie pour laquelle il n'eût pas accepté de mourir ? Il est
facile de mourir quand on ne meurt pas seul. Mort saturée de ce chevrotement fraternel,
assemblée de vaincus où des multitudes reconnaîtraient leurs martyrs8 , légende sanglante
dont se font les légendes dorées ! Comment, déjà regardé par la mort, ne pas entendre ce
murmure de sacrifice humain qui lui criait que le cœur viril des hommes est un refuge à
morts qui vaut bien l'esprit ?
Il tenait maintenant le cyanure dans sa main. Il s'était souvent demandé s'il mourrait
facilement. Il savait que, s'il décidait de se tuer, il se tuerait ; mais, connaissant la sauvage
indifférence avec quoi la vie nous démasque à nous-mêmes, il n'avait pas été sans
inquiétude sur l'instant où la mort écraserait sa pensée de toute sa pesée sans retour.
4
«canonnade» : tir de canons.
5
«campagne» : campagne militaire.
6
«hampe» : manche en bois auquel est fixé le drapeau.
7
«Hemmelrich» et «Katow» : compagnons de combat de Kyo.
8
«martyrs» : personnes qui souffrent ou meurent pour une cause.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Non, mourir pouvait être un acte exalté 9, la suprême expression d'une vie à quoi cette
mort ressemblait tant ; et c'était échapper à ces deux soldats qui s'approchaient en
hésitant. Il écrasa le poison entre ses dents comme il eût commandé, entendit encore
Katow 10 l'interroger avec angoisse et le toucher, et, au moment où il voulait se raccrocher
à lui, suffoquant, il sentit toutes ses forces le dépasser, écartelées au-delà de lui-même
contre une toute-puissante convulsion11 .
Texte D : Julien GRACQ, Un Balcon en forêt, 1958.
Au début de la Seconde Guerre mondiale, l'armée française se prépare à une offensive
ennemie qui tarde à venir. Après d'interminables mois d'attente et de guet dans une
construction fortifiée en pleine forêt ardennaise, l’aspirant Grange, personnage principal
du roman de Gracq, essuie les premières balles allemandes. Il est blessé.
Une hâte, une angoisse enfantine, le tiraient maintenant en avant, arrachant un pas
après l'autre sa mauvaise jambe aux trous du sentier noir : il marchait vers la maison12
comme s'il était attendu. Quand il s'arrêtait, les tempes battantes de fièvre, trempé de
sueur, il tendait de nouveau l'oreille au silence des taillis13 , étonné de ce monde autour de
lui qui laissait fuir l'homme comme un tas de sable laisse fuir l'eau.
Une faiblesse le saisissait à la nuque ; il jeta son casque : l'air frais autour de son cou lui
fit du bien. « Personne ! se répétait-il. Personne ! » De nouveau il avait envie de pleurer
sur lui ; son cœur se nouait. « Je vais peut-être mourir » pensa-t-il encore. Son esprit
s'engouait14 malgré lui, entraîné par une pesanteur grandissante : il pensait maintenant à
la gangrène qui se met dans les plaies infectées ; l'idée fixe, délirante, le saisit tout à coup
que sa jambe noircissait : il s'arrêta, s'allongea par terre, et commença à relever la jambe
de sa culotte 15. « J'ai oublié ma lampe électrique », pensa-t-il brusquement, et de nouveau
une colère folle, impuissante, le souleva de hoquets : penché en avant dans les ténèbres
épaisses, avec une obstination bovine, il essayait, en tirant sur ses reins douloureux,
d'approcher son œil de sa jambe. Il sentit qu'il allait s'évanouir - la coulée de sueur froide
redescendait de son front à ses reins - couché sur le côté, il vomit à petits coups le vin
rouge et le peu de biscuit qu'il avait mangé. Cependant, dès qu'il était allongé et immobile,
de nouveau il souffrait peu, ses forces lui revenaient - un sentiment de tranquillité, de
bonheur stupide l'envahissait, comme s'il était monté de la terre. « On dirait que je suis
convalescent, songea-t-il. Mais de quoi ? ». Il resta allongé ainsi une bonne heure. Il
n'était plus pressé de repartir ; il regardait au-dessus de lui les branches des arbres qui
voûtaient à demi le chemin contre le ciel plus clair : il lui semblait que la nuit devant lui
s'étendait avec la coulée de cette voûte insondablement16 longue et paisible - il se sentait
perdu, mais vraiment perdu, sorti de toutes les ornières : personne ne l'attendait plus,
jamais - nulle part. Ce moment lui paraissait délicieux.
9
«exalté» : passionné.
10
voir note n°7.
11
«convulsion» : contraction violente et involontaire des muscles.
12
«maison» : renvoie à la construction fortifiée.
13
«taillis» : partie de forêt où les arbres, régulièrement taillés, restent de dimension modeste.
14
«s’engouait» : s’emballait.
15
«culotte» : pantalon de l’uniforme militaire.
16
«insondablement» : d’une profondeur impossible à mesurer.
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Descriptif des lectures et activités / Année 2013-2014 / Premières S-ES
I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4
points) :
En quoi l'emploi du point de vue interne contribue-t-il à l'intensité dramatique de ces
scènes ?
II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :
Commentaire :
Vous commenterez le texte de Julien Gracq (texte D).
Dissertation :
Un personnage de roman doit-il nécessairement surmonter des épreuves pour être
considéré comme un héros de fiction ?
Invention :
Vous rédigerez les notes personnelles d'un soldat français qui a assisté à la mort de
Rochas, le personnage de Zola (texte B) : au soir de la bataille de Sedan, il restitue dans
son carnet sa propre vision de la mort de son camarade et livre les réflexions que le
combat lui a inspirées.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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