Les civilistes français vont-ils disparaître ? par Philippe REMY

Transcription

Les civilistes français vont-ils disparaître ? par Philippe REMY
Les civilistes français vont-ils disparaître ?*
Dans le texte de cette conférence donnée à la Faculté
de droit de l’Université de Montréal, le 1er octobre 1986,
publiée une première fois par la Revue de droit de McGill
(vol. 32, décembre 1986, n° 1), l’auteur explique ce que professent et ce que craignent les « civilistes ordinaires » français.
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Chronique
Varia
des idées
Par Philippe REMY**
This text in which the author explains what french
« ordinary civilists » teach and fear, is taken from a lecture
given at the law faculty of Montreal university, on october
the 1st 1986. It was first published by the McGill legal
review (vol. 32, december 1986, n° 1).
Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur et de la Revue de droit de McGill.
Professeur émérite de l’Université de Poitiers.
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Chronique
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des idées
Philippe Remy
Les civilistes français vont-ils disparaître ? Cette
question, posée par un civiliste français, peut paraître
bizarre, et même un peu déplacée. Ma mémoire – la
vôtre aussi, peut-être – est remplie de noms de civilistes
vivants, illustres, et qui méritent de l’être. Aussi bien, ces
grandes statues vivantes du droit civil français ne sont
pas mon sujet. Je m’intéresse au civiliste ordinaire1, mon
frère, qui peuplait naguère encore les Facultés de droit
françaises, et je me demande avec un légitime pincement
d’angoisse si cette espèce, mon espèce, n’est pas en voie
de disparition.
Nous autres, juristes, savons bien que toutes
choses passent, et que nul n’est promis à l’éternité, dans
ce monde sublunaire. L’ âge d’or des civilistes français
s’est peut-être accompli entre 1830 et 1890. Sans doute
fatigués de cet accomplissement, nos pères ont goûté à
toutes sortes de fruits verts. Et voilà que nous, les derniers fils de cette race, nous avons naturellement la dent
agacée : nous ne savons plus ce qu’est le droit civil, ni
comment le trouver, ni même pourquoi le chercher. C’est
plus qu’un malaise, c’est une fuite.
Faites une expérience simple. À votre prochain
voyage en France, promenez-vous dans les couloirs des
Facultés en interrogeant les personnes qui portent une
cravate et un complet – très souvent aussi un attachécase. Demandez-leur ce qu’ils «professent ». Ils lèveront un sourcil, car ils préfèrent en général dire qu’ils
« enseignent ». Puis ils vous répondront avec un sourire
satisfait qu’ils enseignent le droit de l’urbanisme et de
la construction, le droit de la santé, le droit du sport, le
droit des communications, le droit de l’informatique, le
1 On verra plus loin ce que le civiliste ordinaire doit à des
non-civilistes peu ordinaires. La principale dette philosophique de
l’auteur est très évidemment à l’endroit de Michel Villey, auquel les
emprunts sont si fréquents qu’il aurait été fastidieux de les citer. Le
lecteur les restituera sans peine, comme il observera l’entrecroisement
d’autres influences – celles de Perelman et Hayek, notamment. Cet
éclectisme est peu philosophique, on en conviendra. Tant pis.
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droit de l’enfance ou de la vieillesse, le droit des femmes,
le droit du logement, le droit de la banque, le droit de
l’artisanat, le droit des loisirs et du caravaning. Je serais
étonné si, au cours de votre enquête, vous ne rencontriez
pas un spécialiste du droit de la chaussure.
Dans certaines Facultés, vous rencontrerez de
vieux étudiants aux cheveux longs, sans cravate, avec
une besace en toile. Demandez-leur à eux aussi ce qu’ils
enseignent ; ils vous répondront qu’ils n’enseignent pas,
mais qu’ils cherchent. Du droit ? Non : ils cherchent sous
le droit, et spécialement sous le droit civil, tout ce que les
civilistes ont caché si longtemps et si hypocritement – les
rapports de production ou de force, les pulsions refoulées
et mal sublimées, les classes sociales oubliées, les sexes
opprimés, le contrôle social déguisé et j’en passe. Ce sont
les spécialistes de l’occulte et du non-dit, dont le métier
est de dévoiler la vérité du droit – lequel est bien sûr un
énorme mensonge, spécialement le droit civil – le plus
vieux et le plus énorme.
Peut-être enfin, au cours de votre enquête, rencontrerez-vous des hommes qui vous avoueront tristement
qu’ils « font » du droit civil. Il faut bien qu’il y en ait, c’est
le programme. Comprenez cette timidité. Il est tout à
fait gênant de dire d’abord qu’on n’est spécialiste de rien,
surtout quand ce rien n’est qu’une immense hypocrisie,
ou au mieux qu’une énorme bulle de mots. Ce civiliste
timide et traqué disparaîtra, ou se reconvertira bientôt
dans le droit des affaires.
Mais si vous cherchez bien, au fond des Facultés
de province, vous rencontrerez aussi un dernier carré
d’enragés, qui proclameront sur un ton provocant qu’ils
ne sont que des civilistes ordinaires – rien de moins
et surtout rien de plus. Si vous ne craignez pas d’être
aperçu en conversation avec des personnages aussi douteux, demandez-leur ce qu’ils professent (I) et ce qu’ils
craignent (II).
Les civilistes français vont-ils disparaître ?
I.
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des idées
Avec ou sans cravate, le civiliste ordinaire vous
dira qu’il professe quatre banalités antiques, qui n’ont
pas changé depuis Paul, Ulpien au Gaïus – mais que, de
façon fort surprenante, ces quatre banalités ont le don de
susciter, chez la plupart de ses collègues, une réprobation
ouverte ou silencieuse.
1. Que la fin du droit civil n’est pas l’égalité, ni
le bonheur, ni la vertu, ni la croissance économique, ni
le bien-être social, mais simplement la justice. Comprenez bien, ajoute le civiliste, que cette justice-là s’écrit
avec un petit « j »: l’affaire du juriste n’est pas de faire de
chaque homme un juste, ni même de contraindre chaque
homme à agir justement. Sa justice à lui, c’est celle du
juge : reconnaître à chacun sa part de biens et de charges,
en cas de conflit – suum cuique tribuere. Le civiliste ordinaire n’éprouve aucune gêne à citer Ulpien (Digeste, I,
I, 10).
Si cette première banalité ne vous a pas découragé,
écoutez la seconde.
2. Cette justice-là, cette « petite justice », dit le civiliste, je ne la forge pas ; elle ne se trouve pas dans un projet
de société parfaite : elle existe à l’état naturel, dans l’ordre
civil que j’ai sous les yeux. Toute société civile sécrète
un ordre spontané, qui ne résulte ni d’une imaginaire
convention de tous, ni de la volonté de quelques-uns. Cet
ordre est le produit involontaire d’une infinité d’actions
individuelles ou collectives, de tâtonnements successifs,
d’essais et d’erreurs, d’expériences immémoriales.
Il demeure et il change tout seul ; à moi, civiliste,
il est donné, comme la nature est donnée au physicien
qui l’observe. Je ne le découvrirai donc pas dans la spéculation abstraite ou dans l’utopie, mais dans les choses
elles-mêmes ; la juste proportion que je recherche a son
siège in medias res. La justice n’est pas dans la règle, mais
dans les choses observées. Cette deuxième banalité est
d’Aristote. Mais le civiliste ordinaire trouve Aristote
assez actuel pour lui.
3. Ce que j’appelle droit civil est donc la simple
déclaration imparfaite de cet ordre imparfait. Ce que
j’appelle règle n’est pas un impératif ou commandement,
ni une règle de conduite, mais la description d’une réalité tout à fait banale : par exemple, que les conventions
lient les parties et s’exécutent de bonne foi ; ou que la
réparation couvre l’entier dommage ; ou que le propriétaire est libre d’utiliser son bien tant qu’il ne s’en sert
pas pour nuire à autrui. Cette troisième banalité est de
Paul : regula est quae re breviter enarrat, not ut ex regula
jus sumatur, sed ut ex jure regula fiat (Digeste, 50, 17, 1).
4. La quatrième banalité est que, dans cette opération déclarative ou descriptive, il convient de se montrer
prudent si l’on veut être jurisprudent. Cette prudence est
bien plus qu’une attitude mentale, c’est une méthode –
une très vieille méthode, qui ne fournit pas les clefs d’une
science, mais les recettes d’un art pratique. Le premier
précepte de cet art est qu’il se pratique toujours à plusieurs : le jurisprudent n’est jamais seul ; son devoir est
de dialoguer, d’appeler les opinions, de les confronter.
On peut discuter avec le législateur, avec les juges, avec
d’autres prudents, avec les vivants ou avec les morts :
l’objet de ce dialogue, de cette dialectique, est simplement de dégager l’opinion la plus vraisemblable et qu’on
tiendra provisoirement pour la vérité.
Le second précepte (la seconde recette) est que
cet art se pratique exclusivement sur des causes ou des
cas : des hypothèses où, précisément, des intérêts sont en
conflit, entre lesquels il va falloir trancher, en reconnaissant à chacun sa juste part. Cela ne signifie évidemment
pas que l’art du civiliste se réduit à la controverse judiciaire : le législateur, comme le juge, émet une opinion
pour la résolution d’un cas. Cette opinion se discute et
s’évalue selon les mêmes méthodes. Collection de décisions sur des cas, ce que l’on appelle abusivement le
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« système » civiliste n’est donc jamais un système fermé ;
d’autres cas viendront enrichir sa collection de figures
variées ; d’autres opinions meilleures feront changer les
décisions. C’est pourquoi il serait tout à fait erroné de
croire que le droit civil puisse être enfermé dans des
règles. C’est pourquoi aussi le Digeste nous prévient que
toute définition est périlleuse. Le droit civil est toujours
à refaire.
Vous aurez noté, à ces banalités, l’immense
modestie du civiliste ordinaire :
- il ne prétend pas forger une société nouvelle : l’idée
de fabriquer une société avec du droit lui semble
une incongruité totale ;
- il ne prétend pas posséder une science – à peine un
art empirique : il éprouve quelque malaise quand
on lui propose aimablement de classer le droit civil
parmi les sciences humaines ou sociales ;
- il ne prétend pas non plus imposer de règles de
conduite : il sait que de telles règles dépassent de
très haut son art, et qu’elles viennent d’ailleurs ;
- ses solutions sont lacunaires, provisoires et imparfaites : il est toujours prêt à en accepter de plus
probablement raisonnables, après examen et discussion.
Sa seule certitude est qu’il fait aujourd’hui à peu
près le même métier que Demolombe, lequel faisait le
même métier que Pothier, ou que Cujas, ou que Bartole,
ou que Gaïus. Pourtant, ce passé ne le rassure guère
sur son avenir. Et il se sent étrangement seul parmi
des juristes qui ont très évidemment jeté par-dessus
les moulins les antiques banalités qui étaient sa raison
d’être. Que craint-il exactement ?
II.
Quatre maux, quatre maladies enchaînées, liées
l’une à l’autre comme l’étaient jadis la guerre, la famine,
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la peste et le choléra. La plus évidente est ce que l’on
appelle « la spécialisation », laquelle postule « l’instrumentalisme », puis « l’optimisme positiviste » et, pour
finir, la manie du « soupçon scientifique (ou pseudoscientifique) ».
1. La spécialisation prend deux formes – l’une vulgaire, l’autre savante.
Sous la forme vulgaire, la plus courante, la spécialisation est tout simplement l’éclatement du vieux droit
civil en petits blocs de règles séparés : le droit des baux et
le droit des ventes, le droit du contrat de travail et le droit
du contrat d’entreprise, le droit des familles et le droit des
biens. La justification ordinaire de cette spécialisation-là
est que le stock total de règles a tant gonflé qu’il est tout
bonnement impossible de les apprendre toutes, d’autant
qu’elles changent assez souvent. Il faut une vie de spécialiste pour apprendre, désapprendre et réapprendre encore
les règles de calcul des loyers, ou la réglementation de la
durée du travail. Le civiliste ordinaire ne les saura jamais.
Il est vain d’expliquer à cette première sorte de
spécialiste que le droit n’est pas un stock de règles et que
l’ambition d’un civiliste n’est pas de savoir des règles.
Le résultat est simplement que, tous les dix ans à peu
près, chaque spécialité se subdivise en sous-spécialités,
toujours moins accessibles à une vue ordonnée du droit
civil : cela n’est que le moindre mal.
Sous sa forme savante, la spécialisation revendique
« l’autonomie ». Le spécialiste prétend alors que l’objet de
son savoir est un objet distinct, généralement neuf et que
sa méthode est neuve aussi, avec en général un très large
appel à des disciplines auxiliaires non juridiques : sociologie, économie, psychologie, biologie, informatique.
Le résultat immédiat n’est pas différent de celui que
produit la spécialisation vulgaire : c’est la création d’un
cours, d’une revue et l’organisation de colloques. Mais
le résultat lointain est un mal plus profond, car ce qui
éclate alors ce n’est plus seulement l’unité disciplinaire
Les civilistes français vont-ils disparaître ?
Code de la route. Mais le technicien instrumentaliste
affecte de l’ignorer.
C’est qu’il est affecté d’un troisième mal – « l’optimisme positiviste ».
3. Cette troisième maladie appelle un diagnostic
précis. II existe un positivisme aristocratique et désespéré, où l’on obéit à la norme parce qu’elle est la norme.
Ce n’est pas de ce positivisme-là que souffre ordinairement le juriste français, qui, en général, n’a lu ni Kelsen,
ni Kant. Son positivisme est optimiste, et le plus souvent
inconscient : la règle doit être suivie parce que le fabricant de la règle – le législateur, le juge, un ministre ou
un sous-directeur de bureau au ministère de la Sécurité
sociale – n’a pas pu se tromper, ni voulu nous tromper.
L’ État, ses juges et ses administrateurs, en qui réside le
pouvoir de fabriquer les règles, sont honnêtes et clairvoyants.
D’ailleurs, leurs buts sont nobles : répandre le bonheur et la vertu, la santé et la culture, le travail et les
loisirs. Le seul métier du juriste est de faire appliquer les
règles du bonheur, de la vertu, de la culture et des loisirs :
il faudra beaucoup de règles, donc beaucoup de spécialistes, pour agencer ces règles et les faire respecter. Nous
formerons ces techniciens optimistes. Mais, bien sûr, il
sera interdit de leur enseigner que le législateur n’émet
que des opinions et que ce que nous appelions «règle »
n’était que la déclaration de régularités spontanées. Le
crime majeur sera de dire que la fin du droit n’est pas
le bien-être social et encore moins le bonheur, que ces
idéaux-là ne sont pas à la portée du droit.
Le nouveau juriste soupçonnera alors le vieux
civiliste de vouloir tout simplement cacher qu’il cherche
à légitimer l’ordre social existant. Le nouveau juriste
anathémisera le vieux civiliste au nom des « sciences du
soupçon ».
4. Cette quatrième manie est fort curieuse à
observer dans ses développements successifs. Il y a encore
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du droit civil : c’est tout bonnement l’idée qu’il puisse
y avoir un ordre civil, directement accessible au juriste
pratiquant sa méthode dialectique ordinaire.
Le spécialiste savant vous expliquera qu’il arrive
aux juristes ce qui est arrivé aux physiciens ou aux biologistes : que notre « science » est tout simplement sujette,
comme toutes les sciences, à la loi de complexité-croissance. Il est vain d’expliquer à cette seconde sorte de spécialistes que le droit n’est pas une science, ou pas une
science comme les autres, et que son objet propre – la
recherche de la justice particulière dans l’ordre civil –
n’est pas aujourd’hui une entreprise plus complexe qu’au
IIIe siècle de l’Empire, ou qu’en 1850. C’est que le spécialiste souffre d’un second mal – « l’instrumentalisme ».
2. L’ instrumentalisme est la conviction, très généralement répandue, que le droit n’est qu’une collection de
techniques destinées à obtenir des résultats économiques
ou sociaux déterminés : par exemple, protéger les locataires en place, tout en faisant construire des maisons ;
répandre la santé, tout en empêchant les médecins de
s’enrichir ; libérer les femmes mariées en leur faisant la
condition des concubines et vice-versa ; protéger l’emploi
tout en en garantissant l’accès ; ou faciliter le crédit tout
en dispensant le débiteur de payer.
Il est vain d’expliquer au technicien du droit que
ses techniques ne marchent pas et produisent une foule
de résultats non-prévus ou non-désirés. Cela peut à la
rigueur le faire changer de technique ; mais il restera
convaincu du caractère instrumental de sa spécialité : le
droit de la santé pour donner la santé ; le droit du logement pour fournir un logement à tous ; le droit de la
consommation pour garantir la consommation. Parce
qu’il vise ces résultats, le technicien continuera de vouloir un réseau complet de règles de conduite précises, permettant d’obtenir de ceux qu’il appelle les sujets de droit
un comportement précis. Évidemment, la seule branche
du droit qui réponde à peu près à cette définition est le
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trois-quarts de siècle, cette science du soupçon s’appelait « historicisme ». Aux civilistes français, qui en étaient
encore à creuser les textes du Code de 1804 pour en faire
sortir du droit, on expliquait que ce Code, produit nécessaire de l’histoire d’un peuple, ne devait pas être traité
exégétiquement – c’est-à-dire, au fond, dialectiquement
– mais historiquement, comme l’accomplissement historique de l’esprit français, peu à peu révélé. Les civilistes,
qui avaient lu Portalis et ignoraient la pensée allemande,
ne se sont généralement pas considérés comme les porteparole de l’esprit du peuple français : ce premier soupçon
a glissé sur eux sans les atteindre. Ils ont continué à chercher simplement le droit. Bienheureuse ignorance.
Il n’en est pas allé de même des « sciences sociales »
auxquelles les Facultés de droit françaises se sont retrouvées accouplées après le grand carnaval de 1968. Privés
depuis déjà longtemps d’une philosophie du droit explicite, les juristes ont été fascinés par ces sciences qui expliquaient tout : comment étaient apparus le mariage et la
famille – et comment ils allaient disparaître ; comment
s’était constituée la propriété individuelle – et comment
elle allait disparaître ; comment le libre contrat était sorti
du statut – et comment il allait y revenir.
Ne sachant plus quelles étaient les fins propres du
droit civil, ils se sont jetés sur des « sciences » qui leur proposaient des objectifs métajuridiques : le planisme économique et la planification « à la française » nous ont fourni
l’ordre public économique, l’analyse sociale des relations
de travail nous a fourni l’ordre public social.
Ce qui me parait le plus notable, dans cette fascination des « sciences sociales » est que les juristes les ont,
en général, adorées sans les connaître, ni sérieusement les
étudier. Ce qui en est passé dans le credo des juristes est
une espèce de vulgate simple, faite de tics explicatifs et
de schémas rudimentaires : « le contrat est un rapport de
forces »; « la volonté n’est qu’un faisceau de pulsions irrationnelles »; « le consommateur est une espèce de chien
de Pavlov que la publicité fait saliver »; « la propriété est
à la fois le résultat et l’instrument de l’exploitation de
classe » ; « la famille est le lieu d’exploitation de la femme
et des enfants ». Voici bientôt un demi-siècle que les
juristes raffolent de ces ersatz explicatifs et ravageurs.
Ils les utilisent d’autant plus volontiers qu’ils
se mettent ainsi dans l’avantageuse position du grand
inquisiteur. Ces petits « Torquemada » sont devenus les
maîtres du soupçon. Ils vous démontreront sans peine
que le vieux droit civil, avec sa recherche tâtonnante de
la justice particulière, n’était que le déguisement « bourgeois » d’un désordre infâme. Le civiliste ordinaire était
aveugle ou bien de mauvaise foi.
Le nouveau juriste, à qui ces sciences du dévoilement
ont enfin ouvert les yeux, construira un ordre nouveau à coup
de règles de plus en plus techniques, précises, « effectives ».
Dans cette tâche exaltante, il serait difficile de se montrer
prudent – jurisprudent : on ne cherche plus à résoudre des
cas au moyen d’opinions probables ; on fabrique une société
parfaite avec un système de droit parfait.
Ce n’était pas le métier de Demolombe, ni celui
de Pothier, ni celui d’Ulpien – et ce n’est pas le mien. Je
ne suis qu’un civiliste ordinaire ; mais je n’ai pas du tout
envie de disparaître.