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IAN FLEMING MOTEL 007 « The Spy who loved me » Traduit de l’anglais par Jacques Parsons PREMIERE PARTIE MOI UN PETIT CHAT QUI A TRÈS PEUR J’étais en fuite. Je fuyais l’Angleterre, mon enfance, l’hiver, une série d’affaires de cœur peu reluisantes et sans intérêt, quelques meubles boiteux, un fouillis de vêtements trop portés qui s’étaient amoncelés autour de moi depuis que je vivais à Londres ; je fuyais la malpropreté, l’odeur de moisi, le snobisme, le confinement qui engendre la claustrophobie, mon incapacité à prendre la tête du peloton, bien qu’en fait de pouliche, je ne sois pas l’une des plus vilaines. En vérité, tout me faisait fuir, tout ce qui peut faire fuir, sauf que je n’avais rien à craindre des gendarmes. J’avais déjà accompli un très long parcours en exagérant un peu, la moitié du tour de la terre. Tout le chemin entre Londres et le Motel des Sapins Rêveurs à 15 kilomètres à l’ouest du lac George, la célèbre villégiature américaine des Adirondacks une vaste étendue de montagnes, de lacs, de forêts de sapins qui constitue la plus grande partie du territoire septentrional de l’Etat de New York. J’étais partie le 1er septembre et nous étions le vendredi 13 octobre. Au moment de mon départ, la maigre rangée d’érables poussiéreux acclimatés dans mon square étaient encore verts, aussi verts en tout cas que peuvent l’être des arbres à Londres au mois d’août. Maintenant, parmi les rangs serrés de ces millions et ces millions de sapins qui s’étendent vers le nord jusqu’à la frontière canadienne, les vrais érables sauvages flambaient çà et là comme des éclatements de shrapnells. Je sentais qu’il y avait autant de différence entre celle que j’étais avant de quitter Québec, (la vie saine au grand air dans la Nature resplendissante, les longues nuits de sommeil, toutes mes chères habitudes un peu ennuyeuses), pour aller apprendre à être une « lady », et celle que j’étais devenue dans le brouillard crasseux de Londres, qu’entre les érables de la forêt et ceux de mon square. Très peu à la mode, bien sûr, cet air de santé, de bonne humeur vigoureuse, ce teint de pomme d’api ; j’avais même renoncé au rouge à lèvres et au vernis à ongles ; pour moi, cela avait été un peu comme si j’avais dépouillé une peau d’emprunt pour réintégrer la mienne ; j’éprouvais une joie enfantine, j’étais contente de moi quand je m’examinais dans la glace, et quand je constatais que je n’avais plus aucune envie de peindre sur mon vrai visage des traits étrangers. Je n’en tire aucune gloire. J’étais simplement en train de m’évader de la personnalité qui avait été la mienne durant cinq ans. Je n’étais pas particulièrement satisfaite de la femme que j’étais devenue mais je haïssais, je méprisais l’autre, j’étais contente de ne plus la voir dans le miroir. La station WOKO, Albany, capitale de l’Etat de New York, à 75 kilomètres environ de l’endroit où je me trouvais, annonça qu’il était six heures du soir. (Entre parenthèses ils auraient pu imaginer un indicatif un peu plus prestigieux.) Le bulletin météorologique qui suivait nous mit en garde contre les risques de tempête accompagnée de vents froids et violents. La tempête venait du nord et atteindrait Albany vers huit heures du soir. Je devais m’attendre à une nuit bruyante, mais cela m’était égal. Je n’ai pas peur des tempêtes. Il fallait franchir au moins quinze kilomètres en empruntant une route secondaire pas très bonne qui mène à Lac George pour rencontrer un être humain ; ainsi, au-dehors, il allait y avoir du tonnerre, des éclairs, les sapins allaient être battus par le vent, la pluie allait tomber à verse ; cette pensée me fit apprécier davantage la tiédeur du nid douillet qui me protégeait. Et j’étais seule ! C’était le plus important ! « L’isolement finit par être un amant, la solitude est un péché mignon. » Où avais-je lu cette phrase ? Qui l’a écrite ? C’est exactement ce que j’éprouvais ce que j’éprouvais déjà dans mon enfance, tant que je n’ai pas été contrainte d’« entrer dans le bain », de « me mêler à la foule », d’être une fille « dans le vent ». Et quel gâchis dès qu’il s’agissait de ne plus être seule ! J’écarte en haussant les épaules le souvenir de ces échecs. Tout le monde n’est pas obligé de vivre avec un tas de gens. Les peintres, les écrivains, les musiciens sont des solitaires. Sans oublier les hommes d’Etat ni les grands chefs militaires. Il faut toutefois ajouter, pour être honnête, qu’il en est de même des criminels et des fous. Restons modestes et disons simplement que les individus authentiques sont des solitaires. Ce n’est pas une vertu, ce serait plutôt le contraire. Si l’on est un membre utile de la tribu, on a besoin de partager, d’échanger. Le fait que j’étais heureuse seule indiquait certainement un défaut de caractère, une tendance à la névrose. Depuis cinq ans, je m’étais dit cela si souvent que, ce soir-là, je me contentai de hausser les épaules ; savourant ma solitude, je traversai le vaste hall d’entrée pour aller jusqu’à la porte jeter un dernier coup d’œil au-dehors. J’ai horreur des sapins. Ils sont trop sombres, ils se tiennent raides, sans bouger ; on ne peut pas s’abriter dessous. Ils sont sales, ils produisent une poussière noirâtre qui n’a rien de végétal ; mêlée à la résine, c’est une saleté abominable : si on l’attrape, on en sort dégoûtant. Je trouve presque hostile la forme déchiquetée des sapins ; ils poussent serrés les uns contre les autres et font penser à une armée munie de lances qui vous barre le passage. Le seul bon côté des conifères, c’est leur parfum ; quand je peux m’en procurer, je mets de l’essence de pin dans mon bain. Ici, dans les Adirondacks, ce panorama de sapins à perte de vue était positivement déprimant. Ils recouvrent chaque mètre carré dans les vallées, grimpent jusqu’au faîte de toutes les montagnes ; on croit voir un tapis hérissé de pointes qui s’étend jusqu’à l’horizon une étendue sans fin de pyramides vertes, à l’air stupide, et qui attendent d’être transformées en allumettes, portemanteaux ou exemplaires du New York Times. Pour construire le motel, on a abattu deux hectares de ces arbres absurdes. Je dis le « motel » mais ce mot est déprécié. On préfère « Relais Automobile », « Ranch », « Bungalows », depuis que le terme de motel se trouve associé à l’idée de prostitution, de gangsters, de meurtre, à tout ce qui exige l’anonymat et l’absence de surveillance. Le « site », pour parler le langage touristique, l’argot de la profession, était satisfaisant. Il y avait cette route secondaire qui se perdait dans la forêt, qui était une variante agréable pour aller de Lac George à Glens Falls vers le sud ; à mi-chemin se trouvait un petit lac, astucieusement dénommé « Lac de Rêve », qui était le rendez-vous favori des pique-niqueurs. Le motel avait été construit sur la rive méridionale de ce lac ; le hall de réception se trouvait face à la route, derrière le bâtiment principal ; les chambres étaient disposées en demi-cercle. Il y en avait quarante avec petite cuisine, douche et w.-c. ; elles avaient toutes un semblant de vue sur le lac situé derrière. L’ensemble de la construction était dernier cri : façades de pitchpin verni, jolis toits de bardeaux sur armature métallique, air conditionné, télévision dans tous les bungalows, terrain de jeux pour les enfants, parcours de golf de l’autre côté du lac avec balles flottantes (un dollar les cinquante balles) tout ce qu’il faut. La nourriture ? Une cafétéria dans le hall, livraisons d’épicerie et de boissons deux fois par jour en provenance de Lac George. Tout cela pour dix dollars le bungalow à une personne, et seize dollars pour deux. Rien d’étonnant à ce que, dans ces conditions, avec un capital immobilier d’environ deux cent mille dollars et une saison ne durant que du 1 er juillet au début d’octobre et au cours de laquelle on n’affiche complet que quelques semaines, les propriétaires aient trouvé les affaires difficiles. C’est en tout cas ce que ces affreux Phancey m’avaient dit quand ils m’avaient engagée comme réceptionniste pour seulement trente dollars par semaine, nourrie, logée. Dieu merci, ils ont débarrassé le plancher ! J’ai la joie au cœur. Ce matin à six heures, quand la canadienne rutilante a disparu sur la route, les emmenant à Glens Falls, puis à Troy, d’où ces monstres sont originaires, j’en ai chanté d’allégresse ! Mr. Phancey m’a tripotée une dernière fois et je dois dire que j’ai manqué de rapidité. Sa main a exploré tout mon corps avec la vélocité d’un lézard avant que j’aie eu le temps de lui planter mon talon aiguille dans le cou de pied. Alors, il a laissé tomber. Quand la grimace de douleur se fut effacée de sa trogne, il dit avec douceur : « Ça va, tâche seulement à voir que tout aille bien ici jusqu’à ce que le patron arrive prendre les clefs demain à midi. Fais de jolis rêves cette nuit ! » Il eut un sourire grimaçant dont sur le moment je ne compris pas le sens et il se dirigea vers la canadienne d’où sa femme le surveillait, assise à la place du conducteur. - Amène-toi, Jed, lui dit-elle sèchement. Tu pourras parer à ces besoins urgents ce soir à West Street. Elle passa en première et m’interpella sur un ton mielleux : - Alors, au revoir, mignonne. Ecris-nous tous les jours. Le sourire de travers avait disparu de sa figure, j’ai aperçu une dernière fois son profil desséché, en lame de couteau, au moment où la voiture s’engageait sur la grande route. Pouah ! Quel couple ! Je suis restée là, à regarder la route sur laquelle les Phancey avaient disparu, essayant de me les remémorer. Puis je me suis tournée vers le nord pour examiner le temps. La journée avait été belle, la clarté d’un ciel de Suisse, chaude pour le milieu d’octobre ; mais maintenant des nuages, entraînés par le vent, noirs, avec des bords déchiquetés rosis par le soleil couchant, s’amoncelaient dans le ciel à grande altitude. De petits coups de vent rapides zigzaguaient entre les faîtes des arbres de la forêt ; à chaque instant, ils venaient frapper la lanterne jaune placée au sommet de la station-service abandonnée, plus bas sur la route, à la pointe du lac, et la faisaient se balancer. Une bouffée plus prolongée parvint jusqu’à moi, en me donnant des gifles glacées, elle apportait avec elle le chuchotement métallique de cette lumière dansante : pour la première fois, je frissonnai délicieusement à ce bruit de fantôme. Sur le bord du lac, au-delà du dernier bungalow, de petites vagues venaient lécher les pierres ; la surface d’acier bruni du lac se ridait parfois brusquement et provoquait des franges d’écume. Mais entre les bouffées de vent, l’atmosphère était calme, les arbres plantés comme des sentinelles de l’autre côté de la route et derrière le motel semblaient se serrer silencieusement les uns contre les autres autour d’un feu de camp symbolisé par le bâtiment brillamment éclairé qui se trouvait derrière moi. J’ai eu tout à coup envie d’aller au petit coin et je ris toute seule. C’était comme le petit frisson qui parcourt les enfants pendant les parties de cache-cache : vous êtes dans votre armoire sous l’escalier, vous entendez un léger craquement du plancher, le chuchotement de ceux qui cherchent et qui s’approchent. Alors vous vous cramponnez, frissonnant de terreur, vous serrez les jambes et vous attendez la minute d’extase qui suit celle où vous êtes découverte, où la lumière jaillit de la porte entrouverte, puis le moment suprême où vous dites d’un ton pressant : « Chut ! Viens avec moi ! », la porte qui se referme doucement, le léger ricanement et le corps tiède qui se presse contre le vôtre. Maintenant, je suis une « grande fille », je suis plantée là à tout me remémorer, je retrouve le tressaillement presque voluptueux causé par l’appréhension, le frisson le long de l’épine dorsale. Je m’amusais, j’essayais de retenir cette minute pour la savourer. Bientôt les roulements du tonnerre allaient éclater, j’allais m’évader des mugissements et du chaos de la tempête pour me réfugier dans mon antre confortable et bien éclairé, je me préparerais un verre, j’écouterais la radio, je me sentirais protégée et à l’abri. Le ciel s’obscurcissait. Ce soir, les oiseaux ne donneraient pas leur concert habituel. Ils avaient depuis longtemps décelé les signes précurseurs de l’orage et regagné leurs abris dans la forêt de même que tous les autres animaux : écureuils, tamias, daims. J’étais la seule à me trouver dehors dans cette immense région sauvage. Je respirai les dernières bouffées d’air doux et humide, outre l’odeur des sapins et de la mousse, une senteur puissante émanant de la terre. C’était presque comme si la forêt s’était mise à transpirer, prise par la même excitation voluptueuse, comparable à celle qui m’avait saisie. Quelque part, très près en tout cas, un hibou inquiet se mit à ululer ; puis, se tut soudain. Je m’éloignai de la porte et me tins au milieu de la route poussiéreuse, en regardant vers le nord. Une violente bouffée de vent fit se dresser mes cheveux. Un éclair d’un bleu blanc déchira le ciel à l’horizon. Quelques secondes plus tard, le tonnerre se mit à gronder comme un chien de garde qui s’éveille, un grand vent s’éleva, la cime des arbres se mit à balancer, la lanterne jaune au-dessus de la station-service à osciller et à clignoter comme pour me donner un avertissement. C’était bien cela. Soudain, la lumière dansante se brouilla, son éclat s’atténua en s’embrumant derrière l’écran grisâtre de la pluie. Je fis demi-tour et rentrai précipitamment. Je claquai la porte derrière moi, mis le verrou ainsi que la chaîne. Il était temps. L’eau s’abattit en cataractes, avec un vacarme qui allait du roulement de tambour sur les bardeaux au claquement plus sec sur les vitres. A ces bruits ne tarda pas à venir se joindre le gargouillement des tuyaux de descente submergés. En bruit de fond, l’orage continuait à faire entendre son vacarme. J’étais toujours là, debout, bien à l’abri, écoutant ; et soudain, la foudre tendit son embuscade. Un éclair illumina la pièce ; au même instant un formidable coup de tonnerre ébranla la maison et fit vibrer l’atmosphère. Il n’y eut qu’un seul coup, mais on eût dit la gigantesque explosion d’une bombe. Une vitre tomba avec un tintement cristallin et j’entendis le ruissellement des torrents d’eau qui inondaient le linoléum. Je ne bougeai pas. Je n’aurais pas pu. Je restai debout et me blottis dans un coin en me bouchant les oreilles, stupéfaite. Le silence céda la place au grondement de la pluie, ce grondement qui avait été d’abord si réconfortant, mais qui semblait dire désormais : « Tu ignorais ce qu’est un orage en pleine montagne. Assez dérisoire, ce petit abri que tu as là. Veux-tu, pour commencer, que les lumières s’éteignent ? Puis que la foudre traverse ce plafond de boîte d’allumettes ? Et puis, pour t’achever, veux-tu qu’elle mette le feu à la maison… peut-être même qu’elle t’électrocute ? Ou bien est-ce que nous allons t’effrayer au point que tu prennes la fuite sous la pluie et que tu essaies de faire à pied les quinze kilomètres qui te séparent de Lac George ? Tu aimes être seule, dis-tu ? Eh bien essayons donc cela pour commencer. » Et de nouveau la pièce s’embrasa sous une lumière aveuglante d’un blanc bleu, et juste au-dessus de ma tête, on entendit le craquement d’une explosion, mais cette fois ce craquement s’étendit et dégénéra en une furieuse canonnade qui fit tinter les verres et les tasses derrière le bar et craquer la boiserie. Je sentis mes jambes se dérober sous moi et me laissai tomber sur la première chaise venue, la tête entre les mains. Comment avais-je pu être aussi folle, aussi présomptueuse ? Si seulement quelqu’un avait pu venir me tenir compagnie, m’expliquer que ce n’était qu’une tempête. Mais ce n’était pas une tempête, c’était une catastrophe, la fin du monde. Et c’était moi qui étais visée ! Ça allait recommencer ! D’un moment à l’autre ! Il fallait faire quelque chose, aller chercher du secours ! Mais les Phancey n’avaient pas payé la note du téléphone et la ligne était interrompue. Il n’y avait qu’un espoir. Je me levai, courus à la porte, tendis la main vers le commutateur qui mettait en service l’enseigne au néon placée au-dessus de la porte d’entrée : « Places disponibles Complet », en le mettant sur la position : « Places disponibles », il y avait une chance pour que quelqu’un, passant sur la route, vînt se mettre à l’abri. Mais au moment où j’actionnais le commutateur, la foudre qui me guettait pénétra dans la pièce ; je fus saisie par une main de géant et précipitée sur le plancher. CHÈRES ANNÉES DISPARUES Quand je revins à moi, j’eus immédiatement conscience de l’endroit où je me trouvais, je me blottis sur le plancher, attendant d’être frappée à nouveau. Je restai dans cette position pendant environ dix minutes, écoutant le mugissement de la pluie, me demandant si la décharge électrique avait laissé des traces, m’avait fait des brûlures, internes, peut-être, me mettant dans l’incapacité d’avoir des enfants, peut-être mes cheveux avaient-ils blanchi. A moins qu’ils n’aient brûlé ! J’essayai de les toucher : rien d’anormal, à part une bosse derrière ma tête. Je me remuai avec précaution. Rien de cassé. Pas de blessure. Dans un coin, le grand réfrigérateur General Electric se remit en marche et commença son vrombissement familier, réconfortant ; je compris que la vie continuait, que l’orage s’était éloigné. Je me remis sur pieds avec difficulté, regardai autour de moi, m’attendant à découvrir je ne sais quel chaos, quel amas de ruines. Eh bien non ! tout était comme auparavant : l’imposant bureau de la réception, l’étagère garnie de livres brochés et de magazines, le long comptoir de la cafétéria, la douzaine de tables bien nettes recouvertes de formica de toutes couleurs, la grande fontaine à eau glacée, le percolateur étincelant, tout était en place, dans un état aussi normal que possible. Il n’y avait que cette vitre manquante et la mare sur le sol pour témoigner des sévices que nous avions subis, la maison et moi. Des sévices ? De quoi voulais-je parler ? Tout cela s’était passé dans ma tête. Il y avait eu un orage, accompagné de tonnerre, d’éclairs. J’avais été terrifiée comme une enfant par le vacarme. Comme une idiote, j’avais saisi le commutateur électrique, sans même attendre une accalmie, en choisissant le moment précis où un nouvel éclair allait survenir. J’avais été sonnée. Pour me punir, j’avais une bosse sur la tête. C’était bien fait pour moi, petit chat ignorant et terrifié ! Mais attendez une minute ! Mes cheveux sont peut-être devenus tout blancs ? J’ai traversé la pièce, assez vite, saisi mon sac qui se trouvait sur le bureau de la réception, je suis allée derrière le comptoir de la cafétéria, je me suis penchée pour me regarder dans la longue suite de miroirs qui se trouvaient sous les étagères. La première chose que j’ai examinée, ce sont mes yeux. Bleus, clairs, simplement élargis parce qu’interrogateurs, ils m’ont rendu mon regard. Les cils étaient bien là et les sourcils, bruns, un grand front encore perplexe et puis, oui, c’est bien cela, le casque de cheveux châtain foncé, d’une couleur très ordinaire, retombant en deux vagues sur les épaules. Bon ! Je sortis mon peigne et le passai rageusement dans ces cheveux, puis je le remis dans mon sac et fis claquer le fermoir. A ma montre, il était près de sept heures. J’ouvris la radio, et tout en écoutant WOKO effrayer son auditoire avec l’orage lignes électriques coupées, le niveau de l’Hudson montant dangereusement à Glens Falls, un orme foudroyé bloquant la Nationale 9 à Saratoga Springs, menace d’inondation à Mechanicville, je fixai avec du scotch une feuille de carton sur la vitre brisée, et épongeai l’eau répandue sur le sol. Puis je me précipitai à l’abri du passage couvert menant aux bungalows situés derrière et allai jusqu’au mien, le n°9, à droite en allant vers le lac ; je me déshabillai, pris une douche froide. Je lavai ma chemisette blanche en Térylène salie depuis ma chute et la mis à sécher. J’avais déjà oublié la correction que j’avais reçue de l’orage et ma conduite idiote. Je me remis à chanter, joyeuse à la perspective de passer une soirée toute seule et de reprendre la route le lendemain. Mue par une impulsion, je mis ce que j’avais de mieux dans ma garde-robe assez restreinte : mon pantalon toréador de velours noir ajusté jusqu’à l’indécence, avec sa fermeture éclair dorée assez curieusement placée entre les fesses et, sans m’embarrasser d’un soutien-gorge, mon sweater en fil d’or avec son large col roulé souple. Je m’admirai dans la glace, remontai mes manches au-dessus des coudes, glissai mes pieds dans des sandales dorées de chez Ferragamo, et retournai vite dans le hall. Il restait juste un bon verre dans la bouteille de bourbon Gentleman de Virginie qui m’avait fait presque deux semaines, je remplis de cubes de glace l’un des plus jolis gobelets en cristal taillé, j’y versai le bourbon, en secouant la bouteille pour en extraire jusqu’à la dernière goutte. Puis je tirai près de la radio le fauteuil le plus confortable emprunté à la réception. J’ouvris le poste, allumai une des cinq Parliament qui restaient dans ma boîte, bus un bon coup et me blottis dans mon fauteuil. Le texte publicitaire, consacré aux chats et à leur prédilection pour la pâtée Pussycat, était scandé par le mugissement régulier de la pluie, dont seulement la tonalité variait lorsqu’une bouffée de vent particulièrement violente projeta l’eau contre les vitres comme de la mitraille et ébranla légèrement la maison. L’intérieur était exactement comme je l’avais imaginé : à l’abri des intempéries, douillet, gai, rutilant de lumières et de chromes. WOKO annonça quarante minutes de « Musique pour s’embrasser » et soudain les Taches d’Encre se mirent à chanter Someone’s rockin’my dream boat. Je me trouvai transportée sur la Tamise cinq étés plus tôt ; nous descendions au fil de l’eau dans un bateau à fond plat ; on voyait le château de Windsor et Derek pagayait tandis que je m’occupais du phono portatif. Nous n’avions que dix disques ; quand venait le tour des Taches d’Encre et qu’on arrivait à la fin de la plage où était enregistré Dream Boat, Derek suppliait : « Remets-le, Viv. » Il fallait alors me mettre à genoux pour chercher l’endroit où replacer l’aiguille. Si bien que mes yeux se sont remplis de larmes pas à cause de Derek, mais à cause des petits chagrins qu’ont tous les garçons et toutes les filles, du premier amour, avec ses refrains, ses photos, les lettres « cachetées d’un baiser ». C’étaient des larmes sentimentales versées sur une enfance perdue, d’apitoiement sur soimême, l’évocation du chagrin sous lequel elle fut ensevelie, et je laissai deux larmes rouler sur mes joues ; avant de les essuyer, je décidai de m’offrir une courte orgie de souvenirs. Mon nom est Vivienne Michel ; à l’époque où je me trouve au motel des Sapins Rêveurs, assise dans un fauteuil, en train de revivre mon passé, j’ai vingt-trois ans et mesure un mètre soixante-cinq ; j’ai toujours cru que j’avais une jolie silhouette jusqu’au jour où, à Astor House, les filles anglaises m’ont dit que mon derrière était trop proéminent et que je devrais porter un soutien-gorge plus serré. Mes yeux, comme je l’ai dit, sont bleus, mes cheveux châtain foncé ondulent naturellement : mon ambition serait de me faire faire un de ces jours un « coup de soleil » pour avoir l’air plus âgée et plus chic. J’aime mes pommettes assez haut placées bien que les mêmes filles m’aient dit que cela faisait « étranger », mais mon nez est trop petit, ma bouche est trop grande, ce qui fait sexy même quand je n’en ai pas envie. J’ai un tempérament sanguin, teinté de mélancolie romantique, mais je suis indocile et indépendante à tel point que je donnais des soucis aux sœurs du couvent et que j’exaspérais miss Threadgold à Astor House. (« Les femmes doivent être roseaux, Vivienne. C’est aux hommes qu’il appartient d’être chênes et frênes. ») Je suis canadienne française, née dans une petite localité de la banlieue immédiate de Québec, qui a pour nom Sainte-Famille. C’est sur la côte nord de l’île d’Orléans, une île allongée qui s’étend comme un énorme vaisseau échoué au milieu de la rivière Saint-Laurent, en approchant des gorges de Québec. J’ai grandi sur le bord de cette rivière, et dans ses flots, si bien que mes passe-temps principaux sont la natation, la pêche, le camping, tous les sports de plein air. Je n’ai pas grand souvenir de mes parents ; je n’avais que huit ans quand ils sont morts tous les deux pendant la guerre dans le même accident d’avion en atterrissant à Montréal. L’autorité judiciaire me confia à la garde d’une tante qui était veuve, Florence Toussaint ; celle-ci vint s’installer dans notre petite maison pour surveiller mon éducation. Nous nous entendions très bien, mais elle était protestante, tandis que j’ai été élevée dans la religion catholique. Je n’ai pas tardé à être la victime des tiraillements qui ont toujours été le fléau de la ville de Québec, placée sous l’autorité des prêtres, et divisée presque par moitié entre les deux confessions. Les catholiques l’ont emporté en ce qui concerne mon équilibre spirituel ; j’ai été élevée au couvent des Ursulines, où je suis restée jusqu’à l’âge de quinze ans. Les sœurs étaient sévères, l’atmosphère a fini par devenir étouffante et j’ai supplié qu’on me retire du couvent. Ma tante, contente de m’arracher aux griffes des « papistes », décida de m’envoyer en Angleterre pour parfaire mon éducation. Cela fit pas mal de bruit dans la ville. Non seulement les Ursulines sont le pivot de la tradition catholique à Québec, (ces religieuses ont la fierté de posséder le crâne de Montcalm : depuis deux siècles, il y en a toujours au moins neuf d’entre elles qui, jour et nuit, sont en prière devant l’autel de la chapelle où il est déposé) mais mes parents avaient appartenu au milieu le plus fermement attaché aux traditions du Canada français et le fait que leur fille pût se moquer ainsi de deux principes aussi sacrés était un sujet d’étonnement et de scandale. Les authentiques fils et filles de Québec constituent une société secrète qui doit être aussi puissante que la clique calviniste de Genève. Les initiés se désignent avec fierté sous l’appellation de « Canadiens ». Plus bas, beaucoup plus bas dans l’échelle, viennent les « Protestants canadiens ». Puis les « Anglais » qui comprennent tous les immigrants de plus ou moins fraîche date, en provenance de Grande-Bretagne et en tout dernier lieu, ceux qu’on désigne avec mépris sous le nom d’« Américains ». Les Canadiens sont fiers de parler français bien qu’il s’agisse d’un patois où abondent des mots vieux de deux cents ans que les Français euxmêmes ne comprennent pas et qui, de plus, est bourré de mots anglais francisés il y a, je suppose, entre les deux dialectes, le même rapport qu’entre la langue parlée en Afrique du Sud, et le néerlandais pur. Le snobisme et le particularisme de ce milieu de Québec s’étend même aux Français de France. On parle de ce peuple qui a donné naissance aux Canadiens comme d’« étrangers » ! Je m’étends sur le sujet pour faire comprendre que renier pour ainsi dire sa foi était pour une Michel de Sainte-Famille considéré comme un crime, un peu comme aurait été considérée, en Sicile, la défection d’un membre de la Mafia ; on me fit comprendre qu’en désertant le couvent des Ursulines et Québec je rompais tous les liens qui pouvaient m’unir à mes tuteurs spirituels et à ma maison. En arrivant en Angleterre, j’étais encore accablée par un sentiment de culpabilité. Et maintenant mon origine « coloniale » représentait un lourd handicap au moment d’affronter les embûches d’un collège secondaire pour jeunes personnes de la société. Astor House était un collège très anglais, de style Victoria, avec des chambres pour cinquante jeunes filles groupées deux par deux. En ma qualité d’« étrangère » on m’avait mise avec l’autre « étrangère », une millionnaire libanaise qui avait une passion égale pour la crème au chocolat et pour une vedette de cinéma égyptien du nom de Ben Saïd ; mais son étincelante photographie dents, moustache, yeux et cheveux, tout cela flamboyait ne tarda pas à être déchirée et jetée aux cabinets par les trois grandes du dortoir rose, auquel nous appartenions. Cette Libanaise était si terrible, si pétulante, elle parlait tellement de son argent, que presque toutes les élèves me prirent en pitié et s’efforcèrent de se montrer gentilles. Mais d’autres n’en faisaient rien et je devais subir mille sévices à cause de mon accent, de ma façon de me tenir à table considérée comme inélégante, de mon absence totale de savoirfaire et pour le simple fait d’être canadienne. Il faut dire aussi que j’étais beaucoup trop sensible et emportée. Je n’acceptais pas les brimades ni même les simples taquineries ; quand j’eus malmené deux ou trois de mes tortionnaires, les autres se coalisèrent avec elles ; un soir, elles me tombèrent toutes dessus tandis que j’étais couchée ; elles me bourrèrent de coups de poings, me pincèrent, m’arrosèrent d’eau froide jusqu’à ce que je fondisse en larmes en promettant de ne plus jamais « me battre comme un élan canadien ». A la suite de cet incident, je me calmai peu à peu, conclus un armistice et me mis tristement à apprendre comment on devient une « lady ». Les périodes de vacances arrangeaient tout. Je m’étais liée avec une Ecossaise, Susan Duff, qui aimait comme moi la vie au grand air. Ses parents étaient heureux qu’elle m’eût pour compagne. Il y eut donc l’Ecosse en été, et en hiver, le ski, partout en Europe. Nous restâmes intimement liées pendant toutes nos années de collège ; à la fin de nos études, ma tante Florence me remit cinq cents livres pour me faire inscrire à une sorte de club qui donnait à l’hôtel Hyde Park des soirées dansantes imbéciles. Les jeunes gens me parurent mal élevés et boutonneux, fort peu virils si on les comparait aux jeunes Canadiens que j’avais connus. Et c’est alors que j’ai rencontré Derek. J’avais dix-sept ans et demi. Susan et moi, nous habitions un minuscule appartement de trois pièces, Old Church Street, en face de King’s Road. On était à la fin de juin, la fameuse « season » touche à sa fin. Nous décidâmes de donner une party dans l’appartement moins exigu de nos voisins de palier. Nous inviterions trente personnes sur lesquelles, pensions-nous, n’en viendrait pas plus de vingt. Nous achetâmes dix-huit bouteilles de champagne du rosé, parce que ça paraît plus excitant une boîte de cinq kilos de caviar, deux boîtes d’un foie gras assez bon marché mais qui avait très bon aspect après avoir été coupé en tranches, et un tas de trucs à l’ail trouvés à Soho. Nous préparâmes des quantités de sandwiches de pain noir beurré avec du cresson et du saumon fumé, j’y ajoutai quelques friandises dans le genre Noël : prunes fourrées, chocolats ; ce fut d’ailleurs une idée stupide car personne n’y a touché. Nous avons démonté une porte, nous l’avons recouverte d’une nappe étincelante et nous avons tout disposé dessus ; c’était comme un buffet et ça faisait vraiment fête de grandes personnes. Trente invités sont venus, en ont amené d’autres. On s’écrasait littéralement ; il y avait du monde jusque sur les marches de l’escalier. Il y avait même un garçon au petit coin, avec une fille sur les genoux. Le bruit et la chaleur étaient terrifiants. Peutêtre après tout n’étions-nous pas aussi gourdes que nous le pensions, ou serait-ce que les gens aiment les gourdes à condition qu’elles soient authentiques et n’aient pas de prétentions ? De toute façon, il arriva le pire : nous manquâmes de boissons ! J’étais à côté du buffet quand un plaisantin quelconque vida la dernière goutte de la dernière bouteille de champagne en s’écriant d’une voix étranglée : « De l’eau ! de l’eau ! sinon nous ne reverrons jamais l’Angleterre. » A ce moment un grand jeune homme adossé au mur me prit par le bras, me fit sortir de la pièce, descendre l’escalier. « Venez, dit-il d’une voix ferme. On ne peut pas gâcher comme ça une party si réussie. On va se ravitailler au bistrot. » Nous sommes donc allés jusqu’au bistrot, nous avons acheté deux bouteilles de gin et une pleine brassée de citrons. Il insista pour payer le gin, mais je payai les citrons. Il était un peu ivre, mais gentiment ; il m’expliqua qu’il venait d’une autre party et qu’il avait été amené par des amis de Susan. Il me dit qu’il s’appelait Derek Mallaby, mais je n’y fis pas très attention car j’avais hâte de rapporter des boissons à mes invités. En arrivant en haut de l’escalier, nous fûmes accueillis par des acclamations, mais la party était sur son déclin, les gens commençaient à s’en aller. Quand il ne resta plus que le petit groupe des intimes, Derek Mallaby s’approcha, écarta mes cheveux de mon oreille et me demanda tout bas, d’une voix un peu rauque, si j’accepterais d’aller casser une graine avec lui. Il m’entraîna donc dans la rue. La soirée était chaude. Nous prîmes un taxi. Derek me fit traverser Londres pour me conduire à une boîte de spaghetti appelée Le Bambou. On nous servit des spaghettis à la bolognaise et une bouteille de beaujolais qu’il fit chercher au-dehors. Il but la plus grande partie du beaujolais. Il me dit qu’il habitait près de Windsor, qu’il allait avoir dix-huit ans, que c’était son dernier trimestre au collège, qu’il faisait partie de l’équipe de cricket, et qu’on lui avait donné vingt-quatre heures pour venir à Londres voir des avoués, car sa tante venait de mourir en lui laissant un peu d’argent. Et maintenant, qu’est-ce que je penserais d’aller au « 400 » ? J’en frissonnai d’émotion, bien sûr. Le « 400 » est le club le plus en vogue de Londres, et je n’avais jamais été plus loin que les caves de Chelsea. On paraissait le connaître au « 400 », il y faisait délicieusement sombre. Il commanda des gins tonics ; on plaça sur la table une bouteille de gin à moitié pleine qui avait l’air de lui appartenir en sa qualité de membre du club. L’orchestre de Maurice Smart était doux comme de la crème. Quand nous nous sommes mis à danser, nous nous sommes immédiatement entendus ; nous faisions à peu près les mêmes pas, je m’amusais vraiment. Je commençai à remarquer la façon dont ses cheveux sombres poussaient sur les tempes ; ses mains étaient agréables, il ne vous souriait pas directement en regardant votre visage, mais vos yeux. Nous sommes restés jusqu’à quatre heures du matin, nous avions achevé la bouteille de gin. En me retrouvant dehors sur le trottoir, j’ai dû me tenir à lui. Ayant trouvé un taxi, il me prit dans ses bras et cela me parut tout à fait naturel ; puis il m’embrassa et je lui rendis son baiser. Je retirai doucement sa main de mes seins à deux reprises ; la troisième fois, je me dis que cela faisait pimbêche de ne pas laisser sa main là où elle était ; mais quand il la déplaça vers le bas en essayant de relever ma jupe, je ne le laissai pas faire, et lorsqu’il saisit ma main et essaya de la mettre sur lui, je n’ai pas voulu non plus, bien qu’étant pas mal excitée et ayant très envie de tout cela. Mais à ce moment, nous étions heureusement arrivés. Il est descendu, et m’a accompagnée jusqu’à ma porte. Quand il m’embrassa pour me dire au revoir, il fit descendre sa main en bas de mon dos et il me pinça le derrière très fort. Le taxi avait tourné le coin de la rue que je sentais encore la place de ses doigts. Avant de me glisser dans mon lit, je me regardai dans la glace placée au-dessus du lavabo : mes yeux, mon visage, étaient rayonnants comme s’ils avaient été illuminés de l’intérieur ; cela provenait surtout du gin, sans doute, mais je me dis : « Ciel ! je suis amoureuse ! » L’EVEIL DU PRINTEMPS Cela prend du temps d’écrire tout cela, mais il m’avait fallu seulement quelques minutes pour évoquer ces souvenirs ; lorsque je sortis de ma rêverie pour me retrouver au motel, dans mon fauteuil, WOKO jouait encore sa Musique pour s’embrasser et on entendait quelque chose qui aurait pu être Don Shirley improvisant sur le thème de Ain’t she sweet. La glace avait fondu dans mon verre. Je me levai, repris des glaçons dans le réfrigérateur et revins m’asseoir dans mon fauteuil ; je bus prudemment une gorgée pour essayer de faire durer ce qui restait de bourbon, j’allumai une autre cigarette et de nouveau, je me trouvai transportée dans cet été si long. Quand Derek eut achevé son trimestre, nous avions écrit chacun quatre fois. Sa première lettre commençait par « Chérie » et se terminait par des baisers et des protestations d’amour ; quant à moi, j’avais transigé en écrivant « cher » et « amour ». Les lettres avaient trait surtout aux parties de cricket qu’il avait jouées, les miennes aux soirées où j’avais dansé, aux films et aux pièces que j’avais vus. Il allait passer l’été chez lui et il était très excité par une MG d’occasion que ses parents étaient sur le point de lui acheter. Viendrais-je avec lui dans cette voiture ? Susan fut surprise d’apprendre que je n’irais pas en Ecosse et que je désirais rester dans notre appartement, pour l’instant du moins. Je ne lui avais pas dit la vérité au sujet de Derek et, comme j’étais toujours levée la première, elle ignorait tout des lettres que j’avais reçues. Ce n’était pas mon genre de faire des cachotteries, mais je préférais garder pour moi mon « affaire de cœur », comme je l’appelais ; elle me semblait fragile et probablement féconde en désillusions ; il me semblait que le simple fait d’en parler pourrait me porter malheur. D’après ce que je savais, je ne devais être pour Derek qu’un flirt entre beaucoup d’autres. Il était si séduisant, si brillant, en tout cas au collège, et je voyais déjà une longue queue de filles de Mayfair, toutes pourvues de titres et habillées d’organdi, qui attendaient, prêtes à accourir au moindre signe. J’ai donc simplement dit à Susan que je voulais essayer de trouver une situation et que j’irais peut-être la rejoindre un peu plus tard. Je reçus une cinquième lettre de Derek me demandant si j’accepterais de prendre le samedi suivant le train de midi à la gare de Paddington ; dans ce cas, il m’attendrait à l’arrivée à Windsor. C’est ainsi que nous prîmes des habitudes régulières et délicieuses. La première fois, il m’attendait sur le quai, Nous étions l’un et l’autre un peu intimidés, mais il était tellement excité par sa voiture qu’il m’entraîna rapidement pour me la montrer. Elle était merveilleuse : noire avec des coussins de cuir rouge, des roues rouges à rayons et toutes sortes de bidules genre course : une courroie autour du capot, une embouchure géante au réservoir d’essence, l’insigne du B.R.D.C. Nous nous installâmes en escaladant la carrosserie, je nouai autour de ma tête le mouchoir de soie multicolore de Derek, le tuyau d’échappement se mit à faire son bruit merveilleux, sexy pour ainsi dire, tandis que Derek accélérait en passant les feux de High Street et en s’engageant sur le quai. Ce jour-là, il m’emmena jusqu’à Bray, pour bien montrer sa voiture ; il rétrogradait à chaque instant dans le style coureur, sans nécessité, dans les virages moins brusques. Quand on est assis si près du sol, à 75 kilomètres à l’heure on a l’impression de faire du 120 ; au début je me cramponnais à la poignée de sécurité fixée au tableau de bord, en espérant que tout se passerait bien. Mais Derek était un bon conducteur, je pris rapidement confiance et réussis à m’empêcher de trembler. Il m’emmena dans un endroit extrêmement élégant, l’Hôtel de Paris ; on nous servit du saumon fumé et en supplément du poulet rôti et de la glace. Nous louâmes un canoë électrique à l’embarcadère situé tout à côté, nous remontâmes paisiblement la rivière, franchîmes Maidenhead Bridge. Là, nous avons trouvé un petit bras, de ce côté de Cookham Lock, Derek y engagea le canoë et s’arrêta à l’abri des branches. Il avait emporté un gramophone portatif, j’ai rampé jusqu’à l’extrémité du canoë où il se trouvait, nous nous sommes assis et ensuite étendus côte à côte, à écouter des disques et à regarder un petit oiseau sauter de branche en branche au-dessus de nos têtes. C’était un après-midi magnifique, invitant à la somnolence. Nous nous sommes embrassés, mais il n’a pas été plus loin et je fus rassurée de penser qu’après tout Derek ne me considérait pas comme une fille facile. Mais après, nous avons été envahis par les moustiques ; et avons failli renverser le canoë en essayant de sortir à reculons du petit bras ; puis nous nous sommes mis à descendre rapidement le fleuve dans le sens du courant ; il y avait d’autres bateaux, d’autres couples, mais nous étions certainement le plus gai et le plus beau. Nous sommes repartis en voiture jusqu’à Eton et Derek a suggéré qu’on aille au cinéma. Le Royalty se trouve dans Farquhar Street, une petite artère qui descend du Château dans la direction de la route d’Ascot. J’ai compris pourquoi Derek avait choisi ce cinéma quand je l’ai vu payer douze shillings pour une loge. Il y en avait une de chaque côté de la salle. Elles n’avaient pas plus de quatre mètres carrés et contenaient simplement deux sièges. Derek mit le sien tout près du mien, commença à m’embrasser et à me caresser. Je me suis dit tout d’abord : « Mon Dieu ! c’est ici qu’il les amène toutes ! » Mais bien vite je me suis sentie fondre à mesure que ses mains exploraient lentement mon corps ; elles étaient douces, elles savaient où elles allaient et elles se sont trouvées là… J’ai caché mon visage au creux de son épaule, j’ai mordu ma lèvre en éprouvant ce frisson délicieux, et puis ça a été fini. J’ai été envahie par une douce chaleur, mes larmes se sont mises à couler et j’ai mouillé le col de sa chemise. Il m’embrassa doucement en me disant à voix basse qu’il m’aimait, que j’étais la fille la plus merveilleuse de la terre. Mais je me suis remise droite sur mon siège, je me suis écartée de lui, j’ai séché mes yeux et essayé de regarder le film. Je me disais que je venais de perdre ma virginité, d’une certaine façon tout au moins, et qu’il n’aurait plus pour moi aucun respect. Il m’accompagna à temps pour prendre le dernier train de Londres, nous décidâmes de nous retrouver à la même heure le samedi suivant. Il resta sur le quai à agiter la main tant que je pus l’apercevoir sous les lumières jaunes de cette chère petite gare ; c’est ainsi que débuta vraiment notre amour. Par la suite, ce fut à peu près toujours la même chose, avec peut-être quelques changements dans les endroits où nous déjeunions ou prenions la collation du soir : la rivière, le gramophone, la petite loge au cinéma. Mais désormais, il s’y ajoutait un frisson supplémentaire sur le plan physique : dans le bateau, la voiture, au cinéma, nos mains ne quittaient pas nos corps, devenant plus expertes, s’attardant de plus en plus à mesure que ce long été nous faisait approcher du mois de septembre. Dans le souvenir que j’ai conservé de ces jours heureux, le soleil brille sans cesse, les saules se penchent sur une eau aussi limpide que le ciel. Les cygnes glissent à l’ombre des peupliers, les hirondelles plongent en effleurant l’eau tandis que la Tamise partant de Queen Eyot, dépasse Boveney Lock et Coocoo Weir, endroit où nous avions l’habitude de nous baigner, puis traverse la longue suite de prairies de Brocas, pour se diriger vers le pont de Windsor. Il a pourtant sûrement dû pleuvoir, il a dû y avoir des canotiers bruyants encombrant le fleuve, il a même dû y avoir des nuages au ciel de notre intimité, mais s’il en a été ainsi, je n’en ai gardé aucun souvenir. Les semaines s’écoulaient comme le fleuve, brillantes, lumineuses, enchanteresses. Vint alors le dernier samedi de septembre, sans que nous y ayons jamais pensé jusque-là. Un nouveau chapitre allait s’ouvrir. Susan rentrait dans notre appartement le lundi, j’avais une situation en vue, Derek regagnait Oxford. Ce jour-là Derek fut particulièrement affectueux ; dans la soirée il m’emmena au Bridge Hotel où nous avons pris chacun trois gins, bien que d’habitude nous ne buvions pour ainsi dire pas. Puis il insista pour dîner au champagne, si bien qu’en arrivant à notre petit cinéma, nous étions tous les deux passablement gris. J’en étais heureuse car de cette façon j’oubliais qu’une nouvelle page devait se tourner le lendemain, que ce serait la fin de nos chères habitudes. Cependant, quand nous nous sommes trouvés dans notre loge, Derek était morose. Il ne me prit pas dans ses bras comme de coutume, il s’assit un peu à l’écart et se mit à fumer en regardant le film. Je vins près de lui, pris sa main, mais il ne bougea pas et continua à regarder devant lui. Je lui demandai ce qu’il avait. Au bout d’un moment, il me répondit d’un air buté : « Je veux coucher avec toi. Pour de bon, je veux dire. » Cela me fit un choc. C’était surtout la rudesse de son intonation. Bien entendu, nous avions déjà parlé de ça et nous étions toujours plus ou moins convenus que cela viendrait « plus tard ». Je repris donc les arguments que j’avais déjà employés, mais j’étais nerveuse et bouleversée. Pourquoi fallait-il qu’il gâche notre dernière soirée ? Il me répondit avec impatience. D’après lui, j’allais devenir une vierge desséchée. Et puis, ce n’était pas bon pour sa santé. De toute façon, nous étions amants, alors pourquoi ne pas nous comporter comme des amants ? Je lui répondis que j’avais peur d’avoir un enfant. Il répondit que cela ne présentait pas de difficulté, qu’il était facile d’éviter ce genre de chose. Mais pourquoi ce soir ? demandai-je en continuant à discuter. Nous ne pouvions pas faire cela dans ce cinéma. Mais si ! Il y avait toute la place nécessaire. Et puis, il voulait faire cela avant de s’en aller à Oxford. C’était en quelque sorte une façon de nous marier. Affolée, je réfléchis à ce qu’il me disait ; il y avait peut-être après tout quelque chose de vrai dans ce qu’il disait, ce serait une manière de sceller notre union. Mais je continuais à avoir peur. Je lui demandai en hésitant… s’il avait sur lui une de ces… choses dont j’avais vaguement entendu parler. Il répondit que non, mais qu’il y avait à côté un pharmacien ouvert toute la nuit et qu’il pouvait aller en acheter. Il m’embrassa, se leva précipitamment et sortit de la loge. Je restai assise, à contempler l’écran tristement. Désormais, je ne pouvais plus lui refuser ! Il allait revenir, et ce serait vilain et horrible la petite loge dégoûtante de ce cinéma de faubourg, cela allait me faire mal et m’ôterait toute envie de recommencer. Je pensai un instant à m’enfuir, à courir à la gare prendre le premier train pour Londres. Mais il serait furieux. Sa vanité en serait froissée. Ce n’aurait pas été « sport » et toute notre camaraderie basée sur le principe de passer l’un et l’autre du bon temps, serait définitivement détruite. Et après tout, était-ce bien de ma part de lui refuser cela ? C’était peut-être en effet mauvais pour sa santé de ne pas faire cela complètement. De toute façon, il fallait que ça m’arrive un jour. On ne peut pas choisir le moment idéal pour une chose pareille. Aucune fille, semble-t-il, n’aime cela la première fois. Peut-être valait-il mieux s’en débarrasser. Et puis n’importe quoi plutôt que de le mettre en colère ! N’importe quoi plutôt que de courir le risque de détruire notre amour ! La porte s’ouvrit, la lumière du hall éclaira un instant l’intérieur de la loge. Il était déjà près de moi, excité, la respiration courte. - Je l’ai, chuchota-t-il. Ça a été terriblement embarrassant. C’était une fille qui était au comptoir. Je ne savais pas comment appeler ça. Finalement, j’ai dit : « Une de ces choses pour ne pas avoir d’enfant, vous savez…» Elle est restée de glace ; elle m’a demandé quelle qualité je désirais. « La meilleure, bien sûr…» Je voyais le moment où elle allait me demander : « Quelle taille ? » Il riait en me tenant serrée ; j’eus en réponse un petit rire apeuré. Il valait mieux « être sport » ! Il valait mieux ne pas en faire un drame ! De nos jours, personne n’en fait. Cela rendrait la chose embarrassante, particulièrement pour lui. Ses caresses préliminaires furent si hâtives que j’en pleurai presque. Puis il recula son siège jusqu’au fond de la loge, ôta sa veste et l’étendit sur le plancher. Quand il me dit de le faire, je m’allongeai ; il s’agenouilla à côté de moi et se mit à me retirer mon slip. Il me dit de lever les jambes et de mettre mes pieds sur le devant de la loge. Cette position était si inconfortable que je lui dis : « Non, Derek, s’il te plaît, pas ici ! » Mais il était déjà sur moi, essayant maladroitement de m’étreindre ; je tentais de l’aider de mon mieux pour qu’il ait au moins du plaisir et qu’ensuite il ne soit pas furieux contre moi. A ce moment la terre s’entrouvrit ! Nous fûmes soudain inondés d’une lumière jaune, une voix furieuse retentit audessus de moi et en arrière : - Nom de nom ! Qu’est-ce que vous êtes en train de faire dans mon cinéma ? Voulez-vous vous relever, petite dégoûtante ! Comment j’ai pu ne pas m’évanouir, je n’en sais encore rien. Derek était debout, blanc comme un linge, reboutonnant maladroitement son pantalon. Je me remis péniblement sur mes pieds, en me cramponnant à la cloison de la loge. Je restai là, debout, attendant la mort. Dans l’embrasure de la porte, une silhouette sombre désignait mon sac posé sur le sol et à côté, la petite tache blanche de mon slip. « Ramassez-moi ça ! » Je me baissai soudain comme si l’on m’avait frappée, je fis un bouchon de mon slip et essayai de le dissimuler dans ma main. « Maintenant, foutez-moi le camp ! » Il restait là, obstruant à moitié le passage et nous sommes passés devant lui, anéantis. Le directeur claqua la porte de la loge et vint se placer devant nous ; c’était un petit homme brun trapu avec un veston ajusté et une fleur à la boutonnière. Il nous regardait de haut en bas, rouge de colère. « Sales morveux. » Puis, se tournant vers moi : « Mais, je vous ai déjà vue ici. Vous n’êtes probablement qu’une petite putain. Je suis bien bon de ne pas prévenir la police. Attentat à la pudeur. Scandale dans un endroit public. » Ces mots lourds de menaces sortaient sans effort. Il devait les avoir souvent utilisés dans sa minable petite salle obscure. « Vos noms, je vous prie. » Il sortit un carnet de sa poche et lécha le bout de son crayon. Il s’adressait à Derek. Celui-ci bredouilla : « Euh… James Grant (Cary Grant jouait en vedette dans le film) … euh… 24 Acacia Road, Nettlebed. » « Il n’y a pas ça à Nettlebed dit le directeur en levant les yeux de son carnet. Il y a seulement Henly-Oxford Road. » Derek s’entêtait : « Si, il y en a une… derrière…» ajouta-t-il d’une voix faible. « C’est une ruelle. » « Et vous ? » demanda le directeur en se tournant vers moi d’un air soupçonneux. J’avais la bouche sèche. J’avalai ma salive : « Miss Thompson, Audrey Thompson. 24…» (je m’aperçus que c’était déjà le numéro choisi par Derek, mais je ne pouvais pas en imaginer un autre) « Thomas… (j’étais sur le point de dire encore une fois Thompson !) Road… London. » « L’arrondissement. » Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire. Je restais désespérément bouche bée devant lui. « Le district postal, quoi ? » Je me rappelai soudain Chelsea : « S.W.6 », répondis-je d’une voix épuisée. Il montra la rue. Nous passâmes en tremblant devant lui, mais il nous suivit, l’index toujours braqué dans notre direction. « Et ne remettez jamais les pieds dans mon établissement ! Je vous ai repérés tous les deux ! Si jamais je vous revois, j’appelle la police ! » Toute une rangée d’yeux moqueurs et accusateurs nous suivaient. J’ai pris le bras de Derek (pourquoi n’est-ce pas lui qui prit le mien ?) et nous sommes sortis sous les hideuses lumières ; nous avons tourné instinctivement à droite parce que la rue descendait et que cela nous permettait d’aller plus vite. Nous ne nous sommes pas retournés tant que nous n’avons pas rencontré une rue transversale ; nous y avons pénétré et ce n’est qu’à partir de ce moment que nous avons cherché à regagner l’endroit où nous avions parqué la MG sur la hauteur derrière le cinéma. Derek n’ouvrit pas la bouche jusqu’à ce que nous soyons arrivés tout près de la voiture. Alors il dit, comme quelqu’un qui voit le côté pratique des choses : - Il ne faut pas qu’ils puissent prendre le numéro de la voiture. Je vais la chercher et toi tu vas m’attendre devant chez Fullers à Hudson Hill. Ça prendra environ dix minutes. Il libéra son bras du mien et remonta la rue. Je restai là à le regarder s’éloigner ; sa haute silhouette élégante avait recouvré son fier maintien ; alors je m’en retournai et pris une petite rue parallèle à Farquhar Street qui conduit au château. Je m’aperçus que je tenais toujours mon slip serré dans ma main. Je le mis dans mon sac. C’est en ouvrant ce sac que je pensai à la tête que je devais avoir. Je m’arrêtai sous un réverbère et me regardai dans ma glace. Je faisais peur. Mon visage blême tournait au vert, j’avais les yeux d’un animal traqué. Mes cheveux étaient relevés sur le derrière de ma tête, là où ils avaient été en contact avec le sol, ma bouche était barbouillée par les baisers de Derek. « Sale petite truie ! » Cet homme avait bien raison ! Je me sentais malpropre, dégradée, fautive. « CHÈRE VIV » Cette nuit n’était pas terminée pour moi. Devant chez Fullers, un agent se tenait près de la voiture de Derek, en train de discuter. Derek tourna la tête et m’aperçut : - La voici, monsieur l’agent. Je vous ai dit qu’elle serait là dans une minute. Il fallait qu’elle… euh… poudre son nez. Pas vrai, chérie ? Encore des ennuis ! encore des mensonges ! Essoufflée, je dis que c’était exact, et grimpai sur le siège à côté de Derek. L’agent me fit un sourire malin et dit à Derek : - Très bien, monsieur. Mais une autre fois, rappelez-vous qu’on n’a pas le droit de stationner ici ; même pour un cas d’urgence comme celui-ci. Et il frisait sa moustache. Derek mit en prise, remercia l’agent, fit un clin d’œil pour répondre à sa plaisanterie un peu grasse, et nous démarrâmes. Derek resta muet jusqu’à ce que nous ayons tourné à droite aux feux rouges en bas de la descente. Je pensais qu’il allait me déposer à la gare, mais il continua dans Datchet Road. « Ouf ! » dit-il en poussant un long soupir de soulagement. « Nous l’avons échappé belle ; j’ai cru qu’on était cuits. Une jolie chose à lire dans les journaux pour mes parents. Et à Oxford ! Il n’aurait plus manqué que cela ! - C’était affreux ! Il y avait dans mon intonation un tel accent de sincérité et d’émotion qu’il tourna la tête de côté pour me regarder : - C’était moche en effet, poursuivit-il sans s’émouvoir. Juste au moment où nous avions tout arrangé. Il mit plus d’enthousiasme dans sa voix pour essayer de me convaincre : « Je vais te dire. Nous avons encore une heure avant le départ du train. Pourquoi n’irionsnous pas nous promener sur le bord du fleuve ? Il y a là une promenade fréquentée par tous les couples d’Oxford. On y est tout à fait chez soi. Ce serait dommage de perdre notre temps et tout le reste, maintenant que nous avons pris notre décision. » « Le reste », je pense, pour lui, c’était ce qu’il avait été acheter à côté du cinéma. J’étais atterrée. Je lui dis d’un ton pressant : - Mais je ne peux pas, Derek, c’est tout à fait impossible. Tu n’as pas l’air de comprendre dans quel état tout cela m’a mise. - Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Tu es malade, ou quoi ? - Oh non ! simplement cette horrible chose qui est arrivée, cette chose si honteuse. - Oh ! ce n’est que cela ! dit-il avec mépris. On s’en est sorti, pas vrai ? Alors, viens, sois sport ! A la perspective d’en repasser par là, mes jambes ont été prises d’un tremblement et j’ai dû serrer mes genoux dans mes mains pour le faire cesser. Je répondis d’une voix étouffée : - Alors… bon… - Bravo ! Je te retrouve ! Nous traversâmes le pont et Derek rangea la voiture sur le côté. Il m’aida à enjamber une barrière pour pénétrer dans un champ, passa un bras autour de mes épaules et me guida le long d’un chemin de halage ; nous dépassâmes quelques péniches amarrées sous les saules. - J’aimerais bien en avoir une comme ça, dit-il. Pourquoi n’essaierait-on pas d’entrer dans un de ces bateaux ? On aurait un bon lit à deux places ! Et probablement des boissons dans les armoires. - Oh non ! Derek ! Pour l’amour du ciel ! Nous avons eu assez d’ennuis comme cela. - Tu as peut-être raison, dit Derek en riant. D’ailleurs, l’herbe est assez moelleuse. Ça ne t’excite pas ? Tu verras. Ce sera merveilleux. Après ça, nous serons vraiment amants. - Oui, Derek ; mais tu seras bien doux, veux-tu ? - Ne t’en fais pas, répondit Derek en me regardant l’œil brillant ; je te montrerai. Je me sentais mieux, plus forte. C’était charmant de marcher avec lui au clair de lune. Il y avait devant nous un bouquet d’arbres ; je regardai Derek avec terreur, je savais que c’était là que ça allait se passer. Il faut, oui, il faut que je lui rende les choses faciles, qu’il ait du plaisir. Il ne faut pas que je fasse l’idiote. Il ne faut pas que je pleure ! Le sentier pénétrait dans le bouquet d’arbres. - Entrons là, dit Derek en regardant autour de lui. Je passe devant ; baisse la tête. Nous sommes passés sous les branches en nous baissant. Il y avait en effet une petite clairière. Des gens étaient venus là avant nous. Il y avait un paquet de cigarettes vide, une bouteille de Coca-Cola. La mousse et les feuilles avaient été foulées. J’avais l’impression que c’était une sorte de lit de bordel où des centaines, peut-être des milliers d’amants s’étaient étreints. Mais il n’y avait plus moyen de reculer. Au moins fallait-il se dire que l’endroit était bien choisi, puisque tant de gens l’avaient utilisé avant nous. Derek était anxieux, impatient. Il mit sa veste sur le sol pour que je m’y étende et se mit immédiatement, presque fébrilement, à me dévorer de caresses. J’essayai de m’abandonner, mais mon corps restait crispé, mes nerfs et mes membres étaient comme de bois. J’aurais voulu l’entendre me dire des mots caressants, amoureux, mais il ne pensait qu’à ce qu’il voulait faire, il me maniait avec brutalité, il me traitait comme si j’avais été une grande poupée maladroite. Les larmes jaillirent de mes yeux. Oh mon Dieu ! que m’arrivait-il ? Ce fut ensuite une douleur aiguë, un cri vite étouffé ; il était couché sur moi, sa poitrine se soulevait, son cœur battait contre mes seins. Je le serrai dans mes bras et je sentis sur mes mains le contact de sa chemise humide. Nous sommes restés étendus ainsi pendant de longues minutes. Je regardais la lune filtrer entre les branches, j’essayais d’arrêter mes pleurs. Ainsi c’était cela ! Désormais j’étais une femme, la jeune fille était morte ! Et je n’avais éprouvé aucun plaisir, j’avais seulement eu mal, mais elles disent toutes la même chose. Cependant il me restait quelque chose : cet homme que je tenais dans mes bras. Je le serrai encore plus fort. J’étais à lui, entièrement à lui, et il était à moi. Il veillerait sur moi. Nous appartenions l’un à l’autre. Je ne serais plus jamais seule, désormais. Il y aurait toujours nous deux. Derek déposa un baiser sur ma joue humide et se releva en rampant. Il me tendit les mains, je baissai ma jupe et il me fit mettre debout. Il me regarda bien en face ; il y avait quelque embarras dans son demi-sourire. - J’espère que ça ne t’a pas fait trop mal. - Non. Mais c’était bien pour toi ? - Oh oui ! assez. Il se pencha pour ramasser sa veste. Il jeta un coup d’œil à sa montre. - Oh ! plus qu’un quart d’heure avant le départ du train ! Il vaut mieux se mettre en route. Nous rejoignîmes le sentier en nous baissant ; tout en marchant, je passai un peigne dans mes cheveux et brossai ma jupe du revers de la main. Derek marchait en silence à côté de moi. Sous la lumière de la lune, je voyais un visage fermé ; quand je pris son bras, il ne répondit pas en pressant le mien. J’aurais voulu qu’il fût affectueux, qu’il parlât de notre prochain rendez-vous, mais je le sentais subitement froid et distant. Je n’étais pas habituée à cette expression qu’a le visage d’un homme une fois qu’il a fait cela… Je me faisais des reproches. Je n’avais pas été à la hauteur. J’avais pleuré. Je lui avais tout gâché. Nous arrivâmes à la voiture et nous allâmes en silence jusqu’à la gare. Je le fis s’arrêter à l’entrée. Sous la lumière jaune je vis une figure figée, contractée, des yeux qui semblaient éviter les miens. - Ne viens pas jusqu’au train, chéri, lui dis-je. Je trouverai bien mon chemin. Qu’est-ce qu’on fait samedi prochain ? Je pourrais aller à Oxford. Ou bien veux-tu attendre d’être tout à fait installé ? Il était sur la défensive. - Ce ne sera pas si commode, Viv. Les choses seront différentes à Oxford. Il faut que je voie. Je t’écrirai. Je me dressai et déposai sur ses lèvres un baiser, auquel il répondit à peine. - Alors, à bientôt, Viv, dit-il avec un signe de tête. Puis, avec un sourire forcé, il fit demi-tour, sortit et tourna pour aller retrouver sa voiture. * * * Je n’ai reçu sa lettre que deux semaines plus tard. J’avais écrit deux fois sans recevoir de réponse. Elle commençait ainsi : « Chère Viv, cette lettre ne va pas être facile à écrire…» Après avoir lu ce préambule, je rentrai dans ma chambre, fermai la porte à clef, m’assis sur mon lit et rassemblai mon courage. Il disait ensuite que l’été qui venait de se terminer avait été merveilleux et qu’il ne m’oublierait jamais. Mais sa vie avait changé, il allait avoir énormément de travail et il n’y aurait pas beaucoup de place pour « les filles ». Il avait parlé de moi à ses parents, mais ceux-ci désapprouvaient notre liaison. Ils avaient dit qu’il n’était pas correct d’aller aussi loin avec une jeune fille si ce n’était pas pour l’épouser. « Ils sont terriblement insulaires, je le crains, ils ont des idées ridicules sur les étrangères », bien qu’en ce qui me concerne, je ne fasse aucune différence entre toi et n’importe quelle fille anglaise, et, tu le sais, j’adore ton accent. Ils étaient braqués sur l’idée de le marier à la fille de quelque voisin. « Je ne t’en ai jamais parlé, et je pense que c’est très mal de ma part, mais en réalité nous étions en quelque sorte fiancés. Nous avons connu ensemble des jours si merveilleux, tu as été si sport que je n’ai rien voulu gâcher en te mettant au courant. » Il espérait fermement que la vie nous réunirait à nouveau et en attendant, il me faisait envoyer de chez Fortnum douze bouteilles de champagne rosé, « le meilleur », en souvenir de notre première rencontre. « Et j’espère vraiment que cette lettre ne te bouleversera pas trop, Viv, car j’estime sincèrement que tu es la plus merveilleuse des filles et que tu es beaucoup trop bien pour moi. En souvenir de notre amour, avec mille tendresses, Derek. » Je m’étais conduite comme une grue, je l’ai bien compris, et on m’a traitée comme telle. Dans ce petit univers rigide qu’est l’Angleterre, j’étais une Canadienne, par conséquent une étrangère, une femme à côté bonne prise. Le fait de n’avoir rien prévu prouvait mon inconscience. Née d’hier, voilà ce que j’étais ! Il vaudrait mieux devenir plus maline, sinon tu auras encore mal. Mais en dépit de cette demi-clairvoyance et de ces mouvements de fierté, il y avait en moi une fille qui geignait en se faisant toute petite. Il fut un temps où je pleurais la nuit, où je me mettais à genoux en implorant la Sainte Vierge de me rendre Derek. Elle n’en fit rien. Mon orgueil m’interdisait d’essayer de le fléchir ou d’aller plus loin que ma petite lettre accusant réception de la sienne et de la réexpédition du champagne à Fortnum. L’été sans fin avait pris fin. Tout ce qu’il en restait, c’étaient quelques déchirants souvenirs des Taches d’Encre et la trace indélébile du cauchemar du cinéma de Windsor. Je savais que ces traces resteraient incrustées dans ma chair aussi longtemps que je vivrais. Par chance, la situation que j’avais recherchée s’offrit à moi. Il s’agissait du Chelsea Clarion, un hebdomadaire de quartier en mieux qui s’était lancé dans les petites annonces et était devenu une sorte d’organe spécialisé s’adressant aux gens qui cherchaient appartements, chambres à louer et domestiques dans les quartiers du sud-ouest de Londres. S’y ajoutaient quelques pages rédactionnelles qui ne traitaient que des affaires du quartier les nouveaux réverbères hideux, pas assez d’autobus sur la ligne n°11, les voleurs de boîtes à lait avec une page entière de potins concernant presque exclusivement Chelsea, que tout le monde se mit à lire et qui étaient rédigés de manière à éviter les risques de procès en diffamation. Il y avait aussi un éditorial violent dans le sens du loyalisme à l’Empire, ce qui correspondait exactement aux opinions des gens du quartier. Je gagnais cinq livres par semaine, plus une commission sur les ordres de publicité que je pouvais récolter. J’ai ainsi décidé de cesser d’être sentimentale. Je m’en remettrais à mon intelligence, à mon cran, à la solidité de mes semelles, pour montrer à ces sacrés snobs anglais que si je n’avais rien de commun avec eux, j’étais au moins capable de leur arracher ma pitance. Je me suis donc mise à travailler le jour en ne pleurant que la nuit, et je suis devenue la plus bûcheuse de toute la maison. Je préparais le thé pour tout le personnel, assistais aux enterrements et me procurais la liste des gens de la famille, rédigeais des échos piquants, m’occupais de la page des concours et vérifiais même les définitions des mots croisés avant de les envoyer à l’imprimerie. Durant mes moments de loisir, je faisais le tour du quartier, obtenant au charme des annonces des boutiquiers, ainsi que des hôtels et restaurants, et je voyais s’enfler mes commissions, si bien que le directeur estima qu’il ferait des économies en me stabilisant à un salaire de quinze livres. Il m’installa donc dans une petite cage cubique tout à côté de lui avec le titre de rédacteur en chef adjoint, ce qui impliquait apparemment le privilège supplémentaire de coucher avec lui. Mais la première fois qu’il me pinça les fesses, je lui dis que j’avais un fiancé au Canada. J’accompagnai cette déclaration d’un regard si furieux qu’il se le tint pour dit et me laissa tranquille. J’avais de la sympathie pour lui et à partir de ce moment-là nous nous sommes très bien entendus. Je pris donc possession de mon nouveau poste de « rédacteur en chef adjoint » ; j’eus le droit de signer et « Vivienne Michel » devint une personnalité ; mon salaire fut porté à vingt guinées. Je suis cependant restée encore deux ans au Clarion jusqu’à l’âge de vingt et un ans ; à cette époque j’avais des offres de grands journaux, du Daily Express, du Daily Mail ; le moment me sembla venu de changer de quartier pour affronter le monde. J’habitais toujours avec Susan. Elle avait trouvé une situation au Foreign Office dans un service qu’on appelait quelque chose comme « Transmissions », sur le compte duquel elle était très discrète ; elle fréquentait un garçon du même service et je me doutais qu’il ne s’écoulerait pas longtemps avant qu’ils ne fussent fiancés et qu’elle eût besoin de tout l’appartement. Ma vie privée à moi était d’un vide absolu, il s’agissait de collectionner amitiés et demi-flirts auxquels je finissais toujours par me dérober ; je courais le danger de devenir la fille qui ne réussit pas mal dans une carrière, mais qui se durcit, qui fume trop de cigarettes, boit trop de vodka-tonic et qui mange des conserves dans la solitude. C’est alors qu’à une fête organisée par la presse pour soutenir le Festival Baroque de Munich, j’ai fait la connaissance de Kurt Rainer du V.W.Z. UN OISEAU QUI S’EST BRISÉ UNE AILE La pluie tombait toujours avec la même violence. Les nouvelles de 8 heures du soir continuaient d’égrener leurs ravages et leurs désastres, un effondrement sur la Nationale 9, la voie du chemin de fer inondée à Schenectady, la circulation arrêtée à Troy ; cette pluie torrentielle risque encore de continuer durant plusieurs heures. La vie américaine est complètement désorganisée par les orages, la neige et les ouragans. Quand les voitures des Américains ne peuvent plus se déplacer, la vie s’arrête et quand les fameux horaires ne peuvent plus être observés, ils sont pris de panique, ils atteignent le paroxysme du sentiment de frustration, ils assiègent les gares, ils embouteillent les téléphones interurbains, ils laissent leur radio allumée en permanence, à l’affût de la moindre bribe de réconfort. Je pouvais imaginer le chaos sur les routes et dans les villes, et je m’installais douillettement dans ma solitude. Mon verre était presque fini. Je le ranimai avec quelques cubes de glace, allumai une autre cigarette et me réinstallai dans mon fauteuil au moment où un présentateur annonçait une demi-heure de jazz de San Francisco. Kurt n’aimait pas le jazz ; il trouvait cela décadent. Il me fit également cesser de fumer, de boire, et de mettre du rouge à lèvres ; la vie devint une affaire sérieuse à base de galeries de peinture et de salles de conférences. Ce changement fut le bienvenu car il établissait un contraste avec ma vie sans signification, vide. Ce régime de teutonisme, si j’ose dire, ramenait à la surface le fond sérieux qu’on trouve en tout Canadien. V.W.Z., le Verband Westdeutscher Zeitungen, était une agence d’information indépendante financée par une coopérative de journaux de l’Allemagne de l’Ouest un peu dans le genre de Reuter. Kurt Rainer était son premier représentant à Londres. Quand je fis sa connaissance, il recherchait un adjoint anglais pour lire les quotidiens et les hebdomadaires afin d’en extraire les éléments qui peuvent intéresser le public allemand, tandis que lui-même s’occuperait des informations diplomatiques de première importance et assurerait les missions extérieures. Ce soir-là, il m’emmena dîner chez « Schmidts » dans Charlotte Street. Il parla avec sérieux mais sur un ton charmeur de l’importance de sa mission et de tout ce qu’elle pouvait signifier pour les relations anglo-allemandes. Il était solidement bâti, c’était le type du jeune homme habitué à la vie au grand air et qui, avec ses cheveux blonds étincelants et ses yeux bleus candides, fait sensiblement moins que ses trente ans. Il me dit qu’il était originaire d’Augsbourg, près de Munich et qu’il était le fils unique d’un père et d’une mère tous les deux médecins qui avaient été internés dans un camp de concentration et délivrés par les Américains. Ils avaient été arrêtés parce qu’ils écoutaient la radio anglaise et avaient dissuadé le jeune Kurt d’adhérer au mouvement des Jeunesses Hitlériennes. Il avait fait ses études au collège de Munich et à l’Université, puis s’était lancé dans le journalisme, était entré à Die Welt, le principal journal de l’Allemagne de l’Ouest. C’est là qu’on l’avait désigné pour ce poste à Londres en raison de sa parfaite connaissance de l’anglais. Il me demanda ce que je faisais ; le lendemain, je me rendis à son bureau de Chancery Lane, qui occupait deux pièces et je lui montrai quelques-uns de mes articles. Il avait déjà pris avec un soin très caractéristique des renseignements sur moi par l’intermédiaire d’amis qu’il avait au Club de la Presse ; une semaine plus tard, je me trouvais installée dans le bureau voisin du sien avec les télétypes de P. A. Reuter et de l’Exchange Telegraph qui cliquetaient tout près de ma table. Mon salaire était magnifique trente livres par semaine. J’assurais principalement le service du Telex avec notre Zentrale de Hambourg. Mon ignorance de l’allemand me causait bien un léger handicap car, à part la copie de Kurt qu’il passait lui-même au téléphone, je passais mes informations par le Telex en anglais, elles étaient ensuite traduites à l’arrivée ; mais les opérateurs du Telex à Hambourg connaissaient assez d’anglais pour bavarder avec moi quand j’étais à la machine. C’était un travail plutôt mécanique, mais il fallait être rapide et précis et c’était amusant de voir le succès ou le ratage de ce que j’avais envoyé en examinant les coupures des journaux allemands qui nous parvenaient quelques jours après. Kurt ne tarda pas à avoir suffisamment confiance en moi pour laisser le bureau sous ma seule responsabilité ; il y avait des urgences qu’il était excitant d’assurer par moi-même, avec le petit frisson qui me parcourait quand je pensais que vingt rédacteurs en chef allemands étaient à la merci de ma rapidité et de mon exactitude. Tout cela me semblait tellement plus important et supposait tellement plus de responsabilités que les banalités de clocher qui paraissaient dans le Clarion ; je goûtais l’autorité avec laquelle Kurt me donnait ses directives et prenait ses décisions, et il s’y mêlait constamment ce piment dû à l’urgence qui caractérise tout le travail d’une agence d’information. Susan finit par se marier, si bien que j’allai occuper un appartement meublé à Bloomsbury Square dans le même immeuble que Kurt. Il était si korrekt et nos relations étaient si kameradschaftlich mots qu’il ne cessait d’employer que j’ai estimé faire quelque chose de raisonnable et de convenable. C’était très bête de ma part. A part le fait que Kurt a probablement mal interprété mon acceptation de sa suggestion d’aller demeurer dans son immeuble, il devint naturel que nous rentrions ensemble à pied en sortant du bureau, qui était proche. Les dîners pris en commun devinrent plus fréquents et ensuite, pour faire des économies, il prit l’habitude de venir s’installer avec son gramophone dans mon salon tandis que je préparais à dîner. J’ai bien sûr aperçu le danger et je me suis inventé pas mal d’amis avec qui j’étais censée passer mes soirées. Cela voulait dire pour moi aller m’installer toute seule dans un cinéma après un dîner solitaire, et l’ennui d’être sans cesse importunée par des hommes en train de draguer. Kurt était toujours korrekt, nos relations si dénuées d’équivoque se plaçaient à un tel niveau spirituel que mes appréhensions finirent par me sembler idiotes. J’eus encore plus confiance lorsque Kurt, après environ trois mois de cette existence paisible, m’annonça, au retour d’un voyage en Allemagne, qu’il s’était fiancé avec une amie d’enfance du nom de Trude, fille d’un professeur de philosophie de Heidelberg. Le regard de ses yeux placides, sur les photographies, les nattes bien luisantes, et l’air astiqué étaient une réclame vivante pour « Kinder, Kirche, Küche ». Kurt me traduisait les lettres de Trude, discutait avec moi du nombre d’enfants qu’ils auraient, me demandait mon avis sur la décoration de l’appartement qu’ils projetaient d’acheter à Hambourg après qu’il aurait terminé son stage de trois ans à Londres et économisé assez d’argent pour se marier. Je devins leur directrice de conscience et j’aurais trouvé ce rôle ridicule si cela ne m’avait pas semblé tout naturel et plutôt amusant, d’avoir deux grandes poupées avec qui jouer « au mariage ». Kurt avait même arrêté minutieusement les détails de leur vie intime ; il insistait, avec quelque perversité, pour m’en faire part ; ce fut tout d’abord assez embarrassant, parce qu’il envisageait ces questions sous leur aspect clinique, et hautement éducatif. Pendant leur lune de miel à Venise (tous les Allemands vont passer leur lune de miel à Venise) ils feraient bien entendu l’amour toutes les nuits car, disait Kurt, il importait que l’acte fût techniquement parfait et, pour y parvenir, il fallait beaucoup d’entraînement. Dans ce but, ils prendraient d’abord un dîner léger car il faut éviter d’avoir l’estomac trop plein, et ils n’iraient pas se coucher plus tard que onze heures car il est essentiel d’avoir au moins huit heures de sommeil « pour recharger les batteries ». Les sens de Trude, disait-il, n’étaient pas éveillés, elle avait tendance à être kühl, tandis que lui était d’un tempérament passionné. Il faudrait donc beaucoup de jeux préliminaires pour amener Trude à être en harmonie et en synchronisme avec lui. Cela nécessiterait un certain contrôle sur lui-même, et sur ce point, il lui faudrait prendre beaucoup sur lui, car, m’expliquait-il, il est essentiel pour qu’un mariage soit heureux que les deux partenaires atteignent à l’orgasme en même temps. C’est à cette seule condition que les sommets de l’Ekstase pouvaient être considérés comme atteints par eux deux. Après la lune de miel, ils coucheraient ensemble le mercredi et le samedi. Le faire plus souvent affaiblirait ses « batteries » et pourrait diminuer son efficience au Büro. Le tout s’accompagnait d’une profusion de termes scientifiques les plus explicites et même de diagrammes, de schémas tracés sur la nappe avec une fourchette. Ces conférences, car en fait c’était de conférences qu’il s’agissait, m’apportèrent la conviction que Kurt était un amant d’une finesse exceptionnelle et je reconnais que j’étais fascinée et plutôt envieuse quand je pensais aux délices magnifiquement réglées et parfaitement hygiéniques qui attendaient Trude. Il y eut bien des nuits où je languissais de voir ces expériences devenir miennes et où j’avais envie de trouver quelqu’un qui sût jouer de moi comme Kurt assurait pouvoir le faire, c’est-à-dire à la façon « d’un grand violoniste jouant sur son instrument ». Il était inévitable, je suppose, que dans mes rêves, ce fût Kurt qui remplît ce rôle si sûr de lui, si doux, si profondément compréhensif des besoins physiques d’une femme. Les mois passaient et le ton, de même que la fréquence des lettres de Trude, se mirent à changer. Je fus la première à le remarquer, mais je ne dis rien. Il y avait des plaintes plus fréquentes et plus incisives sur la durée de cette période d’attente, les passages tendres devenaient plus distraits ; les joies d’un week-end d’été sur le Tegernsee, au cours duquel Trude avait fait la connaissance d’un « groupe sympathique », firent l’objet d’une description extasiée, et on cessa d’en parler. Puis, après trois semaines de silence de la part de Trude, Kurt arriva un soir chez moi, pâle, ruisselant de larmes. J’étais étendue sur le sofa, en train de lire ; il tomba à genoux à côté de moi et enfouit sa tête dans ma poitrine. Tout est fini, me dit-il entre deux sanglots. Elle avait fait la connaissance d’un autre homme, à Tegernsee, bien entendu, un médecin de Munich, un veuf. Il lui avait offert de l’épouser et elle avait accepté. Ils s’étaient aimés au premier regard. Kurt devait comprendre qu’une chose pareille n’arrive qu’une fois au cours d’une existence. Il devait la pardonner et l’oublier. Elle n’était pas digne de lui. Ils devaient rester bons amis. Le mariage serait célébré le mois suivant. Kurt devait essayer de faire ses vœux pour son bonheur. Adieu, votre Trude très vilaine. Kurt avait passé les bras autour de ma taille et il me serrait avec désespoir. « Je n’ai plus que vous », disait-il à travers ses sanglots. « Soyez bonne, consolezmoi. » Je lui caressai les cheveux aussi maternellement que je le pus, en me demandant comment je pourrais me dégager de son étreinte, mais en même temps j’étais en train de m’attendrir sur le désespoir de cet homme fort qui se reposait sur moi. J’essayai de prendre une intonation raisonnable : « Si vous voulez mon avis, vous avez de la chance de vous en tirer ainsi. Aucune fille n’est irremplaçable, et celle-ci n’était pas du tout la femme qu’il vous fallait. Il y a quantité d’autres filles mieux qu’elle en Allemagne. Venez, Kurt ! » Et je faisais tous mes efforts pour m’asseoir, « nous allons dîner dehors et ensuite au cinéma. Cela vous changera les idées. Il ne sert à rien de pleurer sur le lait répandu. Allons, venez ! » Je réussis à me libérer, mais j’étais à bout de souffle ; enfin nous nous sommes trouvés tous les deux sur nos pieds. - Ah ! vous êtes bonne avec moi, Viv, dit Kurt en baissant la tête. Vous êtes une véritable amie quand on a besoin de vous eine echte Kameradin. Et puis, vous avez raison. Il ne faut pas que je me conduise comme une femmelette. Vous auriez honte de moi et cela, je ne peux pas le supporter. Il m’adressa un sourire torturé, alla à la porte et sortit. Deux semaines seulement après cette scène, nous étions amants. C’était en quelque sorte inévitable. Je me doutais à moitié que cela arriverait et je ne fis rien pour échapper à mon destin. Je n’étais pas amoureuse de lui, mais nous étions peu à peu devenus si intimes sur bien d’autres plans que le dernier pas qui consistait à coucher ensemble devait obligatoirement être franchi. Le baiser occasionnel sur la joue, fraternel, se rapprocha peu à peu de la bouche pour s’y poser un beau jour. Il y eut une pause dans ces travaux d’approche pendant laquelle je considérai ce genre de baiser comme définitivement admis ; mais vinrent alors les doux assauts contre mes seins puis sur le reste de mon corps, le tout si agréable, si calme, si peu dramatique, puis, un certain soir, dans mon salon, le lent déshabillage de mon corps « parce qu’il faut que je voie combien vous êtes belle », mes protestations faibles, presque langoureuses, et enfin l’opération scientifique qui avait été préparée à l’intention de Trude. Et comme ce fut délicieux, dans l’intimité de ma propre chambre ! Comme tout cela était sûr, sans précipitation, comme ces précautions étaient rassurantes ! Comme Kurt était fort, et doux à la fois, et si divinement bien élevé dans tout ce qui entourait l’acte de faire l’amour ! Chaque fois, une fleur une seule la chambre soigneusement remise en ordre après chaque extase passionnée, au bureau et devant les tiers une correction appliquée, jamais un mot grossier, ni seulement sale. C’était une série d’opérations exquises pratiquées par un chirurgien ayant au lit les meilleures manières du monde. Bien entendu, tout cela restait assez impersonnel. Mais j’aimais cela. C’était l’amour physique sans complication ni danger, une délicieuse amélioration du traintrain quotidien, qui chaque fois me laissait ronronnant comme un petit chat dorloté. J’aurais pu comprendre, ou simplement, deviner, que l’amour physique, au moins lorsqu’il est pratiqué « en amateur » par des femmes qui ne sont pas des professionnelles, n’a aucune chance de durer s’il ne se double pas de liens affectifs. L’intimité physique représente la moitié du chemin à parcourir pour atteindre à l’amour, mais l’esclavage est l’autre moitié. Mon esprit et une grande partie de mes instincts ne jouaient, c’était un fait, aucun rôle dans nos relations. Cette partie de moi-même restait assoupie, plongée dans l’euphorie. Mais mes jours et mes nuits étaient si occupés par cet homme, je me trouvais sous sa dépendance pendant une si grande partie de la journée et de la nuit que c’eût été presque inhumain de ne pas éprouver pour lui, à la longue, comme une sorte d’amour. Je ne cessais de me dire qu’il était dépourvu d’humour, sans personnalité, ennuyeux à l’extrême, insensible et, en définitive, terriblement germanique, mais je ne peux rien changer à ceci : j’épiais le bruit de ses pas dans l’escalier, je bénissais la chaleur et l’autorité de son corps, j’étais en toute occasion heureuse de faire la cuisine, du raccommodage, de travailler pour lui. Je reconnais que j’étais en train de devenir une Hausfrau docile et végétative, que, pour employer une image, je marchais dans la rue à six pas derrière lui comme un porteur indigène, mais je dois reconnaître aussi que j’étais heureuse, satisfaite et sans souci, et que je n’ambitionnais réellement aucun autre genre de vie. Il y avait des moments où j’avais envie de rompre le rythme invariable des jours, de crier, de chanter, et, d’une façon générale de mettre un peu de pagaille, mais je me disais que l’origine de ces impulsions était antisociale, non féminine, chaotique et psychologiquement déséquilibrée. Kurt m’avait fait comprendre ce genre de choses. Pour lui, la symétrie, le rythme régulier, chaque chose à sa place, une voix calme, une opinion modérée, l’amour le mercredi et le samedi (après un dîner léger !) jalonnaient le chemin qui mène au bonheur, en dehors duquel il n’y a que ce qu’il appelait le « syndrome anarchique », c’est-à-dire : boire et fumer, gardénal, jazz, lit commun, voitures rapides, se faire maigrir, les nègres et leurs jeunes républiques, l’homosexualité, l’abolition de la peine de mort et une série d’autres déviations de ce qu’il décrivait sous le nom de Naturmenschlichkeit, ou, plus simplement d’un mode de vie s’apparentant à celui des fourmis et des abeilles. Eh bien, tout cela me convenait parfaitement. Mon éducation m’avait préparée à la vie simple et j’étais très heureuse de la retrouver après ma brève expérience des bandes fréquentant les bistrots de Chelsea et du journalisme de pacotille, sans parler de mon histoire fertile en drames avec Derek, et je me mis à éprouver pour Kurt une sorte d’amour. Et l’inévitable se produisit. Peu après que nous nous soyons mis à faire régulièrement l’amour, Kurt m’avait dirigée sur une doctoresse digne de confiance qui m’avait fait une conférence privée sur la contraception et m’avait donné ce qu’il fallait. Mais elle m’avait avertie : en dépit de ces précautions, les choses pouvaient tourner mal. C’est ce qui arriva. Tout d’abord, restant optimiste, je ne dis rien à Kurt, puis, pour différentes raisons (besoin de ne pas garder mon secret pour moi seule, vague espoir qu’il pourrait en être enchanté et me proposer de l’épouser et une certaine appréhension liée à l’état dans lequel je me trouvais), je me décidai à le mettre au courant. Je n’avais aucune idée de ce que pourrait être sa réaction, mais bien entendu, je m’attendais à de la tendresse, de la sympathie, et tout au moins une certaine démonstration d’amour. Nous étions tous les deux debout à l’entrée de ma chambre, nous préparant à nous souhaiter bonne nuit. Je n’avais absolument rien sur moi, tandis que lui était complètement habillé. Quand j’eus terminé, il dégagea doucement son cou de mes bras, regarda mon corps de haut en bas avec un mélange de colère et de mépris, je ne puis mieux qualifier son expression et il tendit la main vers le bouton de la porte. Il me regarda dans les yeux d’un air glacé et dit avec douceur : « C’est ainsi ? » Puis il sortit de la pièce et ferma doucement la porte derrière lui. J’allai m’asseoir sur le bord de mon lit et me mis à contempler le mur. Qu’avaisje dit que je n’aurais pas dû dire ? Que signifiait la conduite de Kurt ? Puis, malade de pressentiment, je me mis au lit et pleurai toute seule jusqu’au moment où je m’endormis. J’avais raison de pleurer. Le lendemain matin, lorsque je l’appelai en bas de l’escalier pour partir avec lui comme de coutume à pied pour le bureau, il n’était déjà plus là. Quand j’arrivai au bureau, la porte de communication entre la pièce qu’il occupait et la mienne était fermée ; au bout d’un quart d’heure environ, il ouvrit la porte, et avec une expression glaciale, me dit qu’il avait à me parler. J’entrai dans son bureau et m’assis de l’autre côté de sa table : c’était l’entrevue de l’employée avec son patron, avant son renvoi, comme je n’allais pas tarder à le constater en effet. L’essentiel de son discours prononcé sur un ton impersonnel et réaliste, était ceci : dans une liaison entre camarades comme celle dont nous avions goûté le charme et ce charme était incontestable il était indispensable que les choses se passassent sans heurt, dans l’ordre. Nous avions été (il dit bien « avions été ») de bons amis, mais je reconnaîtrais qu’il n’avait jamais été question de mariage. Et de rien de plus durable qu’une entente satisfaisante entre camarades. (Encore ce mot !) Ces relations avaient été, certes, extrêmement agréables, mais désormais, par la faute de l’un des partenaires (moi seule, je suppose !) cela était arrivé ; une solution radicale devait être apportée à un problème qui comportait des éléments embarrassants et même dangereux pour notre existence. Un mariage hélas, car il avait la meilleure opinion de mes qualités et par-dessus tout de ma beauté physique était hors de question. En dehors de toute autre considération, il avait hérité un point de vue très précis sur le mélange des sangs (Heil Hitler !) et lorsqu’il se marierait, ce serait avec une femme appartenant à la race teutonne. En conséquence, et avec un regret sincère, il avait pris certaines décisions. Le plus important était que je pusse subir une opération immédiate. Trois mois, c’était déjà beaucoup et c’était dangereux. L’affaire se réglerait aisément. Je prendrais l’avion pour Zurich et descendrais dans un des hôtels voisins du Hauptbahnhof. N’importe quel taxi m’y conduirait de l’aéroport. Je demanderais au concierge le nom du médecin de l’hôtel, il y a d’excellents médecins à Zurich et je le consulterais. Il comprendrait la situation. Tous les médecins suisses comprennent. Il suggérerait que ma tension artérielle était trop élevée ou trop basse, ou que mes nerfs n’étaient pas en état de supporter la fatigue d’une grossesse. Il parlerait à un gynécologue il y a de merveilleux gynécologues à Zurich je rendrais visite à ce dernier qui confirmerait les déclarations du premier médecin et signerait une ordonnance. Le gynécologue réserverait une chambre dans une clinique et toute l’affaire pourrait être terminée en une semaine, dans des conditions de discrétion absolue. Cette procédure est parfaitement légale en Suisse et je n’aurais même pas à montrer mon passeport. Je pourrais donner n’importe quel nom de mon choix, un nom de femme mariée, naturellement. Cependant, cela coûterait cher. Peut-être cent livres, peut-être même cent cinquante. A cela aussi il avait pensé. Il prit une enveloppe dans le tiroir de son bureau et me la fit passer à travers la table. Il était raisonnable, après près de deux années d’excellents services, de recevoir un mois de salaire à titre de préavis. Cela faisait cent vingt livres. Il avait pris la liberté d’ajouter de sa poche cinquante livres pour couvrir les frais de passage en avion, classe touriste, en laissant une marge pour les imprévus. L’ensemble de la somme était en marks pour éviter toute difficulté de change. Kurt essaya de sourire, attendant mes remerciements et mes félicitations pour son efficience et sa générosité. Il a dû être complètement démonté par mon air ahuri et horrifié, car il se hâta de conclure. Avant tout, il ne fallait pas me faire de mauvais sang. Ces choses malencontreuses arrivent dans l’existence. Elles sont pénibles et génératrices de désordre. Lui-même était désemparé de voir une liaison si heureuse, l’une des plus heureuses dont il ait eu l’expérience, se terminer ainsi. Et pourtant il le fallait. Il dit enfin qu’il espérait que je comprendrais. J’approuvai d’un signe de tête et me levai. Je saisis l’enveloppe, jetai un dernier regard aux cheveux d’or, à la bouche que j’avais aimés, et je sortis rapidement de la pièce en fermant la porte derrière moi. Avant de rencontrer Kurt, j’étais un oiseau qui n’avait plus qu’une aile. Désormais, l’autre aile était blessée elle aussi. « ALLEZ VERS L’OUEST, JEUNE PERSONNE » Au moment de ces événements, c’est-à-dire à la fin du mois d’août, Zurich était aussi gaie que cette cité maussade peut l’être. L’eau limpide du lac, qui descend du glacier, était sillonnée de voiliers et de skieurs nautiques, les plages publiques grouillaient de baigneurs bronzés et la triste Bahnhofplatz ainsi que la Bahnhosfstrasse qui fait l’orgueil de la ville retentissait du vacarme d’une jeunesse en sac tyrolien, férue de montagne. Cette atmosphère de carnaval bien portant et ordonné tapait sur mes nerfs à vif et causait à mon cœur malade des douleurs variées. C’était la vie selon Kurt : Naturfreude, une existence simple d’animaux. Nous avions mené ensemble une telle vie et cela n’avait pas été mauvais, mais seulement en surface. Des cheveux blonds et des yeux clairs, un teint bronzé ne vont pas plus loin en profondeur que le maquillage d’une femme. C’est juste une sorte de vernis. Réflexion bien banale, il faut dire, mais j’étais alors désappointée à la fois par les préoccupations mondaines de Derek et par le homespun de Kurt, et j’étais prête à perdre confiance dans tous les hommes. Ce n’était pas que j’eusse espéré être épousée par Kurt, ni par Derek. J’attendais simplement d’eux de la bonté et un comportement de « gentleman », pour employer cette expression stupide. Une douceur comparable à celle que j’avais, il me semble, manifestée à leur égard. Mais c’était cela l’ennui. J’avais été trop douce, trop accommodante. J’avais eu le désir de plaire (et de prendre du plaisir, mais cela avait été secondaire), et cela m’avait fait passer pour une créature facile dont il n’y avait qu’à profiter. Eh bien ! c’en était terminé ! A partir de maintenant, je prendrais, mais je ne donnerais pas. Le monde m’avait montré les dents ; je montrerais désormais les miennes. J’avais été échaudée, mais j’étais refroidie. Je relevai le menton comme une brave petite Canadienne (oui, une joliment brave petite Canadienne !) et maintenant que je savais comment on doit prendre les choses, je pris la décision de changer du tout au tout. Mon avortement appelons les choses par leur nom constitua une bonne préparation au rôle nouveau que j’étais décidée à jouer. Le concierge de l’hôtel me regarda de cet œil fatigué du monde qu’ont tous les concierges pour me dire que le médecin de l’hôtel était en vacances ; mais il y en avait un autre qui était aussi compétent. (Etait-il au courant ? Avait-il deviné ?) Le Dr Susskind m’examina et me demanda si j’avais assez d’argent. Quand je lui eus dit que oui, il parut désappointé. Le gynécologue fut plus explicite. Il apparut qu’il avait un chalet : les hôtels de Zurich sont si coûteux. Je ne verrais pas d’inconvénient à me reposer quelque temps avant l’opération ? Je le regardai d’un œil glacé et lui dis que le Consul de GrandeBretagne, qui était mon oncle, m’avait invitée à venir me reposer dans sa famille ; je serais donc heureuse d’entrer à la clinique le plus tôt possible. C’est mon oncle qui m’avait recommandé le Dr Susskind. Herr Doktor Braunschweig connaissait sans aucun doute le Consul ? Ma supercherie était juste ce qu’il fallait. Je débitai mon petit discours avec une assurance qui faisait partie de mon nouveau comportement et je l’avais déjà soigneusement préparé. Les lunettes à deux foyers accusèrent le coup. Vinrent alors des explications données avec un intérêt apparent mais sur un ton glacé, et un coup de téléphone hâtif à la clinique. Oui, assurément. Demain après-midi. Prendre simplement mes affaires de nuit. Ce fut moralement très déprimant, mais aussi peu douloureux physiquement que je m’y étais attendue ; trois jours plus tard, j’étais de retour à mon hôtel. Ma décision était prise. Je retournerais en Angleterre par avion, descendrais au nouvel hôtel Ariel près de l’aéroport de Londres, juste le temps de me défaire de quelques menus objets, de payer mes notes, puis je prendrais rendez-vous avec le vendeur de Vespa le plus proche, à Hammersmith, et lui rendrais visite. Mon plan visait à rentrer chez moi par mes propres moyens, et à rester absente au moins un an, le temps de voir l’autre moitié du monde. Il y avait eu Londres. La vie m’avait durement frappée de la droite et de la gauche, j’étais sur mes pieds mais groggy. Je décidai que je n’avais plus rien à faire avec cette ville. Je ne comprenais pas le monde sophistiqué de Derek, et je ne pouvais m’accommoder de l’amour clinique que Kurt m’avait offert. Je me dis que c’est parce que j’ai trop de « cœur ». Aucun de ces deux hommes n’avait voulu de mon cœur, seul mon corps les intéressait. Le fait de me laisser aller à ces lamentations d’un autre âge, ces récriminations de femme abandonnée pour expliquer mon incapacité à retenir l’un ou l’autre de ces deux hommes étaient, j’avais fini par le conclure, l’indice le plus important pour expliquer mon échec, beaucoup plus important que cette question de « cœur ». La vérité est que j’étais trop simple pour survivre dans la jungle d’une grande ville. J’étais une proie trop facile pour les bêtes de proie. J’étais également trop « canadienne » pour rivaliser avec les Européens. Qu’il en soit ainsi ! J’étais simple, je retournerais dans les contrées simples. Mais pas pour m’asseoir, me morfondre et végéter. J’irais explorer, chercher l’aventure. Je passerais l’automne à traverser l’Amérique d’un bout à l’autre, je travaillerais comme serveuse, gardienne d’enfants, réceptionniste jusqu’à ce que je parvienne en Floride ; là, je trouverais une situation dans un journal et j’attendrais tranquillement au soleil l’arrivée du printemps. Puis je réfléchirais à ce que je ferais ensuite. Cette décision prise, les détails de mon projet m’absorbèrent, me firent oublier ma triste situation, ou tout au moins la firent passer au second plan, endormirent mon sentiment de culpabilité, d’humiliation et d’échec. Je me rendis à Pall Mall au siège de l’American Automobile Association, obtins les cartes qui m’étaient nécessaires et leur parlai moyens de transport. Le prix des voitures d’occasion en Amérique était trop élevé, de même que les frais d’entretien et je me suis subitement emballée à l’idée d’acheter un scooter. Cela paraissait ridicule à première vue, de vouloir affronter les grandes routes transcontinentales avec une machine aussi minuscule, mais la perspective d’être à l’air, de consommer moins de trois litres d’essence aux cent kilomètres, de ne pas avoir à me préoccuper de garages, de voyager avec très peu de bagages et puis aussi, reconnaissons-le, celle de faire plus ou moins sensation partout où je passerais, tout cela influa beaucoup sur ma décision. Le marchand de Hammersmith fit le reste. J’avais quelques connaissances en mécanique tout enfant d’Amérique du Nord grandit au milieu des autos et je soupesai les avantages du petit modèle de 125 cc et du modèle Grand Sport de 150 cc, plus robuste et plus rapide. Bien entendu, je me décidai pour le plus sportif, avec ses merveilleuses accélérations et sa vitesse de pointe de près de 90 kilomètres à l’heure. Il consommerait un peu plus, trois litres et quart aux cent kilomètres, peut-être, mais je me dis que l’essence était bon marché en Amérique et qu’il me fallait une machine rapide, sinon je mettrais des mois pour arriver dans le Sud. Le vendeur était enthousiasmé. Il me fit remarquer qu’en cas de mauvais temps, ou bien si j’étais fatiguée, je n’avais qu’à mettre la machine sur le train pour une étape. Il pourrait me faire une diminution de trente livres correspondant à la taxe sur le chiffre d’affaires sur le prix d’achat de cent quatrevingt-dix livres, s’il faisait livrer le scooter à bord d’un bateau qui le transporterait au Canada en dix jours. Cela me donnerait une somme supplémentaire à dépenser en accessoires de luxe et pièces de rechange. Je n’avais besoin d’aucune initiation. Nous avons fait un ou deux petits tours dans les deux sens sur la voie d’accès au garage, le vendeur assis sur le siège arrière. La Vespa allait comme une flèche et se conduisait aussi facilement qu’une bicyclette. J’ai donc signé la commande, acheté des housses de selle et de roue de secours en peau de léopard, des enjoliveurs qui faisaient coureur, un rétroviseur, un porte-bagages, des sacoches blanches d’un effet magnifique avec le vernis argenté de la machine, un pare-brise sport en Perspex et un casque antichoc blanc qui me donnait l’impression d’être Pat Moss. Le vendeur me donna quelques bonnes idées sur la façon de m’habiller, j’ai été m’acheter des combinaisons blanches avec des tas de fermetures-Eclair, de grosses lunettes entourées d’une garniture de fourrure très douce et une paire de gants de motocycliste en chevreau noir piqué assez sensationnelle. J’allai ensuite m’installer à l’hôtel devant mes cartes et je préparai mon itinéraire pour la première étape au départ de Québec. Je retins une place pour le vol le moins cher de Trans-Canada à destination de Montréal, je télégraphiai à Tante Florence et, par une belle matinée, le 1er septembre, j’étais en route. C’était étrange et charmant de me trouver de retour après une absence de près de six ans. Ma tante me dit qu’elle m’aurait à peine reconnue, et l’aspect de Québec ne manqua pas de me surprendre. Quand j’étais partie, la forteresse me paraissait vaste et majestueuse. Elle avait maintenant pour moi l’air d’un jouet sorti de Disneyland. Alors qu’autrefois elle m’avait paru terrifiante je trouvai désormais, très irrespectueusement, qu’elle avait l’air d’être en papier mâché. Et les gigantesques batailles entre les confessions dans lesquelles j’avais cru être broyée, les barrières profondes entre les Canadiens et les autres, se réduisaient maintenant, dans ma nouvelle façon de voir, à des querelles de paroisses. Je fus presque honteuse de m’apercevoir que je méprisais le provincialisme de cette ville, les paysans mal fagotés qui l’habitaient et ce brouillard de snobisme petit bourgeois qui s’infiltrait partout. Rien d’étonnant à ce que, issue de ce milieu, j’eusse été si mal armée pour affronter le monde ! Ce qui était étonnant, c’était que j’y eusse survécu. Je pris soin de ne pas laisser ma tante soupçonner ces pensées, mais je me doutais qu’elle était de son côté au moins aussi saisie et même choquée par le vernis dont mes études secondaires en Europe m’avaient recouverte. Elle a dû me trouver très transformée en souris des villes, si simple que je fusse restée en moimême et me harcela de questions pour évaluer l’épaisseur de ce vernis, jusqu’à quel point j’avais été souillée par la vie de plaisirs que je devais avoir menée. Elle se serait évanouie si elle avait appris la vérité et je pris la précaution de lui dire que, s’il y avait eu des flirts, je rentrais indemne, le cœur intact, des villes de perdition situées de l’autre côté de l’océan. Non, il n’y avait même pas eu de fiançailles temporaires. Aucun lord, même pas un membre de la Chambre des Communes, je pouvais le dire en toute sincérité, ne s’était offert à m’épouser, et je n’avais laissé aucun amoureux derrière moi. Je ne crois pas qu’elle ait ajouté foi à cette dernière affirmation. Elle me fit des compliments sur mon physique. J’étais devenue une belle fille1, j’avais acquis beaucoup de sex-appeal et il lui semblait incroyable qu’à vingt-trois ans il n’y eût aucun homme dans ma vie. Mes projets lui faisaient dresser les cheveux sur la tête. Elle me fit une description prophétique des dangers qui m’attendaient sur la route. 1 En français dans le texte. L’Amérique est pleine de gangsters. Je serais mise knock-out sur la route et violée. De toute façon, le scooter ne convenait pas à une dame. Elle espérait que j’aurais au moins la pudeur de monter en amazone. Je lui expliquai que ma Vespa était une machine tout à fait respectable. Quand j’allai la chercher à Montréal et que je revins en tremblant à chaque kilomètre, je fis mon entrée à la maison, dans toute ma splendeur, et elle se radoucit très légèrement, tout en affirmant d’un air ambigu que je ferais sensation2. Le 15 septembre, je tirai de mon maigre compte en banque mille dollars sur l’American Express, j’emballai scientifiquement dans mes sacoches ce que j’estimais être la garde-robe minimum, je dis adieu à tante Florence en l’embrassant et pris la route n°2 qui suit le cours du Saint-Laurent. La route n°2, qui part de Québec pour se diriger vers le sud de Montréal, pourrait être l’une des plus belles routes du monde si elle n’était pas bordée de villas et de cabines de bains entassées les unes sur les autres, qui ont poussé là depuis la guerre comme des champignons. Elle suit exactement le lit de ce grand fleuve, accrochée à sa rive nord ; je connaissais bien l’endroit pour y avoir été me baigner et fait des pique-niques dans mon enfance. Mais depuis cette époque, le Saint-Laurent a été canalisé jusqu’à la mer et le passage régulier des gros bateaux, le bruit de leurs machines et de leurs sirènes a tout changé. La Vespa ronronnait joyeusement à près de soixante à l’heure. J’avais décidé de m’en tenir à des étapes quotidiennes de deux à trois cents kilomètres, soit d’environ six heures de trajet effectif, mais je n’avais pas l’intention d’être liée par aucun horaire. Je voulais tout voir. S’il y avait un chemin de traverse qui piquait ma curiosité, je m’y engageais et si je parvenais ainsi à un endroit beau ou intéressant, je m’arrêtais et regardais. Au Canada et dans la partie septentrionale des Etats-Unis on trouve des zones pour pique-nique, qui constituent une bonne invention. Ce sont des clairières aménagées dans la forêt ou sur le bord d’un lac, d’une rivière, garnies de gradins grossièrement taillés et de tables dispersées parmi les arbres. J’avais l’intention d’utiliser ces emplacements tous les jours pour déjeuner tant qu’il ne pleuvrait pas et plutôt que d’acheter des nourritures coûteuses dans les magasins, de me faire simplement des œufs au bacon dans un sandwich chaque matin en quittant le motel. Avec des fruits et un thermos de café, j’aurais ainsi mon repas de midi et je pourrais m’offrir le soir un bon dîner. Je prévoyais une dépense quotidienne de l’ordre de quinze dollars. La plupart des motels demandent huit dollars pour une cabine individuelle, mais il fallait compter en supplément les taxes d’Etat, ce qui faisait neuf dollars, plus le café et le petit pain du petit déjeuner. L’essence ne représenterait pas plus d’un dollar par jour, ce qui me laissait cinq dollars pour le lunch et le dîner, un verre à l’occasion et le peu de cigarettes que je fumais. Je voulais essayer de me maintenir dans ces limites. La carte et l’itinéraire Esso, ainsi que les notices de l’A.A.A. donnaient une liste interminable de choses à voir depuis que j’avais franchi la frontière. J’allais traverser le pays des Peaux-Rouges de Fenimore Cooper, puis quelques-uns des champs de bataille de la Révolution américaine, par exemple et beaucoup coûtaient un dollar d’entrée. Mais je pensais que je m’en tirerais, et si je n’y arrivais pas certains jours, je mangerais moins le lendemain. La Vespa était beaucoup plus stable que je ne croyais, et merveilleusement facile à manœuvrer. A mesure que je me débrouillais mieux avec les changements de vitesse, je commençais à conduire cette petite machine au lieu de monter simplement dessus. L’accélération soixante-quinze kilomètres à l’heure en vingt 2 En français dans le texte. secondes, suffisait pour donner un véritable choc et je grimpais les côtes comme un oiseau. Bien entendu, il fallait compter avec les nombreux coups de sifflet des jeunes, les sourires et les signes de la main des vieux, mais, je le crains, cela m’amusait plutôt de faire sensation comme ma tante me l’avait prédit et je souriais avec une amabilité variable selon les gens rencontrés. Les bas-côtés de la plupart des routes américaines sont mauvais et je craignais que les gens ne bouchent le passage à ma machine minuscule, si bien que j’aurais eu des ennuis constants avec les nids de poule ; mais il faut croire que je paraissais si fragile que les autres conducteurs me laissaient largement la place de passer ; la plupart du temps, j’avais pour moi toute seule la bande médiane de la grande route. Les choses se passaient si bien au cours de cette première journée que je m’arrangeai pour traverser Montréal avant la nuit et avancer de trente kilomètres sur la route n°9, ce qui me mettrait de l’autre côté de la frontière de l’Etat de New York le lendemain matin. Je m’arrêtai dans un endroit appelé le Southern Trail Motel, où je fus traitée comme si j’avais été Amelia Earhart ou Amy Mollison, une habitude assez agréable à laquelle j’étais en train de me faire et, après un repas simple à la cafétéria et un verre timidement accepté du patron, je me couchai heureuse et excitée. Je venais de passer une longue et admirable journée. La Vespa était idéale, et mon programme s’exécutait à merveille. Il m’avait fallu un jour pour franchir les premiers trois cents kilomètres. Il me fallut près de deux semaines pour couvrir les trois cent soixante-quinze kilomètres suivants. Il n’y a pas de mystère. Après avoir traversé la frontière américaine, je me mis à vagabonder dans les Adirondacks comme si je prolongeais mes grandes vacances. Je n’entrerai pas dans les détails, car je n’écris pas une relation de voyage, mais il n’y a guère de vieux fort, de musée, de chute d’eau, de grotte ou de haute montagne que je n’aie visité sans parler des consternants « Sites historiques », « Villes de l’aventure », « Réserves indiennes » bidon. Je poursuivis cette tournée touristique à l’esbroufe en partie par curiosité véritable, mais surtout dans le désir de reculer le jour où je devrais quitter ces lacs, ces fleuves, ces forêts, et me précipiter vers le sud, vers cet Eldollarrado des autoroutes, des baraques à hot-dogs et des rubans interminables de lumière au néon. C’est à la fin de ces deux semaines que je me trouvai à Lac George, l’affreux centre de tourisme des Adirondacks qui a réussi à transformer l’Histoire, les forêts et la vie sauvage en bastringue. A part le fort entouré de palissades, assez imposant, et les steamers paisibles qui font la navette avec Fort Ticonderoga, le reste est un cauchemar de gnomes en ciment, de daim Bambi et de champignons, de baraques où l’on vend des hamburgers « Big Chief », de la barbe à papa Minnehaha et où l’on voit des attractions comme « le Monde des Animaux » (les visiteurs peuvent tenir en laisse et photographier des chimpanzés en costume), « le village éclairé au gaz » (véritable éclairage au gaz 1890) et la « Ville d’Histoire U.S.A. », un déprimant spectacle pour écoliers, que je n’ai pas besoin de décrire. C’est là que je me suis échappée de l’affreux raz de marée de la Nationale 9 pour m’engager sur une petite route transversale non goudronnée qui passait à travers la forêt et qui devait me conduire au Motel des Sapins Rêveurs, et dans le fauteuil où j’étais assise, à me remémorer exactement les circonstances qui m’avaient conduite en ce lieu. DEUXIÈME PARTIE EUX « VENEZ DANS MON SALON…» La pluie frappait toujours aussi fort, son grondement régulier faisait un bruit de fond aux gargouillements des torrents d’eau ruisselant des tuyaux de descente aux quatre coins du bâtiment. Je pensais à mon lit. Comme j’allais dormir profondément entre les draps de la petite cabine immaculée dans ces draps de percale que faisait valoir la publicité du motel ! Ce luxe, ces lits Elliott Frey, ces tapis tissés d’après des motifs anciens de chez Magee, ces postes de télévision et dispositif d’air conditionné Philco, ces réfrigérateurs Ice-maker, ces couvertures d’Acrilan et ces meubles Simmons (« nos revêtements de composés phénoliques laminés et nos tiroirs sont à l’épreuve des brûlures de cigarettes, des taches d’alcool ») tous ces raffinements du luxe hôtelier moderne jusqu’à la douche avec son entourage d’Acrylite, ces sièges de w.-c. en Olsonite nacré et les « tissus de salle de bains » Delsey, autrement dit papiers à cabinets (en couleurs modernes s’harmonisant avec le décor d’aujourd’hui), tout cela allait être à moi, et à moi seule cette nuit ! En dépit de tous ces ravissants arrangements, malgré un site magnifique, les Sapins Rêveurs ne paraissaient pas marcher très bien. Quand j’y fis mon entrée deux semaines auparavant, il n’y avait que deux clients et pas un bungalow retenu pour la dernière quinzaine de la saison. Mrs. Phancey, une femme grisonnante aux yeux durs et méfiants, à la bouche mince et grimaçante, se trouvait au bureau de la réception. Elle m’avait transpercée du regard une fille seule, avec pour tout bagage mes deux sacoches ; quand je poussai ma Vespa jusqu’au n°9, elle me suivit, ma fiche à la main, pour vérifier si je n’avais pas déclaré un faux numéro. Son mari, Jed, était plus aimable, mais je n’ai pas tardé à comprendre pourquoi, quand, un peu plus tard, dans la cafétéria, le revers de sa main est venu frôler mes seins au moment où il me servait ma tasse de café. Il remplaçait apparemment l’homme à tout faire et l’aide-cuisinier et, tandis que ses yeux bruns se promenaient sur moi comme des limaces, il se plaignait en pleurnichant de tout ce qu’il y avait à faire dans cet établissement afin de le mettre en état pour la fermeture tout en étant constamment dérangé par des voyageurs qui lui demandaient de leur faire cuire des œufs. Les Phancey semblaient gérer la maison pour le compte du propriétaire qui habitait Troy, un certain Mr. Sanguinetti. « Un gros ponte. Il possède des tas de maisons sur la route de Cohoes. Une propriété en bordure du fleuve. Et Le Cheval de Troie, un routier sur la Nationale 9 à la sortie d’Albany. Peut-être connaissez-vous l’endroit ? » Quand j’eus dit que non, Mr. Phancey prit un air sournois. « Si jamais vous avez envie de vous amuser, allez au Cheval. Préférable de ne pas y aller seule, par exemple. Une jolie fille comme vous pourrait se faire un peu malmener. Passé le 15, quand j’aurai quitté ici, vous me passez un coup de fil. Phancey est mon nom. Je suis dans l’annuaire. Je serai content de vous accompagner, de vous faire passer du bon temps. » Je le remerciai, mais j’ajoutai que je ne faisais que passer, que j’allais vers le sud. Est-ce que je ne pourrais pas avoir deux œufs frits, au bacon, le jaune au-dessus ? Mais Mr. Phancey ne voulait pas me laisser tranquille. Pendant que je mangeais, il est venu s’asseoir à ma petite table pour me raconter quelques épisodes sinistres de sa vie ; entre ces épisodes, il glissait des questions concernant mes projets, qu’est-ce que j’avais comme famille, cela ne me faisait donc rien d’être si loin de chez moi, avais-je des amis aux Etats-Unis, et ainsi de suite des questions innocentes posées, me semblait-il, avec une curiosité normale. Après tout, il avait dans les quarante-cinq ans, il était d’âge à être mon père, bien qu’il fût sans aucun doute un vieux cochon, et à l’autre bout de la pièce, Mrs. Phancey, assise à son bureau, gardait un œil sur nous. Mr. Phancey finit par me laisser tranquille. Tandis que je fumais une cigarette avec ma seconde tasse de café (« C’est gratuit, mademoiselle, avec les compliments des Sapins Rêveurs), il retourna auprès de sa femme et je les entendis discuter à voix basse de quelque chose qui, d’après les petits rires qu’ils poussaient par moments, semblait leur être agréable. Finalement, Mrs. Phancey s’approcha, s’intéressa d’un air maternel à mes projets, tout en gloussant des « Oh ! mon Dieu ! Ces jeunes filles modernes ! Que vont-elles inventer maintenant ? » Puis elle s’assit et en déployant tout le charme dont elle était capable, elle se mit à me demander pourquoi je ne séjournerais pas là pendant quelques jours à me reposer en gagnant par-dessus le marché un peu d’argent ? Leur réceptionniste semblait les avoir quittés vingt-quatre heures auparavant et avec l’entretien de la maison et le ménage à fond à faire avant la fermeture, ils n’auraient pas le temps de s’occuper de la réception. Est-ce que ça ne m’intéresserait pas de remplir les fonctions de réceptionniste pendant les deux dernières semaines, nourrie, logée et trente dollars par semaine ? Il se trouvait que ces soixante dollars, le logement et la nourriture gratuits m’arrangeaient bien à ce moment-là. J’avais dépassé d’au moins cinquante dollars mon budget de voyage et cela rétablirait l’équilibre. Je n’avais pas beaucoup de sympathie pour les Phancey mais je me dis qu’ils n’étaient pas pires que les gens que je m’attendais à rencontrer au cours de mes voyages. En outre, c’était la première situation que l’on me proposait et j’étais curieuse de voir comment je pourrais m’en tirer. Peut-être, en outre, me donneraient-ils un certificat à la fin de mon stage, et cela faciliterait la recherche d’autres situations dans les motels lorsque je poursuivrais ma route vers le sud. Si bien qu’après avoir posé quelques questions polies, je finis par dire que leur proposition me convenait. Les Phancey eurent l’air très satisfait ; Millicent, c’était ainsi que je l’appelais désormais, m’expliqua la tenue du registre des entrées, m’apprit à surveiller les gens qui ont peu de bagages et de grands breaks, me fit faire le tour de l’établissement. La question des breaks m’ouvrit les yeux sur les dessous des affaires de motels. Il y a, semble-t-il, des gens, en particulier des jeunes ménages en train d’installer leur maison, qui viendront s’inscrire dans un motel éloigné en n’emportant pour montrer patte blanche que le strict minimum, une seule valise. Celle-ci ne contient en réalité rien d’autre qu’un assortiment complet d’outils de précision, ainsi que de fausses plaques de police pour leur vaste break, garé sous l’auvent à côté de la porte du bungalow qu’ils ont loué. Ils s’enferment, ils attendent de voir les lumières s’éteindre au bureau et se mettent immédiatement au travail en commençant par les opérations auxquelles ils peuvent procéder sans attirer l’attention : déposer les accessoires de la salle de bains, vérifier la fixation du poste de télévision, etc. Une fois le personnel couché, ils s’y mettent vraiment : ils plient bien soigneusement la literie, les serviettes, les rideaux de douche, ils démontent les appareils d’éclairage, la literie, les châssis des lits, les sièges des w.-c. et même les w.-c. eux-mêmes s’ils ont quelques notions de plomberie. Ils travaillent bien entendu dans l’obscurité, avec des torches électriques de la dimension d’un crayon et quand tout est prêt, vers deux heures du matin, ils font tout passer par la porte donnant sous l’auvent-garage et ils l’entassent dans le break. Il ne reste plus qu’à rouler les tapis et à s’en servir, en les plaçant à l’envers, comme bâches pour dissimuler ce que contient le break. Ils changent alors les plaques de police et ils s’en vont sans bruit avec tout l’ameublement de leur chambre à coucher qu’ils n’auront qu’à installer dans leur appartement vide à des kilomètres de là, dans un autre Etat ! Deux ou trois coups de ce genre, car il faut bien penser également à la pièce de séjour et à la chambre d’ami, et les voilà équipés. S’ils ont un jardin, ou une terrasse, quelques razzias nocturnes du côté des riches résidences avec piscines aux environs des villes permettront de faire face aux besoins en mobilier de jardin, en jeux de plein air pour les enfants, peut-être en tondeuses à gazon et appareils d’arrosage. D’après Mrs. Phancey, les motels n’ont aucun moyen de défense contre ces entreprises. Tout ce qui peut l’être est vissé dans le mur et marqué au nom du motel. Le seul espoir que l’on peut avoir, c’est de flairer les chapardeurs au moment où ils s’inscrivent ; dans ce cas, il n’y a qu’à les renvoyer ou à rester debout toute la nuit, le revolver à la main. Dans les villes, les motels se trouvent en face d’autres problèmes : les prostituées qui viennent y exercer leur commerce, les assassins qui laissent des cadavres dans la douche, et de temps en temps un hold-up contre l’argent liquide qui se trouve dans la caisse. Mais je n’avais pas à me faire de mauvais sang. Il me suffisait d’appeler Jed si je sentais venir un ennui. Il était capable de se montrer aussi coriace qu’un autre, et il avait un revolver. Et après m’avoir ainsi réconfortée, on me laissa méditer sur le côté le plus sombre de l’industrie du motel. Cela a naturellement marché à merveille et mon travail ne me donna aucun souci. En fait, il y avait si peu de choses à faire que je me demandais plutôt pourquoi les Phancey s’étaient embarrassés de moi. Mais ils étaient paresseux, ils ne me payaient pas de leur poche et je gage que Jed voyait en moi « une affaire ». Mais là non plus il n’y avait pas de problème. Je n’avais qu’à éviter ses mains et le remettre froidement à sa place en moyenne une fois par jour ainsi qu’à engager une chaise sous le bouton de ma porte en allant me coucher pour déjouer le truc du passepartout qu’il essaya dès le second soir. La première semaine, nous avons eu quelques clients pour passer la nuit et je m’aperçus qu’on comptait sur moi pour donner un coup de main à l’entretien de la maison, mais là aussi, tout se passa bien, et d’ailleurs les clients partirent tous les uns après les autres ; après le 10 octobre, il n’y avait plus personne. La date du 15 octobre a probablement une valeur magique dans ce monde des villégiatures. Tout ferme ce jour-là, sauf les établissements qui bordent les principales routes nationales. On considère que c’est le début de l’hiver. La saison de la chasse approche, mais les chasseurs riches ont leurs clubs et leurs camps dans la montagne ; quant aux autres, ils vont en voiture jusqu’à quelque zone de pique-nique et ils grimpent avant l’aube dans la forêt pour essayer de tuer leur daim. En tout cas, les touristes disparaissent dans les parages du 15 octobre et il devient difficile de gagner de l’argent dans les Adirondacks. A mesure que la date de fermeture se rapprochait, il y eut de nombreuses conversations téléphoniques entre les Phancey et Mr. Sanguinetti à Troy ; le 11, Mrs. Phancey me dit d’un ton détaché qu’elle partait pour Troy, de même que Jed, le 13 ; est-ce que cela ne me ferait rien de rester en fonctions encore cette nuit-là et de remettre les clefs à Mr. Sanguinetti qui viendrait fermer définitivement l’établissement le 14 vers midi ? Cela paraissait un peu bizarre de laisser à une fille inconnue la responsabilité d’une propriété mais ils m’expliquèrent qu’ils emporteraient avec eux l’argent liquide de la caisse, le registre des entrées ainsi que le stock de vivres et de boissons. Tout ce que j’aurais à faire, ce serait d’éteindre les lumières et de tout fermer à clef avant d’aller me coucher. Mr. Sanguinetti arriverait le lendemain matin avec des camions pour emporter le reste du mobilier. Je pourrais alors reprendre ma route. Si bien que j’ai dit : d’accord ! Mrs. Phancey, rayonnante de joie, a déclaré que j’étais une brave fille ; quand je lui demandai si elle me donnerait un certificat, elle prit l’air embarrassé et me répondit que c’était plutôt l’affaire de Mr. Sanguinetti, mais qu’elle se ferait un devoir de lui dire à quel point je leur avais rendu service. Le dernier jour se passa ainsi à faire les paquets, à les charger dans leur break jusqu’à ce que les réserves et la cafétéria fussent vides, à l’exception d’une bonne provision de bacon, d’œufs, de café et de pain pour moi et pour les camionneurs à qui il faudrait servir à manger avant leur départ. J’avais espéré que les Phancey seraient plutôt gentils le dernier jour. Après tout, nous nous étions très bien entendus et je m’étais détournée de mon chemin pour leur rendre toutes sortes de services. Mais ce fut exactement le contraire, et je trouvai cela assez étrange. Mrs. Phancey me donna des ordres comme si j’avais été une bonniche. Jed devint de plus en plus désagréable, son comportement de plus en plus lubrique, il se mit à employer des mots sales, même quand sa femme était assez près pour l’entendre, à me tripoter toutes les fois que je passais à portée de ses mains. Je ne parvenais pas à comprendre les raisons de ce changement. C’était comme si ayant obtenu de moi tout ce qu’ils désiraient, ils considéraient qu’ils pouvaient désormais me mettre à l’écart avec mépris et même, semblait-il, presque avec haine. Je me suis tellement mise en colère que j’ai fini par aller trouver Mrs. Phancey en lui disant que je m’en allais et en lui demandant de me payer ce qu’elle me devait. Elle refusa simplement en riant. Mr. Sanguinetti me donnerait mon argent. Ils ne pouvaient pas courir le risque qu’il manque de l’argenterie quand le patron viendrait faire le compte. Plutôt que de m’asseoir en face d’eux pour dîner, je me suis préparé des sandwiches au jambon, j’ai été m’enfermer dans mon bungalow en priant pour que le matin arrive vite, et qu’ils partent. Et comme je l’ai dit, six heures ont fini par sonner et j’ai vu disparaître les monstres. Ma dernière nuit aux Sapins Rêveurs commençait donc ; demain je serais de nouveau en route. J’avais passé là un bout de temps, pas tellement désagréable malgré les Phancey, et j’avais appris les rudiments d’un métier qui pourraient m’être très utiles. Je jetai un coup d’œil à ma montre. Il était neuf heures ; c’était de nouveau le sombre WOKO d’Albany avec son bulletin de tempête. Les Adirondacks seraient dégagés vers minuit. Ainsi donc, avec un peu de chance, j’emprunterais le lendemain des routes sèches. Je passai derrière le comptoir de la cafétéria, allumai le réchaud électrique et mis à cuire trois œufs et six tranches de bacon. J’avais faim. Et alors on frappa très fort à la porte. DE LA DYNAMITE AU PAYS DES CAUCHEMARS J’eus soudain le cœur sur les lèvres. Qui cela pouvait-il bien être ? Alors, je me souvins. L’enseigne : « Places disponibles » ! J’avais allumé au moment où la foudre était tombée et j’avais oublié de tourner ensuite ce sacré bouton ! Quelle idiote j’étais ! Les coups reprirent. Allons, je n’avais qu’à faire front, m’excuser, et envoyer ces gens à Lac George. Je m’approchai avec nervosité de la porte, ouvris le verrou, laissai la chaîne en place. Il n’y avait pas de porche. L’enseigne au néon : « Places disponibles » faisait un halo rouge sur le ruissellement de la pluie et scintiller un reflet sanglant sur les imperméables noirs et les capuchons des deux hommes. Derrière eux on apercevait une conduite intérieure noire. Le plus grand des deux demanda poliment. - Mademoiselle Michel ? - C’est moi. Mais je suis désolée, l’enseigne « Places disponibles » est allumée par erreur. Le motel est fermé. - Bien sûr. Nous venons de la part de M. Sanguinetti. Nous appartenons à sa compagnie d’assurances. Nous sommes venus faire un rapide inventaire avant que les objets soient emportés demain matin. Pouvons-nous entrer nous mettre à l’abri de la pluie, mademoiselle ? Nous vous montrerons nos papiers quand nous serons à l’intérieur. Quelle nuit affreuse ! Je les regardais l’un après l’autre, pas très rassurée, mais sous les capuchons de ciré on ne voyait rien de leurs visages. Tout paraissait correct, mais je n’aimais pas ça. - Mais les directeurs, les Phancey, dis-je avec nervosité, ne m’ont pas dit que vous deviez venir. - Eh bien ! ils auraient dû, mademoiselle. Faudra que j’dise ça à M. Sanguinetti. Pas vrai, monsieur Jones, ajouta-t-il en se tournant vers l’homme qui se tenait derrière lui. L’autre fit entendre un petit rire étouffé. Pourquoi cela ? - Sûr… c’est bien vrai, monsieur Thomson. Et il ricana à nouveau. - Dans ce cas, c’est parfait, mademoiselle. Pouvons-nous entrer, s’il vous plaît ? Il fait diablement mouillé dehors. - Mais je ne sais pas… On m’a dit de ne laisser entrer personne. Mais, comme c’est de la part de M. Sanguinetti… D’un geste nerveux, je retirai la chaîne et ouvris la porte. Ils la poussèrent, me bousculèrent pour passer et restèrent côte à côte, en inspectant la grande pièce. L’homme qu’on avait appelé « M. Thomson » renifla. Il me regarda de ses yeux noirs, son visage était froid et grisâtre. - Vous fumez ? - Oui, un peu. Pourquoi ? - On se disait que vous aviez p’t’êt’ de la compagnie. Il m’arracha la poignée de la porte, la claqua, la ferma au verrou et mit la chaîne. Les deux hommes dépouillèrent leurs cirés et les laissèrent tomber par terre ; maintenant que je les voyais tous les deux, je me sentis en danger. Celui qu’on appelait « M. Thomson » et qui devait être le chef était grand et d’une maigreur presque squelettique ; sa peau avait cette couleur grisâtre qu’aurait eue le visage d’un noyé, comme s’il avait toujours vécu enfermé. Les yeux noirs se déplaçaient lentement, sans curiosité apparente, les lèvres étaient minces et rougeâtres comme une blessure mal cicatrisée. Quand il parlait, on apercevait le reflet d’un métal blanc sur une des dents de devant ; je pensai qu’on avait dû lui poser une couronne bon marché en acier, comme j’ai entendu dire qu’on faisait en Russie et au Japon. Les oreilles étaient très plates, elles restaient appliquées à la tête osseuse en forme de boîte : les cheveux d’un noir grisonnant étaient rasés de si près qu’on voyait apparaître la peau blanchâtre du crâne. Il portait un veston droit noir, aux épaules rembourrées, un pantalon en tuyau de poêle si étroit que l’on voyait poindre ses rotules à travers le tissu, une chemise grise boutonnée jusqu’en haut et pas de cravate. Il avait des souliers de daim gris, de forme italienne, pointue. De même que le costume, elles paraissaient neuves. En fait d’homme, c’était plutôt un lézard terrifiant, et rien que de le regarder, j’en avais la chair de poule. Tandis que ce premier homme était effrayant, l’autre était simplement déplaisant : un jeune homme pas grand, à face lunaire, avec des yeux bleu pâle, larmoyants, et d’épaisses lèvres humides. Sa peau était très blanche et il était atteint de cette hideuse maladie qui fait tomber tout le système pileux : ni sourcils ni cils, un crâne poli comme une boule de billard. Si je n’avais pas eu si peur, j’aurais été triste pour lui, surtout qu’il paraissait avoir pris froid ; il se mit à se moucher dès qu’il eut retiré son ciré. Il portait en dessous un blouson de cuir noir, un pantalon crasseux et ces bottes mexicaines en cuir avec des piqûres et des courroies, comme on en voit au Texas. Il avait l’air d’un jeune monstre, le genre de ceux qui arrachent les ailes aux mouches ; j’aurais tellement voulu être habillée d’une façon qui ne me fît pas paraître aussi nue. A vrai dire, il venait de s’arrêter de se moucher et il parut me remarquer pour la première fois. Il m’inspecta avec un sourire charmé. Puis il se mit à tourner autour de moi et se recula en émettant un long sifflement. - Dis donc, Horreur, dit-il en faisant un clin d’œil à l’autre, c’est quelqu’un, comme pépée ! Zyeute un peu ces pare-chocs ! Et assorti par-derrière ! Alors, là, Monsieur est servi ! - Pas maintenant, Sluggsy. Plus tard. Entrons et jetons un coup d’œil à ces cabines. Pendant ce temps-là, la dame va nous préparer la jaffe. Comment qu’tu veux tes œufs ? - Brouillés, mignonne. Bien jolis et moelleux. Comme ma mère les fait. Sinon papa donnera la fessée. Juste sur ton beau petit popotin. Oh ! les gars ! Oh ! les gars ! Et il esquissa quelques pas de danse, s’avançant vers moi, si bien que je reculai jusqu’à la porte. J’exagérais la peur que j’éprouvais ; quand il passa à portée de ma main je le giflai aussi fort que je pus et, avant qu’il fût revenu de sa surprise, je m’étais retranchée derrière une table et j’avais saisi une petite chaise métallique que je brandissais, les pieds dirigés vers lui. L’homme maigre eut un bref éclat de rire, comme un aboiement. - Laisse choir, Sluggsy. Plus tard, que j’ai dit. Laisse faire cette cinglée. Y a toute la nuit pour ça, Allons voir, comme j’t’ai dit. Dans le pâle visage lunaire, les yeux étaient maintenant injectés de sang sous l’effet de l’excitation. L’homme frotta sa joue. Les lèvres humides s’entrouvrirent pour esquisser lentement un sourire. - Tu sais quoi, mignonne ? T’as simplement gagné : tu auras droit à une nuit du tonnerre. Et ce sera long et lent et ça recommencera à n’en plus finir. T’as pigé ? Retranchée derrière ma chaise, je les dévisageai tous les deux. Je me lamentais, mais à l’intérieur. Ces hommes… étaient sortis du royaume des cauchemars. Je parvins à conserver une voix calme. - Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? Voyons ces papiers. La prochaine fois qu’il passe une voiture, je casse un carreau et j’appelle au secours. Je suis canadienne. Tâchez de ne pas me toucher, sinon vous aurez des ennuis dès demain. - Demain, c’est demain, dit Sluggsy en riant. Ce qui doit te préoccuper, c’est ce qui se passera cette nuit, ma petite. P’t’êt’ que tu devrais l’affranchir, Horreur. On aurait une meilleure coopération. Horreur me regarda d’un œil froid, dépourvu d’intérêt. - T’aurais pas dû frapper Sluggsy, ma p’tit’ dame. Le gars est coriace. Il n’aime pas que les gonzesses le cherchent. Je pense que ça doit être à cause de sa gueule. Il est comme ça depuis qu’il a fait une cure d’isolement à Saint-Quentin. Maladie nerveuse. Comment les toubibs appellent ça, Sluggsy ? - Alopecia totalis, répondit Sluggsy en prononçant laborieusement les mots latins, avec fierté. Ça veut dire, pas de cheveux, pas de poils, tu piges ? Pas un seul. Ni ici, ni là, ni là, dit-il en parcourant son corps du geste. Qu’é qu’tu connais à ça, eh ! la pépée ? - Et alors Sluggsy, il devient facilement comme fou, continua Horreur. Il trouve que c’est pas chic de la part de la société. T’aurais une tronche comme la sienne que tu serais probablement pareille. Il est ce qu’on appelle à Troy un gros bras. Les mecs le paient pour qu’il fasse faire aux autres ce qu’ils ont pas envie de faire, si tu vois c’que j’veux dire. Il appartient au personnel de M. Sanguinetti, et M. Sanguinetti a trouvé qu’il valait mieux que lui et moi on vienne jeter un coup d’œil par ici jusqu’à ce que les camions arrivent. M. Sanguinetti il aimait pas qu’un’ jeun’ dame comme toi reste ici toute seule la nuit. Alors il nous a envoyés pour te tenir compagnie. Pas vrai, Sluggsy ? - Ça, c’est causé, sûr, dit-il en ricanant. Simplement pour te tenir compagnie, pépée. Des fois que le grand méchant loup viendrait. Avec ces courbes que t’as, y a des moments où tu dois avoir vachement besoin de protection. Pas vrai ? Je reposai la chaise sur la table. - Alors, vos noms ? Et vos papiers ? Sur l’étagère au-dessus du comptoir du bar, il y avait, isolée, une boîte de café Maxwell House. Sluggsy pivota soudain sur lui-même, et sa main droite se mit à cracher le feu (je n’avais même pas vu qu’il tenait une arme). Il y eut une détonation et au même instant, la boîte fit un bond de côté, puis tomba. Avant qu’elle atteigne le sol, Sluggsy la toucha une seconde fois et il y eut un jaillissement brun de café. Puis un silence qui faisait bourdonner les oreilles, uniquement rompu par le tintement de la seconde douille qui tombait par terre. Sluggsy se tourna vers moi, les mains vides ; le revolver avait disparu. Il paraissait ivre de joie d’avoir montré qu’il était bon tireur. - Et ça ? Qu’est-ce que t’en penses, en fait de papiers ? Le petit nuage bleu était venu jusqu’à moi et je respirai l’odeur de la poudre. Mes jambes tremblaient. - Voilà beaucoup de café gâché, dis-je d’une voix que je voulais pleine de mépris. Et alors, vos noms ? - La dame a raison, dit l’homme maigre. T’avais pas à gaspiller tout ce caoua, Sluggsy. Mais vous voyez, ma p’tit’ dame, c’est pour ça qu’on l’appelle Sluggsy, c’est parce qu’il se défend pas mal avec la quincaillerie 3. Sluggsy Morant. Moi, j’suis Sol Horowitz. On m’appelle « Horreur ». J’sais pas pourquoi. Et toi, Sluggsy ? - P’t’êt’ ben, répondit Sluggsy avec un petit rire, qu’c’est parce qu’une fois t’as fait une vilaine blessure à un mec, Horreur. Et même p’t’êt’ à une brochette de mecs. En tout cas, c’est c’qu’on m’a dit. - Ça va, répondit Horreur avec calme et sans autre commentaire. Maintenant, allons-y ! Allons, Sluggsy, va voir ces cabines, comme je t’ai dit. Toi, la gonzesse, tu nous prépares la bouffe pendant c’temps-là ; mais fais gaffe à garder le nez propre et à coopérer, sinon ça t’fera mal. C’est vu ? Sluggsy me regarda avec concupiscence et dit : - Pas trop, hein, Bimbo ? Il se dirigea vers le casier placé derrière le bureau de la réception, rafla toutes les clefs et sortit par la porte de derrière. Je reposai la chaise en prenant l’air aussi calme que je le pus, et traversai la pièce pour aller derrière le comptoir ; mais pendant ce trajet, j’étais pleinement et douloureusement consciente de l’effet que devait produire mon pantalon de toréador. L’homme qu’on appelait Horreur se dirigea lentement vers la table de la cafétéria qui se trouvait la plus éloignée de l’endroit où je me trouvais. Il tira une chaise de sous la table, la fit pivoter dans sa main et l’enfourcha. Il s’assit, les bras pliés appuyés sur le dossier, le menton reposant dessus. Il me surveillait d’un œil impassible et indifférent. Il me dit doucement, si doucement que je pus à peine l’entendre : - Je prendrai mes œufs brouillés, moi aussi. Avec beaucoup de bacon bien croustillant. Et des toasts beurrés. Qu’est-ce qu’on va faire pour ce café ? - Je vais voir ce qu’il en reste. Je me mis à quatre pattes derrière le bar. La boîte avait été percée de quatre trous. En fait de café, il restait au fond de la boîte une couche d’environ trois centimètres, et le reste était répandu sur le sol. Je mis la boîte de côté et mis dans une assiette ce que je pus récupérer sur le sol, sans m’occuper de la poussière qui pouvait venir en même temps. Je garderais pour moi le café propre qui restait au fond de la boîte. Je passai là environ cinq minutes, je prenais mon temps, j’essayais désespérément de réfléchir, de tirer des plans. Ces hommes étaient des gangsters. Ils travaillaient pour M. Sanguinetti. Cela paraissait certain, car ils savaient mon nom et ils n’avaient pu le connaître que par lui ou par les Phancey. Ils avaient été envoyés là, en plein orage, dans un but bien déterminé. Lequel ? Ils savaient que j’étais canadienne, par conséquent étrangère et que je pouvais facilement aller le lendemain trouver la police et leur faire des ennuis. Celui qu’on appelait Sluggsy avait été en prison à Saint-Quentin. Et l’autre ? Mais oui ! C’est pour cela qu’il avait ce teint de déterré ! Lui aussi devait sortir à peine de prison. Il en avait gardé l’odeur. Je pouvais donc les mettre dans une sale situation, dire à la police que j’étais journaliste et que j’allais écrire un article sur ce qui arrive aux Etats-Unis aux jeunes filles seules. Mais est-ce qu’on me croirait ? Cette enseigne « Places disponibles » ! J’étais seule et je l’avais pourtant laissée allumée. Est-ce que ça n’aurait pas été parce que j’avais envie d’avoir de la compagnie ? Pourquoi m’étais-je habillée de cette manière fracassante, si ç’avait été pour rester seule ? J’essayai de prendre la chose autrement, mais pour revenir à mon premier point de vue. Que cherchaient ici 3 Slug : lingot de plomb. ces deux hommes ? Ils avaient une voiture ordinaire. S’ils avaient voulu déménager, ils auraient pris un camion. Peut-être avaient-ils été réellement envoyés pour garder la maison et m’avaient-ils traitée de cette façon parce que c’est ainsi que les gangsters se comportent. Mais dans quelle mesure les choses allaient-elles empirer ? Qu’allait-il m’arriver cette nuit ? Je me relevai et commençai à m’affairer avec la préparation du repas. Autant leur donner ce qu’ils demandaient. Ils n’auraient pas d’excuses pour me prendre à partie. Le tablier de Jed était roulé et rangé dans un coin. Je le pris et le nouai autour de ma taille. Maintenant, une arme… Il y avait un pic à glace dans le tiroir à couverts, et un long couteau à découper très tranchant. Je pris le pic à glace et le plantai, le manche le premier, dans la ceinture de mon pantalon, sous le tablier. Quant au couteau, je le cachai sous un torchon à côté de l’évier. Je laissai le tiroir à argenterie ouvert et alignai à côté une série de tasses et de verres en guise d’armes de jet éventuelles. C’était enfantin ? Je n’avais pas autre chose. A chaque instant je jetais un coup d’œil à travers la pièce. Les yeux de l’homme maigre ne me quittaient pas. Vieux routier du crime, entraîné aux parades, il savait ce que j’avais en tête, quels moyens de défense j’étais en train de préparer. Je le sentais, mais je n’en continuai pas moins mes petits préparatifs en me disant, comme je l’avais fait quand j’étais au collège en Angleterre : « Quand ils me frapperont, et je sais qu’ils ont l’intention de le faire, je dois le leur rendre d’une façon quelconque. S’ils m’attrapent, qu’ils me violent, qu’ils me tuent, il ne faut pas que ce soit facile. » Violer ? Tuer ? Qu’allait-il m’arriver au juste ? Je l’ignorais. Je savais seulement que je me trouvais dans une situation désespérée. C’est à cela que faisaient penser les visages de ces hommes : indifférents et concupiscents. Ils avaient tous les deux quelque chose contre moi. Quoi ? Je ne pouvais pas le dire ; mais j’en étais sûre. J’avais cassé huit œufs dans un bol et les avais doucement battus avec une fourchette. Un énorme morceau de beurre était en train de fondre dans la casserole. A côté, le bacon commençait à rissoler dans la poêle. Je versai les œufs dans la casserole et me mis à tourner. Tandis que mes mains étaient occupées, mon esprit vagabondait. Tout dépendait de ceci : Sluggsy, en revenant de son inspection, allaitil penser ou non à refermer la porte de derrière ? S’il n’y pensait pas, je pouvais m’y précipiter d’un bond. Pas question d’utiliser la Vespa. Elle n’avait pas tourné depuis une semaine. Faire arriver l’essence au carburateur, donner les trois coups de démarreur pour lancer un moteur froid, tout cela aurait pris trop de temps. Il me faudrait abandonner tout ce qui m’appartenait, y compris mon précieux argent, et partir comme un lièvre soit à gauche, soit à droite, contourner l’extrémité des cabines et m’enfoncer dans les bois. Mais je réfléchis que bien entendu, il ne fallait pas partir vers la droite. Le lac qui se trouvait derrière les cabines rétrécirait trop mon champ d’évasion. Je tournerais sur la gauche. De ce côté, il n’y avait rien que des kilomètres de bois. Au bout de quelques mètres, je serais trempée jusqu’aux os, et je grelotterais pendant tout le reste de la nuit. Mes pieds, chaussés de ces ridicules ballerines, seraient rapidement en sang. Par-dessus le marché, je pourrais très bien me perdre. Mais c’étaient là des problèmes auxquels je devrais faire face. L’essentiel était d’échapper à ces hommes. Rien d’autre n’avait d’importance. Les œufs étaient prêt ; ils étaient encore très moelleux, je les versai sur un plat et ajoutai le bacon tout autour. Je mis la pile de toasts sortis du toastmaster sur une autre assiette, avec une plaque de beurre encore entourée de son papier, et le tout sur un plateau. J’étais ravie de voir un nuage de poussière s’envoler au moment où je versais l’eau bouillante sur le café, et j’eus un moment l’espoir que cela les étoufferait. Alors je suis sortie de derrière le bar ; je me sentais plus respectable avec ce tablier, et j’apportai le plateau jusqu’à la table devant laquelle l’homme était assis. Au moment où je le déposais, j’entendis la porte de derrière s’ouvrir puis claquer. Mais je n’avais pas entendu de déclic du verrou. Je jetai un regard rapide autour de moi. Les mains de Sluggsy étaient vides. Mon cœur se mit à battre violemment. Sluggsy vint près de la table. Je retirais les objets du plateau. Il jeta un coup d’œil au repas que j’étais en train de servir, se glissa doucement derrière moi et me saisit par la taille tandis qu’il enfouissait son ignoble groin dans ma nuque. - Juste comme maman les fait, mignonne. Qu’est-ce que tu penserais si on se mettait en ménage tous les deux ? Si tu sais… faire ça comme tu fais la cuisine, tu es la môme de mes rêves. Qu’est-ce que t’en dis, Bimbo ? C’est convenu ? J’avais la main posée sur la cafetière ; il allait en recevoir le contenu bouillant dans la figure, balancé par-dessus mon épaule. Horreur comprit mon intention. Il dit d’un ton sec : - Lâche-la tout de suite, Sluggsy. J’te dirai après. Ces mots firent l’effet d’un claquement de fouet ; Sluggsy me lâcha instantanément et l’homme maigre lui dit : - T’allais avoir les châsses frites. Il faut surveiller cette fille. Cesse de faire le c… et assieds-toi. On est au boulot. Le visage de Sluggsy exprima la bravade, mais aussi l’obéissance : - On a un cœur, mon pote ! Je veux me payer une tranche de cette môme. Et tout de suite. Ce qui n’empêche pas qu’il tira une chaise et s’assit, tandis que je m’éloignais rapidement. Un grand récepteur combiné radio-télévision était sur un socle près de la porte de derrière. Jusqu’à présent, il fonctionnait en sourdine, et je ne m’en étais même pas aperçue. Je m’approchai, tripotai les boutons, augmentai le volume. Les deux hommes conversaient tranquillement, on entendait le cliquetis des couverts. C’était maintenant ou jamais ! J’évaluai la distance qui me séparait de la porte et je fis un plongeon vers la gauche. OÙ JE ME METS À HURLER J’entendis une balle, une seule, s’écraser sur le châssis métallique de la porte. Alors, je me mis à courir éperdument sur le gazon mouillé, en tenant le pic à glace de manière à ne pas me blesser. Heureusement, la pluie s’était arrêtée, mais l’herbe était détrempée et glissante sous les semelles de mes désastreuses ballerines et je compris que je n’allais pas assez vite. J’entendis une porte s’ouvrir brutalement derrière moi et la voix de Sluggsy s’écrier : - Arrête-toi ou tu es transformée en viande froide ! Je me mis à courir en me déplaçant de gauche et de droite, mais les balles arrivaient régulièrement espacées, de plus en plus précises ; elles sifflaient en passant près de moi et allaient mourir dans le gazon. Encore dix mètres et j’aurais contourné les cabines, je serais sortie de la zone éclairée. Je continuai à faire des écarts et des zigzags, je tremblais comme si la prochaine balle allait être pour moi. La vitre de la dernière cabine vola en éclats et une seconde plus tard j’avais contourné le bâtiment. Je m’enfonçai dans le bois et au même instant j’entendis le bruit d’un moteur qu’on mettait en route. Pour quoi faire ? C’était très difficile d’avancer. Les sapins, chargés d’eau, étaient serrés les uns contre les autres, leurs branches enchevêtrées déchiraient mes bras croisés devant moi pour me protéger la figure. Il faisait noir comme dans un four, je ne voyais pas à un mètre devant moi. Soudain je compris, en sanglotant, à quoi cette voiture était destinée : le faisceau de ses phares venait de me découvrir parmi les arbres et ne me lâchait plus. Chaque fois que j’essayais d’éviter ces yeux qui me cherchaient, j’entendais le conducteur embrayer et immédiatement le faisceau revenait sur moi. Je n’avais pas la place de manœuvrer, je ne pouvais me déplacer que droit devant moi, dans la seule direction que les arbres me permettaient de prendre. Quand allaient-ils recommencer à tirer ? J’avais pénétré dans le bois d’environ trente mètres. Il n’y en avait plus pour longtemps ! Mon souffle s’exhalait de ma gorge en sanglots. Mes vêtements commençaient à être déchirés, je sentais que mes pieds étaient déjà blessés. Je savais que je ne pourrais tenir beaucoup plus longtemps. Je n’avais plus qu’une chose à faire : choisir l’arbre le plus touffu, essayer d’échapper un instant aux phares, ramper sous l’arbre et m’y cacher. Mais pourquoi ne tiraient-ils plus ? Je fis en trébuchant un brusque écart vers la droite, trouvai pour un court moment une région obscure, et plongeai à genoux dans les aiguilles de sapins détrempées. C’était un arbre comme les autres, ses branches frôlaient le sol, je pus ramper en dessous et aller me blottir contre le tronc ; là, j’attendis de sentir le rythme de ma respiration redevenir normal. C’est alors que j’entendis l’un des hommes me chercher ; il n’avançait pas silencieusement, car c’eût été impossible, mais régulièrement, s’arrêtant à chaque instant pour prêter l’oreille. Mais maintenant qu’il n’entendait plus rien, l’homme, que ce fût l’un ou l’autre, devait comprendre que je m’étais tapie sur le sol. S’il avait la moindre notion de la façon de relever les traces, il ne tarderait pas à trouver l’endroit où il n’y avait plus de branches brisées, où la terre n’était plus foulée. Ce n’était qu’une question de temps. Je contournai doucement le tronc d’arbre pour me trouver du côté opposé au sens de son arrivée et regardai la lumière des phares fixée audessus de ma tête sur les branches humides. Le bruit de pas et de branches brisées se rapprochait. Je pouvais entendre maintenant sa respiration. Tout près de moi, la voix de Sluggsy dit doucement : - Viens, mon petit. Ou papa tapera dur. La partie de chat perché est finie. Il est temps de rentrer à la maison avec papa. Le petit œil de la torche électrique se mit à fouiller le sous-bois, soigneusement, arbre par arbre. Il savait que je n’étais qu’à quelques mètres. Soudain, la lumière cessa de se déplacer et resta braquée sur mon arbre. Sluggsy dit doucement, d’un air charmé : - Coucou… ! fifille… ! papa t’a trouvée ! Etait-ce vrai ? Je restai immobile, osant à peine respirer. Alors, ce fut l’éclair et la détonation d’un coup de feu ; la balle vint se loger dans le tronc de l’arbre, derrière ma tête. - C’est juste comme avertissement, fifille… La prochaine fois, je fais sauter tes jolis petons. Voilà donc la tournure que ça prenait ! Je dis, tremblante de terreur : - Très bien. J’arrive. Mais ne tirez pas ! Et je sortis à quatre pattes, en me disant avec nervosité : Viv, voilà une jolie façon de te rendre à ton exécution ! L’homme était debout, son pâle visage grimaçant sculpté par la lumière jaune et les ombres noires. Il pointait son arme sur mon ventre. Il fit un mouvement de côté : - Parfait. Passe devant. Et si tu t’arrêtes, tu récoltes une Valda dans ton joli petit derrière. J’avançai, honteusement, en trébuchant à chaque pas, dans la direction des yeux éblouissants de l’auto, encore éloignés. J’étais étranglée par le désespoir, je m’apitoyais douloureusement sur mon sort. Qu’avais-je donc fait pour mériter cela ? Pourquoi Dieu m’avait-il choisie pour servir de victime à ces deux inconnus ? Maintenant, ils allaient être vraiment en colère. Ils allaient me brutaliser et presque à coup sûr me tuer ensuite. Mais la police trouverait les balles dans mon corps ! Dans quelle entreprise criminelle étaient-ils engagés pour rester indifférents à la perspective de laisser derrière eux cette preuve accablante que représenterait mon corps ? Quel que fût ce crime, ils devaient être absolument sûrs qu’il ne resterait aucune trace de tout cela. Parce qu’il n’y aurait plus de Vivienne Michel ! Ils m’enterreraient ou bien me jetteraient dans le lac avec une pierre au cou. Je franchis la lisière du bois. L’homme maigre sortit de la voiture et dit en s’adressant à Sluggsy : - Très bien. Ramène-la. Et ne lui fais pas de mal, je me la réserve. Il mit sa voiture en marche arrière. Sluggsy s’approcha de moi et de sa main libre me caressa d’un air lubrique. Je dis simplement : « Ne faites pas ça. » Je n’avais plus de volonté pour essayer de résister. Il dit d’une voix douce : - Te voilà dans les ennuis, Bimbo. Horreur est un type qui sait c’qu’il fait. Il va te faire très mal. Mais si tu me dis simplement « Oui » pour cette nuit, si tu promets d’être gentille, peut-être que je pourrai te sortir de là. Qu’est-ce que t’en penses ? Appelant à mon secours un dernier vestige de combativité, je répondis : - J’aimerais mieux mourir que de me laisser toucher par vous. - Très bien, ma chérie. Tu ne donneras pas, mais moi je prendrai. Je reconnais que tu mérites une nuit un peu vache. Pigé ? Il me pinça si méchamment que j’en poussai un cri. Sluggsy rit d’un air charmé. - Parfait ! Chante, ma cocotte ! Autant t’entraîner tout de suite ! Il me fit passer par la porte de derrière qui était ouverte, me poussa dans le hall, referma et tira le verrou. La pièce était dans l’état où je l’avais laissée les lumières brillaient, la radio jouait en sourdine un joyeux air de danse, tout était rutilant, brillait sous les lumières. Je me rappelais combien j’avais été heureuse dans cette pièce quelques heures plus tôt ; je pensai aux souvenirs que j’avais évoqués tandis que j’étais assise dans ce fauteuil, des souvenirs dont les uns étaient délicieux, d’autres tristes. Comme mes ennuis paraissaient maintenant puérils, dérisoires ! Comme il était ridicule de parler de cœur brisé et de jeunesse enfuie au moment où, à un tournant de ma vie, ces gens surgissaient devant moi, sortant de l’obscurité. Le cinéma de Windsor ? C’était un acte dans une pièce, presque une farce. Zurich ? C’était le paradis. La véritable jungle qu’est le monde, avec ses monstres réels, se montre rarement au cours d’une vie, à une fille ou à un homme, dans la rue. Mais elle est toujours présente. Vous prenez une décision imprudente, vous jouez la mauvaise carte dans le jeu du Destin, et vous êtes dans le bain perdu. Perdu dans un monde que vous n’auriez jamais imaginé, contre lequel vous n’avez aucun moyen de défense parce que vous l’ignorez. Pas de boussole pour vous orienter. Celui qu’on appelait Horreur était debout au milieu de la pièce, détendu, désœuvré, les bras ballants. Il me surveillait de ses yeux indifférents à tout. Puis il leva la main droite et fit un signe d’un doigt recourbé. Mes pieds glacés, déchirés, me conduisirent devant lui. Je n’étais plus qu’à quelques mètres quand je sortis de ma stupeur. Je me rappelai soudain, ma main remonta jusqu’à la ceinture trempée de mon pantalon et, sous le tablier, je sentis le pic à glace. Il allait être difficile de le sortir, de trouver le manche. Je m’arrêtai devant lui. Sans cesser de fixer mon regard, sa main droite sortit comme un serpent qui se love et il me gifla, une fois, deux fois, à droite, à gauche. Les larmes jaillirent de mes yeux, mais je me penchai pour éviter un nouveau coup. Je profitai de ce mouvement pour glisser sans être vue, ma main dans la ceinture de mon pantalon. En me relevant, je me jetai sur lui et frappai furieusement dans la direction de sa tête. Le pic arriva à destination, mais on eut à peine le temps de voir luire la lame, et soudain mes bras furent saisis et je me sentis tirée en arrière. Le sang dégoulinait sur sa figure blême d’une estafilade au-dessus de la tempe. Tandis que je regardais, le sang arriva au menton. Mais le visage restait impassible. Il ne donnait aucun signe de douleur, mais exprimait une terrifiante et intense détermination ; une tache rouge apparut à l’intérieur des yeux noirs. L’homme maigre s’approcha de moi. Ma main s’ouvrit et laissa échapper le pic à glace. C’était un réflexe l’enfant qui laisse tomber son arme. Je me rends ! Paix ! Lentement, d’une manière presque caressante, il se mit à me frapper, tantôt de sa main ouverte, tantôt de son poing, choisissant ses cibles avec une cruauté raffinée, érotique. Tout d’abord, je me détournai, je me penchai, je donnai des coups de pied, puis je me mis à crier, tandis que dans cette face blême, les deux trous noirs injectés de sang qui lui servaient d’yeux ne cessaient de me guetter, que les mains bondissaient et rebondissaient. * * * Quand je revins à moi, j’étais sous ma douche, dans mon bungalow. Je gisais toute nue sur le carrelage, les restes souillés et en lambeaux de mes belles affaires à côté de moi. Sluggsy, mâchonnant un cure-dent de bois, s’appuyait au mur, la main sur le robinet d’eau froide. Ses yeux étaient comme des fentes brillantes. Il ferma l’eau et je me mis tant bien que mal sur les genoux. Je savais que j’allais être malade. Je ne m’en souciais pas. J’étais un animal maté, pleurnichant, prêt à mourir. Je vomis. Sluggsy se mit à rire. Il se pencha pour me tapoter le derrière. - Vas-y, fifille. La première chose qu’on fait après une dérouillée, c’est de vomir. Tout le monde. Maintenant, nettoie-toi gentiment, mets une gentille robe propre et viens. Ces œufs vont être perdus, avec tes façons de t’enfuir comme ça. Mais pas d’entourloupes ! Je pense pas qu’t’aies l’estomac d’en faire encore. Je surveillerai la cabine de la porte de derrière. Et puis maintenant, ne t’en fais pas. Y a pas de sang. A peine quelques égratignures. Horreur a beaucoup de doigté avec les dames. Sûr que t’as d’la veine. C’est un gars qui a ses petites manies, mais s’il avait été vraiment fou, actuellement, on serait en train de creuser un trou pour te coller dedans. Faut remercier le Bon Dieu. A tout à l’heure. J’entendis claquer la porte du bungalow. C’était le moment de m’occuper de moi. Il me fallut une demi-heure pour me redonner à peu près figure humaine ; à chaque instant, j’étais tentée de me laisser tomber sur mon lit et de donner libre cours à mes larmes jusqu’au moment où ces hommes reviendraient avec leurs revolvers et m’achèveraient. Mais la volonté de vivre me revint en faisant les gestes familiers qui consistaient à me coiffer et à obtenir de mon corps qui me faisait mal de partout, affaibli par le souvenir de douleurs autrement plus vives, qu’il fît ce que j’attendais de lui. Peu à peu, tout au fond de moi-même, commençait à poindre l’idée que le plus mauvais était peut-être passé. Sinon, pourquoi étais-je encore en vie ? Pour une raison quelconque ces hommes voulaient que je fusse là et non pas hors course. Sluggsy était si adroit avec son revolver qu’il aurait certainement pu me tuer au moment où je m’échappais. Ses balles étaient passées tout près de moi, mais n’était-ce pas seulement pour m’effrayer, pour m’obliger à m’arrêter ? Je mis ma combinaison blanche de motocycliste. Dieu sait si elle était impersonnelle, et je mis mon argent dans une poche à toute éventualité. Quelle éventualité ? Il n’y aurait plus de possibilités de m’échapper. Alors, endolorie et faible comme un petit chat malade, je me traînai jusque dans le hall. Il était onze heures. La pluie n’avait pas repris ; de temps en temps la forêt était illuminée par un quartier de lune, caché, puis démasqué par des nuages qui se déplaçaient rapidement. Sluggsy se détachait sur la porte d’entrée, appuyé au chambranle, en train de mâchonner son éternel cure-dent. Au moment où j’arrivais, il s’effaça pour me laisser passer. - Voilà ma cocotte, fraîche comme un gardon. Un peu écorchée par-ci, par-là, peut-être. Il faudra dormir sur le dos, hein ? Mais c’est justement ce qu’il nous faut, n’est-ce pas, chérie ? Comme je ne répondais pas, il m’attrapa par le bras : - Eh là ! C’est pas des façons de faire, Bimbo ! Tu as besoin d’être soignée de l’autre côté, peut-être ? On peut voir à ça, dit-il avec un geste menaçant de sa main libre. - Je regrette, mais je ne voulais rien dire de spécial. - Alors, ça va ! Et il me laissa aller. Maintenant, ramène-toi ici et occupe-toi de tes casseroles. Et ne continue pas à m’asticoter. Ni mon copain Horreur. Regarde ce que tu as fait à sa jolie frimousse. L’homme maigre était assis à la même table. La boîte de pansements de première urgence du bureau de la réception était ouverte devant lui ; il avait un grand morceau de sparadrap sur la tempe droite. Je lui lançai un regard rapide et terrifié, puis j’allai me réfugier derrière mon comptoir. Sluggsy s’approcha de lui, s’assit, et ils se mirent à bavarder à voix basse, en me regardant de temps à autre. Cela m’avait donné faim de préparer les œufs et le café. Je n’y comprenais rien. Depuis que ces deux hommes avaient franchi le seuil, j’étais tellement tendue et effrayée que je n’aurais pu avaler une tasse de café. Mais bien sûr, j’avais l’estomac vide parce que j’avais été malade ; d’autre part, je l’avoue à ma honte, mais, je le sentais, le fait d’avoir été battue comme je l’avais été m’avait détendue, assez mystérieusement. La douleur beaucoup plus vive que l’état de tension dans lequel je m’étais trouvée lorsque je l’attendais, avait dénoué mes nerfs et j’éprouvais au fond de moi-même une curieuse impression de chaleur et d’apaisement. J’avais encore peur, j’étais terrifiée, même, mais d’une façon docile, fataliste. En même temps, mon corps savait qu’il avait faim, il voulait récupérer des forces, il voulait vivre. Si bien que je me fis pour moi aussi des œufs brouillés, du café et des toasts beurrés. Quand j’eus servi les deux hommes, je m’assis derrière le comptoir, à un endroit où ils ne me voyaient pas et j’absorbai mon repas. Ensuite, presque calme, j’allumai une cigarette. Au même instant, je compris que c’était une erreur. Cela attirait l’attention sur moi. Bien plus, cela montrait que j’avais récupéré, que ça valait la peine de recommencer à me battre. Mais la nourriture, le simple fait de manger, de mettre du sel et du poivre sur mes œufs, du sucre dans mon café, tout cela avait été presque intoxicant. Cela faisait partie de ma vie passée, d’il y a mille ans, avant l’arrivée de ces hommes. Chaque bouchée était quelque chose d’exquis, accaparait tous mes sens. Je savais désormais ce que c’est d’être en prison et de recevoir de la nourriture en contrebande, d’être prisonnier de guerre et d’ouvrir un paquet de sa famille, de trouver de l’eau dans le désert, de se voir apporter une boisson chaude après avoir été sauvé de la noyade. Le simple fait de vivre, quelle chose précieuse ! Si je sortais de là, je ne l’oublierais jamais plus. Je serais reconnaissante pour chaque souffle d’air que je respirerais, pour chaque repas, pour chaque nuit où je sentirais la fraîche caresse des draps, la paix d’un lit derrière une porte bien close. Pourquoi n’avais-je jamais connu cela auparavant ? Pourquoi mes parents, ma religion perdue, ne me l’avaient-ils jamais appris ? En tout cas, je le savais maintenant. Je l’avais découvert toute seule. L’amour de la vie est né du voisinage de la mort, de la menace de la mort. Rien ne vous rend réellement reconnaissant d’être en vie comme d’être effleuré par l’aile noire du danger. Ces pensées fiévreuses étaient nées de l’intoxication due à la nourriture que j’absorbais toute seule, à l’abri de mon comptoir. J’étais pour quelques instants revenue dans la vie d’avant. Si bien que, un peu légèrement, et pour retenir cet instant, j’avais allumé ma cigarette. Une minute peut-être plus tard, le murmure des voix s’arrêta. Sur un fond de Contes de la Forêt viennoise, qui sortait en demi-teinte de la radio, j’entendis le bruit d’une chaise qu’on recule. Je me sentis prise de panique. Je jetai ma cigarette dans le fond de ma tasse, me levai et commençai à tourner les robinets et à faire un bruit de vaisselle dans l’évier. Je ne regardais pas, mais je voyais Sluggsy traverser la pièce. Il vint jusqu’au comptoir et se pencha. Je levai les yeux en prenant un air surpris. Il mâchait toujours son cure-dent, le faisant passer d’un côté et de l’autre de sa bouche ovale et lippue. Il avait à la main une boîte de Kleenex ; il la posa sur le comptoir. Il en prit une poignée, se moucha et jeta les mouchoirs usagés sur le sol. Il dit d’une voix aimable : - Tes partie et tu m’as donné un rhume, pépée. Toute cette poursuite dans les bois. Cette maladie que j’ai, cette alopécie qui tue les cheveux… Tu sais c’qu’elle fait aussi ? Elle tue les poils qu’on a à l’intérieur du nez. Ça et le reste. Et tu sais c’que ça fait ? Ça te fait vachement couler le tarin quand t’as pris froid. Tu m’as fait prendre froid, pépée. Ça veut dire une boîte de ces trucs en papier par jour. Plus, peut-être. T’as jamais pensé à ça ? T’as jamais pensé aux mecs qui n’ont pas de poils dans le blair ? Les yeux sans cils ni sourcils devinrent soudain noirs de colère. - Vous autres, vous êtes toutes les mêmes. Vous ne pensez qu’à vous. Les mecs qu’ont des ennuis ? Qu’ils aillent au diable ! Vous êtes tout juste bonnes pour les joyeux drilles. Je me mis à parler tranquillement, plus bas que la radio : - Je suis triste que vous ayez des ennuis. Pourquoi n’êtes-vous pas triste parce que j’en ai, moi aussi ? Puis je me mis à parler vite, avec violence : - Pourquoi êtes-vous venus ici tous les deux pour me faire du mal ? Que vous ai-je fait ? Pourquoi ne me laissez-vous pas partir ? Si vous le faites, je promets de ne rien dire à personne. J’ai un peu d’argent. Je pourrais vous en donner. Disons deux cents dollars. Je ne peux pas faire plus. Il faut qu’avec ce qui me restera je fasse tout le trajet jusqu’en Floride. S’il vous plaît, vous voulez me laisser partir ? Sluggsy partit d’un grand éclat de rire. Il se retourna et alla vers l’homme maigre. - Viens ! Laisse tomber ton mouchoir, Horreur. La poule, elle dit qu’elle nous refile deux billets si on la laisse se tailler. L’homme maigre haussa légèrement les épaules et ne fit aucun commentaire. Sluggsy se retourna vers moi. Ses yeux étaient durs et sans pitié. - Tâche de piger, Bimbo. Tes dans la pièce, t’as un rôle de vedette à jouer. Ça devrait t’amuser de savoir qu’t’intéresses comme ça des types occupés, importants, comme Horreur et moi-même, et un grossium comme M. Sanguinetti. - De quelle pièce s’agit-il ? Quel rôle est-ce que je dois jouer ? - Tu seras affranchie demain matin. En attendant, qu’est-ce que tu dirais de boucler ta petite gueule ? Tout ce bla-bla me fait mal aux esgourdes. J’ai besoin de me remuer. C’est pas mal c’qu’ils sont en train de jouer. Qu’est-ce que t’en penses ? Si on dansait ça ? Qu’on donne une petite représentation à Horreur. Ensuite on ira au page faire c’qu’on a à faire. Viens, poulette. Il me tendait les bras en claquant dans ses doigts au rythme de la musique et en esquissant quelques pas rapides. - Je regrette. Je suis fatiguée. Sluggsy revint au comptoir. - T’as pas froid aux châsses de me sortir une pareille connerie ! Sale petite pute au rabais ! J’vais te donner quelque chose pour être fatiguée. Soudain, il y eut dans sa main une affreuse petite matraque en cuir noir. Il en assena sur le comptoir un coup qui marqua le formica d’une entaille profonde. Il se mit alors à contourner furtivement le comptoir, flairant de mon côté, ses yeux fixant les miens. Je reculai jusque dans le coin le plus éloigné. Cela allait être mon dernier geste. Il fallait le frapper d’une façon quelconque avant qu’il ait mis la main sur moi. Ma main sentit le tiroir de l’argenterie ouvert ; soudain je plongeai et lançai tout le contenu du tiroir en même temps. Il ne fit pas un écart assez rapide et le flot argenté des couteaux et des fourchettes jaillit autour de sa tête. Il mit une main devant son visage et recula en poussant des jurons. J’en lançai encore quelques autres, mais les couteaux faisaient simplement un bruit métallique autour de sa tête, qu’il avait enfoncée dans les épaules. L’homme maigre traversait rapidement la pièce. Je saisis le couteau à découper et je me précipitai sur Sluggsy mais il me vit venir et s’abrita derrière une table. Sans se presser, Horreur retira sa veste, l’enroula autour de son bras gauche ; ils prirent alors chacun une chaise et, braquant en avant les pieds de ces chaises comme des cornes de taureaux, ils me chargèrent des deux côtés à la fois. Je fis une balafre insignifiante à un bras, puis on fit tomber le couteau de ma main et tout ce que je pus faire c’est de retourner me mettre à l’abri du comptoir. Tenant toujours sa chaise, Sluggsy me suivit et, tandis que je lui faisais face, une assiette dans chaque main, l’homme maigre se pencha sur le comptoir et m’attrapa par les cheveux. Je lançai les assiettes des deux côtés, mais elles allèrent simplement se briser sur le plancher. Alors on me fit courber la tête pour l’immobiliser sur le comptoir, et Sluggsy se jeta sur moi. - Très bien, Horreur. Laisse-la. C’est pour moi. Je sentis autour de mon corps ses bras puissants qui m’écrasaient, sa figure contre la mienne, il m’embrassait brutalement tandis que sa main allait chercher à la hauteur de mon cou la fermeture éclair de ma combinaison pour la faire descendre jusqu’à la ceinture. On entendit alors le bourdonnement aigu de la sonnette à la porte principale et tout le monde fut glacé de terreur. TROISIÈME PARTIE LUI QU’EST-CE QUE C’EST ? - Qu’est-ce qu’y a ? Qu’est-ce que c’est ? Sluggsy avait fait un bond en arrière, la main à l’intérieur de sa veste de cuir. Horreur reprit ses esprits le premier. Il y eut sur sa figure un sourire glacial. - Va te mettre derrière la porte, Sluggsy. Tiens ton feu jusqu’à ce que je te dise. Toi, dit-il en me lançant les mots sur un ton méprisant, tâche de te conduire comme il faut. C’est toi qui vas répondre de nous. Si tu l’ fais pas bien, t’es une fille morte. Compris ? On te descend. Maintenant va à cette porte et vois qui c’est. Dis-leur la même salade qu’à nous. Pigé ? Et puis prends pas l’air si con. Personne te fera de mal si tu fais c’que j’dis. Et remonte cette fermeture-Eclair, nom de nom ! J’étais en train de me battre avec ladite fermeture-Eclair. Elle était coincée. - Bon, alors tiens c’te saloperie fermée sur tes roberts et avance. J’serai derrière toi. Et n’oublie pas : un mot de travers et t’es flinguée par derrière. Et le mec aussi, par la même occase. Maintenant, grouille-toi ! Mon cœur battait à se rompre. En tout cas, quoi qu’il arrive, j’allais d’abord essayer de me tirer d’affaire ! On frappa très fort à la porte. Je m’avançai, tenant fermé le haut de ma combinaison. Je savais quelle était la première chose à faire ! Quand je fus arrivée à la porte, Sluggsy se mit de côté et ouvrit le verrou. Tout dépendait maintenant de la vitesse de mes mains. Je saisis la poignée de la porte avec ma main gauche et, tandis que je la tournais, ma main droite lâcha la combinaison, plongea jusqu’à la chaîne et la décrocha. Derrière moi quelqu’un poussa un juron à voix basse et je sentis le canon d’un revolver s’enfoncer dans mon dos ; mais, comme j’avais tiré brusquement, la porte s’était ouverte toute grande, allant plaquer Sluggsy contre le mur. J’avais spéculé sur le fait qu’ils ne tireraient pas, ignorant si ce n’était pas par hasard la police ou une patrouille assurant la surveillance de la route. En effet ils n’avaient pas tiré. Tout dépendait maintenant de l’homme seul qui était là sur le seuil. A mon premier coup d’œil, je maugréai en moi-même : « Mon Dieu ! c’est encore un de leurs semblables, un gangster comme eux ! » Il était là, si calme, si maître de lui, avec quelque chose de cet air meurtrier qu’avaient les autres. Il portait le vêtement dont le cinéma a fait l’uniforme des gangsters : un imperméable bleu foncé à ceinture et un feutre noir très enfoncé sur les yeux. Dans le genre ténébreux, cruel même, il était beau. Une cicatrice plus claire traversait sa joue gauche. Je levai rapidement la main pour dissimuler ma nudité. Alors il sourit et j’ai pensé soudain que tout allait peut-être tourner bien pour moi. Quand il se mit à parler, mon cœur bondit : il était anglais ! - Je suis désolé. J’ai eu une crevaison. (Un Américain aurait dit : « Je suis à plat. ») J’ai vu qu’il y avait des places disponibles. Puis-je avoir une chambre pour la nuit ? Puis il me regarda avec curiosité, sentant très bien qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. Il allait falloir déployer de la ruse, mais j’allais peut-être parvenir à faire tuer mes deux persécuteurs. Je dis simplement : - Je suis désolée, mais le motel est fermé. L’enseigne « Places disponibles » a été allumée par erreur. Tout en disant cela, je faisais un signe de mon index recourbé dirigé contre ma poitrine, pour l’inviter à entrer. Il eut l’air intrigué. Il fallait lui donner un indice : - Est-ce que malgré votre crevaison vous ne pouvez pas aller jusqu’à Lac George ? - Impossible. J’ai déjà fait plus d’un kilomètre sur la jante. Il ne reste plus rien de mon pneu. Je fis de la tête un signe imperceptible vers l’arrière, insistant pour qu’il entre. - Eh bien ! les représentants de la Compagnie d’assurances du propriétaire sont là. Je vais leur demander. Attendez ici. Et de nouveau je fis un signe du doigt. Alors je me retournai et avançai de deux pas vers l’intérieur, mais en restant près de la porte pour empêcher les autres de la refermer. Ils étaient là tous les deux les mains dans les poches, me regardant, chacun à sa manière, comme s’ils avaient voulu me vouer à l’enfer. L’homme à l’imperméable avait compris ma mimique et se trouvait maintenant assez engagé à l’intérieur. Quand il vit les deux hommes, sa figure se durcit et il dit d’un air détaché : - Je pense que vous avez entendu ce que je viens de dire. Vous voyez un inconvénient à ce que je passe la nuit ici ? - Bon Dieu ! Un Anglouze ! Qu’est-ce que c’est ? L’O.N.U. ? L’homme maigre dit d’un ton cassant : - Rien à faire, l’ami. Vous avez entendu la dame. Le motel est fermé. On va vous donner un coup de main pour changer votre roue et vous pourrez repartir. - Il est un peu tard pour cela, répondit l’Anglais avec calme. Je vais vers le sud et je doute qu’il y ait quelque chose sur cette route de ce côté-ci de Glens Falls. Je crois que j’aime mieux rester ici. Après tout l’enseigne « Places disponibles » est allumée. - Vous m’avez entendu, monsieur ? Horreur parlait maintenant sans douceur ; il se tourna vers Sluggsy : « Viens, on va donner un coup de main à ce type pour sa roue. » Ils s’avancèrent tous les deux d’un pas vers la porte. Mais, Dieu le bénisse, l’Anglais ne bougea pas. - Il se trouve que j’ai des amis à Albany, des amis très importants. Vous n’avez pas envie de perdre votre licence de motel, n’est-ce pas ? L’enseigne dit « Places disponibles », tout est éclairé. Je suis fatigué et je réclame une chambre. Et se tournant vers moi : « Cela va vous déranger beaucoup ? » - Oh non ! absolument pas, me hâtai-je de répondre. Il me faut une minute pour vous préparer une chambre. Je suis sûre que M. Sanguinetti ne voudrait rien faire qui risquerait de lui faire perdre sa licence ? dis-je en regardant les deux gangsters d’un air innocent et dénué d’expression. On aurait pu croire qu’ils allaient tirer leurs armes, mais l’homme maigre alla à l’écart et fut suivi de Sluggsy ; ils chuchotèrent un instant. Je profitai de l’occasion pour faire à l’Anglais des signes de têtes insistants et suppliants ; il me répondit encore une fois par un de ses sourires rassurants. L’homme maigre se retourna : - Ça va, l’Anglouze. Vous pouvez avoir votre chambre. Mais n’essayez pas de nous le faire à l’influence avec ces vannés sur Albany. M. Sanguinetti, lui aussi, a des potes dans la capitale. P’t’êt’ qu’y a quelque chose dans votre histoire de « Places disponibles », mais charriez pas. Ici nous sommes les patrons et c’est ce qu’on dit qui est la loi. D’ac ? - En ce qui me concerne, tout à fait. Je vous remercie. Je vais chercher mon sac. Comme il faisait un mouvement pour sortir, je m’empressai de dire : - Je vais vous donner un coup de main. Je me précipitai devant lui, m’escrimant sur ma fermeture-Eclair, honteuse de me savoir comme cela. Par bonheur, la fermeture se décoinça subitement et je pus remonter le curseur jusqu’en haut. Il vint vers moi. Je dis sur un ton pressant, en laissant tomber mes mots du coin des lèvres, car j’étais sûre que l’un des deux était près de la porte à nous épier : « Merci ! Et que Dieu soit béni ! Vous êtes arrivé au moment où ils allaient me tuer. Mais Dieu veillait sur moi. Ce sont des gangsters. Je ne sais pas ce qu’ils veulent. Sûrement quelque chose de mal. J’ai essayé de m’enfuir et ils ont tiré sur moi. » Nous arrivions à la voiture. C’était un cabriolet deux places Thunderbird gris foncé, avec une capote crème ; une très belle voiture. Je le lui dis, mais il me répondit que c’était une voiture de location. Il me dit : - Venez de l’autre côté. Ayons l’air d’admirer la voiture. Il se pencha, ouvrit la portière et fourragea à l’intérieur. Il demanda : - Ils sont armés tous les deux ? - Oui. - Combien de pistolets chacun ? - Je ne sais pas. Le petit a l’air d’un tireur d’élite. A six mètres il fait ce qu’il veut. L’autre, je ne sais pas. Il sortit une petite valise noire, la posa sur le sol et l’ouvrit. Il prit quelque chose sous ses vêtements et le glissa dans sa poche intérieure. Il fouilla dans un côté de la valise, en sortit des objets plats et noirs qui ressemblaient à des chargeurs, et les rangea. Puis il referma la valise en disant : - Il vaut mieux avoir toute une artillerie. Il fit claquer ostensiblement la porte et se releva. Nous examinâmes tous les deux l’arrière de la voiture et nous mimes à genoux pour vérifier le pneu crevé. Il demanda : « Et le téléphone ? » - Coupé. - Donnez-moi la cabine à côté de la vôtre. - Bien sûr. - Très bien. Allons. Et quoi qu’ils disent ou fassent, tenez-vous près de moi. - Oui ; et merci. - Attendons d’en être sortis, dit-il avec un sourire, et en se relevant. Nous revînmes ensemble. Sluggsy, qui était resté sur le seuil, ferma la porte derrière nous et tira le verrou. Après réflexion, il tendit la main vers le commutateur et éteignit l’enseigne : « Places disponibles ». - Voilà votre clef, l’Anglouze, dit-il en la jetant sur la table. Je la ramassai et regardai le numéro. Quarante, la dernière sur la gauche. - Ce monsieur, dis-je d’une voix ferme, aura le numéro 10, juste à côté de moi, et je me dirigeai vers la réception, oubliant que Sluggsy avait toutes les clefs. Celui-ci m’avait suivie. Il dit avec un mauvais sourire : - Rien à faire, fillette. Nous ne savons rien sur ce mec. Alors, Horreur et moi, on va coucher tout près de toi, chacun d’un côté. Pour veiller à c’qu’on te dérange pas. Les autres chambres sont prêtes pour le déménagement. Il y a que le numéro 40 et rien d’autre. Puis se tournant vers l’Anglais : « Et alors, l’Anglouze, quel est ton nom ? » - Bond. James Bond. - Un nom de cave, tout à fait. D’Angleterre, s’pas ? - Exact. Où est le registre ? Je vais vous l’épeler. - Malin, le mec, hein ? Quel genre de boulot ? - Police. La bouche de Sluggsy en resta béante. Il promenait sa langue sur ses lèvres. Il se tourna pour appeler Horreur, toujours assis à la même table. - Et dis donc, Horreur ! Devine ! C’est un flic, un poulet british ! Quéqu’t’en penses ? Semelles de crêpe ! - J’l’avais flairé, dit Horreur en hochant la tête. Qu’est-ce que ça fait ? On fait rien de mal. - Ben oui ! c’est vrai après tout, dit Sluggsy avec empressement. Puis se tournant vers Bond : « Maintenant, n’allez pas vous mettre à écouter les vannes de c’te p’tite pute. Nous sommes de l’assurance. Des sortes d’experts, si vous voulez. On travaille pour M. Sanguinetti, un grossium de Troy. C’est lui qui est propriétaire de cet établissement. Les gérants se sont plaints qu’il manque de l’argent dans la caisse. Et du matériel, aussi. Alors on est venu faire une enquête, en quelque sorte, et pendant qu’on interrogeait cette petite roulure elle a frappé mon copain avec un pic à glace, direct sur la boîte à idées. Voyez vous-même. Et il fit un geste dans la direction d’Horreur. Comment trouvez-vous ça ? On était juste en train d’essayer de la maîtriser quand vous êtes arrivé. Pas vrai, Horreur ? - Officiel ! C’est comm’ça qu’ça s’est passé. - Vous savez que tout ça n’est qu’un ramassis de mensonges, dis-je, furieuse. Je me dirigeai jusqu’à la porte de derrière et montrant le châssis faussé et l’impact de la balle, je demandai : - Comment cette balle est-elle arrivée jusqu’ici pour faire ce trou ? - Tu m’cherches, la môme, dit Sluggsy en riant de bon cœur. Et se tournant vers Horreur : - T’as vu des balles qui voltigeaient par ici ? - Non, j’en ai pas vu. Horreur paraissait outré. Il agita une main nonchalante dans la direction du plancher, tout autour du comptoir : « Par contre, j’ai vu un tas de vaisselle que cette dame lançait à la tête de mon pote. » Ses yeux se tournèrent lentement dans ma direction : « C’est pas vrai, madame ? Et il y a un grand couteau à découper, par terre, dans ces parages. Pas mauvaise idée d’vous arrêter pour agression, demain matin…» - Vous feriez ça ! dis-je avec véhémence. Vous verriez où ça vous mènerait. Vous savez parfaitement bien que j’essayais de me défendre. Quant à cette histoire d’argent, c’est la première fois que j’en entends parler. Et vous le savez. - Eh bien ! il me semble que je suis arrivé au bon moment pour ramener la paix, dit l’Anglais en nous interrompant avec calme. Maintenant, où est ce registre, que je le signe. - Le registre, c’est l’ patron qui l’a, dit Sluggsy d’un ton péremptoire. Pas besoin de rien signer. Vous paierez pas. La maison est fermée. Vous pouvez avoir un lit, c’est tout. - Merci, c’est très aimable de votre part. James Bond se tourna vers moi : « Y at-il une possibilité quelconque d’avoir des œufs au bacon et du café ? Tous ces discours m’ont ouvert l’appétit. S’il y a ce qu’il faut, je peux le faire cuire moi-même. - Oh non ! dis-je en me dirigeant vers le comptoir en toute hâte. J’adorerais vous préparer cela. - Merci infiniment. Ignorant Sluggsy, il se tourna vers le comptoir, se hissa sur un tabouret, en posant sa valise sur celui qui se trouvait à côté. Je surveillais Sluggsy du coin de l’œil ; il pivota sur ses talons et alla rapidement retrouver l’homme maigre ; il s’assit à côté de lui et ils se mirent à parler avec animation. James Bond lança dans leur direction un coup d’œil par-dessus son épaule. Il descendit de son tabouret, ôta son manteau de pluie et son chapeau, les mit sur sa valise et se percha à nouveau. Pendant que je m’affairais à mes préparatifs culinaires en lui adressant de temps en temps des coups d’œil rapides, lui surveillait silencieusement les deux hommes dans le long miroir qui occupait le mur derrière le comptoir. Il mesurait environ 1 m 80, il était mince et bien bâti. Dans un visage émacié, légèrement bronzé, apparaissaient des yeux d’un gris bleuté très clair qui vous examinaient d’un regard glacial et pénétrant. Ils lui donnaient, malgré son physique agréable, ce quelque chose de dangereux et de presque cruel qui m’avait fait peur au premier abord. Maintenant je savais qu’il pouvait sourire, et je ne trouvais plus son visage qu’excitant ; aucun visage masculin ne m’avait jamais fait un tel effet. Il portait une chemise de soie blanche paraissant très douce avec une cravate noire tricotée qui pendait négligemment sans être maintenue par une épingle ; son veston droit était coupé dans un tissu très léger bleu foncé qui pouvait être de l’alpaga. Les mains puissantes, mais rassurantes, reposaient sur ses avant-bras appuyés au comptoir. Il sortit de sa poche-revolver un large étui à cigarettes en acier bruni et l’ouvrit. - Vous en voulez une ? Senior Service. Je pense qu’il va falloir que je me mette aux Chesterfield. Et tandis qu’il souriait, les coins de sa bouche s’abaissaient lentement. - Non, merci, pas maintenant. Quand j’aurai fini de faire la cuisine. - Au fait, quel est votre nom ? Vous êtes canadienne, n’est-ce pas ? - Oui, de Québec. Mais je vis en Angleterre depuis environ cinq ans. Mon nom est Vivienne Michel. Mes amis m’appellent Viv. - Comment, au nom du Ciel, avez-vous fait pour vous mettre dans un pareil pétrin ? C’est là le couple de jeunes bandits les plus coriaces que j’aie rencontrés depuis des années. Troy est un vilain endroit ; une sorte de faubourg d’Albany pour gangsters. Le maigre vient de purger une longue peine de prison, j’en mettrais ma main au feu. L’autre a l’air d’un psychopathe de la pire espèce. Comment est-ce arrivé ? Je lui racontai mon histoire par petits morceaux, en m’interrompant de temps à autre dans mes préparatifs, et en ne conservant que l’essentiel. Il écouta tranquillement sans faire de commentaire. La radio continuait à donner de la musique, mais les deux gangsters nous surveillaient silencieusement, si bien que je parlai le plus bas que je pus. Quand j’eus terminé, je lui dis : - Est-ce donc vrai que vous êtes un policier ? - Pas tout à fait. Mais je m’occupe de ce genre de choses. - Vous voulez dire que vous êtes un détective ? - Enfin… quelque chose d’approchant. - Je m’en doutais ! - Comment ? demanda-t-il en riant. - Oh ! je ne sais pas. Mais vous avez l’air un petit peu dangereux. Et ce que vous avez pris dans votre valise, c’était un pistolet, et des munitions. Etes-vous… (j’étais embarrassée, mais je devais savoir) êtes-vous officiel ?… Je veux dire, vous travaillez pour le Gouvernement ? - Oui, dit-il avec un sourire rassurant. Ne vous faites pas de souci pour cela. On me connaît à Washington. Si nous nous en tirons, je m’occuperai de ces deux-là. Ses yeux se firent de nouveau glacés. - Je veillerai à ce qu’ils rôtissent sur la chaise pour tout ce qu’ils vous ont fait. - Vous me croyez ? - Bien sûr. Intégralement. Mais ce que je ne peux pas comprendre, c’est où ils veulent en venir. Ils ont agi apparemment comme s’ils avaient eu la certitude de faire de vous tout ce qu’ils voudraient sans être inquiétés. Et maintenant mon intervention n’a pas l’air de les agiter beaucoup. Ont-ils bu ? Fument-ils ? - Non. Ni l’un ni l’autre. - Je n’aime pas ça. Ça fait « professionnel ». J’avais fini de préparer son repas et je le déposai sur le comptoir. Il mangea comme quelqu’un qui a vraiment faim. Je lui demandai si ça allait. Il me répondit que c’était merveilleux et cela me fit chaud au cœur. Quel coup de veine fantastique que cet homme, précisément celui-ci, tombe du ciel de cette façon magique ! Je me sentais peu de chose. C’était vraiment un miracle. Je me jurai de dire ce soir mes prières, pour la première fois depuis des années. Je m’empressais auprès de lui comme une esclave, lui proposant encore du café, de la confiture pour finir son toast. Finalement il me regarda tendrement en riant. - Vous me gâtez. Oh ! excusez-moi. J’oublie tout. C’est le moment de fumer votre cigarette. Vous mériteriez la boîte entière. Il alluma ma cigarette avec un briquet Ronson, également en acier bruni. Ma main effleura la sienne et je sentis une petite décharge électrique traverser tout mon corps. Je m’aperçus soudain que je tremblais. Je me hâtai de ramasser les assiettes et je me mis en devoir de les laver. - Je n’ai rien mérité du tout, fis-je en répondant à sa dernière phrase. C’est tellement merveilleux que vous soyez ici. Un véritable miracle. Ma voix se brisa et je sentis les larmes affluer stupidement à mes yeux. Je les essuyai du revers de ma main. Cela ne lui avait probablement pas échappé, mais il fit comme s’il n’avait rien vu. - Oui, dit-il au contraire avec gaieté, c’est vraiment un coup de veine. Du moins, je l’espère. Il est trop tôt pour vendre la peau de l’ours. Je vais vous dire. Il faut que nous restions assis ici bien tranquillement tant que ces deux gangsters sont là. Que nous attendions qu’ils fassent un mouvement, qu’ils aillent se coucher, peu importe. Voulez-vous que je vous raconte à la suite de quels événements je suis passé par ici ce soir ? Ce sera dans les journaux d’ici un jour ou deux. L’histoire seulement, car mon nom, lui, ne sera pas cité. Si bien que vous allez me promettre d’oublier la partie qui me concerne. Ça n’a aucun sens, à dire vrai, mais c’est le règlement, et je dois travailler conformément à ce règlement. D’accord ? Cela vous fera peut-être oublier vos ennuis. Ils ont l’air d’avoir été particulièrement soignés. - Oui, racontez, dis-je avec reconnaissance. Et je vous promets ce que vous me demandez. C’est juré. HISTOIRE POUR S’ENDORMIR Je me juchai sur le séchoir près de l’évier pour être tout près de lui et lui permettre de me parler plus facilement. Je refusai une seconde cigarette ; il en alluma une et regarda un bon moment les deux gangsters dans la glace. Moi aussi. Les deux hommes nous rendirent notre regard avec une hostilité passive et indifférente qui suffisait à empoisonner l’atmosphère. Je n’aimais pas beaucoup cet air qu’ils prenaient sans se départir de leur vigilance. Ils avaient l’expression implacable de gens qui se sentent si puissants que toutes les chances sont de leur côté et qui ont tout leur temps. Mais James Bond ne paraissait pas s’en soucier. Il semblait simplement essayer d’évaluer leur force, comme un joueur d’échecs. La certitude de supériorité qui se lisait dans ses yeux m’inquiétait un peu. Il ne les avait pas vus à l’œuvre. Il ne pouvait pas se douter de ce dont ils étaient capables ; à tout moment, ils pouvaient aussi bien sortir leurs revolvers et faire voler nos têtes en éclats comme des noix de coco à la foire, puis jeter dans le lac nos corps lestés d’une pierre. Mais James Bond se mettait à parler et j’oubliai mes cauchemars pour l’écouter et le regarder. - En Angleterre, quand un homme, et à l’occasion, une femme, arrive en provenance de l’autre côté du rideau de fer, c’est-à-dire du côté russe, apportant un renseignement important, il y a une habitude fixée une fois pour toutes. Prenons l’exemple de Berlin, puisque c’est le chemin le plus souvent utilisé. On l’emmène tout d’abord au quartier général des services de renseignements et il est traité avec la plus extrême circonspection. Il faut essayer en effet d’éliminer les agents doubles : des types qui prétendent « choisir la liberté », afin de nous espionner de l’intérieur, pour ainsi dire, et de repasser ensuite leur camelote aux Russes. Il y a aussi des agents triples des gens qui procèdent comme les agents doubles, mais qui changent d’avis et qui, avec notre assentiment, repassent aux Russes des renseignements fabriqués. Vous comprenez ? Ce n’est rien d’autre qu’un jeu compliqué, il est vrai. Mais il en est de même de la politique internationale, de la diplomatie, de toutes les entreprises du nationalisme et de la volonté de puissance. Personne ne cessera ce jeu. C’est comme l’instinct de la chasse. - Oui, je vois. Cela paraît idiot à ma génération. Il nous faudrait quelques autres Kennedy. C’est à cause de tous ces vieillards. Ils devraient remettre le monde à des gens plus jeunes qui n’ont pas l’idée de la guerre gravée dans leur subconscient comme l’unique solution. Comme de battre les enfants. C’est tout à fait la même chose. C’est d’une autre époque : de l’âge de pierre. - Je suis évidemment d’accord avec vous, répondit James Bond avec un sourire, mais je vous en prie, ne répandez pas trop largement vos idées, ou je vais me trouver sans situation. De toute façon, quand le transfuge est passé par le centre de triage de Berlin, on l’envoie en Angleterre et le marché est conclu : vous dites tout ce que vous savez sur les rampes de lancement soviétiques et en échange on vous donne un nouveau nom, un passeport britannique et une cachette où les Russes n’iront jamais vous découvrir. C’est ce qu’ils craignent le plus, bien entendu : que les Russes les repèrent et les tuent. S’ils jouent le jeu, ils ont le choix entre le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou l’Afrique. Donc, lorsqu’ils ont dit tout ce qu’ils savent, on les envoie par avion dans le pays qu’ils ont choisi ; et là un comité de réception organisé par la police locale, tout s’entoure bien entendu d’un secret absolu les prend en charge ; peu à peu ils accèdent à une situation et ils entrent dans une communauté exactement comme s’ils étaient des immigrants de bonne foi. Ça marche toujours. Au début ils ont le mal du pays, ils éprouvent des difficultés à s’adapter, mais il y a toujours à proximité un membre du comité de réception prêt à leur venir en aide. James Bond alluma une autre cigarette. - Tout ce que je vous dis là, les Russes le savent. Le seul secret dans ce genre d’affaires, c’est l’adresse de ces gens. Il y avait un homme que j’appellerai Boris. On l’a installé à Toronto, au Canada. C’était une bonne prise, un constructeur naval de premier plan de Kronstadt, occupant un poste important dans l’équipe qui s’occupe des sous-marins atomiques. Il est passé en Finlande, puis à Stockholm. Nous l’avons cueilli là et envoyé par avion en Angleterre. Les Russes ne disent pas grandchose de leurs transfuges ; ils poussent quelques jurons et les laissent aller. S’ils sont importants, ils ramassent les membres de leur famille et les expédient en Sibérie, pour intimider les indécis. Avec Boris, c’était différent. Ils ont envoyé un appel général à tous leurs services secrets pour qu’on l’élimine. Une organisation appelée SPECTRE en entendit parler par hasard. James Bond jeta un coup d’œil pénétrant sur les deux hommes de l’autre côté de la pièce. Ils n’avaient pas bougé. Ils étaient là à surveiller, à attendre. Pour quelle raison ? James Bond se tourna à nouveau vers moi : - Je vous assomme ? - Oh non ! Bien sûr que non ! C’est passionnant. Ces gens de SPECTRE. Il me semble en avoir entendu parler dans les journaux. - Je pense. Il n’y a pas un an, il y a eu cette affaire de vol de bombes atomiques. L’Opération Tonnerre. Vous vous rappelez ? Cela se passait aux Bahamas, dit-il, et ses yeux étaient fixés au loin. - Oh oui ! Bien sûr, je me rappelle. C’était dans tous les journaux. Je pouvais à peine y croire. C’était comme un roman d’épouvante. Pourquoi ? Vous avez été mêlé à cette affaire ? - Par certains côtés, dit James Bond avec un sourire. Mais ce qu’il y a d’important, c’est que nous n’avons jamais pu liquider SPECTRE. Le chef a disparu. C’est une sorte de réseau d’espionnage indépendant : « Service pour les exécutions, le contre-terrorisme, les règlements de comptes et l’espionnage », comme ils s’appellent eux-mêmes. Ils ont repris leurs activités et ayant appris comme je vous le disais que les Russes veulent faire exécuter ce Boris, ils ont réussi à découvrir sa cachette. Ne me demandez pas comment. Ces gens sont beaucoup trop bien informés pour mon goût. Ils se sont donc adressés au chef du K.G.B. à Paris, le chef du Service Secret russe pour ce pays, et ils lui ont dit qu’ils assureraient le travail pour cent mille livres. Moscou a vraisemblablement donné son accord, car tout de suite après, les gens d’Ottawa, la fameuse Police Montée se sont adressés à nous. Ils ont un département spécialisé avec lequel nous collaborons assez intimement dans ce genre d’affaires. Ils nous ont fait savoir qu’un ancien membre de la Gestapo habitant Toronto, un type du nom de Horst Uhlmann, établi là-bas, était entré en contact avec certains gangsters. Savions-nous quelque chose sur lui ? Il paraissait désireux de faire descendre un étranger non spécifié et il était prêt à payer cinquante mille dollars à celui qui ferait ce travail. En rapprochant les deux choses, un type malin de chez nous s’est demandé s’il ne s’agirait pas d’une tentative des Russes contre Boris. Alors, ajouta James Bond avec une moue de dédain, on m’a envoyé voir ce qui se passait. Vous ne préféreriez pas faire marcher la télévision ? ajouta-t-il avec un sourire. - Oh non ! Continuez, je vous en prie. - Bon. Vous savez qu’ils ont eu un tas d’ennuis à Toronto. C’est de toute façon une ville mal famée, mais maintenant la guerre des gangs s’est engagée sur une vaste échelle ; vous avez probablement lu dans les journaux que la Police Montée a été jusqu’à appeler à la rescousse deux limiers du C.I.D., des as venant en droite ligne de Scotland Yard. L’un de ces gars du C.I.D. s’est arrangé pour faire introduire un jeune Canadien très malin dans le gang des Mécaniciens, les plus coriaces de Toronto, qui a des ramifications de l’autre côté de la frontière avec Chicago et Detroit. C’est lui qui eut vent de ce que Uhlmann cherchait à faire faire. Nous nous sommes mis au travail, les gars de la Police Montée et moi-même, et pour abréger une trop longue histoire, nous avons fini par découvrir que c’était Boris qui était la cible et que les Mécaniciens avaient accepté de faire le travail jeudi dernier, il y a exactement une semaine. Uhlmann s’est évanoui dans la nature et nous n’avons pu retrouver sa trace. Tout ce que nous avons pu apprendre, grâce à notre homme des Mécaniciens, c’est qu’il a accepté de prendre le commandement de l’équipe de meurtriers consistant en trois tireurs d’élite appartenant à la pègre. Il s’agirait d’une attaque frontale sur l’appartement de Boris. Aucune fantaisie. Ils devaient simplement se frayer un passage à travers la porte d’entrée à coups de mitraillette, le réduire en bouillie, et s’en aller. Cela aurait lieu un peu avant minuit. Les Mécaniciens assureraient une surveillance permanente sur la maison pour vérifier que Boris était bien rentré de son travail et n’était pas ressorti. « Eh bien ! à part la protection de Boris, mon travail principal consistait à mettre la main sur ce Horst Uhlmann parce que dès maintenant on était aussi certain qu’on peut l’être qu’il était un homme de SPECTRE et j’ai pour mission de poursuivre les gens de cette organisation partout où ils se manifestent. « Nous ne pouvions pas, bien entendu, laisser Boris exposé à ce danger, mais d’autre part, si nous le mettions en lieu sûr il n’y aurait pas de tentative contre sa vie et nous ne nous emparerions pas de cet Uhlmann. Il m’a donc fallu faire une proposition assez peu agréable. Peu agréable pour moi, précisa James Bond avec un sourire amer. D’après ses photographies, j’avais cru voir une vague ressemblance entre ce Boris et moi-même à peu près mon âge, grand, brun, rasé de près. J’ai jeté un coup d’œil sur lui, un soir, d’une « voiture fantôme », c’est-à-dire une voiture de patrouille dans laquelle on voit sans être vu, j’ai bien regardé comment il s’habillait, comment il marchait. J’ai suggéré que nous mettions Boris à l’abri la veille du jour où le meurtre devait avoir lieu, et que je prenne sa place sur son trajet de retour à son appartement. - Oh ! mais vous n’auriez pas dû prendre un pareil risque ! ne pus-je m’empêcher de m’écrier avec inquiétude. Supposez qu’ils aient modifié leurs plans. Qu’ils aient décidé de faire ça dans la rue, ou bien avec une bombe à retardement, je ne sais pas, moi ! - Nous avions pensé à tout cela, fit-il avec un haussement d’épaules. Il s’agissait d’un risque calculé et c’est pour en prendre que je suis payé. En tout cas, je suis ici. Mais ce n’était pas très agréable de marcher dans la rue et j’ai été soulagé de me trouver à l’intérieur. La Police Montée avait loué l’appartement en face de celui de Boris ; je savais que je ne risquais pas grand-chose et je n’avais qu’à jouer le rôle de la chèvre à la longe pendant que les chasseurs tireraient la bête sauvage. J’aurais pu me tenir en dehors de l’appartement, me cacher quelque part dans l’immeuble jusqu’à ce que tout soit terminé, mais j’avais l’intuition que la chèvre devait être une véritable chèvre. J’avais raison, car à onze heures du soir le téléphone se mit à sonner et une voix d’homme demanda : « C’est monsieur Boris ? » Je répondis : « Oui. Qui est là ? » en m’efforçant de parler avec un accent étranger. L’homme dit seulement : « Merci. Ici l’annuaire du téléphone. Nous vérifions les noms des abonnés dans votre secteur. Bonsoir. » Je remerciai mon étoile de m’être trouvé là pour répondre à la communication bidon destinée à s’assurer que Boris était bien chez lui. « La dernière heure fut occupée par un travail fébrile. Il allait y avoir beaucoup de coups de feu échangés et probablement pas mal de morts ; personne n’aime cette perspective même quand on ne s’attend pas à être touché. J’avais deux revolvers gros calibre, capables d’arrêter vraiment quelqu’un. A minuit moins dix, je pris position à droite de la porte dans un angle de maçonnerie solide et me tins prêt pour le cas où Uhlmann ou l’un des gangsters s’aviseraient de tirer sur les gars de la Police Montée à travers le corridor. A vous dire vrai, à mesure que les minutes passaient et que j’imaginais la voiture du tueur descendant la rue, les hommes en sortant et gravissant silencieusement l’escalier, je regrettais de ne pas avoir accepté l’offre de la Police Montée de me donner l’un de ses hommes pour monter la garde avec moi. Mais cela aurait représenté cinq heures de tête à tête pendant lesquelles je n’aurais pas su quoi dire ; d’autre part, j’ai toujours préféré les missions qu’on accomplit seul. Je suis ainsi fait. Les minutes, les secondes s’égrenaient et à minuit moins cinq, au moment où le déclenchement de la sonnerie de l’heure se préparait, j’entendis une cavalcade de semelles de crêpe dans l’escalier et puis tout se déchaîna. James Bond marqua un temps. Il se passa une main sur la figure. Ce geste était destiné à éclaircir ses idées ou à essayer de chasser un souvenir. Il alluma une autre cigarette et poursuivit. - J’entendais le lieutenant commandant le détachement de la Police Montée crier : « Au nom de la Loi, ouvrez ! » Il y eut alors un mélange de coups de feu isolés et de rafales de sulfateuses… excusez-moi, je veux dire mitraillettes, et quelqu’un poussa un cri. Alors le lieutenant s’écria : « Arrêtez cet homme ! » Un instant après, le loquet de la porte à côté de moi sauta et un homme se rua à l’intérieur. Il tenait une mitraillette collée à sa hanche, ce qui est le bon moyen de s’en servir et il se mit à pirouetter de gauche et de droite dans la chambre-salon, cherchant Boris. Je savais que c’était Uhlmann, l’ancien de la Gestapo. Dans mon métier on doit avoir appris à subodorer un Allemand, ou un Russe, et sa physionomie était gravée dans ma tête. Je tirai dans son arme et la fis sauter de sa main. Mais il était rapide. Il sauta derrière la porte ouverte. Celle-ci était faite d’une planche très mince. Je ne pouvais risquer qu’il eût un second revolver et qu’il tirât le premier, aussi dessinai-je un large Z dans la porte avec des balles, en pliant sur mes genoux. Je n’eus pas tort car il tira une rafale qui faillit me faire une raie dans les cheveux alors que j’étais déjà à genoux. Mais deux de mes balles l’avaient atteint, à l’épaule gauche et à la hanche droite, comme on le constata ensuite ; il s’effondra derrière la porte et cessa de bouger. « Les autres combattants qui se trouvaient au-dehors avaient disparu en bas de l’escalier à la suite des hommes de main, mais un homme de la Police Montée blessé apparut à l’entrée de ma chambre, marchant à quatre pattes. Il venait m’aider et me demanda : « Un coup de main, mon pote ? » Uhlmann tira à travers la porte dans la direction de sa voix et le tua. Mais cela m’indiqua à quelle hauteur se trouvait l’arme d’Uhlmann et je tirai presque en même temps que lui ; puis je me précipitai au centre de la pièce pour lui en donner encore si c’était nécessaire. Mais il n’en avait plus besoin. Toutefois il vivait toujours ; quand les survivants de la Police Montée remontèrent, ils l’emmenèrent en ambulance. A l’hôpital, ils essayèrent de le faire parler, mais il ne dit rien : Gestapo plus SPECTRE, cela fait un bon mélange ! Il mourut le lendemain matin. James Bond me regarda dans les yeux, sans me voir. - De notre côté, continua-t-il, nous avions deux morts et deux blessés. Les autres avaient perdu l’Allemand, plus l’un des leurs et les deux derniers ne dureront pas longtemps. Mais le champ de bataille était une vilaine chose à voir et puis, vous savez il eut soudain les traits tirés et fatigués, j’en ai assez vu de ce genre de choses. Lorsque les différentes autopsies furent terminées je voulus m’en aller. Mon Quartier Général voulait que j’aille faire un rapport complet à Washington afin d’obtenir leur aide pour la liquidation des ramifications américaines du gang des Mécaniciens. Ceux-ci en ont pris un bon coup et le département spécial de la Police Montée estime également que ce serait une bonne idée de poursuivre notre action pendant qu’ils sont encore groggy. J’ai dit : très bien, mais que je préférais aller en voiture au lieu de voyager d’une traite en avion ou en chemin de fer. On me l’accorda à condition que je ne mette pas plus de trois jours. J’ai loué cette voiture et je suis parti ce matin à l’aube. Je marchais très bien, assez vite, quand je suis tombé au plus fort d’un orage, la queue de celui que vous avez eu, je suppose. J’ai traversé cet orage jusqu’à Lac George où j’avais l’intention de passer la nuit, mais ça paraissait être un endroit si dantesque que, lorsque j’ai vu à l’angle d’une route secondaire une pancarte annonçant ce motel, j’ai couru ma chance. Il me sourit, il paraissait avoir retrouvé sa bonne humeur. - Quelque chose m’a dit peut-être que vous étiez au bout de cette route et que vous vous trouviez dans l’embarras. De toute façon, j’ai crevé à un kilomètre d’ici, et me voici. Il sourit encore une fois, posa sa main sur la mienne et ajouta : - C’est drôle, la façon dont les choses arrivent ! - Mais vous devez être absolument rompu d’avoir conduit tout ce temps-là. - J’ai quelque chose pour ces cas-là. Soyez gentille, donnez-moi encore une tasse de café. Tandis que je m’affairais autour du percolateur, il ouvrit sa valise et en sortit un flacon de pilules blanches. Il en prit deux qu’il avala avec le café que je lui tendais. - Orthédrine. Il ne m’en faut pas plus pour rester éveillé toute la nuit. Je dormirai demain. Tiens, les voici, dit-il après avoir jeté un coup d’œil à la glace. Il m’adressa un sourire d’encouragement. « Mais ne vous faites pas de souci. Dormez un peu. Je rôderai dans les parages pour veiller à ce que vous n’ayez pas d’ennuis. » Le niveau de la musique de la radio baissa peu à peu et le carillon sonna minuit. DORMIR… A MOINS QUE L’ON NE MEURE… Tandis que Sluggsy se dirigeait vers la porte de derrière et sortait dans la nuit, l’homme maigre se dirigea lentement vers nous. Il se pencha sur le bord du comptoir. - Ça va comme ça, les gars. Terminé. Il est minuit. Nous fermons l’électricité. Mon ami est allé chercher au magasin des lampes à pétrole de secours. Pas de raison de gaspiller le jus. Ce sont les ordres de M. Sanguinetti. Il parlait sur un ton raisonnable et presque amical. Avaient-ils renoncé à leurs projets, quels qu’ils fussent, à cause de la présence de cet homme qu’on appelle James Bond ? J’en doutais. Les pensées dont mon esprit s’était libéré tandis que je l’écoutais parler revinrent en foule. J’allais être obligée de dormir avec ces deux hommes flanquant ma cabine de chaque côté. Je devais rendre ma chambre inexpugnable ! Mais ils avaient leur passe-partout ! Il fallait que ce Bond m’aidât. Celui-ci bâillait à se décrocher la mâchoire. - Eh bien ! je ne serai pas mécontent de dormir un peu. J’ai fait une longue route aujourd’hui et j’en ai beaucoup plus à faire encore demain. Vous aussi, avec toutes vos occupations, vous devez être assez disposés à aller au lit ? - Vous venez, monsieur ? Les yeux de l’homme maigre devenaient plus perçants. - C’est un travail plein de responsabilités que vous avez là. - Quel travail ? - D’être expert en assurances. Pour une propriété de grande valeur comme celle-ci. Elle doit valoir près d’un demi-million de dollars ! Au fait, est-ce que l’un de vous est assermenté ? - Non. M. Sanguinetti n’a pas besoin de faire assermenter personne de ceux qui travaillent pour lui. - C’est un grand compliment à faire à son personnel. Il doit avoir des gens bien. Il a raison de leur faire pleine confiance. A propos, quel est le nom de sa compagnie d’assurances ? - Metro Accident and Home. L’homme maigre s’appuyait toujours mollement au comptoir, mais son visage blême devenait attentif. - Pourquoi ? Qu’est-ce qui vous prend, monsieur ? Si vous renonciez à dire des trucs à double sens et que vous sortiez franchement ce que vous avez dans le crâne. - Mademoiselle Michel, répond Bond d’un air insouciant, me disait que le motel ne marche pas tellement bien. Je parie qu’il n’a pas été admis à figurer sur la liste des Relais de Qualité, des Auberges de Vacances ou des Congrès. Il est difficile de faire beaucoup d’affaires si l’on n’est pas affilié à l’une de ces organisations. Et tout ce dérangement pour vous envoyer ici à deux simplement pour compter les petites cuillers et fermer le compteur électrique. James Bond prenait l’air de celui qui veut manifester sa sympathie. - Je me suis dit tout d’un coup que l’affaire était peut-être en déconfiture. Ce serait dommage. Jolie installation, un beau site. L’éclair rouge terrible, que j’avais déjà vu une fois, traversa à nouveau les yeux de l’homme maigre. - Si vous fermiez votre menteuse, monsieur. J’en ai marre de vos salades de rosbif, pigé ? Vous insinuez que tout ça n’est pas recto ? Des fois que vous pensiez qu’on fricote un turbin ? - Allons, y allez pas aux cris, gueulez pas au charron, Monsieur Horowitz, il n’y a pas de quoi lancequiner des châsses ! Et James Bond eut un large sourire : - Vous voyez que, moi aussi, je sais le lingo4. Mais son sourire s’effaça immédiatement quand il dit : - Mais je sais aussi où on le parle. Maintenant, vous me comprenez ? Il voulait dire, je suppose que c’était un langage de gangster, de familier des prisons. C’est certainement ce que l’homme maigre comprit. Il parut ébranlé, mais il ne tarda pas à retrouver son assurance et sa colère ; il dit simplement : - Ça va, gros malin. C’est vu. Vous êtes tous les mêmes, vous autres flics ; vous croyez voir le mal là où il n’y en a pas. Maintenant, où diable est passé mon pote ? Allons ! Au paddock ! Tandis que nous passions les uns après les autres par la porte de derrière, les lumières s’éteignirent. Nous nous arrêtâmes, James Bond et moi, mais l’homme maigre continua son chemin sous le passage couvert comme s’il avait vu clair dans la nuit. On vit apparaître Sluggsy au coin du bâtiment, portant deux lampes à pétrole. Il nous en remit une à chacun. Sa figure dénudée, jaunâtre à la lumière des lampes, se fendit d’un sourire grimaçant ! - Faites de beaux rêves, les potes ! James Bond me suivit jusqu’à ma cabine, entra et ferma la porte. - Je veux bien être pendu si je sais ce qu’ils préparent, mais la première chose à faire, c’est de vérifier que vous êtes bien enfermée. Allons, regardons. Il inspecta la chambre, examina la fermeture de la fenêtre, les gonds de la porte, évalua la dimension de l’orifice du climatiseur. Il parut satisfait et dit : - Il n’y a que la porte. Vous m’avez dit qu’ils avaient le passe-partout. Nous allons la coincer, et lorsque je serai sorti, mettez le secrétaire devant comme barricade supplémentaire. Il entra dans la salle de bains, déchira des bandes de papier à w.-c., les mouilla et en fit des coins solides. Il en glissa plusieurs sous la porte, tourna le bouton et tira. Les coins tenaient, mais pouvaient avoir été détériorés quand il avait forcé pour les faire passer sous la porte. Il les retira donc, les arrangea et me les donna. Il prit dans la ceinture de son pantalon un revolver court et trapu : - Vous avez déjà tiré avec ce genre d’engin ? - Quand j’étais petite, j’ai tiré sur des lapins avec un 22 à canon long. - Bon, ça c’est un Smith et Wesson Police. Ça vous stoppe vraiment quelqu’un. Veillez à viser bas. Tenez votre arme comme ceci, dit-il en me montrant ce qu’il fallait faire. Et essayez de presser sur la détente d’un mouvement continu. Mais ça n’a pas tellement d’importance. J’entendrai et je viendrai en courant. Maintenant rappelezvous : vous êtes parfaitement protégée. Les fenêtres sont en matériaux solides et il n’y a pas moyen de passer, sauf en brisant les vitres. Fiez-vous aux architectes de motels. Ils savent tout ce qu’on doit savoir sur la technique de l’effraction. Ces voyous ne vont pas vous tirer dessus dans le noir à travers les vitres, mais à titre de précaution, laissez votre lit là où il est et faites-vous un lit de camp avec des coussins 4 Argot. et des couvertures dans le coin opposé, sur le sol. Mettez le revolver sous votre oreiller. Placez le secrétaire devant la porte et mettez dessus en équilibre le poste de télévision ; comme ça, si l’on essaie de secouer la porte, il tombera. Cela vous réveillera et vous n’aurez qu’à tirer un coup de revolver à travers la porte, tout près de la poignée, là où l’homme a des chances de se tenir, et à attendre qu’il pousse un cri. Je dis que oui, d’un air aussi satisfait que je pus, mais je souhaitais le voir plutôt rester avec moi dans ma chambre. Je n’osai pas le lui demander. De toute façon, il semblait avoir dressé ses plans. Il s’approcha de moi et déposa un baiser sur mes lèvres. J’en fus tellement saisie que je restai là sans bouger. - Excusez-moi, Viv, dit-il avec douceur, mais vous êtes une bien belle fille. Dans cette combinaison vous êtes la plus jolie garagiste que j’aie jamais vue. Maintenant ne vous tracassez pas. Dormez un peu. Je veille sur vous. Je passai les bras autour de son cou et lui rendis son baiser sur les lèvres, en le serrant très fort. - Vous êtes l’homme le plus merveilleux que j’aie jamais rencontré, lui dis-je. Merci d’être là. Et s’il vous plaît, James, soyez prudent. Vous ne les avez pas vus à l’œuvre comme je les ai vus. Ce sont vraiment des durs. Ne récoltez pas un mauvais coup, je vous en prie. Il m’embrassa encore, mais légèrement cette fois et je le laissai faire. - Ne vous tracassez pas, dit-il. Je connais cette espèce de gens. Vous allez faire tout ce que je vous ai dit et dormir. Bonne nuit, Viv. Et il sortit. Je restai un moment à contempler la porte fermée, puis j’allai me brosser les dents et me préparer pour la nuit. Je me regardai dans la glace. J’étais terrible à voir : rien sur la figure, aucun maquillage, les yeux cernés jusqu’au milieu du visage. Quelle journée ! Celui-ci maintenant ! Je ne dois pas le perdre ! Il ne faut pas le laisser partir ! Mais je savais au fond de mon cœur qu’il le faudrait. Il partirait seul et je partirais moi aussi, de mon côté. Aucune femme n’a jamais retenu cet homme-là. Aucune ne le retiendra jamais. C’est un solitaire, un homme qui va seul dans la vie et qui ne livre pas son cœur. Il doit haïr tout ce qui attache. Je soupirai. Très bien, je jouerais la partie en conséquence. Je le laisserais s’en aller. Je ne pleurerais pas quand il partirait. Ni même après. N’étais-je pas cette fille qui avait décidé de ne plus avoir de cœur ? Espèce d’idiote ! Imbécile, infatuée de toi-même ! Petite oie ! C’était vraiment le moment de pleurnicher dans le style courrier du cœur pour magazine féminin ? Je secouai ma tête avec colère, retournai dans la chambre et fis ce qu’il m’avait dit de faire. Le vent était toujours très violent et les sapins devant la fenêtre terriblement secoués. La lune apparaissait à travers les nuages qui se déplaçaient rapidement en éclairant les hautes fenêtres de la chambre qui brillaient à travers les motifs rouges des rideaux. Lorsque la lune disparut derrière les nuages, les taches de lumière rouge s’éteignirent et l’on ne vit plus que la petite nappe de lumière jaune projetée par la lampe à pétrole. En l’absence de lumière électrique, un mauvais film s’inscrivait sur les murs de cette chambre oblongue. Les coins restaient dans l’ombre ; la chambre semblait attendre l’arrivée d’un metteur en scène qui ferait surgir les acteurs des ténèbres pour dire à chacun ce qu’il devait faire. Je me contraignis au calme et appliquai mon oreille aux murs de gauche et de droite, mais ils étaient malheureusement séparés des autres cabines par les garages individuels, aussi je ne pouvais rien entendre. Avant de me barricader, j’avais ouvert ma porte sans faire de bruit, j’étais sortie et j’avais jeté un coup d’œil aux alentours. On voyait passer un filet de lumière au n°8, au n°10 et, tout à fait à gauche, au n°40 occupé par James Bond. Tout était tranquille et paisible. Alors je me plaçai au centre de la chambre et jetai un dernier coup d’œil autour de moi. J’avais fait tout ce qu’il m’avait dit de faire. Je me remémorai les prières qu’il fallait dire ; je m’agenouillai là où je me trouvais, sur le tapis, et me mis à prier. Ces prières comportaient des actions de grâces, mais aussi des implorations. Je pris deux comprimés d’aspirine et j’éteignis la lumière en baissant la mèche, puis en soufflant dans le verre, j’allai jusqu’à mon lit installé sur le plancher dans un coin. Je défis la fermeture-Eclair de ma combinaison, délaçai mes souliers sans les retirer, et me blottis sous les couvertures. Je ne prends jamais d’aspirine ni aucun autre médicament. J’avais trouvé ces comprimés dans la trousse de pharmacie de première urgence que mon esprit pratique m’avait fait glisser dans mon petit bagage ; je les avais avalés après avoir lu consciencieusement la notice. De toute façon, j’étais épuisée, à bout de forces ; ces comprimés me firent le même effet que de la morphine et je ne tardai pas à sombrer dans un délicieux demi-sommeil, où le danger n’existait plus, mais qui était hanté par ce visage brun si exaltant. Je m’attendrissais davantage en me rappelant le premier contact de sa main qui tenait le briquet ; je me remémorai séparément, avec application, chacun de ses baisers, puis, m’étant vaguement rappelé la présence du revolver et ayant glissé ma main sous l’oreiller pour vérifier qu’il était bien là, je sombrai dans un sommeil béat. * * * Puis j’eus conscience d’être éveillée. Je restai un moment à me demander où je me trouvais. Il y avait une accalmie dans la tempête, tout était redevenu calme. J’étais couchée sur le dos. C’est ce qui m’avait réveillée ! Je demeurai un moment à contempler le rectangle de lumière rouge qui se détachait sur le mur en face de moi. La lune s’était donc montrée à nouveau. Un calme de tombeau. Le silence était enveloppant, réchauffant, après ces longues heures d’orage. Je sentis que j’étais en train de m’assoupir de nouveau et je me mis de côté pour voir l’intérieur de la chambre. Je fermai les yeux. Mais tandis que le sommeil me gagnait, une image m’effleura. Avant de refermer les yeux j’avais remarqué quelque chose d’anormal. A regret, je les rouvris. Il me fallut encore quelques minutes pour me rappeler ce que j’avais vu. C’étaient les rais de lumière qui filtraient autour de la porte de la penderie et qui se reflétaient sur le mur en face. Comme j’étais bête ! Je n’avais pas fermé la porte comme il faut et la lumière ne s’était pas éteinte automatiquement. Je me levai à contrecœur. Quelle barbe ! Mais, après avoir fait deux pas dans la chambre, je me rappelai soudain. Il n’aurait pas dû y avoir de lumière à l’intérieur de la penderie : l’électricité était coupée ! Je m’immobilisai, le poing serré devant ma bouche et alors, tandis que je me tournais pour me précipiter sur le revolver, les deux battants de la porte s’ouvrirent et Sluggsy, se redressant brusquement, bondit hors de sa cachette, une torche électrique dans une main, et, dans l’autre, quelque chose qui se balançait ; il se précipita sur moi. Je crus pousser un cri perçant, mais peut-être était-ce seulement une impression. Immédiatement après, quelque chose explosa sur le côté de ma tête et je sentis que je m’écrasais sur le sol. Puis ce fut l’obscurité. Au moment où je commençai à reprendre connaissance, mes premières sensations furent d’avoir terriblement chaud et d’être tirée sur le plancher. Je sentis alors l’odeur de l’incendie, je vis les flammes et j’essayai de crier. Aucun son ne sortait de ma bouche, sauf une sorte de gémissement animal, et je me mis à donner des coups de pieds. Mais j’étais solidement tenue aux chevilles et soudain, je fus traînée dans l’herbe humide et les branches d’arbre ; de nouvelles bosses venaient aggraver les douleurs lancinantes que je ressentais dans ma tête. Puis on me lâcha les pieds, et, d’un geste impératif, un homme agenouillé près de moi me mit la main sur la bouche. Tout près de mon oreille, une voix celle de James Bond chuchota quelque chose sur un ton pressant : « Pas un bruit ! Restez tranquille ! Tout va bien. C’est moi. » Je voulus le toucher et je sentis une épaule nue. D’une pression de la main je le rassurai et lui retira sa main de ma bouche. « Attendez ici ! murmura-t-il. Ne bougez pas ! Je reviens tout de suite », et il s’éloigna sans bruit. Sans bruit ? Cela n’aurait pourtant pas eu beaucoup d’importance qu’il en fit. On entendait derrière moi un ronflement assourdissant, interrompu seulement par des craquements sinistres, une énorme lueur orangée éclairait les arbres. Je me mis avec précaution sur les genoux et au prix de quelques souffrances, tournai la tête. Un grand rideau de flammes s’étendait à ma droite sur toute la rangée de cabines. Mon Dieu ! de quel affreux danger il m’avait sauvée ! Je palpai mon corps, me passai la main dans les cheveux. Aucune brûlure. J’avais simplement derrière la tête cette meurtrissure qui m’élançait. Je constatai que je pouvais me tenir debout ; je me relevai donc et tentai de me rappeler ce qui s’était passé. Mais j’avais tout oublié depuis le moment où j’avais reçu ce coup. Ils avaient donc dû mettre le feu ; d’une façon ou d’une autre James avait réussi à arriver quand il en était encore temps et il m’avait traînée sur le dos jusqu’auprès des arbres. Un bruissement dans les branches, et il était de retour. Il n’avait ni veste ni chemise, mais il portait en travers de sa poitrine bronzée qui luisait de transpiration à la lumière de l’incendie, une sorte de harnachement, et un automatique massif était suspendu, la crosse en bas, sous son aisselle gauche. Ses yeux étaient brillants de tension et d’excitation ; son visage noirci par la fumée et ses cheveux en désordre lui donnaient un aspect plutôt effrayant. On aurait dit un pirate. Il désigna les flammes d’un mouvement de tête et dit avec un sourire amer : - C’est à ça qu’ils jouaient. Mettre le feu au motel pour toucher l’assurance. Ils sont en train de s’arranger pour que les flammes gagnent le bâtiment de la réception et pour cela ils répandent du napalm le long du passage couvert. Mais c’est le cadet de mes soucis. Les prendrais-je sur le fait, que je réussirais simplement à préserver cette propriété au seul profit de M. Sanguinetti. Tandis qu’avec nous comme témoins, pour ce qui est de l’indemnité de l’assurance, il n’en verra pas la couleur. Il ira même en prison. Nous n’avons qu’à attendre un peu et à le laisser porter sur ses livres la perte totale de son motel. Je pensai soudain à mes précieuses affaires et je dis timidement : - Ne pourrions-nous pas sauver la Vespa ? - C’est fait. Vous avez seulement perdu vos robes du soir, si vous les avez laissées dans la salle de bains. J’ai récupéré le revolver et j’ai sorti vos sacoches. Je viens de mettre la Vespa en lieu sûr ; elle semble en parfait état. J’ai tout caché dans les arbres. Les garages individuels seront les derniers à s’effondrer ; ils ont un mur de maçonnerie de chaque côté. Ces bandits ont utilisé une bombe à napalm par cabine. C’est mieux que le pétrole. Ça tient moins de place et ça ne laisse pas de traces pour les flics de l’assurance. - Mais vous auriez pu vous brûler ! - C’est pour cela que j’ai retiré ma veste, dit-il avec un sourire qui brillait dans l’ombre. Il faut que je sois correct pour me présenter à Washington. Cela ne me paraissait pas tellement drôle. - Et votre chemise ? Au même instant il y eut un craquement et des gerbes d’étincelles jaillirent des cabines. - Voilà ma chemise qui s’en va. Le toit vient de lui tomber dessus. Il marqua un temps. Il passa une main pas très propre sur son visage ruisselant de transpiration, se barbouillant encore un peu plus de suie. - J’avais le vague sentiment que quelque chose de ce genre allait se produire. J’aurais dû peut-être mieux m’y préparer. J’aurais pu, par exemple, aller changer la roue de ma voiture. Si je l’avais fait nous pourrions partir dès maintenant. Nous pourrions contourner les cabines et courir jusque-là. Aller jusqu’à Lac George ou Glens Falls et envoyer les flics. Mais j’ai pensé que si je mettais ma voiture en état de marche, nos amis auraient une excuse pour me prier de m’en aller. J’aurais naturellement pu refuser, ou dire que je ne partirais pas sans vous, mais je pense que ça aurait risqué de déclencher la bagarre. J’aurais pu avoir la chance d’abattre ces deux-là, à moins d’être touché le premier. Et si j’avais été éliminé, vous vous seriez retrouvée à votre point de départ. Cela n’aurait pas été drôle. Vous représentiez l’élément essentiel de leur plan. - Je sentais bien que je jouais un rôle à tout instant, mais je ne comprenais pas lequel. Je savais d’autre part, d’après la façon dont j’étais traitée, que je ne comptais pas, qu’on pouvait entièrement disposer de moi. A quoi voulaient-ils donc m’utiliser ? - Vous étiez là pour jouer le rôle de la responsable de l’incendie. Les Phancey sont naturellement dans le coup. (Je me rappelai le changement survenu dans leur attitude à mon égard le dernier jour : ils m’avaient traitée avec mépris, comme une rien du tout, comme bonne à jeter aux ordures.) En faveur de la thèse de Sanguinetti, il devait y avoir leur témoignage, disant qu’ils vous avaient recommandé de couper l’électricité ce qui était parfaitement logique dans un établissement qui allait fermer et d’utiliser une lampe à pétrole le dernier soir. On aurait trouvé les restes de cette lampe. Vous étiez allée vous coucher avec cette lampe allumée et d’une façon ou d’une autre vous l’aviez renversée. Tout l’établissement avait flambé. Il y avait beaucoup de parties en bois dans la construction, et le vent avait fait le reste. Mon arrivée inopinée représentait un léger contretemps, rien de plus. On aurait retrouvé également mes restes ou en tout cas ma voiture, ma montre-bracelet et les parties métalliques de mon sac de voyage. Je ne sais pas ce qu’ils auraient fait au sujet de mon revolver et de celui qui se trouvait sous votre oreiller. Ils auraient pu leur causer des ennuis. La police aurait fait des recherches au Canada en partant de ma voiture, du numéro des revolvers et elle aurait pu ainsi m’identifier. Mais alors pourquoi mon second revolver se trouvait-il sous votre oreiller ? Ce détail aurait pu faire réfléchir les policiers. Si nous avions été, en somme, des amants, pourquoi ne dormions-nous pas ensemble ? Peut-être étions-nous extrêmement convenables et dormions-nous aussi loin l’un de l’autre que possible ; peut-être avais-je insisté pour que vous preniez l’une de mes armes afin d’assurer votre protection. Je ne sais pas quelles conclusions ils auraient pu en tirer. Mais j’imagine que nos amis, quand ils ont su que j’appartenais en quelque sorte à la police, ont pu penser à ces revolvers et à d’autres objets métalliques compromettants qui n’auraient pas été détruits par le feu ; ils auraient donc attendu quelques heures, le temps d’aller fouiller dans les cendres pour essayer de parer à ce genre d’ennui. Ils auraient fouillé avec beaucoup de précautions, en évitant, bien entendu, de laisser par exemple des empreintes. Mais n’oublions pas que nous avons affaire à des professionnels. Ils en ont toutes les caractéristiques. - Mais pourquoi ne vous ont-ils pas tué ? - Ils croient m’avoir tué. Quand j’ai été à ma cabine après vous avoir quittée, je me suis dit que si quoi que ce fût devait arriver, ils commenceraient par se débarrasser de moi. J’ai donc installé un mannequin dans mon lit. Assez réussi. Ce n’est pas la première fois que je fais ça et j’ai le tour de main. Vous pouvez utiliser des oreillers, des serviettes et des couvertures. Vous pouvez également placer sur l’oreiller quelque chose qui ressemble à des cheveux. Je me suis servi d’une poignée d’aiguilles de sapin, en quantité juste suffisante pour faire une tache sombre sur l’oreiller, les draps étant soigneusement tirés, c’était très artistique. Puis j’ai placé ma chemise sur le dossier d’une chaise à côté du lit, mise en scène propre à suggérer que le propriétaire de la chemise se trouve à l’intérieur du lit et j’ai laissé la lampe à pétrole brûler en veilleuse, tout près du lit, pour faciliter leur tir, si adroits qu’ils soient. Je plaçai des coins d’amateurs sous la porte et engageai le dossier d’une chaise sous la poignée de la porte pour donner l’impression d’un homme naturellement précautionneux. J’ai emporté mon sac de voyage par-derrière et j’ai attendu sous les arbres. Ça a duré une heure, puis ils sont arrivés si doucement que je ne les ai pas entendus. Il y eut alors le bruit qu’ils ont fait en forçant la porte et une série de petits bruits secs rapprochés ils utilisaient un silencieux puis tout l’intérieur de la cabine fut illuminé par le napalm. Je me suis trouvé très intelligent, mais j’avais failli ne pas l’être assez. Il me fallut presque cinq minutes pour trouver mon chemin à travers les arbres jusqu’à votre cabine. Je ne me faisais pas de mauvais sang. Je savais que cela leur prendrait autant de temps pour y arriver à leur tour, et j’étais décidé à sortir à découvert si je vous avais entendue tirer. Mais à un moment quelconque de la soirée, probablement lorsque Sluggsy avait été faire cette inspection des cabines dont vous m’avez parlé, il avait pratiqué à la pioche un trou dans le mur derrière votre penderie, laissant simplement la couche de plâtre qu’il ne lui restait plus ensuite qu’à couper avec un couteau. Il a pu ou non remettre grossièrement les pierres en place. Je ne sais pas, mais ce n’était pas nécessaire. Nous n’avions pas l’occasion ni l’un ni l’autre d’aller dans le garage du n°8 ni de raison de le faire. Si vous aviez été seule, ils auraient veillé à vous tenir à l’écart de cet endroit. En tout cas j’ai commencé à comprendre en voyant dans votre cabine la lueur du napalm. J’ai couru comme un fou en me faufilant par le fond non clos des garages quand je les ai entendus arriver, longeant la suite des cabines en ouvrant les portes les unes après les autres et plaçant les bombes puis en refermant ensuite soigneusement les portes pour que tout ait l’air en ordre. Tout en parlant, James Bond avait jeté de temps à autre un coup d’œil sur le toit du bâtiment de la réception que nous pouvions apercevoir, juste au-dessus du toit des cabines en flammes. Il dit alors sur un ton détaché : - Ça y est, ils y ont mis le feu. Il faut maintenant que je les attrape. Comment vous sentez-vous, Viv ? Encore des courbatures ? Comment va la tête ? - Ça va très bien, répondis-je avec impatience. Mais James, faut-il vraiment que vous vous attaquiez à eux ? Laissez-les partir. Quelle importance ont-ils ? Vous pourriez être blessé. - Non chérie, dit-il avec fermeté. Ils ont failli nous tuer. Ils peuvent revenir d’un moment à l’autre et s’apercevoir de la disparition de la Vespa. Nous perdons alors le bénéfice de la surprise. Et je ne peux pas les laisser partir. Ce sont des tueurs. S’ils s’en vont, ils tueront demain quelqu’un d’autre. Et en outre, ajouta-t-il gaiement, ils m’ont fait perdre ma chemise ! - Eh bien, alors, vous devez me laisser vous aider, répondis-je en posant la main sur son bras. Et vous ferez attention, s’il vous plaît. Je ne peux pas me tirer d’affaire toute seule, j’ai besoin de vous. Il fit semblant de ne pas remarquer la présence de ma main. Il dit, presque avec froideur : - Dans ce cas, ne vous pendez pas au bras qui tient mon arme. C’est quelque chose que je dois faire, un boulot, tout simplement. Voilà, dit-il en me tendant le Smith et Wesson, vous allez tranquillement à l’abri des arbres jusqu’au garage du n°3. Il se trouve dans l’ombre et le vent pousse le feu dans l’autre direction. De là, vous pouvez surveiller sans être vue. Si j’ai besoin d’aide, je sais où vous trouver, ne bougez donc pas de là. Si j’appelle, arrivez en courant. S’il m’arrive quelque chose, suivez le rivage du lac et allez-vous-en aussi vite que vous pourrez. Après un pareil incendie, demain matin ce sera plein de flics par ici, vous pourrez revenir en douce et les contacter. On vous croira. S’ils discutent, dites-leur de téléphoner au C.I.A. à Washington et vous verrez que ça bardera. Dites simplement qui j’étais. J’ai un numéro une sorte de signe de reconnaissance : 007. Essayez de ne pas l’oublier. LA PAROLE EST A LA POUDRE - Qui j’étais… Dites qui j’étais… Pourquoi dire une chose pareille ? Pourquoi mettre cette idée dans la tête de Dieu, du Destin, je ne sais pas moi… de celui qui dirigeait les événements ce soirlà ? Il ne faut jamais exprimer de pensées qui font présager un malheur. Elles ont leur vie propre, elles se propagent comme des ondes, elles sont entraînées dans ce torrent de la conscience collective où nous nageons tous. Si par hasard, Dieu, ou le Destin, écoutent à ce moment-là sur cette longueur d’onde, il est possible que ça arrive inévitablement. Une pensée de mort peut être mal interprétée : on peut la prendre pour une requête ! Je devais donc écarter ces pensées de mon esprit, sinon je risquais d’ajouter mon poids aux ondes noires de la destinée. Cela paraît plutôt absurde, mais c’était Kurt qui m’avait mis ce genre d’idées dans la tête. Il ne parlait que de « réactions cosmiques en chaîne », de « cryptogrammes de force vitale » et autres expressions germaniques à double sens que je buvais avec avidité comme si, et il le prétendait parfois il avait été lui-même le « Centre dynamique », ou tout au moins une partie de celui-ci, qui contrôlait tout dans le monde. Bien entendu, il avait dit cela sur un ton dégagé, comme pour conjurer le sort, comme certains skieurs que j’ai connus en Europe, qui criaient à leurs amis partant pour la course de slalom ou de descente : Hals und Beinbruch ! Leur souhaiter de « se rompre le cou et une jambe » avant l’épreuve, c’était éloigner l’accident, appeler à la rescousse les forces favorables en ayant l’air d’invoquer le mauvais sort. James Bond était assez britannique pour laisser ainsi tomber une phrase dans le seul but de me faire sursauter. En tout cas, j’aurais préféré qu’il ne dise rien. Mais les mitraillades, les gangsters, les meurtres, c’était son métier, c’était sa vie. Cela ne faisait nullement partie de la mienne et je lui en voulus de ne pas être plus sensible, plus humain. Où était-il ? Il cherchait son chemin dans l’ombre, il utilisait la lueur de l’incendie comme protection, tendant son système nerveux dans l’attente du danger. Et que faisait l’ennemi pendant ce temps-là ? Ces deux gangsters professionnels qu’il avait un peu tendance à sous-estimer lui tendaient-ils une embuscade ? Allait-on entendre soudain le grondement des armes à feu ? Puis des cris ? Je me rendis au garage de la cabine n°3 et, en frôlant le mur de pierre rugueuse, je trouvai mon chemin dans l’obscurité. Je franchis avec précaution les derniers mètres, regardai en contournant le bâtiment dans la direction des flammes et des ombres, qui dansaient sur les autres cabines et le bâtiment de la réception. On ne voyait aucun mouvement, excepté les flammes que le vent activait par intermittence. Une partie des arbres plantés derrière les cabines avaient déjà presque pris feu, et de leurs branches les plus sèches commençaient à jaillir des étincelles. S’il n’y avait pas eu l’orage, un bel incendie de forêt se serait sûrement déclenché et, avec mon coup sur la tête et ma lampe à pétrole renversée, j’aurais laissé une trace visible de mon passage sur le territoire des Etats-Unis ! Jusqu’où cet incendie se serait-il propagé, aidé par le vent ? Quinze kilomètres ? Trente ? Combien d’arbres, d’oiseaux, d’animaux auraient été détruits par la faute, aurait-on proclamé, d’une petite fille de Québec maintenant défunte. Le toit d’une autre cabine s’écrasa et ce fut le même jaillissement d’étincelles orangées. Ensuite ce fut le toit de faux bois du pavillon de la réception. Il s’affaissa lentement puis s’effondra comme un soufflé raté. De nouvelles gerbes d’étincelles jaillirent gaiement puis s’éteignirent, entraînées par le vent. A la lueur des flammes on vit les deux voitures sur le bord de la route, la Thunderbird grise et la conduite intérieure noire brillante. Mais toujours pas trace des gangsters ni de James Bond. Je me rendis compte soudain que j’avais complètement perdu la notion du temps. Je regardai ma montre : il était deux heures du matin. Il n’y avait donc que cinq heures que tout cela avait commencé ! Il aurait pu y avoir aussi bien cinq semaines. Mon existence antérieure me semblait éloignée de plusieurs années, réprouvais même des difficultés à évoquer la soirée que j’avais passée à revivre ma jeunesse. Tout s’était effacé soudain. La peur, la douleur, le danger avaient tout submergé. C’était comme si je m’étais trouvée dans un naufrage, un accident d’avion ou de chemin de fer, un tremblement de terre, un ouragan. Quand ces catastrophes vous arrivent, ce doit être toujours la même chose. Les ailes noires de l’événement bouchent le ciel, il n’y a plus ni passé ni avenir. Vous vivez minute par minute, vous survivez le délai d’une seconde comme si ce devait être la dernière. Il n’y a pas d’autre temps, d’autre lieu, il n’y a que la minute présente et le lieu où l’on se trouve. C’est alors que je vis les deux hommes. Ils venaient vers moi à travers le gazon, chacun d’eux portant une lourde caisse. C’étaient les postes de télévision. Ils devaient les avoir sauvés pour les vendre et se faire un peu d’argent en supplément. Ils allaient côte à côte, l’homme maigre et l’homme trapu, la lueur des cabines incendiées faisait luire leurs visages ruisselants de sueur. Quand ils parvinrent aux arcades du chemin couvert menant au pavillon de la réception, ils firent le trajet au petit trot après avoir jeté un coup d’œil au toit qui brûlait toujours pour s’assurer qu’il n’allait pas leur tomber dessus. Où était James Bond ? C’était le moment de les prendre la main dans le sac ! Ils n’étaient plus qu’à une vingtaine de mètres de moi et ils se dirigeaient tout droit vers leur voiture. Mais où donc était James ? Fallait-il que je leur coure après et les capture à moi toute seule ? Ne soyons pas idiote ! Si je ratais et j’aurais certainement raté, c’en serait fini de moi. D’autre part, si je m’en retournais, est-ce qu’ils me verraient ? Ma combinaison blanche serait-elle visible dans l’obscurité ? Je reculai encore. Ils se détachaient maintenant dans l’ouverture rectangulaire de mon garage ; ils traversaient l’herbe à quelques mètres du mur nord du pavillon de la réception qui tenait encore debout ; le vent avait d’ailleurs en détournant les flammes protégé la plus grande partie de ce pavillon. Ils allaient bientôt tourner de l’autre côté, disparaître, et une merveilleuse occasion serait perdue ! Mais alors ils s’arrêtèrent, figés sur place : James était en face d’eux, son arme braquée entre eux deux. A travers la pelouse, on entendit sa voix claquer comme un coup de fouet : « Très bien ! C’est cela ! Faites demi-tour ! Le premier qui lâche sa télévision est un homme mort. » Ils firent lentement demi-tour, si bien qu’ils se trouvèrent face à ma cachette. Alors j’entendis James m’appeler : - Arrivez, Viv ! J’ai besoin de renfort. Je pris le lourd revolver dans la ceinture de ma combinaison et je traversai la pelouse en courant. Quand je fus à une dizaine de mètres des deux hommes, James dit : - Arrêtez-vous là, Viv, je vais vous dire ce que vous devez faire. Je m’arrêtai. Deux visages méchants m’examinaient. L’homme maigre avait les traits figés dans une expression de surprise et d’inquiétude ; Sluggsy laissa échapper un chapelet d’obscénités. Je pointai mon arme sur le poste de télévision qui lui couvrait le ventre et je lui dis : - Taisez-vous ou je vous descends. - Et puis quoi encore ? répondit Sluggsy avec un rire moqueur. T’aurais trop peur de la détonation. - Fermez ça, dit James à son tour, ou vous recevez quelque chose sur votre sale gueule. Ecoutez-moi maintenant, Viv, il faut que nous retirions à ces hommes leurs revolvers. Passez derrière celui qu’on appelle Horreur. Appuyez-lui le canon de votre arme sur la colonne vertébrale et passez votre main libre sous ses aisselles. Ce n’est pas un travail agréable, mais on ne peut pas l’éviter. Dites-moi si vous sentez une arme et je vous dirai ce qu’il faut faire ensuite. Approchons-nous lentement de lui. Je couvre l’autre, mais si Horreur bouge, tirez dessus. Je fis ce qu’il me disait. Je passai derrière l’homme maigre et appuyai le revolver sur son dos. Puis je tendis la main gauche et tâtai sous son bras droit. Une affreuse odeur de cadavre émanait de lui ; tout d’un coup je fus dégoûtée de me trouver si près de lui et de le toucher de cette manière intime. Je sais bien que ma main tremblait, et c’est probablement ce qui lui a fait tenter sa chance car, soudain, d’un seul mouvement, il lâcha la télévision, se tordit comme un serpent, fit tomber mon revolver d’un coup de sa main ouverte, et me colla contre lui. L’arme de James Bond gronda ; je sentis le déplacement d’air d’une balle. Alors je me mis à me débattre comme un démon, à donner des coups de pied, à griffer, égratigner. Mais c’était comme si je m’étais attaquée à une statue de pierre. Il ne faisait que me serrer plus fort contre lui jusqu’à me couper la respiration et j’entendais sa voix sèche dire : « Ça va, l’Anglouze. Alors quoi ? Tu tiens à ce que la poule soit tuée ? » Je sentis l’une de ses mains relâcher son étreinte pour aller chercher son revolver et je recommençai à lutter. - Viv ! Ecartez les jambes ! dit James Bond avec autorité. Je m’exécutai sur-le-champ et son revolver gronda à nouveau. L’homme maigre laissa échapper un juron et me lâcha mais au même instant on entendit derrière moi un fracas d’objets brisés et je pivotai sur moi-même. Au moment où il tirait, Sluggsy avait balancé le poste de télévision par-dessus sa tête dans la direction de James Bond ; le poste était venu s’écraser sur sa figure, en lui faisant perdre l’équilibre. Tandis que Sluggsy hurlait : « Taille-toi, Horreur ! » je plongeai pour reprendre mon revolver et, à plat ventre dans l’herbe, je tirai maladroitement sur Sluggsy. Je l’aurais probablement manqué de toute façon, mais il était déjà parti, décrivant des sinuosités sur la pelouse comme un joueur de rugby, l’homme maigre désespérément accroché à lui. Je tirai à nouveau, mais le canon de mon revolver se releva et le coup partit trop haut. Ensuite les deux hommes se trouvèrent hors de portée. Sluggsy disparut dans la cabine n°1 tout à fait sur la droite. Je me relevai et allai en courant jusqu’à James Bond. Il était en train de se mettre à genoux sur l’herbe, et il se passait la main sur la tête. Au moment où j’arrivais, il regarda cette main et dit un juron. Il avait une grande entaille sur le front, juste sous les cheveux. Sans rien dire, j’allai en courant jusqu’à la fenêtre du pavillon de la réception qui se trouvait le moins loin de nous, cassai le carreau avec la crosse de mon revolver. Une bouffée de chaleur m’arriva au visage, mais pas de flammes ; juste en-dessous, presque à portée de ma main, se trouvait la table que les gangsters avaient occupée et dessus, parmi quelques débris calcinés tombés du toit, la trousse de secours. James Bond me cria quelque chose, mais j’avais déjà franchi le rebord de la fenêtre. Je retins ma respiration pour ne pas absorber de fumée, m’emparai de la boîte et bondis dehors ; la fumée me piquait les yeux. Je nettoyai la blessure de mon mieux, sortis du mercurochrome et une grande bande de gaze. La coupure n’était pas profonde, mais il y aurait bientôt une vilaine meurtrissure. - Excusez-moi, Viv, j’ai plutôt loupé cette première manche. C’était aussi mon avis et je dis : - Pourquoi ne leur avez-vous pas simplement tiré dessus ? Ils étaient là comme des canes en train de couver, avec leurs postes de télévision dans les bras. - Je n’ai jamais pu tuer de sang-froid, dit-il sèchement. Mais j’aurais dû être au moins capable de lui pulvériser le pied. Je lui ai probablement fait une simple égratignure et maintenant il est de nouveau dans la course. - Il me semble que vous avez bien de la chance de vous y trouver encore, vous aussi, lui dis-je sévèrement. Pourquoi Sluggsy ne vous a-t-il pas tué ? - Vous pouvez deviner aussi bien que moi. Il semblerait qu’ils ont au n°1 une sorte de quartier général. Il y a peut-être laissé ses armes pendant qu’il faisait son boulot dans le pavillon de la réception. Il ne tenait peut-être pas à transporter sur lui des cartouches au moment où il allait passer aussi près des flammes. De toute façon, la guerre est maintenant déclarée et nous allons avoir un drôle de boulot sur les bras. L’essentiel est de garder un œil sur leur voiture. Ils doivent avoir passablement hâte de s’en aller. Mais il faut qu’ils parviennent d’abord à nous tuer d’une façon ou d’une autre. Ils sont dans une sale situation et ils vont se battre comme des fous furieux. J’avais terminé mon pansement et pendant ce temps-là, James Bond n’avait cessé de surveiller la cabine n°1. - Autant nous mettre à couvert, dit-il. Ils ont peut-être là des armes de plus gros calibre et ils doivent avoir fini de panser le pied de Horreur. Il se leva, puis me saisit soudain par le bras : « Vite ! » Au même instant j’entendis un fracas de vitres brisées sur la droite et un vacarme assourdissant qui paraissait provenir d’un engin dans le genre mitrailleuse. Sur nos talons, les balles sifflaient en allant se loger dans le mur du pavillon de la réception. - Pardon pour cette fois encore, Viv, dit James Bond avec un sourire. Décidément, mes réactions ne paraissent pas fameuses ce soir. Je ferai mieux la prochaine fois. Maintenant, dit-il après une pause, réfléchissons un instant. Cet instant dura longtemps, car je suais à grosses gouttes à cause de la chaleur qui se dégageait du pavillon en flammes. Il ne restait plus que le mur nord et le morceau derrière lequel nous nous abritions et qui allait jusqu’à la porte de devant. Le reste était converti en brasier. Mais le vent continuait à rabattre le feu vers le sud et ce dernier vestige de maçonnerie me paraissait capable de tenir encore un bon moment. La plupart des cabines ne tarderaient pas à être complètement consumées, mais par contre, la lueur de l’incendie et le nombre des étincelles projetées étaient en décroissance. Je me mis à penser que cette lueur devait être visible à des kilomètres. Mais peut-être que les patrouilles circulant sur la grande route et les pompiers avaient assez à faire avec les dégâts causés par la tempête. Pour ce qui était de leurs forêts chéries, ils se diraient qu’elles ne craignaient rien du feu sous un pareil déluge. - Voici maintenant ce que nous allons faire, dit James Bond. Je désire que vous vous trouviez à un endroit où vous puissiez vous rendre utile sans que j’aie de souci à me faire pour vous. D’autre part, si je connais bien ces hommes, ils vont concentrer leurs efforts sur vous en pensant que je suis prêt à tout, même à les laisser s’enfuir, pour éviter qu’il vous arrive quelque chose. - Est-ce exact ? - Ne soyez pas idiote. En vous défilant derrière ce vestige de bâtiment, vous allez donc aller de l’autre côté de la route, et ensuite rebrousser chemin, en vous dissimulant soigneusement, jusqu’au moment où vous vous trouverez exactement en face de leur voiture. Restez tranquille et même si l’un d’eux, ou les deux à la fois arrivent à la voiture, attendez pour tirer que je vous le dise. D’accord ? - Mais où serez-vous ? - Si nous considérons les voitures comme l’objectif, nous disposons de ce qu’on appelle des lignes de défense intérieures. Je vais rester ici et les laisser venir vers moi. Ce sont eux qui veulent nous avoir et s’enfuir ensuite. Laissons-les essayer. Le temps joue contre eux. Il est près de trois heures, dit-il après avoir jeté un coup d’œil à sa montre. Dans combien de temps le jour doit-il se lever ? - Dans deux heures environ. Vers cinq heures. Mais ils sont deux et vous êtes seul ! Ils vont opérer ce qu’on appelle un « mouvement en tenaille ». - L’un des crabes a perdu une pince. De toute façon, je ne peux pas envisager de meilleur plan. Maintenant, allez de l’autre côté de la route avant qu’ils n’aient commencé. Je les occuperai. Il alla jusqu’à l’angle du bâtiment, le contourna et tira deux coups de feu rapprochés sur la cabine de droite. On entendit un bruit de vitres brisées puis une rafale rageuse de mitraillette. Les balles allèrent s’écraser sur le mur ou traversèrent la route en sifflant pour aller se perdre dans les arbres. James Bond s’était retiré. Il me dit sur un ton encourageant : « Allez-y ! » Je courus vers la droite et traversai la route, en m’arrangeant pour que le pavillon de la réception fasse écran entre moi et la cabine du bout, et je me faufilai à travers les arbres. Cette fois encore, je m’égratignai aux branches, mais j’avais maintenant les chaussures qu’il fallait, et le tissu de ma combinaison était résistant. Je m’enfonçai pas mal dans le bois, puis commençai à suivre la lisière vers la gauche. Quand j’estimai être allée assez loin, je me dirigeai vers la lueur provenant des flammes. J’aboutis là où je voulais, à l’intérieur de la première rangée d’arbres ; la conduite intérieure noire était à vingt mètres environ de l’autre côté de la route, j’avais un point de vue dégagé sur le champ de bataille qui était éclairé d’une manière intermittente. Pendant tout ce temps-là, la lune avait disparu et reparu derrière les nuages qui se déplaçaient rapidement. Par moments le paysage était brillamment éclairé, puis tout s’éteignait et il ne restait plus que la lueur intermittente provenant principalement de la moitié gauche du pavillon transformée en brasier. Soudain la lune émergea complètement des nuages et me révéla un spectacle qui faillit me faire pousser un cri : l’homme maigre, rampant sur le ventre, se dirigeait vers le côté nord du pavillon ; le canon d’une arme luisait dans sa main. James Bond se trouvait toujours là où je l’avais laissé ; pour le fixer, Sluggsy tirait régulièrement des coups de feu isolés, espacés de quelques secondes, qui allaient frapper l’angle du mur vers lequel l’homme maigre était en train de ramper. James Bond avait peut-être deviné la signification de ce feu régulier. Il avait peut-être compris qu’il était destiné à l’immobiliser car il commençait maintenant à se déplacer vers la gauche, dans la direction de la moitié du bâtiment qui était en flammes. Et voilà qu’il se mettait à courir plié en deux, à travers la pelouse jaunie, à travers les vagues de fumée et les étincelles, dans la direction des restes carbonisés et rougeoyants des cabines de gauche. J’eus une brève vision de lui plongeant dans un garage aux alentours de la cabine n°15, puis il disparut, probablement dans les arbres situés derrière, pour remonter et aller prendre Sluggsy à revers. Je surveillais l’homme maigre. Il était presque arrivé à l’angle du bâtiment… et voici qu’il s’y trouvait. Les coups de feu isolés cessèrent. Sans viser, en tirant de la main gauche, l’homme maigre braqua son arme en contournant l’angle du bâtiment et vida tout un chargeur à l’aveuglette, dans la direction du mur de façade près duquel James et moi nous nous étions tenus. Aucun coup de feu n’étant tiré en réponse aux siens, il tourna la tête pour voir de l’autre côté, la ramena en arrière, comme un serpent, puis se mit sur ses pieds et fit un mouvement de la main pour dire que nous étions partis. On entendit alors successivement deux coups de feu venant de la direction de la cabine n°1, suivis d’un cri à vous glacer le sang : Sluggsy revenait en arrière dans la direction de la pelouse ; il tirait de sa main droite fixée à sa hanche, tandis que sa main gauche pendait, inerte, à son côté. Il poursuivit sa course en arrière, en poussant des cris de douleur, mais en continuant à tirer de courtes rafales avec sa mitraillette. Je vis alors qu’on remuait dans l’un des garages ; de là jaillirent les détonations d’un automatique de gros calibre. Sluggsy braqua aussitôt sa mitraillette dans cette direction et l’arme de James Bond se tut. Mais on entendit un rugissement provenant d’un autre endroit et à ce moment-là, je pensai que James avait réussi à toucher la mitraillette ; Sluggsy, en effet, la lâcha brusquement et se mit à courir vers la conduite intérieure dans laquelle l’homme maigre s’était tapi, et d’où il cherchait à le couvrir à longue distance avec deux revolvers. La balle de James Bond avait dû enrayer le mécanisme de la mitraillette, car l’engin, tombé sur la pelouse, continuait à cracher le feu en tournant comme un soleil de feu d’artifice, et en envoyant des balles dans toutes les directions. L’homme maigre était maintenant à la place du conducteur, j’entendis le moteur se mettre en route. Je vis de la fumée sortir du tuyau d’échappement, il ouvrit l’autre portière, Sluggsy se précipita à l’intérieur, et celle-ci se trouva refermée par le bond en avant de la voiture. Je n’attendis pas James. Je m’engageai sur la route et commençai à arroser de balles l’arrière de la voiture ; j’en entendis qui allaient se loger dans le métal. Puis le chien de mon arme se mit à percuter dans le vide ; je restai plantée là et me mis à jurer à la pensée qu’ils allaient s’échapper comme cela. Mais j’entendis alors le rugissement régulier du revolver de James venant de l’autre côté de la pelouse. On riposta par la fenêtre avant de la voiture. Et puis soudain, la conduite intérieure parut prise de folie. Elle opéra un large virage et fit comme si elle allait se précipiter à travers la pelouse sur James. Pendant un moment, il fut pris dans la lumière des phares ; la sueur ruisselait sur sa poitrine nue. Dans la position classique du duelliste, il tirait comme s’il s’était agi d’une bête sauvage en train de le charger. Je pensai qu’il allait être écrasé, et je commençai à courir sur l’herbe dans sa direction, mais la voiture se mit à virer et partant en marche arrière, prit la direction du lac. J’étais là, fascinée, à regarder. De ce côté, la pelouse s’arrêtait sur le bord abrupt d’une sorte de falaise en réduction, ayant tout de même six mètres de hauteur ; au-dessous se trouvait un étang pour la pêche. Sur le bord, quelques bancs mal équarris et des tables pour pique-niqueurs. La voiture continuait sa course. A cette vitesse, même en heurtant un banc, elle allait tomber dans le lac. Elle n’en heurta aucun et, passant par-dessus le parapet, elle tomba à plat sur la surface du lac en faisant jaillir des gerbes d’eau, dans un bruit de métal et de verre écrasés. D’horreur et d’énervement, je portai la main à ma bouche comme pour étouffer un cri. Assez lentement, l’auto se mit à couler, le capot le premier, dans un tourbillon de bulles d’air et d’essence répandue. Bientôt on ne vit plus que le coffre, une partie du toit et la lunette arrière dressée vers le ciel. James Bond restait là debout, sans quitter le lac des yeux. Je me précipitai vers lui et l’entourai de mes bras : - Vous êtes bien… Vous n’êtes pas blessé ? Rêveur, il se tourna vers moi, passa son bras autour de ma taille et me tint serrée. Puis il dit : - Non. Je vais très bien. Il se retourna pour regarder encore le lac. - J’ai dû toucher le conducteur, l’homme maigre. Il a été tué, et son corps est venu peser sur l’accélérateur. Il paraissait reprendre conscience. Il eut un sourire un peu forcé : - Il n’y a pas de doute, cela remet les choses en ordre. Pas de bavures. Morts et enterrés du même coup. Je ne peux pas dire que je les regrette. Il se dégagea et replaça son revolver dans l’étui. Il sentait la poudre et la sueur. C’était délicieux. Je me haussai sur la pointe des pieds et l’embrassai. Nous nous en retournâmes en traversant lentement la pelouse. Le feu ne brûlait plus que par à-coups, le champ de bataille était presque complètement plongé dans l’obscurité. Il était trois heures et demie à ma montre. Je me sentis soudain complètement épuisée, absolument à bout de forces. Comme s’il avait deviné ma pensée, James dit : - Tout cela a dissipé l’effet de l’Orthédrine. Que penseriez-vous d’un petit somme ? Il y a encore quatre ou cinq cabines en bon état. Pourquoi pas la n°2 et la n°3 ? Constituent-elles un appartement enviable ? Je me sentis rougir. Je dis avec obstination : - Peu m’importe ce que vous pensez, James, mais je n’ai pas l’intention de vous quitter cette nuit. Vous pouvez choisir le n°2 ou le n°3. Je dormirai par terre. Il rit, puis il me serra dans ses bras : - Si vous dormez par terre, moi aussi. Mais ce serait dommage quand il y a un beau lit à deux personnes. Disons le n°3. Il s’arrêta et me regarda : - A moins que vous préfériez le n°2 ? - Non. Le n°3 sera divin. BIMBO La cabine n°3 était sans air et étouffante. Tandis que James Bond rassemblait « nos bagages » dispersés dans les arbres, j’entrebâillai les lames de verre des fenêtres et ouvris les draps du grand lit. J’aurais pu me sentir gênée, mais non. Je prenais simplement plaisir à arranger cette chambre pour lui, tout cela à la lumière du clair de lune. Je fis fonctionner la douche, qui, par miracle, marchait à pleine pression ; un peu plus loin, les petits tuyaux avaient dû fondre sous l’action de la chaleur. Les cabines du haut étaient plus rapprochées de la conduite principale. Je retirai tous mes vêtements, en fis un petit tas bien en ordre et me mis sous la douche. J’avais entamé un savon Camay tout neuf (« Dorlotez vos invités, donnezleur du Camay rose au parfum subtil comme un coûteux parfum français…») et je me mis à me frotter sur tout le corps, doucement. Avec le bruit de la douche, je ne l’entendis pas entrer dans la salle de bains. Mais soudain, il y eut deux mains de plus pour me savonner ; un corps nu était contre le mien, je sentis l’odeur de poudre et de transpiration. Je me tournai pour répondre à son sourire ; bientôt je fus dans ses bras, nos bouches s’unirent dans un baiser qui semblait ne jamais devoir finir, tandis que l’eau continuait à couler en nous obligeant à fermer les yeux. Quand je fus à bout de souffle, il me fit sortir de sous la douche et nous nous embrassâmes encore, plus lentement, tandis que ses mains exploraient mon corps et que le désir montait en moi par vagues qui me donnaient le vertige. Je ne pouvais plus supporter cela. Je lui dis : - S’il vous plaît, James, ne faites pas cela. Ou je tombe. Et soyez doux, vous me faites mal. Dans la pénombre de la salle de bains, ses yeux apparaissaient comme des fentes d’où s’échappaient des éclairs. Mais je le sentis se détendre, devenir affectueux, et il se mit à rire. - Excusez-moi, Viv, ce n’est pas ma faute. Ce sont mes mains. Elles ne peuvent pas se détacher de vous. C’est pourtant moi qu’elles devraient laver : je suis crasseux. Ce sera à vous de le faire : elles ne m’obéissent plus ! Je ris à mon tour et le poussai sous la douche. - Très bien. Mais je ne vais pas être douce. La dernière fois que j’ai lavé quelqu’un d’autre que moi, c’était un poney et j’avais douze ans. Je saisis le savon. - Baissez la tête. Je vais essayer de ne pas vous en mettre trop dans les yeux. - Si vous m’en mettez seulement un petit peu, je… Mais j’arrêtai d’un geste la fin de sa phrase et je me mis à frotter sa figure, ses cheveux, puis descendis à ses bras et à sa poitrine, tandis qu’il se tenait penché en tenant le tuyau d’eau à deux mains. Je m’arrêtai en lui disant : - Bon, maintenant, à vous de faire le reste. - Certainement non. Et tâchez de faire cela convenablement. On ne sait jamais. Il y aura peut-être une guerre mondiale et il faudra que vous soyez infirmière. Autant apprendre tout de suite à laver un homme. Et, à propos, qu’est-ce que c’est que ce savon ? On dirait le parfum de Cléopâtre. - Il est très bon. Il contient un parfum français très cher. C’est dit sur le papier. Et vous sentez délicieusement bon. C’est bien meilleur que votre odeur de poudre. - Bon, dit-il en riant, continuez ; mais dépêchez-vous. Je me penchai donc à nouveau et recommençai, mais, bien entendu, au bout d’une minute, nous étions de nouveau dans les bras l’un de l’autre, sous la douche ; nos corps étaient gluants d’eau et de savon ; il arrêta l’eau, me sortit de la douche et se mit à me sécher avec la grande serviette de bain, en s’attardant par endroits ; je me laissais faire, étendue en arrière sur son bras libre. Je pris ensuite la serviette et le séchai à son tour. Mais c’était stupide d’attendre plus longtemps : il me saisit dans ses bras, m’emporta dans la chambre, me déposa sur le lit. Tandis qu’il allait tirer les rideaux et fermer la fenêtre je suivais à travers mes cils à moitié fermés sa silhouette pâle sous la lune. Un instant plus tard, il était allongé près de moi. Ses mains et sa bouche étaient lents, chargés d’électricité. Dans mes bras, son corps était tendre et fougueux. Il me dit ensuite que j’avais crié à un certain moment. Je l’ignorais. J’avais seulement conscience d’avoir sombré dans un gouffre qui s’ouvrait, un gouffre d’une exquise douceur, et que j’avais enfoncé mes ongles dans ses hanches pour être sûr de l’emmener avec moi. Puis, d’une voix endormie, il me dit des choses tendres, m’embrassa encore une fois, son corps se dégagea et il resta étendu sans bouger. Je restai sur le dos, fixai des yeux les ombres rougeoyantes et écoutai sa respiration. * * * Je n’avais jamais fait l’amour aussi complètement, avec mon cœur en même temps que mon corps. Cela avait été doux avec Derek, froid et satisfaisant avec Kurt. Maintenant c’était autre chose, c’était ce qui n’arrive qu’une fois dans le cours d’une vie. Je vois comment je me suis donnée aussi complètement, comment j’ai été capable de faire l’amour avec un homme que je ne connaissais pas six heures auparavant : mis à part son aspect excitant, son autorité, sa virilité, il ne venait de nulle part, comme le prince des contes de fées, et il m’avait sauvée du dragon. Sans lui, j’étais morte, après avoir souffert Dieu sait quels supplices. Il aurait pu changer la roue de sa voiture et s’en aller, ou bien, à l’apparition du danger, il aurait pu sauver sa peau. Mais il s’était battu pour défendre ma vie comme si je lui avais appartenu. Et maintenant, le dragon étant mort, il m’avait prise comme récompense. Dans peu de temps quelques heures, il serait reparti. Cela, je le savais. Sans protestations d’amour, sans excuses. Et ce serait la fin de tout cela. Toutes les femmes aiment être un peu violées. Elles aiment être prises. C’était sa douce brutalité à l’égard de mon corps meurtri qui avait rendu sa façon de me faire l’amour si merveilleuse, si bouleversante. Il y avait aussi la détente du système nerveux après la disparition du danger, la chaleur de la reconnaissance, et une attirance naturelle de toute femme pour son héros. Je n’éprouvais ni regrets ni honte. Il pourrait en résulter pour moi bien des conséquences dont celle, qui ne serait pas la moindre, de m’ôter la possibilité d’être pleinement satisfaite avec d’autres hommes. Mais quels que puissent être ces ennuis, il n’en entendrait jamais parler. Je n’irais pas à sa recherche pour lui rappeler ce qui s’était passé entre nous. Je me tiendrais à l’écart, je le laisserais suivre sa route au long de laquelle il rencontrerait d’autres femmes, d’innombrables autres femmes qui lui donneraient probablement autant de plaisir physique que moi. Je ne m’en soucierais pas ou du moins je me persuaderais que je ne m’en soucie pas, parce qu’aucune ne le posséderait vraiment ne posséderait une plus grande partie de lui que je n’en avais possédé moi-même. Pendant toute ma vie, je lui resterais reconnaissante de tout et je conserverais son image. Peut-on être bête ? Qu’y avait-il donc à dramatiser au sujet de cet homme nu qui reposait à mes côtés ? C’était un agent secret professionnel qui avait fait son travail. Il était entraîné à tirer des coups de feu, à tuer des gens. Qu’y avait-il là de si merveilleux ? Brave, fort, impitoyable avec les femmes telles étaient les qualités qui allaient avec sa profession c’est pour cela qu’on le payait. C’était simplement une sorte d’espion, un espion qui m’avait aimée. Même pas, qui avait couché avec moi. Pourquoi en faire mon héros, jurer de ne jamais l’oublier ? Je fus sur le point de l’éveiller pour lui demander : « Sais-tu être gentil ? Sais-tu être bon ? » Je me couchai sur le côté. Il était endormi, sa respiration était régulière, sa tête reposait sur son avant-bras gauche replié, sa main droite enfouie sous l’oreiller. La lune brillait de nouveau. Une lumière rouge filtrait à travers les rideaux, mêlant aux ombres de son corps des lueurs cramoisies. Je me penchai sur lui, tout près, respirant son odeur virile, ayant envie de le toucher, de faire courir ma main le long de son dos hâlé, en descendant jusqu’à l’endroit où la peau devenait subitement blanche, là où commençait son costume de bain. Après l’avoir longuement contemplé, je me remis sur le dos. Non, il était comme j’avais pensé qu’il fût. Oui, c’était là un homme qu’on devait aimer. * * * A l’autre bout de la chambre, les rideaux rouges bougeaient. Tout en regardant de mes yeux à moitié endormis, je me demandai pourquoi. Dehors, le vent était tombé, c’était le silence. Je levai paresseusement les yeux pour regarder au-dessus de moi. De ce côté-là de la chambre, au-dessus de notre lit, les rideaux étaient immobiles. Il devait y avoir une légère brise venant du lac. Allons ! Pour l’amour du ciel, dors ! Soudain avec un bruit de tissu qui se déchire, en haut du mur en face, des morceaux de rideau se relevèrent de chaque côté. Une grosse figure blême et luisante, nous regardait à travers les lames de verre ! Je ne savais pas jusqu’alors que les cheveux peuvent vraiment se dresser sur votre tête. Je croyais à une image inventée par les écrivains. Mais j’entendis quelque chose gratter l’oreiller près de mes oreilles et je sentis l’air froid de la nuit sur le sommet de ma tête. Je voulais crier, mais je ne pouvais pas. Mes membres étaient glacés. Je ne pouvais remuer ni une jambe ni un pied, Je crus que c’étaient encore des idées que je me faisais. Mais non. J’étais simplement étendue et je regardais fixement, notant mes sensations jusqu’au fait que mes yeux étaient ouverts si grands qu’ils arrivaient à me faire mal. Mais je ne pouvais pas remuer le petit doigt. J’étais encore une phrase qui a l’air de sortir d’un livre figé par la terreur, aussi raide qu’un bout de bois. Derrière les lames de verre de la fenêtre la figure grimaçait. Elle montrait les dents, peut-être, comme un animal, sous l’action de l’effort. La lune faisait luire ces dents, ces yeux, et jusqu’au sommet de cette tête totalement chauve ; on aurait dit une tête dessinée par un enfant. La figure fantomatique parcourait toute la chambre des yeux. Elle vit le lit blanc avec les taches sombres jumelles que faisaient nos deux têtes sur l’oreiller. Elle cessa de regarder et lentement, avec effort, une main, tenant un objet métallique brillant vint à la hauteur de la tête et s’abattit lourdement sur les vitres. Le bruit fit cesser mon état de stupeur. Je poussai un cri et fis un geste brusque dans la direction de James. Cela ne servit probablement à rien. Il avait été déjà réveillé par le bruit de vitres cassées. Il est même possible que j’aie détourné son arme de son but. Quand se produisit la double détonation des revolvers, il y eut audessus de ma tête le bruit des balles qui s’écrasaient sur le mur, et on entendit en même temps des vitres se briser à nouveau. Mais la figure blême avait disparu. - Tout va bien, Viv ? demanda-t-il d’une voix pressante, affolée. Mais il vit que je n’étais pas blessée et n’attendit pas ma réponse. Le lit se souleva et je vis presque aussitôt la lumière de la lune entrer par la porte ouverte. Il courut si légèrement que je n’entendis même pas le bruit de ses pieds nus sur le ciment du garage, mais je l’imaginais s’aplatissant contre le mur et le contournant. Je restai couchée, je demeurais médusée encore une expression littéraire, mais juste devant les débris de la fenêtre ; je voyais encore cette horrible tête blême, luisante, qui devait être celle d’un fantôme. James Bond revint sans dire un mot. La première chose qu’il fit, c’est de me faire boire un verre d’eau. Ce geste prosaïque, le premier que font les parents quand un enfant a eu un cauchemar, rendit à la chambre son aspect familier, fit disparaître les vestiges de cette caverne rouge et noire hantée de fantômes et résonnant du bruit des coups de feu. Puis il prit une serviette de bain, approcha une chaise de la fenêtre défoncée, grimpa dessus et drapa sa serviette de manière à boucher le trou. Soudain, je vis les muscles se contracter et se détendre sur son corps nu ; cela m’amusait de voir quel drôle d’air a un homme complètement déshabillé qui n’est pas en train de faire l’amour, mais simplement de vaquer à quelques occupations ménagères. Je pensai qu’on devrait peut-être pratiquer le nudisme. Mais pas après quarante ans. Je lui dis : « James, n’engraisse jamais…» Il avait fini de placer sa serviette en guise de rideau. Il descendit de sa chaise et me répondit d’un air absent : - Non, tu as raison. On ne doit jamais se laisser envahir par la graisse. Il remit soigneusement la chaise à sa place, près du secrétaire, et reprit son revolver qu’il avait posé sur ce meuble. Il l’examina, alla prendre dans la pile de ses vêtements un nouveau chargeur qu’il substitua à l’ancien, revint près du lit et glissa l’arme sous son oreiller. Je compris à ce moment pourquoi il était couché la main sous l’oreiller. Il dormait probablement toujours ainsi. Sa vie, me disais-je, devait être comme celle d’un pompier, qui s’attend toujours à ce qu’on l’appelle. Comme ce doit être extraordinaire d’avoir comme profession le danger. Il vint s’asseoir au bord du lit, de mon côté. Dans les rais de lumière qui filtraient, son visage paraissait épuisé et comme flétri, probablement par le choc. Il essaya de sourire, mais les muscles de son visage étaient trop contractés et ce fut seulement l’ébauche maladroite d’un sourire. - J’ai encore failli nous faire tuer tous les deux. Je suis désolé, Viv. Je dois perdre la main. Si ça continue, je finirai par avoir de sérieux ennuis. Quand la voiture est tombée dans le lac, tu te rappelles qu’une petite partie du toit et la lunette arrière émergeaient encore ? Eh bien ! il y avait évidemment une bonne réserve d’air dans ce coin. Je suis complètement idiot de ne pas avoir vérifié moi-même. Ce Sluggsy n’a eu qu’à briser la vitre arrière et à nager jusqu’au rivage. Il avait plusieurs blessures et cela a dû être très dur. Mais il est parvenu jusqu’à notre cabine. Nous devrions être morts tous les deux. Ce matin, ne va pas derrière le bâtiment. Ce n’est pas un joli spectacle. (Il me regarda d’un air plus rassurant.) De toute façon, je suis désolé, Viv. Cela n’aurait jamais dû arriver. Je me glissai hors du lit et le pris dans mes bras. Son corps était glacé. Je le serrai contre moi en le couvrant de baisers. - Ne sois pas bête, James ! Si cela n’avait pas été pour moi, tu ne te serais pas trouvé dans ce pétrin. Et où serais-je si tu n’avais pas été là ? Je ne serais pas seulement morte, mais encore rôtie, depuis déjà plusieurs heures. L’ennui, c’est que tu n’as pas assez dormi. Et puis, tu es gelé. Viens te coucher avec moi, je vais te réchauffer. Je me levai et le fit remettre sur ses pieds. Il m’attira à lui. Des deux mains, il me serra très fort, jusqu’à ce que nos deux corps fussent incrustés l’un dans l’autre. Il me tint un instant ainsi, sans bouger, et je sentis ma chaleur gagner son corps. Puis il me souleva et m’étendit doucement sur le lit. Alors il me prit avec ardeur, presque avec brutalité ; une fois encore quelqu’un qui avait cessé d’être moi poussa un cri. Nous nous sommes retrouvés allongés l’un contre l’autre ; son cœur battait contre ma poitrine, et je m’aperçus que ma main droite était agrippée à ses cheveux. J’ouvris mes doigts crispés et allai toucher sa main, en disant : - James, qu’est-ce que c’est qu’une Bimbo ? - Pourquoi ? - Je te dirai quand tu m’auras répondu. - C’est sous ce nom que les gangsters désignent les prostituées, dit-il d’une voix endormie. - Je pensais bien que c’était quelque chose comme cela. Ils ne cessaient de m’appeler ainsi. Je pense que ce doit être vrai. - Tu n’as rien de cela. - Promets-moi que tu ne trouves pas que je suis une « Bimbo ». - C’est promis. Tu es simplement une pépée du tonnerre, un bijou, un vrai baigneur. Je suis raide cinglé de toi. - Qu’est-ce que ça veut dire ? - Cela veut dire être fou d’une fille. Maintenant, assez de questions. Dormons. Il m’embrassa doucement et se retourna de l’autre côté. Je me blottis contre lui, en épousant la forme de son dos et de ses cuisses. - C’est la meilleure position pour dormir : comme des cuillers. Bonne nuit, James. - Bonne nuit, Viv chérie. GRAVÉ DANS MON CŒUR À JAMAIS Ce sont les derniers mots que je l’ai entendu prononcer. Quand je me réveillai le matin, il était parti. Il n’y avait plus que la trace de son corps dans le lit, son odeur sur l’oreiller. Pour être tout à fait sûre, je sautai du lit et allai voir en courant si la voiture grise était encore là. Elle n’y était plus. C’était une belle journée, il y avait beaucoup de rosée sur l’herbe ; je pouvais y voir la trace de ses pas se dirigeant vers l’endroit où la voiture avait stationné. Un oiseau bavard traversa la clairière en gazouillant ; de quelque part, dans les arbres, venait le roucoulement lugubre d’une tourterelle. Les ruines du motel étaient noires et hideuses ; un filet de fumée fantomatique s’élevait tout droit des restes du pavillon de la réception dans l’air calme. Je retournai à ma cabine, pris une douche et me mis immédiatement à emballer mes affaires dans mes sacoches. C’est alors que je vis la lettre sur la coiffeuse. J’allai m’asseoir sur mon lit pour la lire. Elle était écrite sur le papier à lettres du motel qui se trouvait sur le bureau réservé à la correspondance. L’écriture était nette et régulière, tracée par une vraie plume et non par un stylo à bille. Chère Viv, Vous pouvez avoir à montrer cette lettre à la police, je vais donc employer un stylo de lettre d’affaires. Je suis en route vers Glens Falls ; arrivé là, je dirai à la Police de la Route d’aller immédiatement près de vous et je ferai un rapport complet. J’entrerai également en rapport avec Washington et Albany. La police d’Albany sera certainement chargée de l’affaire. Je ferai tout pour que vous ne soyez pas trop ennuyée et pour qu’on vous laisse poursuivre votre route après avoir enregistré votre déclaration. Glens Falls connaîtra mon itinéraire, le numéro d’immatriculation de ma voiture et l’on pourra donc me joindre où que je me trouve si vous avez besoin de mon aide ou si l’on désire en savoir davantage. Vous n’avez rien au motel pour votre petit déjeuner ; je vous ferai porter par la Police de la Route une thermos de café et des sandwiches pour vous permettre de subsister. J’aimerais beaucoup rester avec vous, ne serait-ce que pour rencontrer Mr. Sanguinetti ! Mais je doute qu’on le voie apparaître ce matin. Je suppose que, n’ayant reçu aucune nouvelle de ses hommes de main, il a filé à un train d’enfer jusqu’à Albany et qu’il a sauté dans le premier avion en partance pour le sud, afin de se rapprocher du Mexique. Je vais faire part de cette supposition à Washington. Comme cela on pourra mettre la main dessus si l’on veut bien s’en donner la peine. Il devrait être condamné à vie pour une histoire comme ça, ou plutôt écoper du bada 5 pour parler la langue que nous étions en train d’apprendre ! Maintenant, suivez-moi bien. Vous, et moi-même, jusqu’à un certain point, nous avons économisé à la Compagnie d’assurances au moins un demimillion de dollars et il y aura une importante récompense. Je n’ai pas le droit, d’après 5 Chapeau. les règles de ma profession, d’accepter une récompense, il n’y aura donc pas de discussion à ce sujet, même s’il n’était pas évident que c’est vous qui avez eu à supporter tous les ennuis, que c’est vous l’héroïne. Je vais donc faire une déclaration en bonne et due forme et veiller à ce que la Compagnie d’assurances se conduise comme il faut. Il y a quelque chose de plus. Je ne serais pas étonné du tout si l’un de ces gangsters, ou même les deux, étaient recherchés par la police et qu’une récompense ait été offerte pour leur prise. Je veillerai aussi à cela. Pour l’avenir, conduisez très prudemment jusqu’à la fin de votre trajet. Et n’ayez pas de cauchemars. Ces choses n’arrivent pas souvent. Considérez cela comme un grave accident d’auto dont vous avez eu la chance de vous tirer. Et continuez à être aussi merveilleuse. Si vous voulez me joindre, si vous avez besoin d’aide, où que vous soyez, vous pouvez m’atteindre par lettre ou par télégramme (mais pas par téléphone) à cette adresse : C. O. Ministère de la Défense Nationale, Storey’s Gate, London S.W.1. A jamais J. B. PS Vos pneus sont trop gonflés pour le sud. N’oubliez pas de faire diminuer la pression. PPS Essayez les « Fleurs des Alpes » de Guerlain plutôt que Camay ! * * * J’entendis le ronflement des motocyclettes qui arrivaient sur la route. Quand elles stoppèrent, il y eut un bref appel de sirène pour montrer de qui il s’agissait. Je glissai la lettre dans le haut de ma combinaison, tirai la fermeture-Eclair et allai audevant de la Loi. * * * C’étaient deux motards de la police d’Etat, élégants, jeunes et très gentils. J’avais presque oublié l’existence de gens comme cela. Ils me saluèrent comme si j’avais été une Altesse Royale. - Mademoiselle Vivienne Michel ? C’était le plus gradé, un lieutenant, qui menait la conversation, l’autre se contentait de marmonner doucement dans son micro pour annoncer leur arrivée. - Oui. - Je suis le lieutenant Morrow. Nous avons entendu dire que vous aviez eu quelques difficultés la nuit dernière. (Il fit de sa main gantée un geste dans la direction des ruines.) Il semblerait qu’on nous a dit vrai. - Oh ! ce n’est rien, dis-je sur un ton dédaigneux. Il y a dans le lac une voiture avec un cadavre dedans et un autre derrière la cabine n°3. - Oui, mademoiselle. (Il y avait dans son ton une nuance de désapprobation pour ma légèreté. Il se tourna vers son compagnon qui avait raccroché le micro au poste de radio fixé à l’arrière de sa selle :) O’Donnel, voulez-vous jeter un coup d’œil dans les parages, s’il vous plaît ? - Entendu, lieutenant. Et O’Donnel traversa la pelouse. - Allons nous asseoir quelque part, mademoiselle Michel. Le lieutenant se pencha sur l’une de ses sacoches et en sortit un paquet soigneusement enveloppé. - Je vous ai apporté votre petit déjeuner. Il n’y a que du café et des beignets. Ça vous ira ? demanda-t-il en me tendant le paquet. Il eut droit à mon sourire trois cents bougies. - C’est joliment gentil de votre part, je meurs de faim. Il y a des sièges près du lac. Nous pouvons en choisir un d’où l’on ne voie pas la voiture immergée. Je lui montrai le chemin en traversant la pelouse et nous nous assîmes. Le lieutenant ôta sa casquette, sortit un carnet et un crayon et fit semblant de relire ses notes pour me permettre d’attaquer mon premier beignet. Puis il leva la tête en exhibant son premier sourire. - Voyons maintenant. D’abord ne vous faites aucun souci, mademoiselle, je ne suis pas en train de recueillir une déposition. Le capitaine va venir le faire personnellement. D’un moment à l’autre. Quand on m’a transmis l’appel urgent je n’ai eu connaissance que des faits essentiels. Mais ce qui me tarabuste, c’est que, depuis, la radio ne m’a pas laissé un instant de répit. Il a fallu que je ralentisse pendant tout mon trajet entre la Nationale 9 et ici parce que je n’ai pas cessé d’écouter des instructions du poste de commandement. Albany s’intéresse à l’affaire et même les huiles de Washington sont sur notre dos. Je n’ai jamais entendu tant de choses arriver en même temps par la voie des ondes. Maintenant, mademoiselle, pouvez-vous me dire pourquoi Washington est mêlé à cette affaire et cela, moins de deux heures après que Glens Falls a recueilli le premier rapport ? Je ne pus m’empêcher de sourire devant son air grave. Je croyais l’entendre interpeller O’Donnel à travers le ronronnement de leurs motos, lorsqu’ils étaient en route pour venir : « Diable ! nous allons avoir le Président des Etats-Unis sur le paletot d’un moment à l’autre ! » Je lui dis simplement : - Un certain James Bond s’est trouvé mêlé à cette affaire. Il m’a sauvé la vie en tuant ces deux gangsters. C’est en quelque sorte un agent anglais, du Service Secret, ou quelque chose dans ce genre. Il allait en voiture de Toronto à Washington pour faire son rapport sur une affaire, il a eu une crevaison et il a échoué dans ce motel. S’il n’était pas arrivé, je serais morte à l’heure qu’il est. En tout cas, je pense que c’est un personnage assez important. Il m’a dit qu’il voulait s’assurer que M. Sanguinetti ne puisse pas s’enfuir au Mexique ou quelque part ailleurs. Mais c’est à peu près tout ce que je sais sur lui, excepté… excepté le fait que c’est un type épatant. - Je le pense aussi, mademoiselle, dit l’autre avec un regard de connivence. Surtout s’il vous a tirée de ce mauvais pas. Mais il a certainement des contacts avec le F.B.I. Cette organisation n’a pas pour habitude de s’embarrasser d’affaires d’une importance telle que celle-ci. A moins qu’on ne le lui demande expressément, ou que l’affaire ait un caractère fédéral. Au loin, sur la route, on entendait le gémissement aigu des sirènes. Le lieutenant Morrow se leva et remit sa casquette. - Eh bien, je vous remercie, mademoiselle. Je ne faisais que satisfaire ma curiosité. Le capitaine va me remplacer. Mais ne vous faites pas de souci. C’est un type charmant. O’Donnel s’approcha : « Vous m’excuserez, mademoiselle…» Le lieutenant s’éloigna avec lui, en écoutant son compte rendu. Je terminai mon café en pensant à la Thunderbird grise qui devait rouler maintenant à des kilomètres plus au sud, et aux mains hâlées qui étaient posées sur le volant. * * * C’était une véritable cavalcade qui arrivait sur la route bordée de sapins, une voiture de liaison avec une escorte de motocyclistes, une ambulance, deux autres voitures de police, un camion-grue qui passa devant moi sur la pelouse, en se dirigeant vers le lac. Chacun semblait avoir reçu des ordres et les parages ne tardèrent pas à être couverts de silhouettes en vert olive et bleu foncé qui s’agitaient dans tous les sens. L’homme solidement bâti qui s’avança à ma rencontre, suivi d’un souslieutenant qui se révéla comme étant le sténographe, était en tout point identique au capitaine de la police qu’on voit dans les films : mouvements lents, visage bienveillant, air réfléchi. Il tendit la main : - Mademoiselle Michel ? Je suis le capitaine Stonor, de Glens Falls. Allons quelque part où nous puissions parler, voulez-vous ? Dans une cabine, à moins que vous préfériez rester dehors ? - J’en ai assez de ces cabines, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Pourquoi pas là-bas, sur la table où j’ai pris mon petit déjeuner ? Et à propos, merci beaucoup de votre prévenance. J’étais affamée. - Ne me remerciez pas, mademoiselle Michel, et les yeux du capitaine pétillaient. C’est votre ami anglais, le capitaine de frégate Bond, qui a fait cette suggestion… entre autres choses. Ainsi, il était officier de marine ! Tout cela avait dû braquer le capitaine : un Anglais revêtu d’une telle autorité, et avec derrière lui la C.I.A. et le F.B.I. ! Rien ne pouvait irriter davantage la police régulière. Je résolus de faire preuve de beaucoup de diplomatie. Nous nous assîmes et, après les préliminaires d’usage en pareil cas, il me demanda de raconter mon histoire. Cela me prit deux heures, en tenant compte des questions du capitaine Stonor et du fait que nous étions interrompus de temps à autre par des hommes qui venaient chuchoter à son oreille d’une voix enrouée. A la fin, j’étais épuisée. On apporta du café, des cigarettes pour moi (« Non merci, mademoiselle Michel, jamais lorsque je suis de service »), puis nous nous détendîmes et l’on renvoya le sténographe. Le capitaine Stonor fit appeler le lieutenant Morrow et le prit à part pour qu’il envoie par radio un rapport préliminaire au quartier général. Pendant ce temps, je regardai hisser sur la berge l’épave de la conduite intérieure noire et la vis remorquer jusqu’à la route en traversant la pelouse. On amena l’ambulance à côté, et je tournai la tête au moment où un grand paquet ruisselant d’eau en fut tiré et déposé sur le gazon : Horreur… Je me rappelai ses yeux froids, injectés de sang. Je sentais encore ses mains sur moi. Etait-ce vraiment arrivé ? - Et des copies pour Albany et Washington, ordonnait le capitaine. Il revint s’asseoir en face de moi, me regarda d’un air aimable, et me dit quelques paroles flatteuses. Je parus apprécier tout en protestant avec modestie. Puis je lui demandai quand je pourrais partir. Il ne répondit pas immédiatement, mais il ôta sa casquette et la posa sur la table. Un geste indiquant la trêve, une réplique de celui du lieutenant, qui me fit sourire intérieurement. Il fourragea dans ses poches, en sortit des cigarettes et un briquet. Il m’en offrit une puis alluma la sienne. Il me sourit, d’un sourire non officiel. « Je ne suis plus de service, maintenant, mademoiselle Michel. » Il s’assit confortablement, croisa les jambes en posant sa cheville gauche sur son genou droit et en tenant cette cheville. Il eut tout d’un coup l’air d’un homme mûr, chargé de famille, en train de se détendre. Il tira une longue bouffée de sa cigarette et regarda la fumée s’envoler. Puis il dit : - Vous pouvez maintenant partir à n’importe quel moment, mademoiselle Michel. Votre ami le commandant Bond tenait beaucoup à ce qu’on vous tracasse le moins possible. Je suis heureux d’avoir pu lui être agréable ainsi qu’à vous. Et, ajouta-t-il avec un sourire ironique dénotant un humour auquel je ne m’attendais pas, je n’avais aucun besoin que Washington vînt exprimer les mêmes vœux. Vous avez fait preuve de bravoure. Vous vous êtes trouvée mêlée à une vilaine affaire criminelle et vous vous êtes conduite comme je voudrais voir n’importe lequel de mes enfants se comporter. Ces deux gangsters étaient l’un et l’autre recherchés. Je donnerai votre nom lorsqu’il s’agira de décerner les récompenses. De même en ce qui concerne la compagnie d’assurances, qui se montrera certainement généreuse. Nous avons entamé des poursuites contre les Phancey sous l’inculpation provisoire d’escroquerie, et ce Sanguinetti est déjà en fuite, comme le commandant le supposait ce matin. Nous avons avisé Troy, comme nous l’aurions fait de toute façon, et l’appareil policier est dès maintenant en action avec pour objectif son arrestation. Il y aura contre M. Sanguinetti une accusation de crime capital quand nous l’aurons attrapé, si nous y parvenons, et il est possible qu’on ait alors besoin de vous comme témoin. L’Etat paiera vos frais de transport et de séjour, où que vous soyez au moment de la convocation, ainsi naturellement que votre voyage de retour. Tout cela, ajouta le capitaine Stonor en faisant le geste de jeter sa cigarette, est de la routine policière et fonctionnera automatiquement. Les yeux bleus perçants regardèrent attentivement les miens, puis se voilèrent. - Mais cela ne termine pas cette affaire d’une manière que j’estime satisfaisante. Je vous dis cela entre vous et moi, et parce que je ne suis plus en service commandé. J’essayai de prendre l’air à la fois intéressé et nonchalant, mais je me demandais ce qui allait suivre. - Est-ce que le capitaine de frégate Bond vous a laissé des instructions, une lettre ? Il m’a dit que lorsqu’il était parti de bonne heure ce matin, vous dormiez encore. Il était environ six heures et il n’a pas voulu vous réveiller. C’est très bien mais, continua le capitaine en examinant le bout de sa cigarette, il ressort de la déposition du commandant et de la vôtre que vous partagiez la même cabine. C’est tout à fait naturel étant donné les circonstances. Vous ne deviez pas avoir envie de rester seule plus longtemps la nuit dernière. Mais cet adieu paraît un peu rapide après l’agitation de la nuit. Aucun ennui avec lui, je pense ? Il n’a pas essayé d’être effronté avec vous, si vous voyez ce que je veux dire ? Il me regardait en ayant l’air de s’excuser, mais aussi d’évaluer ma sincérité. Je rougis de colère et dis d’un ton cassant : - Certainement non, capitaine. Oui, il m’a laissé une lettre. Parfaitement directe et nette. Je ne vous en ai pas parlé parce qu’elle ne dit rien que vous ne sachiez déjà. Je fis descendre ma fermeture-Eclair et sortis la lettre de sa cachette en rougissant encore davantage. Au diable l’homme ! Il prit la lettre, la lut attentivement, puis me la rendit. - Une lettre charmante. Tout à fait… le ton d’une lettre d’affaires. Je ne comprends pas l’allusion au savon. - C’est simplement une plaisanterie sur le savon du motel, répondis-je d’un ton sec. Il trouvait qu’il sentait trop fort. - Je comprends. Bien sûr. Eh bien ! c’est très bien, mademoiselle Michel. (Son regard se radoucit à nouveau) : Cela ne vous ferait rien si je me permettais une remarque un peu personnelle ? Si je vous parlais un instant comme si vous étiez ma fille ? Vous pourriez être, vous savez, presque ma petite-fille si je m’y étais mis de bonne heure. (Et il eut un petit rire étouffé.) - Non. Dites tout ce que vous voulez. Le capitaine Stonor prit une autre cigarette et l’alluma : - Eh bien, mademoiselle Michel, ce que dit le commandant Bond est exact. C’est comme si vous aviez eu un grave accident d’automobile et vous ne devez pas avoir de cauchemars à la suite de cette affaire. Mais il y a plus. Vous vous êtes trouvée de but en blanc mêlée à la guerre souterraine du crime, cette guerre qui se déroule sans relâche, mais que vous ne connaissiez que par les romans et le cinéma. Et comme dans un film, le flic a tiré la jeune fille des mains de ses ravisseurs. (Il se pencha sur la table et me regarda fixement.) Maintenant, mademoiselle Michel, ne prenez pas mal ce que je vais vous dire, et si je parle d’une manière inconséquente, oubliez-le. Il ne serait pas logique de votre part de ne pas faire un héros du flic qui vous a sauvée ; d’aller peut-être imaginer que c’est ce genre d’homme sur qui vous devez poser les yeux, et peut-être même épouser. (Le capitaine se renversa sur son siège et sourit comme pour s’excuser.) J’entre dans toutes ces considérations parce que les circonstances tragiques comme celles auxquelles vous avez été mêlée ne vont pas sans laisser des cicatrices. Elles auraient causé un drôle de choc à n’importe qui ; mais surtout à une jeune personne comme vous. Maintenant je pense (et les yeux aimables prirent une expression un peu plus sévère) et j’ai de bonnes raisons de supposer, d’après les rapports de mes hommes, que, la nuit dernière, vous avez eu avec le commandant Bond des relations intimes. Ce n’est pas notre tâche la plus agréable, je n’hésite pas à le dire, que celle qui consiste à savoir interpréter des indices de ce genre. (Le capitaine Stonor leva la main.) Maintenant je ne veux pas me mêler davantage de ces affaires privées, qui ne me regardent pas, mais il serait parfaitement naturel, presque inévitable, que vous ayez donné votre cœur, ou tout au moins une partie, à ce beau jeune homme anglais qui vient de vous sauver la vie. (Le sourire paternel et sympathique se teinta d’une légère ironie.) Qu’on le veuille ou non, c’est comme cela que les choses se passent au cinéma, n’est-ce pas ? Pourquoi n’en serait-il pas de même dans la vie ? Je m’agitais sur ma chaise avec impatience, attendant la fin de cette conférence stupide et le moment où je pourrais m’en aller. - J’arrive à la fin, mademoiselle Michel ; je sais que vous me trouvez très indiscret, mais depuis que j’ai atteint l’âge mûr dans la police, je me suis intéressé à ce que j’appelle les soins des relevailles après une affaire comme celle-ci. En particulier lorsque le survivant est jeune et pourrait être traumatisé par les épreuves qu’il a traversées. Je veux donc vous livrer, si vous permettez, une pensée avant de vous quitter en vous souhaitant bonne chance et bon voyage sur ce petit scooter un peu fou que vous avez là. C’est seulement ceci, mademoiselle Michel. Les yeux du capitaine Stonor ne quittaient toujours pas les miens, mais ils se brouillaient un peu. Je compris que j’allais entendre une parole venant du cœur. Cela arrive rarement entre générations différentes entre adultes et enfants. Je cessai de penser à mon départ et lui prêtai attention. - Cette guerre souterraine dont je vous parlais, cette bataille du crime qui se poursuit sans relâche qu’elle soit menée entre flics et bandits ou entre espions et contre-espions est une bataille entre deux armées entraînées dont l’une est du côté de la loi ou du côté que son pays considère comme le bon et l’autre considérée comme ennemie de ces principes. (Le capitaine Stonor se parlait maintenant à luimême. J’imaginai qu’il disait à haute voix des choses auxquelles il était très attaché, qu’il avait peut-être exposées déjà dans des conférences ou dans un article de magazine de police.) Mais dans les plus hauts grades de ces armées, parmi les plus coriaces des professionnels, il y a quelque chose de terrible qu’ont en commun tous ceux amis et ennemis qui sont engagés dans cette lutte. (Pour mieux insister, le capitaine ferma le poing et en frappa la table et son regard tourné vers l’intérieur de lui-même brilla d’une sorte de colère sacrée.) Les chefs gangsters, les chefs du F.B.I., les chefs de l’espionnage et du contre-espionnage ont le cœur froid, le sang froid, sont sans pitié, sont durs, sont des tueurs, mademoiselle Michel. Oui, même les « amis », par opposition aux « ennemis ». Il faut qu’ils soient ainsi. Sinon, ils ne survivraient pas. Vous me comprenez ? (Le capitaine Stonor cessa de regarder dans le vague. Il me regardait avec une insistance amicale qui influença peut-être ma pensée mais, j’ai honte à le dire, ne toucha pas mon cœur.) Si bien que le message que je veux vous confier est celui-ci, ma chère amie : j’ai parlé à Washington et j’ai été renseigné sur les états de service exceptionnels du commandant Bond : tenezvous à l’écart de tous ces hommes. Ils ne sont pas faits pour vous, qu’ils s’appellent James Bond ou Sluggsy Morant. Ces deux hommes, et d’autres semblables à eux, appartiennent à une jungle à laquelle vous vous êtes trouvée mêlée durant quelques heures mais d’où vous vous êtes échappée. N’allez donc pas faire de beaux rêves sur l’un et des cauchemars sur l’autre. Ce sont des gens différents de vous et de vos semblables, comme les faucons et les colombes, si vous me permettez cette comparaison. Vous comprenez ? Je n’avais pas réussi à prendre un air compréhensif. Il coupa court : - Ça va bien, partons maintenant. Le capitaine Stonor se leva et je le suivis. Je ne savais que dire. Je me rappelais ma première réaction quand James Bond s’était présenté à la porte du motel : « Oh mon Dieu ! encore un comme les deux autres ! » Mais je me rappelais aussi son sourire, ses baisers, ses bras autour de mon corps. Je marchais, soumise, docile, à côté de cet homme robuste, rassurant, qui était venu avec ces intentions aimables, et tout ce que je pouvais penser, c’était que j’avais envie d’un déjeuner copieux, puis d’un bon somme à au moins cent cinquante kilomètres du Motel des Sapins Rêveurs. * * * Quand je partis, il était midi. Le capitaine Stonor me dit que j’allais être importunée par la presse, mais qu’il la tiendrait à l’écart aussi longtemps qu’il y parviendrait. Je pourrais dire tout ce que je voudrais sur James Bond, sauf le métier qu’il faisait et où on pouvait le joindre. C’était simplement un homme qui s’était trouvé là au bon moment et qui avait poursuivi son chemin. J’avais bouclé mes sacoches. Le jeune motard de la police d’Etat, le lieutenant Morrow, me les fixa sur ma Vespa, qu’il fit rouler jusque sur la route. En traversant la pelouse, il me dit : « Faites attention, mademoiselle, aux nids de poule entre ici et Glens Falls. Il y en a qui sont si profonds que vous feriez bien de corner en arrivant dessus. Il pourrait y avoir au fond d’autres gens montés sur des petites machines comme celle-ci. » Je ris. Il était net, gai et jeune, mais coriace et aventureux aussi bien par son aspect que par sa profession. C’est à des hommes de ce type-là que j’aurais tendance à rêver. Je dis au revoir au capitaine Stonor et le remerciai. Puis, craignant un peu d’être ridicule, je mis tout de même mon casque et chaussai mes coquettes lunettes bordées de fourrure, montai sur la machine et appuyai sur la pédale du démarreur. Grâce au ciel, le petit moteur se mit immédiatement en marche ! Je vais leur montrer ! A dessein, la roue arrière était toujours sur son support. J’embrayai assez brusquement et donnai une impulsion en avant. La roue arrière qui tournait prit contact avec la surface meuble de la route en faisant jaillir poussière et cailloux. Et me voilà partie comme une fusée ! Dix secondes plus tard, en changeant de vitesse, j’étais déjà à soixante à l’heure. La surface de la route paraissait bonne devant moi, je me risquai donc à jeter un coup d’œil en arrière et à faire un geste d’adieu de la main. Le petit groupe de policiers massés devant le pavillon de la réception encore fumant me rendit mon salut. Puis je me trouvai plus loin sur la longue route droite entre les deux rangées de sapins postés comme des sentinelles et je me dis qu’ils avaient l’air triste de me laisser partir saine et sauve. Saine et sauve ? Que voulait dire le capitaine de police quand il parlait de « cicatrices » ? Je ne l’ai pas cru. Les cicatrices dues à la terreur avaient été guéries, effacées par cet étranger qui dormait avec un revolver sous son oreiller, cet agent secret qui n’était connu que sous un numéro. Un agent secret ? Peu m’importait ce qu’il faisait. Un numéro ? Je l’avais déjà oublié. Je savais exactement qui il était, ce qu’il était. Et tout, jusqu’au moindre détail, serait gravé dans mon cœur à jamais.