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IAN FLEMING
MOTEL 007
« The Spy who loved me »
Traduit de l’anglais par Jacques Parsons
PREMIERE PARTIE
MOI
UN PETIT CHAT QUI A TRÈS PEUR
J’étais en fuite. Je fuyais l’Angleterre, mon enfance, l’hiver, une série d’affaires
de cœur peu reluisantes et sans intérêt, quelques meubles boiteux, un fouillis de
vêtements trop portés qui s’étaient amoncelés autour de moi depuis que je vivais à
Londres ; je fuyais la malpropreté, l’odeur de moisi, le snobisme, le confinement qui
engendre la claustrophobie, mon incapacité à prendre la tête du peloton, bien qu’en
fait de pouliche, je ne sois pas l’une des plus vilaines.
En vérité, tout me faisait fuir, tout ce qui peut faire fuir, sauf que je n’avais rien à
craindre des gendarmes.
J’avais déjà accompli un très long parcours en exagérant un peu, la moitié du
tour de la terre. Tout le chemin entre Londres et le Motel des Sapins Rêveurs à 15
kilomètres à l’ouest du lac George, la célèbre villégiature américaine des
Adirondacks une vaste étendue de montagnes, de lacs, de forêts de sapins qui
constitue la plus grande partie du territoire septentrional de l’Etat de New York.
J’étais partie le 1er septembre et nous étions le vendredi 13 octobre.
Au moment de mon départ, la maigre rangée d’érables poussiéreux acclimatés
dans mon square étaient encore verts, aussi verts en tout cas que peuvent l’être des
arbres à Londres au mois d’août. Maintenant, parmi les rangs serrés de ces millions
et ces millions de sapins qui s’étendent vers le nord jusqu’à la frontière canadienne,
les vrais érables sauvages flambaient çà et là comme des éclatements de
shrapnells. Je sentais qu’il y avait autant de différence entre celle que j’étais avant de
quitter Québec, (la vie saine au grand air dans la Nature resplendissante, les longues
nuits de sommeil, toutes mes chères habitudes un peu ennuyeuses), pour aller
apprendre à être une « lady », et celle que j’étais devenue dans le brouillard
crasseux de Londres, qu’entre les érables de la forêt et ceux de mon square. Très
peu à la mode, bien sûr, cet air de santé, de bonne humeur vigoureuse, ce teint de
pomme d’api ; j’avais même renoncé au rouge à lèvres et au vernis à ongles ; pour
moi, cela avait été un peu comme si j’avais dépouillé une peau d’emprunt pour
réintégrer la mienne ; j’éprouvais une joie enfantine, j’étais contente de moi quand je
m’examinais dans la glace, et quand je constatais que je n’avais plus aucune envie
de peindre sur mon vrai visage des traits étrangers. Je n’en tire aucune gloire. J’étais
simplement en train de m’évader de la personnalité qui avait été la mienne durant
cinq ans. Je n’étais pas particulièrement satisfaite de la femme que j’étais devenue
mais je haïssais, je méprisais l’autre, j’étais contente de ne plus la voir dans le miroir.
La station WOKO, Albany, capitale de l’Etat de New York, à 75 kilomètres
environ de l’endroit où je me trouvais, annonça qu’il était six heures du soir. (Entre
parenthèses ils auraient pu imaginer un indicatif un peu plus prestigieux.) Le bulletin
météorologique qui suivait nous mit en garde contre les risques de tempête
accompagnée de vents froids et violents. La tempête venait du nord et atteindrait
Albany vers huit heures du soir. Je devais m’attendre à une nuit bruyante, mais cela
m’était égal. Je n’ai pas peur des tempêtes. Il fallait franchir au moins quinze
kilomètres en empruntant une route secondaire pas très bonne qui mène à Lac
George pour rencontrer un être humain ; ainsi, au-dehors, il allait y avoir du tonnerre,
des éclairs, les sapins allaient être battus par le vent, la pluie allait tomber à verse ;
cette pensée me fit apprécier davantage la tiédeur du nid douillet qui me protégeait.
Et j’étais seule ! C’était le plus important ! « L’isolement finit par être un amant, la
solitude est un péché mignon. » Où avais-je lu cette phrase ? Qui l’a écrite ? C’est
exactement ce que j’éprouvais ce que j’éprouvais déjà dans mon enfance, tant que je
n’ai pas été contrainte d’« entrer dans le bain », de « me mêler à la foule », d’être
une fille « dans le vent ». Et quel gâchis dès qu’il s’agissait de ne plus être seule !
J’écarte en haussant les épaules le souvenir de ces échecs. Tout le monde n’est pas
obligé de vivre avec un tas de gens. Les peintres, les écrivains, les musiciens sont
des solitaires. Sans oublier les hommes d’Etat ni les grands chefs militaires. Il faut
toutefois ajouter, pour être honnête, qu’il en est de même des criminels et des fous.
Restons modestes et disons simplement que les individus authentiques sont des
solitaires. Ce n’est pas une vertu, ce serait plutôt le contraire. Si l’on est un membre
utile de la tribu, on a besoin de partager, d’échanger. Le fait que j’étais heureuse
seule indiquait certainement un défaut de caractère, une tendance à la névrose.
Depuis cinq ans, je m’étais dit cela si souvent que, ce soir-là, je me contentai de
hausser les épaules ; savourant ma solitude, je traversai le vaste hall d’entrée pour
aller jusqu’à la porte jeter un dernier coup d’œil au-dehors.
J’ai horreur des sapins. Ils sont trop sombres, ils se tiennent raides, sans
bouger ; on ne peut pas s’abriter dessous. Ils sont sales, ils produisent une poussière
noirâtre qui n’a rien de végétal ; mêlée à la résine, c’est une saleté abominable : si
on l’attrape, on en sort dégoûtant. Je trouve presque hostile la forme déchiquetée
des sapins ; ils poussent serrés les uns contre les autres et font penser à une armée
munie de lances qui vous barre le passage. Le seul bon côté des conifères, c’est leur
parfum ; quand je peux m’en procurer, je mets de l’essence de pin dans mon bain.
Ici, dans les Adirondacks, ce panorama de sapins à perte de vue était positivement
déprimant. Ils recouvrent chaque mètre carré dans les vallées, grimpent jusqu’au
faîte de toutes les montagnes ; on croit voir un tapis hérissé de pointes qui s’étend
jusqu’à l’horizon une étendue sans fin de pyramides vertes, à l’air stupide, et qui
attendent d’être transformées en allumettes, portemanteaux ou exemplaires du New
York Times.
Pour construire le motel, on a abattu deux hectares de ces arbres absurdes. Je
dis le « motel » mais ce mot est déprécié. On préfère « Relais Automobile »,
« Ranch », « Bungalows », depuis que le terme de motel se trouve associé à l’idée
de prostitution, de gangsters, de meurtre, à tout ce qui exige l’anonymat et l’absence
de surveillance. Le « site », pour parler le langage touristique, l’argot de la
profession, était satisfaisant. Il y avait cette route secondaire qui se perdait dans la
forêt, qui était une variante agréable pour aller de Lac George à Glens Falls vers le
sud ; à mi-chemin se trouvait un petit lac, astucieusement dénommé « Lac de
Rêve », qui était le rendez-vous favori des pique-niqueurs. Le motel avait été
construit sur la rive méridionale de ce lac ; le hall de réception se trouvait face à la
route, derrière le bâtiment principal ; les chambres étaient disposées en demi-cercle.
Il y en avait quarante avec petite cuisine, douche et w.-c. ; elles avaient toutes un
semblant de vue sur le lac situé derrière. L’ensemble de la construction était dernier
cri : façades de pitchpin verni, jolis toits de bardeaux sur armature métallique, air
conditionné, télévision dans tous les bungalows, terrain de jeux pour les enfants,
parcours de golf de l’autre côté du lac avec balles flottantes (un dollar les cinquante
balles) tout ce qu’il faut. La nourriture ? Une cafétéria dans le hall, livraisons
d’épicerie et de boissons deux fois par jour en provenance de Lac George. Tout cela
pour dix dollars le bungalow à une personne, et seize dollars pour deux. Rien
d’étonnant à ce que, dans ces conditions, avec un capital immobilier d’environ deux
cent mille dollars et une saison ne durant que du 1 er juillet au début d’octobre et au
cours de laquelle on n’affiche complet que quelques semaines, les propriétaires aient
trouvé les affaires difficiles. C’est en tout cas ce que ces affreux Phancey m’avaient
dit quand ils m’avaient engagée comme réceptionniste pour seulement trente dollars
par semaine, nourrie, logée. Dieu merci, ils ont débarrassé le plancher ! J’ai la joie au
cœur. Ce matin à six heures, quand la canadienne rutilante a disparu sur la route, les
emmenant à Glens Falls, puis à Troy, d’où ces monstres sont originaires, j’en ai
chanté d’allégresse ! Mr. Phancey m’a tripotée une dernière fois et je dois dire que
j’ai manqué de rapidité. Sa main a exploré tout mon corps avec la vélocité d’un
lézard avant que j’aie eu le temps de lui planter mon talon aiguille dans le cou de
pied. Alors, il a laissé tomber. Quand la grimace de douleur se fut effacée de sa
trogne, il dit avec douceur : « Ça va, tâche seulement à voir que tout aille bien ici
jusqu’à ce que le patron arrive prendre les clefs demain à midi. Fais de jolis rêves
cette nuit ! » Il eut un sourire grimaçant dont sur le moment je ne compris pas le sens
et il se dirigea vers la canadienne d’où sa femme le surveillait, assise à la place du
conducteur.
- Amène-toi, Jed, lui dit-elle sèchement. Tu pourras parer à ces besoins urgents
ce soir à West Street.
Elle passa en première et m’interpella sur un ton mielleux :
- Alors, au revoir, mignonne. Ecris-nous tous les jours.
Le sourire de travers avait disparu de sa figure, j’ai aperçu une dernière fois son
profil desséché, en lame de couteau, au moment où la voiture s’engageait sur la
grande route. Pouah ! Quel couple !
Je suis restée là, à regarder la route sur laquelle les Phancey avaient disparu,
essayant de me les remémorer. Puis je me suis tournée vers le nord pour examiner
le temps. La journée avait été belle, la clarté d’un ciel de Suisse, chaude pour le
milieu d’octobre ; mais maintenant des nuages, entraînés par le vent, noirs, avec des
bords déchiquetés rosis par le soleil couchant, s’amoncelaient dans le ciel à grande
altitude. De petits coups de vent rapides zigzaguaient entre les faîtes des arbres de
la forêt ; à chaque instant, ils venaient frapper la lanterne jaune placée au sommet de
la station-service abandonnée, plus bas sur la route, à la pointe du lac, et la faisaient
se balancer. Une bouffée plus prolongée parvint jusqu’à moi, en me donnant des
gifles glacées, elle apportait avec elle le chuchotement métallique de cette lumière
dansante : pour la première fois, je frissonnai délicieusement à ce bruit de fantôme.
Sur le bord du lac, au-delà du dernier bungalow, de petites vagues venaient lécher
les pierres ; la surface d’acier bruni du lac se ridait parfois brusquement et provoquait
des franges d’écume. Mais entre les bouffées de vent, l’atmosphère était calme, les
arbres plantés comme des sentinelles de l’autre côté de la route et derrière le motel
semblaient se serrer silencieusement les uns contre les autres autour d’un feu de
camp symbolisé par le bâtiment brillamment éclairé qui se trouvait derrière moi.
J’ai eu tout à coup envie d’aller au petit coin et je ris toute seule. C’était comme
le petit frisson qui parcourt les enfants pendant les parties de cache-cache : vous
êtes dans votre armoire sous l’escalier, vous entendez un léger craquement du
plancher, le chuchotement de ceux qui cherchent et qui s’approchent. Alors vous
vous cramponnez, frissonnant de terreur, vous serrez les jambes et vous attendez la
minute d’extase qui suit celle où vous êtes découverte, où la lumière jaillit de la porte
entrouverte, puis le moment suprême où vous dites d’un ton pressant : « Chut !
Viens avec moi ! », la porte qui se referme doucement, le léger ricanement et le
corps tiède qui se presse contre le vôtre.
Maintenant, je suis une « grande fille », je suis plantée là à tout me remémorer,
je retrouve le tressaillement presque voluptueux causé par l’appréhension, le frisson
le long de l’épine dorsale. Je m’amusais, j’essayais de retenir cette minute pour la
savourer. Bientôt les roulements du tonnerre allaient éclater, j’allais m’évader des
mugissements et du chaos de la tempête pour me réfugier dans mon antre
confortable et bien éclairé, je me préparerais un verre, j’écouterais la radio, je me
sentirais protégée et à l’abri.
Le ciel s’obscurcissait. Ce soir, les oiseaux ne donneraient pas leur concert
habituel. Ils avaient depuis longtemps décelé les signes précurseurs de l’orage et
regagné leurs abris dans la forêt de même que tous les autres animaux : écureuils,
tamias, daims. J’étais la seule à me trouver dehors dans cette immense région
sauvage. Je respirai les dernières bouffées d’air doux et humide, outre l’odeur des
sapins et de la mousse, une senteur puissante émanant de la terre. C’était presque
comme si la forêt s’était mise à transpirer, prise par la même excitation voluptueuse,
comparable à celle qui m’avait saisie. Quelque part, très près en tout cas, un hibou
inquiet se mit à ululer ; puis, se tut soudain. Je m’éloignai de la porte et me tins au
milieu de la route poussiéreuse, en regardant vers le nord. Une violente bouffée de
vent fit se dresser mes cheveux. Un éclair d’un bleu blanc déchira le ciel à l’horizon.
Quelques secondes plus tard, le tonnerre se mit à gronder comme un chien de garde
qui s’éveille, un grand vent s’éleva, la cime des arbres se mit à balancer, la lanterne
jaune au-dessus de la station-service à osciller et à clignoter comme pour me donner
un avertissement. C’était bien cela. Soudain, la lumière dansante se brouilla, son
éclat s’atténua en s’embrumant derrière l’écran grisâtre de la pluie. Je fis demi-tour
et rentrai précipitamment.
Je claquai la porte derrière moi, mis le verrou ainsi que la chaîne. Il était temps.
L’eau s’abattit en cataractes, avec un vacarme qui allait du roulement de tambour sur
les bardeaux au claquement plus sec sur les vitres. A ces bruits ne tarda pas à venir
se joindre le gargouillement des tuyaux de descente submergés. En bruit de fond,
l’orage continuait à faire entendre son vacarme.
J’étais toujours là, debout, bien à l’abri, écoutant ; et soudain, la foudre tendit
son embuscade. Un éclair illumina la pièce ; au même instant un formidable coup de
tonnerre ébranla la maison et fit vibrer l’atmosphère. Il n’y eut qu’un seul coup, mais
on eût dit la gigantesque explosion d’une bombe. Une vitre tomba avec un tintement
cristallin et j’entendis le ruissellement des torrents d’eau qui inondaient le linoléum.
Je ne bougeai pas. Je n’aurais pas pu. Je restai debout et me blottis dans un
coin en me bouchant les oreilles, stupéfaite. Le silence céda la place au grondement
de la pluie, ce grondement qui avait été d’abord si réconfortant, mais qui semblait
dire désormais : « Tu ignorais ce qu’est un orage en pleine montagne. Assez
dérisoire, ce petit abri que tu as là. Veux-tu, pour commencer, que les lumières
s’éteignent ? Puis que la foudre traverse ce plafond de boîte d’allumettes ? Et puis,
pour t’achever, veux-tu qu’elle mette le feu à la maison… peut-être même qu’elle
t’électrocute ? Ou bien est-ce que nous allons t’effrayer au point que tu prennes la
fuite sous la pluie et que tu essaies de faire à pied les quinze kilomètres qui te
séparent de Lac George ? Tu aimes être seule, dis-tu ? Eh bien essayons donc cela
pour commencer. » Et de nouveau la pièce s’embrasa sous une lumière aveuglante
d’un blanc bleu, et juste au-dessus de ma tête, on entendit le craquement d’une
explosion, mais cette fois ce craquement s’étendit et dégénéra en une furieuse
canonnade qui fit tinter les verres et les tasses derrière le bar et craquer la boiserie.
Je sentis mes jambes se dérober sous moi et me laissai tomber sur la première
chaise venue, la tête entre les mains. Comment avais-je pu être aussi folle, aussi
présomptueuse ? Si seulement quelqu’un avait pu venir me tenir compagnie,
m’expliquer que ce n’était qu’une tempête. Mais ce n’était pas une tempête, c’était
une catastrophe, la fin du monde. Et c’était moi qui étais visée ! Ça allait
recommencer ! D’un moment à l’autre ! Il fallait faire quelque chose, aller chercher du
secours ! Mais les Phancey n’avaient pas payé la note du téléphone et la ligne était
interrompue. Il n’y avait qu’un espoir. Je me levai, courus à la porte, tendis la main
vers le commutateur qui mettait en service l’enseigne au néon placée au-dessus de
la porte d’entrée : « Places disponibles Complet », en le mettant sur la position :
« Places disponibles », il y avait une chance pour que quelqu’un, passant sur la
route, vînt se mettre à l’abri. Mais au moment où j’actionnais le commutateur, la
foudre qui me guettait pénétra dans la pièce ; je fus saisie par une main de géant et
précipitée sur le plancher.
CHÈRES ANNÉES DISPARUES
Quand je revins à moi, j’eus immédiatement conscience de l’endroit où je me
trouvais, je me blottis sur le plancher, attendant d’être frappée à nouveau. Je restai
dans cette position pendant environ dix minutes, écoutant le mugissement de la
pluie, me demandant si la décharge électrique avait laissé des traces, m’avait fait
des brûlures, internes, peut-être, me mettant dans l’incapacité d’avoir des enfants,
peut-être mes cheveux avaient-ils blanchi. A moins qu’ils n’aient brûlé ! J’essayai de
les toucher : rien d’anormal, à part une bosse derrière ma tête. Je me remuai avec
précaution. Rien de cassé. Pas de blessure. Dans un coin, le grand réfrigérateur
General Electric se remit en marche et commença son vrombissement familier,
réconfortant ; je compris que la vie continuait, que l’orage s’était éloigné. Je me remis
sur pieds avec difficulté, regardai autour de moi, m’attendant à découvrir je ne sais
quel chaos, quel amas de ruines. Eh bien non ! tout était comme auparavant :
l’imposant bureau de la réception, l’étagère garnie de livres brochés et de
magazines, le long comptoir de la cafétéria, la douzaine de tables bien nettes
recouvertes de formica de toutes couleurs, la grande fontaine à eau glacée, le
percolateur étincelant, tout était en place, dans un état aussi normal que possible. Il
n’y avait que cette vitre manquante et la mare sur le sol pour témoigner des sévices
que nous avions subis, la maison et moi. Des sévices ? De quoi voulais-je parler ?
Tout cela s’était passé dans ma tête. Il y avait eu un orage, accompagné de
tonnerre, d’éclairs. J’avais été terrifiée comme une enfant par le vacarme. Comme
une idiote, j’avais saisi le commutateur électrique, sans même attendre une
accalmie, en choisissant le moment précis où un nouvel éclair allait survenir. J’avais
été sonnée. Pour me punir, j’avais une bosse sur la tête. C’était bien fait pour moi,
petit chat ignorant et terrifié ! Mais attendez une minute ! Mes cheveux sont peut-être
devenus tout blancs ? J’ai traversé la pièce, assez vite, saisi mon sac qui se trouvait
sur le bureau de la réception, je suis allée derrière le comptoir de la cafétéria, je me
suis penchée pour me regarder dans la longue suite de miroirs qui se trouvaient sous
les étagères. La première chose que j’ai examinée, ce sont mes yeux. Bleus, clairs,
simplement élargis parce qu’interrogateurs, ils m’ont rendu mon regard. Les cils
étaient bien là et les sourcils, bruns, un grand front encore perplexe et puis, oui, c’est
bien cela, le casque de cheveux châtain foncé, d’une couleur très ordinaire,
retombant en deux vagues sur les épaules. Bon ! Je sortis mon peigne et le passai
rageusement dans ces cheveux, puis je le remis dans mon sac et fis claquer le
fermoir.
A ma montre, il était près de sept heures. J’ouvris la radio, et tout en écoutant
WOKO effrayer son auditoire avec l’orage lignes électriques coupées, le niveau de
l’Hudson montant dangereusement à Glens Falls, un orme foudroyé bloquant la
Nationale 9 à Saratoga Springs, menace d’inondation à Mechanicville, je fixai avec
du scotch une feuille de carton sur la vitre brisée, et épongeai l’eau répandue sur le
sol. Puis je me précipitai à l’abri du passage couvert menant aux bungalows situés
derrière et allai jusqu’au mien, le n°9, à droite en allant vers le lac ; je me déshabillai,
pris une douche froide. Je lavai ma chemisette blanche en Térylène salie depuis ma
chute et la mis à sécher.
J’avais déjà oublié la correction que j’avais reçue de l’orage et ma conduite
idiote. Je me remis à chanter, joyeuse à la perspective de passer une soirée toute
seule et de reprendre la route le lendemain. Mue par une impulsion, je mis ce que
j’avais de mieux dans ma garde-robe assez restreinte : mon pantalon toréador de
velours noir ajusté jusqu’à l’indécence, avec sa fermeture éclair dorée assez
curieusement placée entre les fesses et, sans m’embarrasser d’un soutien-gorge,
mon sweater en fil d’or avec son large col roulé souple. Je m’admirai dans la glace,
remontai mes manches au-dessus des coudes, glissai mes pieds dans des sandales
dorées de chez Ferragamo, et retournai vite dans le hall. Il restait juste un bon verre
dans la bouteille de bourbon Gentleman de Virginie qui m’avait fait presque deux
semaines, je remplis de cubes de glace l’un des plus jolis gobelets en cristal taillé, j’y
versai le bourbon, en secouant la bouteille pour en extraire jusqu’à la dernière
goutte. Puis je tirai près de la radio le fauteuil le plus confortable emprunté à la
réception.
J’ouvris le poste, allumai une des cinq Parliament qui restaient dans ma boîte,
bus un bon coup et me blottis dans mon fauteuil.
Le texte publicitaire, consacré aux chats et à leur prédilection pour la pâtée
Pussycat, était scandé par le mugissement régulier de la pluie, dont seulement la
tonalité variait lorsqu’une bouffée de vent particulièrement violente projeta l’eau
contre les vitres comme de la mitraille et ébranla légèrement la maison. L’intérieur
était exactement comme je l’avais imaginé : à l’abri des intempéries, douillet, gai,
rutilant de lumières et de chromes. WOKO annonça quarante minutes de « Musique
pour s’embrasser » et soudain les Taches d’Encre se mirent à chanter Someone’s
rockin’my dream boat. Je me trouvai transportée sur la Tamise cinq étés plus tôt ;
nous descendions au fil de l’eau dans un bateau à fond plat ; on voyait le château de
Windsor et Derek pagayait tandis que je m’occupais du phono portatif. Nous n’avions
que dix disques ; quand venait le tour des Taches d’Encre et qu’on arrivait à la fin de
la plage où était enregistré Dream Boat, Derek suppliait : « Remets-le, Viv. » Il fallait
alors me mettre à genoux pour chercher l’endroit où replacer l’aiguille.
Si bien que mes yeux se sont remplis de larmes pas à cause de Derek, mais à
cause des petits chagrins qu’ont tous les garçons et toutes les filles, du premier
amour, avec ses refrains, ses photos, les lettres « cachetées d’un baiser ». C’étaient
des larmes sentimentales versées sur une enfance perdue, d’apitoiement sur soimême, l’évocation du chagrin sous lequel elle fut ensevelie, et je laissai deux larmes
rouler sur mes joues ; avant de les essuyer, je décidai de m’offrir une courte orgie de
souvenirs.
Mon nom est Vivienne Michel ; à l’époque où je me trouve au motel des Sapins
Rêveurs, assise dans un fauteuil, en train de revivre mon passé, j’ai vingt-trois ans et
mesure un mètre soixante-cinq ; j’ai toujours cru que j’avais une jolie silhouette
jusqu’au jour où, à Astor House, les filles anglaises m’ont dit que mon derrière était
trop proéminent et que je devrais porter un soutien-gorge plus serré. Mes yeux,
comme je l’ai dit, sont bleus, mes cheveux châtain foncé ondulent naturellement :
mon ambition serait de me faire faire un de ces jours un « coup de soleil » pour avoir
l’air plus âgée et plus chic. J’aime mes pommettes assez haut placées bien que les
mêmes filles m’aient dit que cela faisait « étranger », mais mon nez est trop petit, ma
bouche est trop grande, ce qui fait sexy même quand je n’en ai pas envie. J’ai un
tempérament sanguin, teinté de mélancolie romantique, mais je suis indocile et
indépendante à tel point que je donnais des soucis aux sœurs du couvent et que
j’exaspérais miss Threadgold à Astor House. (« Les femmes doivent être roseaux,
Vivienne. C’est aux hommes qu’il appartient d’être chênes et frênes. »)
Je suis canadienne française, née dans une petite localité de la banlieue
immédiate de Québec, qui a pour nom Sainte-Famille. C’est sur la côte nord de l’île
d’Orléans, une île allongée qui s’étend comme un énorme vaisseau échoué au milieu
de la rivière Saint-Laurent, en approchant des gorges de Québec. J’ai grandi sur le
bord de cette rivière, et dans ses flots, si bien que mes passe-temps principaux sont
la natation, la pêche, le camping, tous les sports de plein air. Je n’ai pas grand
souvenir de mes parents ; je n’avais que huit ans quand ils sont morts tous les deux
pendant la guerre dans le même accident d’avion en atterrissant à Montréal.
L’autorité judiciaire me confia à la garde d’une tante qui était veuve, Florence
Toussaint ; celle-ci vint s’installer dans notre petite maison pour surveiller mon
éducation. Nous nous entendions très bien, mais elle était protestante, tandis que j’ai
été élevée dans la religion catholique. Je n’ai pas tardé à être la victime des
tiraillements qui ont toujours été le fléau de la ville de Québec, placée sous l’autorité
des prêtres, et divisée presque par moitié entre les deux confessions. Les
catholiques l’ont emporté en ce qui concerne mon équilibre spirituel ; j’ai été élevée
au couvent des Ursulines, où je suis restée jusqu’à l’âge de quinze ans. Les sœurs
étaient sévères, l’atmosphère a fini par devenir étouffante et j’ai supplié qu’on me
retire du couvent. Ma tante, contente de m’arracher aux griffes des « papistes »,
décida de m’envoyer en Angleterre pour parfaire mon éducation. Cela fit pas mal de
bruit dans la ville. Non seulement les Ursulines sont le pivot de la tradition catholique
à Québec, (ces religieuses ont la fierté de posséder le crâne de Montcalm : depuis
deux siècles, il y en a toujours au moins neuf d’entre elles qui, jour et nuit, sont en
prière devant l’autel de la chapelle où il est déposé) mais mes parents avaient
appartenu au milieu le plus fermement attaché aux traditions du Canada français et
le fait que leur fille pût se moquer ainsi de deux principes aussi sacrés était un sujet
d’étonnement et de scandale.
Les authentiques fils et filles de Québec constituent une société secrète qui doit
être aussi puissante que la clique calviniste de Genève. Les initiés se désignent avec
fierté sous l’appellation de « Canadiens ». Plus bas, beaucoup plus bas dans
l’échelle, viennent les « Protestants canadiens ». Puis les « Anglais » qui
comprennent tous les immigrants de plus ou moins fraîche date, en provenance de
Grande-Bretagne et en tout dernier lieu, ceux qu’on désigne avec mépris sous le
nom d’« Américains ». Les Canadiens sont fiers de parler français bien qu’il s’agisse
d’un patois où abondent des mots vieux de deux cents ans que les Français euxmêmes ne comprennent pas et qui, de plus, est bourré de mots anglais francisés il y
a, je suppose, entre les deux dialectes, le même rapport qu’entre la langue parlée en
Afrique du Sud, et le néerlandais pur. Le snobisme et le particularisme de ce milieu
de Québec s’étend même aux Français de France. On parle de ce peuple qui a
donné naissance aux Canadiens comme d’« étrangers » ! Je m’étends sur le sujet
pour faire comprendre que renier pour ainsi dire sa foi était pour une Michel de
Sainte-Famille considéré comme un crime, un peu comme aurait été considérée, en
Sicile, la défection d’un membre de la Mafia ; on me fit comprendre qu’en désertant
le couvent des Ursulines et Québec je rompais tous les liens qui pouvaient m’unir à
mes tuteurs spirituels et à ma maison.
En arrivant en Angleterre, j’étais encore accablée par un sentiment de
culpabilité. Et maintenant mon origine « coloniale » représentait un lourd handicap au
moment d’affronter les embûches d’un collège secondaire pour jeunes personnes de
la société.
Astor House était un collège très anglais, de style Victoria, avec des chambres
pour cinquante jeunes filles groupées deux par deux. En ma qualité d’« étrangère »
on m’avait mise avec l’autre « étrangère », une millionnaire libanaise qui avait une
passion égale pour la crème au chocolat et pour une vedette de cinéma égyptien du
nom de Ben Saïd ; mais son étincelante photographie dents, moustache, yeux et
cheveux, tout cela flamboyait ne tarda pas à être déchirée et jetée aux cabinets par
les trois grandes du dortoir rose, auquel nous appartenions. Cette Libanaise était si
terrible, si pétulante, elle parlait tellement de son argent, que presque toutes les
élèves me prirent en pitié et s’efforcèrent de se montrer gentilles. Mais d’autres n’en
faisaient rien et je devais subir mille sévices à cause de mon accent, de ma façon de
me tenir à table considérée comme inélégante, de mon absence totale de savoirfaire et pour le simple fait d’être canadienne. Il faut dire aussi que j’étais beaucoup
trop sensible et emportée. Je n’acceptais pas les brimades ni même les simples
taquineries ; quand j’eus malmené deux ou trois de mes tortionnaires, les autres se
coalisèrent avec elles ; un soir, elles me tombèrent toutes dessus tandis que j’étais
couchée ; elles me bourrèrent de coups de poings, me pincèrent, m’arrosèrent d’eau
froide jusqu’à ce que je fondisse en larmes en promettant de ne plus jamais « me
battre comme un élan canadien ». A la suite de cet incident, je me calmai peu à peu,
conclus un armistice et me mis tristement à apprendre comment on devient une
« lady ».
Les périodes de vacances arrangeaient tout. Je m’étais liée avec une
Ecossaise, Susan Duff, qui aimait comme moi la vie au grand air. Ses parents étaient
heureux qu’elle m’eût pour compagne. Il y eut donc l’Ecosse en été, et en hiver, le
ski, partout en Europe. Nous restâmes intimement liées pendant toutes nos années
de collège ; à la fin de nos études, ma tante Florence me remit cinq cents livres pour
me faire inscrire à une sorte de club qui donnait à l’hôtel Hyde Park des soirées
dansantes imbéciles. Les jeunes gens me parurent mal élevés et boutonneux, fort
peu virils si on les comparait aux jeunes Canadiens que j’avais connus.
Et c’est alors que j’ai rencontré Derek.
J’avais dix-sept ans et demi. Susan et moi, nous habitions un minuscule
appartement de trois pièces, Old Church Street, en face de King’s Road. On était à la
fin de juin, la fameuse « season » touche à sa fin. Nous décidâmes de donner une
party dans l’appartement moins exigu de nos voisins de palier. Nous inviterions
trente personnes sur lesquelles, pensions-nous, n’en viendrait pas plus de vingt.
Nous achetâmes dix-huit bouteilles de champagne du rosé, parce que ça paraît plus
excitant une boîte de cinq kilos de caviar, deux boîtes d’un foie gras assez bon
marché mais qui avait très bon aspect après avoir été coupé en tranches, et un tas
de trucs à l’ail trouvés à Soho. Nous préparâmes des quantités de sandwiches de
pain noir beurré avec du cresson et du saumon fumé, j’y ajoutai quelques friandises
dans le genre Noël : prunes fourrées, chocolats ; ce fut d’ailleurs une idée stupide
car personne n’y a touché. Nous avons démonté une porte, nous l’avons recouverte
d’une nappe étincelante et nous avons tout disposé dessus ; c’était comme un buffet
et ça faisait vraiment fête de grandes personnes.
Trente invités sont venus, en ont amené d’autres. On s’écrasait littéralement ; il
y avait du monde jusque sur les marches de l’escalier. Il y avait même un garçon au
petit coin, avec une fille sur les genoux. Le bruit et la chaleur étaient terrifiants. Peutêtre après tout n’étions-nous pas aussi gourdes que nous le pensions, ou serait-ce
que les gens aiment les gourdes à condition qu’elles soient authentiques et n’aient
pas de prétentions ? De toute façon, il arriva le pire : nous manquâmes de boissons !
J’étais à côté du buffet quand un plaisantin quelconque vida la dernière goutte de la
dernière bouteille de champagne en s’écriant d’une voix étranglée : « De l’eau ! de
l’eau ! sinon nous ne reverrons jamais l’Angleterre. » A ce moment un grand jeune
homme adossé au mur me prit par le bras, me fit sortir de la pièce, descendre
l’escalier. « Venez, dit-il d’une voix ferme. On ne peut pas gâcher comme ça une
party si réussie. On va se ravitailler au bistrot. »
Nous sommes donc allés jusqu’au bistrot, nous avons acheté deux bouteilles
de gin et une pleine brassée de citrons. Il insista pour payer le gin, mais je payai les
citrons. Il était un peu ivre, mais gentiment ; il m’expliqua qu’il venait d’une autre
party et qu’il avait été amené par des amis de Susan. Il me dit qu’il s’appelait Derek
Mallaby, mais je n’y fis pas très attention car j’avais hâte de rapporter des boissons à
mes invités. En arrivant en haut de l’escalier, nous fûmes accueillis par des
acclamations, mais la party était sur son déclin, les gens commençaient à s’en aller.
Quand il ne resta plus que le petit groupe des intimes, Derek Mallaby s’approcha,
écarta mes cheveux de mon oreille et me demanda tout bas, d’une voix un peu
rauque, si j’accepterais d’aller casser une graine avec lui. Il m’entraîna donc dans la
rue. La soirée était chaude. Nous prîmes un taxi. Derek me fit traverser Londres pour
me conduire à une boîte de spaghetti appelée Le Bambou. On nous servit des
spaghettis à la bolognaise et une bouteille de beaujolais qu’il fit chercher au-dehors.
Il but la plus grande partie du beaujolais. Il me dit qu’il habitait près de Windsor, qu’il
allait avoir dix-huit ans, que c’était son dernier trimestre au collège, qu’il faisait partie
de l’équipe de cricket, et qu’on lui avait donné vingt-quatre heures pour venir à
Londres voir des avoués, car sa tante venait de mourir en lui laissant un peu
d’argent. Et maintenant, qu’est-ce que je penserais d’aller au « 400 » ?
J’en frissonnai d’émotion, bien sûr. Le « 400 » est le club le plus en vogue de
Londres, et je n’avais jamais été plus loin que les caves de Chelsea. On paraissait le
connaître au « 400 », il y faisait délicieusement sombre. Il commanda des gins
tonics ; on plaça sur la table une bouteille de gin à moitié pleine qui avait l’air de lui
appartenir en sa qualité de membre du club. L’orchestre de Maurice Smart était doux
comme de la crème. Quand nous nous sommes mis à danser, nous nous sommes
immédiatement entendus ; nous faisions à peu près les mêmes pas, je m’amusais
vraiment. Je commençai à remarquer la façon dont ses cheveux sombres poussaient
sur les tempes ; ses mains étaient agréables, il ne vous souriait pas directement en
regardant votre visage, mais vos yeux. Nous sommes restés jusqu’à quatre heures
du matin, nous avions achevé la bouteille de gin. En me retrouvant dehors sur le
trottoir, j’ai dû me tenir à lui. Ayant trouvé un taxi, il me prit dans ses bras et cela me
parut tout à fait naturel ; puis il m’embrassa et je lui rendis son baiser. Je retirai
doucement sa main de mes seins à deux reprises ; la troisième fois, je me dis que
cela faisait pimbêche de ne pas laisser sa main là où elle était ; mais quand il la
déplaça vers le bas en essayant de relever ma jupe, je ne le laissai pas faire, et
lorsqu’il saisit ma main et essaya de la mettre sur lui, je n’ai pas voulu non plus, bien
qu’étant pas mal excitée et ayant très envie de tout cela. Mais à ce moment, nous
étions heureusement arrivés. Il est descendu, et m’a accompagnée jusqu’à ma porte.
Quand il m’embrassa pour me dire au revoir, il fit descendre sa main en bas de mon
dos et il me pinça le derrière très fort. Le taxi avait tourné le coin de la rue que je
sentais encore la place de ses doigts. Avant de me glisser dans mon lit, je me
regardai dans la glace placée au-dessus du lavabo : mes yeux, mon visage, étaient
rayonnants comme s’ils avaient été illuminés de l’intérieur ; cela provenait surtout du
gin, sans doute, mais je me dis : « Ciel ! je suis amoureuse ! »
L’EVEIL DU PRINTEMPS
Cela prend du temps d’écrire tout cela, mais il m’avait fallu seulement quelques
minutes pour évoquer ces souvenirs ; lorsque je sortis de ma rêverie pour me
retrouver au motel, dans mon fauteuil, WOKO jouait encore sa Musique pour
s’embrasser et on entendait quelque chose qui aurait pu être Don Shirley improvisant
sur le thème de Ain’t she sweet. La glace avait fondu dans mon verre. Je me levai,
repris des glaçons dans le réfrigérateur et revins m’asseoir dans mon fauteuil ; je bus
prudemment une gorgée pour essayer de faire durer ce qui restait de bourbon,
j’allumai une autre cigarette et de nouveau, je me trouvai transportée dans cet été si
long.
Quand Derek eut achevé son trimestre, nous avions écrit chacun quatre fois.
Sa première lettre commençait par « Chérie » et se terminait par des baisers et des
protestations d’amour ; quant à moi, j’avais transigé en écrivant « cher » et
« amour ». Les lettres avaient trait surtout aux parties de cricket qu’il avait jouées, les
miennes aux soirées où j’avais dansé, aux films et aux pièces que j’avais vus. Il allait
passer l’été chez lui et il était très excité par une MG d’occasion que ses parents
étaient sur le point de lui acheter. Viendrais-je avec lui dans cette voiture ? Susan fut
surprise d’apprendre que je n’irais pas en Ecosse et que je désirais rester dans notre
appartement, pour l’instant du moins. Je ne lui avais pas dit la vérité au sujet de
Derek et, comme j’étais toujours levée la première, elle ignorait tout des lettres que
j’avais reçues. Ce n’était pas mon genre de faire des cachotteries, mais je préférais
garder pour moi mon « affaire de cœur », comme je l’appelais ; elle me semblait
fragile et probablement féconde en désillusions ; il me semblait que le simple fait
d’en parler pourrait me porter malheur. D’après ce que je savais, je ne devais être
pour Derek qu’un flirt entre beaucoup d’autres. Il était si séduisant, si brillant, en tout
cas au collège, et je voyais déjà une longue queue de filles de Mayfair, toutes
pourvues de titres et habillées d’organdi, qui attendaient, prêtes à accourir au
moindre signe. J’ai donc simplement dit à Susan que je voulais essayer de trouver
une situation et que j’irais peut-être la rejoindre un peu plus tard. Je reçus une
cinquième lettre de Derek me demandant si j’accepterais de prendre le samedi
suivant le train de midi à la gare de Paddington ; dans ce cas, il m’attendrait à
l’arrivée à Windsor.
C’est ainsi que nous prîmes des habitudes régulières et délicieuses. La
première fois, il m’attendait sur le quai, Nous étions l’un et l’autre un peu intimidés,
mais il était tellement excité par sa voiture qu’il m’entraîna rapidement pour me la
montrer. Elle était merveilleuse : noire avec des coussins de cuir rouge, des roues
rouges à rayons et toutes sortes de bidules genre course : une courroie autour du
capot, une embouchure géante au réservoir d’essence, l’insigne du B.R.D.C. Nous
nous installâmes en escaladant la carrosserie, je nouai autour de ma tête le
mouchoir de soie multicolore de Derek, le tuyau d’échappement se mit à faire son
bruit merveilleux, sexy pour ainsi dire, tandis que Derek accélérait en passant les
feux de High Street et en s’engageant sur le quai. Ce jour-là, il m’emmena jusqu’à
Bray, pour bien montrer sa voiture ; il rétrogradait à chaque instant dans le style
coureur, sans nécessité, dans les virages moins brusques. Quand on est assis si
près du sol, à 75 kilomètres à l’heure on a l’impression de faire du 120 ; au début je
me cramponnais à la poignée de sécurité fixée au tableau de bord, en espérant que
tout se passerait bien. Mais Derek était un bon conducteur, je pris rapidement
confiance et réussis à m’empêcher de trembler. Il m’emmena dans un endroit
extrêmement élégant, l’Hôtel de Paris ; on nous servit du saumon fumé et en
supplément du poulet rôti et de la glace. Nous louâmes un canoë électrique à
l’embarcadère situé tout à côté, nous remontâmes paisiblement la rivière, franchîmes
Maidenhead Bridge. Là, nous avons trouvé un petit bras, de ce côté de Cookham
Lock, Derek y engagea le canoë et s’arrêta à l’abri des branches. Il avait emporté un
gramophone portatif, j’ai rampé jusqu’à l’extrémité du canoë où il se trouvait, nous
nous sommes assis et ensuite étendus côte à côte, à écouter des disques et à
regarder un petit oiseau sauter de branche en branche au-dessus de nos têtes.
C’était un après-midi magnifique, invitant à la somnolence. Nous nous sommes
embrassés, mais il n’a pas été plus loin et je fus rassurée de penser qu’après tout
Derek ne me considérait pas comme une fille facile. Mais après, nous avons été
envahis par les moustiques ; et avons failli renverser le canoë en essayant de sortir à
reculons du petit bras ; puis nous nous sommes mis à descendre rapidement le
fleuve dans le sens du courant ; il y avait d’autres bateaux, d’autres couples, mais
nous étions certainement le plus gai et le plus beau. Nous sommes repartis en
voiture jusqu’à Eton et Derek a suggéré qu’on aille au cinéma.
Le Royalty se trouve dans Farquhar Street, une petite artère qui descend du
Château dans la direction de la route d’Ascot. J’ai compris pourquoi Derek avait
choisi ce cinéma quand je l’ai vu payer douze shillings pour une loge. Il y en avait
une de chaque côté de la salle. Elles n’avaient pas plus de quatre mètres carrés et
contenaient simplement deux sièges. Derek mit le sien tout près du mien, commença
à m’embrasser et à me caresser. Je me suis dit tout d’abord : « Mon Dieu ! c’est ici
qu’il les amène toutes ! » Mais bien vite je me suis sentie fondre à mesure que ses
mains exploraient lentement mon corps ; elles étaient douces, elles savaient où elles
allaient et elles se sont trouvées là… J’ai caché mon visage au creux de son épaule,
j’ai mordu ma lèvre en éprouvant ce frisson délicieux, et puis ça a été fini. J’ai été
envahie par une douce chaleur, mes larmes se sont mises à couler et j’ai mouillé le
col de sa chemise.
Il m’embrassa doucement en me disant à voix basse qu’il m’aimait, que j’étais
la fille la plus merveilleuse de la terre. Mais je me suis remise droite sur mon siège, je
me suis écartée de lui, j’ai séché mes yeux et essayé de regarder le film. Je me
disais que je venais de perdre ma virginité, d’une certaine façon tout au moins, et
qu’il n’aurait plus pour moi aucun respect.
Il m’accompagna à temps pour prendre le dernier train de Londres, nous
décidâmes de nous retrouver à la même heure le samedi suivant. Il resta sur le quai
à agiter la main tant que je pus l’apercevoir sous les lumières jaunes de cette chère
petite gare ; c’est ainsi que débuta vraiment notre amour. Par la suite, ce fut à peu
près toujours la même chose, avec peut-être quelques changements dans les
endroits où nous déjeunions ou prenions la collation du soir : la rivière, le
gramophone, la petite loge au cinéma. Mais désormais, il s’y ajoutait un frisson
supplémentaire sur le plan physique : dans le bateau, la voiture, au cinéma, nos
mains ne quittaient pas nos corps, devenant plus expertes, s’attardant de plus en
plus à mesure que ce long été nous faisait approcher du mois de septembre.
Dans le souvenir que j’ai conservé de ces jours heureux, le soleil brille sans
cesse, les saules se penchent sur une eau aussi limpide que le ciel. Les cygnes
glissent à l’ombre des peupliers, les hirondelles plongent en effleurant l’eau tandis
que la Tamise partant de Queen Eyot, dépasse Boveney Lock et Coocoo Weir,
endroit où nous avions l’habitude de nous baigner, puis traverse la longue suite de
prairies de Brocas, pour se diriger vers le pont de Windsor. Il a pourtant sûrement dû
pleuvoir, il a dû y avoir des canotiers bruyants encombrant le fleuve, il a même dû y
avoir des nuages au ciel de notre intimité, mais s’il en a été ainsi, je n’en ai gardé
aucun souvenir. Les semaines s’écoulaient comme le fleuve, brillantes, lumineuses,
enchanteresses.
Vint alors le dernier samedi de septembre, sans que nous y ayons jamais
pensé jusque-là. Un nouveau chapitre allait s’ouvrir. Susan rentrait dans notre
appartement le lundi, j’avais une situation en vue, Derek regagnait Oxford.
Ce jour-là Derek fut particulièrement affectueux ; dans la soirée il m’emmena au
Bridge Hotel où nous avons pris chacun trois gins, bien que d’habitude nous ne
buvions pour ainsi dire pas. Puis il insista pour dîner au champagne, si bien qu’en
arrivant à notre petit cinéma, nous étions tous les deux passablement gris. J’en étais
heureuse car de cette façon j’oubliais qu’une nouvelle page devait se tourner le
lendemain, que ce serait la fin de nos chères habitudes. Cependant, quand nous
nous sommes trouvés dans notre loge, Derek était morose. Il ne me prit pas dans
ses bras comme de coutume, il s’assit un peu à l’écart et se mit à fumer en regardant
le film. Je vins près de lui, pris sa main, mais il ne bougea pas et continua à regarder
devant lui. Je lui demandai ce qu’il avait. Au bout d’un moment, il me répondit d’un
air buté : « Je veux coucher avec toi. Pour de bon, je veux dire. »
Cela me fit un choc. C’était surtout la rudesse de son intonation. Bien entendu,
nous avions déjà parlé de ça et nous étions toujours plus ou moins convenus que
cela viendrait « plus tard ». Je repris donc les arguments que j’avais déjà employés,
mais j’étais nerveuse et bouleversée. Pourquoi fallait-il qu’il gâche notre dernière
soirée ? Il me répondit avec impatience. D’après lui, j’allais devenir une vierge
desséchée. Et puis, ce n’était pas bon pour sa santé. De toute façon, nous étions
amants, alors pourquoi ne pas nous comporter comme des amants ? Je lui répondis
que j’avais peur d’avoir un enfant. Il répondit que cela ne présentait pas de difficulté,
qu’il était facile d’éviter ce genre de chose. Mais pourquoi ce soir ? demandai-je en
continuant à discuter. Nous ne pouvions pas faire cela dans ce cinéma. Mais si ! Il y
avait toute la place nécessaire. Et puis, il voulait faire cela avant de s’en aller à
Oxford. C’était en quelque sorte une façon de nous marier.
Affolée, je réfléchis à ce qu’il me disait ; il y avait peut-être après tout quelque
chose de vrai dans ce qu’il disait, ce serait une manière de sceller notre union. Mais
je continuais à avoir peur. Je lui demandai en hésitant… s’il avait sur lui une de
ces… choses dont j’avais vaguement entendu parler. Il répondit que non, mais qu’il y
avait à côté un pharmacien ouvert toute la nuit et qu’il pouvait aller en acheter. Il
m’embrassa, se leva précipitamment et sortit de la loge.
Je restai assise, à contempler l’écran tristement. Désormais, je ne pouvais plus
lui refuser ! Il allait revenir, et ce serait vilain et horrible la petite loge dégoûtante de
ce cinéma de faubourg, cela allait me faire mal et m’ôterait toute envie de
recommencer. Je pensai un instant à m’enfuir, à courir à la gare prendre le premier
train pour Londres. Mais il serait furieux. Sa vanité en serait froissée. Ce n’aurait pas
été « sport » et toute notre camaraderie basée sur le principe de passer l’un et l’autre
du bon temps, serait définitivement détruite. Et après tout, était-ce bien de ma part
de lui refuser cela ? C’était peut-être en effet mauvais pour sa santé de ne pas faire
cela complètement. De toute façon, il fallait que ça m’arrive un jour. On ne peut pas
choisir le moment idéal pour une chose pareille. Aucune fille, semble-t-il, n’aime cela
la première fois. Peut-être valait-il mieux s’en débarrasser. Et puis n’importe quoi
plutôt que de le mettre en colère ! N’importe quoi plutôt que de courir le risque de
détruire notre amour !
La porte s’ouvrit, la lumière du hall éclaira un instant l’intérieur de la loge. Il était
déjà près de moi, excité, la respiration courte.
- Je l’ai, chuchota-t-il. Ça a été terriblement embarrassant. C’était une fille qui
était au comptoir. Je ne savais pas comment appeler ça. Finalement, j’ai dit : « Une
de ces choses pour ne pas avoir d’enfant, vous savez…» Elle est restée de glace ;
elle m’a demandé quelle qualité je désirais. « La meilleure, bien sûr…» Je voyais le
moment où elle allait me demander : « Quelle taille ? »
Il riait en me tenant serrée ; j’eus en réponse un petit rire apeuré. Il valait mieux
« être sport » ! Il valait mieux ne pas en faire un drame ! De nos jours, personne n’en
fait. Cela rendrait la chose embarrassante, particulièrement pour lui.
Ses caresses préliminaires furent si hâtives que j’en pleurai presque. Puis il
recula son siège jusqu’au fond de la loge, ôta sa veste et l’étendit sur le plancher.
Quand il me dit de le faire, je m’allongeai ; il s’agenouilla à côté de moi et se mit à me
retirer mon slip. Il me dit de lever les jambes et de mettre mes pieds sur le devant de
la loge. Cette position était si inconfortable que je lui dis : « Non, Derek, s’il te plaît,
pas ici ! » Mais il était déjà sur moi, essayant maladroitement de m’étreindre ; je
tentais de l’aider de mon mieux pour qu’il ait au moins du plaisir et qu’ensuite il ne
soit pas furieux contre moi.
A ce moment la terre s’entrouvrit !
Nous fûmes soudain inondés d’une lumière jaune, une voix furieuse retentit audessus de moi et en arrière :
- Nom de nom ! Qu’est-ce que vous êtes en train de faire dans mon cinéma ?
Voulez-vous vous relever, petite dégoûtante !
Comment j’ai pu ne pas m’évanouir, je n’en sais encore rien. Derek était
debout, blanc comme un linge, reboutonnant maladroitement son pantalon. Je me
remis péniblement sur mes pieds, en me cramponnant à la cloison de la loge. Je
restai là, debout, attendant la mort.
Dans l’embrasure de la porte, une silhouette sombre désignait mon sac posé
sur le sol et à côté, la petite tache blanche de mon slip. « Ramassez-moi ça ! » Je
me baissai soudain comme si l’on m’avait frappée, je fis un bouchon de mon slip et
essayai de le dissimuler dans ma main. « Maintenant, foutez-moi le camp ! » Il restait
là, obstruant à moitié le passage et nous sommes passés devant lui, anéantis.
Le directeur claqua la porte de la loge et vint se placer devant nous ; c’était un
petit homme brun trapu avec un veston ajusté et une fleur à la boutonnière. Il nous
regardait de haut en bas, rouge de colère. « Sales morveux. » Puis, se tournant vers
moi : « Mais, je vous ai déjà vue ici. Vous n’êtes probablement qu’une petite putain.
Je suis bien bon de ne pas prévenir la police. Attentat à la pudeur. Scandale dans un
endroit public. » Ces mots lourds de menaces sortaient sans effort. Il devait les avoir
souvent utilisés dans sa minable petite salle obscure. « Vos noms, je vous prie. » Il
sortit un carnet de sa poche et lécha le bout de son crayon. Il s’adressait à Derek.
Celui-ci bredouilla : « Euh… James Grant (Cary Grant jouait en vedette dans le film)
… euh… 24 Acacia Road, Nettlebed. » « Il n’y a pas ça à Nettlebed dit le directeur
en levant les yeux de son carnet. Il y a seulement Henly-Oxford Road. » Derek
s’entêtait : « Si, il y en a une… derrière…» ajouta-t-il d’une voix faible. « C’est une
ruelle. » « Et vous ? » demanda le directeur en se tournant vers moi d’un air
soupçonneux. J’avais la bouche sèche. J’avalai ma salive : « Miss Thompson,
Audrey Thompson. 24…» (je m’aperçus que c’était déjà le numéro choisi par Derek,
mais je ne pouvais pas en imaginer un autre) « Thomas… (j’étais sur le point de dire
encore une fois Thompson !) Road… London. » « L’arrondissement. » Je ne
comprenais pas ce qu’il voulait dire. Je restais désespérément bouche bée devant
lui. « Le district postal, quoi ? » Je me rappelai soudain Chelsea : « S.W.6 »,
répondis-je d’une voix épuisée. Il montra la rue. Nous passâmes en tremblant devant
lui, mais il nous suivit, l’index toujours braqué dans notre direction. « Et ne remettez
jamais les pieds dans mon établissement ! Je vous ai repérés tous les deux ! Si
jamais je vous revois, j’appelle la police ! »
Toute une rangée d’yeux moqueurs et accusateurs nous suivaient. J’ai pris le
bras de Derek (pourquoi n’est-ce pas lui qui prit le mien ?) et nous sommes sortis
sous les hideuses lumières ; nous avons tourné instinctivement à droite parce que la
rue descendait et que cela nous permettait d’aller plus vite. Nous ne nous sommes
pas retournés tant que nous n’avons pas rencontré une rue transversale ; nous y
avons pénétré et ce n’est qu’à partir de ce moment que nous avons cherché à
regagner l’endroit où nous avions parqué la MG sur la hauteur derrière le cinéma.
Derek n’ouvrit pas la bouche jusqu’à ce que nous soyons arrivés tout près de la
voiture. Alors il dit, comme quelqu’un qui voit le côté pratique des choses :
- Il ne faut pas qu’ils puissent prendre le numéro de la voiture. Je vais la
chercher et toi tu vas m’attendre devant chez Fullers à Hudson Hill. Ça prendra
environ dix minutes.
Il libéra son bras du mien et remonta la rue.
Je restai là à le regarder s’éloigner ; sa haute silhouette élégante avait recouvré
son fier maintien ; alors je m’en retournai et pris une petite rue parallèle à Farquhar
Street qui conduit au château. Je m’aperçus que je tenais toujours mon slip serré
dans ma main. Je le mis dans mon sac. C’est en ouvrant ce sac que je pensai à la
tête que je devais avoir. Je m’arrêtai sous un réverbère et me regardai dans ma
glace. Je faisais peur. Mon visage blême tournait au vert, j’avais les yeux d’un animal
traqué. Mes cheveux étaient relevés sur le derrière de ma tête, là où ils avaient été
en contact avec le sol, ma bouche était barbouillée par les baisers de Derek. « Sale
petite truie ! » Cet homme avait bien raison ! Je me sentais malpropre, dégradée,
fautive.
« CHÈRE VIV »
Cette nuit n’était pas terminée pour moi. Devant chez Fullers, un agent se tenait
près de la voiture de Derek, en train de discuter. Derek tourna la tête et m’aperçut :
- La voici, monsieur l’agent. Je vous ai dit qu’elle serait là dans une minute. Il
fallait qu’elle… euh… poudre son nez. Pas vrai, chérie ?
Encore des ennuis ! encore des mensonges ! Essoufflée, je dis que c’était
exact, et grimpai sur le siège à côté de Derek. L’agent me fit un sourire malin et dit à
Derek :
- Très bien, monsieur. Mais une autre fois, rappelez-vous qu’on n’a pas le droit
de stationner ici ; même pour un cas d’urgence comme celui-ci.
Et il frisait sa moustache. Derek mit en prise, remercia l’agent, fit un clin d’œil
pour répondre à sa plaisanterie un peu grasse, et nous démarrâmes.
Derek resta muet jusqu’à ce que nous ayons tourné à droite aux feux rouges en
bas de la descente. Je pensais qu’il allait me déposer à la gare, mais il continua dans
Datchet Road. « Ouf ! » dit-il en poussant un long soupir de soulagement. « Nous
l’avons échappé belle ; j’ai cru qu’on était cuits. Une jolie chose à lire dans les
journaux pour mes parents. Et à Oxford ! Il n’aurait plus manqué que cela !
- C’était affreux !
Il y avait dans mon intonation un tel accent de sincérité et d’émotion qu’il tourna
la tête de côté pour me regarder :
- C’était moche en effet, poursuivit-il sans s’émouvoir. Juste au moment où
nous avions tout arrangé.
Il mit plus d’enthousiasme dans sa voix pour essayer de me convaincre : « Je
vais te dire. Nous avons encore une heure avant le départ du train. Pourquoi n’irionsnous pas nous promener sur le bord du fleuve ? Il y a là une promenade fréquentée
par tous les couples d’Oxford. On y est tout à fait chez soi. Ce serait dommage de
perdre notre temps et tout le reste, maintenant que nous avons pris notre décision. »
« Le reste », je pense, pour lui, c’était ce qu’il avait été acheter à côté du
cinéma. J’étais atterrée. Je lui dis d’un ton pressant :
- Mais je ne peux pas, Derek, c’est tout à fait impossible. Tu n’as pas l’air de
comprendre dans quel état tout cela m’a mise.
- Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Tu es malade, ou quoi ?
- Oh non ! simplement cette horrible chose qui est arrivée, cette chose si
honteuse.
- Oh ! ce n’est que cela ! dit-il avec mépris. On s’en est sorti, pas vrai ? Alors,
viens, sois sport !
A la perspective d’en repasser par là, mes jambes ont été prises d’un
tremblement et j’ai dû serrer mes genoux dans mes mains pour le faire cesser. Je
répondis d’une voix étouffée :
- Alors… bon…
- Bravo ! Je te retrouve !
Nous traversâmes le pont et Derek rangea la voiture sur le côté. Il m’aida à
enjamber une barrière pour pénétrer dans un champ, passa un bras autour de mes
épaules et me guida le long d’un chemin de halage ; nous dépassâmes quelques
péniches amarrées sous les saules.
- J’aimerais bien en avoir une comme ça, dit-il. Pourquoi n’essaierait-on pas
d’entrer dans un de ces bateaux ? On aurait un bon lit à deux places ! Et
probablement des boissons dans les armoires.
- Oh non ! Derek ! Pour l’amour du ciel ! Nous avons eu assez d’ennuis comme
cela.
- Tu as peut-être raison, dit Derek en riant. D’ailleurs, l’herbe est assez
moelleuse. Ça ne t’excite pas ? Tu verras. Ce sera merveilleux. Après ça, nous
serons vraiment amants.
- Oui, Derek ; mais tu seras bien doux, veux-tu ?
- Ne t’en fais pas, répondit Derek en me regardant l’œil brillant ; je te montrerai.
Je me sentais mieux, plus forte. C’était charmant de marcher avec lui au clair
de lune. Il y avait devant nous un bouquet d’arbres ; je regardai Derek avec terreur,
je savais que c’était là que ça allait se passer. Il faut, oui, il faut que je lui rende les
choses faciles, qu’il ait du plaisir. Il ne faut pas que je fasse l’idiote. Il ne faut pas que
je pleure !
Le sentier pénétrait dans le bouquet d’arbres.
- Entrons là, dit Derek en regardant autour de lui. Je passe devant ; baisse la
tête.
Nous sommes passés sous les branches en nous baissant. Il y avait en effet
une petite clairière. Des gens étaient venus là avant nous. Il y avait un paquet de
cigarettes vide, une bouteille de Coca-Cola. La mousse et les feuilles avaient été
foulées. J’avais l’impression que c’était une sorte de lit de bordel où des centaines,
peut-être des milliers d’amants s’étaient étreints. Mais il n’y avait plus moyen de
reculer. Au moins fallait-il se dire que l’endroit était bien choisi, puisque tant de gens
l’avaient utilisé avant nous.
Derek était anxieux, impatient. Il mit sa veste sur le sol pour que je m’y étende
et se mit immédiatement, presque fébrilement, à me dévorer de caresses. J’essayai
de m’abandonner, mais mon corps restait crispé, mes nerfs et mes membres étaient
comme de bois. J’aurais voulu l’entendre me dire des mots caressants, amoureux,
mais il ne pensait qu’à ce qu’il voulait faire, il me maniait avec brutalité, il me traitait
comme si j’avais été une grande poupée maladroite. Les larmes jaillirent de mes
yeux. Oh mon Dieu ! que m’arrivait-il ? Ce fut ensuite une douleur aiguë, un cri vite
étouffé ; il était couché sur moi, sa poitrine se soulevait, son cœur battait contre mes
seins. Je le serrai dans mes bras et je sentis sur mes mains le contact de sa chemise
humide.
Nous sommes restés étendus ainsi pendant de longues minutes. Je regardais
la lune filtrer entre les branches, j’essayais d’arrêter mes pleurs. Ainsi c’était cela !
Désormais j’étais une femme, la jeune fille était morte ! Et je n’avais éprouvé aucun
plaisir, j’avais seulement eu mal, mais elles disent toutes la même chose. Cependant
il me restait quelque chose : cet homme que je tenais dans mes bras. Je le serrai
encore plus fort. J’étais à lui, entièrement à lui, et il était à moi. Il veillerait sur moi.
Nous appartenions l’un à l’autre. Je ne serais plus jamais seule, désormais. Il y aurait
toujours nous deux.
Derek déposa un baiser sur ma joue humide et se releva en rampant. Il me
tendit les mains, je baissai ma jupe et il me fit mettre debout. Il me regarda bien en
face ; il y avait quelque embarras dans son demi-sourire.
- J’espère que ça ne t’a pas fait trop mal.
- Non. Mais c’était bien pour toi ?
- Oh oui ! assez.
Il se pencha pour ramasser sa veste. Il jeta un coup d’œil à sa montre.
- Oh ! plus qu’un quart d’heure avant le départ du train ! Il vaut mieux se mettre
en route.
Nous rejoignîmes le sentier en nous baissant ; tout en marchant, je passai un
peigne dans mes cheveux et brossai ma jupe du revers de la main. Derek marchait
en silence à côté de moi. Sous la lumière de la lune, je voyais un visage fermé ;
quand je pris son bras, il ne répondit pas en pressant le mien. J’aurais voulu qu’il fût
affectueux, qu’il parlât de notre prochain rendez-vous, mais je le sentais subitement
froid et distant. Je n’étais pas habituée à cette expression qu’a le visage d’un homme
une fois qu’il a fait cela… Je me faisais des reproches. Je n’avais pas été à la
hauteur. J’avais pleuré. Je lui avais tout gâché.
Nous arrivâmes à la voiture et nous allâmes en silence jusqu’à la gare. Je le fis
s’arrêter à l’entrée. Sous la lumière jaune je vis une figure figée, contractée, des yeux
qui semblaient éviter les miens.
- Ne viens pas jusqu’au train, chéri, lui dis-je. Je trouverai bien mon chemin.
Qu’est-ce qu’on fait samedi prochain ? Je pourrais aller à Oxford. Ou bien veux-tu
attendre d’être tout à fait installé ?
Il était sur la défensive.
- Ce ne sera pas si commode, Viv. Les choses seront différentes à Oxford. Il
faut que je voie. Je t’écrirai.
Je me dressai et déposai sur ses lèvres un baiser, auquel il répondit à peine.
- Alors, à bientôt, Viv, dit-il avec un signe de tête.
Puis, avec un sourire forcé, il fit demi-tour, sortit et tourna pour aller retrouver sa
voiture.
*
*
*
Je n’ai reçu sa lettre que deux semaines plus tard. J’avais écrit deux fois sans
recevoir de réponse. Elle commençait ainsi :
« Chère Viv, cette lettre ne va pas être facile à écrire…»
Après avoir lu ce préambule, je rentrai dans ma chambre, fermai la porte à clef,
m’assis sur mon lit et rassemblai mon courage. Il disait ensuite que l’été qui venait de
se terminer avait été merveilleux et qu’il ne m’oublierait jamais. Mais sa vie avait
changé, il allait avoir énormément de travail et il n’y aurait pas beaucoup de place
pour « les filles ». Il avait parlé de moi à ses parents, mais ceux-ci désapprouvaient
notre liaison. Ils avaient dit qu’il n’était pas correct d’aller aussi loin avec une jeune
fille si ce n’était pas pour l’épouser. « Ils sont terriblement insulaires, je le crains, ils
ont des idées ridicules sur les étrangères », bien qu’en ce qui me concerne, je ne
fasse aucune différence entre toi et n’importe quelle fille anglaise, et, tu le sais,
j’adore ton accent. Ils étaient braqués sur l’idée de le marier à la fille de quelque
voisin. « Je ne t’en ai jamais parlé, et je pense que c’est très mal de ma part, mais en
réalité nous étions en quelque sorte fiancés. Nous avons connu ensemble des jours
si merveilleux, tu as été si sport que je n’ai rien voulu gâcher en te mettant au
courant. » Il espérait fermement que la vie nous réunirait à nouveau et en attendant,
il me faisait envoyer de chez Fortnum douze bouteilles de champagne rosé, « le
meilleur », en souvenir de notre première rencontre. « Et j’espère vraiment que cette
lettre ne te bouleversera pas trop, Viv, car j’estime sincèrement que tu es la plus
merveilleuse des filles et que tu es beaucoup trop bien pour moi. En souvenir de
notre amour, avec mille tendresses, Derek. » Je m’étais conduite comme une grue,
je l’ai bien compris, et on m’a traitée comme telle. Dans ce petit univers rigide qu’est
l’Angleterre, j’étais une Canadienne, par conséquent une étrangère, une femme à
côté bonne prise. Le fait de n’avoir rien prévu prouvait mon inconscience. Née d’hier,
voilà ce que j’étais ! Il vaudrait mieux devenir plus maline, sinon tu auras encore mal.
Mais en dépit de cette demi-clairvoyance et de ces mouvements de fierté, il y avait
en moi une fille qui geignait en se faisant toute petite. Il fut un temps où je pleurais la
nuit, où je me mettais à genoux en implorant la Sainte Vierge de me rendre Derek.
Elle n’en fit rien. Mon orgueil m’interdisait d’essayer de le fléchir ou d’aller plus loin
que ma petite lettre accusant réception de la sienne et de la réexpédition du
champagne à Fortnum. L’été sans fin avait pris fin. Tout ce qu’il en restait, c’étaient
quelques déchirants souvenirs des Taches d’Encre et la trace indélébile du
cauchemar du cinéma de Windsor. Je savais que ces traces resteraient incrustées
dans ma chair aussi longtemps que je vivrais.
Par chance, la situation que j’avais recherchée s’offrit à moi. Il s’agissait du
Chelsea Clarion, un hebdomadaire de quartier en mieux qui s’était lancé dans les
petites annonces et était devenu une sorte d’organe spécialisé s’adressant aux gens
qui cherchaient appartements, chambres à louer et domestiques dans les quartiers
du sud-ouest de Londres. S’y ajoutaient quelques pages rédactionnelles qui ne
traitaient que des affaires du quartier les nouveaux réverbères hideux, pas assez
d’autobus sur la ligne n°11, les voleurs de boîtes à lait avec une page entière de
potins concernant presque exclusivement Chelsea, que tout le monde se mit à lire et
qui étaient rédigés de manière à éviter les risques de procès en diffamation. Il y avait
aussi un éditorial violent dans le sens du loyalisme à l’Empire, ce qui correspondait
exactement aux opinions des gens du quartier. Je gagnais cinq livres par semaine,
plus une commission sur les ordres de publicité que je pouvais récolter.
J’ai ainsi décidé de cesser d’être sentimentale. Je m’en remettrais à mon
intelligence, à mon cran, à la solidité de mes semelles, pour montrer à ces sacrés
snobs anglais que si je n’avais rien de commun avec eux, j’étais au moins capable
de leur arracher ma pitance. Je me suis donc mise à travailler le jour en ne pleurant
que la nuit, et je suis devenue la plus bûcheuse de toute la maison. Je préparais le
thé pour tout le personnel, assistais aux enterrements et me procurais la liste des
gens de la famille, rédigeais des échos piquants, m’occupais de la page des
concours et vérifiais même les définitions des mots croisés avant de les envoyer à
l’imprimerie. Durant mes moments de loisir, je faisais le tour du quartier, obtenant au
charme des annonces des boutiquiers, ainsi que des hôtels et restaurants, et je
voyais s’enfler mes commissions, si bien que le directeur estima qu’il ferait des
économies en me stabilisant à un salaire de quinze livres. Il m’installa donc dans une
petite cage cubique tout à côté de lui avec le titre de rédacteur en chef adjoint, ce qui
impliquait apparemment le privilège supplémentaire de coucher avec lui. Mais la
première fois qu’il me pinça les fesses, je lui dis que j’avais un fiancé au Canada.
J’accompagnai cette déclaration d’un regard si furieux qu’il se le tint pour dit et me
laissa tranquille. J’avais de la sympathie pour lui et à partir de ce moment-là nous
nous sommes très bien entendus.
Je pris donc possession de mon nouveau poste de « rédacteur en chef
adjoint » ; j’eus le droit de signer et « Vivienne Michel » devint une personnalité ;
mon salaire fut porté à vingt guinées.
Je suis cependant restée encore deux ans au Clarion jusqu’à l’âge de vingt et
un ans ; à cette époque j’avais des offres de grands journaux, du Daily Express, du
Daily Mail ; le moment me sembla venu de changer de quartier pour affronter le
monde. J’habitais toujours avec Susan. Elle avait trouvé une situation au Foreign
Office dans un service qu’on appelait quelque chose comme « Transmissions », sur
le compte duquel elle était très discrète ; elle fréquentait un garçon du même service
et je me doutais qu’il ne s’écoulerait pas longtemps avant qu’ils ne fussent fiancés et
qu’elle eût besoin de tout l’appartement. Ma vie privée à moi était d’un vide absolu, il
s’agissait de collectionner amitiés et demi-flirts auxquels je finissais toujours par me
dérober ; je courais le danger de devenir la fille qui ne réussit pas mal dans une
carrière, mais qui se durcit, qui fume trop de cigarettes, boit trop de vodka-tonic et
qui mange des conserves dans la solitude.
C’est alors qu’à une fête organisée par la presse pour soutenir le Festival
Baroque de Munich, j’ai fait la connaissance de Kurt Rainer du V.W.Z.
UN OISEAU QUI S’EST BRISÉ UNE AILE
La pluie tombait toujours avec la même violence. Les nouvelles de 8 heures du
soir continuaient d’égrener leurs ravages et leurs désastres, un effondrement sur la
Nationale 9, la voie du chemin de fer inondée à Schenectady, la circulation arrêtée à
Troy ; cette pluie torrentielle risque encore de continuer durant plusieurs heures. La
vie américaine est complètement désorganisée par les orages, la neige et les
ouragans. Quand les voitures des Américains ne peuvent plus se déplacer, la vie
s’arrête et quand les fameux horaires ne peuvent plus être observés, ils sont pris de
panique, ils atteignent le paroxysme du sentiment de frustration, ils assiègent les
gares, ils embouteillent les téléphones interurbains, ils laissent leur radio allumée en
permanence, à l’affût de la moindre bribe de réconfort. Je pouvais imaginer le chaos
sur les routes et dans les villes, et je m’installais douillettement dans ma solitude.
Mon verre était presque fini. Je le ranimai avec quelques cubes de glace,
allumai une autre cigarette et me réinstallai dans mon fauteuil au moment où un
présentateur annonçait une demi-heure de jazz de San Francisco.
Kurt n’aimait pas le jazz ; il trouvait cela décadent. Il me fit également cesser de
fumer, de boire, et de mettre du rouge à lèvres ; la vie devint une affaire sérieuse à
base de galeries de peinture et de salles de conférences. Ce changement fut le
bienvenu car il établissait un contraste avec ma vie sans signification, vide. Ce
régime de teutonisme, si j’ose dire, ramenait à la surface le fond sérieux qu’on trouve
en tout Canadien. V.W.Z., le Verband Westdeutscher Zeitungen, était une agence
d’information indépendante financée par une coopérative de journaux de l’Allemagne
de l’Ouest un peu dans le genre de Reuter. Kurt Rainer était son premier
représentant à Londres. Quand je fis sa connaissance, il recherchait un adjoint
anglais pour lire les quotidiens et les hebdomadaires afin d’en extraire les éléments
qui peuvent intéresser le public allemand, tandis que lui-même s’occuperait des
informations diplomatiques de première importance et assurerait les missions
extérieures. Ce soir-là, il m’emmena dîner chez « Schmidts » dans Charlotte Street.
Il parla avec sérieux mais sur un ton charmeur de l’importance de sa mission et de
tout ce qu’elle pouvait signifier pour les relations anglo-allemandes. Il était
solidement bâti, c’était le type du jeune homme habitué à la vie au grand air et qui,
avec ses cheveux blonds étincelants et ses yeux bleus candides, fait sensiblement
moins que ses trente ans. Il me dit qu’il était originaire d’Augsbourg, près de Munich
et qu’il était le fils unique d’un père et d’une mère tous les deux médecins qui avaient
été internés dans un camp de concentration et délivrés par les Américains. Ils
avaient été arrêtés parce qu’ils écoutaient la radio anglaise et avaient dissuadé le
jeune Kurt d’adhérer au mouvement des Jeunesses Hitlériennes. Il avait fait ses
études au collège de Munich et à l’Université, puis s’était lancé dans le journalisme,
était entré à Die Welt, le principal journal de l’Allemagne de l’Ouest. C’est là qu’on
l’avait désigné pour ce poste à Londres en raison de sa parfaite connaissance de
l’anglais. Il me demanda ce que je faisais ; le lendemain, je me rendis à son bureau
de Chancery Lane, qui occupait deux pièces et je lui montrai quelques-uns de mes
articles. Il avait déjà pris avec un soin très caractéristique des renseignements sur
moi par l’intermédiaire d’amis qu’il avait au Club de la Presse ; une semaine plus
tard, je me trouvais installée dans le bureau voisin du sien avec les télétypes de P. A.
Reuter et de l’Exchange Telegraph qui cliquetaient tout près de ma table. Mon
salaire était magnifique trente livres par semaine. J’assurais principalement le
service du Telex avec notre Zentrale de Hambourg. Mon ignorance de l’allemand me
causait bien un léger handicap car, à part la copie de Kurt qu’il passait lui-même au
téléphone, je passais mes informations par le Telex en anglais, elles étaient ensuite
traduites à l’arrivée ; mais les opérateurs du Telex à Hambourg connaissaient assez
d’anglais pour bavarder avec moi quand j’étais à la machine. C’était un travail plutôt
mécanique, mais il fallait être rapide et précis et c’était amusant de voir le succès ou
le ratage de ce que j’avais envoyé en examinant les coupures des journaux
allemands qui nous parvenaient quelques jours après. Kurt ne tarda pas à avoir
suffisamment confiance en moi pour laisser le bureau sous ma seule responsabilité ;
il y avait des urgences qu’il était excitant d’assurer par moi-même, avec le petit
frisson qui me parcourait quand je pensais que vingt rédacteurs en chef allemands
étaient à la merci de ma rapidité et de mon exactitude. Tout cela me semblait
tellement plus important et supposait tellement plus de responsabilités que les
banalités de clocher qui paraissaient dans le Clarion ; je goûtais l’autorité avec
laquelle Kurt me donnait ses directives et prenait ses décisions, et il s’y mêlait
constamment ce piment dû à l’urgence qui caractérise tout le travail d’une agence
d’information. Susan finit par se marier, si bien que j’allai occuper un appartement
meublé à Bloomsbury Square dans le même immeuble que Kurt. Il était si korrekt et
nos relations étaient si kameradschaftlich mots qu’il ne cessait d’employer que j’ai
estimé faire quelque chose de raisonnable et de convenable. C’était très bête de ma
part. A part le fait que Kurt a probablement mal interprété mon acceptation de sa
suggestion d’aller demeurer dans son immeuble, il devint naturel que nous rentrions
ensemble à pied en sortant du bureau, qui était proche. Les dîners pris en commun
devinrent plus fréquents et ensuite, pour faire des économies, il prit l’habitude de
venir s’installer avec son gramophone dans mon salon tandis que je préparais à
dîner. J’ai bien sûr aperçu le danger et je me suis inventé pas mal d’amis avec qui
j’étais censée passer mes soirées. Cela voulait dire pour moi aller m’installer toute
seule dans un cinéma après un dîner solitaire, et l’ennui d’être sans cesse
importunée par des hommes en train de draguer. Kurt était toujours korrekt, nos
relations si dénuées d’équivoque se plaçaient à un tel niveau spirituel que mes
appréhensions finirent par me sembler idiotes. J’eus encore plus confiance lorsque
Kurt, après environ trois mois de cette existence paisible, m’annonça, au retour d’un
voyage en Allemagne, qu’il s’était fiancé avec une amie d’enfance du nom de Trude,
fille d’un professeur de philosophie de Heidelberg. Le regard de ses yeux placides,
sur les photographies, les nattes bien luisantes, et l’air astiqué étaient une réclame
vivante pour « Kinder, Kirche, Küche ».
Kurt me traduisait les lettres de Trude, discutait avec moi du nombre d’enfants
qu’ils auraient, me demandait mon avis sur la décoration de l’appartement qu’ils
projetaient d’acheter à Hambourg après qu’il aurait terminé son stage de trois ans à
Londres et économisé assez d’argent pour se marier. Je devins leur directrice de
conscience et j’aurais trouvé ce rôle ridicule si cela ne m’avait pas semblé tout
naturel et plutôt amusant, d’avoir deux grandes poupées avec qui jouer « au
mariage ». Kurt avait même arrêté minutieusement les détails de leur vie intime ; il
insistait, avec quelque perversité, pour m’en faire part ; ce fut tout d’abord assez
embarrassant, parce qu’il envisageait ces questions sous leur aspect clinique, et
hautement éducatif. Pendant leur lune de miel à Venise (tous les Allemands vont
passer leur lune de miel à Venise) ils feraient bien entendu l’amour toutes les nuits
car, disait Kurt, il importait que l’acte fût techniquement parfait et, pour y parvenir, il
fallait beaucoup d’entraînement. Dans ce but, ils prendraient d’abord un dîner léger
car il faut éviter d’avoir l’estomac trop plein, et ils n’iraient pas se coucher plus tard
que onze heures car il est essentiel d’avoir au moins huit heures de sommeil « pour
recharger les batteries ». Les sens de Trude, disait-il, n’étaient pas éveillés, elle avait
tendance à être kühl, tandis que lui était d’un tempérament passionné. Il faudrait
donc beaucoup de jeux préliminaires pour amener Trude à être en harmonie et en
synchronisme avec lui. Cela nécessiterait un certain contrôle sur lui-même, et sur ce
point, il lui faudrait prendre beaucoup sur lui, car, m’expliquait-il, il est essentiel pour
qu’un mariage soit heureux que les deux partenaires atteignent à l’orgasme en
même temps. C’est à cette seule condition que les sommets de l’Ekstase pouvaient
être considérés comme atteints par eux deux. Après la lune de miel, ils coucheraient
ensemble le mercredi et le samedi. Le faire plus souvent affaiblirait ses « batteries »
et pourrait diminuer son efficience au Büro. Le tout s’accompagnait d’une profusion
de termes scientifiques les plus explicites et même de diagrammes, de schémas
tracés sur la nappe avec une fourchette.
Ces conférences, car en fait c’était de conférences qu’il s’agissait,
m’apportèrent la conviction que Kurt était un amant d’une finesse exceptionnelle et je
reconnais que j’étais fascinée et plutôt envieuse quand je pensais aux délices
magnifiquement réglées et parfaitement hygiéniques qui attendaient Trude. Il y eut
bien des nuits où je languissais de voir ces expériences devenir miennes et où
j’avais envie de trouver quelqu’un qui sût jouer de moi comme Kurt assurait pouvoir
le faire, c’est-à-dire à la façon « d’un grand violoniste jouant sur son instrument ». Il
était inévitable, je suppose, que dans mes rêves, ce fût Kurt qui remplît ce rôle si sûr
de lui, si doux, si profondément compréhensif des besoins physiques d’une femme.
Les mois passaient et le ton, de même que la fréquence des lettres de Trude,
se mirent à changer. Je fus la première à le remarquer, mais je ne dis rien. Il y avait
des plaintes plus fréquentes et plus incisives sur la durée de cette période d’attente,
les passages tendres devenaient plus distraits ; les joies d’un week-end d’été sur le
Tegernsee, au cours duquel Trude avait fait la connaissance d’un « groupe
sympathique », firent l’objet d’une description extasiée, et on cessa d’en parler. Puis,
après trois semaines de silence de la part de Trude, Kurt arriva un soir chez moi,
pâle, ruisselant de larmes. J’étais étendue sur le sofa, en train de lire ; il tomba à
genoux à côté de moi et enfouit sa tête dans ma poitrine. Tout est fini, me dit-il entre
deux sanglots. Elle avait fait la connaissance d’un autre homme, à Tegernsee, bien
entendu, un médecin de Munich, un veuf. Il lui avait offert de l’épouser et elle avait
accepté. Ils s’étaient aimés au premier regard. Kurt devait comprendre qu’une chose
pareille n’arrive qu’une fois au cours d’une existence. Il devait la pardonner et
l’oublier. Elle n’était pas digne de lui. Ils devaient rester bons amis. Le mariage serait
célébré le mois suivant. Kurt devait essayer de faire ses vœux pour son bonheur.
Adieu, votre Trude très vilaine.
Kurt avait passé les bras autour de ma taille et il me serrait avec désespoir.
« Je n’ai plus que vous », disait-il à travers ses sanglots. « Soyez bonne, consolezmoi. »
Je lui caressai les cheveux aussi maternellement que je le pus, en me
demandant comment je pourrais me dégager de son étreinte, mais en même temps
j’étais en train de m’attendrir sur le désespoir de cet homme fort qui se reposait sur
moi. J’essayai de prendre une intonation raisonnable : « Si vous voulez mon avis,
vous avez de la chance de vous en tirer ainsi. Aucune fille n’est irremplaçable, et
celle-ci n’était pas du tout la femme qu’il vous fallait. Il y a quantité d’autres filles
mieux qu’elle en Allemagne. Venez, Kurt ! » Et je faisais tous mes efforts pour
m’asseoir, « nous allons dîner dehors et ensuite au cinéma. Cela vous changera les
idées. Il ne sert à rien de pleurer sur le lait répandu. Allons, venez ! » Je réussis à me
libérer, mais j’étais à bout de souffle ; enfin nous nous sommes trouvés tous les deux
sur nos pieds.
- Ah ! vous êtes bonne avec moi, Viv, dit Kurt en baissant la tête. Vous êtes une
véritable amie quand on a besoin de vous eine echte Kameradin. Et puis, vous avez
raison. Il ne faut pas que je me conduise comme une femmelette. Vous auriez honte
de moi et cela, je ne peux pas le supporter.
Il m’adressa un sourire torturé, alla à la porte et sortit.
Deux semaines seulement après cette scène, nous étions amants. C’était en
quelque sorte inévitable. Je me doutais à moitié que cela arriverait et je ne fis rien
pour échapper à mon destin. Je n’étais pas amoureuse de lui, mais nous étions peu
à peu devenus si intimes sur bien d’autres plans que le dernier pas qui consistait à
coucher ensemble devait obligatoirement être franchi. Le baiser occasionnel sur la
joue, fraternel, se rapprocha peu à peu de la bouche pour s’y poser un beau jour. Il y
eut une pause dans ces travaux d’approche pendant laquelle je considérai ce genre
de baiser comme définitivement admis ; mais vinrent alors les doux assauts contre
mes seins puis sur le reste de mon corps, le tout si agréable, si calme, si peu
dramatique, puis, un certain soir, dans mon salon, le lent déshabillage de mon corps
« parce qu’il faut que je voie combien vous êtes belle », mes protestations faibles,
presque langoureuses, et enfin l’opération scientifique qui avait été préparée à
l’intention de Trude. Et comme ce fut délicieux, dans l’intimité de ma propre
chambre ! Comme tout cela était sûr, sans précipitation, comme ces précautions
étaient rassurantes ! Comme Kurt était fort, et doux à la fois, et si divinement bien
élevé dans tout ce qui entourait l’acte de faire l’amour ! Chaque fois, une fleur une
seule la chambre soigneusement remise en ordre après chaque extase passionnée,
au bureau et devant les tiers une correction appliquée, jamais un mot grossier, ni
seulement sale. C’était une série d’opérations exquises pratiquées par un chirurgien
ayant au lit les meilleures manières du monde. Bien entendu, tout cela restait assez
impersonnel. Mais j’aimais cela. C’était l’amour physique sans complication ni
danger, une délicieuse amélioration du traintrain quotidien, qui chaque fois me
laissait ronronnant comme un petit chat dorloté.
J’aurais pu comprendre, ou simplement, deviner, que l’amour physique, au
moins lorsqu’il est pratiqué « en amateur » par des femmes qui ne sont pas des
professionnelles, n’a aucune chance de durer s’il ne se double pas de liens affectifs.
L’intimité physique représente la moitié du chemin à parcourir pour atteindre à
l’amour, mais l’esclavage est l’autre moitié. Mon esprit et une grande partie de mes
instincts ne jouaient, c’était un fait, aucun rôle dans nos relations. Cette partie de
moi-même restait assoupie, plongée dans l’euphorie. Mais mes jours et mes nuits
étaient si occupés par cet homme, je me trouvais sous sa dépendance pendant une
si grande partie de la journée et de la nuit que c’eût été presque inhumain de ne pas
éprouver pour lui, à la longue, comme une sorte d’amour. Je ne cessais de me dire
qu’il était dépourvu d’humour, sans personnalité, ennuyeux à l’extrême, insensible et,
en définitive, terriblement germanique, mais je ne peux rien changer à ceci : j’épiais
le bruit de ses pas dans l’escalier, je bénissais la chaleur et l’autorité de son corps,
j’étais en toute occasion heureuse de faire la cuisine, du raccommodage, de travailler
pour lui. Je reconnais que j’étais en train de devenir une Hausfrau docile et
végétative, que, pour employer une image, je marchais dans la rue à six pas derrière
lui comme un porteur indigène, mais je dois reconnaître aussi que j’étais heureuse,
satisfaite et sans souci, et que je n’ambitionnais réellement aucun autre genre de vie.
Il y avait des moments où j’avais envie de rompre le rythme invariable des jours, de
crier, de chanter, et, d’une façon générale de mettre un peu de pagaille, mais je me
disais que l’origine de ces impulsions était antisociale, non féminine, chaotique et
psychologiquement déséquilibrée. Kurt m’avait fait comprendre ce genre de choses.
Pour lui, la symétrie, le rythme régulier, chaque chose à sa place, une voix calme,
une opinion modérée, l’amour le mercredi et le samedi (après un dîner léger !)
jalonnaient le chemin qui mène au bonheur, en dehors duquel il n’y a que ce qu’il
appelait le « syndrome anarchique », c’est-à-dire : boire et fumer, gardénal, jazz, lit
commun, voitures rapides, se faire maigrir, les nègres et leurs jeunes républiques,
l’homosexualité, l’abolition de la peine de mort et une série d’autres déviations de ce
qu’il décrivait sous le nom de Naturmenschlichkeit, ou, plus simplement d’un mode
de vie s’apparentant à celui des fourmis et des abeilles. Eh bien, tout cela me
convenait parfaitement. Mon éducation m’avait préparée à la vie simple et j’étais très
heureuse de la retrouver après ma brève expérience des bandes fréquentant les
bistrots de Chelsea et du journalisme de pacotille, sans parler de mon histoire fertile
en drames avec Derek, et je me mis à éprouver pour Kurt une sorte d’amour.
Et l’inévitable se produisit.
Peu après que nous nous soyons mis à faire régulièrement l’amour, Kurt
m’avait dirigée sur une doctoresse digne de confiance qui m’avait fait une conférence
privée sur la contraception et m’avait donné ce qu’il fallait. Mais elle m’avait avertie :
en dépit de ces précautions, les choses pouvaient tourner mal. C’est ce qui arriva.
Tout d’abord, restant optimiste, je ne dis rien à Kurt, puis, pour différentes raisons
(besoin de ne pas garder mon secret pour moi seule, vague espoir qu’il pourrait en
être enchanté et me proposer de l’épouser et une certaine appréhension liée à l’état
dans lequel je me trouvais), je me décidai à le mettre au courant. Je n’avais aucune
idée de ce que pourrait être sa réaction, mais bien entendu, je m’attendais à de la
tendresse, de la sympathie, et tout au moins une certaine démonstration d’amour.
Nous étions tous les deux debout à l’entrée de ma chambre, nous préparant à nous
souhaiter bonne nuit. Je n’avais absolument rien sur moi, tandis que lui était
complètement habillé. Quand j’eus terminé, il dégagea doucement son cou de mes
bras, regarda mon corps de haut en bas avec un mélange de colère et de mépris, je
ne puis mieux qualifier son expression et il tendit la main vers le bouton de la porte. Il
me regarda dans les yeux d’un air glacé et dit avec douceur : « C’est ainsi ? » Puis il
sortit de la pièce et ferma doucement la porte derrière lui.
J’allai m’asseoir sur le bord de mon lit et me mis à contempler le mur. Qu’avaisje dit que je n’aurais pas dû dire ? Que signifiait la conduite de Kurt ? Puis, malade
de pressentiment, je me mis au lit et pleurai toute seule jusqu’au moment où je
m’endormis.
J’avais raison de pleurer. Le lendemain matin, lorsque je l’appelai en bas de
l’escalier pour partir avec lui comme de coutume à pied pour le bureau, il n’était déjà
plus là. Quand j’arrivai au bureau, la porte de communication entre la pièce qu’il
occupait et la mienne était fermée ; au bout d’un quart d’heure environ, il ouvrit la
porte, et avec une expression glaciale, me dit qu’il avait à me parler. J’entrai dans
son bureau et m’assis de l’autre côté de sa table : c’était l’entrevue de l’employée
avec son patron, avant son renvoi, comme je n’allais pas tarder à le constater en
effet.
L’essentiel de son discours prononcé sur un ton impersonnel et réaliste, était
ceci : dans une liaison entre camarades comme celle dont nous avions goûté le
charme et ce charme était incontestable il était indispensable que les choses se
passassent sans heurt, dans l’ordre. Nous avions été (il dit bien « avions été ») de
bons amis, mais je reconnaîtrais qu’il n’avait jamais été question de mariage. Et de
rien de plus durable qu’une entente satisfaisante entre camarades. (Encore ce mot !)
Ces relations avaient été, certes, extrêmement agréables, mais désormais, par la
faute de l’un des partenaires (moi seule, je suppose !) cela était arrivé ; une solution
radicale devait être apportée à un problème qui comportait des éléments
embarrassants et même dangereux pour notre existence. Un mariage hélas, car il
avait la meilleure opinion de mes qualités et par-dessus tout de ma beauté physique
était hors de question. En dehors de toute autre considération, il avait hérité un point
de vue très précis sur le mélange des sangs (Heil Hitler !) et lorsqu’il se marierait, ce
serait avec une femme appartenant à la race teutonne. En conséquence, et avec un
regret sincère, il avait pris certaines décisions. Le plus important était que je pusse
subir une opération immédiate. Trois mois, c’était déjà beaucoup et c’était
dangereux. L’affaire se réglerait aisément. Je prendrais l’avion pour Zurich et
descendrais dans un des hôtels voisins du Hauptbahnhof. N’importe quel taxi m’y
conduirait de l’aéroport. Je demanderais au concierge le nom du médecin de l’hôtel,
il y a d’excellents médecins à Zurich et je le consulterais. Il comprendrait la situation.
Tous les médecins suisses comprennent. Il suggérerait que ma tension artérielle
était trop élevée ou trop basse, ou que mes nerfs n’étaient pas en état de supporter
la fatigue d’une grossesse. Il parlerait à un gynécologue il y a de merveilleux
gynécologues à Zurich je rendrais visite à ce dernier qui confirmerait les déclarations
du premier médecin et signerait une ordonnance. Le gynécologue réserverait une
chambre dans une clinique et toute l’affaire pourrait être terminée en une semaine,
dans des conditions de discrétion absolue. Cette procédure est parfaitement légale
en Suisse et je n’aurais même pas à montrer mon passeport. Je pourrais donner
n’importe quel nom de mon choix, un nom de femme mariée, naturellement.
Cependant, cela coûterait cher. Peut-être cent livres, peut-être même cent cinquante.
A cela aussi il avait pensé. Il prit une enveloppe dans le tiroir de son bureau et me la
fit passer à travers la table. Il était raisonnable, après près de deux années
d’excellents services, de recevoir un mois de salaire à titre de préavis. Cela faisait
cent vingt livres. Il avait pris la liberté d’ajouter de sa poche cinquante livres pour
couvrir les frais de passage en avion, classe touriste, en laissant une marge pour les
imprévus. L’ensemble de la somme était en marks pour éviter toute difficulté de
change.
Kurt essaya de sourire, attendant mes remerciements et mes félicitations pour
son efficience et sa générosité. Il a dû être complètement démonté par mon air ahuri
et horrifié, car il se hâta de conclure. Avant tout, il ne fallait pas me faire de mauvais
sang. Ces choses malencontreuses arrivent dans l’existence. Elles sont pénibles et
génératrices de désordre. Lui-même était désemparé de voir une liaison si heureuse,
l’une des plus heureuses dont il ait eu l’expérience, se terminer ainsi. Et pourtant il le
fallait. Il dit enfin qu’il espérait que je comprendrais.
J’approuvai d’un signe de tête et me levai. Je saisis l’enveloppe, jetai un dernier
regard aux cheveux d’or, à la bouche que j’avais aimés, et je sortis rapidement de la
pièce en fermant la porte derrière moi.
Avant de rencontrer Kurt, j’étais un oiseau qui n’avait plus qu’une aile.
Désormais, l’autre aile était blessée elle aussi.
« ALLEZ VERS L’OUEST, JEUNE PERSONNE »
Au moment de ces événements, c’est-à-dire à la fin du mois d’août, Zurich était
aussi gaie que cette cité maussade peut l’être. L’eau limpide du lac, qui descend du
glacier, était sillonnée de voiliers et de skieurs nautiques, les plages publiques
grouillaient de baigneurs bronzés et la triste Bahnhofplatz ainsi que la
Bahnhosfstrasse qui fait l’orgueil de la ville retentissait du vacarme d’une jeunesse
en sac tyrolien, férue de montagne. Cette atmosphère de carnaval bien portant et
ordonné tapait sur mes nerfs à vif et causait à mon cœur malade des douleurs
variées. C’était la vie selon Kurt : Naturfreude, une existence simple d’animaux. Nous
avions mené ensemble une telle vie et cela n’avait pas été mauvais, mais seulement
en surface. Des cheveux blonds et des yeux clairs, un teint bronzé ne vont pas plus
loin en profondeur que le maquillage d’une femme. C’est juste une sorte de vernis.
Réflexion bien banale, il faut dire, mais j’étais alors désappointée à la fois par les
préoccupations mondaines de Derek et par le homespun de Kurt, et j’étais prête à
perdre confiance dans tous les hommes. Ce n’était pas que j’eusse espéré être
épousée par Kurt, ni par Derek. J’attendais simplement d’eux de la bonté et un
comportement de « gentleman », pour employer cette expression stupide. Une
douceur comparable à celle que j’avais, il me semble, manifestée à leur égard. Mais
c’était cela l’ennui. J’avais été trop douce, trop accommodante. J’avais eu le désir de
plaire (et de prendre du plaisir, mais cela avait été secondaire), et cela m’avait fait
passer pour une créature facile dont il n’y avait qu’à profiter. Eh bien ! c’en était
terminé ! A partir de maintenant, je prendrais, mais je ne donnerais pas. Le monde
m’avait montré les dents ; je montrerais désormais les miennes. J’avais été
échaudée, mais j’étais refroidie. Je relevai le menton comme une brave petite
Canadienne (oui, une joliment brave petite Canadienne !) et maintenant que je
savais comment on doit prendre les choses, je pris la décision de changer du tout au
tout.
Mon avortement appelons les choses par leur nom constitua une bonne
préparation au rôle nouveau que j’étais décidée à jouer. Le concierge de l’hôtel me
regarda de cet œil fatigué du monde qu’ont tous les concierges pour me dire que le
médecin de l’hôtel était en vacances ; mais il y en avait un autre qui était aussi
compétent. (Etait-il au courant ? Avait-il deviné ?) Le Dr Susskind m’examina et me
demanda si j’avais assez d’argent. Quand je lui eus dit que oui, il parut désappointé.
Le gynécologue fut plus explicite. Il apparut qu’il avait un chalet : les hôtels de Zurich
sont si coûteux. Je ne verrais pas d’inconvénient à me reposer quelque temps avant
l’opération ? Je le regardai d’un œil glacé et lui dis que le Consul de GrandeBretagne, qui était mon oncle, m’avait invitée à venir me reposer dans sa famille ; je
serais donc heureuse d’entrer à la clinique le plus tôt possible. C’est mon oncle qui
m’avait recommandé le Dr Susskind. Herr Doktor Braunschweig connaissait sans
aucun doute le Consul ?
Ma supercherie était juste ce qu’il fallait. Je débitai mon petit discours avec une
assurance qui faisait partie de mon nouveau comportement et je l’avais déjà
soigneusement préparé. Les lunettes à deux foyers accusèrent le coup. Vinrent alors
des explications données avec un intérêt apparent mais sur un ton glacé, et un coup
de téléphone hâtif à la clinique. Oui, assurément. Demain après-midi. Prendre
simplement mes affaires de nuit.
Ce fut moralement très déprimant, mais aussi peu douloureux physiquement
que je m’y étais attendue ; trois jours plus tard, j’étais de retour à mon hôtel. Ma
décision était prise. Je retournerais en Angleterre par avion, descendrais au nouvel
hôtel Ariel près de l’aéroport de Londres, juste le temps de me défaire de quelques
menus objets, de payer mes notes, puis je prendrais rendez-vous avec le vendeur de
Vespa le plus proche, à Hammersmith, et lui rendrais visite.
Mon plan visait à rentrer chez moi par mes propres moyens, et à rester absente
au moins un an, le temps de voir l’autre moitié du monde. Il y avait eu Londres. La
vie m’avait durement frappée de la droite et de la gauche, j’étais sur mes pieds mais
groggy. Je décidai que je n’avais plus rien à faire avec cette ville. Je ne comprenais
pas le monde sophistiqué de Derek, et je ne pouvais m’accommoder de l’amour
clinique que Kurt m’avait offert. Je me dis que c’est parce que j’ai trop de « cœur ».
Aucun de ces deux hommes n’avait voulu de mon cœur, seul mon corps les
intéressait. Le fait de me laisser aller à ces lamentations d’un autre âge, ces
récriminations de femme abandonnée pour expliquer mon incapacité à retenir l’un ou
l’autre de ces deux hommes étaient, j’avais fini par le conclure, l’indice le plus
important pour expliquer mon échec, beaucoup plus important que cette question de
« cœur ». La vérité est que j’étais trop simple pour survivre dans la jungle d’une
grande ville. J’étais une proie trop facile pour les bêtes de proie. J’étais également
trop « canadienne » pour rivaliser avec les Européens. Qu’il en soit ainsi ! J’étais
simple, je retournerais dans les contrées simples. Mais pas pour m’asseoir, me
morfondre et végéter. J’irais explorer, chercher l’aventure. Je passerais l’automne à
traverser l’Amérique d’un bout à l’autre, je travaillerais comme serveuse, gardienne
d’enfants, réceptionniste jusqu’à ce que je parvienne en Floride ; là, je trouverais une
situation dans un journal et j’attendrais tranquillement au soleil l’arrivée du printemps.
Puis je réfléchirais à ce que je ferais ensuite.
Cette décision prise, les détails de mon projet m’absorbèrent, me firent oublier
ma triste situation, ou tout au moins la firent passer au second plan, endormirent
mon sentiment de culpabilité, d’humiliation et d’échec. Je me rendis à Pall Mall au
siège de l’American Automobile Association, obtins les cartes qui m’étaient
nécessaires et leur parlai moyens de transport. Le prix des voitures d’occasion en
Amérique était trop élevé, de même que les frais d’entretien et je me suis subitement
emballée à l’idée d’acheter un scooter. Cela paraissait ridicule à première vue, de
vouloir affronter les grandes routes transcontinentales avec une machine aussi
minuscule, mais la perspective d’être à l’air, de consommer moins de trois litres
d’essence aux cent kilomètres, de ne pas avoir à me préoccuper de garages, de
voyager avec très peu de bagages et puis aussi, reconnaissons-le, celle de faire plus
ou moins sensation partout où je passerais, tout cela influa beaucoup sur ma
décision. Le marchand de Hammersmith fit le reste.
J’avais quelques connaissances en mécanique tout enfant d’Amérique du Nord
grandit au milieu des autos et je soupesai les avantages du petit modèle de 125 cc et
du modèle Grand Sport de 150 cc, plus robuste et plus rapide. Bien entendu, je me
décidai pour le plus sportif, avec ses merveilleuses accélérations et sa vitesse de
pointe de près de 90 kilomètres à l’heure. Il consommerait un peu plus, trois litres et
quart aux cent kilomètres, peut-être, mais je me dis que l’essence était bon marché
en Amérique et qu’il me fallait une machine rapide, sinon je mettrais des mois pour
arriver dans le Sud. Le vendeur était enthousiasmé. Il me fit remarquer qu’en cas de
mauvais temps, ou bien si j’étais fatiguée, je n’avais qu’à mettre la machine sur le
train pour une étape. Il pourrait me faire une diminution de trente livres
correspondant à la taxe sur le chiffre d’affaires sur le prix d’achat de cent quatrevingt-dix livres, s’il faisait livrer le scooter à bord d’un bateau qui le transporterait au
Canada en dix jours. Cela me donnerait une somme supplémentaire à dépenser en
accessoires de luxe et pièces de rechange. Je n’avais besoin d’aucune initiation.
Nous avons fait un ou deux petits tours dans les deux sens sur la voie d’accès au
garage, le vendeur assis sur le siège arrière. La Vespa allait comme une flèche et se
conduisait aussi facilement qu’une bicyclette. J’ai donc signé la commande, acheté
des housses de selle et de roue de secours en peau de léopard, des enjoliveurs qui
faisaient coureur, un rétroviseur, un porte-bagages, des sacoches blanches d’un
effet magnifique avec le vernis argenté de la machine, un pare-brise sport en
Perspex et un casque antichoc blanc qui me donnait l’impression d’être Pat Moss. Le
vendeur me donna quelques bonnes idées sur la façon de m’habiller, j’ai été
m’acheter des combinaisons blanches avec des tas de fermetures-Eclair, de grosses
lunettes entourées d’une garniture de fourrure très douce et une paire de gants de
motocycliste en chevreau noir piqué assez sensationnelle. J’allai ensuite m’installer à
l’hôtel devant mes cartes et je préparai mon itinéraire pour la première étape au
départ de Québec. Je retins une place pour le vol le moins cher de Trans-Canada à
destination de Montréal, je télégraphiai à Tante Florence et, par une belle matinée, le
1er septembre, j’étais en route.
C’était étrange et charmant de me trouver de retour après une absence de près
de six ans. Ma tante me dit qu’elle m’aurait à peine reconnue, et l’aspect de Québec
ne manqua pas de me surprendre. Quand j’étais partie, la forteresse me paraissait
vaste et majestueuse. Elle avait maintenant pour moi l’air d’un jouet sorti de
Disneyland. Alors qu’autrefois elle m’avait paru terrifiante je trouvai désormais, très
irrespectueusement, qu’elle avait l’air d’être en papier mâché. Et les gigantesques
batailles entre les confessions dans lesquelles j’avais cru être broyée, les barrières
profondes entre les Canadiens et les autres, se réduisaient maintenant, dans ma
nouvelle façon de voir, à des querelles de paroisses. Je fus presque honteuse de
m’apercevoir que je méprisais le provincialisme de cette ville, les paysans mal
fagotés qui l’habitaient et ce brouillard de snobisme petit bourgeois qui s’infiltrait
partout. Rien d’étonnant à ce que, issue de ce milieu, j’eusse été si mal armée pour
affronter le monde ! Ce qui était étonnant, c’était que j’y eusse survécu.
Je pris soin de ne pas laisser ma tante soupçonner ces pensées, mais je me
doutais qu’elle était de son côté au moins aussi saisie et même choquée par le
vernis dont mes études secondaires en Europe m’avaient recouverte. Elle a dû me
trouver très transformée en souris des villes, si simple que je fusse restée en moimême et me harcela de questions pour évaluer l’épaisseur de ce vernis, jusqu’à quel
point j’avais été souillée par la vie de plaisirs que je devais avoir menée. Elle se
serait évanouie si elle avait appris la vérité et je pris la précaution de lui dire que, s’il
y avait eu des flirts, je rentrais indemne, le cœur intact, des villes de perdition situées
de l’autre côté de l’océan. Non, il n’y avait même pas eu de fiançailles temporaires.
Aucun lord, même pas un membre de la Chambre des Communes, je pouvais le dire
en toute sincérité, ne s’était offert à m’épouser, et je n’avais laissé aucun amoureux
derrière moi. Je ne crois pas qu’elle ait ajouté foi à cette dernière affirmation. Elle me
fit des compliments sur mon physique. J’étais devenue une belle fille1, j’avais acquis
beaucoup de sex-appeal et il lui semblait incroyable qu’à vingt-trois ans il n’y eût
aucun homme dans ma vie. Mes projets lui faisaient dresser les cheveux sur la tête.
Elle me fit une description prophétique des dangers qui m’attendaient sur la route.
1
En français dans le texte.
L’Amérique est pleine de gangsters. Je serais mise knock-out sur la route et violée.
De toute façon, le scooter ne convenait pas à une dame. Elle espérait que j’aurais au
moins la pudeur de monter en amazone. Je lui expliquai que ma Vespa était une
machine tout à fait respectable. Quand j’allai la chercher à Montréal et que je revins
en tremblant à chaque kilomètre, je fis mon entrée à la maison, dans toute ma
splendeur, et elle se radoucit très légèrement, tout en affirmant d’un air ambigu que
je ferais sensation2.
Le 15 septembre, je tirai de mon maigre compte en banque mille dollars sur
l’American Express, j’emballai scientifiquement dans mes sacoches ce que j’estimais
être la garde-robe minimum, je dis adieu à tante Florence en l’embrassant et pris la
route n°2 qui suit le cours du Saint-Laurent.
La route n°2, qui part de Québec pour se diriger vers le sud de Montréal,
pourrait être l’une des plus belles routes du monde si elle n’était pas bordée de villas
et de cabines de bains entassées les unes sur les autres, qui ont poussé là depuis la
guerre comme des champignons. Elle suit exactement le lit de ce grand fleuve,
accrochée à sa rive nord ; je connaissais bien l’endroit pour y avoir été me baigner et
fait des pique-niques dans mon enfance. Mais depuis cette époque, le Saint-Laurent
a été canalisé jusqu’à la mer et le passage régulier des gros bateaux, le bruit de
leurs machines et de leurs sirènes a tout changé.
La Vespa ronronnait joyeusement à près de soixante à l’heure. J’avais décidé
de m’en tenir à des étapes quotidiennes de deux à trois cents kilomètres, soit
d’environ six heures de trajet effectif, mais je n’avais pas l’intention d’être liée par
aucun horaire. Je voulais tout voir. S’il y avait un chemin de traverse qui piquait ma
curiosité, je m’y engageais et si je parvenais ainsi à un endroit beau ou intéressant,
je m’arrêtais et regardais.
Au Canada et dans la partie septentrionale des Etats-Unis on trouve des zones
pour pique-nique, qui constituent une bonne invention. Ce sont des clairières
aménagées dans la forêt ou sur le bord d’un lac, d’une rivière, garnies de gradins
grossièrement taillés et de tables dispersées parmi les arbres. J’avais l’intention
d’utiliser ces emplacements tous les jours pour déjeuner tant qu’il ne pleuvrait pas et
plutôt que d’acheter des nourritures coûteuses dans les magasins, de me faire
simplement des œufs au bacon dans un sandwich chaque matin en quittant le motel.
Avec des fruits et un thermos de café, j’aurais ainsi mon repas de midi et je pourrais
m’offrir le soir un bon dîner. Je prévoyais une dépense quotidienne de l’ordre de
quinze dollars. La plupart des motels demandent huit dollars pour une cabine
individuelle, mais il fallait compter en supplément les taxes d’Etat, ce qui faisait neuf
dollars, plus le café et le petit pain du petit déjeuner. L’essence ne représenterait pas
plus d’un dollar par jour, ce qui me laissait cinq dollars pour le lunch et le dîner, un
verre à l’occasion et le peu de cigarettes que je fumais. Je voulais essayer de me
maintenir dans ces limites. La carte et l’itinéraire Esso, ainsi que les notices de
l’A.A.A. donnaient une liste interminable de choses à voir depuis que j’avais franchi
la frontière. J’allais traverser le pays des Peaux-Rouges de Fenimore Cooper, puis
quelques-uns des champs de bataille de la Révolution américaine, par exemple et
beaucoup coûtaient un dollar d’entrée. Mais je pensais que je m’en tirerais, et si je
n’y arrivais pas certains jours, je mangerais moins le lendemain.
La Vespa était beaucoup plus stable que je ne croyais, et merveilleusement
facile à manœuvrer. A mesure que je me débrouillais mieux avec les changements
de vitesse, je commençais à conduire cette petite machine au lieu de monter
simplement dessus. L’accélération soixante-quinze kilomètres à l’heure en vingt
2
En français dans le texte.
secondes, suffisait pour donner un véritable choc et je grimpais les côtes comme un
oiseau. Bien entendu, il fallait compter avec les nombreux coups de sifflet des
jeunes, les sourires et les signes de la main des vieux, mais, je le crains, cela
m’amusait plutôt de faire sensation comme ma tante me l’avait prédit et je souriais
avec une amabilité variable selon les gens rencontrés. Les bas-côtés de la plupart
des routes américaines sont mauvais et je craignais que les gens ne bouchent le
passage à ma machine minuscule, si bien que j’aurais eu des ennuis constants avec
les nids de poule ; mais il faut croire que je paraissais si fragile que les autres
conducteurs me laissaient largement la place de passer ; la plupart du temps, j’avais
pour moi toute seule la bande médiane de la grande route.
Les choses se passaient si bien au cours de cette première journée que je
m’arrangeai pour traverser Montréal avant la nuit et avancer de trente kilomètres sur
la route n°9, ce qui me mettrait de l’autre côté de la frontière de l’Etat de New York le
lendemain matin. Je m’arrêtai dans un endroit appelé le Southern Trail Motel, où je
fus traitée comme si j’avais été Amelia Earhart ou Amy Mollison, une habitude assez
agréable à laquelle j’étais en train de me faire et, après un repas simple à la cafétéria
et un verre timidement accepté du patron, je me couchai heureuse et excitée. Je
venais de passer une longue et admirable journée. La Vespa était idéale, et mon
programme s’exécutait à merveille.
Il m’avait fallu un jour pour franchir les premiers trois cents kilomètres. Il me
fallut près de deux semaines pour couvrir les trois cent soixante-quinze kilomètres
suivants. Il n’y a pas de mystère. Après avoir traversé la frontière américaine, je me
mis à vagabonder dans les Adirondacks comme si je prolongeais mes grandes
vacances. Je n’entrerai pas dans les détails, car je n’écris pas une relation de
voyage, mais il n’y a guère de vieux fort, de musée, de chute d’eau, de grotte ou de
haute montagne que je n’aie visité sans parler des consternants « Sites
historiques », « Villes de l’aventure », « Réserves indiennes » bidon. Je poursuivis
cette tournée touristique à l’esbroufe en partie par curiosité véritable, mais surtout
dans le désir de reculer le jour où je devrais quitter ces lacs, ces fleuves, ces forêts,
et me précipiter vers le sud, vers cet Eldollarrado des autoroutes, des baraques à
hot-dogs et des rubans interminables de lumière au néon.
C’est à la fin de ces deux semaines que je me trouvai à Lac George, l’affreux
centre de tourisme des Adirondacks qui a réussi à transformer l’Histoire, les forêts et
la vie sauvage en bastringue. A part le fort entouré de palissades, assez imposant, et
les steamers paisibles qui font la navette avec Fort Ticonderoga, le reste est un
cauchemar de gnomes en ciment, de daim Bambi et de champignons, de baraques
où l’on vend des hamburgers « Big Chief », de la barbe à papa Minnehaha et où l’on
voit des attractions comme « le Monde des Animaux » (les visiteurs peuvent tenir en
laisse et photographier des chimpanzés en costume), « le village éclairé au gaz »
(véritable éclairage au gaz 1890) et la « Ville d’Histoire U.S.A. », un déprimant
spectacle pour écoliers, que je n’ai pas besoin de décrire. C’est là que je me suis
échappée de l’affreux raz de marée de la Nationale 9 pour m’engager sur une petite
route transversale non goudronnée qui passait à travers la forêt et qui devait me
conduire au Motel des Sapins Rêveurs, et dans le fauteuil où j’étais assise, à me
remémorer exactement les circonstances qui m’avaient conduite en ce lieu.
DEUXIÈME PARTIE
EUX
« VENEZ DANS MON SALON…»
La pluie frappait toujours aussi fort, son grondement régulier faisait un bruit de
fond aux gargouillements des torrents d’eau ruisselant des tuyaux de descente aux
quatre coins du bâtiment. Je pensais à mon lit. Comme j’allais dormir profondément
entre les draps de la petite cabine immaculée dans ces draps de percale que faisait
valoir la publicité du motel ! Ce luxe, ces lits Elliott Frey, ces tapis tissés d’après des
motifs anciens de chez Magee, ces postes de télévision et dispositif d’air conditionné
Philco, ces réfrigérateurs Ice-maker, ces couvertures d’Acrilan et ces meubles
Simmons (« nos revêtements de composés phénoliques laminés et nos tiroirs sont à
l’épreuve des brûlures de cigarettes, des taches d’alcool ») tous ces raffinements du
luxe hôtelier moderne jusqu’à la douche avec son entourage d’Acrylite, ces sièges de
w.-c. en Olsonite nacré et les « tissus de salle de bains » Delsey, autrement dit
papiers à cabinets (en couleurs modernes s’harmonisant avec le décor
d’aujourd’hui), tout cela allait être à moi, et à moi seule cette nuit !
En dépit de tous ces ravissants arrangements, malgré un site magnifique, les
Sapins Rêveurs ne paraissaient pas marcher très bien. Quand j’y fis mon entrée
deux semaines auparavant, il n’y avait que deux clients et pas un bungalow retenu
pour la dernière quinzaine de la saison.
Mrs. Phancey, une femme grisonnante aux yeux durs et méfiants, à la bouche
mince et grimaçante, se trouvait au bureau de la réception. Elle m’avait transpercée
du regard une fille seule, avec pour tout bagage mes deux sacoches ; quand je
poussai ma Vespa jusqu’au n°9, elle me suivit, ma fiche à la main, pour vérifier si je
n’avais pas déclaré un faux numéro. Son mari, Jed, était plus aimable, mais je n’ai
pas tardé à comprendre pourquoi, quand, un peu plus tard, dans la cafétéria, le
revers de sa main est venu frôler mes seins au moment où il me servait ma tasse de
café. Il remplaçait apparemment l’homme à tout faire et l’aide-cuisinier et, tandis que
ses yeux bruns se promenaient sur moi comme des limaces, il se plaignait en
pleurnichant de tout ce qu’il y avait à faire dans cet établissement afin de le mettre en
état pour la fermeture tout en étant constamment dérangé par des voyageurs qui lui
demandaient de leur faire cuire des œufs. Les Phancey semblaient gérer la maison
pour le compte du propriétaire qui habitait Troy, un certain Mr. Sanguinetti. « Un gros
ponte. Il possède des tas de maisons sur la route de Cohoes. Une propriété en
bordure du fleuve. Et Le Cheval de Troie, un routier sur la Nationale 9 à la sortie
d’Albany. Peut-être connaissez-vous l’endroit ? » Quand j’eus dit que non, Mr.
Phancey prit un air sournois. « Si jamais vous avez envie de vous amuser, allez au
Cheval. Préférable de ne pas y aller seule, par exemple. Une jolie fille comme vous
pourrait se faire un peu malmener. Passé le 15, quand j’aurai quitté ici, vous me
passez un coup de fil. Phancey est mon nom. Je suis dans l’annuaire. Je serai
content de vous accompagner, de vous faire passer du bon temps. » Je le remerciai,
mais j’ajoutai que je ne faisais que passer, que j’allais vers le sud. Est-ce que je ne
pourrais pas avoir deux œufs frits, au bacon, le jaune au-dessus ?
Mais Mr. Phancey ne voulait pas me laisser tranquille. Pendant que je
mangeais, il est venu s’asseoir à ma petite table pour me raconter quelques
épisodes sinistres de sa vie ; entre ces épisodes, il glissait des questions concernant
mes projets, qu’est-ce que j’avais comme famille, cela ne me faisait donc rien d’être
si loin de chez moi, avais-je des amis aux Etats-Unis, et ainsi de suite des questions
innocentes posées, me semblait-il, avec une curiosité normale. Après tout, il avait
dans les quarante-cinq ans, il était d’âge à être mon père, bien qu’il fût sans aucun
doute un vieux cochon, et à l’autre bout de la pièce, Mrs. Phancey, assise à son
bureau, gardait un œil sur nous.
Mr. Phancey finit par me laisser tranquille. Tandis que je fumais une cigarette
avec ma seconde tasse de café (« C’est gratuit, mademoiselle, avec les compliments
des Sapins Rêveurs), il retourna auprès de sa femme et je les entendis discuter à
voix basse de quelque chose qui, d’après les petits rires qu’ils poussaient par
moments, semblait leur être agréable. Finalement, Mrs. Phancey s’approcha,
s’intéressa d’un air maternel à mes projets, tout en gloussant des « Oh ! mon Dieu !
Ces jeunes filles modernes ! Que vont-elles inventer maintenant ? » Puis elle s’assit
et en déployant tout le charme dont elle était capable, elle se mit à me demander
pourquoi je ne séjournerais pas là pendant quelques jours à me reposer en gagnant
par-dessus le marché un peu d’argent ? Leur réceptionniste semblait les avoir quittés
vingt-quatre heures auparavant et avec l’entretien de la maison et le ménage à fond
à faire avant la fermeture, ils n’auraient pas le temps de s’occuper de la réception.
Est-ce que ça ne m’intéresserait pas de remplir les fonctions de réceptionniste
pendant les deux dernières semaines, nourrie, logée et trente dollars par semaine ?
Il se trouvait que ces soixante dollars, le logement et la nourriture gratuits
m’arrangeaient bien à ce moment-là. J’avais dépassé d’au moins cinquante dollars
mon budget de voyage et cela rétablirait l’équilibre. Je n’avais pas beaucoup de
sympathie pour les Phancey mais je me dis qu’ils n’étaient pas pires que les gens
que je m’attendais à rencontrer au cours de mes voyages. En outre, c’était la
première situation que l’on me proposait et j’étais curieuse de voir comment je
pourrais m’en tirer. Peut-être, en outre, me donneraient-ils un certificat à la fin de
mon stage, et cela faciliterait la recherche d’autres situations dans les motels lorsque
je poursuivrais ma route vers le sud. Si bien qu’après avoir posé quelques questions
polies, je finis par dire que leur proposition me convenait. Les Phancey eurent l’air
très satisfait ; Millicent, c’était ainsi que je l’appelais désormais, m’expliqua la tenue
du registre des entrées, m’apprit à surveiller les gens qui ont peu de bagages et de
grands breaks, me fit faire le tour de l’établissement.
La question des breaks m’ouvrit les yeux sur les dessous des affaires de
motels. Il y a, semble-t-il, des gens, en particulier des jeunes ménages en train
d’installer leur maison, qui viendront s’inscrire dans un motel éloigné en n’emportant
pour montrer patte blanche que le strict minimum, une seule valise. Celle-ci ne
contient en réalité rien d’autre qu’un assortiment complet d’outils de précision, ainsi
que de fausses plaques de police pour leur vaste break, garé sous l’auvent à côté de
la porte du bungalow qu’ils ont loué. Ils s’enferment, ils attendent de voir les lumières
s’éteindre au bureau et se mettent immédiatement au travail en commençant par les
opérations auxquelles ils peuvent procéder sans attirer l’attention : déposer les
accessoires de la salle de bains, vérifier la fixation du poste de télévision, etc. Une
fois le personnel couché, ils s’y mettent vraiment : ils plient bien soigneusement la
literie, les serviettes, les rideaux de douche, ils démontent les appareils d’éclairage,
la literie, les châssis des lits, les sièges des w.-c. et même les w.-c. eux-mêmes s’ils
ont quelques notions de plomberie. Ils travaillent bien entendu dans l’obscurité, avec
des torches électriques de la dimension d’un crayon et quand tout est prêt, vers deux
heures du matin, ils font tout passer par la porte donnant sous l’auvent-garage et ils
l’entassent dans le break. Il ne reste plus qu’à rouler les tapis et à s’en servir, en les
plaçant à l’envers, comme bâches pour dissimuler ce que contient le break. Ils
changent alors les plaques de police et ils s’en vont sans bruit avec tout
l’ameublement de leur chambre à coucher qu’ils n’auront qu’à installer dans leur
appartement vide à des kilomètres de là, dans un autre Etat !
Deux ou trois coups de ce genre, car il faut bien penser également à la pièce de
séjour et à la chambre d’ami, et les voilà équipés. S’ils ont un jardin, ou une terrasse,
quelques razzias nocturnes du côté des riches résidences avec piscines aux
environs des villes permettront de faire face aux besoins en mobilier de jardin, en
jeux de plein air pour les enfants, peut-être en tondeuses à gazon et appareils
d’arrosage.
D’après Mrs. Phancey, les motels n’ont aucun moyen de défense contre ces
entreprises. Tout ce qui peut l’être est vissé dans le mur et marqué au nom du motel.
Le seul espoir que l’on peut avoir, c’est de flairer les chapardeurs au moment où ils
s’inscrivent ; dans ce cas, il n’y a qu’à les renvoyer ou à rester debout toute la nuit, le
revolver à la main. Dans les villes, les motels se trouvent en face d’autres
problèmes : les prostituées qui viennent y exercer leur commerce, les assassins qui
laissent des cadavres dans la douche, et de temps en temps un hold-up contre
l’argent liquide qui se trouve dans la caisse. Mais je n’avais pas à me faire de
mauvais sang. Il me suffisait d’appeler Jed si je sentais venir un ennui. Il était
capable de se montrer aussi coriace qu’un autre, et il avait un revolver. Et après
m’avoir ainsi réconfortée, on me laissa méditer sur le côté le plus sombre de
l’industrie du motel.
Cela a naturellement marché à merveille et mon travail ne me donna aucun
souci. En fait, il y avait si peu de choses à faire que je me demandais plutôt pourquoi
les Phancey s’étaient embarrassés de moi. Mais ils étaient paresseux, ils ne me
payaient pas de leur poche et je gage que Jed voyait en moi « une affaire ». Mais là
non plus il n’y avait pas de problème. Je n’avais qu’à éviter ses mains et le remettre
froidement à sa place en moyenne une fois par jour ainsi qu’à engager une chaise
sous le bouton de ma porte en allant me coucher pour déjouer le truc du passepartout qu’il essaya dès le second soir.
La première semaine, nous avons eu quelques clients pour passer la nuit et je
m’aperçus qu’on comptait sur moi pour donner un coup de main à l’entretien de la
maison, mais là aussi, tout se passa bien, et d’ailleurs les clients partirent tous les
uns après les autres ; après le 10 octobre, il n’y avait plus personne.
La date du 15 octobre a probablement une valeur magique dans ce monde des
villégiatures. Tout ferme ce jour-là, sauf les établissements qui bordent les
principales routes nationales. On considère que c’est le début de l’hiver. La saison
de la chasse approche, mais les chasseurs riches ont leurs clubs et leurs camps
dans la montagne ; quant aux autres, ils vont en voiture jusqu’à quelque zone de
pique-nique et ils grimpent avant l’aube dans la forêt pour essayer de tuer leur daim.
En tout cas, les touristes disparaissent dans les parages du 15 octobre et il devient
difficile de gagner de l’argent dans les Adirondacks.
A mesure que la date de fermeture se rapprochait, il y eut de nombreuses
conversations téléphoniques entre les Phancey et Mr. Sanguinetti à Troy ; le 11, Mrs.
Phancey me dit d’un ton détaché qu’elle partait pour Troy, de même que Jed, le 13 ;
est-ce que cela ne me ferait rien de rester en fonctions encore cette nuit-là et de
remettre les clefs à Mr. Sanguinetti qui viendrait fermer définitivement l’établissement
le 14 vers midi ? Cela paraissait un peu bizarre de laisser à une fille inconnue la
responsabilité d’une propriété mais ils m’expliquèrent qu’ils emporteraient avec eux
l’argent liquide de la caisse, le registre des entrées ainsi que le stock de vivres et de
boissons. Tout ce que j’aurais à faire, ce serait d’éteindre les lumières et de tout
fermer à clef avant d’aller me coucher. Mr. Sanguinetti arriverait le lendemain matin
avec des camions pour emporter le reste du mobilier. Je pourrais alors reprendre ma
route. Si bien que j’ai dit : d’accord ! Mrs. Phancey, rayonnante de joie, a déclaré que
j’étais une brave fille ; quand je lui demandai si elle me donnerait un certificat, elle
prit l’air embarrassé et me répondit que c’était plutôt l’affaire de Mr. Sanguinetti, mais
qu’elle se ferait un devoir de lui dire à quel point je leur avais rendu service.
Le dernier jour se passa ainsi à faire les paquets, à les charger dans leur break
jusqu’à ce que les réserves et la cafétéria fussent vides, à l’exception d’une bonne
provision de bacon, d’œufs, de café et de pain pour moi et pour les camionneurs à
qui il faudrait servir à manger avant leur départ.
J’avais espéré que les Phancey seraient plutôt gentils le dernier jour. Après
tout, nous nous étions très bien entendus et je m’étais détournée de mon chemin
pour leur rendre toutes sortes de services. Mais ce fut exactement le contraire, et je
trouvai cela assez étrange. Mrs. Phancey me donna des ordres comme si j’avais été
une bonniche. Jed devint de plus en plus désagréable, son comportement de plus en
plus lubrique, il se mit à employer des mots sales, même quand sa femme était
assez près pour l’entendre, à me tripoter toutes les fois que je passais à portée de
ses mains. Je ne parvenais pas à comprendre les raisons de ce changement. C’était
comme si ayant obtenu de moi tout ce qu’ils désiraient, ils considéraient qu’ils
pouvaient désormais me mettre à l’écart avec mépris et même, semblait-il, presque
avec haine. Je me suis tellement mise en colère que j’ai fini par aller trouver Mrs.
Phancey en lui disant que je m’en allais et en lui demandant de me payer ce qu’elle
me devait. Elle refusa simplement en riant. Mr. Sanguinetti me donnerait mon argent.
Ils ne pouvaient pas courir le risque qu’il manque de l’argenterie quand le patron
viendrait faire le compte. Plutôt que de m’asseoir en face d’eux pour dîner, je me suis
préparé des sandwiches au jambon, j’ai été m’enfermer dans mon bungalow en
priant pour que le matin arrive vite, et qu’ils partent. Et comme je l’ai dit, six heures
ont fini par sonner et j’ai vu disparaître les monstres.
Ma dernière nuit aux Sapins Rêveurs commençait donc ; demain je serais de
nouveau en route. J’avais passé là un bout de temps, pas tellement désagréable
malgré les Phancey, et j’avais appris les rudiments d’un métier qui pourraient m’être
très utiles. Je jetai un coup d’œil à ma montre. Il était neuf heures ; c’était de
nouveau le sombre WOKO d’Albany avec son bulletin de tempête. Les Adirondacks
seraient dégagés vers minuit. Ainsi donc, avec un peu de chance, j’emprunterais le
lendemain des routes sèches. Je passai derrière le comptoir de la cafétéria, allumai
le réchaud électrique et mis à cuire trois œufs et six tranches de bacon. J’avais faim.
Et alors on frappa très fort à la porte.
DE LA DYNAMITE AU PAYS DES CAUCHEMARS
J’eus soudain le cœur sur les lèvres. Qui cela pouvait-il bien être ? Alors, je me
souvins. L’enseigne : « Places disponibles » ! J’avais allumé au moment où la foudre
était tombée et j’avais oublié de tourner ensuite ce sacré bouton ! Quelle idiote
j’étais ! Les coups reprirent. Allons, je n’avais qu’à faire front, m’excuser, et envoyer
ces gens à Lac George. Je m’approchai avec nervosité de la porte, ouvris le verrou,
laissai la chaîne en place.
Il n’y avait pas de porche. L’enseigne au néon : « Places disponibles » faisait un
halo rouge sur le ruissellement de la pluie et scintiller un reflet sanglant sur les
imperméables noirs et les capuchons des deux hommes. Derrière eux on apercevait
une conduite intérieure noire. Le plus grand des deux demanda poliment.
- Mademoiselle Michel ?
- C’est moi. Mais je suis désolée, l’enseigne « Places disponibles » est allumée
par erreur. Le motel est fermé.
- Bien sûr. Nous venons de la part de M. Sanguinetti. Nous appartenons à sa
compagnie d’assurances. Nous sommes venus faire un rapide inventaire avant que
les objets soient emportés demain matin. Pouvons-nous entrer nous mettre à l’abri
de la pluie, mademoiselle ? Nous vous montrerons nos papiers quand nous serons à
l’intérieur. Quelle nuit affreuse !
Je les regardais l’un après l’autre, pas très rassurée, mais sous les capuchons
de ciré on ne voyait rien de leurs visages. Tout paraissait correct, mais je n’aimais
pas ça.
- Mais les directeurs, les Phancey, dis-je avec nervosité, ne m’ont pas dit que
vous deviez venir.
- Eh bien ! ils auraient dû, mademoiselle. Faudra que j’dise ça à M. Sanguinetti.
Pas vrai, monsieur Jones, ajouta-t-il en se tournant vers l’homme qui se tenait
derrière lui.
L’autre fit entendre un petit rire étouffé. Pourquoi cela ?
- Sûr… c’est bien vrai, monsieur Thomson.
Et il ricana à nouveau.
- Dans ce cas, c’est parfait, mademoiselle. Pouvons-nous entrer, s’il vous
plaît ? Il fait diablement mouillé dehors.
- Mais je ne sais pas… On m’a dit de ne laisser entrer personne. Mais, comme
c’est de la part de M. Sanguinetti…
D’un geste nerveux, je retirai la chaîne et ouvris la porte.
Ils la poussèrent, me bousculèrent pour passer et restèrent côte à côte, en
inspectant la grande pièce. L’homme qu’on avait appelé « M. Thomson » renifla. Il
me regarda de ses yeux noirs, son visage était froid et grisâtre.
- Vous fumez ?
- Oui, un peu. Pourquoi ?
- On se disait que vous aviez p’t’êt’ de la compagnie.
Il m’arracha la poignée de la porte, la claqua, la ferma au verrou et mit la
chaîne. Les deux hommes dépouillèrent leurs cirés et les laissèrent tomber par
terre ; maintenant que je les voyais tous les deux, je me sentis en danger.
Celui qu’on appelait « M. Thomson » et qui devait être le chef était grand et
d’une maigreur presque squelettique ; sa peau avait cette couleur grisâtre qu’aurait
eue le visage d’un noyé, comme s’il avait toujours vécu enfermé. Les yeux noirs se
déplaçaient lentement, sans curiosité apparente, les lèvres étaient minces et
rougeâtres comme une blessure mal cicatrisée. Quand il parlait, on apercevait le
reflet d’un métal blanc sur une des dents de devant ; je pensai qu’on avait dû lui
poser une couronne bon marché en acier, comme j’ai entendu dire qu’on faisait en
Russie et au Japon. Les oreilles étaient très plates, elles restaient appliquées à la
tête osseuse en forme de boîte : les cheveux d’un noir grisonnant étaient rasés de si
près qu’on voyait apparaître la peau blanchâtre du crâne. Il portait un veston droit
noir, aux épaules rembourrées, un pantalon en tuyau de poêle si étroit que l’on voyait
poindre ses rotules à travers le tissu, une chemise grise boutonnée jusqu’en haut et
pas de cravate. Il avait des souliers de daim gris, de forme italienne, pointue. De
même que le costume, elles paraissaient neuves. En fait d’homme, c’était plutôt un
lézard terrifiant, et rien que de le regarder, j’en avais la chair de poule.
Tandis que ce premier homme était effrayant, l’autre était simplement
déplaisant : un jeune homme pas grand, à face lunaire, avec des yeux bleu pâle,
larmoyants, et d’épaisses lèvres humides. Sa peau était très blanche et il était atteint
de cette hideuse maladie qui fait tomber tout le système pileux : ni sourcils ni cils, un
crâne poli comme une boule de billard. Si je n’avais pas eu si peur, j’aurais été triste
pour lui, surtout qu’il paraissait avoir pris froid ; il se mit à se moucher dès qu’il eut
retiré son ciré. Il portait en dessous un blouson de cuir noir, un pantalon crasseux et
ces bottes mexicaines en cuir avec des piqûres et des courroies, comme on en voit
au Texas. Il avait l’air d’un jeune monstre, le genre de ceux qui arrachent les ailes
aux mouches ; j’aurais tellement voulu être habillée d’une façon qui ne me fît pas
paraître aussi nue.
A vrai dire, il venait de s’arrêter de se moucher et il parut me remarquer pour la
première fois. Il m’inspecta avec un sourire charmé. Puis il se mit à tourner autour de
moi et se recula en émettant un long sifflement.
- Dis donc, Horreur, dit-il en faisant un clin d’œil à l’autre, c’est quelqu’un,
comme pépée ! Zyeute un peu ces pare-chocs ! Et assorti par-derrière ! Alors, là,
Monsieur est servi !
- Pas maintenant, Sluggsy. Plus tard. Entrons et jetons un coup d’œil à ces
cabines. Pendant ce temps-là, la dame va nous préparer la jaffe. Comment qu’tu
veux tes œufs ?
- Brouillés, mignonne. Bien jolis et moelleux. Comme ma mère les fait. Sinon
papa donnera la fessée. Juste sur ton beau petit popotin. Oh ! les gars ! Oh ! les
gars !
Et il esquissa quelques pas de danse, s’avançant vers moi, si bien que je
reculai jusqu’à la porte. J’exagérais la peur que j’éprouvais ; quand il passa à portée
de ma main je le giflai aussi fort que je pus et, avant qu’il fût revenu de sa surprise, je
m’étais retranchée derrière une table et j’avais saisi une petite chaise métallique que
je brandissais, les pieds dirigés vers lui.
L’homme maigre eut un bref éclat de rire, comme un aboiement.
- Laisse choir, Sluggsy. Plus tard, que j’ai dit. Laisse faire cette cinglée. Y a
toute la nuit pour ça, Allons voir, comme j’t’ai dit.
Dans le pâle visage lunaire, les yeux étaient maintenant injectés de sang sous
l’effet de l’excitation. L’homme frotta sa joue. Les lèvres humides s’entrouvrirent pour
esquisser lentement un sourire.
- Tu sais quoi, mignonne ? T’as simplement gagné : tu auras droit à une nuit du
tonnerre. Et ce sera long et lent et ça recommencera à n’en plus finir. T’as pigé ?
Retranchée derrière ma chaise, je les dévisageai tous les deux. Je me
lamentais, mais à l’intérieur. Ces hommes… étaient sortis du royaume des
cauchemars. Je parvins à conserver une voix calme.
- Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? Voyons ces papiers. La
prochaine fois qu’il passe une voiture, je casse un carreau et j’appelle au secours. Je
suis canadienne. Tâchez de ne pas me toucher, sinon vous aurez des ennuis dès
demain.
- Demain, c’est demain, dit Sluggsy en riant. Ce qui doit te préoccuper, c’est ce
qui se passera cette nuit, ma petite. P’t’êt’ que tu devrais l’affranchir, Horreur. On
aurait une meilleure coopération.
Horreur me regarda d’un œil froid, dépourvu d’intérêt.
- T’aurais pas dû frapper Sluggsy, ma p’tit’ dame. Le gars est coriace. Il n’aime
pas que les gonzesses le cherchent. Je pense que ça doit être à cause de sa gueule.
Il est comme ça depuis qu’il a fait une cure d’isolement à Saint-Quentin. Maladie
nerveuse. Comment les toubibs appellent ça, Sluggsy ?
- Alopecia totalis, répondit Sluggsy en prononçant laborieusement les mots
latins, avec fierté. Ça veut dire, pas de cheveux, pas de poils, tu piges ? Pas un seul.
Ni ici, ni là, ni là, dit-il en parcourant son corps du geste. Qu’é qu’tu connais à ça, eh !
la pépée ?
- Et alors Sluggsy, il devient facilement comme fou, continua Horreur. Il trouve
que c’est pas chic de la part de la société. T’aurais une tronche comme la sienne que
tu serais probablement pareille. Il est ce qu’on appelle à Troy un gros bras. Les mecs
le paient pour qu’il fasse faire aux autres ce qu’ils ont pas envie de faire, si tu vois
c’que j’veux dire. Il appartient au personnel de M. Sanguinetti, et M. Sanguinetti a
trouvé qu’il valait mieux que lui et moi on vienne jeter un coup d’œil par ici jusqu’à ce
que les camions arrivent. M. Sanguinetti il aimait pas qu’un’ jeun’ dame comme toi
reste ici toute seule la nuit. Alors il nous a envoyés pour te tenir compagnie. Pas vrai,
Sluggsy ?
- Ça, c’est causé, sûr, dit-il en ricanant. Simplement pour te tenir compagnie,
pépée. Des fois que le grand méchant loup viendrait. Avec ces courbes que t’as, y a
des moments où tu dois avoir vachement besoin de protection. Pas vrai ?
Je reposai la chaise sur la table.
- Alors, vos noms ? Et vos papiers ?
Sur l’étagère au-dessus du comptoir du bar, il y avait, isolée, une boîte de café
Maxwell House. Sluggsy pivota soudain sur lui-même, et sa main droite se mit à
cracher le feu (je n’avais même pas vu qu’il tenait une arme). Il y eut une détonation
et au même instant, la boîte fit un bond de côté, puis tomba. Avant qu’elle atteigne le
sol, Sluggsy la toucha une seconde fois et il y eut un jaillissement brun de café. Puis
un silence qui faisait bourdonner les oreilles, uniquement rompu par le tintement de
la seconde douille qui tombait par terre. Sluggsy se tourna vers moi, les mains
vides ; le revolver avait disparu. Il paraissait ivre de joie d’avoir montré qu’il était bon
tireur.
- Et ça ? Qu’est-ce que t’en penses, en fait de papiers ?
Le petit nuage bleu était venu jusqu’à moi et je respirai l’odeur de la poudre.
Mes jambes tremblaient.
- Voilà beaucoup de café gâché, dis-je d’une voix que je voulais pleine de
mépris. Et alors, vos noms ?
- La dame a raison, dit l’homme maigre. T’avais pas à gaspiller tout ce caoua,
Sluggsy. Mais vous voyez, ma p’tit’ dame, c’est pour ça qu’on l’appelle Sluggsy, c’est
parce qu’il se défend pas mal avec la quincaillerie 3. Sluggsy Morant. Moi, j’suis Sol
Horowitz. On m’appelle « Horreur ». J’sais pas pourquoi. Et toi, Sluggsy ?
- P’t’êt’ ben, répondit Sluggsy avec un petit rire, qu’c’est parce qu’une fois t’as
fait une vilaine blessure à un mec, Horreur. Et même p’t’êt’ à une brochette de mecs.
En tout cas, c’est c’qu’on m’a dit.
- Ça va, répondit Horreur avec calme et sans autre commentaire. Maintenant,
allons-y ! Allons, Sluggsy, va voir ces cabines, comme je t’ai dit. Toi, la gonzesse, tu
nous prépares la bouffe pendant c’temps-là ; mais fais gaffe à garder le nez propre et
à coopérer, sinon ça t’fera mal. C’est vu ?
Sluggsy me regarda avec concupiscence et dit :
- Pas trop, hein, Bimbo ?
Il se dirigea vers le casier placé derrière le bureau de la réception, rafla toutes
les clefs et sortit par la porte de derrière.
Je reposai la chaise en prenant l’air aussi calme que je le pus, et traversai la
pièce pour aller derrière le comptoir ; mais pendant ce trajet, j’étais pleinement et
douloureusement consciente de l’effet que devait produire mon pantalon de toréador.
L’homme qu’on appelait Horreur se dirigea lentement vers la table de la
cafétéria qui se trouvait la plus éloignée de l’endroit où je me trouvais. Il tira une
chaise de sous la table, la fit pivoter dans sa main et l’enfourcha. Il s’assit, les bras
pliés appuyés sur le dossier, le menton reposant dessus. Il me surveillait d’un œil
impassible et indifférent. Il me dit doucement, si doucement que je pus à peine
l’entendre :
- Je prendrai mes œufs brouillés, moi aussi. Avec beaucoup de bacon bien
croustillant. Et des toasts beurrés. Qu’est-ce qu’on va faire pour ce café ?
- Je vais voir ce qu’il en reste.
Je me mis à quatre pattes derrière le bar. La boîte avait été percée de quatre
trous. En fait de café, il restait au fond de la boîte une couche d’environ trois
centimètres, et le reste était répandu sur le sol. Je mis la boîte de côté et mis dans
une assiette ce que je pus récupérer sur le sol, sans m’occuper de la poussière qui
pouvait venir en même temps. Je garderais pour moi le café propre qui restait au
fond de la boîte.
Je passai là environ cinq minutes, je prenais mon temps, j’essayais
désespérément de réfléchir, de tirer des plans. Ces hommes étaient des gangsters.
Ils travaillaient pour M. Sanguinetti. Cela paraissait certain, car ils savaient mon nom
et ils n’avaient pu le connaître que par lui ou par les Phancey. Ils avaient été envoyés
là, en plein orage, dans un but bien déterminé. Lequel ? Ils savaient que j’étais
canadienne, par conséquent étrangère et que je pouvais facilement aller le
lendemain trouver la police et leur faire des ennuis. Celui qu’on appelait Sluggsy
avait été en prison à Saint-Quentin. Et l’autre ? Mais oui ! C’est pour cela qu’il avait
ce teint de déterré ! Lui aussi devait sortir à peine de prison. Il en avait gardé l’odeur.
Je pouvais donc les mettre dans une sale situation, dire à la police que j’étais
journaliste et que j’allais écrire un article sur ce qui arrive aux Etats-Unis aux jeunes
filles seules. Mais est-ce qu’on me croirait ? Cette enseigne « Places disponibles » !
J’étais seule et je l’avais pourtant laissée allumée. Est-ce que ça n’aurait pas été
parce que j’avais envie d’avoir de la compagnie ? Pourquoi m’étais-je habillée de
cette manière fracassante, si ç’avait été pour rester seule ? J’essayai de prendre la
chose autrement, mais pour revenir à mon premier point de vue. Que cherchaient ici
3
Slug : lingot de plomb.
ces deux hommes ? Ils avaient une voiture ordinaire. S’ils avaient voulu déménager,
ils auraient pris un camion. Peut-être avaient-ils été réellement envoyés pour garder
la maison et m’avaient-ils traitée de cette façon parce que c’est ainsi que les
gangsters se comportent. Mais dans quelle mesure les choses allaient-elles
empirer ? Qu’allait-il m’arriver cette nuit ?
Je me relevai et commençai à m’affairer avec la préparation du repas. Autant
leur donner ce qu’ils demandaient. Ils n’auraient pas d’excuses pour me prendre à
partie.
Le tablier de Jed était roulé et rangé dans un coin. Je le pris et le nouai autour
de ma taille. Maintenant, une arme… Il y avait un pic à glace dans le tiroir à couverts,
et un long couteau à découper très tranchant. Je pris le pic à glace et le plantai, le
manche le premier, dans la ceinture de mon pantalon, sous le tablier. Quant au
couteau, je le cachai sous un torchon à côté de l’évier. Je laissai le tiroir à argenterie
ouvert et alignai à côté une série de tasses et de verres en guise d’armes de jet
éventuelles. C’était enfantin ? Je n’avais pas autre chose.
A chaque instant je jetais un coup d’œil à travers la pièce. Les yeux de l’homme
maigre ne me quittaient pas. Vieux routier du crime, entraîné aux parades, il savait
ce que j’avais en tête, quels moyens de défense j’étais en train de préparer. Je le
sentais, mais je n’en continuai pas moins mes petits préparatifs en me disant,
comme je l’avais fait quand j’étais au collège en Angleterre : « Quand ils me
frapperont, et je sais qu’ils ont l’intention de le faire, je dois le leur rendre d’une façon
quelconque. S’ils m’attrapent, qu’ils me violent, qu’ils me tuent, il ne faut pas que ce
soit facile. »
Violer ? Tuer ? Qu’allait-il m’arriver au juste ? Je l’ignorais. Je savais seulement
que je me trouvais dans une situation désespérée. C’est à cela que faisaient penser
les visages de ces hommes : indifférents et concupiscents. Ils avaient tous les deux
quelque chose contre moi. Quoi ? Je ne pouvais pas le dire ; mais j’en étais sûre.
J’avais cassé huit œufs dans un bol et les avais doucement battus avec une
fourchette. Un énorme morceau de beurre était en train de fondre dans la casserole.
A côté, le bacon commençait à rissoler dans la poêle. Je versai les œufs dans la
casserole et me mis à tourner. Tandis que mes mains étaient occupées, mon esprit
vagabondait. Tout dépendait de ceci : Sluggsy, en revenant de son inspection, allaitil penser ou non à refermer la porte de derrière ? S’il n’y pensait pas, je pouvais m’y
précipiter d’un bond. Pas question d’utiliser la Vespa. Elle n’avait pas tourné depuis
une semaine. Faire arriver l’essence au carburateur, donner les trois coups de
démarreur pour lancer un moteur froid, tout cela aurait pris trop de temps. Il me
faudrait abandonner tout ce qui m’appartenait, y compris mon précieux argent, et
partir comme un lièvre soit à gauche, soit à droite, contourner l’extrémité des cabines
et m’enfoncer dans les bois. Mais je réfléchis que bien entendu, il ne fallait pas partir
vers la droite. Le lac qui se trouvait derrière les cabines rétrécirait trop mon champ
d’évasion. Je tournerais sur la gauche. De ce côté, il n’y avait rien que des kilomètres
de bois. Au bout de quelques mètres, je serais trempée jusqu’aux os, et je
grelotterais pendant tout le reste de la nuit. Mes pieds, chaussés de ces ridicules
ballerines, seraient rapidement en sang. Par-dessus le marché, je pourrais très bien
me perdre. Mais c’étaient là des problèmes auxquels je devrais faire face. L’essentiel
était d’échapper à ces hommes. Rien d’autre n’avait d’importance.
Les œufs étaient prêt ; ils étaient encore très moelleux, je les versai sur un plat
et ajoutai le bacon tout autour. Je mis la pile de toasts sortis du toastmaster sur une
autre assiette, avec une plaque de beurre encore entourée de son papier, et le tout
sur un plateau. J’étais ravie de voir un nuage de poussière s’envoler au moment où
je versais l’eau bouillante sur le café, et j’eus un moment l’espoir que cela les
étoufferait. Alors je suis sortie de derrière le bar ; je me sentais plus respectable avec
ce tablier, et j’apportai le plateau jusqu’à la table devant laquelle l’homme était assis.
Au moment où je le déposais, j’entendis la porte de derrière s’ouvrir puis
claquer. Mais je n’avais pas entendu de déclic du verrou. Je jetai un regard rapide
autour de moi. Les mains de Sluggsy étaient vides. Mon cœur se mit à battre
violemment. Sluggsy vint près de la table. Je retirais les objets du plateau. Il jeta un
coup d’œil au repas que j’étais en train de servir, se glissa doucement derrière moi et
me saisit par la taille tandis qu’il enfouissait son ignoble groin dans ma nuque.
- Juste comme maman les fait, mignonne. Qu’est-ce que tu penserais si on se
mettait en ménage tous les deux ? Si tu sais… faire ça comme tu fais la cuisine, tu
es la môme de mes rêves. Qu’est-ce que t’en dis, Bimbo ? C’est convenu ?
J’avais la main posée sur la cafetière ; il allait en recevoir le contenu bouillant
dans la figure, balancé par-dessus mon épaule. Horreur comprit mon intention. Il dit
d’un ton sec :
- Lâche-la tout de suite, Sluggsy. J’te dirai après.
Ces mots firent l’effet d’un claquement de fouet ; Sluggsy me lâcha
instantanément et l’homme maigre lui dit :
- T’allais avoir les châsses frites. Il faut surveiller cette fille. Cesse de faire le
c… et assieds-toi. On est au boulot.
Le visage de Sluggsy exprima la bravade, mais aussi l’obéissance :
- On a un cœur, mon pote ! Je veux me payer une tranche de cette môme. Et
tout de suite.
Ce qui n’empêche pas qu’il tira une chaise et s’assit, tandis que je m’éloignais
rapidement.
Un grand récepteur combiné radio-télévision était sur un socle près de la porte
de derrière. Jusqu’à présent, il fonctionnait en sourdine, et je ne m’en étais même
pas aperçue. Je m’approchai, tripotai les boutons, augmentai le volume. Les deux
hommes conversaient tranquillement, on entendait le cliquetis des couverts. C’était
maintenant ou jamais ! J’évaluai la distance qui me séparait de la porte et je fis un
plongeon vers la gauche.
OÙ JE ME METS À HURLER
J’entendis une balle, une seule, s’écraser sur le châssis métallique de la porte.
Alors, je me mis à courir éperdument sur le gazon mouillé, en tenant le pic à glace de
manière à ne pas me blesser. Heureusement, la pluie s’était arrêtée, mais l’herbe
était détrempée et glissante sous les semelles de mes désastreuses ballerines et je
compris que je n’allais pas assez vite. J’entendis une porte s’ouvrir brutalement
derrière moi et la voix de Sluggsy s’écrier :
- Arrête-toi ou tu es transformée en viande froide !
Je me mis à courir en me déplaçant de gauche et de droite, mais les balles
arrivaient régulièrement espacées, de plus en plus précises ; elles sifflaient en
passant près de moi et allaient mourir dans le gazon. Encore dix mètres et j’aurais
contourné les cabines, je serais sortie de la zone éclairée. Je continuai à faire des
écarts et des zigzags, je tremblais comme si la prochaine balle allait être pour moi.
La vitre de la dernière cabine vola en éclats et une seconde plus tard j’avais
contourné le bâtiment. Je m’enfonçai dans le bois et au même instant j’entendis le
bruit d’un moteur qu’on mettait en route. Pour quoi faire ?
C’était très difficile d’avancer. Les sapins, chargés d’eau, étaient serrés les uns
contre les autres, leurs branches enchevêtrées déchiraient mes bras croisés devant
moi pour me protéger la figure. Il faisait noir comme dans un four, je ne voyais pas à
un mètre devant moi. Soudain je compris, en sanglotant, à quoi cette voiture était
destinée : le faisceau de ses phares venait de me découvrir parmi les arbres et ne
me lâchait plus. Chaque fois que j’essayais d’éviter ces yeux qui me cherchaient,
j’entendais le conducteur embrayer et immédiatement le faisceau revenait sur moi.
Je n’avais pas la place de manœuvrer, je ne pouvais me déplacer que droit devant
moi, dans la seule direction que les arbres me permettaient de prendre. Quand
allaient-ils recommencer à tirer ? J’avais pénétré dans le bois d’environ trente
mètres. Il n’y en avait plus pour longtemps ! Mon souffle s’exhalait de ma gorge en
sanglots. Mes vêtements commençaient à être déchirés, je sentais que mes pieds
étaient déjà blessés. Je savais que je ne pourrais tenir beaucoup plus longtemps. Je
n’avais plus qu’une chose à faire : choisir l’arbre le plus touffu, essayer d’échapper
un instant aux phares, ramper sous l’arbre et m’y cacher. Mais pourquoi ne tiraient-ils
plus ? Je fis en trébuchant un brusque écart vers la droite, trouvai pour un court
moment une région obscure, et plongeai à genoux dans les aiguilles de sapins
détrempées. C’était un arbre comme les autres, ses branches frôlaient le sol, je pus
ramper en dessous et aller me blottir contre le tronc ; là, j’attendis de sentir le rythme
de ma respiration redevenir normal.
C’est alors que j’entendis l’un des hommes me chercher ; il n’avançait pas
silencieusement, car c’eût été impossible, mais régulièrement, s’arrêtant à chaque
instant pour prêter l’oreille. Mais maintenant qu’il n’entendait plus rien, l’homme, que
ce fût l’un ou l’autre, devait comprendre que je m’étais tapie sur le sol. S’il avait la
moindre notion de la façon de relever les traces, il ne tarderait pas à trouver l’endroit
où il n’y avait plus de branches brisées, où la terre n’était plus foulée. Ce n’était
qu’une question de temps. Je contournai doucement le tronc d’arbre pour me trouver
du côté opposé au sens de son arrivée et regardai la lumière des phares fixée audessus de ma tête sur les branches humides.
Le bruit de pas et de branches brisées se rapprochait. Je pouvais entendre
maintenant sa respiration. Tout près de moi, la voix de Sluggsy dit doucement :
- Viens, mon petit. Ou papa tapera dur. La partie de chat perché est finie. Il est
temps de rentrer à la maison avec papa.
Le petit œil de la torche électrique se mit à fouiller le sous-bois, soigneusement,
arbre par arbre. Il savait que je n’étais qu’à quelques mètres. Soudain, la lumière
cessa de se déplacer et resta braquée sur mon arbre. Sluggsy dit doucement, d’un
air charmé :
- Coucou… ! fifille… ! papa t’a trouvée !
Etait-ce vrai ? Je restai immobile, osant à peine respirer.
Alors, ce fut l’éclair et la détonation d’un coup de feu ; la balle vint se loger dans
le tronc de l’arbre, derrière ma tête.
- C’est juste comme avertissement, fifille… La prochaine fois, je fais sauter tes
jolis petons.
Voilà donc la tournure que ça prenait ! Je dis, tremblante de terreur :
- Très bien. J’arrive. Mais ne tirez pas !
Et je sortis à quatre pattes, en me disant avec nervosité : Viv, voilà une jolie
façon de te rendre à ton exécution !
L’homme était debout, son pâle visage grimaçant sculpté par la lumière jaune et
les ombres noires. Il pointait son arme sur mon ventre. Il fit un mouvement de côté :
- Parfait. Passe devant. Et si tu t’arrêtes, tu récoltes une Valda dans ton joli petit
derrière.
J’avançai, honteusement, en trébuchant à chaque pas, dans la direction des
yeux éblouissants de l’auto, encore éloignés. J’étais étranglée par le désespoir, je
m’apitoyais douloureusement sur mon sort. Qu’avais-je donc fait pour mériter cela ?
Pourquoi Dieu m’avait-il choisie pour servir de victime à ces deux inconnus ?
Maintenant, ils allaient être vraiment en colère. Ils allaient me brutaliser et presque à
coup sûr me tuer ensuite. Mais la police trouverait les balles dans mon corps ! Dans
quelle entreprise criminelle étaient-ils engagés pour rester indifférents à la
perspective de laisser derrière eux cette preuve accablante que représenterait mon
corps ? Quel que fût ce crime, ils devaient être absolument sûrs qu’il ne resterait
aucune trace de tout cela. Parce qu’il n’y aurait plus de Vivienne Michel ! Ils
m’enterreraient ou bien me jetteraient dans le lac avec une pierre au cou.
Je franchis la lisière du bois. L’homme maigre sortit de la voiture et dit en
s’adressant à Sluggsy :
- Très bien. Ramène-la. Et ne lui fais pas de mal, je me la réserve.
Il mit sa voiture en marche arrière.
Sluggsy s’approcha de moi et de sa main libre me caressa d’un air lubrique. Je
dis simplement : « Ne faites pas ça. » Je n’avais plus de volonté pour essayer de
résister. Il dit d’une voix douce :
- Te voilà dans les ennuis, Bimbo. Horreur est un type qui sait c’qu’il fait. Il va te
faire très mal. Mais si tu me dis simplement « Oui » pour cette nuit, si tu promets
d’être gentille, peut-être que je pourrai te sortir de là. Qu’est-ce que t’en penses ?
Appelant à mon secours un dernier vestige de combativité, je répondis :
- J’aimerais mieux mourir que de me laisser toucher par vous.
- Très bien, ma chérie. Tu ne donneras pas, mais moi je prendrai. Je reconnais
que tu mérites une nuit un peu vache. Pigé ?
Il me pinça si méchamment que j’en poussai un cri. Sluggsy rit d’un air charmé.
- Parfait ! Chante, ma cocotte ! Autant t’entraîner tout de suite !
Il me fit passer par la porte de derrière qui était ouverte, me poussa dans le hall,
referma et tira le verrou. La pièce était dans l’état où je l’avais laissée les lumières
brillaient, la radio jouait en sourdine un joyeux air de danse, tout était rutilant, brillait
sous les lumières. Je me rappelais combien j’avais été heureuse dans cette pièce
quelques heures plus tôt ; je pensai aux souvenirs que j’avais évoqués tandis que
j’étais assise dans ce fauteuil, des souvenirs dont les uns étaient délicieux, d’autres
tristes. Comme mes ennuis paraissaient maintenant puérils, dérisoires ! Comme il
était ridicule de parler de cœur brisé et de jeunesse enfuie au moment où, à un
tournant de ma vie, ces gens surgissaient devant moi, sortant de l’obscurité. Le
cinéma de Windsor ? C’était un acte dans une pièce, presque une farce. Zurich ?
C’était le paradis. La véritable jungle qu’est le monde, avec ses monstres réels, se
montre rarement au cours d’une vie, à une fille ou à un homme, dans la rue. Mais
elle est toujours présente. Vous prenez une décision imprudente, vous jouez la
mauvaise carte dans le jeu du Destin, et vous êtes dans le bain perdu. Perdu dans
un monde que vous n’auriez jamais imaginé, contre lequel vous n’avez aucun moyen
de défense parce que vous l’ignorez. Pas de boussole pour vous orienter.
Celui qu’on appelait Horreur était debout au milieu de la pièce, détendu,
désœuvré, les bras ballants. Il me surveillait de ses yeux indifférents à tout. Puis il
leva la main droite et fit un signe d’un doigt recourbé. Mes pieds glacés, déchirés, me
conduisirent devant lui. Je n’étais plus qu’à quelques mètres quand je sortis de ma
stupeur. Je me rappelai soudain, ma main remonta jusqu’à la ceinture trempée de
mon pantalon et, sous le tablier, je sentis le pic à glace. Il allait être difficile de le
sortir, de trouver le manche. Je m’arrêtai devant lui. Sans cesser de fixer mon
regard, sa main droite sortit comme un serpent qui se love et il me gifla, une fois,
deux fois, à droite, à gauche. Les larmes jaillirent de mes yeux, mais je me penchai
pour éviter un nouveau coup. Je profitai de ce mouvement pour glisser sans être
vue, ma main dans la ceinture de mon pantalon. En me relevant, je me jetai sur lui et
frappai furieusement dans la direction de sa tête. Le pic arriva à destination, mais on
eut à peine le temps de voir luire la lame, et soudain mes bras furent saisis et je me
sentis tirée en arrière.
Le sang dégoulinait sur sa figure blême d’une estafilade au-dessus de la tempe.
Tandis que je regardais, le sang arriva au menton. Mais le visage restait impassible.
Il ne donnait aucun signe de douleur, mais exprimait une terrifiante et intense
détermination ; une tache rouge apparut à l’intérieur des yeux noirs. L’homme maigre
s’approcha de moi. Ma main s’ouvrit et laissa échapper le pic à glace. C’était un
réflexe l’enfant qui laisse tomber son arme. Je me rends ! Paix !
Lentement, d’une manière presque caressante, il se mit à me frapper, tantôt de
sa main ouverte, tantôt de son poing, choisissant ses cibles avec une cruauté
raffinée, érotique. Tout d’abord, je me détournai, je me penchai, je donnai des coups
de pied, puis je me mis à crier, tandis que dans cette face blême, les deux trous noirs
injectés de sang qui lui servaient d’yeux ne cessaient de me guetter, que les mains
bondissaient et rebondissaient.
*
*
*
Quand je revins à moi, j’étais sous ma douche, dans mon bungalow. Je gisais
toute nue sur le carrelage, les restes souillés et en lambeaux de mes belles affaires à
côté de moi. Sluggsy, mâchonnant un cure-dent de bois, s’appuyait au mur, la main
sur le robinet d’eau froide. Ses yeux étaient comme des fentes brillantes. Il ferma
l’eau et je me mis tant bien que mal sur les genoux. Je savais que j’allais être
malade. Je ne m’en souciais pas. J’étais un animal maté, pleurnichant, prêt à mourir.
Je vomis.
Sluggsy se mit à rire. Il se pencha pour me tapoter le derrière.
- Vas-y, fifille. La première chose qu’on fait après une dérouillée, c’est de vomir.
Tout le monde. Maintenant, nettoie-toi gentiment, mets une gentille robe propre et
viens. Ces œufs vont être perdus, avec tes façons de t’enfuir comme ça. Mais pas
d’entourloupes ! Je pense pas qu’t’aies l’estomac d’en faire encore. Je surveillerai la
cabine de la porte de derrière. Et puis maintenant, ne t’en fais pas. Y a pas de sang.
A peine quelques égratignures. Horreur a beaucoup de doigté avec les dames. Sûr
que t’as d’la veine. C’est un gars qui a ses petites manies, mais s’il avait été vraiment
fou, actuellement, on serait en train de creuser un trou pour te coller dedans. Faut
remercier le Bon Dieu. A tout à l’heure.
J’entendis claquer la porte du bungalow. C’était le moment de m’occuper de
moi. Il me fallut une demi-heure pour me redonner à peu près figure humaine ; à
chaque instant, j’étais tentée de me laisser tomber sur mon lit et de donner libre
cours à mes larmes jusqu’au moment où ces hommes reviendraient avec leurs
revolvers et m’achèveraient. Mais la volonté de vivre me revint en faisant les gestes
familiers qui consistaient à me coiffer et à obtenir de mon corps qui me faisait mal de
partout, affaibli par le souvenir de douleurs autrement plus vives, qu’il fît ce que
j’attendais de lui. Peu à peu, tout au fond de moi-même, commençait à poindre l’idée
que le plus mauvais était peut-être passé. Sinon, pourquoi étais-je encore en vie ?
Pour une raison quelconque ces hommes voulaient que je fusse là et non pas hors
course. Sluggsy était si adroit avec son revolver qu’il aurait certainement pu me tuer
au moment où je m’échappais. Ses balles étaient passées tout près de moi, mais
n’était-ce pas seulement pour m’effrayer, pour m’obliger à m’arrêter ?
Je mis ma combinaison blanche de motocycliste. Dieu sait si elle était
impersonnelle, et je mis mon argent dans une poche à toute éventualité. Quelle
éventualité ? Il n’y aurait plus de possibilités de m’échapper. Alors, endolorie et faible
comme un petit chat malade, je me traînai jusque dans le hall.
Il était onze heures. La pluie n’avait pas repris ; de temps en temps la forêt était
illuminée par un quartier de lune, caché, puis démasqué par des nuages qui se
déplaçaient rapidement. Sluggsy se détachait sur la porte d’entrée, appuyé au
chambranle, en train de mâchonner son éternel cure-dent. Au moment où j’arrivais, il
s’effaça pour me laisser passer.
- Voilà ma cocotte, fraîche comme un gardon. Un peu écorchée par-ci, par-là,
peut-être. Il faudra dormir sur le dos, hein ? Mais c’est justement ce qu’il nous faut,
n’est-ce pas, chérie ?
Comme je ne répondais pas, il m’attrapa par le bras :
- Eh là ! C’est pas des façons de faire, Bimbo ! Tu as besoin d’être soignée de
l’autre côté, peut-être ? On peut voir à ça, dit-il avec un geste menaçant de sa main
libre.
- Je regrette, mais je ne voulais rien dire de spécial.
- Alors, ça va ! Et il me laissa aller. Maintenant, ramène-toi ici et occupe-toi de
tes casseroles. Et ne continue pas à m’asticoter. Ni mon copain Horreur. Regarde ce
que tu as fait à sa jolie frimousse.
L’homme maigre était assis à la même table. La boîte de pansements de
première urgence du bureau de la réception était ouverte devant lui ; il avait un grand
morceau de sparadrap sur la tempe droite. Je lui lançai un regard rapide et terrifié,
puis j’allai me réfugier derrière mon comptoir. Sluggsy s’approcha de lui, s’assit, et ils
se mirent à bavarder à voix basse, en me regardant de temps à autre.
Cela m’avait donné faim de préparer les œufs et le café. Je n’y comprenais
rien. Depuis que ces deux hommes avaient franchi le seuil, j’étais tellement tendue et
effrayée que je n’aurais pu avaler une tasse de café. Mais bien sûr, j’avais l’estomac
vide parce que j’avais été malade ; d’autre part, je l’avoue à ma honte, mais, je le
sentais, le fait d’avoir été battue comme je l’avais été m’avait détendue, assez
mystérieusement. La douleur beaucoup plus vive que l’état de tension dans lequel je
m’étais trouvée lorsque je l’attendais, avait dénoué mes nerfs et j’éprouvais au fond
de moi-même une curieuse impression de chaleur et d’apaisement. J’avais encore
peur, j’étais terrifiée, même, mais d’une façon docile, fataliste. En même temps, mon
corps savait qu’il avait faim, il voulait récupérer des forces, il voulait vivre.
Si bien que je me fis pour moi aussi des œufs brouillés, du café et des toasts
beurrés. Quand j’eus servi les deux hommes, je m’assis derrière le comptoir, à un
endroit où ils ne me voyaient pas et j’absorbai mon repas. Ensuite, presque calme,
j’allumai une cigarette. Au même instant, je compris que c’était une erreur. Cela
attirait l’attention sur moi. Bien plus, cela montrait que j’avais récupéré, que ça valait
la peine de recommencer à me battre. Mais la nourriture, le simple fait de manger, de
mettre du sel et du poivre sur mes œufs, du sucre dans mon café, tout cela avait été
presque intoxicant. Cela faisait partie de ma vie passée, d’il y a mille ans, avant
l’arrivée de ces hommes. Chaque bouchée était quelque chose d’exquis, accaparait
tous mes sens. Je savais désormais ce que c’est d’être en prison et de recevoir de la
nourriture en contrebande, d’être prisonnier de guerre et d’ouvrir un paquet de sa
famille, de trouver de l’eau dans le désert, de se voir apporter une boisson chaude
après avoir été sauvé de la noyade. Le simple fait de vivre, quelle chose précieuse !
Si je sortais de là, je ne l’oublierais jamais plus. Je serais reconnaissante pour
chaque souffle d’air que je respirerais, pour chaque repas, pour chaque nuit où je
sentirais la fraîche caresse des draps, la paix d’un lit derrière une porte bien close.
Pourquoi n’avais-je jamais connu cela auparavant ? Pourquoi mes parents, ma
religion perdue, ne me l’avaient-ils jamais appris ? En tout cas, je le savais
maintenant. Je l’avais découvert toute seule. L’amour de la vie est né du voisinage
de la mort, de la menace de la mort. Rien ne vous rend réellement reconnaissant
d’être en vie comme d’être effleuré par l’aile noire du danger.
Ces pensées fiévreuses étaient nées de l’intoxication due à la nourriture que
j’absorbais toute seule, à l’abri de mon comptoir. J’étais pour quelques instants
revenue dans la vie d’avant. Si bien que, un peu légèrement, et pour retenir cet
instant, j’avais allumé ma cigarette.
Une minute peut-être plus tard, le murmure des voix s’arrêta. Sur un fond de
Contes de la Forêt viennoise, qui sortait en demi-teinte de la radio, j’entendis le bruit
d’une chaise qu’on recule. Je me sentis prise de panique. Je jetai ma cigarette dans
le fond de ma tasse, me levai et commençai à tourner les robinets et à faire un bruit
de vaisselle dans l’évier. Je ne regardais pas, mais je voyais Sluggsy traverser la
pièce. Il vint jusqu’au comptoir et se pencha. Je levai les yeux en prenant un air
surpris. Il mâchait toujours son cure-dent, le faisant passer d’un côté et de l’autre de
sa bouche ovale et lippue. Il avait à la main une boîte de Kleenex ; il la posa sur le
comptoir. Il en prit une poignée, se moucha et jeta les mouchoirs usagés sur le sol. Il
dit d’une voix aimable :
- Tes partie et tu m’as donné un rhume, pépée. Toute cette poursuite dans les
bois. Cette maladie que j’ai, cette alopécie qui tue les cheveux… Tu sais c’qu’elle fait
aussi ? Elle tue les poils qu’on a à l’intérieur du nez. Ça et le reste. Et tu sais c’que
ça fait ? Ça te fait vachement couler le tarin quand t’as pris froid. Tu m’as fait prendre
froid, pépée. Ça veut dire une boîte de ces trucs en papier par jour. Plus, peut-être.
T’as jamais pensé à ça ? T’as jamais pensé aux mecs qui n’ont pas de poils dans le
blair ?
Les yeux sans cils ni sourcils devinrent soudain noirs de colère.
- Vous autres, vous êtes toutes les mêmes. Vous ne pensez qu’à vous. Les
mecs qu’ont des ennuis ? Qu’ils aillent au diable ! Vous êtes tout juste bonnes pour
les joyeux drilles.
Je me mis à parler tranquillement, plus bas que la radio :
- Je suis triste que vous ayez des ennuis. Pourquoi n’êtes-vous pas triste parce
que j’en ai, moi aussi ?
Puis je me mis à parler vite, avec violence :
- Pourquoi êtes-vous venus ici tous les deux pour me faire du mal ? Que vous
ai-je fait ? Pourquoi ne me laissez-vous pas partir ? Si vous le faites, je promets de
ne rien dire à personne. J’ai un peu d’argent. Je pourrais vous en donner. Disons
deux cents dollars. Je ne peux pas faire plus. Il faut qu’avec ce qui me restera je
fasse tout le trajet jusqu’en Floride. S’il vous plaît, vous voulez me laisser partir ?
Sluggsy partit d’un grand éclat de rire. Il se retourna et alla vers l’homme
maigre.
- Viens ! Laisse tomber ton mouchoir, Horreur. La poule, elle dit qu’elle nous
refile deux billets si on la laisse se tailler.
L’homme maigre haussa légèrement les épaules et ne fit aucun commentaire.
Sluggsy se retourna vers moi. Ses yeux étaient durs et sans pitié.
- Tâche de piger, Bimbo. Tes dans la pièce, t’as un rôle de vedette à jouer. Ça
devrait t’amuser de savoir qu’t’intéresses comme ça des types occupés, importants,
comme Horreur et moi-même, et un grossium comme M. Sanguinetti.
- De quelle pièce s’agit-il ? Quel rôle est-ce que je dois jouer ?
- Tu seras affranchie demain matin. En attendant, qu’est-ce que tu dirais de
boucler ta petite gueule ? Tout ce bla-bla me fait mal aux esgourdes. J’ai besoin de
me remuer. C’est pas mal c’qu’ils sont en train de jouer. Qu’est-ce que t’en penses ?
Si on dansait ça ? Qu’on donne une petite représentation à Horreur. Ensuite on ira
au page faire c’qu’on a à faire. Viens, poulette.
Il me tendait les bras en claquant dans ses doigts au rythme de la musique et
en esquissant quelques pas rapides.
- Je regrette. Je suis fatiguée.
Sluggsy revint au comptoir.
- T’as pas froid aux châsses de me sortir une pareille connerie ! Sale petite pute
au rabais ! J’vais te donner quelque chose pour être fatiguée.
Soudain, il y eut dans sa main une affreuse petite matraque en cuir noir. Il en
assena sur le comptoir un coup qui marqua le formica d’une entaille profonde. Il se
mit alors à contourner furtivement le comptoir, flairant de mon côté, ses yeux fixant
les miens. Je reculai jusque dans le coin le plus éloigné. Cela allait être mon dernier
geste. Il fallait le frapper d’une façon quelconque avant qu’il ait mis la main sur moi.
Ma main sentit le tiroir de l’argenterie ouvert ; soudain je plongeai et lançai tout le
contenu du tiroir en même temps. Il ne fit pas un écart assez rapide et le flot argenté
des couteaux et des fourchettes jaillit autour de sa tête. Il mit une main devant son
visage et recula en poussant des jurons. J’en lançai encore quelques autres, mais
les couteaux faisaient simplement un bruit métallique autour de sa tête, qu’il avait
enfoncée dans les épaules. L’homme maigre traversait rapidement la pièce. Je saisis
le couteau à découper et je me précipitai sur Sluggsy mais il me vit venir et s’abrita
derrière une table. Sans se presser, Horreur retira sa veste, l’enroula autour de son
bras gauche ; ils prirent alors chacun une chaise et, braquant en avant les pieds de
ces chaises comme des cornes de taureaux, ils me chargèrent des deux côtés à la
fois. Je fis une balafre insignifiante à un bras, puis on fit tomber le couteau de ma
main et tout ce que je pus faire c’est de retourner me mettre à l’abri du comptoir.
Tenant toujours sa chaise, Sluggsy me suivit et, tandis que je lui faisais face,
une assiette dans chaque main, l’homme maigre se pencha sur le comptoir et
m’attrapa par les cheveux. Je lançai les assiettes des deux côtés, mais elles allèrent
simplement se briser sur le plancher. Alors on me fit courber la tête pour l’immobiliser
sur le comptoir, et Sluggsy se jeta sur moi.
- Très bien, Horreur. Laisse-la. C’est pour moi.
Je sentis autour de mon corps ses bras puissants qui m’écrasaient, sa figure
contre la mienne, il m’embrassait brutalement tandis que sa main allait chercher à la
hauteur de mon cou la fermeture éclair de ma combinaison pour la faire descendre
jusqu’à la ceinture.
On entendit alors le bourdonnement aigu de la sonnette à la porte principale et
tout le monde fut glacé de terreur.
TROISIÈME PARTIE
LUI
QU’EST-CE QUE C’EST ?
- Qu’est-ce qu’y a ? Qu’est-ce que c’est ?
Sluggsy avait fait un bond en arrière, la main à l’intérieur de sa veste de cuir.
Horreur reprit ses esprits le premier. Il y eut sur sa figure un sourire glacial.
- Va te mettre derrière la porte, Sluggsy. Tiens ton feu jusqu’à ce que je te dise.
Toi, dit-il en me lançant les mots sur un ton méprisant, tâche de te conduire comme il
faut. C’est toi qui vas répondre de nous. Si tu l’ fais pas bien, t’es une fille morte.
Compris ? On te descend. Maintenant va à cette porte et vois qui c’est. Dis-leur la
même salade qu’à nous. Pigé ? Et puis prends pas l’air si con. Personne te fera de
mal si tu fais c’que j’dis. Et remonte cette fermeture-Eclair, nom de nom !
J’étais en train de me battre avec ladite fermeture-Eclair. Elle était coincée.
- Bon, alors tiens c’te saloperie fermée sur tes roberts et avance. J’serai
derrière toi. Et n’oublie pas : un mot de travers et t’es flinguée par derrière. Et le mec
aussi, par la même occase. Maintenant, grouille-toi !
Mon cœur battait à se rompre. En tout cas, quoi qu’il arrive, j’allais d’abord
essayer de me tirer d’affaire !
On frappa très fort à la porte. Je m’avançai, tenant fermé le haut de ma
combinaison. Je savais quelle était la première chose à faire !
Quand je fus arrivée à la porte, Sluggsy se mit de côté et ouvrit le verrou. Tout
dépendait maintenant de la vitesse de mes mains. Je saisis la poignée de la porte
avec ma main gauche et, tandis que je la tournais, ma main droite lâcha la
combinaison, plongea jusqu’à la chaîne et la décrocha. Derrière moi quelqu’un
poussa un juron à voix basse et je sentis le canon d’un revolver s’enfoncer dans mon
dos ; mais, comme j’avais tiré brusquement, la porte s’était ouverte toute grande,
allant plaquer Sluggsy contre le mur. J’avais spéculé sur le fait qu’ils ne tireraient
pas, ignorant si ce n’était pas par hasard la police ou une patrouille assurant la
surveillance de la route. En effet ils n’avaient pas tiré. Tout dépendait maintenant de
l’homme seul qui était là sur le seuil.
A mon premier coup d’œil, je maugréai en moi-même : « Mon Dieu ! c’est
encore un de leurs semblables, un gangster comme eux ! » Il était là, si calme, si
maître de lui, avec quelque chose de cet air meurtrier qu’avaient les autres. Il portait
le vêtement dont le cinéma a fait l’uniforme des gangsters : un imperméable bleu
foncé à ceinture et un feutre noir très enfoncé sur les yeux. Dans le genre ténébreux,
cruel même, il était beau. Une cicatrice plus claire traversait sa joue gauche. Je levai
rapidement la main pour dissimuler ma nudité. Alors il sourit et j’ai pensé soudain
que tout allait peut-être tourner bien pour moi.
Quand il se mit à parler, mon cœur bondit : il était anglais !
- Je suis désolé. J’ai eu une crevaison. (Un Américain aurait dit : « Je suis à
plat. ») J’ai vu qu’il y avait des places disponibles. Puis-je avoir une chambre pour la
nuit ?
Puis il me regarda avec curiosité, sentant très bien qu’il y avait quelque chose
qui ne tournait pas rond.
Il allait falloir déployer de la ruse, mais j’allais peut-être parvenir à faire tuer mes
deux persécuteurs. Je dis simplement :
- Je suis désolée, mais le motel est fermé. L’enseigne « Places disponibles » a
été allumée par erreur.
Tout en disant cela, je faisais un signe de mon index recourbé dirigé contre ma
poitrine, pour l’inviter à entrer. Il eut l’air intrigué. Il fallait lui donner un indice :
- Est-ce que malgré votre crevaison vous ne pouvez pas aller jusqu’à Lac
George ?
- Impossible. J’ai déjà fait plus d’un kilomètre sur la jante. Il ne reste plus rien de
mon pneu.
Je fis de la tête un signe imperceptible vers l’arrière, insistant pour qu’il entre.
- Eh bien ! les représentants de la Compagnie d’assurances du propriétaire sont
là. Je vais leur demander. Attendez ici.
Et de nouveau je fis un signe du doigt. Alors je me retournai et avançai de deux
pas vers l’intérieur, mais en restant près de la porte pour empêcher les autres de la
refermer. Ils étaient là tous les deux les mains dans les poches, me regardant,
chacun à sa manière, comme s’ils avaient voulu me vouer à l’enfer. L’homme à
l’imperméable avait compris ma mimique et se trouvait maintenant assez engagé à
l’intérieur. Quand il vit les deux hommes, sa figure se durcit et il dit d’un air détaché :
- Je pense que vous avez entendu ce que je viens de dire. Vous voyez un
inconvénient à ce que je passe la nuit ici ?
- Bon Dieu ! Un Anglouze ! Qu’est-ce que c’est ? L’O.N.U. ?
L’homme maigre dit d’un ton cassant :
- Rien à faire, l’ami. Vous avez entendu la dame. Le motel est fermé. On va
vous donner un coup de main pour changer votre roue et vous pourrez repartir.
- Il est un peu tard pour cela, répondit l’Anglais avec calme. Je vais vers le sud
et je doute qu’il y ait quelque chose sur cette route de ce côté-ci de Glens Falls. Je
crois que j’aime mieux rester ici. Après tout l’enseigne « Places disponibles » est
allumée.
- Vous m’avez entendu, monsieur ?
Horreur parlait maintenant sans douceur ; il se tourna vers Sluggsy : « Viens,
on va donner un coup de main à ce type pour sa roue. »
Ils s’avancèrent tous les deux d’un pas vers la porte. Mais, Dieu le bénisse,
l’Anglais ne bougea pas.
- Il se trouve que j’ai des amis à Albany, des amis très importants. Vous n’avez
pas envie de perdre votre licence de motel, n’est-ce pas ? L’enseigne dit « Places
disponibles », tout est éclairé. Je suis fatigué et je réclame une chambre. Et se
tournant vers moi : « Cela va vous déranger beaucoup ? »
- Oh non ! absolument pas, me hâtai-je de répondre. Il me faut une minute pour
vous préparer une chambre. Je suis sûre que M. Sanguinetti ne voudrait rien faire
qui risquerait de lui faire perdre sa licence ? dis-je en regardant les deux gangsters
d’un air innocent et dénué d’expression.
On aurait pu croire qu’ils allaient tirer leurs armes, mais l’homme maigre alla à
l’écart et fut suivi de Sluggsy ; ils chuchotèrent un instant. Je profitai de l’occasion
pour faire à l’Anglais des signes de têtes insistants et suppliants ; il me répondit
encore une fois par un de ses sourires rassurants.
L’homme maigre se retourna :
- Ça va, l’Anglouze. Vous pouvez avoir votre chambre. Mais n’essayez pas de
nous le faire à l’influence avec ces vannés sur Albany. M. Sanguinetti, lui aussi, a
des potes dans la capitale. P’t’êt’ qu’y a quelque chose dans votre histoire de
« Places disponibles », mais charriez pas. Ici nous sommes les patrons et c’est ce
qu’on dit qui est la loi. D’ac ?
- En ce qui me concerne, tout à fait. Je vous remercie. Je vais chercher mon
sac.
Comme il faisait un mouvement pour sortir, je m’empressai de dire :
- Je vais vous donner un coup de main.
Je me précipitai devant lui, m’escrimant sur ma fermeture-Eclair, honteuse de
me savoir comme cela. Par bonheur, la fermeture se décoinça subitement et je pus
remonter le curseur jusqu’en haut.
Il vint vers moi. Je dis sur un ton pressant, en laissant tomber mes mots du coin
des lèvres, car j’étais sûre que l’un des deux était près de la porte à nous épier :
« Merci ! Et que Dieu soit béni ! Vous êtes arrivé au moment où ils allaient me tuer.
Mais Dieu veillait sur moi. Ce sont des gangsters. Je ne sais pas ce qu’ils veulent.
Sûrement quelque chose de mal. J’ai essayé de m’enfuir et ils ont tiré sur moi. »
Nous arrivions à la voiture. C’était un cabriolet deux places Thunderbird gris
foncé, avec une capote crème ; une très belle voiture. Je le lui dis, mais il me
répondit que c’était une voiture de location. Il me dit :
- Venez de l’autre côté. Ayons l’air d’admirer la voiture.
Il se pencha, ouvrit la portière et fourragea à l’intérieur. Il demanda :
- Ils sont armés tous les deux ?
- Oui.
- Combien de pistolets chacun ?
- Je ne sais pas. Le petit a l’air d’un tireur d’élite. A six mètres il fait ce qu’il veut.
L’autre, je ne sais pas.
Il sortit une petite valise noire, la posa sur le sol et l’ouvrit. Il prit quelque chose
sous ses vêtements et le glissa dans sa poche intérieure. Il fouilla dans un côté de la
valise, en sortit des objets plats et noirs qui ressemblaient à des chargeurs, et les
rangea. Puis il referma la valise en disant :
- Il vaut mieux avoir toute une artillerie.
Il fit claquer ostensiblement la porte et se releva. Nous examinâmes tous les
deux l’arrière de la voiture et nous mimes à genoux pour vérifier le pneu crevé. Il
demanda : « Et le téléphone ? »
- Coupé.
- Donnez-moi la cabine à côté de la vôtre.
- Bien sûr.
- Très bien. Allons. Et quoi qu’ils disent ou fassent, tenez-vous près de moi.
- Oui ; et merci.
- Attendons d’en être sortis, dit-il avec un sourire, et en se relevant.
Nous revînmes ensemble. Sluggsy, qui était resté sur le seuil, ferma la porte
derrière nous et tira le verrou. Après réflexion, il tendit la main vers le commutateur et
éteignit l’enseigne : « Places disponibles ».
- Voilà votre clef, l’Anglouze, dit-il en la jetant sur la table.
Je la ramassai et regardai le numéro. Quarante, la dernière sur la gauche.
- Ce monsieur, dis-je d’une voix ferme, aura le numéro 10, juste à côté de moi,
et je me dirigeai vers la réception, oubliant que Sluggsy avait toutes les clefs.
Celui-ci m’avait suivie. Il dit avec un mauvais sourire :
- Rien à faire, fillette. Nous ne savons rien sur ce mec. Alors, Horreur et moi, on
va coucher tout près de toi, chacun d’un côté. Pour veiller à c’qu’on te dérange pas.
Les autres chambres sont prêtes pour le déménagement. Il y a que le numéro 40 et
rien d’autre. Puis se tournant vers l’Anglais : « Et alors, l’Anglouze, quel est ton
nom ? »
- Bond. James Bond.
- Un nom de cave, tout à fait. D’Angleterre, s’pas ?
- Exact. Où est le registre ? Je vais vous l’épeler.
- Malin, le mec, hein ? Quel genre de boulot ?
- Police.
La bouche de Sluggsy en resta béante. Il promenait sa langue sur ses lèvres. Il
se tourna pour appeler Horreur, toujours assis à la même table.
- Et dis donc, Horreur ! Devine ! C’est un flic, un poulet british ! Quéqu’t’en
penses ? Semelles de crêpe !
- J’l’avais flairé, dit Horreur en hochant la tête. Qu’est-ce que ça fait ? On fait
rien de mal.
- Ben oui ! c’est vrai après tout, dit Sluggsy avec empressement. Puis se
tournant vers Bond : « Maintenant, n’allez pas vous mettre à écouter les vannes de
c’te p’tite pute. Nous sommes de l’assurance. Des sortes d’experts, si vous voulez.
On travaille pour M. Sanguinetti, un grossium de Troy. C’est lui qui est propriétaire de
cet établissement. Les gérants se sont plaints qu’il manque de l’argent dans la
caisse. Et du matériel, aussi. Alors on est venu faire une enquête, en quelque sorte,
et pendant qu’on interrogeait cette petite roulure elle a frappé mon copain avec un
pic à glace, direct sur la boîte à idées. Voyez vous-même. Et il fit un geste dans la
direction d’Horreur. Comment trouvez-vous ça ? On était juste en train d’essayer de
la maîtriser quand vous êtes arrivé. Pas vrai, Horreur ?
- Officiel ! C’est comm’ça qu’ça s’est passé.
- Vous savez que tout ça n’est qu’un ramassis de mensonges, dis-je, furieuse.
Je me dirigeai jusqu’à la porte de derrière et montrant le châssis faussé et
l’impact de la balle, je demandai :
- Comment cette balle est-elle arrivée jusqu’ici pour faire ce trou ?
- Tu m’cherches, la môme, dit Sluggsy en riant de bon cœur.
Et se tournant vers Horreur :
- T’as vu des balles qui voltigeaient par ici ?
- Non, j’en ai pas vu. Horreur paraissait outré. Il agita une main nonchalante
dans la direction du plancher, tout autour du comptoir : « Par contre, j’ai vu un tas de
vaisselle que cette dame lançait à la tête de mon pote. » Ses yeux se tournèrent
lentement dans ma direction : « C’est pas vrai, madame ? Et il y a un grand couteau
à découper, par terre, dans ces parages. Pas mauvaise idée d’vous arrêter pour
agression, demain matin…»
- Vous feriez ça ! dis-je avec véhémence. Vous verriez où ça vous mènerait.
Vous savez parfaitement bien que j’essayais de me défendre. Quant à cette histoire
d’argent, c’est la première fois que j’en entends parler. Et vous le savez.
- Eh bien ! il me semble que je suis arrivé au bon moment pour ramener la paix,
dit l’Anglais en nous interrompant avec calme. Maintenant, où est ce registre, que je
le signe.
- Le registre, c’est l’ patron qui l’a, dit Sluggsy d’un ton péremptoire. Pas besoin
de rien signer. Vous paierez pas. La maison est fermée. Vous pouvez avoir un lit,
c’est tout.
- Merci, c’est très aimable de votre part. James Bond se tourna vers moi : « Y at-il une possibilité quelconque d’avoir des œufs au bacon et du café ? Tous ces
discours m’ont ouvert l’appétit. S’il y a ce qu’il faut, je peux le faire cuire moi-même.
- Oh non ! dis-je en me dirigeant vers le comptoir en toute hâte. J’adorerais
vous préparer cela.
- Merci infiniment.
Ignorant Sluggsy, il se tourna vers le comptoir, se hissa sur un tabouret, en
posant sa valise sur celui qui se trouvait à côté.
Je surveillais Sluggsy du coin de l’œil ; il pivota sur ses talons et alla
rapidement retrouver l’homme maigre ; il s’assit à côté de lui et ils se mirent à parler
avec animation.
James Bond lança dans leur direction un coup d’œil par-dessus son épaule. Il
descendit de son tabouret, ôta son manteau de pluie et son chapeau, les mit sur sa
valise et se percha à nouveau. Pendant que je m’affairais à mes préparatifs
culinaires en lui adressant de temps en temps des coups d’œil rapides, lui surveillait
silencieusement les deux hommes dans le long miroir qui occupait le mur derrière le
comptoir.
Il mesurait environ 1 m 80, il était mince et bien bâti. Dans un visage émacié,
légèrement bronzé, apparaissaient des yeux d’un gris bleuté très clair qui vous
examinaient d’un regard glacial et pénétrant. Ils lui donnaient, malgré son physique
agréable, ce quelque chose de dangereux et de presque cruel qui m’avait fait peur
au premier abord. Maintenant je savais qu’il pouvait sourire, et je ne trouvais plus
son visage qu’excitant ; aucun visage masculin ne m’avait jamais fait un tel effet. Il
portait une chemise de soie blanche paraissant très douce avec une cravate noire
tricotée qui pendait négligemment sans être maintenue par une épingle ; son veston
droit était coupé dans un tissu très léger bleu foncé qui pouvait être de l’alpaga. Les
mains puissantes, mais rassurantes, reposaient sur ses avant-bras appuyés au
comptoir. Il sortit de sa poche-revolver un large étui à cigarettes en acier bruni et
l’ouvrit.
- Vous en voulez une ? Senior Service. Je pense qu’il va falloir que je me mette
aux Chesterfield.
Et tandis qu’il souriait, les coins de sa bouche s’abaissaient lentement.
- Non, merci, pas maintenant. Quand j’aurai fini de faire la cuisine.
- Au fait, quel est votre nom ? Vous êtes canadienne, n’est-ce pas ?
- Oui, de Québec. Mais je vis en Angleterre depuis environ cinq ans. Mon nom
est Vivienne Michel. Mes amis m’appellent Viv.
- Comment, au nom du Ciel, avez-vous fait pour vous mettre dans un pareil
pétrin ? C’est là le couple de jeunes bandits les plus coriaces que j’aie rencontrés
depuis des années. Troy est un vilain endroit ; une sorte de faubourg d’Albany pour
gangsters. Le maigre vient de purger une longue peine de prison, j’en mettrais ma
main au feu. L’autre a l’air d’un psychopathe de la pire espèce. Comment est-ce
arrivé ?
Je lui racontai mon histoire par petits morceaux, en m’interrompant de temps à
autre dans mes préparatifs, et en ne conservant que l’essentiel. Il écouta
tranquillement sans faire de commentaire. La radio continuait à donner de la
musique, mais les deux gangsters nous surveillaient silencieusement, si bien que je
parlai le plus bas que je pus. Quand j’eus terminé, je lui dis :
- Est-ce donc vrai que vous êtes un policier ?
- Pas tout à fait. Mais je m’occupe de ce genre de choses.
- Vous voulez dire que vous êtes un détective ?
- Enfin… quelque chose d’approchant.
- Je m’en doutais !
- Comment ? demanda-t-il en riant.
- Oh ! je ne sais pas. Mais vous avez l’air un petit peu dangereux. Et ce que
vous avez pris dans votre valise, c’était un pistolet, et des munitions. Etes-vous…
(j’étais embarrassée, mais je devais savoir) êtes-vous officiel ?… Je veux dire, vous
travaillez pour le Gouvernement ?
- Oui, dit-il avec un sourire rassurant. Ne vous faites pas de souci pour cela. On
me connaît à Washington. Si nous nous en tirons, je m’occuperai de ces deux-là.
Ses yeux se firent de nouveau glacés.
- Je veillerai à ce qu’ils rôtissent sur la chaise pour tout ce qu’ils vous ont fait.
- Vous me croyez ?
- Bien sûr. Intégralement. Mais ce que je ne peux pas comprendre, c’est où ils
veulent en venir. Ils ont agi apparemment comme s’ils avaient eu la certitude de faire
de vous tout ce qu’ils voudraient sans être inquiétés. Et maintenant mon intervention
n’a pas l’air de les agiter beaucoup. Ont-ils bu ? Fument-ils ?
- Non. Ni l’un ni l’autre.
- Je n’aime pas ça. Ça fait « professionnel ».
J’avais fini de préparer son repas et je le déposai sur le comptoir. Il mangea
comme quelqu’un qui a vraiment faim. Je lui demandai si ça allait. Il me répondit que
c’était merveilleux et cela me fit chaud au cœur. Quel coup de veine fantastique que
cet homme, précisément celui-ci, tombe du ciel de cette façon magique ! Je me
sentais peu de chose. C’était vraiment un miracle. Je me jurai de dire ce soir mes
prières, pour la première fois depuis des années. Je m’empressais auprès de lui
comme une esclave, lui proposant encore du café, de la confiture pour finir son toast.
Finalement il me regarda tendrement en riant.
- Vous me gâtez. Oh ! excusez-moi. J’oublie tout. C’est le moment de fumer
votre cigarette. Vous mériteriez la boîte entière.
Il alluma ma cigarette avec un briquet Ronson, également en acier bruni. Ma
main effleura la sienne et je sentis une petite décharge électrique traverser tout mon
corps. Je m’aperçus soudain que je tremblais. Je me hâtai de ramasser les assiettes
et je me mis en devoir de les laver.
- Je n’ai rien mérité du tout, fis-je en répondant à sa dernière phrase. C’est
tellement merveilleux que vous soyez ici. Un véritable miracle.
Ma voix se brisa et je sentis les larmes affluer stupidement à mes yeux. Je les
essuyai du revers de ma main. Cela ne lui avait probablement pas échappé, mais il
fit comme s’il n’avait rien vu.
- Oui, dit-il au contraire avec gaieté, c’est vraiment un coup de veine. Du moins,
je l’espère. Il est trop tôt pour vendre la peau de l’ours. Je vais vous dire. Il faut que
nous restions assis ici bien tranquillement tant que ces deux gangsters sont là. Que
nous attendions qu’ils fassent un mouvement, qu’ils aillent se coucher, peu importe.
Voulez-vous que je vous raconte à la suite de quels événements je suis passé par ici
ce soir ? Ce sera dans les journaux d’ici un jour ou deux. L’histoire seulement, car
mon nom, lui, ne sera pas cité. Si bien que vous allez me promettre d’oublier la partie
qui me concerne. Ça n’a aucun sens, à dire vrai, mais c’est le règlement, et je dois
travailler conformément à ce règlement. D’accord ? Cela vous fera peut-être oublier
vos ennuis. Ils ont l’air d’avoir été particulièrement soignés.
- Oui, racontez, dis-je avec reconnaissance. Et je vous promets ce que vous me
demandez. C’est juré.
HISTOIRE POUR S’ENDORMIR
Je me juchai sur le séchoir près de l’évier pour être tout près de lui et lui
permettre de me parler plus facilement. Je refusai une seconde cigarette ; il en
alluma une et regarda un bon moment les deux gangsters dans la glace. Moi aussi.
Les deux hommes nous rendirent notre regard avec une hostilité passive et
indifférente qui suffisait à empoisonner l’atmosphère. Je n’aimais pas beaucoup cet
air qu’ils prenaient sans se départir de leur vigilance. Ils avaient l’expression
implacable de gens qui se sentent si puissants que toutes les chances sont de leur
côté et qui ont tout leur temps. Mais James Bond ne paraissait pas s’en soucier. Il
semblait simplement essayer d’évaluer leur force, comme un joueur d’échecs. La
certitude de supériorité qui se lisait dans ses yeux m’inquiétait un peu. Il ne les avait
pas vus à l’œuvre. Il ne pouvait pas se douter de ce dont ils étaient capables ; à tout
moment, ils pouvaient aussi bien sortir leurs revolvers et faire voler nos têtes en
éclats comme des noix de coco à la foire, puis jeter dans le lac nos corps lestés
d’une pierre. Mais James Bond se mettait à parler et j’oubliai mes cauchemars pour
l’écouter et le regarder.
- En Angleterre, quand un homme, et à l’occasion, une femme, arrive en
provenance de l’autre côté du rideau de fer, c’est-à-dire du côté russe, apportant un
renseignement important, il y a une habitude fixée une fois pour toutes. Prenons
l’exemple de Berlin, puisque c’est le chemin le plus souvent utilisé. On l’emmène tout
d’abord au quartier général des services de renseignements et il est traité avec la
plus extrême circonspection. Il faut essayer en effet d’éliminer les agents doubles :
des types qui prétendent « choisir la liberté », afin de nous espionner de l’intérieur,
pour ainsi dire, et de repasser ensuite leur camelote aux Russes. Il y a aussi des
agents triples des gens qui procèdent comme les agents doubles, mais qui changent
d’avis et qui, avec notre assentiment, repassent aux Russes des renseignements
fabriqués. Vous comprenez ? Ce n’est rien d’autre qu’un jeu compliqué, il est vrai.
Mais il en est de même de la politique internationale, de la diplomatie, de toutes les
entreprises du nationalisme et de la volonté de puissance. Personne ne cessera ce
jeu. C’est comme l’instinct de la chasse.
- Oui, je vois. Cela paraît idiot à ma génération. Il nous faudrait quelques autres
Kennedy. C’est à cause de tous ces vieillards. Ils devraient remettre le monde à des
gens plus jeunes qui n’ont pas l’idée de la guerre gravée dans leur subconscient
comme l’unique solution. Comme de battre les enfants. C’est tout à fait la même
chose. C’est d’une autre époque : de l’âge de pierre.
- Je suis évidemment d’accord avec vous, répondit James Bond avec un
sourire, mais je vous en prie, ne répandez pas trop largement vos idées, ou je vais
me trouver sans situation. De toute façon, quand le transfuge est passé par le centre
de triage de Berlin, on l’envoie en Angleterre et le marché est conclu : vous dites tout
ce que vous savez sur les rampes de lancement soviétiques et en échange on vous
donne un nouveau nom, un passeport britannique et une cachette où les Russes
n’iront jamais vous découvrir. C’est ce qu’ils craignent le plus, bien entendu : que les
Russes les repèrent et les tuent. S’ils jouent le jeu, ils ont le choix entre le Canada,
l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou l’Afrique. Donc, lorsqu’ils ont dit tout ce qu’ils
savent, on les envoie par avion dans le pays qu’ils ont choisi ; et là un comité de
réception organisé par la police locale, tout s’entoure bien entendu d’un secret
absolu les prend en charge ; peu à peu ils accèdent à une situation et ils entrent
dans une communauté exactement comme s’ils étaient des immigrants de bonne foi.
Ça marche toujours. Au début ils ont le mal du pays, ils éprouvent des difficultés à
s’adapter, mais il y a toujours à proximité un membre du comité de réception prêt à
leur venir en aide.
James Bond alluma une autre cigarette.
- Tout ce que je vous dis là, les Russes le savent. Le seul secret dans ce genre
d’affaires, c’est l’adresse de ces gens. Il y avait un homme que j’appellerai Boris. On
l’a installé à Toronto, au Canada. C’était une bonne prise, un constructeur naval de
premier plan de Kronstadt, occupant un poste important dans l’équipe qui s’occupe
des sous-marins atomiques. Il est passé en Finlande, puis à Stockholm. Nous
l’avons cueilli là et envoyé par avion en Angleterre. Les Russes ne disent pas grandchose de leurs transfuges ; ils poussent quelques jurons et les laissent aller. S’ils
sont importants, ils ramassent les membres de leur famille et les expédient en
Sibérie, pour intimider les indécis. Avec Boris, c’était différent. Ils ont envoyé un
appel général à tous leurs services secrets pour qu’on l’élimine. Une organisation
appelée SPECTRE en entendit parler par hasard.
James Bond jeta un coup d’œil pénétrant sur les deux hommes de l’autre côté
de la pièce. Ils n’avaient pas bougé. Ils étaient là à surveiller, à attendre. Pour quelle
raison ?
James Bond se tourna à nouveau vers moi :
- Je vous assomme ?
- Oh non ! Bien sûr que non ! C’est passionnant. Ces gens de SPECTRE. Il me
semble en avoir entendu parler dans les journaux.
- Je pense. Il n’y a pas un an, il y a eu cette affaire de vol de bombes
atomiques. L’Opération Tonnerre. Vous vous rappelez ? Cela se passait aux
Bahamas, dit-il, et ses yeux étaient fixés au loin.
- Oh oui ! Bien sûr, je me rappelle. C’était dans tous les journaux. Je pouvais à
peine y croire. C’était comme un roman d’épouvante. Pourquoi ? Vous avez été mêlé
à cette affaire ?
- Par certains côtés, dit James Bond avec un sourire. Mais ce qu’il y a
d’important, c’est que nous n’avons jamais pu liquider SPECTRE. Le chef a disparu.
C’est une sorte de réseau d’espionnage indépendant : « Service pour les exécutions,
le contre-terrorisme, les règlements de comptes et l’espionnage », comme ils
s’appellent eux-mêmes. Ils ont repris leurs activités et ayant appris comme je vous le
disais que les Russes veulent faire exécuter ce Boris, ils ont réussi à découvrir sa
cachette. Ne me demandez pas comment. Ces gens sont beaucoup trop bien
informés pour mon goût. Ils se sont donc adressés au chef du K.G.B. à Paris, le chef
du Service Secret russe pour ce pays, et ils lui ont dit qu’ils assureraient le travail
pour cent mille livres. Moscou a vraisemblablement donné son accord, car tout de
suite après, les gens d’Ottawa, la fameuse Police Montée se sont adressés à nous.
Ils ont un département spécialisé avec lequel nous collaborons assez intimement
dans ce genre d’affaires. Ils nous ont fait savoir qu’un ancien membre de la Gestapo
habitant Toronto, un type du nom de Horst Uhlmann, établi là-bas, était entré en
contact avec certains gangsters. Savions-nous quelque chose sur lui ? Il paraissait
désireux de faire descendre un étranger non spécifié et il était prêt à payer cinquante
mille dollars à celui qui ferait ce travail. En rapprochant les deux choses, un type
malin de chez nous s’est demandé s’il ne s’agirait pas d’une tentative des Russes
contre Boris. Alors, ajouta James Bond avec une moue de dédain, on m’a envoyé
voir ce qui se passait. Vous ne préféreriez pas faire marcher la télévision ? ajouta-t-il
avec un sourire.
- Oh non ! Continuez, je vous en prie.
- Bon. Vous savez qu’ils ont eu un tas d’ennuis à Toronto. C’est de toute façon
une ville mal famée, mais maintenant la guerre des gangs s’est engagée sur une
vaste échelle ; vous avez probablement lu dans les journaux que la Police Montée a
été jusqu’à appeler à la rescousse deux limiers du C.I.D., des as venant en droite
ligne de Scotland Yard. L’un de ces gars du C.I.D. s’est arrangé pour faire introduire
un jeune Canadien très malin dans le gang des Mécaniciens, les plus coriaces de
Toronto, qui a des ramifications de l’autre côté de la frontière avec Chicago et
Detroit. C’est lui qui eut vent de ce que Uhlmann cherchait à faire faire. Nous nous
sommes mis au travail, les gars de la Police Montée et moi-même, et pour abréger
une trop longue histoire, nous avons fini par découvrir que c’était Boris qui était la
cible et que les Mécaniciens avaient accepté de faire le travail jeudi dernier, il y a
exactement une semaine. Uhlmann s’est évanoui dans la nature et nous n’avons pu
retrouver sa trace. Tout ce que nous avons pu apprendre, grâce à notre homme des
Mécaniciens, c’est qu’il a accepté de prendre le commandement de l’équipe de
meurtriers consistant en trois tireurs d’élite appartenant à la pègre. Il s’agirait d’une
attaque frontale sur l’appartement de Boris. Aucune fantaisie. Ils devaient
simplement se frayer un passage à travers la porte d’entrée à coups de mitraillette, le
réduire en bouillie, et s’en aller. Cela aurait lieu un peu avant minuit. Les
Mécaniciens assureraient une surveillance permanente sur la maison pour vérifier
que Boris était bien rentré de son travail et n’était pas ressorti.
« Eh bien ! à part la protection de Boris, mon travail principal consistait à mettre
la main sur ce Horst Uhlmann parce que dès maintenant on était aussi certain qu’on
peut l’être qu’il était un homme de SPECTRE et j’ai pour mission de poursuivre les
gens de cette organisation partout où ils se manifestent.
« Nous ne pouvions pas, bien entendu, laisser Boris exposé à ce danger, mais
d’autre part, si nous le mettions en lieu sûr il n’y aurait pas de tentative contre sa vie
et nous ne nous emparerions pas de cet Uhlmann. Il m’a donc fallu faire une
proposition assez peu agréable. Peu agréable pour moi, précisa James Bond avec
un sourire amer. D’après ses photographies, j’avais cru voir une vague
ressemblance entre ce Boris et moi-même à peu près mon âge, grand, brun, rasé de
près. J’ai jeté un coup d’œil sur lui, un soir, d’une « voiture fantôme », c’est-à-dire
une voiture de patrouille dans laquelle on voit sans être vu, j’ai bien regardé
comment il s’habillait, comment il marchait. J’ai suggéré que nous mettions Boris à
l’abri la veille du jour où le meurtre devait avoir lieu, et que je prenne sa place sur
son trajet de retour à son appartement.
- Oh ! mais vous n’auriez pas dû prendre un pareil risque ! ne pus-je
m’empêcher de m’écrier avec inquiétude. Supposez qu’ils aient modifié leurs plans.
Qu’ils aient décidé de faire ça dans la rue, ou bien avec une bombe à retardement, je
ne sais pas, moi !
- Nous avions pensé à tout cela, fit-il avec un haussement d’épaules. Il
s’agissait d’un risque calculé et c’est pour en prendre que je suis payé. En tout cas,
je suis ici. Mais ce n’était pas très agréable de marcher dans la rue et j’ai été soulagé
de me trouver à l’intérieur. La Police Montée avait loué l’appartement en face de
celui de Boris ; je savais que je ne risquais pas grand-chose et je n’avais qu’à jouer
le rôle de la chèvre à la longe pendant que les chasseurs tireraient la bête sauvage.
J’aurais pu me tenir en dehors de l’appartement, me cacher quelque part dans
l’immeuble jusqu’à ce que tout soit terminé, mais j’avais l’intuition que la chèvre
devait être une véritable chèvre. J’avais raison, car à onze heures du soir le
téléphone se mit à sonner et une voix d’homme demanda : « C’est monsieur
Boris ? » Je répondis : « Oui. Qui est là ? » en m’efforçant de parler avec un accent
étranger. L’homme dit seulement : « Merci. Ici l’annuaire du téléphone. Nous
vérifions les noms des abonnés dans votre secteur. Bonsoir. » Je remerciai mon
étoile de m’être trouvé là pour répondre à la communication bidon destinée à
s’assurer que Boris était bien chez lui.
« La dernière heure fut occupée par un travail fébrile. Il allait y avoir beaucoup
de coups de feu échangés et probablement pas mal de morts ; personne n’aime
cette perspective même quand on ne s’attend pas à être touché. J’avais deux
revolvers gros calibre, capables d’arrêter vraiment quelqu’un. A minuit moins dix, je
pris position à droite de la porte dans un angle de maçonnerie solide et me tins prêt
pour le cas où Uhlmann ou l’un des gangsters s’aviseraient de tirer sur les gars de la
Police Montée à travers le corridor. A vous dire vrai, à mesure que les minutes
passaient et que j’imaginais la voiture du tueur descendant la rue, les hommes en
sortant et gravissant silencieusement l’escalier, je regrettais de ne pas avoir accepté
l’offre de la Police Montée de me donner l’un de ses hommes pour monter la garde
avec moi. Mais cela aurait représenté cinq heures de tête à tête pendant lesquelles
je n’aurais pas su quoi dire ; d’autre part, j’ai toujours préféré les missions qu’on
accomplit seul. Je suis ainsi fait. Les minutes, les secondes s’égrenaient et à minuit
moins cinq, au moment où le déclenchement de la sonnerie de l’heure se préparait,
j’entendis une cavalcade de semelles de crêpe dans l’escalier et puis tout se
déchaîna.
James Bond marqua un temps. Il se passa une main sur la figure. Ce geste
était destiné à éclaircir ses idées ou à essayer de chasser un souvenir. Il alluma une
autre cigarette et poursuivit.
- J’entendais le lieutenant commandant le détachement de la Police Montée
crier : « Au nom de la Loi, ouvrez ! » Il y eut alors un mélange de coups de feu isolés
et de rafales de sulfateuses… excusez-moi, je veux dire mitraillettes, et quelqu’un
poussa un cri. Alors le lieutenant s’écria : « Arrêtez cet homme ! » Un instant après,
le loquet de la porte à côté de moi sauta et un homme se rua à l’intérieur. Il tenait
une mitraillette collée à sa hanche, ce qui est le bon moyen de s’en servir et il se mit
à pirouetter de gauche et de droite dans la chambre-salon, cherchant Boris. Je
savais que c’était Uhlmann, l’ancien de la Gestapo. Dans mon métier on doit avoir
appris à subodorer un Allemand, ou un Russe, et sa physionomie était gravée dans
ma tête. Je tirai dans son arme et la fis sauter de sa main. Mais il était rapide. Il
sauta derrière la porte ouverte. Celle-ci était faite d’une planche très mince. Je ne
pouvais risquer qu’il eût un second revolver et qu’il tirât le premier, aussi dessinai-je
un large Z dans la porte avec des balles, en pliant sur mes genoux. Je n’eus pas tort
car il tira une rafale qui faillit me faire une raie dans les cheveux alors que j’étais déjà
à genoux. Mais deux de mes balles l’avaient atteint, à l’épaule gauche et à la hanche
droite, comme on le constata ensuite ; il s’effondra derrière la porte et cessa de
bouger.
« Les autres combattants qui se trouvaient au-dehors avaient disparu en bas de
l’escalier à la suite des hommes de main, mais un homme de la Police Montée
blessé apparut à l’entrée de ma chambre, marchant à quatre pattes. Il venait m’aider
et me demanda : « Un coup de main, mon pote ? » Uhlmann tira à travers la porte
dans la direction de sa voix et le tua. Mais cela m’indiqua à quelle hauteur se trouvait
l’arme d’Uhlmann et je tirai presque en même temps que lui ; puis je me précipitai au
centre de la pièce pour lui en donner encore si c’était nécessaire. Mais il n’en avait
plus besoin. Toutefois il vivait toujours ; quand les survivants de la Police Montée
remontèrent, ils l’emmenèrent en ambulance. A l’hôpital, ils essayèrent de le faire
parler, mais il ne dit rien : Gestapo plus SPECTRE, cela fait un bon mélange ! Il
mourut le lendemain matin.
James Bond me regarda dans les yeux, sans me voir.
- De notre côté, continua-t-il, nous avions deux morts et deux blessés. Les
autres avaient perdu l’Allemand, plus l’un des leurs et les deux derniers ne dureront
pas longtemps. Mais le champ de bataille était une vilaine chose à voir et puis, vous
savez il eut soudain les traits tirés et fatigués, j’en ai assez vu de ce genre de
choses. Lorsque les différentes autopsies furent terminées je voulus m’en aller. Mon
Quartier Général voulait que j’aille faire un rapport complet à Washington afin
d’obtenir leur aide pour la liquidation des ramifications américaines du gang des
Mécaniciens. Ceux-ci en ont pris un bon coup et le département spécial de la Police
Montée estime également que ce serait une bonne idée de poursuivre notre action
pendant qu’ils sont encore groggy. J’ai dit : très bien, mais que je préférais aller en
voiture au lieu de voyager d’une traite en avion ou en chemin de fer. On me l’accorda
à condition que je ne mette pas plus de trois jours. J’ai loué cette voiture et je suis
parti ce matin à l’aube. Je marchais très bien, assez vite, quand je suis tombé au
plus fort d’un orage, la queue de celui que vous avez eu, je suppose. J’ai traversé cet
orage jusqu’à Lac George où j’avais l’intention de passer la nuit, mais ça paraissait
être un endroit si dantesque que, lorsque j’ai vu à l’angle d’une route secondaire une
pancarte annonçant ce motel, j’ai couru ma chance.
Il me sourit, il paraissait avoir retrouvé sa bonne humeur.
- Quelque chose m’a dit peut-être que vous étiez au bout de cette route et que
vous vous trouviez dans l’embarras. De toute façon, j’ai crevé à un kilomètre d’ici, et
me voici.
Il sourit encore une fois, posa sa main sur la mienne et ajouta :
- C’est drôle, la façon dont les choses arrivent !
- Mais vous devez être absolument rompu d’avoir conduit tout ce temps-là.
- J’ai quelque chose pour ces cas-là. Soyez gentille, donnez-moi encore une
tasse de café.
Tandis que je m’affairais autour du percolateur, il ouvrit sa valise et en sortit un
flacon de pilules blanches. Il en prit deux qu’il avala avec le café que je lui tendais.
- Orthédrine. Il ne m’en faut pas plus pour rester éveillé toute la nuit. Je dormirai
demain. Tiens, les voici, dit-il après avoir jeté un coup d’œil à la glace. Il m’adressa
un sourire d’encouragement. « Mais ne vous faites pas de souci. Dormez un peu. Je
rôderai dans les parages pour veiller à ce que vous n’ayez pas d’ennuis. »
Le niveau de la musique de la radio baissa peu à peu et le carillon sonna
minuit.
DORMIR… A MOINS QUE L’ON NE MEURE…
Tandis que Sluggsy se dirigeait vers la porte de derrière et sortait dans la nuit,
l’homme maigre se dirigea lentement vers nous. Il se pencha sur le bord du comptoir.
- Ça va comme ça, les gars. Terminé. Il est minuit. Nous fermons l’électricité.
Mon ami est allé chercher au magasin des lampes à pétrole de secours. Pas de
raison de gaspiller le jus. Ce sont les ordres de M. Sanguinetti.
Il parlait sur un ton raisonnable et presque amical. Avaient-ils renoncé à leurs
projets, quels qu’ils fussent, à cause de la présence de cet homme qu’on appelle
James Bond ? J’en doutais. Les pensées dont mon esprit s’était libéré tandis que je
l’écoutais parler revinrent en foule. J’allais être obligée de dormir avec ces deux
hommes flanquant ma cabine de chaque côté. Je devais rendre ma chambre
inexpugnable ! Mais ils avaient leur passe-partout ! Il fallait que ce Bond m’aidât.
Celui-ci bâillait à se décrocher la mâchoire.
- Eh bien ! je ne serai pas mécontent de dormir un peu. J’ai fait une longue
route aujourd’hui et j’en ai beaucoup plus à faire encore demain. Vous aussi, avec
toutes vos occupations, vous devez être assez disposés à aller au lit ?
- Vous venez, monsieur ?
Les yeux de l’homme maigre devenaient plus perçants.
- C’est un travail plein de responsabilités que vous avez là.
- Quel travail ?
- D’être expert en assurances. Pour une propriété de grande valeur comme
celle-ci. Elle doit valoir près d’un demi-million de dollars ! Au fait, est-ce que l’un de
vous est assermenté ?
- Non. M. Sanguinetti n’a pas besoin de faire assermenter personne de ceux qui
travaillent pour lui.
- C’est un grand compliment à faire à son personnel. Il doit avoir des gens bien.
Il a raison de leur faire pleine confiance. A propos, quel est le nom de sa compagnie
d’assurances ?
- Metro Accident and Home.
L’homme maigre s’appuyait toujours mollement au comptoir, mais son visage
blême devenait attentif.
- Pourquoi ? Qu’est-ce qui vous prend, monsieur ? Si vous renonciez à dire des
trucs à double sens et que vous sortiez franchement ce que vous avez dans le
crâne.
- Mademoiselle Michel, répond Bond d’un air insouciant, me disait que le motel
ne marche pas tellement bien. Je parie qu’il n’a pas été admis à figurer sur la liste
des Relais de Qualité, des Auberges de Vacances ou des Congrès. Il est difficile de
faire beaucoup d’affaires si l’on n’est pas affilié à l’une de ces organisations. Et tout
ce dérangement pour vous envoyer ici à deux simplement pour compter les petites
cuillers et fermer le compteur électrique.
James Bond prenait l’air de celui qui veut manifester sa sympathie.
- Je me suis dit tout d’un coup que l’affaire était peut-être en déconfiture. Ce
serait dommage. Jolie installation, un beau site.
L’éclair rouge terrible, que j’avais déjà vu une fois, traversa à nouveau les yeux
de l’homme maigre.
- Si vous fermiez votre menteuse, monsieur. J’en ai marre de vos salades de
rosbif, pigé ? Vous insinuez que tout ça n’est pas recto ? Des fois que vous pensiez
qu’on fricote un turbin ?
- Allons, y allez pas aux cris, gueulez pas au charron, Monsieur Horowitz, il n’y
a pas de quoi lancequiner des châsses !
Et James Bond eut un large sourire :
- Vous voyez que, moi aussi, je sais le lingo4.
Mais son sourire s’effaça immédiatement quand il dit :
- Mais je sais aussi où on le parle. Maintenant, vous me comprenez ?
Il voulait dire, je suppose que c’était un langage de gangster, de familier des
prisons. C’est certainement ce que l’homme maigre comprit. Il parut ébranlé, mais il
ne tarda pas à retrouver son assurance et sa colère ; il dit simplement :
- Ça va, gros malin. C’est vu. Vous êtes tous les mêmes, vous autres flics ;
vous croyez voir le mal là où il n’y en a pas. Maintenant, où diable est passé mon
pote ? Allons ! Au paddock !
Tandis que nous passions les uns après les autres par la porte de derrière, les
lumières s’éteignirent.
Nous nous arrêtâmes, James Bond et moi, mais l’homme maigre continua son
chemin sous le passage couvert comme s’il avait vu clair dans la nuit. On vit
apparaître Sluggsy au coin du bâtiment, portant deux lampes à pétrole. Il nous en
remit une à chacun. Sa figure dénudée, jaunâtre à la lumière des lampes, se fendit
d’un sourire grimaçant !
- Faites de beaux rêves, les potes !
James Bond me suivit jusqu’à ma cabine, entra et ferma la porte.
- Je veux bien être pendu si je sais ce qu’ils préparent, mais la première chose
à faire, c’est de vérifier que vous êtes bien enfermée. Allons, regardons.
Il inspecta la chambre, examina la fermeture de la fenêtre, les gonds de la
porte, évalua la dimension de l’orifice du climatiseur. Il parut satisfait et dit :
- Il n’y a que la porte. Vous m’avez dit qu’ils avaient le passe-partout. Nous
allons la coincer, et lorsque je serai sorti, mettez le secrétaire devant comme
barricade supplémentaire.
Il entra dans la salle de bains, déchira des bandes de papier à w.-c., les mouilla
et en fit des coins solides. Il en glissa plusieurs sous la porte, tourna le bouton et tira.
Les coins tenaient, mais pouvaient avoir été détériorés quand il avait forcé pour les
faire passer sous la porte. Il les retira donc, les arrangea et me les donna. Il prit dans
la ceinture de son pantalon un revolver court et trapu :
- Vous avez déjà tiré avec ce genre d’engin ?
- Quand j’étais petite, j’ai tiré sur des lapins avec un 22 à canon long.
- Bon, ça c’est un Smith et Wesson Police. Ça vous stoppe vraiment quelqu’un.
Veillez à viser bas. Tenez votre arme comme ceci, dit-il en me montrant ce qu’il fallait
faire. Et essayez de presser sur la détente d’un mouvement continu. Mais ça n’a pas
tellement d’importance. J’entendrai et je viendrai en courant. Maintenant rappelezvous : vous êtes parfaitement protégée. Les fenêtres sont en matériaux solides et il
n’y a pas moyen de passer, sauf en brisant les vitres. Fiez-vous aux architectes de
motels. Ils savent tout ce qu’on doit savoir sur la technique de l’effraction. Ces
voyous ne vont pas vous tirer dessus dans le noir à travers les vitres, mais à titre de
précaution, laissez votre lit là où il est et faites-vous un lit de camp avec des coussins
4
Argot.
et des couvertures dans le coin opposé, sur le sol. Mettez le revolver sous votre
oreiller. Placez le secrétaire devant la porte et mettez dessus en équilibre le poste de
télévision ; comme ça, si l’on essaie de secouer la porte, il tombera. Cela vous
réveillera et vous n’aurez qu’à tirer un coup de revolver à travers la porte, tout près
de la poignée, là où l’homme a des chances de se tenir, et à attendre qu’il pousse un
cri.
Je dis que oui, d’un air aussi satisfait que je pus, mais je souhaitais le voir plutôt
rester avec moi dans ma chambre. Je n’osai pas le lui demander. De toute façon, il
semblait avoir dressé ses plans.
Il s’approcha de moi et déposa un baiser sur mes lèvres. J’en fus tellement
saisie que je restai là sans bouger.
- Excusez-moi, Viv, dit-il avec douceur, mais vous êtes une bien belle fille. Dans
cette combinaison vous êtes la plus jolie garagiste que j’aie jamais vue. Maintenant
ne vous tracassez pas. Dormez un peu. Je veille sur vous.
Je passai les bras autour de son cou et lui rendis son baiser sur les lèvres, en
le serrant très fort.
- Vous êtes l’homme le plus merveilleux que j’aie jamais rencontré, lui dis-je.
Merci d’être là. Et s’il vous plaît, James, soyez prudent. Vous ne les avez pas vus à
l’œuvre comme je les ai vus. Ce sont vraiment des durs. Ne récoltez pas un mauvais
coup, je vous en prie.
Il m’embrassa encore, mais légèrement cette fois et je le laissai faire.
- Ne vous tracassez pas, dit-il. Je connais cette espèce de gens. Vous allez
faire tout ce que je vous ai dit et dormir. Bonne nuit, Viv.
Et il sortit.
Je restai un moment à contempler la porte fermée, puis j’allai me brosser les
dents et me préparer pour la nuit. Je me regardai dans la glace. J’étais terrible à
voir : rien sur la figure, aucun maquillage, les yeux cernés jusqu’au milieu du visage.
Quelle journée ! Celui-ci maintenant ! Je ne dois pas le perdre ! Il ne faut pas le
laisser partir ! Mais je savais au fond de mon cœur qu’il le faudrait. Il partirait seul et
je partirais moi aussi, de mon côté. Aucune femme n’a jamais retenu cet homme-là.
Aucune ne le retiendra jamais. C’est un solitaire, un homme qui va seul dans la vie et
qui ne livre pas son cœur. Il doit haïr tout ce qui attache. Je soupirai. Très bien, je
jouerais la partie en conséquence. Je le laisserais s’en aller. Je ne pleurerais pas
quand il partirait. Ni même après. N’étais-je pas cette fille qui avait décidé de ne plus
avoir de cœur ?
Espèce d’idiote ! Imbécile, infatuée de toi-même ! Petite oie ! C’était vraiment le
moment de pleurnicher dans le style courrier du cœur pour magazine féminin ? Je
secouai ma tête avec colère, retournai dans la chambre et fis ce qu’il m’avait dit de
faire.
Le vent était toujours très violent et les sapins devant la fenêtre terriblement
secoués. La lune apparaissait à travers les nuages qui se déplaçaient rapidement en
éclairant les hautes fenêtres de la chambre qui brillaient à travers les motifs rouges
des rideaux. Lorsque la lune disparut derrière les nuages, les taches de lumière
rouge s’éteignirent et l’on ne vit plus que la petite nappe de lumière jaune projetée
par la lampe à pétrole. En l’absence de lumière électrique, un mauvais film
s’inscrivait sur les murs de cette chambre oblongue. Les coins restaient dans
l’ombre ; la chambre semblait attendre l’arrivée d’un metteur en scène qui ferait
surgir les acteurs des ténèbres pour dire à chacun ce qu’il devait faire.
Je me contraignis au calme et appliquai mon oreille aux murs de gauche et de
droite, mais ils étaient malheureusement séparés des autres cabines par les garages
individuels, aussi je ne pouvais rien entendre. Avant de me barricader, j’avais ouvert
ma porte sans faire de bruit, j’étais sortie et j’avais jeté un coup d’œil aux alentours.
On voyait passer un filet de lumière au n°8, au n°10 et, tout à fait à gauche, au n°40
occupé par James Bond. Tout était tranquille et paisible. Alors je me plaçai au centre
de la chambre et jetai un dernier coup d’œil autour de moi. J’avais fait tout ce qu’il
m’avait dit de faire. Je me remémorai les prières qu’il fallait dire ; je m’agenouillai là
où je me trouvais, sur le tapis, et me mis à prier. Ces prières comportaient des
actions de grâces, mais aussi des implorations. Je pris deux comprimés d’aspirine et
j’éteignis la lumière en baissant la mèche, puis en soufflant dans le verre, j’allai
jusqu’à mon lit installé sur le plancher dans un coin. Je défis la fermeture-Eclair de
ma combinaison, délaçai mes souliers sans les retirer, et me blottis sous les
couvertures.
Je ne prends jamais d’aspirine ni aucun autre médicament. J’avais trouvé ces
comprimés dans la trousse de pharmacie de première urgence que mon esprit
pratique m’avait fait glisser dans mon petit bagage ; je les avais avalés après avoir lu
consciencieusement la notice. De toute façon, j’étais épuisée, à bout de forces ; ces
comprimés me firent le même effet que de la morphine et je ne tardai pas à sombrer
dans un délicieux demi-sommeil, où le danger n’existait plus, mais qui était hanté par
ce visage brun si exaltant. Je m’attendrissais davantage en me rappelant le premier
contact de sa main qui tenait le briquet ; je me remémorai séparément, avec
application, chacun de ses baisers, puis, m’étant vaguement rappelé la présence du
revolver et ayant glissé ma main sous l’oreiller pour vérifier qu’il était bien là, je
sombrai dans un sommeil béat.
*
*
*
Puis j’eus conscience d’être éveillée. Je restai un moment à me demander où je
me trouvais. Il y avait une accalmie dans la tempête, tout était redevenu calme.
J’étais couchée sur le dos. C’est ce qui m’avait réveillée ! Je demeurai un moment à
contempler le rectangle de lumière rouge qui se détachait sur le mur en face de moi.
La lune s’était donc montrée à nouveau. Un calme de tombeau. Le silence était
enveloppant, réchauffant, après ces longues heures d’orage. Je sentis que j’étais en
train de m’assoupir de nouveau et je me mis de côté pour voir l’intérieur de la
chambre. Je fermai les yeux. Mais tandis que le sommeil me gagnait, une image
m’effleura. Avant de refermer les yeux j’avais remarqué quelque chose d’anormal. A
regret, je les rouvris. Il me fallut encore quelques minutes pour me rappeler ce que
j’avais vu. C’étaient les rais de lumière qui filtraient autour de la porte de la penderie
et qui se reflétaient sur le mur en face.
Comme j’étais bête ! Je n’avais pas fermé la porte comme il faut et la lumière
ne s’était pas éteinte automatiquement. Je me levai à contrecœur. Quelle barbe !
Mais, après avoir fait deux pas dans la chambre, je me rappelai soudain. Il n’aurait
pas dû y avoir de lumière à l’intérieur de la penderie : l’électricité était coupée !
Je m’immobilisai, le poing serré devant ma bouche et alors, tandis que je me
tournais pour me précipiter sur le revolver, les deux battants de la porte s’ouvrirent et
Sluggsy, se redressant brusquement, bondit hors de sa cachette, une torche
électrique dans une main, et, dans l’autre, quelque chose qui se balançait ; il se
précipita sur moi.
Je crus pousser un cri perçant, mais peut-être était-ce seulement une
impression. Immédiatement après, quelque chose explosa sur le côté de ma tête et
je sentis que je m’écrasais sur le sol. Puis ce fut l’obscurité.
Au moment où je commençai à reprendre connaissance, mes premières
sensations furent d’avoir terriblement chaud et d’être tirée sur le plancher. Je sentis
alors l’odeur de l’incendie, je vis les flammes et j’essayai de crier. Aucun son ne
sortait de ma bouche, sauf une sorte de gémissement animal, et je me mis à donner
des coups de pieds. Mais j’étais solidement tenue aux chevilles et soudain, je fus
traînée dans l’herbe humide et les branches d’arbre ; de nouvelles bosses venaient
aggraver les douleurs lancinantes que je ressentais dans ma tête. Puis on me lâcha
les pieds, et, d’un geste impératif, un homme agenouillé près de moi me mit la main
sur la bouche. Tout près de mon oreille, une voix celle de James Bond chuchota
quelque chose sur un ton pressant : « Pas un bruit ! Restez tranquille ! Tout va bien.
C’est moi. »
Je voulus le toucher et je sentis une épaule nue. D’une pression de la main je le
rassurai et lui retira sa main de ma bouche. « Attendez ici ! murmura-t-il. Ne bougez
pas ! Je reviens tout de suite », et il s’éloigna sans bruit.
Sans bruit ? Cela n’aurait pourtant pas eu beaucoup d’importance qu’il en fit.
On entendait derrière moi un ronflement assourdissant, interrompu seulement par
des craquements sinistres, une énorme lueur orangée éclairait les arbres. Je me mis
avec précaution sur les genoux et au prix de quelques souffrances, tournai la tête.
Un grand rideau de flammes s’étendait à ma droite sur toute la rangée de cabines.
Mon Dieu ! de quel affreux danger il m’avait sauvée ! Je palpai mon corps, me passai
la main dans les cheveux. Aucune brûlure. J’avais simplement derrière la tête cette
meurtrissure qui m’élançait. Je constatai que je pouvais me tenir debout ; je me
relevai donc et tentai de me rappeler ce qui s’était passé. Mais j’avais tout oublié
depuis le moment où j’avais reçu ce coup. Ils avaient donc dû mettre le feu ; d’une
façon ou d’une autre James avait réussi à arriver quand il en était encore temps et il
m’avait traînée sur le dos jusqu’auprès des arbres.
Un bruissement dans les branches, et il était de retour. Il n’avait ni veste ni
chemise, mais il portait en travers de sa poitrine bronzée qui luisait de transpiration à
la lumière de l’incendie, une sorte de harnachement, et un automatique massif était
suspendu, la crosse en bas, sous son aisselle gauche. Ses yeux étaient brillants de
tension et d’excitation ; son visage noirci par la fumée et ses cheveux en désordre lui
donnaient un aspect plutôt effrayant. On aurait dit un pirate.
Il désigna les flammes d’un mouvement de tête et dit avec un sourire amer :
- C’est à ça qu’ils jouaient. Mettre le feu au motel pour toucher l’assurance. Ils
sont en train de s’arranger pour que les flammes gagnent le bâtiment de la réception
et pour cela ils répandent du napalm le long du passage couvert. Mais c’est le cadet
de mes soucis. Les prendrais-je sur le fait, que je réussirais simplement à préserver
cette propriété au seul profit de M. Sanguinetti. Tandis qu’avec nous comme
témoins, pour ce qui est de l’indemnité de l’assurance, il n’en verra pas la couleur. Il
ira même en prison. Nous n’avons qu’à attendre un peu et à le laisser porter sur ses
livres la perte totale de son motel.
Je pensai soudain à mes précieuses affaires et je dis timidement :
- Ne pourrions-nous pas sauver la Vespa ?
- C’est fait. Vous avez seulement perdu vos robes du soir, si vous les avez
laissées dans la salle de bains. J’ai récupéré le revolver et j’ai sorti vos sacoches. Je
viens de mettre la Vespa en lieu sûr ; elle semble en parfait état. J’ai tout caché dans
les arbres. Les garages individuels seront les derniers à s’effondrer ; ils ont un mur
de maçonnerie de chaque côté. Ces bandits ont utilisé une bombe à napalm par
cabine. C’est mieux que le pétrole. Ça tient moins de place et ça ne laisse pas de
traces pour les flics de l’assurance.
- Mais vous auriez pu vous brûler !
- C’est pour cela que j’ai retiré ma veste, dit-il avec un sourire qui brillait dans
l’ombre. Il faut que je sois correct pour me présenter à Washington.
Cela ne me paraissait pas tellement drôle.
- Et votre chemise ?
Au même instant il y eut un craquement et des gerbes d’étincelles jaillirent des
cabines.
- Voilà ma chemise qui s’en va. Le toit vient de lui tomber dessus.
Il marqua un temps. Il passa une main pas très propre sur son visage ruisselant
de transpiration, se barbouillant encore un peu plus de suie.
- J’avais le vague sentiment que quelque chose de ce genre allait se produire.
J’aurais dû peut-être mieux m’y préparer. J’aurais pu, par exemple, aller changer la
roue de ma voiture. Si je l’avais fait nous pourrions partir dès maintenant. Nous
pourrions contourner les cabines et courir jusque-là. Aller jusqu’à Lac George ou
Glens Falls et envoyer les flics. Mais j’ai pensé que si je mettais ma voiture en état
de marche, nos amis auraient une excuse pour me prier de m’en aller. J’aurais
naturellement pu refuser, ou dire que je ne partirais pas sans vous, mais je pense
que ça aurait risqué de déclencher la bagarre. J’aurais pu avoir la chance d’abattre
ces deux-là, à moins d’être touché le premier. Et si j’avais été éliminé, vous vous
seriez retrouvée à votre point de départ. Cela n’aurait pas été drôle. Vous
représentiez l’élément essentiel de leur plan.
- Je sentais bien que je jouais un rôle à tout instant, mais je ne comprenais pas
lequel. Je savais d’autre part, d’après la façon dont j’étais traitée, que je ne comptais
pas, qu’on pouvait entièrement disposer de moi. A quoi voulaient-ils donc m’utiliser ?
- Vous étiez là pour jouer le rôle de la responsable de l’incendie. Les Phancey
sont naturellement dans le coup. (Je me rappelai le changement survenu dans leur
attitude à mon égard le dernier jour : ils m’avaient traitée avec mépris, comme une
rien du tout, comme bonne à jeter aux ordures.) En faveur de la thèse de
Sanguinetti, il devait y avoir leur témoignage, disant qu’ils vous avaient recommandé
de couper l’électricité ce qui était parfaitement logique dans un établissement qui
allait fermer et d’utiliser une lampe à pétrole le dernier soir. On aurait trouvé les
restes de cette lampe. Vous étiez allée vous coucher avec cette lampe allumée et
d’une façon ou d’une autre vous l’aviez renversée. Tout l’établissement avait flambé.
Il y avait beaucoup de parties en bois dans la construction, et le vent avait fait le
reste. Mon arrivée inopinée représentait un léger contretemps, rien de plus. On aurait
retrouvé également mes restes ou en tout cas ma voiture, ma montre-bracelet et les
parties métalliques de mon sac de voyage. Je ne sais pas ce qu’ils auraient fait au
sujet de mon revolver et de celui qui se trouvait sous votre oreiller. Ils auraient pu
leur causer des ennuis. La police aurait fait des recherches au Canada en partant de
ma voiture, du numéro des revolvers et elle aurait pu ainsi m’identifier. Mais alors
pourquoi mon second revolver se trouvait-il sous votre oreiller ? Ce détail aurait pu
faire réfléchir les policiers. Si nous avions été, en somme, des amants, pourquoi ne
dormions-nous pas ensemble ? Peut-être étions-nous extrêmement convenables et
dormions-nous aussi loin l’un de l’autre que possible ; peut-être avais-je insisté pour
que vous preniez l’une de mes armes afin d’assurer votre protection. Je ne sais pas
quelles conclusions ils auraient pu en tirer. Mais j’imagine que nos amis, quand ils
ont su que j’appartenais en quelque sorte à la police, ont pu penser à ces revolvers
et à d’autres objets métalliques compromettants qui n’auraient pas été détruits par le
feu ; ils auraient donc attendu quelques heures, le temps d’aller fouiller dans les
cendres pour essayer de parer à ce genre d’ennui. Ils auraient fouillé avec beaucoup
de précautions, en évitant, bien entendu, de laisser par exemple des empreintes.
Mais n’oublions pas que nous avons affaire à des professionnels. Ils en ont toutes
les caractéristiques.
- Mais pourquoi ne vous ont-ils pas tué ?
- Ils croient m’avoir tué. Quand j’ai été à ma cabine après vous avoir quittée, je
me suis dit que si quoi que ce fût devait arriver, ils commenceraient par se
débarrasser de moi. J’ai donc installé un mannequin dans mon lit. Assez réussi. Ce
n’est pas la première fois que je fais ça et j’ai le tour de main. Vous pouvez utiliser
des oreillers, des serviettes et des couvertures. Vous pouvez également placer sur
l’oreiller quelque chose qui ressemble à des cheveux. Je me suis servi d’une poignée
d’aiguilles de sapin, en quantité juste suffisante pour faire une tache sombre sur
l’oreiller, les draps étant soigneusement tirés, c’était très artistique. Puis j’ai placé ma
chemise sur le dossier d’une chaise à côté du lit, mise en scène propre à suggérer
que le propriétaire de la chemise se trouve à l’intérieur du lit et j’ai laissé la lampe à
pétrole brûler en veilleuse, tout près du lit, pour faciliter leur tir, si adroits qu’ils soient.
Je plaçai des coins d’amateurs sous la porte et engageai le dossier d’une chaise
sous la poignée de la porte pour donner l’impression d’un homme naturellement
précautionneux. J’ai emporté mon sac de voyage par-derrière et j’ai attendu sous les
arbres. Ça a duré une heure, puis ils sont arrivés si doucement que je ne les ai pas
entendus. Il y eut alors le bruit qu’ils ont fait en forçant la porte et une série de petits
bruits secs rapprochés ils utilisaient un silencieux puis tout l’intérieur de la cabine
fut illuminé par le napalm. Je me suis trouvé très intelligent, mais j’avais failli ne pas
l’être assez. Il me fallut presque cinq minutes pour trouver mon chemin à travers les
arbres jusqu’à votre cabine. Je ne me faisais pas de mauvais sang. Je savais que
cela leur prendrait autant de temps pour y arriver à leur tour, et j’étais décidé à sortir
à découvert si je vous avais entendue tirer. Mais à un moment quelconque de la
soirée, probablement lorsque Sluggsy avait été faire cette inspection des cabines
dont vous m’avez parlé, il avait pratiqué à la pioche un trou dans le mur derrière
votre penderie, laissant simplement la couche de plâtre qu’il ne lui restait plus
ensuite qu’à couper avec un couteau. Il a pu ou non remettre grossièrement les
pierres en place. Je ne sais pas, mais ce n’était pas nécessaire. Nous n’avions pas
l’occasion ni l’un ni l’autre d’aller dans le garage du n°8 ni de raison de le faire. Si
vous aviez été seule, ils auraient veillé à vous tenir à l’écart de cet endroit. En tout
cas j’ai commencé à comprendre en voyant dans votre cabine la lueur du napalm.
J’ai couru comme un fou en me faufilant par le fond non clos des garages quand je
les ai entendus arriver, longeant la suite des cabines en ouvrant les portes les unes
après les autres et plaçant les bombes puis en refermant ensuite soigneusement les
portes pour que tout ait l’air en ordre.
Tout en parlant, James Bond avait jeté de temps à autre un coup d’œil sur le
toit du bâtiment de la réception que nous pouvions apercevoir, juste au-dessus du
toit des cabines en flammes. Il dit alors sur un ton détaché :
- Ça y est, ils y ont mis le feu. Il faut maintenant que je les attrape. Comment
vous sentez-vous, Viv ? Encore des courbatures ? Comment va la tête ?
- Ça va très bien, répondis-je avec impatience. Mais James, faut-il vraiment que
vous vous attaquiez à eux ? Laissez-les partir. Quelle importance ont-ils ? Vous
pourriez être blessé.
- Non chérie, dit-il avec fermeté. Ils ont failli nous tuer. Ils peuvent revenir d’un
moment à l’autre et s’apercevoir de la disparition de la Vespa. Nous perdons alors le
bénéfice de la surprise. Et je ne peux pas les laisser partir. Ce sont des tueurs. S’ils
s’en vont, ils tueront demain quelqu’un d’autre. Et en outre, ajouta-t-il gaiement, ils
m’ont fait perdre ma chemise !
- Eh bien, alors, vous devez me laisser vous aider, répondis-je en posant la
main sur son bras. Et vous ferez attention, s’il vous plaît. Je ne peux pas me tirer
d’affaire toute seule, j’ai besoin de vous.
Il fit semblant de ne pas remarquer la présence de ma main. Il dit, presque avec
froideur :
- Dans ce cas, ne vous pendez pas au bras qui tient mon arme. C’est quelque
chose que je dois faire, un boulot, tout simplement. Voilà, dit-il en me tendant le
Smith et Wesson, vous allez tranquillement à l’abri des arbres jusqu’au garage du
n°3. Il se trouve dans l’ombre et le vent pousse le feu dans l’autre direction. De là,
vous pouvez surveiller sans être vue. Si j’ai besoin d’aide, je sais où vous trouver, ne
bougez donc pas de là. Si j’appelle, arrivez en courant. S’il m’arrive quelque chose,
suivez le rivage du lac et allez-vous-en aussi vite que vous pourrez. Après un pareil
incendie, demain matin ce sera plein de flics par ici, vous pourrez revenir en douce et
les contacter. On vous croira. S’ils discutent, dites-leur de téléphoner au C.I.A. à
Washington et vous verrez que ça bardera. Dites simplement qui j’étais. J’ai un
numéro une sorte de signe de reconnaissance : 007. Essayez de ne pas l’oublier.
LA PAROLE EST A LA POUDRE
- Qui j’étais… Dites qui j’étais…
Pourquoi dire une chose pareille ? Pourquoi mettre cette idée dans la tête de
Dieu, du Destin, je ne sais pas moi… de celui qui dirigeait les événements ce soirlà ? Il ne faut jamais exprimer de pensées qui font présager un malheur. Elles ont
leur vie propre, elles se propagent comme des ondes, elles sont entraînées dans ce
torrent de la conscience collective où nous nageons tous. Si par hasard, Dieu, ou le
Destin, écoutent à ce moment-là sur cette longueur d’onde, il est possible que ça
arrive inévitablement. Une pensée de mort peut être mal interprétée : on peut la
prendre pour une requête !
Je devais donc écarter ces pensées de mon esprit, sinon je risquais d’ajouter
mon poids aux ondes noires de la destinée. Cela paraît plutôt absurde, mais c’était
Kurt qui m’avait mis ce genre d’idées dans la tête. Il ne parlait que de « réactions
cosmiques en chaîne », de « cryptogrammes de force vitale » et autres expressions
germaniques à double sens que je buvais avec avidité comme si, et il le prétendait
parfois il avait été lui-même le « Centre dynamique », ou tout au moins une partie de
celui-ci, qui contrôlait tout dans le monde.
Bien entendu, il avait dit cela sur un ton dégagé, comme pour conjurer le sort,
comme certains skieurs que j’ai connus en Europe, qui criaient à leurs amis partant
pour la course de slalom ou de descente : Hals und Beinbruch ! Leur souhaiter de
« se rompre le cou et une jambe » avant l’épreuve, c’était éloigner l’accident, appeler
à la rescousse les forces favorables en ayant l’air d’invoquer le mauvais sort. James
Bond était assez britannique pour laisser ainsi tomber une phrase dans le seul but de
me faire sursauter. En tout cas, j’aurais préféré qu’il ne dise rien. Mais les
mitraillades, les gangsters, les meurtres, c’était son métier, c’était sa vie. Cela ne
faisait nullement partie de la mienne et je lui en voulus de ne pas être plus sensible,
plus humain.
Où était-il ? Il cherchait son chemin dans l’ombre, il utilisait la lueur de l’incendie
comme protection, tendant son système nerveux dans l’attente du danger. Et que
faisait l’ennemi pendant ce temps-là ? Ces deux gangsters professionnels qu’il avait
un peu tendance à sous-estimer lui tendaient-ils une embuscade ? Allait-on entendre
soudain le grondement des armes à feu ? Puis des cris ?
Je me rendis au garage de la cabine n°3 et, en frôlant le mur de pierre
rugueuse, je trouvai mon chemin dans l’obscurité. Je franchis avec précaution les
derniers mètres, regardai en contournant le bâtiment dans la direction des flammes
et des ombres, qui dansaient sur les autres cabines et le bâtiment de la réception.
On ne voyait aucun mouvement, excepté les flammes que le vent activait par
intermittence. Une partie des arbres plantés derrière les cabines avaient déjà
presque pris feu, et de leurs branches les plus sèches commençaient à jaillir des
étincelles. S’il n’y avait pas eu l’orage, un bel incendie de forêt se serait sûrement
déclenché et, avec mon coup sur la tête et ma lampe à pétrole renversée, j’aurais
laissé une trace visible de mon passage sur le territoire des Etats-Unis ! Jusqu’où cet
incendie se serait-il propagé, aidé par le vent ? Quinze kilomètres ? Trente ?
Combien d’arbres, d’oiseaux, d’animaux auraient été détruits par la faute, aurait-on
proclamé, d’une petite fille de Québec maintenant défunte.
Le toit d’une autre cabine s’écrasa et ce fut le même jaillissement d’étincelles
orangées. Ensuite ce fut le toit de faux bois du pavillon de la réception. Il s’affaissa
lentement puis s’effondra comme un soufflé raté. De nouvelles gerbes d’étincelles
jaillirent gaiement puis s’éteignirent, entraînées par le vent. A la lueur des flammes
on vit les deux voitures sur le bord de la route, la Thunderbird grise et la conduite
intérieure noire brillante. Mais toujours pas trace des gangsters ni de James Bond.
Je me rendis compte soudain que j’avais complètement perdu la notion du
temps. Je regardai ma montre : il était deux heures du matin. Il n’y avait donc que
cinq heures que tout cela avait commencé ! Il aurait pu y avoir aussi bien cinq
semaines. Mon existence antérieure me semblait éloignée de plusieurs années,
réprouvais même des difficultés à évoquer la soirée que j’avais passée à revivre ma
jeunesse. Tout s’était effacé soudain. La peur, la douleur, le danger avaient tout
submergé. C’était comme si je m’étais trouvée dans un naufrage, un accident d’avion
ou de chemin de fer, un tremblement de terre, un ouragan. Quand ces catastrophes
vous arrivent, ce doit être toujours la même chose. Les ailes noires de l’événement
bouchent le ciel, il n’y a plus ni passé ni avenir. Vous vivez minute par minute, vous
survivez le délai d’une seconde comme si ce devait être la dernière. Il n’y a pas
d’autre temps, d’autre lieu, il n’y a que la minute présente et le lieu où l’on se trouve.
C’est alors que je vis les deux hommes. Ils venaient vers moi à travers le
gazon, chacun d’eux portant une lourde caisse. C’étaient les postes de télévision. Ils
devaient les avoir sauvés pour les vendre et se faire un peu d’argent en supplément.
Ils allaient côte à côte, l’homme maigre et l’homme trapu, la lueur des cabines
incendiées faisait luire leurs visages ruisselants de sueur. Quand ils parvinrent aux
arcades du chemin couvert menant au pavillon de la réception, ils firent le trajet au
petit trot après avoir jeté un coup d’œil au toit qui brûlait toujours pour s’assurer qu’il
n’allait pas leur tomber dessus. Où était James Bond ? C’était le moment de les
prendre la main dans le sac !
Ils n’étaient plus qu’à une vingtaine de mètres de moi et ils se dirigeaient tout
droit vers leur voiture. Mais où donc était James ? Fallait-il que je leur coure après et
les capture à moi toute seule ? Ne soyons pas idiote ! Si je ratais et j’aurais
certainement raté, c’en serait fini de moi. D’autre part, si je m’en retournais, est-ce
qu’ils me verraient ? Ma combinaison blanche serait-elle visible dans l’obscurité ? Je
reculai encore. Ils se détachaient maintenant dans l’ouverture rectangulaire de mon
garage ; ils traversaient l’herbe à quelques mètres du mur nord du pavillon de la
réception qui tenait encore debout ; le vent avait d’ailleurs en détournant les flammes
protégé la plus grande partie de ce pavillon. Ils allaient bientôt tourner de l’autre côté,
disparaître, et une merveilleuse occasion serait perdue !
Mais alors ils s’arrêtèrent, figés sur place : James était en face d’eux, son arme
braquée entre eux deux. A travers la pelouse, on entendit sa voix claquer comme un
coup de fouet : « Très bien ! C’est cela ! Faites demi-tour ! Le premier qui lâche sa
télévision est un homme mort. »
Ils firent lentement demi-tour, si bien qu’ils se trouvèrent face à ma cachette.
Alors j’entendis James m’appeler :
- Arrivez, Viv ! J’ai besoin de renfort.
Je pris le lourd revolver dans la ceinture de ma combinaison et je traversai la
pelouse en courant. Quand je fus à une dizaine de mètres des deux hommes, James
dit :
- Arrêtez-vous là, Viv, je vais vous dire ce que vous devez faire.
Je m’arrêtai. Deux visages méchants m’examinaient. L’homme maigre avait les
traits figés dans une expression de surprise et d’inquiétude ; Sluggsy laissa échapper
un chapelet d’obscénités. Je pointai mon arme sur le poste de télévision qui lui
couvrait le ventre et je lui dis :
- Taisez-vous ou je vous descends.
- Et puis quoi encore ? répondit Sluggsy avec un rire moqueur. T’aurais trop
peur de la détonation.
- Fermez ça, dit James à son tour, ou vous recevez quelque chose sur votre
sale gueule. Ecoutez-moi maintenant, Viv, il faut que nous retirions à ces hommes
leurs revolvers. Passez derrière celui qu’on appelle Horreur. Appuyez-lui le canon de
votre arme sur la colonne vertébrale et passez votre main libre sous ses aisselles.
Ce n’est pas un travail agréable, mais on ne peut pas l’éviter. Dites-moi si vous
sentez une arme et je vous dirai ce qu’il faut faire ensuite. Approchons-nous
lentement de lui. Je couvre l’autre, mais si Horreur bouge, tirez dessus.
Je fis ce qu’il me disait. Je passai derrière l’homme maigre et appuyai le
revolver sur son dos. Puis je tendis la main gauche et tâtai sous son bras droit. Une
affreuse odeur de cadavre émanait de lui ; tout d’un coup je fus dégoûtée de me
trouver si près de lui et de le toucher de cette manière intime.
Je sais bien que ma main tremblait, et c’est probablement ce qui lui a fait tenter
sa chance car, soudain, d’un seul mouvement, il lâcha la télévision, se tordit comme
un serpent, fit tomber mon revolver d’un coup de sa main ouverte, et me colla contre
lui.
L’arme de James Bond gronda ; je sentis le déplacement d’air d’une balle. Alors
je me mis à me débattre comme un démon, à donner des coups de pied, à griffer,
égratigner. Mais c’était comme si je m’étais attaquée à une statue de pierre. Il ne
faisait que me serrer plus fort contre lui jusqu’à me couper la respiration et
j’entendais sa voix sèche dire : « Ça va, l’Anglouze. Alors quoi ? Tu tiens à ce que la
poule soit tuée ? »
Je sentis l’une de ses mains relâcher son étreinte pour aller chercher son
revolver et je recommençai à lutter.
- Viv ! Ecartez les jambes ! dit James Bond avec autorité.
Je m’exécutai sur-le-champ et son revolver gronda à nouveau. L’homme maigre
laissa échapper un juron et me lâcha mais au même instant on entendit derrière moi
un fracas d’objets brisés et je pivotai sur moi-même. Au moment où il tirait, Sluggsy
avait balancé le poste de télévision par-dessus sa tête dans la direction de James
Bond ; le poste était venu s’écraser sur sa figure, en lui faisant perdre l’équilibre.
Tandis que Sluggsy hurlait : « Taille-toi, Horreur ! » je plongeai pour reprendre
mon revolver et, à plat ventre dans l’herbe, je tirai maladroitement sur Sluggsy. Je
l’aurais probablement manqué de toute façon, mais il était déjà parti, décrivant des
sinuosités sur la pelouse comme un joueur de rugby, l’homme maigre
désespérément accroché à lui. Je tirai à nouveau, mais le canon de mon revolver se
releva et le coup partit trop haut. Ensuite les deux hommes se trouvèrent hors de
portée. Sluggsy disparut dans la cabine n°1 tout à fait sur la droite.
Je me relevai et allai en courant jusqu’à James Bond. Il était en train de se
mettre à genoux sur l’herbe, et il se passait la main sur la tête. Au moment où
j’arrivais, il regarda cette main et dit un juron. Il avait une grande entaille sur le front,
juste sous les cheveux. Sans rien dire, j’allai en courant jusqu’à la fenêtre du pavillon
de la réception qui se trouvait le moins loin de nous, cassai le carreau avec la crosse
de mon revolver. Une bouffée de chaleur m’arriva au visage, mais pas de flammes ;
juste en-dessous, presque à portée de ma main, se trouvait la table que les
gangsters avaient occupée et dessus, parmi quelques débris calcinés tombés du toit,
la trousse de secours. James Bond me cria quelque chose, mais j’avais déjà franchi
le rebord de la fenêtre. Je retins ma respiration pour ne pas absorber de fumée,
m’emparai de la boîte et bondis dehors ; la fumée me piquait les yeux.
Je nettoyai la blessure de mon mieux, sortis du mercurochrome et une grande
bande de gaze. La coupure n’était pas profonde, mais il y aurait bientôt une vilaine
meurtrissure.
- Excusez-moi, Viv, j’ai plutôt loupé cette première manche.
C’était aussi mon avis et je dis :
- Pourquoi ne leur avez-vous pas simplement tiré dessus ? Ils étaient là comme
des canes en train de couver, avec leurs postes de télévision dans les bras.
- Je n’ai jamais pu tuer de sang-froid, dit-il sèchement. Mais j’aurais dû être au
moins capable de lui pulvériser le pied. Je lui ai probablement fait une simple
égratignure et maintenant il est de nouveau dans la course.
- Il me semble que vous avez bien de la chance de vous y trouver encore, vous
aussi, lui dis-je sévèrement. Pourquoi Sluggsy ne vous a-t-il pas tué ?
- Vous pouvez deviner aussi bien que moi. Il semblerait qu’ils ont au n°1 une
sorte de quartier général. Il y a peut-être laissé ses armes pendant qu’il faisait son
boulot dans le pavillon de la réception. Il ne tenait peut-être pas à transporter sur lui
des cartouches au moment où il allait passer aussi près des flammes. De toute
façon, la guerre est maintenant déclarée et nous allons avoir un drôle de boulot sur
les bras. L’essentiel est de garder un œil sur leur voiture. Ils doivent avoir
passablement hâte de s’en aller. Mais il faut qu’ils parviennent d’abord à nous tuer
d’une façon ou d’une autre. Ils sont dans une sale situation et ils vont se battre
comme des fous furieux.
J’avais terminé mon pansement et pendant ce temps-là, James Bond n’avait
cessé de surveiller la cabine n°1.
- Autant nous mettre à couvert, dit-il. Ils ont peut-être là des armes de plus gros
calibre et ils doivent avoir fini de panser le pied de Horreur.
Il se leva, puis me saisit soudain par le bras : « Vite ! » Au même instant
j’entendis un fracas de vitres brisées sur la droite et un vacarme assourdissant qui
paraissait provenir d’un engin dans le genre mitrailleuse. Sur nos talons, les balles
sifflaient en allant se loger dans le mur du pavillon de la réception.
- Pardon pour cette fois encore, Viv, dit James Bond avec un sourire.
Décidément, mes réactions ne paraissent pas fameuses ce soir. Je ferai mieux la
prochaine fois. Maintenant, dit-il après une pause, réfléchissons un instant.
Cet instant dura longtemps, car je suais à grosses gouttes à cause de la
chaleur qui se dégageait du pavillon en flammes. Il ne restait plus que le mur nord et
le morceau derrière lequel nous nous abritions et qui allait jusqu’à la porte de devant.
Le reste était converti en brasier. Mais le vent continuait à rabattre le feu vers le sud
et ce dernier vestige de maçonnerie me paraissait capable de tenir encore un bon
moment. La plupart des cabines ne tarderaient pas à être complètement consumées,
mais par contre, la lueur de l’incendie et le nombre des étincelles projetées étaient
en décroissance. Je me mis à penser que cette lueur devait être visible à des
kilomètres. Mais peut-être que les patrouilles circulant sur la grande route et les
pompiers avaient assez à faire avec les dégâts causés par la tempête. Pour ce qui
était de leurs forêts chéries, ils se diraient qu’elles ne craignaient rien du feu sous un
pareil déluge.
- Voici maintenant ce que nous allons faire, dit James Bond. Je désire que vous
vous trouviez à un endroit où vous puissiez vous rendre utile sans que j’aie de souci
à me faire pour vous. D’autre part, si je connais bien ces hommes, ils vont concentrer
leurs efforts sur vous en pensant que je suis prêt à tout, même à les laisser s’enfuir,
pour éviter qu’il vous arrive quelque chose.
- Est-ce exact ?
- Ne soyez pas idiote. En vous défilant derrière ce vestige de bâtiment, vous
allez donc aller de l’autre côté de la route, et ensuite rebrousser chemin, en vous
dissimulant soigneusement, jusqu’au moment où vous vous trouverez exactement en
face de leur voiture. Restez tranquille et même si l’un d’eux, ou les deux à la fois
arrivent à la voiture, attendez pour tirer que je vous le dise. D’accord ?
- Mais où serez-vous ?
- Si nous considérons les voitures comme l’objectif, nous disposons de ce qu’on
appelle des lignes de défense intérieures. Je vais rester ici et les laisser venir vers
moi. Ce sont eux qui veulent nous avoir et s’enfuir ensuite. Laissons-les essayer. Le
temps joue contre eux. Il est près de trois heures, dit-il après avoir jeté un coup d’œil
à sa montre. Dans combien de temps le jour doit-il se lever ?
- Dans deux heures environ. Vers cinq heures. Mais ils sont deux et vous êtes
seul ! Ils vont opérer ce qu’on appelle un « mouvement en tenaille ».
- L’un des crabes a perdu une pince. De toute façon, je ne peux pas envisager
de meilleur plan. Maintenant, allez de l’autre côté de la route avant qu’ils n’aient
commencé. Je les occuperai.
Il alla jusqu’à l’angle du bâtiment, le contourna et tira deux coups de feu
rapprochés sur la cabine de droite. On entendit un bruit de vitres brisées puis une
rafale rageuse de mitraillette. Les balles allèrent s’écraser sur le mur ou traversèrent
la route en sifflant pour aller se perdre dans les arbres. James Bond s’était retiré. Il
me dit sur un ton encourageant : « Allez-y ! »
Je courus vers la droite et traversai la route, en m’arrangeant pour que le
pavillon de la réception fasse écran entre moi et la cabine du bout, et je me faufilai à
travers les arbres. Cette fois encore, je m’égratignai aux branches, mais j’avais
maintenant les chaussures qu’il fallait, et le tissu de ma combinaison était résistant.
Je m’enfonçai pas mal dans le bois, puis commençai à suivre la lisière vers la
gauche. Quand j’estimai être allée assez loin, je me dirigeai vers la lueur provenant
des flammes. J’aboutis là où je voulais, à l’intérieur de la première rangée d’arbres ;
la conduite intérieure noire était à vingt mètres environ de l’autre côté de la route,
j’avais un point de vue dégagé sur le champ de bataille qui était éclairé d’une
manière intermittente.
Pendant tout ce temps-là, la lune avait disparu et reparu derrière les nuages qui
se déplaçaient rapidement. Par moments le paysage était brillamment éclairé, puis
tout s’éteignait et il ne restait plus que la lueur intermittente provenant principalement
de la moitié gauche du pavillon transformée en brasier. Soudain la lune émergea
complètement des nuages et me révéla un spectacle qui faillit me faire pousser un
cri : l’homme maigre, rampant sur le ventre, se dirigeait vers le côté nord du pavillon ;
le canon d’une arme luisait dans sa main.
James Bond se trouvait toujours là où je l’avais laissé ; pour le fixer, Sluggsy
tirait régulièrement des coups de feu isolés, espacés de quelques secondes, qui
allaient frapper l’angle du mur vers lequel l’homme maigre était en train de ramper.
James Bond avait peut-être deviné la signification de ce feu régulier. Il avait peut-être
compris qu’il était destiné à l’immobiliser car il commençait maintenant à se déplacer
vers la gauche, dans la direction de la moitié du bâtiment qui était en flammes. Et
voilà qu’il se mettait à courir plié en deux, à travers la pelouse jaunie, à travers les
vagues de fumée et les étincelles, dans la direction des restes carbonisés et
rougeoyants des cabines de gauche. J’eus une brève vision de lui plongeant dans un
garage aux alentours de la cabine n°15, puis il disparut, probablement dans les
arbres situés derrière, pour remonter et aller prendre Sluggsy à revers.
Je surveillais l’homme maigre. Il était presque arrivé à l’angle du bâtiment… et
voici qu’il s’y trouvait. Les coups de feu isolés cessèrent. Sans viser, en tirant de la
main gauche, l’homme maigre braqua son arme en contournant l’angle du bâtiment
et vida tout un chargeur à l’aveuglette, dans la direction du mur de façade près
duquel James et moi nous nous étions tenus.
Aucun coup de feu n’étant tiré en réponse aux siens, il tourna la tête pour voir
de l’autre côté, la ramena en arrière, comme un serpent, puis se mit sur ses pieds et
fit un mouvement de la main pour dire que nous étions partis.
On entendit alors successivement deux coups de feu venant de la direction de
la cabine n°1, suivis d’un cri à vous glacer le sang : Sluggsy revenait en arrière dans
la direction de la pelouse ; il tirait de sa main droite fixée à sa hanche, tandis que sa
main gauche pendait, inerte, à son côté. Il poursuivit sa course en arrière, en
poussant des cris de douleur, mais en continuant à tirer de courtes rafales avec sa
mitraillette. Je vis alors qu’on remuait dans l’un des garages ; de là jaillirent les
détonations d’un automatique de gros calibre. Sluggsy braqua aussitôt sa mitraillette
dans cette direction et l’arme de James Bond se tut. Mais on entendit un rugissement
provenant d’un autre endroit et à ce moment-là, je pensai que James avait réussi à
toucher la mitraillette ; Sluggsy, en effet, la lâcha brusquement et se mit à courir vers
la conduite intérieure dans laquelle l’homme maigre s’était tapi, et d’où il cherchait à
le couvrir à longue distance avec deux revolvers. La balle de James Bond avait dû
enrayer le mécanisme de la mitraillette, car l’engin, tombé sur la pelouse, continuait à
cracher le feu en tournant comme un soleil de feu d’artifice, et en envoyant des
balles dans toutes les directions. L’homme maigre était maintenant à la place du
conducteur, j’entendis le moteur se mettre en route. Je vis de la fumée sortir du
tuyau d’échappement, il ouvrit l’autre portière, Sluggsy se précipita à l’intérieur, et
celle-ci se trouva refermée par le bond en avant de la voiture.
Je n’attendis pas James. Je m’engageai sur la route et commençai à arroser de
balles l’arrière de la voiture ; j’en entendis qui allaient se loger dans le métal. Puis le
chien de mon arme se mit à percuter dans le vide ; je restai plantée là et me mis à
jurer à la pensée qu’ils allaient s’échapper comme cela. Mais j’entendis alors le
rugissement régulier du revolver de James venant de l’autre côté de la pelouse. On
riposta par la fenêtre avant de la voiture. Et puis soudain, la conduite intérieure parut
prise de folie. Elle opéra un large virage et fit comme si elle allait se précipiter à
travers la pelouse sur James. Pendant un moment, il fut pris dans la lumière des
phares ; la sueur ruisselait sur sa poitrine nue. Dans la position classique du
duelliste, il tirait comme s’il s’était agi d’une bête sauvage en train de le charger. Je
pensai qu’il allait être écrasé, et je commençai à courir sur l’herbe dans sa direction,
mais la voiture se mit à virer et partant en marche arrière, prit la direction du lac.
J’étais là, fascinée, à regarder. De ce côté, la pelouse s’arrêtait sur le bord
abrupt d’une sorte de falaise en réduction, ayant tout de même six mètres de
hauteur ; au-dessous se trouvait un étang pour la pêche. Sur le bord, quelques
bancs mal équarris et des tables pour pique-niqueurs. La voiture continuait sa
course. A cette vitesse, même en heurtant un banc, elle allait tomber dans le lac. Elle
n’en heurta aucun et, passant par-dessus le parapet, elle tomba à plat sur la surface
du lac en faisant jaillir des gerbes d’eau, dans un bruit de métal et de verre écrasés.
D’horreur et d’énervement, je portai la main à ma bouche comme pour étouffer un
cri. Assez lentement, l’auto se mit à couler, le capot le premier, dans un tourbillon de
bulles d’air et d’essence répandue. Bientôt on ne vit plus que le coffre, une partie du
toit et la lunette arrière dressée vers le ciel.
James Bond restait là debout, sans quitter le lac des yeux. Je me précipitai vers
lui et l’entourai de mes bras :
- Vous êtes bien… Vous n’êtes pas blessé ?
Rêveur, il se tourna vers moi, passa son bras autour de ma taille et me tint
serrée. Puis il dit :
- Non. Je vais très bien.
Il se retourna pour regarder encore le lac.
- J’ai dû toucher le conducteur, l’homme maigre. Il a été tué, et son corps est
venu peser sur l’accélérateur.
Il paraissait reprendre conscience. Il eut un sourire un peu forcé :
- Il n’y a pas de doute, cela remet les choses en ordre. Pas de bavures. Morts
et enterrés du même coup. Je ne peux pas dire que je les regrette.
Il se dégagea et replaça son revolver dans l’étui. Il sentait la poudre et la sueur.
C’était délicieux. Je me haussai sur la pointe des pieds et l’embrassai.
Nous nous en retournâmes en traversant lentement la pelouse. Le feu ne brûlait
plus que par à-coups, le champ de bataille était presque complètement plongé dans
l’obscurité. Il était trois heures et demie à ma montre. Je me sentis soudain
complètement épuisée, absolument à bout de forces.
Comme s’il avait deviné ma pensée, James dit :
- Tout cela a dissipé l’effet de l’Orthédrine. Que penseriez-vous d’un petit
somme ? Il y a encore quatre ou cinq cabines en bon état. Pourquoi pas la n°2 et la
n°3 ? Constituent-elles un appartement enviable ?
Je me sentis rougir. Je dis avec obstination :
- Peu m’importe ce que vous pensez, James, mais je n’ai pas l’intention de
vous quitter cette nuit. Vous pouvez choisir le n°2 ou le n°3. Je dormirai par terre.
Il rit, puis il me serra dans ses bras :
- Si vous dormez par terre, moi aussi. Mais ce serait dommage quand il y a un
beau lit à deux personnes. Disons le n°3.
Il s’arrêta et me regarda :
- A moins que vous préfériez le n°2 ?
- Non. Le n°3 sera divin.
BIMBO
La cabine n°3 était sans air et étouffante. Tandis que James Bond rassemblait
« nos bagages » dispersés dans les arbres, j’entrebâillai les lames de verre des
fenêtres et ouvris les draps du grand lit. J’aurais pu me sentir gênée, mais non. Je
prenais simplement plaisir à arranger cette chambre pour lui, tout cela à la lumière
du clair de lune. Je fis fonctionner la douche, qui, par miracle, marchait à pleine
pression ; un peu plus loin, les petits tuyaux avaient dû fondre sous l’action de la
chaleur. Les cabines du haut étaient plus rapprochées de la conduite principale. Je
retirai tous mes vêtements, en fis un petit tas bien en ordre et me mis sous la
douche. J’avais entamé un savon Camay tout neuf (« Dorlotez vos invités, donnezleur du Camay rose au parfum subtil comme un coûteux parfum français…») et je
me mis à me frotter sur tout le corps, doucement.
Avec le bruit de la douche, je ne l’entendis pas entrer dans la salle de bains.
Mais soudain, il y eut deux mains de plus pour me savonner ; un corps nu était
contre le mien, je sentis l’odeur de poudre et de transpiration. Je me tournai pour
répondre à son sourire ; bientôt je fus dans ses bras, nos bouches s’unirent dans un
baiser qui semblait ne jamais devoir finir, tandis que l’eau continuait à couler en nous
obligeant à fermer les yeux.
Quand je fus à bout de souffle, il me fit sortir de sous la douche et nous nous
embrassâmes encore, plus lentement, tandis que ses mains exploraient mon corps
et que le désir montait en moi par vagues qui me donnaient le vertige. Je ne pouvais
plus supporter cela. Je lui dis :
- S’il vous plaît, James, ne faites pas cela. Ou je tombe. Et soyez doux, vous
me faites mal.
Dans la pénombre de la salle de bains, ses yeux apparaissaient comme des
fentes d’où s’échappaient des éclairs. Mais je le sentis se détendre, devenir
affectueux, et il se mit à rire.
- Excusez-moi, Viv, ce n’est pas ma faute. Ce sont mes mains. Elles ne peuvent
pas se détacher de vous. C’est pourtant moi qu’elles devraient laver : je suis
crasseux. Ce sera à vous de le faire : elles ne m’obéissent plus !
Je ris à mon tour et le poussai sous la douche.
- Très bien. Mais je ne vais pas être douce. La dernière fois que j’ai lavé
quelqu’un d’autre que moi, c’était un poney et j’avais douze ans.
Je saisis le savon.
- Baissez la tête. Je vais essayer de ne pas vous en mettre trop dans les yeux.
- Si vous m’en mettez seulement un petit peu, je…
Mais j’arrêtai d’un geste la fin de sa phrase et je me mis à frotter sa figure, ses
cheveux, puis descendis à ses bras et à sa poitrine, tandis qu’il se tenait penché en
tenant le tuyau d’eau à deux mains. Je m’arrêtai en lui disant :
- Bon, maintenant, à vous de faire le reste.
- Certainement non. Et tâchez de faire cela convenablement. On ne sait jamais.
Il y aura peut-être une guerre mondiale et il faudra que vous soyez infirmière. Autant
apprendre tout de suite à laver un homme. Et, à propos, qu’est-ce que c’est que ce
savon ? On dirait le parfum de Cléopâtre.
- Il est très bon. Il contient un parfum français très cher. C’est dit sur le papier.
Et vous sentez délicieusement bon. C’est bien meilleur que votre odeur de poudre.
- Bon, dit-il en riant, continuez ; mais dépêchez-vous.
Je me penchai donc à nouveau et recommençai, mais, bien entendu, au bout
d’une minute, nous étions de nouveau dans les bras l’un de l’autre, sous la douche ;
nos corps étaient gluants d’eau et de savon ; il arrêta l’eau, me sortit de la douche et
se mit à me sécher avec la grande serviette de bain, en s’attardant par endroits ; je
me laissais faire, étendue en arrière sur son bras libre. Je pris ensuite la serviette et
le séchai à son tour. Mais c’était stupide d’attendre plus longtemps : il me saisit dans
ses bras, m’emporta dans la chambre, me déposa sur le lit. Tandis qu’il allait tirer les
rideaux et fermer la fenêtre je suivais à travers mes cils à moitié fermés sa silhouette
pâle sous la lune.
Un instant plus tard, il était allongé près de moi.
Ses mains et sa bouche étaient lents, chargés d’électricité. Dans mes bras, son
corps était tendre et fougueux.
Il me dit ensuite que j’avais crié à un certain moment. Je l’ignorais. J’avais
seulement conscience d’avoir sombré dans un gouffre qui s’ouvrait, un gouffre d’une
exquise douceur, et que j’avais enfoncé mes ongles dans ses hanches pour être sûr
de l’emmener avec moi. Puis, d’une voix endormie, il me dit des choses tendres,
m’embrassa encore une fois, son corps se dégagea et il resta étendu sans bouger.
Je restai sur le dos, fixai des yeux les ombres rougeoyantes et écoutai sa respiration.
*
*
*
Je n’avais jamais fait l’amour aussi complètement, avec mon cœur en même
temps que mon corps. Cela avait été doux avec Derek, froid et satisfaisant avec Kurt.
Maintenant c’était autre chose, c’était ce qui n’arrive qu’une fois dans le cours d’une
vie.
Je vois comment je me suis donnée aussi complètement, comment j’ai été
capable de faire l’amour avec un homme que je ne connaissais pas six heures
auparavant : mis à part son aspect excitant, son autorité, sa virilité, il ne venait de
nulle part, comme le prince des contes de fées, et il m’avait sauvée du dragon. Sans
lui, j’étais morte, après avoir souffert Dieu sait quels supplices. Il aurait pu changer la
roue de sa voiture et s’en aller, ou bien, à l’apparition du danger, il aurait pu sauver
sa peau. Mais il s’était battu pour défendre ma vie comme si je lui avais appartenu.
Et maintenant, le dragon étant mort, il m’avait prise comme récompense. Dans peu
de temps quelques heures, il serait reparti. Cela, je le savais. Sans protestations
d’amour, sans excuses. Et ce serait la fin de tout cela.
Toutes les femmes aiment être un peu violées. Elles aiment être prises. C’était
sa douce brutalité à l’égard de mon corps meurtri qui avait rendu sa façon de me
faire l’amour si merveilleuse, si bouleversante. Il y avait aussi la détente du système
nerveux après la disparition du danger, la chaleur de la reconnaissance, et une
attirance naturelle de toute femme pour son héros. Je n’éprouvais ni regrets ni honte.
Il pourrait en résulter pour moi bien des conséquences dont celle, qui ne serait pas la
moindre, de m’ôter la possibilité d’être pleinement satisfaite avec d’autres hommes.
Mais quels que puissent être ces ennuis, il n’en entendrait jamais parler. Je n’irais
pas à sa recherche pour lui rappeler ce qui s’était passé entre nous. Je me tiendrais
à l’écart, je le laisserais suivre sa route au long de laquelle il rencontrerait d’autres
femmes, d’innombrables autres femmes qui lui donneraient probablement autant de
plaisir physique que moi. Je ne m’en soucierais pas ou du moins je me persuaderais
que je ne m’en soucie pas, parce qu’aucune ne le posséderait vraiment ne
posséderait une plus grande partie de lui que je n’en avais possédé moi-même.
Pendant toute ma vie, je lui resterais reconnaissante de tout et je conserverais son
image.
Peut-on être bête ? Qu’y avait-il donc à dramatiser au sujet de cet homme nu
qui reposait à mes côtés ? C’était un agent secret professionnel qui avait fait son
travail. Il était entraîné à tirer des coups de feu, à tuer des gens. Qu’y avait-il là de si
merveilleux ? Brave, fort, impitoyable avec les femmes telles étaient les qualités qui
allaient avec sa profession c’est pour cela qu’on le payait. C’était simplement une
sorte d’espion, un espion qui m’avait aimée. Même pas, qui avait couché avec moi.
Pourquoi en faire mon héros, jurer de ne jamais l’oublier ? Je fus sur le point de
l’éveiller pour lui demander : « Sais-tu être gentil ? Sais-tu être bon ? »
Je me couchai sur le côté. Il était endormi, sa respiration était régulière, sa tête
reposait sur son avant-bras gauche replié, sa main droite enfouie sous l’oreiller. La
lune brillait de nouveau. Une lumière rouge filtrait à travers les rideaux, mêlant aux
ombres de son corps des lueurs cramoisies. Je me penchai sur lui, tout près,
respirant son odeur virile, ayant envie de le toucher, de faire courir ma main le long
de son dos hâlé, en descendant jusqu’à l’endroit où la peau devenait subitement
blanche, là où commençait son costume de bain.
Après l’avoir longuement contemplé, je me remis sur le dos. Non, il était comme
j’avais pensé qu’il fût.
Oui, c’était là un homme qu’on devait aimer.
*
*
*
A l’autre bout de la chambre, les rideaux rouges bougeaient. Tout en regardant
de mes yeux à moitié endormis, je me demandai pourquoi. Dehors, le vent était
tombé, c’était le silence. Je levai paresseusement les yeux pour regarder au-dessus
de moi. De ce côté-là de la chambre, au-dessus de notre lit, les rideaux étaient
immobiles. Il devait y avoir une légère brise venant du lac. Allons ! Pour l’amour du
ciel, dors !
Soudain avec un bruit de tissu qui se déchire, en haut du mur en face, des
morceaux de rideau se relevèrent de chaque côté. Une grosse figure blême et
luisante, nous regardait à travers les lames de verre !
Je ne savais pas jusqu’alors que les cheveux peuvent vraiment se dresser sur
votre tête. Je croyais à une image inventée par les écrivains. Mais j’entendis quelque
chose gratter l’oreiller près de mes oreilles et je sentis l’air froid de la nuit sur le
sommet de ma tête. Je voulais crier, mais je ne pouvais pas. Mes membres étaient
glacés. Je ne pouvais remuer ni une jambe ni un pied, Je crus que c’étaient encore
des idées que je me faisais. Mais non. J’étais simplement étendue et je regardais
fixement, notant mes sensations jusqu’au fait que mes yeux étaient ouverts si grands
qu’ils arrivaient à me faire mal. Mais je ne pouvais pas remuer le petit doigt. J’étais
encore une phrase qui a l’air de sortir d’un livre figé par la terreur, aussi raide qu’un
bout de bois.
Derrière les lames de verre de la fenêtre la figure grimaçait. Elle montrait les
dents, peut-être, comme un animal, sous l’action de l’effort. La lune faisait luire ces
dents, ces yeux, et jusqu’au sommet de cette tête totalement chauve ; on aurait dit
une tête dessinée par un enfant.
La figure fantomatique parcourait toute la chambre des yeux. Elle vit le lit blanc
avec les taches sombres jumelles que faisaient nos deux têtes sur l’oreiller. Elle
cessa de regarder et lentement, avec effort, une main, tenant un objet métallique
brillant vint à la hauteur de la tête et s’abattit lourdement sur les vitres.
Le bruit fit cesser mon état de stupeur. Je poussai un cri et fis un geste brusque
dans la direction de James. Cela ne servit probablement à rien. Il avait été déjà
réveillé par le bruit de vitres cassées. Il est même possible que j’aie détourné son
arme de son but. Quand se produisit la double détonation des revolvers, il y eut audessus de ma tête le bruit des balles qui s’écrasaient sur le mur, et on entendit en
même temps des vitres se briser à nouveau. Mais la figure blême avait disparu.
- Tout va bien, Viv ? demanda-t-il d’une voix pressante, affolée.
Mais il vit que je n’étais pas blessée et n’attendit pas ma réponse. Le lit se
souleva et je vis presque aussitôt la lumière de la lune entrer par la porte ouverte. Il
courut si légèrement que je n’entendis même pas le bruit de ses pieds nus sur le
ciment du garage, mais je l’imaginais s’aplatissant contre le mur et le contournant. Je
restai couchée, je demeurais médusée encore une expression littéraire, mais juste
devant les débris de la fenêtre ; je voyais encore cette horrible tête blême, luisante,
qui devait être celle d’un fantôme.
James Bond revint sans dire un mot. La première chose qu’il fit, c’est de me
faire boire un verre d’eau. Ce geste prosaïque, le premier que font les parents quand
un enfant a eu un cauchemar, rendit à la chambre son aspect familier, fit disparaître
les vestiges de cette caverne rouge et noire hantée de fantômes et résonnant du
bruit des coups de feu. Puis il prit une serviette de bain, approcha une chaise de la
fenêtre défoncée, grimpa dessus et drapa sa serviette de manière à boucher le trou.
Soudain, je vis les muscles se contracter et se détendre sur son corps nu ; cela
m’amusait de voir quel drôle d’air a un homme complètement déshabillé qui n’est pas
en train de faire l’amour, mais simplement de vaquer à quelques occupations
ménagères. Je pensai qu’on devrait peut-être pratiquer le nudisme. Mais pas après
quarante ans. Je lui dis : « James, n’engraisse jamais…»
Il avait fini de placer sa serviette en guise de rideau. Il descendit de sa chaise et
me répondit d’un air absent :
- Non, tu as raison. On ne doit jamais se laisser envahir par la graisse.
Il remit soigneusement la chaise à sa place, près du secrétaire, et reprit son
revolver qu’il avait posé sur ce meuble. Il l’examina, alla prendre dans la pile de ses
vêtements un nouveau chargeur qu’il substitua à l’ancien, revint près du lit et glissa
l’arme sous son oreiller.
Je compris à ce moment pourquoi il était couché la main sous l’oreiller. Il
dormait probablement toujours ainsi. Sa vie, me disais-je, devait être comme celle
d’un pompier, qui s’attend toujours à ce qu’on l’appelle. Comme ce doit être
extraordinaire d’avoir comme profession le danger.
Il vint s’asseoir au bord du lit, de mon côté. Dans les rais de lumière qui
filtraient, son visage paraissait épuisé et comme flétri, probablement par le choc. Il
essaya de sourire, mais les muscles de son visage étaient trop contractés et ce fut
seulement l’ébauche maladroite d’un sourire.
- J’ai encore failli nous faire tuer tous les deux. Je suis désolé, Viv. Je dois
perdre la main. Si ça continue, je finirai par avoir de sérieux ennuis. Quand la voiture
est tombée dans le lac, tu te rappelles qu’une petite partie du toit et la lunette arrière
émergeaient encore ? Eh bien ! il y avait évidemment une bonne réserve d’air dans
ce coin. Je suis complètement idiot de ne pas avoir vérifié moi-même. Ce Sluggsy
n’a eu qu’à briser la vitre arrière et à nager jusqu’au rivage. Il avait plusieurs
blessures et cela a dû être très dur. Mais il est parvenu jusqu’à notre cabine. Nous
devrions être morts tous les deux. Ce matin, ne va pas derrière le bâtiment. Ce n’est
pas un joli spectacle. (Il me regarda d’un air plus rassurant.) De toute façon, je suis
désolé, Viv. Cela n’aurait jamais dû arriver.
Je me glissai hors du lit et le pris dans mes bras. Son corps était glacé. Je le
serrai contre moi en le couvrant de baisers.
- Ne sois pas bête, James ! Si cela n’avait pas été pour moi, tu ne te serais pas
trouvé dans ce pétrin. Et où serais-je si tu n’avais pas été là ? Je ne serais pas
seulement morte, mais encore rôtie, depuis déjà plusieurs heures. L’ennui, c’est que
tu n’as pas assez dormi. Et puis, tu es gelé. Viens te coucher avec moi, je vais te
réchauffer.
Je me levai et le fit remettre sur ses pieds. Il m’attira à lui. Des deux mains, il
me serra très fort, jusqu’à ce que nos deux corps fussent incrustés l’un dans l’autre.
Il me tint un instant ainsi, sans bouger, et je sentis ma chaleur gagner son corps.
Puis il me souleva et m’étendit doucement sur le lit. Alors il me prit avec ardeur,
presque avec brutalité ; une fois encore quelqu’un qui avait cessé d’être moi poussa
un cri. Nous nous sommes retrouvés allongés l’un contre l’autre ; son cœur battait
contre ma poitrine, et je m’aperçus que ma main droite était agrippée à ses cheveux.
J’ouvris mes doigts crispés et allai toucher sa main, en disant :
- James, qu’est-ce que c’est qu’une Bimbo ?
- Pourquoi ?
- Je te dirai quand tu m’auras répondu.
- C’est sous ce nom que les gangsters désignent les prostituées, dit-il d’une
voix endormie.
- Je pensais bien que c’était quelque chose comme cela. Ils ne cessaient de
m’appeler ainsi. Je pense que ce doit être vrai.
- Tu n’as rien de cela.
- Promets-moi que tu ne trouves pas que je suis une « Bimbo ».
- C’est promis. Tu es simplement une pépée du tonnerre, un bijou, un vrai
baigneur. Je suis raide cinglé de toi.
- Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Cela veut dire être fou d’une fille. Maintenant, assez de questions. Dormons.
Il m’embrassa doucement et se retourna de l’autre côté.
Je me blottis contre lui, en épousant la forme de son dos et de ses cuisses.
- C’est la meilleure position pour dormir : comme des cuillers. Bonne nuit,
James.
- Bonne nuit, Viv chérie.
GRAVÉ DANS MON CŒUR À JAMAIS
Ce sont les derniers mots que je l’ai entendu prononcer. Quand je me réveillai
le matin, il était parti. Il n’y avait plus que la trace de son corps dans le lit, son odeur
sur l’oreiller. Pour être tout à fait sûre, je sautai du lit et allai voir en courant si la
voiture grise était encore là. Elle n’y était plus.
C’était une belle journée, il y avait beaucoup de rosée sur l’herbe ; je pouvais y
voir la trace de ses pas se dirigeant vers l’endroit où la voiture avait stationné. Un
oiseau bavard traversa la clairière en gazouillant ; de quelque part, dans les arbres,
venait le roucoulement lugubre d’une tourterelle.
Les ruines du motel étaient noires et hideuses ; un filet de fumée fantomatique
s’élevait tout droit des restes du pavillon de la réception dans l’air calme. Je retournai
à ma cabine, pris une douche et me mis immédiatement à emballer mes affaires
dans mes sacoches. C’est alors que je vis la lettre sur la coiffeuse. J’allai m’asseoir
sur mon lit pour la lire.
Elle était écrite sur le papier à lettres du motel qui se trouvait sur le bureau
réservé à la correspondance.
L’écriture était nette et régulière, tracée par une vraie plume et non par un stylo
à bille.
Chère Viv,
Vous pouvez avoir à montrer cette lettre à la police, je vais donc employer un
stylo de lettre d’affaires. Je suis en route vers Glens Falls ; arrivé là, je dirai à la
Police de la Route d’aller immédiatement près de vous et je ferai un rapport complet.
J’entrerai également en rapport avec Washington et Albany. La police d’Albany sera
certainement chargée de l’affaire. Je ferai tout pour que vous ne soyez pas trop
ennuyée et pour qu’on vous laisse poursuivre votre route après avoir enregistré votre
déclaration. Glens Falls connaîtra mon itinéraire, le numéro d’immatriculation de ma
voiture et l’on pourra donc me joindre où que je me trouve si vous avez besoin de
mon aide ou si l’on désire en savoir davantage. Vous n’avez rien au motel pour votre
petit déjeuner ; je vous ferai porter par la Police de la Route une thermos de café et
des sandwiches pour vous permettre de subsister. J’aimerais beaucoup rester avec
vous, ne serait-ce que pour rencontrer Mr. Sanguinetti ! Mais je doute qu’on le voie
apparaître ce matin. Je suppose que, n’ayant reçu aucune nouvelle de ses hommes
de main, il a filé à un train d’enfer jusqu’à Albany et qu’il a sauté dans le premier
avion en partance pour le sud, afin de se rapprocher du Mexique. Je vais faire part
de cette supposition à Washington. Comme cela on pourra mettre la main dessus si
l’on veut bien s’en donner la peine. Il devrait être condamné à vie pour une histoire
comme ça, ou plutôt écoper du bada 5 pour parler la langue que nous étions en train
d’apprendre ! Maintenant, suivez-moi bien. Vous, et moi-même, jusqu’à un certain
point, nous avons économisé à la Compagnie d’assurances au moins un demimillion de dollars et il y aura une importante récompense. Je n’ai pas le droit, d’après
5
Chapeau.
les règles de ma profession, d’accepter une récompense, il n’y aura donc pas de
discussion à ce sujet, même s’il n’était pas évident que c’est vous qui avez eu à
supporter tous les ennuis, que c’est vous l’héroïne. Je vais donc faire une déclaration
en bonne et due forme et veiller à ce que la Compagnie d’assurances se conduise
comme il faut. Il y a quelque chose de plus. Je ne serais pas étonné du tout si l’un de
ces gangsters, ou même les deux, étaient recherchés par la police et qu’une
récompense ait été offerte pour leur prise. Je veillerai aussi à cela. Pour l’avenir,
conduisez très prudemment jusqu’à la fin de votre trajet. Et n’ayez pas de
cauchemars. Ces choses n’arrivent pas souvent. Considérez cela comme un grave
accident d’auto dont vous avez eu la chance de vous tirer. Et continuez à être aussi
merveilleuse. Si vous voulez me joindre, si vous avez besoin d’aide, où que vous
soyez, vous pouvez m’atteindre par lettre ou par télégramme (mais pas par
téléphone) à cette adresse : C. O. Ministère de la Défense Nationale, Storey’s Gate,
London S.W.1.
A jamais J. B.
PS Vos pneus sont trop gonflés pour le sud. N’oubliez pas de faire diminuer la
pression.
PPS Essayez les « Fleurs des Alpes » de Guerlain plutôt que Camay !
*
*
*
J’entendis le ronflement des motocyclettes qui arrivaient sur la route. Quand
elles stoppèrent, il y eut un bref appel de sirène pour montrer de qui il s’agissait. Je
glissai la lettre dans le haut de ma combinaison, tirai la fermeture-Eclair et allai audevant de la Loi.
*
*
*
C’étaient deux motards de la police d’Etat, élégants, jeunes et très gentils.
J’avais presque oublié l’existence de gens comme cela. Ils me saluèrent comme si
j’avais été une Altesse Royale.
- Mademoiselle Vivienne Michel ?
C’était le plus gradé, un lieutenant, qui menait la conversation, l’autre se
contentait de marmonner doucement dans son micro pour annoncer leur arrivée.
- Oui.
- Je suis le lieutenant Morrow. Nous avons entendu dire que vous aviez eu
quelques difficultés la nuit dernière. (Il fit de sa main gantée un geste dans la
direction des ruines.) Il semblerait qu’on nous a dit vrai.
- Oh ! ce n’est rien, dis-je sur un ton dédaigneux. Il y a dans le lac une voiture
avec un cadavre dedans et un autre derrière la cabine n°3.
- Oui, mademoiselle. (Il y avait dans son ton une nuance de désapprobation
pour ma légèreté. Il se tourna vers son compagnon qui avait raccroché le micro au
poste de radio fixé à l’arrière de sa selle :) O’Donnel, voulez-vous jeter un coup d’œil
dans les parages, s’il vous plaît ?
- Entendu, lieutenant.
Et O’Donnel traversa la pelouse.
- Allons nous asseoir quelque part, mademoiselle Michel.
Le lieutenant se pencha sur l’une de ses sacoches et en sortit un paquet
soigneusement enveloppé.
- Je vous ai apporté votre petit déjeuner. Il n’y a que du café et des beignets.
Ça vous ira ? demanda-t-il en me tendant le paquet.
Il eut droit à mon sourire trois cents bougies.
- C’est joliment gentil de votre part, je meurs de faim. Il y a des sièges près du
lac. Nous pouvons en choisir un d’où l’on ne voie pas la voiture immergée.
Je lui montrai le chemin en traversant la pelouse et nous nous assîmes. Le
lieutenant ôta sa casquette, sortit un carnet et un crayon et fit semblant de relire ses
notes pour me permettre d’attaquer mon premier beignet.
Puis il leva la tête en exhibant son premier sourire.
- Voyons maintenant. D’abord ne vous faites aucun souci, mademoiselle, je ne
suis pas en train de recueillir une déposition. Le capitaine va venir le faire
personnellement. D’un moment à l’autre. Quand on m’a transmis l’appel urgent je
n’ai eu connaissance que des faits essentiels. Mais ce qui me tarabuste, c’est que,
depuis, la radio ne m’a pas laissé un instant de répit. Il a fallu que je ralentisse
pendant tout mon trajet entre la Nationale 9 et ici parce que je n’ai pas cessé
d’écouter des instructions du poste de commandement. Albany s’intéresse à l’affaire
et même les huiles de Washington sont sur notre dos. Je n’ai jamais entendu tant de
choses arriver en même temps par la voie des ondes. Maintenant, mademoiselle,
pouvez-vous me dire pourquoi Washington est mêlé à cette affaire et cela, moins de
deux heures après que Glens Falls a recueilli le premier rapport ?
Je ne pus m’empêcher de sourire devant son air grave. Je croyais l’entendre
interpeller O’Donnel à travers le ronronnement de leurs motos, lorsqu’ils étaient en
route pour venir : « Diable ! nous allons avoir le Président des Etats-Unis sur le
paletot d’un moment à l’autre ! » Je lui dis simplement :
- Un certain James Bond s’est trouvé mêlé à cette affaire. Il m’a sauvé la vie en
tuant ces deux gangsters. C’est en quelque sorte un agent anglais, du Service
Secret, ou quelque chose dans ce genre. Il allait en voiture de Toronto à Washington
pour faire son rapport sur une affaire, il a eu une crevaison et il a échoué dans ce
motel. S’il n’était pas arrivé, je serais morte à l’heure qu’il est. En tout cas, je pense
que c’est un personnage assez important. Il m’a dit qu’il voulait s’assurer que M.
Sanguinetti ne puisse pas s’enfuir au Mexique ou quelque part ailleurs. Mais c’est à
peu près tout ce que je sais sur lui, excepté… excepté le fait que c’est un type
épatant.
- Je le pense aussi, mademoiselle, dit l’autre avec un regard de connivence.
Surtout s’il vous a tirée de ce mauvais pas. Mais il a certainement des contacts avec
le F.B.I. Cette organisation n’a pas pour habitude de s’embarrasser d’affaires d’une
importance telle que celle-ci. A moins qu’on ne le lui demande expressément, ou que
l’affaire ait un caractère fédéral.
Au loin, sur la route, on entendait le gémissement aigu des sirènes. Le
lieutenant Morrow se leva et remit sa casquette.
- Eh bien, je vous remercie, mademoiselle. Je ne faisais que satisfaire ma
curiosité. Le capitaine va me remplacer. Mais ne vous faites pas de souci. C’est un
type charmant.
O’Donnel s’approcha : « Vous m’excuserez, mademoiselle…» Le lieutenant
s’éloigna avec lui, en écoutant son compte rendu. Je terminai mon café en pensant à
la Thunderbird grise qui devait rouler maintenant à des kilomètres plus au sud, et aux
mains hâlées qui étaient posées sur le volant.
*
*
*
C’était une véritable cavalcade qui arrivait sur la route bordée de sapins, une
voiture de liaison avec une escorte de motocyclistes, une ambulance, deux autres
voitures de police, un camion-grue qui passa devant moi sur la pelouse, en se
dirigeant vers le lac. Chacun semblait avoir reçu des ordres et les parages ne
tardèrent pas à être couverts de silhouettes en vert olive et bleu foncé qui s’agitaient
dans tous les sens.
L’homme solidement bâti qui s’avança à ma rencontre, suivi d’un souslieutenant qui se révéla comme étant le sténographe, était en tout point identique au
capitaine de la police qu’on voit dans les films : mouvements lents, visage
bienveillant, air réfléchi. Il tendit la main :
- Mademoiselle Michel ? Je suis le capitaine Stonor, de Glens Falls. Allons
quelque part où nous puissions parler, voulez-vous ? Dans une cabine, à moins que
vous préfériez rester dehors ?
- J’en ai assez de ces cabines, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Pourquoi
pas là-bas, sur la table où j’ai pris mon petit déjeuner ? Et à propos, merci beaucoup
de votre prévenance. J’étais affamée.
- Ne me remerciez pas, mademoiselle Michel, et les yeux du capitaine
pétillaient. C’est votre ami anglais, le capitaine de frégate Bond, qui a fait cette
suggestion… entre autres choses.
Ainsi, il était officier de marine ! Tout cela avait dû braquer le capitaine : un
Anglais revêtu d’une telle autorité, et avec derrière lui la C.I.A. et le F.B.I. ! Rien ne
pouvait irriter davantage la police régulière. Je résolus de faire preuve de beaucoup
de diplomatie.
Nous nous assîmes et, après les préliminaires d’usage en pareil cas, il me
demanda de raconter mon histoire.
Cela me prit deux heures, en tenant compte des questions du capitaine Stonor
et du fait que nous étions interrompus de temps à autre par des hommes qui
venaient chuchoter à son oreille d’une voix enrouée. A la fin, j’étais épuisée. On
apporta du café, des cigarettes pour moi (« Non merci, mademoiselle Michel, jamais
lorsque je suis de service »), puis nous nous détendîmes et l’on renvoya le
sténographe. Le capitaine Stonor fit appeler le lieutenant Morrow et le prit à part pour
qu’il envoie par radio un rapport préliminaire au quartier général. Pendant ce temps,
je regardai hisser sur la berge l’épave de la conduite intérieure noire et la vis
remorquer jusqu’à la route en traversant la pelouse. On amena l’ambulance à côté,
et je tournai la tête au moment où un grand paquet ruisselant d’eau en fut tiré et
déposé sur le gazon : Horreur… Je me rappelai ses yeux froids, injectés de sang. Je
sentais encore ses mains sur moi. Etait-ce vraiment arrivé ?
- Et des copies pour Albany et Washington, ordonnait le capitaine.
Il revint s’asseoir en face de moi, me regarda d’un air aimable, et me dit
quelques paroles flatteuses. Je parus apprécier tout en protestant avec modestie.
Puis je lui demandai quand je pourrais partir. Il ne répondit pas immédiatement, mais
il ôta sa casquette et la posa sur la table. Un geste indiquant la trêve, une réplique de
celui du lieutenant, qui me fit sourire intérieurement. Il fourragea dans ses poches, en
sortit des cigarettes et un briquet. Il m’en offrit une puis alluma la sienne. Il me sourit,
d’un sourire non officiel. « Je ne suis plus de service, maintenant, mademoiselle
Michel. » Il s’assit confortablement, croisa les jambes en posant sa cheville gauche
sur son genou droit et en tenant cette cheville. Il eut tout d’un coup l’air d’un homme
mûr, chargé de famille, en train de se détendre. Il tira une longue bouffée de sa
cigarette et regarda la fumée s’envoler. Puis il dit :
- Vous pouvez maintenant partir à n’importe quel moment, mademoiselle
Michel. Votre ami le commandant Bond tenait beaucoup à ce qu’on vous tracasse le
moins possible. Je suis heureux d’avoir pu lui être agréable ainsi qu’à vous. Et,
ajouta-t-il avec un sourire ironique dénotant un humour auquel je ne m’attendais pas,
je n’avais aucun besoin que Washington vînt exprimer les mêmes vœux. Vous avez
fait preuve de bravoure. Vous vous êtes trouvée mêlée à une vilaine affaire criminelle
et vous vous êtes conduite comme je voudrais voir n’importe lequel de mes enfants
se comporter. Ces deux gangsters étaient l’un et l’autre recherchés. Je donnerai
votre nom lorsqu’il s’agira de décerner les récompenses. De même en ce qui
concerne la compagnie d’assurances, qui se montrera certainement généreuse.
Nous avons entamé des poursuites contre les Phancey sous l’inculpation provisoire
d’escroquerie, et ce Sanguinetti est déjà en fuite, comme le commandant le
supposait ce matin. Nous avons avisé Troy, comme nous l’aurions fait de toute
façon, et l’appareil policier est dès maintenant en action avec pour objectif son
arrestation. Il y aura contre M. Sanguinetti une accusation de crime capital quand
nous l’aurons attrapé, si nous y parvenons, et il est possible qu’on ait alors besoin de
vous comme témoin. L’Etat paiera vos frais de transport et de séjour, où que vous
soyez au moment de la convocation, ainsi naturellement que votre voyage de retour.
Tout cela, ajouta le capitaine Stonor en faisant le geste de jeter sa cigarette, est de la
routine policière et fonctionnera automatiquement.
Les yeux bleus perçants regardèrent attentivement les miens, puis se voilèrent.
- Mais cela ne termine pas cette affaire d’une manière que j’estime
satisfaisante. Je vous dis cela entre vous et moi, et parce que je ne suis plus en
service commandé.
J’essayai de prendre l’air à la fois intéressé et nonchalant, mais je me
demandais ce qui allait suivre.
- Est-ce que le capitaine de frégate Bond vous a laissé des instructions, une
lettre ? Il m’a dit que lorsqu’il était parti de bonne heure ce matin, vous dormiez
encore. Il était environ six heures et il n’a pas voulu vous réveiller. C’est très bien
mais, continua le capitaine en examinant le bout de sa cigarette, il ressort de la
déposition du commandant et de la vôtre que vous partagiez la même cabine. C’est
tout à fait naturel étant donné les circonstances. Vous ne deviez pas avoir envie de
rester seule plus longtemps la nuit dernière. Mais cet adieu paraît un peu rapide
après l’agitation de la nuit. Aucun ennui avec lui, je pense ? Il n’a pas essayé d’être
effronté avec vous, si vous voyez ce que je veux dire ?
Il me regardait en ayant l’air de s’excuser, mais aussi d’évaluer ma sincérité. Je
rougis de colère et dis d’un ton cassant :
- Certainement non, capitaine. Oui, il m’a laissé une lettre. Parfaitement directe
et nette. Je ne vous en ai pas parlé parce qu’elle ne dit rien que vous ne sachiez
déjà.
Je fis descendre ma fermeture-Eclair et sortis la lettre de sa cachette en
rougissant encore davantage. Au diable l’homme !
Il prit la lettre, la lut attentivement, puis me la rendit.
- Une lettre charmante. Tout à fait… le ton d’une lettre d’affaires. Je ne
comprends pas l’allusion au savon.
- C’est simplement une plaisanterie sur le savon du motel, répondis-je d’un ton
sec. Il trouvait qu’il sentait trop fort.
- Je comprends. Bien sûr. Eh bien ! c’est très bien, mademoiselle Michel. (Son
regard se radoucit à nouveau) : Cela ne vous ferait rien si je me permettais une
remarque un peu personnelle ? Si je vous parlais un instant comme si vous étiez ma
fille ? Vous pourriez être, vous savez, presque ma petite-fille si je m’y étais mis de
bonne heure. (Et il eut un petit rire étouffé.)
- Non. Dites tout ce que vous voulez.
Le capitaine Stonor prit une autre cigarette et l’alluma :
- Eh bien, mademoiselle Michel, ce que dit le commandant Bond est exact.
C’est comme si vous aviez eu un grave accident d’automobile et vous ne devez pas
avoir de cauchemars à la suite de cette affaire. Mais il y a plus. Vous vous êtes
trouvée de but en blanc mêlée à la guerre souterraine du crime, cette guerre qui se
déroule sans relâche, mais que vous ne connaissiez que par les romans et le
cinéma. Et comme dans un film, le flic a tiré la jeune fille des mains de ses
ravisseurs. (Il se pencha sur la table et me regarda fixement.) Maintenant,
mademoiselle Michel, ne prenez pas mal ce que je vais vous dire, et si je parle d’une
manière inconséquente, oubliez-le. Il ne serait pas logique de votre part de ne pas
faire un héros du flic qui vous a sauvée ; d’aller peut-être imaginer que c’est ce genre
d’homme sur qui vous devez poser les yeux, et peut-être même épouser. (Le
capitaine se renversa sur son siège et sourit comme pour s’excuser.) J’entre dans
toutes ces considérations parce que les circonstances tragiques comme celles
auxquelles vous avez été mêlée ne vont pas sans laisser des cicatrices. Elles
auraient causé un drôle de choc à n’importe qui ; mais surtout à une jeune personne
comme vous. Maintenant je pense (et les yeux aimables prirent une expression un
peu plus sévère) et j’ai de bonnes raisons de supposer, d’après les rapports de mes
hommes, que, la nuit dernière, vous avez eu avec le commandant Bond des relations
intimes. Ce n’est pas notre tâche la plus agréable, je n’hésite pas à le dire, que celle
qui consiste à savoir interpréter des indices de ce genre. (Le capitaine Stonor leva la
main.) Maintenant je ne veux pas me mêler davantage de ces affaires privées, qui ne
me regardent pas, mais il serait parfaitement naturel, presque inévitable, que vous
ayez donné votre cœur, ou tout au moins une partie, à ce beau jeune homme anglais
qui vient de vous sauver la vie. (Le sourire paternel et sympathique se teinta d’une
légère ironie.) Qu’on le veuille ou non, c’est comme cela que les choses se passent
au cinéma, n’est-ce pas ? Pourquoi n’en serait-il pas de même dans la vie ?
Je m’agitais sur ma chaise avec impatience, attendant la fin de cette
conférence stupide et le moment où je pourrais m’en aller.
- J’arrive à la fin, mademoiselle Michel ; je sais que vous me trouvez très
indiscret, mais depuis que j’ai atteint l’âge mûr dans la police, je me suis intéressé à
ce que j’appelle les soins des relevailles après une affaire comme celle-ci. En
particulier lorsque le survivant est jeune et pourrait être traumatisé par les épreuves
qu’il a traversées. Je veux donc vous livrer, si vous permettez, une pensée avant de
vous quitter en vous souhaitant bonne chance et bon voyage sur ce petit scooter un
peu fou que vous avez là. C’est seulement ceci, mademoiselle Michel.
Les yeux du capitaine Stonor ne quittaient toujours pas les miens, mais ils se
brouillaient un peu. Je compris que j’allais entendre une parole venant du cœur. Cela
arrive rarement entre générations différentes entre adultes et enfants. Je cessai de
penser à mon départ et lui prêtai attention.
- Cette guerre souterraine dont je vous parlais, cette bataille du crime qui se
poursuit sans relâche qu’elle soit menée entre flics et bandits ou entre espions et
contre-espions est une bataille entre deux armées entraînées dont l’une est du côté
de la loi ou du côté que son pays considère comme le bon et l’autre considérée
comme ennemie de ces principes. (Le capitaine Stonor se parlait maintenant à luimême. J’imaginai qu’il disait à haute voix des choses auxquelles il était très attaché,
qu’il avait peut-être exposées déjà dans des conférences ou dans un article de
magazine de police.) Mais dans les plus hauts grades de ces armées, parmi les plus
coriaces des professionnels, il y a quelque chose de terrible qu’ont en commun tous
ceux amis et ennemis qui sont engagés dans cette lutte. (Pour mieux insister, le
capitaine ferma le poing et en frappa la table et son regard tourné vers l’intérieur de
lui-même brilla d’une sorte de colère sacrée.) Les chefs gangsters, les chefs du
F.B.I., les chefs de l’espionnage et du contre-espionnage ont le cœur froid, le sang
froid, sont sans pitié, sont durs, sont des tueurs, mademoiselle Michel. Oui, même
les « amis », par opposition aux « ennemis ». Il faut qu’ils soient ainsi. Sinon, ils ne
survivraient pas. Vous me comprenez ? (Le capitaine Stonor cessa de regarder dans
le vague. Il me regardait avec une insistance amicale qui influença peut-être ma
pensée mais, j’ai honte à le dire, ne toucha pas mon cœur.) Si bien que le message
que je veux vous confier est celui-ci, ma chère amie : j’ai parlé à Washington et j’ai
été renseigné sur les états de service exceptionnels du commandant Bond : tenezvous à l’écart de tous ces hommes. Ils ne sont pas faits pour vous, qu’ils s’appellent
James Bond ou Sluggsy Morant. Ces deux hommes, et d’autres semblables à eux,
appartiennent à une jungle à laquelle vous vous êtes trouvée mêlée durant quelques
heures mais d’où vous vous êtes échappée. N’allez donc pas faire de beaux rêves
sur l’un et des cauchemars sur l’autre. Ce sont des gens différents de vous et de vos
semblables, comme les faucons et les colombes, si vous me permettez cette
comparaison. Vous comprenez ?
Je n’avais pas réussi à prendre un air compréhensif. Il coupa court :
- Ça va bien, partons maintenant.
Le capitaine Stonor se leva et je le suivis. Je ne savais que dire. Je me
rappelais ma première réaction quand James Bond s’était présenté à la porte du
motel : « Oh mon Dieu ! encore un comme les deux autres ! » Mais je me rappelais
aussi son sourire, ses baisers, ses bras autour de mon corps. Je marchais, soumise,
docile, à côté de cet homme robuste, rassurant, qui était venu avec ces intentions
aimables, et tout ce que je pouvais penser, c’était que j’avais envie d’un déjeuner
copieux, puis d’un bon somme à au moins cent cinquante kilomètres du Motel des
Sapins Rêveurs.
*
*
*
Quand je partis, il était midi. Le capitaine Stonor me dit que j’allais être
importunée par la presse, mais qu’il la tiendrait à l’écart aussi longtemps qu’il y
parviendrait. Je pourrais dire tout ce que je voudrais sur James Bond, sauf le métier
qu’il faisait et où on pouvait le joindre. C’était simplement un homme qui s’était trouvé
là au bon moment et qui avait poursuivi son chemin.
J’avais bouclé mes sacoches. Le jeune motard de la police d’Etat, le lieutenant
Morrow, me les fixa sur ma Vespa, qu’il fit rouler jusque sur la route. En traversant la
pelouse, il me dit : « Faites attention, mademoiselle, aux nids de poule entre ici et
Glens Falls. Il y en a qui sont si profonds que vous feriez bien de corner en arrivant
dessus. Il pourrait y avoir au fond d’autres gens montés sur des petites machines
comme celle-ci. »
Je ris. Il était net, gai et jeune, mais coriace et aventureux aussi bien par son
aspect que par sa profession. C’est à des hommes de ce type-là que j’aurais
tendance à rêver.
Je dis au revoir au capitaine Stonor et le remerciai. Puis, craignant un peu
d’être ridicule, je mis tout de même mon casque et chaussai mes coquettes lunettes
bordées de fourrure, montai sur la machine et appuyai sur la pédale du démarreur.
Grâce au ciel, le petit moteur se mit immédiatement en marche ! Je vais leur
montrer ! A dessein, la roue arrière était toujours sur son support. J’embrayai assez
brusquement et donnai une impulsion en avant. La roue arrière qui tournait prit
contact avec la surface meuble de la route en faisant jaillir poussière et cailloux. Et
me voilà partie comme une fusée ! Dix secondes plus tard, en changeant de vitesse,
j’étais déjà à soixante à l’heure. La surface de la route paraissait bonne devant moi,
je me risquai donc à jeter un coup d’œil en arrière et à faire un geste d’adieu de la
main. Le petit groupe de policiers massés devant le pavillon de la réception encore
fumant me rendit mon salut. Puis je me trouvai plus loin sur la longue route droite
entre les deux rangées de sapins postés comme des sentinelles et je me dis qu’ils
avaient l’air triste de me laisser partir saine et sauve.
Saine et sauve ? Que voulait dire le capitaine de police quand il parlait de
« cicatrices » ? Je ne l’ai pas cru. Les cicatrices dues à la terreur avaient été guéries,
effacées par cet étranger qui dormait avec un revolver sous son oreiller, cet agent
secret qui n’était connu que sous un numéro.
Un agent secret ? Peu m’importait ce qu’il faisait. Un numéro ? Je l’avais déjà
oublié. Je savais exactement qui il était, ce qu’il était. Et tout, jusqu’au moindre détail,
serait gravé dans mon cœur à jamais.