Les réécritures des Lettres persanes au XXIe siècle
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Les réécritures des Lettres persanes au XXIe siècle
Les réécritures des Lettres persanes au XXIe siècle Irene Oldekamp (s1537253) Langues et cultures romanes - mémoire de maîtrise Rédigé sous la direction de Dr. A.C. Montoya Université de Groningue, janvier 2012 1 Table des matières : Introduction ................................................................................................................................ 3 1. Montesquieu et l’intertextualité ......................................................................................... 6 1.1 Montesquieu et les réécritures des Lettres persanes ........................................................ 6 1.2 Intertextualité ................................................................................................................. 10 1.2.1 Formes de l’intertextualité ...................................................................................... 10 1.2.2 Fonctions de l’intertextualité ................................................................................... 12 2. Chahdortt Djavann : Comment peut-on être français ? (2006) ............................................ 15 3. Michel Nekourouh : Les Lettres perçantes. Des Lettres Persanes, Trois siècles après MonTeC’Qui Est ?(2009) ......................................................................................................... 27 4. Norman Spinrad : Oussama (2010) ...................................................................................... 39 5. Olivier Kemeid et Geoffrey Gaquère : Les lettres arabes (2011) ........................................ 49 6. Conclusion ............................................................................................................................ 66 7. Bibliographie ........................................................................................................................ 69 8. Appendices ........................................................................................................................... 73 8.1 Appendice I : Les réécritures des Lettres persanes. ....................................................... 73 8.2 Appendice II : Les références dans Comment peut-on être français ? .......................... 75 2 Introduction Oui, elle écrirait à Montesquieu, peu importaient les trois siècles qui les séparaient. Ne lui avait-il pas fait écrire des lettres, lui ? Dans la dernière lettre de Roxane, celle par laquelle les Lettres persanes s’achevaient, dans cet esprit révolté dont la plume de Montesquieu avait dotée le personnage de Roxane, dans cet esprit-là Roxane se reconnaissait, si bien qu’on aurait pu croire que les deux Roxane ne faisaient qu’une, mais vivant à trois siècles d’intervalle dans des conditions différentes. La première, dans la tête, sous la plume de Montesquieu en 1720, la Roxane imaginaire, et la deuxième en 2000, la Roxane réelle. […] Elle se donna la liberté de commencer ainsi : À mon cher géniteur, Monsieur de Montesquieu, et débuta enfin sa première lettre.1 Il est vrai que, pour certains gens, il ne serait pas habituel d’écrire des lettres à quelqu’un qui est mort depuis trois siècles. Pourtant, pour l’Iranienne Roxane, protagoniste du roman Comment peut-on être français ? (2006) de Chahdortt Djavann, c’est une stratégie pour survivre ses premières années à Paris. Persane, Roxane écrit des lettres à Montesquieu dans lesquelles elle raconte son intégration à Paris en l’an 2000 et sa jeunesse en Iran et elle crée ainsi une nouvelle version des Lettres persanes, en donnant une image de la société française du début du XXIe siècle et de l’Iran pendant la révolution. L’imitation d’un ouvrage dans un autre, ainsi que les références aux autres textes dans le nouvel ouvrage, sont deux formes d’intertextualité. L’intertextualité est un phénomène fréquent dans la littérature, et demande une certaine connaissance littéraire du lecteur, pour une meilleure compréhension et pour l’interprétation des citations dans le texte. Deux théoriciens renommés qui ont écrit sur ce phénomène littéraire sont Julia Kristeva et Gérard Genette. C’est Kristeva qui présente le terme « intertextualité » à la fin des années 1960, dans son ouvrage Semiotikè (1969). Elle parle entre autres de l’imitation et des citations. Gérard Genette continue à développer la théorie de Kristeva encore plus, il désigne plusieurs formes d’intertextualité, dont la paratextualité,2 qui désigne tous les signaux autographes ou allographes qui procurent au texte un entourage et l’hypertextualité,3 qui est la relation 1 Djavann, C., Comment peut-on être français?, Paris, Flammarion, 2006, pp. 130, 132. Escola, M., Les relations transtextuelles selon G. Genette, Fabula. La recherche en littérature, www.fabula.org/atelier.php?Les_relations_transtextuelles_selon_G._Genette, mis à jour le 19 février 2003. Date de consultation : 30 octobre 2011. 3 Ibid. 2 3 unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte). Kristeva et Genette soulignent que l’intertextualité peut paraître sous différentes formes, comme la parodie, l’allusion et la citation. À part ces différentes formes, l’intertextualité peut avoir différentes fonctions dans un texte, par exemple une fonction argumentative qui désigne les cas d’intertextualité qui servent comme argument d’autorité et qui justifient un propos ou une attitude, ou une fonction critique, qui peut malmener l’intertexte de différentes façons, par exemple dans une parodie ou une condamnation. Marc Eigeldinger et Vincent Jouve décrivent ces fonctions, et à part les deux fonctions nommées Jouve désigne cinq autres : la fonction référentielle, la fonction éthique, la fonction herméneutique, la fonction ludique et la fonction métadiscursive. Dans le premier chapitre ces fonctions seront expliquées. Il paraît que la réécriture des Lettres persanes par Djavann n’est pas un cas unique. À partir de sa parution en 1721, plusieurs auteurs réécrivent l’ouvrage de Montesquieu ou réagissent au roman. Les quatre réécritures de la première décennie du XXIe siècle que nous avons choisies, sont publiées entre le 11 septembre 2001 et le 11 septembre 2011. Dans cette période, plusieurs événements ont contribué au changement du regard sur les étrangers musulmans dans la société occidentale. Nous pensons notamment aux attentats du 11 septembre 2001, la discussion sur le port du voile et les symboles religieux ou les dessins caricaturaux dans un journal danois. Beaucoup a été écrit sur ces évènements et ils ont mené à beaucoup de discussions. Des imitations des Lettres persanes paraissent non seulement dans la littérature mais aussi dans le théâtre et sur Internet. Nous remarquons qu’aux XXe et XXIe siècles des livres paraissent ayant comme titre : Comment peut-on être suivi d’une nationalité, par exemple Comment peut-on être belge ? (Charles Bricman, 2011) ou Comment peut-on être américain ? (Véronique Maumusson, 2010). Le plus souvent il s’agit d’ouvrages qui parlent de l’identité et dont le titre n’est plus qu’une simple allusion aux Lettres persanes. Le même phénomène d’allusion aux Lettres persanes, mais qui évoque parfois aussi la réécriture, se trouve dans les articles ou des blogs sur Internet qui traitent le plus souvent de la différence entre les immigrés et habitants originaires d’un pays ou des lois concernant les immigrés. Bien qu’ils ne réécrivent pas les Lettres persanes et ne fassent donc pas partie de notre analyse, ces textes forment une piste de recherche intéressante. Le fait que de nombreuses réécritures des Lettres persanes paraissent au XXIe siècle souligne que l’ouvrage de Montesquieu est toujours d’actualité. Les événements de la première décennie du XXIe siècle mentionnés ci-dessus remettent les Lettres persanes dans 4 une perspective actuelle et en réécrivant les Lettres persanes les auteurs essaient entre autres d’expliquer les regards que portent les étrangers sur une nouvelle société et l’incompréhension des immigrés par cette société. Leurs réécritures n’ont pas (encore) été analysées, sauf l’ouvrage de Chahdortt Djavann, sur lequel Cristina Álvares a écrit deux articles. Le même vaut pour Montesquieu et pour l’intertextualité, des recherches ont été faites mais pas encore sur la combinaison entre réécriture, les Lettres persanes et l’intertextualité au XXIe siècle. C’est pour cette raison que nous avons dédié notre mémoire à ces réécritures. En étudiant les différentes réécritures des Lettres persanes qui ont paru dans la première décennie du XXIe siècle, nous pouvons analyser la réflexion sur la place des étrangers dans la société et leur place dans leur société nouvelle. Comme points de repère nous donnerons une définition du terme « intertextualité », en nous basant surtout sur les définitions de Julia Kristeva et Gérard Genette. Ensuite, nous aborderons dans l’analyse les différents ouvrages qui reprennent les Lettres persanes. Nous commençons par le roman de Djavann, puis les romans Les lettres perçantes. Des Lettres Persanes, Trois siècles après MonTeC’Qui Est ? de Michel Nekourouh (2009) et Oussama de Norman Spinrad (2010) seront analysé et ensuite nous aborderons la pièce de théâtre Les lettres arabes, écrit par Olivier Kemeid et Geoffrey Gaquère (2011). Pour des raisons pratiques nous nous limiterons aux ouvrages fictifs parus entre 2001 et 2011. Finalement, nous proposons une réponse à la question principale de ce mémoire : Comment les réécritures des Lettres persanes montrentelles une réflexion sur la place des étrangers musulmans dans la société et la place de leur nouvelle société dans la littérature de la première décennie du XXIe siècle ? Avant d’aborder notre analyse, nous expliquerons dans le chapitre suivant le terme d’intertextualité, ainsi que la vie et l’œuvre de Montesquieu. 5 1. Montesquieu et l’intertextualité Avant de débuter notre analyse, nous proposons de commencer par rédiger un cadre théorique en deux parties. Dans la première partie nous introduirons Montesquieu, ses ouvrages et nous donnerons un aperçu global de la réécriture des Lettres persanes depuis sa parution. Dans la deuxième partie nous proposons une initiation aux notions de réécriture et d’intertextualité, pour une meilleure compréhension de ces phénomènes qui forment la base de notre analyse. 1.1 Montesquieu et les réécritures des Lettres persanes Dès leur parution, les différents ouvrages de Charles-Louis de Secondat, Baron de la Brède et de Montesquieu (1689-1755), ont évoqué des réactions (littéraires) et, surtout dans le cas des Lettres persanes, des réécritures et des imitations. Comme ce mémoire porte sur la réécriture des Lettres persanes (1721), nous traiterons uniquement de cet ouvrage, mais les autres textes de Montesquieu, notamment De l’esprit des lois (1748), ont également eu une grande influence sur la pensée postérieure. Les Lettres persanes, un roman épistolaire publié en 1721, donne non seulement une image du Paris de la fin du règne de Louis XIV et de la Régence, vu par les yeux des persans Usbek et Rica, mais offre en même temps un regard critique sur la Perse. Malgré le rôle majeur pour la Perse dans les Lettres persanes, Montesquieu n’a jamais été en Perse. Il s’est basé sur ses propres expériences interculturelles pendant ses voyages en Europe et en ce qui concerne la Perse il s’est inspiré des récits des voyages d’autres auteurs : His taste for cross-cultural comparison was nurtured by his own frequent travels abroad – to Austria, Hungary, Italy, Germany, Holland, and England. In addition, he was an avid reader of travelogues which at that time were flooding bookstores in France; with particular regard to Persia, historians of ideas have noted the influence of a number of books popular during the Baron’s youth.4 4 Dallmayer, F., « Montesquieu’s Persian Letters – a timely classic », dans : Montesquieu and his legacy, réd. Rebecca Kingston, New York, Suny Press, 2009, p. 245. 6 Philip Stewart décrit ces livres sur la Perse dont Montesquieu aurait tiré ses informations. Il s’agirait entre autres des Voyages de Jean Chardin et des Six voyages de Jean-Baptiste Tavernier et « beaucoup d’autres ouvrages dont sa bibliothèque personnelle était amplement fournie. »5 Pour les informations sur la France et la société parisienne, Stewart explique que « …toute l’actualité de la France ou de Paris, par contre, vient de sa vie, de ses conversations, des nouvelles qu’on lui apprenait. »6 En ce qui concerne l’idée de Montesquieu pour le contenu des Lettres persanes, Philip Stewart, parmi d’autres, renvoie à L’espion turc de Jean-Paul Marana (1684) : Sans doute [pour] les divers aspects du livre s’appuyait-il sur des « modèles ». Le seul qui soit vraiment important, à part la Bible et le Coran, c’est L’Espion dans les cours des princes chrétiens de Marana (appelé couramment L’Espion turc), très célèbre à l’époque, bien que les personnages de Montesquieu soient des Persans et non des Turcs.7 Les traductions françaises du Coran par André du Ryer en 1647 et des Mille et une nuits par Antoine Galland à partir de 1704 font grandir la curiosité des lecteurs et des auteurs européens pour cette partie du monde. Elle menait ainsi à une vague d’orientalisme.8 L’Orient en général, et donc aussi la Perse, étaient à la mode au XVIIIe siècle, et formaient un des thèmes principaux dans les textes littéraires de cette époque. Malgré la querelle évoquée par les Lettres persanes, une discussion qui porte surtout sur la critique donnée par les personnages Usbek et Rica de la société française, et le fait que Montesquieu détruit l’image romantique de la Perse, les lecteurs apprécient les Lettres persanes, plusieurs tirages et même une deuxième édition paraissent encore la même année.9 C’est Montesquieu même qui remarque le succès de son œuvre dans ses Pensées : Mes Lettres persanes apprirent à faire des romans en lettres (n° 1621).10 Par conséquent, il n’est pas surprenant que des imitations des Lettres persanes paraissent comme les Lettres d’une péruvienne (Françoise de Graffigny, 1747) ou Letters 5 Stewart, Ph. « Lettres persanes », Dictionnaire électronique Montesquieu http://dictionnaire-montesquieu.enslyon.fr/index.php?id=385, mis à jour le : 14/02/2008., paragraphe 19. Consulté le 5 septembre 2011. 6 Ibid. 7 Ibid. 8 Le terme « orientalisme » est défini en détail par Edward Said, dans son ouvrage Orientalism (Vintage books, New York, 1979), et concerne la distinction ontologique et épistémologique entre l’Occident et l’Orient (p. 2). Pourtant, nous utiliserons dans ce mémoire la définition du Trésor de la langue française : ‘le goût pour ce qui touche à l’Orient.’ Dendien, J., « orientalisme », dans : Trésor de la langue française informatisé, en ligne. Date de consultation : 25 août 2011. 9 Dhifaoui, A., « Littérature épistolaire », syllabus université virtuelle de Tunis, 2006, en ligne : http://pf-mh.uvt.rnu.tn/75/1/litterature-epistolaire.pdf Date de consultation : 15 août 2011. 10 Ibid. 7 from an Armenian in Ireland to his Friends at Trebisond (Robert Hellen, 1756).11 Le point commun de tous ces textes est qu’ils traitent de personnes qui rencontrent une autre culture que la leur, et qu’ils décrivent cette culture par des lettres à leurs amis restés dans leur pays natal. Le topos du voyage et de la rencontre d’autres cultures est décrit par Philip Stewart de la façon suivante : « La métaphore du voyage […] encadre une opposition de perspectives entre deux cultures, asiatique et européenne, et deux religions, musulmane et chrétienne. »12 Les descriptions des oppositions culturelles et religieuses que rencontrent les voyageurs sont décrites dans les lettres, le seul moyen de communication disponible à l’époque, comme souligne Frédéric Calas : « La distance et l’éloignement entre destinateur et destinataire justifient la forme épistolaire. ».13 Après cette première vague d’imitation, les Lettres persanes et l’Orient redeviennent en vogue dans la littérature au XIXe siècle : « … during the entire nineteenth century the Orient […] was a favourite place for Europeans to travel in and write about. »14 Ce phénomène, nous le retrouvons également dans la peinture, où naît un intérêt pour l’image de l’Orient, comme montrent entre autres les peintures d’Ingres. 15 Cette faveur peut être expliquée par la vague d’exotisme qui naissait à l’époque. Bien que les gens s’intéressent donc aux pays orientaux et que les récits de voyages soient à la mode,16 nous n’avons retrouvé qu’une seule réécriture : Lettres japonaises, (1890-1893), de Lafcadio Hearn, même si ces lettres sont des lettres réelles. Pourtant, selon Philip Stewart l’ouvrage de Montesquieu est toujours resté aimé : « le long de trois siècles, le premier succès des Lettres persanes ne s’est jamais démenti... ».17 Il est possible que les gens relisent l’ouvrage de Montesquieu sans le réécrire, ou qu’ils s’intéressent à de nouveaux ouvrages qui traitent de l’Orient, comme Les Orientales de Victor Hugo, Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand ou Souvenirs, pensées et paysages pendant un voyage en Orient de Lamartine.18 11 Dans l’appendice I nous avons rédigé une liste de toutes les réécritures des Lettres persanes que nous avons pu trouver à partir de 1721. 12 Stewart, Ph. « Lettres persanes », Dictionnaire électronique Montesquieu http://dictionnaire-montesquieu.enslyon.fr/index.php?id=385, mis à jour le : 14/02/2008, paragraphe 21. Date de consultation : 5 septembre 2011. 13 Calas, F., Le roman épistolaire, Paris, Nathan, 1996, p. 79. 14 Said, E., Orientalism, New York, Vintage Books, 1979, p. 157. 15 Larousse Encyclopédie, « Orientalisme », édition en ligne : http://www.larousse.fr/encyclopedie/nom-commun-nom/orientalisme/75329 Date de consultation : 31 août 2011. 16 Meyer, D.C., « Orientalisme, exotisme et littérature » dans : French Eastern narratives, université du Hong Kong, 2009. http://www0.hku.hk/french/dcmScreen/lang3022/lang3022_orientalisme.htm Date de consultation : 14 octobre 2011. 17 Stewart, Ph. « Lettres persanes », Dictionnaire électronique Montesquieu http://dictionnaire-montesquieu.enslyon.fr/index.php?id=385, mis à jour le : 14/02/2008, paragraphe 22. Date de consultation : 5 septembre 2011. 18 Ibid. 8 Pendant le XXe siècle les publications sur les Lettres persanes augmentent. Philip Stewart désigne plusieurs courants de recherche sur le roman. Jusqu’aux années 1950 les recherches portaient surtout sur l’esprit de la Régence et la caricature dans la tradition classique. Le plus important était, selon les scientifiques de l’époque, le regard des Persans sur la France, et ils prêtent peu d’attention aux éléments persans dans l’œuvre. À partir des années 1950, des analyses se penchent davantage sur les aspects musulmans (Robert Shackleton, Roger Laufer et Roger Mercier). Dans les années 1970, la religion et la politique deviennent deux pistes de recherche majeures.19 Mais, à part cette vague de recherches sur les Lettres persanes, les réécritures continuent, bien qu’elles soient moins fréquentes qu’avant. D’autres imitations paraissent dans des articles ou blogs pour décrire les problèmes d’intégration en France ou pour discuter et critiquer les lois (françaises) contre les immigrés.20 Au XXIe siècle, et surtout après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, un débat sur les Lumières renaît. La discussion porte surtout sur l’universalisme et la séparation entre l’église et l’état. De par ce débat, l’œuvre de Montesquieu devient encore plus actuelle. Bien qu’il ne parle pas des attentats du 11 septembre 2001, Jean Erhard écrit dans son article « Montesquieu and us » que l’auteur des Lettres persanes est toujours apprécié de nos jours, non seulement en France mais surtout dans le reste du monde : « Montesquieu can play an active role in our civic reflection, on the condition that we make correct use of his œuvre. »21 écrit-il, et il montre également que Montesquieu est souvent cité, notamment lorsqu’il s’agit de « relationship between political liberalism and economic liberalism and the place that the population of foreign origin occupies in a nation. »22 La dernière partie de cette citation est un sujet que l’on retrouve non seulement dans les Lettres persanes, mais qui joue aussi un rôle primordial dans la société contemporaine. Ceci explique peut-être le nombre d’imitations et réécritures de Montesquieu au XXIe siècle, dans lesquels les auteurs veulent donner une image des étrangers dans la société, que ce soit en France ou ailleurs dans le monde. Dans notre analyse, nous aborderons quatre de ces réécritures, toutes parues entre 2001 et 2011. 19 Stewart, Ph. « Lettres persanes », Dictionnaire électronique Montesquieu http://dictionnaire-montesquieu.enslyon.fr/index.php?id=385, mis à jour le : 14/02/2008, paragraphe 22-23. Date de consultation : 5 septembre 2011. 20 Les Lettres persanes sont également souvent utilisées dans l’enseignement, aussi bien dans des programmes pour les écoles primaires que secondaires, pour discuter la société multiculturelle dans laquelle vivent les élèves. 21 Ehrard, J., « Montesquieu and us », dans : Montesquieu and his legacy, ed. Rebecca Kingston, New York, Suny Press, 2009, p. 262. 22 Ibid. p. 261. 9 1.2 Intertextualité S’appliquant à toute réécriture et figurant à plusieurs manières dans les quatre réécritures des Lettres persanes que nous avons choisi d’examiner, le concept d’intertextualité est d’une importance majeure pour notre analyse. Comme il y a beaucoup de différentes définitions et théories sur ce terme, nous dédierons cette partie de ce chapitre à cette notion. La première partie portera surtout sur la forme de l’intertextualité et dans la deuxième nous aborderons ses différentes fonctions. 1.2.1 Formes de l’intertextualité L’intertextualité forme donc un aspect majeur pour notre analyse, puisqu’elle est le principe des ouvrages basés sur les Lettres persanes. Le terme ‘intertextualité’ est inventé par Julia Kristeva dans son ouvrage Sémiotikè, recherches pour une sémanalyse (1969), dans lequel elle analyse le travail du russe Mikhail Bakhtine sur le dialogisme, un terme qui théorise l’idée qu’un énoncé est une réponse à d’autres énoncés ou qu’il porte les marques d’un dialogue entre deux sujets, souvent entre l’énonciateur et son destinataire. 23 Gérard Genette reprend le terme de Kristeva et en donne une belle définition dans Palimpsestes (1982) : « L’intertextualité […] ne désigne plus que les relations de coprésence entre les textes (par exemple la citation où un texte se trouve à l’intérieur d’un autre). » 24 Genette écrit dans Palimpsestes que l’intertextualité fait partie de la transtextualité, parmi laquelle il classe également l’architextualité, l’hypertextualité, la métatextualité et la paratextualité. La transtextualité désigne « tout ce qui met le texte en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes ».25 Comme nous avons vu dans ce qui précède, l’intertextualité porte selon Genette sur une coprésence entre deux ou plusieurs textes. Cette ‘coprésence’ s’effectue le plus souvent par des citations, qui est selon Genette la forme la plus littéraire de l’intertextualité. Deux autres formes d’intertextualité sont l’allusion et le plagiat, mais elles sont moins littéraires et moins explicites que la citation : le plagiat concerne les emprunts non déclarés mais encore littéraux 23 Rabau, S., Intertextualité, Paris, Flammarion, 2002, p. 233. Ibid., p. 246. 25 Genette, G., Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 7. 24 10 et l’allusion touche aux énoncés moins littéraux.26 L’hypertextualité, finalement, renvoie à « toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte), sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire. »27 L’hypertextualité peut se manifester sous deux formes différentes : la transformation simple ou la transformation indirecte. Par transformation simple Genette entend, par exemple, le fait de transposer l’action du texte A dans une autre époque, comme l’a fait James Joyce dans son roman Ulysse. La transformation indirecte (ou imitation) consiste d’un engendrement d’un nouveau texte à partir de la constitution préalable d’un modèle générique, par exemple l’Énéide. Un autre phénomène intertextuel est la référence simple. Tiphaine Samoyault décrit ce terme de la façon suivante : « la mention d’un nom (d’auteur, de mythe, de personnage) ou d’un titre […] L’intertexte est dilué, il devient presque interminable. »28 Genette ne décrit pas ce phénomène, mais comme la référence simple figure également dans les ouvrages analysés et surtout dans le roman de Djavann, nous la nommons quand-même. Nous avons vu que les citations et les références sont deux sortes d’intertextualité. Un des problèmes que pourrait être causé par l’intertextualité est décrit par Michael Riffaterre: « The question arises as to whether intertextuality ceases to work if the reader is unfamiliar with the intertexts involved. ».29 Djavann et Nekourouh évitent ce problème en indiquant toujours l’auteur et/ou l’ouvrage qu’ils citent ou auquel ils font référence. Kemeid et Gaquère n’indiquent pas les sources des renvois littéraires pendant la représentation de la pièce, mais des références se trouvent dans le manuscrit. De plus, la mise en page des romans de Djavann et Nekourouh rend cela également bien visible, mais la question reste à savoir si le lecteur interprétera bien les références dans les récits, surtout lorsqu’il s’agit des citations des auteurs persans. Dans cette première partie de ce chapitre nous avons décrit les différentes formes de l’intertextualité. Maintenant, nous expliquerons la fonction de ces différentes formes. 26 Escola, M., Les relations transtextuelles selon G. Genette, Fabula. La recherche en littérature, www.fabula.org/atelier.php?Les_relations_transtextuelles_selon_G._Genette, mis à jour le 19 février 2003. Date de consultation : 23 septembre 2011. 27 Ibid. 28 Samoyault, T., L’intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris, Nathan université, 2001, p. 44. 29 Riffaterre, M., « Compulsory reader response » dans : Intertextuality: theories and practices, réd. M. Worton et J. Still, Manchester, Manchester University Press, 1990, p. 73. 11 1.2.2 Fonctions de l’intertextualité Contrairement aux formes d’intertextualité, très peu de recherches ont été faites sur ses fonctions. Marc Eigeldinger explique dans l’introduction de Mythologie et intertextualité que l’intertextualité a pour but de « privilégier le langage de l’échange et de la pluralité ».30 Cet échange et cette pluralité peuvent avoir plusieurs fonctions, qui sont entre autres expliquées par Vincent Jouve. Dans ce qui suit, nous décrirons les sept différentes fonctions. Dans Poétique du roman Jouve désigne sept fonctions d’intertextualité.31 Il parle d’abord de la fonction référentielle de l’intertextualité, qui désigne la référence à un texte connu du lecteur. Par cette référence, le récit donne l’illusion qu’il se rapporte à la réalité. Lorsque le narrateur de Madame Bovary cite Paul et Virginie parmi les lectures d’Emma adolescente, il exploite la fonction référentielle de l’intertextualité. Le roman de Bernardin de Saint-Pierre existant dans le monde de référence du lecteur, sa présence dans l’univers fictionnel contribue à renforcer la crédibilité de ce dernier. Deuxièmement, Jouve décrit la fonction éthique, qui paraît lorsque « le renvoi intertextuel, témoignant de la culture du narrateur, renforce son ethos, […] sa crédibilité. » Dans La condition humaine, Malraux utilise des références constantes aux textes de Pascal, Nietzsche, Hegel et Marx. Ces références ont une fonction éthique, en témoignant de la culture philosophique de l’auteur, elles renforcent sa crédibilité et légitiment son projet de proposer un roman historique à portée métaphysique. Cette fonction apparaît également dans les ouvrages de Djavann et de Nekourouh, qui réfèrent souvent aux textes persans. Comme les deux auteurs ont grandi en Iran et qu’ils connaissent donc la culture et la littérature du pays, le lecteur est sensé attribuer de la crédibilité aux citations des auteurs persans. Troisièmement, Jouve aborde la fonction argumentative, qui désigne le fait qu’ « une convocation d’un texte reconnu et faisant autorité peut servir de justification à un propos ou à une attitude ».32 L’intertextualité argumentative peut donc servir à souligner l’opinion ou l’attitude d’un des personnages, le texte cité rend dans ces cas l’argumentation plus forte. Ceci est entre autres le cas dans Le baiser au lépreux, lorsque Malraux se réfère à la Bible. Le comportement de ses personnages et la dynamique de l’histoire qu’il raconte ne prennent sens qu’à travers l’épisode évangélique évoqué par le titre. Mais à part la justification d’un propos 30 Eigeldinger, M, Mythologie et intertextualité, Genève, Slatkine, 1987, p. 17. Les fonctions et exemples qui suivent sont tirés de Poétique du roman, pp. 82-83. Sauf si indiqué autrement. 32 Jouve, V., Poétique des valeurs, Paris, Presses universitaires de France, 2001, pp. 140-141. 31 12 ou une attitude, l’intertextualité argumentative peut également être utilisée pour échapper à la censure et pour des raisons commerciales, puisque les auteurs profitent du succès de l’ouvrage imité. Puis, la fonction herméneutique de l’intertextualité est décrite. Elle désigne le sens du texte cité dans le texte lu : « le renvoi à un intertexte fait toujours sens et, dès lors, précise ou complique les enjeux du texte lu ».33 La référence au texte d’Homère dans Ulysse de Joyce a une fonction herméneutique : la journée que passe Leopold Bloom à Dublin est à interpréter comme une odyssée contemporaine avec toutes les valeurs qui s’attachent à cette référence. Ensuite, Jouve parle de la fonction ludique de l’intertextualité. Dans ces cas, l’intertexte appelle à un jeu de décodage de la part du lecteur, jeu qui, réussi, suscite une connivence culturelle entre l’auteur et son public. Cette fonction ce trouve entre autres dans La modification, où Butor s’amuse à subvertir les recettes les plus éculés du roman traditionnel tel qu’il a triomphé au XIXe siècle : la saveur de ce type de texte tient à la reconnaissance, sous le récit parodique de procédés que tout lecteur a abondement rencontrés dans ses lectures antérieures.34 L’avant-dernière fonction désignée par Jouve est la fonction critique : « l’intertexte peut être malmené de différentes façons, de la simple parodie à la condamnation la plus acerbe ».35 Un bon exemple se trouve dans Candide de Voltaire, dans lequel « le narrateur caricature, en le détournant, le vocabulaire philosophique (en particulier, celui de Leibniz). »36 La dernière fonction est la fonction métadiscursive de l’intertextualité. Le regard du texte sur un autre texte est parfois, pour le récit, une façon oblique de commenter son propre fonctionnement. Cette fonction est exploitée par Butor dans L’emploi du temps. Le roman comprend en effet plusieurs passages sur la construction et la signification du roman policier. Le texte de Butor pouvant lui-même être qualifié de « roman policier », […] les théories en question s’appliquent également à L’emploi du temps et fonctionnent comme une grille de lecture particulièrement efficace et éclairante.37 33 Ibid., p. 141. Jouve, V., Poétique du roman, Paris, Armand Colin, 2001, p. 82-83. 35 Jouve, V., Poétique des valeurs, Paris, Presses universitaires de France, 2001, pp. 140-141. 36 Ibid. 37 Jouve, V., Poétique du roman, Paris, Armand Colin, 2001, p. 82-83. 34 13 L’intertextualité forme une caractéristique majeure dans les quatre ouvrages choisis. Dans les chapitres suivants nous analyserons quatre réécritures des Lettres persanes au XXIe siècle et les effets des différentes formes et fonctions d’intertextualité qu’ils contiennent. 14 2. Chahdortt Djavann : Comment peut-on être français ? (2006) Chahdortt Djavann, l’auteur de Comment peut-on être français ?, est née en Azerbaïdjan en 1967. Elle a grandi à Téhéran mais vit actuellement à Paris. Elle a publié plusieurs textes sur la religion musulmane et surtout sur la vie des femmes dans les pays islamiques. Son pamphlet Bas les voiles ! (2003) « lui vaut une notoriété subite, accompagnée de quelques coups de fils anonymes ».38 La religion musulmane et la vie et la position des femmes musulmanes sont deux sujets fréquents dans ses écritures. Comment peut-on être français ? est son troisième roman et comme certains de ses autres ouvrages, il contient des éléments autobiographiques. Dans la première partie du roman, l’auteur décrit l’intégration de Roxane à Paris à la troisième personne, alternée avec des passages sur le passé de Roxane en Iran. Autant frappée par les mœurs françaises et la vie des Parisiens que l’étaient autrefois Usbek et Rica dans les Lettres persanes, la Roxane moderne est frappée par les mœurs françaises. C’est ainsi qu’elle décide, inspirée par une première rencontre avec l’ouvrage de Montesquieu pendant son cours de français, d’écrire des lettres à l’auteur des Lettres persanes. Dans ses lettres elle raconte sa jeunesse en Iran et son intégration à Paris, en décrivant ainsi les différences entre les deux sociétés. Les lettres qu’écrit Roxane à Montesquieu, toujours alternées avec des parties en prose sur l’intégration en France et sur son passé, forment la deuxième partie du roman, qui devient par conséquent partiellement épistolaire. Dans les parties en prose qui précèdent et puis alternent avec les lettres, Djavann met l’accent sur l’histoire de l’Iran, comme Montesquieu montre la situation en Perse par les lettres sur le harem d’Usbek. L’image donnée par Djavann est une image subjective, on voit la société française par les yeux d’une étrangère et la société iranienne par les yeux d’une iranienne, tout comme dans les Lettres persanes de Montesquieu. Le roman Comment peut-on être français ? est une réécriture des Lettres persanes, mais à part cette forme d’intertextualité le roman contient une deuxième forme d’intertextualité. Dans le roman entier le lecteur retrouve des références à de différents auteurs, aussi bien des auteurs français que persans ou autres, et dès la moitié du livre, où commencent les lettres à Montesquieu, nous retrouvons également des références aux Lettres persanes ou à 38 EVENE.fr : « Chahdortt Djavann », http://www.evene.fr/celebre/biographie/chahdortt-djavann-14941.php Date de consultation : 15 octobre 2011. 15 Montesquieu. Nous analyserons d’abord les éléments intertextuels qui concernent la réécriture des Lettres persanes et les références à Montesquieu et ensuite les références aux autres auteurs seront abordées. Bien qu’ils ne soient pas un élément de la réécriture des Lettres persanes, la deuxième catégorie de références a également une fonction importante dans le récit et mérite donc selon nous une analyse en détail. Lorsque nous regardons le roman de Djavann de plus près, ce sont déjà des éléments paratextuels qui font penser à une réécriture des Lettres persanes. Sur la couverture de l’édition de poche figure une jeune femme qui tient une lettre dans la main. Au XXIe siècle, l’époque de la communication moderne et des e-mails, la lettre est un renvoi clair au passé et à la forme épistolaire. Le destinateur de la lettre est M. Charles de Montesquieu, qui habiterait ‘61, avenue Montaigne’. Ensuite, le titre renvoie plus directement aux Lettres persanes car dans la Lettre XXX des Parisiens demandent fameusement à Rica : « Comment peut-on être Persan ? ».39 Cette question sur l’identité ne forme pas seulement la base pour le titre du roman de Djavann, mais revient aussi plusieurs fois dans le récit, comme nous verrons plus loin dans ce chapitre. La forme épistolaire ne commence qu’à la moitié du livre, où Roxane écrit sa première lettre à Montesquieu. Ses lettres en prose (dix-huit au total) sont alternées avec des parties non-épistolaires, également en prose, et la ressemblance avec l’ouvrage de Montesquieu n’est, en ce qui concerne la forme, que partielle. Mais là où les Lettres persanes ont plusieurs personnages qui s’écrivent des lettres, Djavann a choisi pour une seule écrivaine et un narrateur homodiégétique. Les thèmes dont traitent le narrateur et Roxane dans ses lettres à Montesquieu sont très divers : Pour cerner l’écart entre les deux cultures, l’auteure compare la vie quotidienne des uns et des autres sur les plans notamment de l’économie, du droit, de l’éducation, de la religion, de la sexualité, de la condition des enfants, des pauvres et surtout des femmes.40 Le narrateur donne également des explications sur ces thèmes dans les parties en prose, notamment par le personnage de Julie. Roxane garde la petite fille de Julie et apprend ainsi 39 Montesquieu, Lettres persanes, éd. J. Starobinski, Paris, Gallimard, 2003, Lettre XXX. Álvares, C., « Comment peut-on être français ? Les nouvelles Lettres persanes de Chahdortt Djavann », Mondes francophones (2006), p. 3. En ligne. Date de consultation : 6 juillet 2011. 40 16 beaucoup sur la vie occidentale, entre autres sur la condition des enfants français et des femmes qui travaillent hors de la maison. Le fait que le personnage principal du roman s’appelle Roxane n’est pas un hasard, la ressemblance avec la Roxane de Montesquieu est bien visible et celle de Djavann dit même qu’elle s’identifie à son homonyme du XVIIIe siècle, elle en serait la réincarnation : En outre, apprendre que sa créature imaginaire était devenue un être réel après trois siècles lui ferait sûrement plaisir. Sa Roxane rebelle, indépendante, empoisonnée en 1720, ressuscitée en 2000 à Paris ! Voilà le miracle de l’imagination !41 Dans les deux romans, les femmes jouent un rôle important. Chez Montesquieu c’est surtout visible à la fin du roman, lorsque nous apprenons que les femmes du sérail d’Usbek se sont révoltées. Djavann a choisi d’insérer beaucoup de personnages féminins dans son roman. À côté de Roxane, Julie et sa fille Clara jouent aussi un rôle primordial dans le récit, Roxane apprend beaucoup d’elles sur la vie des français. Mais il y a encore d’autres parallèles entre les ouvrages de Djavann et de Montesquieu : les deux Roxanes font une tentative de suicide, sauf que la Roxane de Montesquieu meurt, pendant que la Roxane de Djavann fait un deuxième essai qu’elle survivra également. Selon Álvares cet échec est lié à l’intégration de Roxane à Paris et à son identification avec la Roxane de Montesquieu : Sa tentative manquée de suicide est l’effet de son identification imaginaire au personnage de Roxane. Mais c’est aussi le symptôme d’un malaise généralisé lié au mode de vie urbain et qui signifie que la liberté, la démocratie et la consommation ne suffisent pas à faire le bonheur des individus.42 La vie à Paris est pour Usbek et Rica donc plus avantageuse que pour Roxane, mais les personnages de Montesquieu ont un autre but qu’elle, ils font un voyage pour « chercher laborieusement la sagesse »43 et ils sont « peut-être les premiers, parmi les Persans, que l’envie de savoir ait fait sortir de leur pays, et qui aient renoncé aux douceurs d’une vie tranquille »,44 pendant que Roxane est immigrée en France et y restera pour vivre à Paris. 41 Djavann, C., Comment peut-on être français?, Paris, Flammarion, 2006, p. 129. Ibid., p. 6. 43 Montesquieu, Lettres persanes, éd. J. Starobinski, Paris, Gallimard, 2003, Lettre première. 44 Ibid. 42 17 Dans un entretien avec Kirsten Halling Djavann souligne que c’était un de ses buts de montrer le désespoir dans lequel certains immigrés, en France ou ailleurs, peuvent se trouver : Mais il est sûr que l’exil, la solitude n’ont pas arrangé sa situation [de Roxane]. Mon but était aussi de montrer la détresse dans laquelle les immigrés peuvent se trouver et de ce fait critiquer le manque d’une politique d’accueil pour les immigrés en France.45 Ces problèmes d’intégration sont soulignés plusieurs fois dans le roman, entre autres par les questions que Roxane se pose au début du roman et qui sont basées sur une question de Rica dans les Lettres persanes : « Comment peut-on être persan ? »46. Comme nous avons vu avant, cette question forme la base pour le titre du roman. Mais le narrateur laisse Roxane reprendre la question posé à Rica en l’adaptant trois fois au total : « Comment peut-on être français ? […] Comment peut-on naître dans Paris ? […] Comment peut-on être parisien ? ».47 La question que l’on pose à Rica est une conséquence de l’étonnement des Français sur la présence de deux Persans à Paris, mais Roxane s’étonne plutôt des mœurs des Français et les questions qu’elle se pose reflètent ses problèmes d’identité et d’intégration. Bien qu’elle le veuille bien elle ne sait pas comment elle peut ‘être française’ et elle souffre du grand choc culturel. Les références aux Lettres persanes soulignent l’opinion de Roxane en ce qui concerne la différence entre les cultures française et iranienne, comme par exemple dans sa septième lettre à Montesquieu : Tu vas parcourir les pays habités par les chrétiens, qui n’ont jamais cru. Il est impossible que tu n’y contractes bien des souillures. Comment le prophète pourrait-il te regarder au milieu de tant de millions de ses ennemis ? Je voudrais que mon maître fît, à son retour, le pèlerinage de La Mecque : vous vous purifieriez tous dans la terre des anges ». Après trois siècles, les propos du premier eunuque, dans la lettre XV, sont toujours d’actualité. Pour les fanatiques et leurs adeptes, les chrétiens et les juifs sont toujours impurs et infidèles ; ils doivent se convertir à l’islam pour se purifier de leurs souillures.48 45 Halling, K., « Entretien avec Chahdortt Djavann », Dalhousie French Studies 92 (2010), Wright State university, p. 141. 46 Montesquieu, Lettres persanes, éd. J. Starobinski, Paris, Gallimard, 2003, Lettre XXX, p. 103. 47 Djavann, C., Comment peut-on être français ?, Paris, Flammarion, 2006, pp. 20, 28, 30 et le titre du roman. 48 Ibid., p. 188. 18 Avec cette citation, Roxane souligne son opinion que l’attitude des musulmans envers les chrétiens et les juifs n’a pas évolué depuis trois siècles. La citation de la lettre XV a ici une fonction référentielle, les lecteurs peuvent eux-mêmes contrôler ce que le premier eunuque a dit. Selon Roxane, ces images stéréotypes sont toujours d’actualité et en insérant sa propre opinion sur l’actualité de cette citation elle critique « les fanatiques et leurs adeptes » et les clichés sur les pays chrétiens qu’ils croient. À part les différentes références intertextuelles aux Lettres persanes et à Montesquieu il y a donc aussi d’autres parallèles entre l’ouvrage de Djavann et celui de Montesquieu. Les deux traitent de thèmes similaires comme la critique de la société française et iranienne, ils utilisent la forme épistolaire et décrivent la position des femmes. Le choix pour une réécriture des Lettres persanes est assez simple à expliquer : Djavann a transposé l’intrigue des personnages persans qui découvrent Paris au XXe siècle, avec cette différence que la Roxane de Djavann fuit son pays pour ne jamais y retourner, tandis qu’Usbek et Rica retournent en Perse. Mais à part le fait qu’il s’agit d’une réécriture des Lettres persanes de Montesquieu, le roman contient également des références à d’autres auteurs, que nous aborderons dans ce qui suit. Les références aux auteurs autres que Montesquieu sont nombreuses et concernent des auteurs de différentes nationalités.49 La plupart des auteurs cités sont Français, mais il y a aussi des citations des auteurs de l’Antiquité, par exemple Platon ou Héraclite, et des auteurs persans. Pour commencer, nous analyserons les passages des auteurs persans. Bien qu’ils ne paraissent que sept fois dans le roman, les références aux auteurs persans ont plusieurs fonctions importantes : premièrement, il y a des passages où les auteurs persans sont utilisés dans le récit pour expliquer et critiquer le comportement des iraniens, leur image de soi et leur religion. Ceci est entre autres le cas pour les deux histoires du trompeur turque Nasr Eddin Hodja (1208-1284/1285) qui se trouvent dans le roman,50 elles montrent que « nous, Iraniens […] passons notre vie à déplorer notre vie, mais nous ne faisons rien pour la changer. »51 De plus, ces deux histoires montrent pourquoi Roxane ne 49 Dans ce chapitre nous analyserons uniquement les références les plus importants. Dans l’appendice II nous avons rédigé une liste de tous les auteurs et ouvrages nommés dans le roman. 50 Ibid., pp. 175-177 et p. 227. Pour plus d’informations sur Nasr Eddin Hodja, voir : Ashliman, « Nasreddin Hodja. Tales of the Turkish trickster. ». 51 Ibid., p. 227. 19 veut plus s’identifier aux Iraniens, elle a choisi de ne pas déplorer sa vie mais de la changer, entre autres par sa fuite en France. Les deux autres citations sont tirées de deux ouvrages persans que Roxane introduit clairement dans une de ses lettres à Montesquieu : « les Quatrains du vénéré Omar Khayyâm, XIe siècle, et le Divan, le recueil de poèmes, de Hâfez, XIVe siècle, le poète adoré des Iraniens. ».52 Les deux citations ci-dessous proviennent de ces deux ouvrages : Le paradis et les houris, on dit que c’est bon Ne crois pas, ô dévot, échapper à Son zèle Moi je dis que le jus de la treille, ici-bas, c’est bon Quelle est la différence entre chrétiens et Prends ce que tu as ici et rejette les promesses guèbres Car le son du pipeau ne charme que de loin. Pas grand-chose Omar Khayyâm Hâfez 53 Le quatrain d’Omar Khayyâm persifle le paradis promis et Hâfez souligne que chaque religion connaît ses zèles et que ces religions ne sont pas si différentes que l’on pense. Ce fanatisme religieux des musulmans est un élément que Roxane méprise et elle décrit dans une de ses lettres à Montesquieu qu’Omar Khayyâm prévient ses lecteurs contre ce danger : « les Quatrains d’Omar Khayyâm […] nous mettent souvent en garde contre l’hypocrisie des dogmes religieux… »54 Deuxièmement, il y a trois citations qui ont une fonction personnelle pour Roxane, comme la citation de Hâfez qui fournit une réponse à sa question sur le nouvel an, les Quatrains de Khayyâm qu’elle relit lorsqu’elle se sent triste ou le texte de Saadi qu’elle lit à son père Pacha Khân, qui la « reconnait » grâce à cette lecture. Le dernier renvoi dans le roman est peut-être le plus clair : dans sa dernière lettre à Montesquieu Roxane raconte qu’elle a lu des livres de Sadegh Hedayat (1903-1951), un des auteurs iraniens le plus connu. Hedayat a écrit des ouvrages dans des genres divers : courtes histoires, nouvelle, comédie et critique littéraire. Bien qu’il fût fier de son origine persane il avait un style d’écriture innovateur, en traitant des problèmes contemporains dans un langage moderne.55 Roxane le décrit à Montesquieu 52 Djavann, C., Comment peut-on être français ?, Paris, Flammarion, 2006, p. 93. Ibid., p. 189 (Khayyâm) et p. 206 (Hâfez). 54 Ibid., p. 189. 53 55 Hedayat, S., The blind owl. A novel from Persia, traduit par D.P. Costello, New York, Grove press, 1957, quatrième couverture. 20 comme « un romancier iranien qui s’est donné la mort à Paris »56, et le fait qu’elle commence à comprendre pourquoi quelqu’un se suiciderait à Paris souligne sa solitude et son désespoir.57 Une autre référence aux auteurs iraniens est celle à deux ouvrages iraniens, qui paraissent non sans hasard le 21 mars, date du nouvel an iranien : C’était le 21 mars, le premier jour du printemps, nouvel an iranien, le premier qui Roxane passait à Paris. […] Le seul lien qu’elle gardait avec le persan, c’était à travers les deux livres de poésie qu’elle avait apportés dans sa valise : les Quatrains du vénéré Omar Khayyâm, XIe siècle, et le Divan, le recueil de poèmes, de Hâfez, XIVe siècle, le poète adoré des Iraniens.58 Il y a plusieurs éléments dans ce passage qui frappent. Premièrement, Djavann introduit clairement les deux poètes Khayyâm et Hâfez, pour faciliter l’accès à ces deux pour ses lecteurs occidentaux. De plus, elle évite ainsi que ces lecteurs ne sauraient pas de qui il s’agissait et que l’intertextualité ne fonctionnerait pas, un risque signalé par Michael Riffaterre. Ensuite, le fait que Roxane a amené deux livres en persan dans sa valise est étonnant puisqu’elle déclare plusieurs fois dans le roman qu’elle veut oublier son passé persan et qu’elle veut s’arracher de la culture iranienne, pour devenir française : …cette langue [le persan] entaillait son être, faisait saigner sa mémoire blessée. Trop de souvenirs douloureux étaient intimement liés au persan. Non, le persan n’avait aucune place dans ce monde français.59 Les citations des auteurs persans ont toutes une fonction éthique, puisque Roxane est iranienne elle connaît mieux les auteurs persans que ses lecteurs occidentaux et le fait qu’elle cite des auteurs persans renforce sa crédibilité. Certains des auteurs iraniens sont utilisés pour expliquer et critiquer l’Islam ou le comportement des musulmans, d’autres servent comme soutien moral à Roxane pendant son intégration parfois difficile en France. Bien qu’elle fuie le passé et que les Iraniens reflètent tout ce qu’elle souhaite oublier60, elle utilise ces livres persans. Les citations des auteurs persans ont selon nous donc des fonctions différentes, tout d’abord elles témoignent de la culture persane de Roxane et indirectement de celle de 56 57 Djavann, C., Comment peut-on être français ?, Paris, Flammarion, 2006, p. 282. Ibid., pp. 93, 113, 126 et 282. 58 Ibid., p. 93. Ibid., p. 101. 60 Ibid., p. 101. 59 21 Djavann et elles servent également comme argument d’autorité pour les idées de Roxane, par exemple pour son attitude vis-à-vis du peuple iranien. Éventuellement nous pourrions ajouter une fonction critique : Roxane utilise des images stéréotypes des histoires de Nasr Eddin Hodja pour souligner son opinion que les Iraniens sont un peuple qui déplore sa vie au lieu de la changer. Après avoir analysé les auteurs persans, nous aborderons maintenant les auteurs autres que Montesquieu ou les persans, qui figurent dans le roman entier. Cristina Álvares souligne le fait que la langue française est importante pour Roxane : Sa décision de demander asile à la France se fondait sur un désir radical […] : s’arracher au sol linguistique et culturel iranien, […] être pleinement française par la langue.61 Les citations donnent l’impression que Roxane essaie d’« être française » non seulement par la langue, mais aussi par la littérature. Les auteurs cités sont notamment des auteurs français classiques des siècles passés, qui forment souvent la lecture de Roxane à ce moment, comme par exemple Montaigne ou Racine. Dans les lettres, elle raconte à Montesquieu ce qu’elle pense des auteurs qu’elle lit et c’est pour ce fait qu’on retrouve la plupart des citations et renvois aux auteurs français dans la deuxième partie du roman. Comme elles ne sont pas très fréquentes, nous analyserons d’abord les citations des auteurs français dans la partie en prose, pour revenir ensuite aux références dans les lettres. Au début du roman nous retrouvons les auteurs des ouvrages que Roxane a lus pendant sa jeunesse en Iran, et qui l’ont donc aidé à former une image de la France : Elle savait que Paris existait : dans Les Misérables, Le père Goriot, Les trois Mousquetaires, Notre-Dame de Paris ou L’Âme enchantée, qu’elle avait lus et relus pendant les longs aprèsmidi chauds et humides de son adolescence. […] Elle arriva sur le quai. Notre-Dame semblait fantomatique, tout droit sortie du livre de Victor Hugo, qu’elle avait lu, jeune adolescente.62 Dans ces ouvrages la ville de Paris joue un rôle important et lors de ses premières semaines à Paris, Roxane compare ce qu’elle a lu dans les livres avec sa vraie vie à Paris. En Iran, la 61 Álvares, C., « Comment peut-on être français? Les nouvelles Lettres persanes de Chahdortt Djavann », dans: Mondes Francophones, 2006, p. 1. En ligne, date de consultation : 6 juillet 2011. 62 Djavann, C., Comment peut-on être français ? , Paris, Flammarion, 2006, pp. 11, 17. 22 littérature française a déjà influencé son image de son nouveau pays. De ce fait, nous ajouterons à la proposition de Cristina Álvares que Roxane n’essaie non seulement d’être française par la langue, mais aussi par la littérature. La plupart des citations des auteurs français figurent dans les lettres à Montesquieu, et elles reflètent souvent la lecture de Roxane de ce moment. Ces lectures s’inspirent partiellement de son cours de langue française à la Sorbonne, où elle rencontre entre autres les Lettres persanes, mais aussi d’autres auteurs français, sur lesquels elle écrit dans ses lettres à Montesquieu : En France règne la liberté. Saviez-vous par exemple que l’homosexualité est légalisée dans votre pays ? En Iran, c’est un crime, tant selon la loi que dans la mentalité des gens. […] Les pays démocratiques et les pays de l’islam ont des lois si différentes qu’on croirait que mille ans les séparent. Comme dit si bien Monsieur Racine dans sa préface à Bajazet : « L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. Car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est à mille ans de lui et ce qui est à mille lieues. »63 Dans cette citation, tirée de la neuvième lettre, Roxane explique à Montesquieu ce qui a (ou n’a pas) changé dans les trois siècles qui les séparent. Elle trouve que mille ans sépareraient les pays démocratiques (la France) et les pays de l’islam (l’Iran) et elle souligne son opinion avec la citation de Racine. Cette citation a donc surtout une fonction référentielle et argumentative. Le renvoi à Bajazet n’est pas un hasard, dans la pièce le personnage Roxane joue un rôle important et la Roxane de Djavann aime la pièce et l’héroïne : Je suis fort excitée, car demain soir je vais voir enfin Bajazet de Racine à la Comédie Française. C’est une première pour moi, imaginez donc mon émoi. 64 […] Tout en gardant mon prénom et mes origines, j’aurais été beaucoup mieux sous votre plume ou celle de Racine.65 Bajazet, une tragédie du sérail qui se déroule à Constantinople, raconte l’histoire de la sultane Roxane, amoureuse du frère du sultan Bajazet, qui à son tour est amoureux d’Atalide, fille de sang ottoman. Dans la pièce entière des motifs amoureux et politiques s’alternent. Plusieurs 63 Ibid., pp. 199-200. Ibid., pp. 206-207. 65 Ibid., p. 209. 64 23 personnages meurent à la fin de la pièce : Roxane est tuée par Orcan, Bajazet meurt et Atalide se suicide.66 La dernière remarque de l’extrait ci-dessus souligne surtout que Roxane se reconnaît dans les Roxanes de Montesquieu et de Racine et qu’elle pense qu’elle aurait été mieux au XVIIe ou XVIIIe qu’au XXe siècle. Dans la partie en prose paraissent également des références aux auteurs français, faites par le narrateur. Ainsi, nous lisons que Roxane passe ses dimanches dans le jardin du Luxembourg, en lisant Proust : Tous les dimanches, à l’exception des jours de grand froid ou de pluie torrentielle, Roxane se levait de bonne heure. Elle allait au Luxembourg. […] Elle emportait son viatique préféré, À la recherche du temps perdu - le temps perdu, Roxane savait ce que c’était - ainsi que son compagnon de toujours, son Micro-Robert.67 Le fait que Roxane lit Proust pendant le week-end et qu’elle amène son « compagnon » le Micro-Robert montre sa volonté d’apprendre la langue française et de faire connaissance avec la littérature. Le fait que le narrateur décrit l’ouvrage comme le « viatique préféré » de Roxane et que le titre de l’ouvrage parle de « temps perdu » renvoie au temps que Roxane a vécu en Iran et donc pas en France. Le narrateur montre ici comment Roxane se dévoue à apprendre le français. La référence à Proust et au « temps perdu » a une fonction herméneutique dans la description du personnage Roxane : à travers sa lecture le narrateur renvoie au temps qu’elle a perdu lorsqu’elle vivait en Iran. De plus, le fait que tout le monde peut lire À la recherche du temps perdu rend le récit plus réel et plus crédible et le renvoi à Proust a donc également une fonction de référence. Selon Laetitita Nanquette, ces citations des auteurs français ont une fonction spécifique : « another element the narrators use to claim their preference for France is referencing. »68 et ceci est probablement une des raisons pourquoi Djavann utilise autant d’auteurs français. Les citations des auteurs français, et peut-être aussi la réécriture de Montesquieu, montrent la préférence de Djavann pour la France et la langue et littérature 66 Beaumarchais, J.P. de, et al., Dictionnaire des écrivains de langue française, Paris, Larousse, 2001, p. 1491. Ibid., p. 197. 68 Nanquette, L., « French new orientalist narratives form the ‘natives’: Reading more than Chahdortt Djavann in Paris », Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East, 29, no. 2, (2009), p. 276. 67 24 française. De plus, l’intertextualité a une fonction référentielle : les lecteurs connaissent ou peuvent lire les ouvrages français cités et ainsi le récit se rapporte à la réalité et créé une complicité avec le lecteur. À part de cela, il s’agit des ouvrages classiques dont un grand nombre a un lien avec l’orientalisme ou la Perse : Artamène ou le grand Cyrus de mademoiselle de Scudéry traite de l’héritier du roi de Perse, Nerval et Chateaubriand ont fait beaucoup de voyages en Orient et écrivent sur les pays qu’ils ont visités, Racine traite dans Bajazet la vie dans un sérail ottoman, Alexandre Dumas descend d’une mère esclave de Saint Domingue et cetera. Toutes ces références servent à montrer aux lecteurs français que l’orientalisme figure depuis plusieurs siècles dans la littérature française et que l’Orient n’est donc pas du tout un nouveau monde pour le lecteur français. À part cette fonction référentielle, les citations et renvois ont surtout une fonction herméneutique, ils ne forment non seulement des indices d’orientalisme, mais ils sont pour Roxane aussi un moyen de lire comment les auteurs français regardent l’Orient et la Perse. De plus, nous pensons que les citations des auteurs français peuvent aussi réconforter les lecteurs francophones, qui connaissent très bien les ouvrages classiques français et pourraient être flattés du fait qu’ils se trouvent dans un roman d’une écrivaine iranienne. Mais les citations des auteurs français (et des autres auteurs) ont aussi une fonction explicative : ils décrivent la vision de Roxane sur le monde parisien et sur l’Iran et cette vision n’est pas toujours si flatteuse... Des auteurs d’autres nationalités figurent aussi dans le roman, mais ils ne sont pas très nombreux. Pourtant, ils ont une fonction dans le récit, ils soulignent le plus souvent l’opinion de Roxane sur les musulmans. Il s’agit parfois de courtes citations ou même des clichés, comme dans les cas d’Ernest Hemingway : « Paris est une fête »,69 et William Shakespeare : « to be or not to be »70 mais il y a également des références aux ouvrages des auteurs d’autres nationalités, comme Freud, Héraclite ou Kafka : Les scènes kafkaïennes ne manquent pas en Iran. […] « Il fallait qu’on ait calomnié Joseph K. : un matin, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté ». Le succès d’un roman qui débute ainsi est assuré en Iran, […] Être arrêté sans avoir rien fait est si familier aux Iraniens que l’univers kafkaïen est leur lot quotidien.71 69 Djavann, C., Comment peut-on être français ?, Paris, Flammarion, 2006, p. 139. Ibid., p. 187. 71 Ibid., p. 247. 70 25 Le narrateur utilise la citation du Procès de Kafka pour souligner son opinion sur la vie en Iran. Par la référence, il essaie de rendre le monde iranien plus accessible et compréhensible pour les lecteurs occidentaux, qui connaissent probablement l’ouvrage de Kafka, mais certainement pas la situation en Iran. Cette référence a donc une fonction argumentative et critique, elle critique la société iranienne et souligne de cette façon l’image de l’Iran que le narrateur veut donner. Ainsi, les citations des auteurs de différentes nationalités ont parfois la même fonction que les citations des auteurs français et persans. Dans ce chapitre, nous avons vu que l’image des sociétés française et iranienne donnée par Djavann est renforcée par les différentes formes et fonctions de l’intertextualité. Les renvois à Montesquieu et aux Lettres persanes sont nombreux et ont, comme les citations des autres auteurs, le plus souvent une fonction argumentative, référentielle ou critique. De plus, les citations des auteurs persans ont toutes une fonction éthique, comme ils sont cités par le personnage iranien Roxane, ils renforcent sa crédibilité. Les renvois intertextuels montrent bien les différences entre les Iraniens et les Français et l’opinion de Roxane sur ces différentes cultures. Ils facilitent également la compréhension du récit et de Roxane par le lecteur, celuici s’identifierait plus facilement avec elle et la comprend mieux. 26 3. Michel Nekourouh : Les Lettres perçantes. Des Lettres Persanes, Trois siècles après MonTeC’Qui Est ?(2009) Michel Nekourouh est né en Iran en 1967. Après avoir vécu en Angleterre et de nouveau en Iran, il habite en France depuis 1984. Le roman Les Lettres perçantes. Des Lettres Persanes, Trois siècles après MonTeC’Qui Est ? (2009) est son premier ouvrage. Il explique dans un entretien que son roman est un hommage à Montesquieu.72 Dans l’ouvrage, une jeune fille iranienne (un nouveau-né) décrit le monde autour d’elle. Elle « écrit » des lettres à une fée et parle avec les « cœurs » des gens et des animaux. La fée lui explique la vie à l’aide des citations d’auteurs français et étrangers, mais les autres personnages du roman renvoient parfois aussi à des textes littéraires ou à des chansons. Dans ce chapitre nous analyserons d’abord les similitudes entre les Lettres perçantes et les Lettres persanes, et ensuite nous aborderons les différences entre les deux ouvrages. Nous avons classé les similitudes en trois catégories : la critique de la société, la religion et la position de la femme. La critique de la société joue un rôle primordial dans les Lettres persanes et dans Les lettres perçantes. Dans les Lettres persanes le lecteur apprend surtout par les lettres d’Usbek et Rica ce qu’ils pensent du monde parisien. Michel Nekourouh a adapté ces visions au point de vue du nouveau-né. Nous pouvons même parler d’une « renaissance » des personnages Usbek et Rica dans le nouveau-né du roman Les lettres perçantes. Bien qu’il s’agisse dans Les lettres perçantes d’un bébé, la critique de la société s’étend sur des plans très divers et parfois très « adultes », par exemple l’amour. Mais il y a aussi des passages dans lesquels la critique de la société est donnée d’une manière enfantine, adaptée à l’entendement du jeune personnage principal qui demande des explications de ce qu’elle voit : Ma chère fée ! Aujourd’hui, j’ai assisté à des choses étonnantes. Je me baladais avec mon père dans la rue. Nous avons rencontré ces jeunes aux casquettes à l’envers. Le plus étonnant c’est qu’ils dansaient sur leurs têtes ! […] Pourquoi dansent-ils comme ça sur la tête ?, ai-je demandé à un vieux qui les fixait. Il m’a souri puis il m’a répondu : leurs cœurs s’expriment ainsi [...] Sans le savoir, ces jeunes expriment leur mal aise. Ils rappellent à quel point la vie, le 72 Obiwi, magazine interactif, « Interview avec Michel Nekourouh le 29/10/09 ». Vidéo en ligne (0: 24 min./3:46 min.) : http://www.obiwi.fr/culture/lectures/84191-les-lettres-percantes-par-michel-nekourouh Date de consultation : 8 décembre 2011. 27 monde, la société, marche sur la tête. Leur message est simple : Tout marche, tout tourne…. sur la tête. Tout marche à l’envers.73 Le comportement des breakdancers dansant sur leurs têtes est expliqué au nouveau-né par le vieil homme comme une façon d’exprimer leur critique de la société. Cette critique de « leurs cœurs » est exprimée par les danses des jeunes et souligne leur opinion que la société marche, comme leurs danses et leurs casques, à l’envers. Un exemple d’un sujet plus « adulte » de critique de la société se trouve dans une discussion entre la tante du personnage principal et son amant, à laquelle le nouveau-né assiste en faisant sembler de jouer. Antoine « [a] été contacté pour faire le Bachelor »,74 un programme de télévision jugé par Sally : Elle pensa au Bachelor. Cette émission de téléréalité où pas moins d’une vingtaine de belles femmes étaient conditionnées afin de se donner à un homme. Un harem moderne en occident ? Mais non ! Le harem c’était chez les musulmans, chez les attardés, chez les Perses, ces barbares…75 Le programme de télévision est comparé à un harem persan et Sally critique ainsi la série. Sa critique est causée par le fait qu’elle a une liaison avec Antoine et qu’elle ne veut pas partager son amant avec « une vingtaine de belles femmes ». La comparaison à un harem et le renvoi aux Persans barbares font penser aux Lettres persanes de Montesquieu, où les femmes d’Usbek vivent dans un sérail en Perse. Par cette comparaison, l’imitation d’un harem dans un programme de téléréalité au XXIe siècle montre que la société française et son divertissement ont peu changé depuis l’époque des Lettres persanes et le programme est jugé comme un usage oriental dépassé. La justice est également critiquée dans le roman, entre autres lorsqu’Antoine a attrapé un PV de stationnement dont il se plaint chez Sally : C’est mon premier tribunal de police. En plus pour rien. Tu le sais bien. C’est aberrant. Je n’en reviens toujours pas. Etre convoqué pour si peu. Je pense que je vais être le seul pour une telle 73 Nekourouh, M., Les lettres perçantes. Trois siècles après MonTeC’QuiEst ?, Paris, Katamaran, 2009, p. 109. Ibid., p. 119. 75 Ibid. 74 28 connerie de rien du tout, être convoqué au tribunal pour seulement un PV de stationnement simple ! La petite fée m’a soufflé : Ne te trompe pas sur la vraie justice. La justice c’est l’amour guidé par la lumière. 76 Antoine se plaint parce qu’il est fâché qu’il soit convoqué pour un procès-verbal de stationnement. La fée explique au nouveau-né que la vraie justice est très compliquée et elle souligne son opinion avec la citation en italiques de Sully Prudhomme, avocat français et prix Nobel de la littérature et dont le nom est cité en note dans le texte de Nekourouh. L’intertextualité sert ici non seulement comme explication au nouveau-né, mais est aussi un moyen de relativiser le PV d’Antoine et de critiquer donc indirectement sa réaction exagérée. Une autre opinion sur la complicité de la justice est donnée par le chien de la grand-mère du nouveau-né : C’est alors que le paquet d’amour, le chien de ma grand-mère, me parla pour la première fois : Au fond, les tribunaux et leurs jugements ne sont qu’à l’image de ce qui se passe à l’intérieur des humains. […] Avant de juger, les juges doivent considérer et respecter tellement de choses que leur jugement ne peut qu’en devenir parfois burlesque.77 Le chien explique au nouveau-né que la justice est aussi compliquée que ne sont les humains, et que cela peut mener à des jugements bizarres. Ceci renforce la conception de la justice d’Antoine, qui est fâché à cause de la convocation au tribunal pour son PV de stationnement. Dans les Lettres persanes, Rica critique également la justice, entre autres par ses descriptions du pape et des lois qu’il impose au prince et au peuple français (Lettres XXIV et XXIX). Bien que ce soit moins souvent, il y a un autre thème des Lettres persanes que nous retrouvons également dans la critique de la société de Les lettres perçantes, à savoir la religion. Dans la scène suivante une discussion de ce thème est évoquée par un reportage du journal télévisé : Ils parlent encore de ce type… Comment il s’appelle déjà ? Musulman, non, c’est pas ça. Plutôt Muslim… Mislim Rsuhduc ? Oui, c’est ça je crois. 76 77 Ibid., p. 112. Ibid., p. 251. 29 - C’est qui ? - Il a écrit un livre, tu sais. Les « Versets de Satan » - Mais pourquoi ils manifestent alors ? - Parce qu’il a écrit des choses sur la vie sexuelle du prophète des musulmans. - C’est quoi ? Il a dénoncé des vérités ? - Non. Juste des choses qu’il a imaginé - Pourquoi ? - C’est un roman, c’est tout. - Et pourquoi ils manifestent alors ? - Parce qu’ils ne veulent pas qu’on parle de la vie sexuelle de leur prophète. Ils trouvent qu’on insulte leur prophète. J’ai alors entendu le cœur de ma mère : - Ils n’ont peut-être pas tort… Moi-même, je n’aimerais pas qu’on montre des photos nues de mon père, qu’on raconte des choses sur sa vie sexuelle. Pourtant mon père n’est pas un saint. Même pour moi. C’est juste mon père. J’ai du respect pour lui et je n’aimerais pas qu’on lui manque de respect. Qu’on blesse sa mémoire gratuitement. Et ce serait encore pire si c’était ma mère.78 L’auteur britannique d’origine pakistanaise Salman Rushdie a écrit les Versets sataniques en 1988, un roman qui a été très controversé. En 1989, l’ayatollah Khomeini prononce une fatwa contre Rushdie parce que l’ouvrage blasphème, selon certains musulmans, le prophète Mahomet. Les pensées de la mère sur la manifestation contre le livre de Rushdie soulignent son opinion sur les limites de la liberté d’expression concernant la religion. Le fait que le père du nouveau-né ne connaît pas le nom exact de l’auteur montre qu’il ne s’intéresse pas trop à l’affaire. L’intertextualité référentielle formée par le renvoi aux Versets sataniques insère l’ouvrage de Nekourouh dans l’histoire et la réalité. Un autre lien avec la religion se trouve peu après la discussion entre les parents du nouveau-né, lorsque la fée explique au personnage principal ce qu’est un Dieu : « C’est un homme qui écoute encore les voix qu’il entendait lorsqu’il était enfant et qui croit toujours en elles, la petite fée m’a soufflé… ».79 L’explication qu’elle donne est une citation d’un passage du roman La cinquième montagne (1996) de l’auteur brésilien Paulo Coelho, comme indique Nekourouh dans une note en bas de page. Conseiller spécial pour le dialogue interculturel et les convergences spirituelles auprès de l’Unesco, Coelho défend les valeurs attachées au 78 79 Ibid., p. 160. Ibid., p. 161. 30 multiculturalisme.80 Dans un roman qui traite entre autres des différences culturelles, une citation de Coelho n’est pas surprenante. La cinquième montagne (1999) traite du doute religieux du prophète Élie après que celui-ci a perdu sa femme aimée.81 La présence de la citation de Coelho, comme la référence à Rushdie par ailleurs, montrent les idées des personnages sur la religion au XXe siècle et, plus en général, de la religion dans la société moderne. Mais le sujet le plus fréquemment discuté lorsqu’il s’agit de la critique de la société est la relation entre hommes et femmes. Une très grande partie du roman traite d’un exemple spécifique de ce thème, à savoir la relation entre Sally et Antoine et leurs discussions auxquelles assiste le nouveau-né. Les deux se parlent mais ne semblent pas se comprendre et suite à de nombreux malentendus ils n’ont pas une très bonne liaison. Ceci est entre autres montré par le passage suivant, lorsque le protagoniste entend une conversation entre Sally et Antoine par téléphone : Chère fée ! Aujourd’hui, ma sa sœur a encore téléphoné à son bien aimé. - Je t’ai laissé un message ce matin sur ton répondeur. - Je le sais. J’ai intercepté ton message et j’ai décroché le téléphone mais tu as coupé sans répondre. - Oh ! Je ne t’ai pas entendu. - Je ne comprends pas. Tus as du (sic) m’entendre quand même. - C’est dingue ça… Je te dis que je e t’ai pas entendu et toi, tu me réponds que j’ai dû t’entendre quand même ! - Mais je t’ai dit que je ne comprends pas. C’est tout. Il y a rien de dingue… Ce qui est dingue n’est-il pas le fait que la communication semble totalement rompue entre eux ? Que l’incompréhension est désormais totale ? Mais qu’en est la raison au juste ? Leur amour est-il avorté lui aussi, en même temps que le fœtus, que ce « truc » dans le ventre de Sally ?82 80 www.jailu.com « Paulo Coelho ». Date de consultation : 3 décembre 2011. www.jailu.com « La cinquième montagne ». Date de consultation : 3 décembre 2011. 82 Nekourouh, M., Les lettres perçantes. Trois siècles après MonTeC’QuiEst ?, Paris, Katamaran, 2009, p. 164. 81 31 Dans cette conversation, Antoine et Sally ne se comprennent pas et les préjugés jouent un rôle important : Antoine pense que Sally n’a pas répondu à son appel intentionnellement, mais bien qu’elle explique que ce n’est pas le cas, Antoine dit qu’il ne la comprend pas. Le nouveau-né critique la communication qui semble rompue entre les deux et elle se demande si l’amour serait disparu pendant l’avortement de Sally, qui aurait causé l’incompréhension mutuelle du couple. La critique de la société est donc exprimée par des personnages différents. Elle contient des explications enfantines, par exemple celle des breakdancers, mais des sujets plus adultes, comme l’amour et la justice sont également abordés. Parfois, l’intertextualité est utilisée pour renforcer ou pour souligner la critique de la société. Cette critique traite de la société qui ne marche pas bien ou qui va trop vite et des relations entre les hommes et les femmes qui ne s’écoutent pas (bien) et concerne partiellement les mêmes thèmes abordés par Montesquieu dans ses Lettres persanes, comme la justice ou la religion. La présence de la forme épistolaire dans Les lettres perçantes est intéressante, car elle ne semble pas très logique dans un roman avec un bébé comme personnage principal. La destinataire des lettres est une fée, qui figure comme une sorte de tutrice pour le personnage principal. (Pour une analyse détaillée de la fée, voir plus loin.) Les lettres du nouveau né commencent par « ma fée ! », « petite fée ! » ou « ma chère fée ! » et n’ont pas une forme de lettre classique : elles sont insérées dans le récit comme des apostrophes à la fée et les lettres n’ont pas de date ni de fermeture. La seule indication de temps est donnée par le nouveau-né même, qui indique parfois son âge ou le temps qui est passé entre deux lettres ou une visite de la fée : « Belle fée ! Je t’ai envoyé des lettres hier. Mais j’ai envie de t’en envoyer d’autres dès aujourd’hui. […] Ma petite fée adorée ! J’aurais vingt-et-un mois demain. [...] Petite fée ! Cela fait plusieurs mois que je t’attends.»83 Bien que le personnage principal soit un bébé, celui-ci dit « je t’ai envoyé des lettres »84 ou « j’ai lu dans un livre »,85 mais le point d’exclamation qui suit le mot « fée » fait plutôt penser à un appel oral au lieu d’un texte écrit. La fée ne répond pas aux lettres, mais apparaît de temps en temps pour donner des explications sur le monde que la jeune fille découvre et dont elle se pose des questions. De 83 Ibid., pp. 44, 63 et 94. Ibid., p. 44. 85 Ibid., p. 146. 84 32 plus, la fée préfère s’exprimer en « lettres perçantes »,86 ce qui explique une partie du titre du roman. Ces « lettres perçantes » désignent non seulement la communication avec la fée mais aussi la langue du cœur et elles contiennent souvent des citations littéraires. Ces citations ont des fonctions diverses et il s’agit non seulement des ouvrages littéraires français ou persans, mais aussi des chansons, des programmes télévisés et des acteurs, ce qui ancre le roman dans la réalité. Les « lettres perçantes » ne sont non seulement utilisées dans la correspondance avec la fée, mais désignent aussi la communication avec d’autres gens. Contrairement aux lettres perçantes écrites à la fée, la communication avec les cœurs des autres gens n’est pas désignée par le verbe « écrire » mais par « parler » ou « écouter ». Cette différence est selon nous causée par le fait que les cœurs des gens avec qui le personnage principal « parle » sont à côté d’elle, rendant possible un échange de mots immédiat, tandis que la fée n’est pas toujours présente et dans la communication retardée avec elle des lettres « écrites » sont plus effectives. Ces conversations avec les autres gens se passent donc par les « cœurs » et ne peuvent pas être entendues par les adultes qui sont trop occupés : Et elle [la mère du nouveau-né] ne sait pas que j’écoute, si intensément, ces lettres perçantes, ces discussions silencieuses, celles qui viennent des cœurs. Ces voix que les gens d’ici ont cessé d’entendre. Ces gens qui ne s’expliquent plus un tas de choses… mais qui veulent obstinément ne croire qu’en ce qu’ils voient, aveuglant et assourdissant ainsi leurs cœurs. Inhibant ainsi tous leurs sens profonds. Et ce, alors que De toutes les armes de destruction inventées par l’homme, la plus terrible s’avère bien être la parole. 87 Le nouveau-né explique ici aux lecteurs que les adultes ont cessé d’entendre les voix des cœurs, les lettres perçantes. La citation de Paulo Coelho, dont le nom est cité en note dans le texte de Nekourouh, qu’évoque le bébé est bien choisie, car elle explique pourquoi la fille communique uniquement avec les cœurs et pourquoi elle refuse de parler en parole « agie ».88 Mais le fait qu’il s’agit d’un nouveau-né qui connaîtrait et qui citerait Paulo Coelho est 86 Ibid., p. 35. Ibid., p. 49. 88 Ibid., p. 75. 87 33 remarquable et ceci contredit la fonction argumentative de l’intertextualité, qui donne normalement de l’autorité au personnage qui cite un ouvrage littéraire. Bien que les adultes trop occupés n’entendent le plus souvent pas les voix des cœurs, il y a quelques personnages avec qui le nouveau-né communique souvent : les vieux, les animaux et un clochard entendent encore les voix des cœurs et ils « parlent » avec la jeune fille. Lors d’une rencontre avec un vieil homme le personnage principal parle avec son cœur et commence à comprendre leur communication étrange : … sa voix est comme devenue plus faible et une autre a surgie. Tout comme cela s’était produit avec ma tante un peu plus tôt à la maison. […] il m’a parlé directement : Eh, ça va ? […] Sa bouche ne bougeait point. […] C’était mon cœur qui parlait, malgré moi. Et du côté du vieux aussi, cette voix silencieuse mais perçante, venait de son cœur, malgré lui.89 Les voix du cœur sont donc inaudibles pour les gens qui n’écoutent pas avec leur cœur. La jeune fille commence à comprendre d’où ces voix viennent et qu’elles paraissent malgré elle. À part la différente façon de parler, à travers le cœur au lieu de la bouche, il y a une autre différence avec les conversations normales : … je me rendais compte que je lui parlais comme si j’étais un adulte. Il n’y avait pas d’infériorité dans notre relation. Ni à cause de mon âge ni pour aucune autre différence. Nous nous parlions de cœur à cœur, en toute égalité.90 Le vieil homme et le bébé se parlent comme adultes, et les différences d’âge et d’expérience de vie ont disparues. Les discussions avec les « cœurs » soulignent que les choses qui sont vraiment importantes dans la vie, comme l’amour et les relations entre hommes et femmes, sont réservées aux gens qui prennent encore le temps d’écouter leur cœur, comme le vieil homme, les enfants et les animaux. La communication en lettres perçantes est donc possible à tout âge et avec tout le monde. Un lien littéral avec les Lettres persanes de Montesquieu est fait par la fée, lorsqu’elle explique que les cœurs se parlent en silence : 89 90 Ibid., pp. 44-45. Ibid., p. 45. 34 Petite fée! […] J’ai découvert que les cœurs des femmes et des hommes se parlent en silence. C’est alors qu’elle m’a parlé des lettres persanes, (sic) - Oui, tu as raison. Il y a déjà longtemps, quelques nobles ont même tenté d’en parler. Ils ont tenté de le communiquer, de le dire aux gens de leurs époques. Mais quasiment personne n’a saisi leur message. Ils n’ont pas été entendus. […] Plus tard, seuls quelques rares, nobles et savants, ici et là, tels Montesquieu, Shakespeare et Voltaire sont parvenus à découvrir certaines de ces choses. Ils ont ressenti ces choses, mais l’on n’a su quoi exactement. Montesquieu a écrit les lettres persanes. Il voulait y parler des lettres, des alphabets, persan(t)s, ceux venant du cœur, ceux que les perses étaient jadis arrivés à déchiffrer. 91 Selon la fée, des nobles ont découvert comment la communication entre les cœurs fonctionnait, mais leurs explications ne furent pas écoutés ou comprises par leurs contemporains. Elle parle de « quelques rares, nobles et savants […] tels Montesquieu, Shakespeare et Voltaire » qui auraient aperçu quelques éléments de la communication avec les cœurs, ce que Montesquieu a tenté d’expliquer dans les Lettres persanes. Le fait que les cœurs se parlent en silence existe déjà depuis longtemps, cependant, cette conversation est comprise ou entendue selon la fée par très peu de personnes. Ceci peut être la raison pour laquelle la fée désigne les trois auteurs par « nobles ». La dernière remarque de la fée sur les Perses qui déchiffrent « des lettres, des alphabets » est un renvoi aux inscriptions d’Achéménides, des textes multilingues en alphabet cunéiforme avec des traductions en vieux persan, partiellement écrit en persan et daté entre 539 et 338 avant J.-C.92 Comme les Perses ont traduit et donc déchiffré ces textes, la fée considère les Perses comme des gens qui comprenaient les lettres perçantes. Dans les Lettres persanes la forme épistolaire a une autre fonction que dans l’ouvrage de Nekourouh, qui, par les conversations entre les cœurs, semble élargir le thème épistolaire à la communication en général. Par cet élargissement, la vision selon laquelle il n’y a pas de place pour la vraie communication entre les cœurs dans la société moderne du XXIe siècle est soulignée. Ainsi, l’usage des « lettres perçantes » dans le roman forme une critique de la 91 Ibid., pp. 74-75. Herrenschmidt, C, « Les historiens de l’Empire achéménide et l’inscription de Bisotun », dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. Paris, CNRS, (1982), vol. 37, no. 5-6, p. 813. 92 35 société moderne. Les lettres perçantes et la communication avec les cœurs peuvent également former un renvoi au soufisme, un courant mystique de l’Islam né au VIIe siècle. Le soufisme tourne autour d’une filiation de maître à disciple et évoque une certaine communication avec le cœur : Le soufisme contient une idée assez littérale du développement du cœur. Depuis le moment que le professeur engage une liaison avec son élève le professeur commence à lui donner un don au niveau du cœur. Ceci n’est pas observable avec notre conscience ordinaire.93 Il y a de parallèles intéressantes entre cette description du soufisme et la communication en « lettres perçantes » que décrit Nekourouh. Pourtant, nous ne savons pas si Nekourouh a basé le personnage de la fée et la forme épistolaire dans son roman sur le soufisme, mais les liens sont au moins remarquables. En tout cas, les « lettres perçantes » sont une altération de « lettres persanes », et implique un lien entre les ouvrages de Nekourouh et de Montesquieu. Dans les Lettres persanes, les lettres sont uniquement le moyen de communication pendant le voyage d’Usbek et Rica, mais dans le roman de Nekourouh la forme épistolaire a été adaptée pour critiquer la vie chargée du XXIe siècle. Comme dans les Lettres persanes, les femmes jouent aussi un rôle primordial dans le roman de Nekourouh. D’abord, il y a le nouveau-né, qui est une fille iranienne. La fée, la mère et ses tantes sont d’autres personnages féminins qui figurent dans le roman. De plus, les personnages féminins ont une fonction importante pour le personnage principal et ses conversations en « lettres perçantes » : Belle fée ! Douze mois dans ce monde… Et je me suis rendue compte que j’arrive à parler, de cœur à cœur. Depuis les dernières lettres que je t’ai adressées, de nombreux jours se sont passés. Et je n’ai pas arrêté de parler, de cœur à cœur. Les femmes me parlent bien plus que les hommes. C’est peut-être parce que je suis du même sexe qu’elles… Ou peut-être parce que les hommes se livrent moins facilement, même dans leurs inconscients.94 93 Azmayes, S.M. et Van Schaik, J., « Een ontmoeting met Jezus in christendom en Islam », Kampen, Kok ten Have, 2008, p. 113. Traduction de l’auteur. 36 À part les différences entre hommes et femmes dans la communication « perçante », ce passage accentue la fonction pédagogique qu’ont les femmes traditionnellement, puisque les conversations avec les cœurs des femmes servent souvent comme explication à la jeune fille.95 La fée est le personnage féminin le plus important. Elle est adorée par la jeune fille et elle paraît très belle : Elle, elle souriait, elle rayonnait, comme toujours. […] Plus radieuse que jamais, dans sa robe blanche et rouge clinquante, elle dansait et chantait […] J’ai distingué la petite fée. Elle était là devant moi. Royale et sublime. Ses cheveux or amalgamés aux rayons de Soleil […] J’ai pu déceler son regard. Il était aussi profond que l’océan. Comme d’habitude.96 L’image de la fée donnée par le nouveau-né se conforme à une image littéraire classique, comme l’explique Marina Warner : « Blondeness and beauty have provided a conceptual rhyme in visual and literary imagery ever since the goddess of Love’s tresses were described as xanthe, golden, by Homer ».97 Par ce personnage aux fonctions traditionnelles, le lecteur est conforté et comprendra mieux l’effet de la fée qui va et vient dans le monde du nouveauné. Le personnage principal décrit aussi la fonction de la fée : « …je discutais souvent avec la petite fée. Elle revenait régulièrement. Elle me montrait, elle m’expliquait progressivement les choses. ».98 La fée a donc surtout une fonction instructive, puisqu’elle donne des explications et des conseils au nouveau-né. Comme elle s’occupe partiellement de l’éducation et du développement de la jeune fille, la fée a la même fonction qu’une femme ou une mère, ce qui explique le choix pour un personnage féminin qui instruit le nouveau-né. Sally, la tante du nouveau-né, a un rôle particulier dans le roman. Elle est la femme la plus présente dans la maison du personnage principal. Elle a une relation avec Antoine, qui 94 Nekourouh, M., Les lettres perçantes. Trois siècles après MonTeC’QuiEst ?, Paris, Katamaran, 2009, p. 47. Le Mat, J.-F., Le rôle parental dans l’éducation et la socialisation de l’enfant, Colloque des rencontres européennes de psychologie, Luxembourg, le 22 février 2003, p. 3. En ligne, date de consultation : 8 décembre 2011. 96 Nekourouh, M., Les lettres perçantes. Trois siècles après MonTeC’QuiEst ?, Paris, Katamaran, 2009, pp. 25, 26 et 74. 97 Warner, M., From the beast to the blonde. On fairy tales and their tellers, Londres, Vintage books, 1995, p. 363. 98 Nekourouh, M., Les lettres perçantes. Trois siècles après MonTeC’QuiEst ?, Paris, Katamaran, 2009, p. 35. 95 37 devient plus difficile après un avortement que Sally a subi sans le consulter. Les nombreuses discussions par téléphone ou en réalité entre les deux sont entendues par le nouveau-né, qui essaie de comprendre le couple : - Je viens de dire à mes parents que je ne venais pas [au match de rugby] justement… Je reste tranquille là… Je n’ai pas assez la pêche… Ma priorité, c’est d’aller mieux pour pouvoir refaire plein de trucs vite… Et des choses avec toi… - Arrête, il en avait assez. - Pourquoi tu dis arrête ? - Laisse tomber… Arrête de faire semblant… J’en ai sincèrement marre. Comment l’incompréhension peut-elle être si grande ? Petite fée ! Je te le demande : Comment peut-on espérer que les non-dits soient entendus ? Et qu’ils soient compris ? Antoine et Sally naviguent de malentendu en malentendu. Leur horizon s’embrume de plus en plus malgré eux. - Mais quoi ? Je ne comprends rien à ton comportement...99 Cette discussion entre Sally et Antoine n’est qu’un exemple des nombreuses discussions dans le roman. Leur relation difficile et leur incompréhension mutuelle soulignent que dans la société moderne beaucoup de gens ne communiquent que superficiellement et qu’ils n’écoutent pas leurs cœurs. À travers le personnage de Sally et son comportement dans sa relation avec Antoine, l’image de la femme amoureuse au XXIe siècle est critiquée. Dans Les lettres perçantes il y a donc plusieurs éléments qui font penser à une réécriture des Lettres persanes. Les ressemblances avec l’ouvrage de Montesquieu se trouvent surtout sur le plan thématique et concernent la critique de la société, la forme épistolaire et la position de la femme. Pourtant, le roman contient aussi de nouveaux éléments, comme la communication avec les cœurs et le personnage de la fée. Les citations d’autres ouvrages, des renvois aux ouvrages littéraires, chansons et programmes de télévision ancrent le roman dans le XXIe siècle et servent en même temps comme explication des choses que le nouveau-né rencontre et qu’elle ne comprend pas. 99 Ibid., p. 182. 38 4. Norman Spinrad : Oussama (2010) Le roman Oussama de Norman Spinrad a été publié en 2010. L’auteur new-yorkais habite depuis longtemps en France. L’ouvrage est publié chez Fayard100 et a été publié aux Etats-Unis en tant que livre électronique, comme aucun éditeur américain n’a voulu publier le manuscrit. Ceci forme un lien intéressant avec les Lettres persanes de Montesquieu, qui ont été publiées anonymement à Amsterdam en 1721.101 Les deux auteurs ont publié leurs ouvrages à l’étranger pour échapper à la censure et à d’autres problèmes. Spinrad « se présente volontiers comme un écrivain engagé »102 et ses romans « proposent un regard lucide sur une époque dangereuse, nourri par une réflexion politique et philosophique sur les médias, les sciences, les technologies. »,103 ce qui est également le cas pour Oussama. Dans le roman Oussama, nous lisons l’histoire d’Oussama, un jeune homme qui est envoyé en France pour espionner les musulmans français originaires du Califat.104 À Paris, il crée un groupe de « Djihadistes au Passe-montagne », avec lequel il commet plusieurs attentats. Grâce à son mini-Uzi israélien il est vite surnommé « Oussama le Feu ». Après l’arrestation d’un de ses Djihadistes Oussama doit quitter la France et il décide de faire le Hadj, pendant lequel il sera recruté pour le djihad. Ensuite, il arrive au Nigéria, un pays africain qui est en pleine guerre civile contre les Biafrais. Dans la région du Biafra, les Américains ont construit des pipelines de pétrole et l’export du pétrole nigérian est une des causes de la guerre. Oussama joint l’armée nigériane et après avoir créé un nouveau groupe de Djihadistes au Passe-montagne, il sait finir la guerre. Pourtant, la guerre recommence lorsque les Nigérians déclarent le djihad contre l’Amérique. Oussama va en Arabie Saoudite pour continuer le djihad auquel le Nigéria a appelé et à la fin du roman il se suicide en laissant exploser une bombe atomique devant la Ka’aba. Dans le roman entier, des éléments historiques se mêlent aux éléments fictifs ou historiquement adaptés, comme on attendrait d’un auteur connu surtout pour ses ouvrages de 100 Lemat, A., « Imaginer un multiplex d’avenirs possible. Entretien avec Norman Spinrad », dans : Ring, publié le 16/02/2010. En ligne : http://www.surlering.com/article/article.php/article/entretien-avec-norman-spinrad Date de consultation : 16 décembre 2011. 101 Montesquieu, Lettres persanes, éd. J. Starobinski, Paris, Gallimard, 2003, p. 405. 102 « Politique fiction : demain reste à imaginer, entretien avec Norman Spinrad » dans : Les périphériques vous parlent, numéro 22, décembre 2007. Auteur inconnu. En ligne (extrait) : http://www.lesperipheriques.org/article.php3?id_article=498 Date de consultation : 17 janvier 2012. 103 Ibid. 104 « Califat » désigne le territoire d’un calife, un chef d’une communauté musulmane sunnite. Dans l’ouvrage, l’origine exacte d’Oussama n’est pas précisée géographiquement. 39 science-fiction. Dans le récit, il y a par exemple des bases de pétrole américaines au Nigéria, tandis qu’en réalité le pétrole nigérian est exploité par les entreprises anglaises BP et Shell. De plus, la chronologie n’est pas respectée, on parle des événements qui ont eu lieu au XXIe siècle, comme les attentats en Amérique en 2001 ou les émeutes à Paris en 2005, mais la guerre du Biafra des années 1970 est également nommée. L’histoire d’Oussama est racontée par un narrateur homodiégétique et ainsi le lecteur peut facilement s’identifier avec le héros de l’histoire. Comme le récit traite d’un personnage musulman le roman contient de nombreux termes islamiques, mais le mot « califat » mérite une courte explication. En général, « califat » désigne le territoire d’un calife, mais dans le roman il n’est pas clair où se situe exactement le califat ou qui en serait le calife. Ron Geaves explique que plusieurs califats ont existé après la mort du prophète Mahomed, dont celui d’Abu Bakr et celui des Oummajjaden, ou le califat ottoman entre 1517 et 1924 en Turquie. Mais selon Geaves « califat » est également utilisé par certains mouvements islamiques qui visent à construire un nouveau califat, basé sur la pensée de l’oumma, la communauté mondiale de musulmans.105 C’est cette dernière définition que nous retrouvons dans le roman. Bien que le roman de Spinrad contienne beaucoup plus de violence que les Lettres persanes, il y a plusieurs ressemblances entre les deux ouvrages. Dans ce qui suit, nous analyserons ces ressemblances, que nous avons divisées en quatre thèmes principaux : la critique de la société, la position de la femme, les médias et la religion. La forme épistolaire, autre trait caractéristique de l’ouvrage de Montesquieu, ne figure pas dans Oussama mais est remplacée par les médias. Nous remarquons qu’Oussama est la seule réécriture dans laquelle ne se trouve aucune allusion explicite aux Lettres persanes, mais uniquement des références thématiques. Comme ces références thématiques sont si claires et que l’ouvrage décrit la place des étrangers musulmans dans la société d’une façon critique rappelant les Lettres persanes, nous avons décidé d’ajouter ce roman à notre corpus. La première partie du roman, qui se déroule pour la plus grande partie en France, décrit l’arrivée d’Oussama à Paris. Le choc culturel qu’il subit souligne la différence entre l’Europe et l’Orient, comme dans les Lettres persanes : Conformément à mes instructions, j’ai pris un train jusqu’à la station Saint-Michel. Paris a été un choc avant même que j’aie émergé de terre. Les murs de la gare souterraine étaient tapissés 105 Geaves, R., «Kalief » dans : Islam. Wereldgodsdiensten van A tot Z, Amsterdam, Boom, 2009, p. 60. 40 d’affiches vantant toutes sortes de marchandises, dont beaucoup montraient des photographies gigantesques de femmes lascives, quasi dévêtues jusqu’au pubis. […] C’était comme traverser un film sur la vie en Occident ; gens attablés en terrasse à boire du vin, chiens en laisse, chairs féminines exposées aux regards, enfants tournant autour de moi sur des trottinettes à moteur.106 Les images des femmes sur des posters dans les gares de métro, ainsi que des femmes dans les rues dont on voit la peau nue, sont des choses qu’Oussama ne connaissait pas pendant sa vie dans le Califat. Il est frappé par les différences culturelles et compare ce qu’il voit à Paris avec « un film sur la vie en Occident ». Oussama est accueilli par Ali, qui lui explique certaines facettes de la vie occidentale avec laquelle il faudra qu’Oussama se familiarise. Michelle, femme musulmane de la deuxième génération, aidera Oussama également à s’habituer à la société française. Elle fait cela à sa propre manière, en causant un nouveau choc culturel lorsqu’elle arrive en burqa au restaurant parisien où elle dînera avec Oussama : Sur son conseil, j’avais réservé une table et suis arrivé sapé comme un Français qui a les moyens. […] Elle m’a rejoint, entièrement cachée sous une burqa noire à voilette, les mains également gantées de noir. - Je vous prie de bien vouloir nous excuser, monsieur, mais nous sommes complets ce soir, semble-t-il, m’a dit un portier accoutré d’une antique tenue militaire occidentale, pleine de galons dorés. Nous regrettons de ne pouvoir honorer votre réservation.107 En arrivant en burqa, Michelle savait d’avance que le restaurant les refuserait sa porte, mais elle ne l’a fait que pour montrer à Oussama ce que les Français pensent des femmes musulmanes en burqa. Bien qu’Oussama soit fâché au début, il comprend pourquoi Michelle est arrivée en burqa et qu’il doit encore apprendre beaucoup sur la société française. Dans les Lettres persanes un tel guide est absent, mais Usbek et Rica décrivent dans leurs lettres aussi le choc culturel qu’ils subissent lorsqu’ils arrivent à Paris et dont entre autres la lettre XXIV forme un bon exemple. Michelle remplit dans le roman de Spinrad donc une fonction d’instruction : elle apprend à Oussama comment fonctionne la société française, surtout le regard des français envers les étrangers et les musulmans. 106 107 Spinrad, N., Oussama, Paris, Fayard, 2010, pp. 19, 20. Ibid., p. 45. 41 Un autre renvoi aux Lettres persanes est l’importance de la femme. Dans l’ouvrage de Montesquieu ce sont les femmes du sérail, et surtout Roxane, qui montrent au lecteur (et à Usbek) la vraie situation dans le sérail, qu’elles essaient de changer. Dans Oussama, la seule femme qui joue un rôle majeur est Michelle. Elle a une grande importance pour le développement du récit : elle instruit Oussama non seulement sur la société française, comme nous avons déjà vu, mais elle le met également en contact avec des groupes de musulmans qui préparent des attaques à Paris : Michelle téléphonait pour me dire qu’une personne souhaitait me rencontrer, qu’il me fallait la rencontrer. […] Michelle m’a communiqué une adresse à Saint-Denis, un numéro d’appartement et un code d’entrée, et m’a demandé de me présenter à 22 heures, ce soir là.108 Oussama rencontre Kacim-Pierre, le caïd des Beurs français à Paris. Avec les autres musulmans français, ils commettront plusieurs attaques à Paris. Bien que Michelle n’assiste pas à la rencontre et qu’elle ne paraisse plus dans le roman après le douzième chapitre, elle a une fonction importante pour le développement du personnage d’Oussama. Le fait qu’il s’agit d’une des deux femmes qui figurent dans le roman est frappant, Michelle a un rôle de sélectionneur des membres du groupe, qui consiste uniquement d’hommes. Mais elle introduit Oussama non seulement dans le groupe de musulmans ou la société française, elle l’initie aussi dans les secrets de la relation sexuelle et de la drogue, deux choses qu’Oussama ne connaissait pas dans le califat où il a grandi. De plus, Michelle est une des deux femmes qui figure dans le roman. L’autre femme paraît à la fin du roman, il s’agit d’une présentatrice de la chaîne Califat Télévision Libre.109 Oussama partage une chambre d’hôtel avec Khalil et les deux entendent un message à la télévision : …Dernière nouvelle. Califat Télévision Libre vient d’apprendre que des manifestations de masse hostiles au gouvernement du Califat ont éclaté dans la cité sainte de La Mecque pour demander la lumière sur le coup d’État manqué, un jugement public posthume des exécutés et la tenue d’élections libres en vue de la formation d’une assemblée constitutionnelle… » On a entendu ça à la télévision, pendant que le défilé descendait encore la rue Masjed AlHaram. En nous détournant de la fenêtre, on a découvert que la présentatrice du journal était 108 Ibid., p. 55. Comme pour le terme « califat » le récit ne contient pas une définition géographique de « Califat Télévision Libre ». 109 42 une femme au teint olivâtre en tenue islamique traditionnelle, tchador noir avec violette qui lui couvrait tout le visage sauf les yeux.110 Bien que cette femme se trouve dans d’autres circonstances que Michelle, elle a la même fonction d’instruction : elle donne des nouvelles et explique la situation des émeutes à La Mecque. Jusqu’ici, les messages sur la guerre ou la situation dans le Califat étaient toujours donnés par des hommes, ou par des discours des chefs de gouvernement montrés à la télévision. L’apparition d’une présentatrice à la chaîne du Califat Télévision Libre est donc inattendue, mais cette femme n’apparaît qu’une seule fois dans le récit. Mais le rôle de la femme n’est pas le seul lien avec les Lettres persanes. Une grande importance est attribuée aux médias dans les deux ouvrages : dans les Lettres persanes Rica parle des nouvellistes et dans Oussama la télévision est très présente. Dans la lettre CXXX, Rica décrit ce que c’est un « nouvelliste » : Je te parlerai, dans cette lettre, d’une certaine nation qu’on appelle les nouvellistes, qui s’assemblent dans un jardin magnifique, où leur oisiveté est toujours occupée. […] La base de leurs conversations est une curiosité frivole et ridicule : il n’y a point de cabinet si mystérieux, qu’ils ne prétendent pénétrer ; ils ne sauraient consentir à ignorer quelque chose ; […] et, quoiqu’ils ne fassent aucune dépense en espions, ils sont instruits des mesures qu’il [notre illustre sultan] prend pour humilier l’empereur des Turcs et celui des Mogols.111 Bien que Rica montre ici une certaine désapprobation des nouvellistes et de leur curiosité, il montre que « le nouvelliste et la presse périodique commencent à jouer un rôle dans la vie quotidienne »112 au XVIIIe siècle et que les médias commencent à influencer la vie sociale et la politique française. La fonction des nouvellistes au XVIIIe siècle est précisée par Robert Darnton : [N]ouvellistes de bouche, or newsmongers, […] spread information about current events by word of mouth. The claimed to know, form private sources (a letter, an indiscreet servant, a remark overheard in an antechamber of Versailles), what was really happening in the corridors 110 Spinrad, N., Oussama, Paris, Fayard, 2010, p. 414. Montesquieu, Lettres persanes, éd. J. Starobinski, Paris, Gallimard, 2003, Lettre CXXX. 112 Stewart, Ph. « Lettres persanes », Dictionnaire électronique Montesquieu [En ligne], mis à jour le : 14/02/2008, paragraphe 12. Date de consultation : 20 décembre 2011. 111 43 of power - and the people in power took them seriously, because the government worried about what Parisians were saying.113 La même fonction de donner des nouvelles dont parle Darnton se trouve également dans l’ouvrage de Spinrad, bien que celui-ci ait transformé les nouvellistes en des chaînes de télévision différentes. Dans le récit figurent plusieurs chaînes de télévision, à savoir la télévision française, CNN, BBC, Al-Jazira, la chaîne du Califat, Califat Télévision Libre, Télévision Nigéria Uni (sic) et la télévision biafraise. Les personnages du roman regardent ces chaînes et souvent il y a une description des différences entre les informations qu’elles donnent. Dans ce qui suit nous analyserons quelques de ces passages concernant la télévision. Dans la première partie du roman, qui se déroule à Paris, c’est la télévision française qui joue un rôle majeur, surtout en ce qui concerne les nouvelles des attentats commis par les Djihadistes au Passe-montagne à Paris. Les Djihadistes anticipent sur les nouvelles de la télévision, entre autres lorsqu’ils préparent les attentats : - Trois jours pour déposer les grenades. Et cette fois, elles exploseront toutes en même temps, pour un impact maximum. - Juste avant le coucher du soleil ! a crié Kacim-Pierre […] Disons 18 heures 45, pour passer aux journaux télévisés de 20 heures. L’éclairage dramatique sera parfait !114 Ici la télévision a deux fonctions différentes : elle montrera les images des attentats et donne donc des nouvelles de ce qui s’est passé, mais en diffusant ces images, la chaîne de télévision répandra également la peur chez les Français, ce qui est le but des Djihadistes : « les Mickeys doivent apprendre à craindre les Djihadistes au Passe-montagne ».115 En passant aux journaux télévisés de 20 heures, les Djihadistes atteignent le maximum de spectateurs français, car c’est une heure de grande écoute et l’effet des images des attentats sera donc le plus grand. Ensuite, la télévision joue un rôle décisif lorsqu’Oussama a fui la France et il se trouve dans un hôtel à Amsterdam : 113 Darnton, R., « An early information society: news and the media in Eighteenth-Century Paris » dans : the American historical review, vol. 5, fév. 2000, p. 2. 114 Spinrad, N., Oussama, Paris, Fayard, 2010, p. 127. 115 Ibid., p. 98. 44 Une fois de plus, mes pensées se sont tournées vers le suicide. J’ai fait ce que je n’avais pas osé la veille, j’ai calé la télévision sur la chaîne du Califat […] On voyait à l’écran un muezzin appeler les fidèles à la prière. […] Mais comme j’arrivais à la fin et levais les yeux face à l’astre éblouissant, le Clément, le Miséricordieux a choisi de me répondre par la voix de la télévision, qui rappelait aux fidèles que le Hadj commençait dans quinze jours. […] Où mieux purifier mon âme, si elle pouvait être purifiée ? En quel autre lieu pouvais-je aller pour avoir une connaissance claire de Sa volonté et être ainsi en mesure de m’y soumettre clairement ? Où sinon Oussama le Feu pouvait-il se réfugier ? Allah avait parlé, Il m’avait appelé au Hadj.116 Au lieu de se tuer, Oussama décide d’aller à La Mecque pour faire le Hadj, le pèlerinage que chaque musulman doit accomplir au moins une fois dans sa vie. Le fait qu’il voit la volonté d’Allah dans le message du muezzin à la télévision souligne que la religion est très importante pour Oussama et elle semble même la raison principale pour ses actes. De plus, la télévision est utilisée comme médium de la religion, ce qui modernise le concept de l’islam, qui n’est plus limité à des prières et des services dans la mosquée. Dans le reste du roman, la télévision est également utilisée comme médium d’information sur les Djihadistes au Passe-montagne et Oussama le Feu, mais elle garde aussi sa fonction initiale : donner des nouvelles sur les attentats. CNN prend une place importante, cette chaîne américaine est souvent nommée comme celle qui donne les informations les plus neutres ou les plus actuelles : « Curieusement, c’est CNN, la voix du Grand Satan lui-même, qui m’a fourni le seul élément ressemblant à une information utile »117 et « CNN a envoyé une équipe ! […] Ils ont déjà diffusé les images. »118 Le fait que CNN est posé comme la chaîne la plus objective peut renvoyer à l’origine américaine de l’auteur, mais ceci n’est pas sûr. En tout cas, les chaînes musulmanes comme TNU ou Al-Jazira sont moins vite à donner les nouvelles et les personnages semblent se fier surtout à la chaîne d’information américaine. Un autre passage dans lequel la télévision joue un rôle primordial se trouve également dans la deuxième partie du roman. Oussama a joint l’armée nigériane et Hamza annonce qu’il sera interviewé par la Télévision Nigériane Uni (TNU) (sic) : 116 Ibid., pp. 138-139. Ibid., p. 137. 118 Ibid., p. 260. 117 45 Demain, TNU diffusera en direct une interview exclusive d’Oussama le Feu ! […] - Je ferai cet enregistrement, mais à ma manière. - C’est-à-dire ? a riposté Hamza avec irritation. - Je serai masqué. […] - Aucun problème, a répondu Hamza, soulagé. - Je veux aussi tous mes hommes à l’image, masqués, bien sûr. […] - Pas de journaliste. Je prononcerai les mots qu’Allah choisira de mettre dans ma bouche. - Lesquels ? - Je le saurai le moment venu, ai-je répondu.119 La guerre entre le Nigéria et la région de Biafra connaît d’importants points de guerre psychologique, comme les bombes à graffiti qui montrent un homme au passe-montagne vert et avec un mini-Uzi. Dans le fragment cité ci-dessus, nous voyons comment cette image est maintenue par Oussama et Hamza et comment Oussama se sert du pouvoir de la télévision. En régissant l’entretien et en laissant choisir à Allah les mots qu’il prononcera, il empêche chaque intervention de l’extérieur et des journalistes. Une autre explication est qu’Oussama critique indirectement la TNU, il crée lui-même les circonstances pour l’entretien, parce qu’il n’est pas d’accord avec les idées de la chaîne nigériane. Cet usage stratégique de la télévision qui se trouve dans le récit entier souligne l’importance et le pouvoir des médias modernes et ancre le récit au XXe et XXIe siècles. Le dernier thème des Lettres persanes qui revient dans Oussama est la religion. Comme le personnage principal est musulman, nous retrouvons dans le roman beaucoup d’éléments de la religion islamique, comme les visites à la mosquée et les prières du lever et du coucher du soleil. De plus, les exclamations « Inch’Allah » et « Allahou akbar » sont souvent utilisées par les différents personnages musulmans. Dans ce qui suit, nous aborderons quelques passages dans lesquelles la religion joue un rôle important, en ne prêtant pas d’attention aux situations décrites dans ce qui précède et dans lesquelles l’influence de la télévision et de la religion sont combinées. Nous avons vu dans ce qui précède qu’Oussama quitte la France après les attentats des Djihadistes au Passe-montagne et qu’il décide dans sa chambre d’hôtel d’aller faire le Hadj. 119 Ibid., pp. 262-263. 46 Ce pèlerinage traditionnel forme un des cinq piliers de l’Islam et doit être accompli par chaque musulman qui en est capable, au moins une fois dans sa vie. Oussama explique que le pèlerinage cause un sens de fraternité et d’égalité chez lui : J’étais impressionné par ces hommes, […] c’était une collection de Musulmans ordinaires venus de tout Dar Al-Islam, […] Et c’était là toute la magie de l’histoire : la collectivité. […] Je me trouvais désormais non seulement parmi eux [des milliers de Musulmans ordinaires], mais au sein de l’échantillonnage typique de l’oumma. Partie intégrante de cette collectivité.120 Dans cette collectivité Oussama rencontre Hamza, un major de l’armée nigériane. Les deux deviennent amis et lorsque Hamza découvre la vraie identité d’Oussama celui-ci le persuade de l’accompagner au Nigéria, pour se battre dans la guerre entre le Nigéria et la région de Biafra. Comme Oussama ne peut pas retourner en France ou dans le Califat, il est vite d’accord avec Hamza : « Oussama le Feu s’engagera au Nigéria. Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous ».121 La dernière partie de la citation ci-dessus est une phrase prononcée par le président américain George Bush, peu après les attentats du 11 septembre 2001. Par cette phrase, Spinrad souligne le fanatisme d’Oussama en ce qui concerne la guerre au Nigéria. Le roman contient encore deux autres références aux présidents américains, à savoir « Yes we can ! » un des slogans électoraux de Barack Obama et « S’il faut prendre un bain de sang, autant que ce soit tout de suite » de Ronald Reagan.122 Le seul président dont le nom est indiqué dans le récit est Ronald Reagan, dont Oussama trouve qu’il a prononcé « de sages paroles ». Comme les mots de Bush, les deux autres citations montrent le fanatisme d’Oussama dans la guerre et le terrorisme. De plus, par ces citations Spinrad compare le fanatisme de son personnage principal avec celui des présidents américains d’hier et d’aujourd’hui. Le suicide d’Oussama à la fin du roman est un autre lien avec les Lettres persanes, puisque dans la dernière lettre de l’ouvrage nous lisons que Roxane s’est empoisonnée. Mais quoiqu’elle se tue pour montrer sa liberté et son indépendance, le suicide d’Oussama est différent et plutôt basé sur la religion. Il est amené par des soldats et dans un bunker, où on lui donne le commandement sur une dizaine de Djihadistes, qui ont chacun une bombe atomique 120 Ibid., pp. 164-165. Ibid., p. 200. 122 Dans le récit, Obama est cité en anglais et en français, tandis que les mots de Reagan et de Bush sont directement cités en français et seul pour les mots de Reagan est indiqué dans le texte qui les a prononcés. Voir p. 119 (Reagan), p. 200 (Bush) et p. 281 (Obama). 121 47 dans une valise. Bien que le suicide soit interdit aux musulmans,123 il y a certaines interprétations du Coran qui parlent d’une exception lorsqu’il s’agit du djihad. Dans le roman, Oussama prie Allah avant qu’il se tue : « Sept fois je tourne autour de la Ka’aba, en priant [...] pour que ma bombe explose. […] Allahaou akbar, prié-je, il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah et Mohammed est Son prophète. Gloire à Toi, Allah, d’avoir permis à Oussama d’être Ton Feu. Et j’appuie sur le bouton. »124 Mais, comme tout Djihadiste, Oussama a un motif plus large que sa propre vie et la promesse du Paradis : « Je ne le fais pas pour être récompensé, je le fais pour l’Islam. Pour le monde. Peut-être même pour l’Amérique. »125 La religion musulmane et le djihad inspirent Oussama à son acte et bien que la situation soit différente dans les Lettres persanes, il y a des parallèles entre les deux suicides à la fin des deux ouvrages. Nous avons vu dans ce chapitre que Norman Spinrad a imité les Lettres persanes d’une façon particulière. Au lieu de renvoyer à l’ouvrage de Montesquieu par des citations, il en a pris plusieurs thèmes principaux (la critique de la société, les médias, la religion et, dans une mesure moindre, la position de la femme) et les a insérés dans l’histoire fictive d’Oussama. La réécriture thématique des Lettres persanes est bien faite et Spinrad montre avec son ouvrage que les sujets dont traite Montesquieu sont toujours actuels. De plus, l’ouvrage donne une bonne impression de la vie et des pensées des Djihadistes et montre l’autre côté du terrorisme. Selon Spinrad le roman n’essaie pas de ne pas justifier les actes des terroristes mais de manifester de la compréhension pour les personnes qui les commettent.126 123 Abu-Sahlieh, S.A.A., « Religion et droit dans les pays arabes », Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2008, p. 52. 124 Spinrad, N., Oussama, Paris, Fayard, 2010, p. 478. 125 Ibid. 126 http://www.sff.net/people/normanspinrad/ Date de consultation : 23 novembre 2011. 48 5. Olivier Kemeid et Geoffrey Gaquère : Les lettres arabes (2011) La pièce de théâtre Les lettres arabes a été écrite par Olivier Kemeid et Geoffrey Gaquère en 2011. Le québécois Olivier Kemeid est auteur de théâtre, metteur en scène et directeur artistique du groupe de théâtre québécois Trois Tristes Tigres. Geoffrey Gaquère est comédien, metteur en scène et cofondateur du collectif de théâtre lyonnais Théâtre Debout. La réécriture des Lettres persanes par Kemeid et Gaquère est remarquable de plusieurs manières. Tout d’abord, les auteurs ont transposé le roman par lettres de Montesquieu dans une pièce de théâtre, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un exemple de ‘transmédialité’.127 La différence entre un texte romanesque et une pièce de théâtre est qu’un texte dramatique a pour but d’être représenté, en formant une représentation visuelle de ce qui est écrit dans le manuscrit. Lorsque le drame a été publié, on peut également lire la pièce, mais ceci n’est pas son but principal et n’est pas encore le cas pour Les lettres arabes, puisque le texte n’est pas (encore) publié. Mais, à part l’adaptation de l’ouvrage de Montesquieu au théâtre, la pièce contient de multiples références aux Lettres persanes. Tout d’abord, le titre de la pièce forme un renvoi clair à l’ouvrage de Montesquieu et dans l’épigraphe de la pièce se trouve une citation tirée de l’introduction des Lettres persanes. Cet épigraphe n’est pas lue ou déclamée sur scène128 et ne fait donc pas partie de la pièce, mais sert selon nous surtout à inspirer les acteurs qui joueront la pièce ou, dans le cas d’une publication du texte, comme explication du sujet de la pièce aux lecteurs. Deuxièmement, il y a dans la pièce entière des ressemblances thématiques avec les Lettres persanes qui font de la pièce une réécriture de l’ouvrage de Montesquieu. Nous avons classé ces similitudes dans trois catégories : la critique de la société, la forme épistolaire et la position de la femme, que nous analyserons dans ce qui suit. Dernièrement, il y a plusieurs textes littéraires cités par les personnages, sur lesquels nous reviendrons à la fin de ce chapitre. La critique de la société est très fréquente dans la pièce et renvoie aux trois pays qui y figurent, à savoir : la France, le Canada et les États-Unis. Tout d’abord, nous analyserons la critique de la France, ensuite nous reviendrons sur le Canada et les Etats-Unis. 127 Brillenburg Wurth, K., « Intermediale poëtica », dans : Het leven van teksten. Een inleiding tot de literatuurwetenschap, réd. Brillenburg Wurht, K. et Rigney, A., Amsterdam, Amsterdam University Press, 2006, p. 115. 128 « L’épigraphe n’était pas lu ou déclamé, il ne faisait pas partie du spectacle » : correspondance avec Olivier Kemeid, le 3 novembre 2011. 49 La critique de la France se trouve surtout au début de la pièce, entre autres dans le prologue : RACHID : Mouloud De son balcon Regarde la banlieue parisienne en flammes MOULOUD : La banlieue en flammes Quel pléonasme !129 Ce passage souligne la vision des deux personnages principaux sur leur vie en banlieue. Le fait que Mouloud décrit ‘la banlieue en flammes’ comme un ‘pléonasme’ souligne que la banlieue serait toujours en flammes et que la situation serait, selon Mouloud, toujours pareille : il y aura toujours des problèmes ou des émeutes dans la banlieue. La remarque sur la banlieue en flammes renvoie aux émeutes de 2005 à Paris. Suite à un accident qui a causé la mort de deux jeunes à Clichy-sous-Bois,130 des émeutes ont éclaté dans les banlieues parisiennes en octobre et novembre 2005. Par ce renvoi aux émeutes, les auteurs montrent bien le décor du début de leur pièce et ils ancrent la pièce dans la réalité. Dans le premier acte, lorsque Rachid et Mouloud se trouvent encore à Sarcelles, Mouloud se plaint de nouveau de la vie dans la banlieue parisienne et des émeutes : « Pourquoi on se tirerait pas d’ici ? Y a pas d’avenir, ici, y a que du béton. ».131 Cette situation sans issue forme la raison principale pour Rachid et Mouloud de quitter Sarcelles. À part la banlieue en flammes et la situation sans issue dans laquelle Rachid et Mouloud se trouvent, la critique de la France se trouve également dans la description du travail et de la situation de vie du père de Mouloud : MOULOUD: 129 Kemeid, O. et Gaquère, G., Les lettres arabes, texte inédit, 2011, Prologue. Comme ce texte est la seule pièce de théâtre que nous analyserons, nous indiquerons dans ce qui suit uniquement l’acte et la scène, suivies du folio. 130 Pour plus d’informations sur ces émeutes, voir : Le Goaziou et Mucchielli, « Quand les banlieues brûlent… ». 131 Acte I, scène 3. 50 Ton honnêteté parlons-en, elle nous fait vivre à six dans un 40m2, voilà ce qu’elle nous rapporte ton honnêteté; elle fait que je dors à côté de ma mamy et que ses poils de jambes me piquent la nuit. […] Regarde-toi là, l’ancien balayeur, t’as sillonné toute ta vie les trottoirs de Paris à ramasser la merde de chien français. En 30 ans t’es passé du balai à la moto-crotte, il est là ton avancement social papa. Alors viens pas me parler de ma vie quand la tienne s’est résumée à savoir la différence entre un caca de caniche et une merde de pitt-bull.132 Mouloud décrit la situation dans laquelle vivent beaucoup d’immigrés à Paris, une situation qui ne lui plaît pas et de laquelle il a honte : leur logement est petit, il est obligé de dormir dans un lit avec sa grand-mère et son père a un emploi dénigrant. Puisque Mouloud et Rachid quittent Sarcelles et le reste de la pièce ne se déroule pas dans l’Hexagone, il y a très peu de critique de la France. Comme dans les Lettres persanes, la pièce contient de la critique sur la société originaire des personnages principaux, bien que dans l’ouvrage de Montesquieu cette critique soit prononcée par les habitants du sérail, tandis que dans Les lettres arabes elle est donnée par les personnages principaux mêmes. Rachid et Mouloud se sont embarqués sur un paquebot qui les emmène au Canada, sans qu’ils le sachent. Bien que les deux aient l’esprit exploratoire et qu’ils veuillent « voir comment on vivait ailleurs que chez eux »,133 la pièce contient également de la critique sur le Canada. Ce pays est surtout critiqué à travers deux personnages hérouxvillois qui paraissent sur scène dans l’avant-dernier acte. Hérouxville, petit village au nord du Québec, est surtout connu par l’adoption en 2007 d’un ‘code de conduite’ pour les immigrants. Ce code fait partie de la discussion québécoise sur les accommodements raisonnables, qui a eu lieu au Canada en 2007. Ces accommodements « touchent plusieurs domaines […] notamment la race, la couleur, le sexe, l’âge, l’origine ethnique ou nationale, l’orientation sexuelle »134 et ont fait couler beaucoup d’encre. Dans une interview, Kemeid explique que les accommodements raisonnables ont mené à la création de la pièce : « On a senti qu’il y avait dans les 132 Acte I, scène 1, p. 8. Épilogue. 134 Commission Bouchard-Taylor, « La notion juridique d’accommodement raisonnable : Conséquence du droit à l’égalité et à la protection contre la discrimination », ville de Québec, octobre 2007. En ligne : http://www.accommodements.qc.ca/documentation/memoires/Quebec/ligue-des-droits-et-libertes-quebec-lanotion-juridique-d-accommodement-raisonnable-consequence-du-droit-a-l-egalite-et-a-la-protection-contre-ladiscrimination.pdf Date de consultation: 8 novembre 2011. 133 51 accommodements raisonnables quelque chose de formidablement théâtral. ».135 Dans la deuxième partie de ce chapitre nous analyserons la critique du Canada, qui paraîtra surtout de la critique sur les accommodements raisonnables. Dans l’acte IV, scène 2, Mouloud rencontre un conseiller municipal hérouxvillois. Celui-ci est en train de chanter une chanson sur l’air de Dégénération, du groupe Mes Aïeux. Cette chanson raconte des problèmes qu’ont connus les différentes générations de québécois et prévient le spectateur du conflit qu’auront Mouloud et le conseiller municipal dans la suite de la scène. Lorsque le conseiller municipal aperçoit Mouloud, il arrête de chanter et demande ce que fait Mouloud. L’homme utilise des préjugés et se montre hostile : CONSEILLER MUNICIPAL : Kessé que vous faites ici, je peux savoir ? Il tire avec sa carabine et dégomme un oiseau. Je peux-tu t’aider ? MOULOUD : Euh d’abord pas me pointer votre arme sur mon visage, svp. CONSEILLER MUNICIPAL : Ouin, Faudrait d’abord que tu me dises ce que tu viens faire icitte ! […] ... êtes vous venus en tribu ?136 Cette description satirique du comportement du conseiller municipal montre qu’il n’est pas très engageant, il pointe sa carabine sur Mouloud et pense qu’il est venu « en tribu », en renvoyant à un groupe d’immigrés qui est arrivé à Hérouxville avant : Je sais pas qu’est-c’est que vous avez toute (sic), vous autres, à tripper sur Hérouxville ! Il y en a une trâlée de ton genre qui débarque depuis queque temps…137 135 Bilodeau, J., « Geoffrey Gaquère et Olivier Kemeid. Chocs culturels », www.voir.ca, 5 mai 2011. Date de consultation : 8 novembre 2011. 136 Acte IV, scène 2, p. 76. 137 Ibid. 52 Il parle aussi de « vous autres », ce qui souligne que le conseiller considère les immigrés comme « autres », donc différent des québécois. Par les actes de ce personnage les auteurs veulent souligner que les québécois ne sont pas tous accueillants. Lorsque le conseiller municipal a compris que Mouloud veut rester, il décide de lui lire le code de conduite : …Bon, ben, que vous restez une journée ou plus, je me vois dans l’obligation de vous lire notre code de conduite. Il déroule un long parchemin taché de sang. […] Bon, ben écoute ça, Abdallah !138 Le fait que le conseiller municipal appelle Mouloud Abdallah est un jugement de sa part, il pense que chaque étranger musulman s’appelle ainsi et ne demande même pas le nom de Mouloud. Son langage est très québécois, pour souligner son identité. Ceci est bien visible par des mots comme « tripper », influencé par l’anglais ou, plus avant, l’expression « je peux-tu t’aider ? », pour dire « est-ce que je peux t’aider ? »139 La description du code, écrit sur « un long parchemin » qui est couvert de taches de sang, est exagérée et montre que les auteurs considèrent ce code comme daté et qu’ils le critiquent. Le mépris des auteurs pour le code est souligné par le sort du conseiller municipal : CONSEILLER MUNICIPAL : Et conséquemment la tranquillité d’esprit et la paix sociale que nous vivons présentement saura demeurer. Un ours laurentien sort soudainement du bois et saute sur le conseiller municipal. Il lui fend le crâne d’un coup de patte puis le dévore, en commençant par la bouche, sous les hurlements du conseiller, qui meurt dans d’atroces souffrances devant Mouloud pétrifié. L’ours finit par emmener la carcasse exsangue du conseiller dans sa tanière.140 L’ours fonctionne dans cette partie de la scène comme un Deus ex machina, il paraît soudainement et résout l’affaire de Mouloud et le code de conduite. Le fait que l’ours commence à dévorer le conseiller municipal par la bouche est un renvoi direct à la lecture du 138 Ibid., p. 77. Meney, L., Dictionnaire québécois-français, Montréal, Guérin, 1999, p. XX. 140 Acte IV, scène 2, p. 78. 139 53 code : sans sa bouche, le conseiller ne peut plus lire le code à Mouloud et l’ours le réduit définitivement au silence. Dans la scène suivante, Mouloud rencontre Karine, une québécoise qui porte le voile par solidarité avec les femmes musulmanes : …Soudain, il voit une femme avec un foulard qui marche sur le trottoir. Mouloud l’interpelle. MOULOUD : Eh ma sœur, mais kesse tu fais là toute seule en Amérique ! KARINE : Je suis venue protester contre le code de conduite de ces esties-là MOULOUD : Putain mais t’es pas une rebeu, toi ! KARINE : Non, chu Québécoise ! MOULOUD : Mais kesse tu fais avec le foulard ? KARINE : C’est par solidarité avec les femmes musulmanes.141 Par l’intrusion du personnage de Karine et de son port de voile volontaire, les auteurs renvoient de nouveau au code de conduite d’Hérouxville et aux protestations contre ce code. Ce code fait partie de la discussion sur les accommodements raisonnables, et par ces renvois les auteurs ancrent la pièce dans l’actualité et dans la réalité. De plus, Karine représente ce qu’Albert-Reiner Glaap et Michael Heinze appellent le « Canadian dream » : …a multicultural society is the “Canadian dream”. What multiculturalism means to Canadians is people living together and respecting each other’s differences, celebrating each other’s differences, acknowledging the different races and religions that make up the composition of Canada.142 141 Acte IV, scène 3, p. 80. Glaap, A-R., et Heinze, M., Contemporary Canadian Plays: Overviews and close encounters, Trier, WVT Wissenschaftlicher Verlag, 2005, p. 56. 142 54 La discussion sur la loi des accommodements raisonnables en 2007 et 2008 est contraire à ce « Canadian dream » et en portant un voile, la québécoise Karine montre sa solidarité avec les femmes musulmanes et son opposition au code de conduite. La tolérance de Karine et sa conversation avec Mouloud montrent qu’elle n’a pas peur des étrangers, par opposition au conseiller municipal de la scène 2. Dans la pièce figurent aussi quelques remarques sur les repas traditionnels comme la poutine (Acte III, scène 3) ou le climat du Canada (Acte IV, scène II), mais celles-ci servent uniquement à amuser le spectateur et à décrire le choc culturel que Rachid et Mouloud subissent. Mais nous avons vu que le Canada et la politique et la société canadienne sont également critiqués dans la pièce, surtout à travers les personnages du conseiller municipal et Karine. En critiquant les accommodements raisonnables et l’attitude hostile de certains québécois vers les étrangers les auteurs imitent les Lettres persanes, où Usbek et Rica critiquent la politique française du XVIIIe siècle. En adaptant la pièce au XXIe siècle, avec entre autres la critique sur la politique du Canada, le nouveau pays où Rachid et Mouloud arrivent, Kemeid et Gaquère montrent que l’ouvrage de Montesquieu est toujours actuel. À part la France et le Canada, la pièce contient également de la critique de l’Amérique. Celle-ci se manifeste surtout à la fin de la pièce, lorsque Rachid et Mouloud veulent passer la frontière canado-américaine. Mouloud passera d’abord et Rachid lui soufflera les bonnes réponses. Comme aucun des deux ne parle l’anglais Mouloud répond n’importe quoi, ce qui mène à un malentendu lourd de conséquences : LE DOUANIER : Why do you want to go to the States ? MOULOUD : Euh… yes ? LE DOUANIER : Are you here to kill the president ? MOULOUD, à Rachid : Kesse ki dit ? RACHID : Y te demande « qui est le président », je crois […] MOULOUD, au douanier : Oh, ok, George Bush. 55 DOUANIER : You want to kill president Bush ? RACHID : Dis oui, dis oui ! MOULOUD : Oui. Euh, yes, yes ! I’m sure ! Les sirènes retentissent. Crissements de pneus, cris de « hands up ! ». Noir. 143 Mouloud et Rachid n’ont pas compris la question du douanier, mais le fait que celui-ci demande si Mouloud veut tuer le président est un jugement fort de l’étranger qui se trouve en face de lui. Le nombre d’étrangers qui arrive en Amérique pour tuer le président est très limité et ces gens n’annonceraient certainement pas leurs objectifs aux douaniers. Vu que des attentats ont eu lieu aux États-Unis en septembre 2001 il est concevable que les douaniers soient sévères, mais le jugement peut aussi être vu comme une critique de la xénophobie qui régnait en Amérique du Nord peu après les attentats du 11 septembre. Le titre du dernier acte est « Guantanamera » et selon nous il s’agit d’une altération de Guantanamo, un renvoi direct à la prison américaine qui se trouve à Cuba. Dans les indications scéniques nous lisons : « On entend la chanson Guantanamera, de Joe Dassin. Mouloud, derrière les barreaux, est en costume de prisonnier orange. Il écrit une lettre à sa maman »144 La chanson Guantanamera, ici dans la version de Joe Dassin, est « the unofficial national anthem of island and exiled Cubans »,145 ce qui souligne ici surtout le fait que Mouloud est à Cuba. Bien que Mouloud soit exilé aussi, il n’est pas un exilé cubain. La chanson, ainsi que les barreaux, le costume orange et le titre de l’acte expliquent au spectateur que Mouloud se trouve à Guantanamo Bay, ce que Mouloud ne se réalise pas : MOULOUD : […] Je t’écris de Guantanamera, qui est une sorte de resort. […] Les Ricains aiment toujours faire des blagues, ils sont tous très drôles. Des fois ils nous mettent des sacs sur la tête et jouent à cache-cache. 143 Acte IV, scène 4, pp. 85-86. Acte V, scène 1, p. 87. 145 Allatson, P., Latino dreams: transcultural traffic and the U.S. national imaginary, Amsterdam, Rodolpi, 2002, p. 159. 144 56 Toujours ils aiment nous stimuler, comme quand ils nous mettent les pieds dans l’eau et après ils nous mettent une pince électrique sur le doigt 146 Par les descriptions des activités de Mouloud dans la prison, les spectateurs se souviennent des événements à Guantanamo Bay. Le fait que Mouloud décrit la prison américaine comme un « resort » et qu’il parle des activités et des blagues d’un ton positif souligne qu’il ne comprend pas où il se trouve. Par contre, le public reconnaît bien la situation et comprendra qu’il s’agit d’une critique claire sur les Américains et le traitement des prisonniers à Guantanamo Bay. De plus, comme Mouloud ne comprend pas où il se trouve tandis que le public sait qu’il s’agit de la prison américaine à Guantanamo Bay, cette scène est un bon exemple d’ironie dramatique. Dans la pièce entière nous retrouvons des références simples, un terme qui est défini par Tiphaine Samoyault comme « des mentions d’un nom ou d’un titre [qui] peut renvoyer à de multiples textes »147 mais selon nous cette définition pourrait également s’appliquer aux films. Dans Les lettres arabes il s’agit surtout des films américains connus dans le monde entier comme Titanic ou E.T.. Les films servent comme référence culturelle à Rachid et Mouloud et sont pour eux la seule source d’information sur les États-Unis, ce qui cause leur idée déformée de l’Amérique. Dans la citation suivante, lorsque Rachid et Mouloud arrivent à Montréal qu’ils prennent pour New York, nous en trouvons un bon exemple : RACHID : Bon ta gueule maintenant j’essaie de trouver Ellis Island. MOULOUD : C’est quoi Hélice Island ? RACHID : Putain mais t’as vu des films dans ta vie ou quoi Mouloud ? MOULOUD : Ouais, j’ai vu des films ! RACHID : Comme quoi ? MOULOUD : 146 Acte V, scène 1, p. 87. 147 Samoyault, T., L’intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris, Nathan université, 2001, p. 44. 57 Comme Les Visiteurs 2, Taxi, Wasabi, t’sais le film avec Jean Reno, Astérix et aussi le Titanic. RACHID : Dans le Titanic, là, y arrivent pas en Amérique ? MOULOUD : Ah ben non je pense qu’ils coulent avant. RACHID : Ah c’est con. Bon c’est pas grave, ce que je veux dire c’est que quand t’arrives en Amérique tu regardes la Statue de la Liberté, tu pleures un peu et après tu vas sur une petite île où on regarde si t’as pas le SIDA ou la peste noire ou la gonhorée ou la chlamedya ou…148 Bien que Mouloud ait vu plusieurs films américains, il ne connaît pas Ellis Island ni la scène usuelle qui se déroule quand des immigrés arrivent en Amérique que décrit Rachid. Les références aux films soulignent comment l’image de l’Amérique a été constituée chez Rachid et Mouloud. À l’aide de leur connaissance des films, ils essaient de comprendre l’Amérique, mais le fait qu’ils se trouvent au Canada ne contribue pas beaucoup à leur compréhension… La critique de la société est donc très diverse, puisqu’il y a trois sociétés qui sont discutées : la France, le Canada et l’Amérique. Dans ce domaine, la pièce est plus large que les Lettres persanes, qui n’en critiquent que deux, à savoir la société française et la société persane. La critique de la société est souvent liée aux événements actuels comme les émeutes à Paris ou la discussion sur les accommodements raisonnables et ainsi la pièce est ancrée dans l’actualité. Maintenant nous analyserons une autre similitude avec l’ouvrage de Montesquieu, à savoir la forme épistolaire. La forme épistolaire se manifeste sous différentes formes dans la pièce. À part la forme épistolaire classique, la lettre, nous retrouvons des moyens de communication moderne, comme le « chat » ou le mél. Grâce à un ordinateur portable que Rachid a volé, les deux parisiens peuvent rester en contact avec leur famille à Sarcelles. Ceci montre bien que le récit est adapté au XXIe siècle, ils parlent de Skype, Google Maps et de l’Internet et des formes de communication moderne sont utilisées dans la pièce de théâtre. Pourtant, des lettres écrites sur papier sont aussi présentes dans le texte. Le père de Mouloud a écrit une lettre à son fils, qu’il 148 Acte II, scène 6, pp. 45-46. 58 obtient de Karine dans la prison. Cette lettre symbolise non seulement la différence entre les générations d’immigrés : le père est de la première génération, il est plus vieux et donc habitué à la lettre traditionnelle tandis que Mouloud est plus jeune, de la deuxième génération qui est plus adaptée à la société moderne et ses moyens de communication. Mais la lettre sur papier ou les renvois à la forme épistolaire en général peuvent aussi être vus comme des références aux Lettres persanes, ouvrage dans lequel Usbek et Rica écrivent et reçoivent aussi des lettres. Parfois les personnages sont en train d’écrire une lettre, par exemple dans la première citation ci-dessous, mais le verbe « écrire » est également utilisé lorsqu’ils utilisent le « chat » comme moyen de communication, comme dans la deuxième citation : Il écrit une lettre à sa maman. MOULOUD : Ma chère manman Je vais bien, ne t’en fais pas… 149 […] Rachid […] est en train de chatter avec la mère de Mouloud. RACHID : Chère maman de Mouloud Je vous écris de Cuba… 150 Le mélange de communication classique et moderne dans le dernier acte est assez simple à expliquer : Mouloud est en prison et n’a pas d’ordinateur pour chatter ou envoyer un message, donc il écrit une lettre. Rachid par contre, a toujours l’ordinateur et l’utilise pour « chatter » avec la mère de Mouloud. Cette opposition entre forme épistolaire classique et la communication moderne avec un ordinateur se trouve aussi dans la scène 2 du troisième acte, lorsque Rachid et Mouloud sont dans l’hôtel : « Rachid sort l’ordinateur portable de son sac. RACHID : J’espère qu’ils ont wifi. Je vais écrire à ma maman. »151 L’ordinateur et le « chat » symbolisent la communication moderne et l’adaptation des Lettres persanes au XXIe siècle, mais les lettres écrites sur papier sont aussi un renvoi clair à la forme épistolaire classique dans l’ouvrage de Montesquieu. 149 Acte V, scène 1, p. 87. Acte V, scène 2, p. 88. 151 Acte III, scène 2, p. 57. 150 59 La femme joue un rôle important dans les Lettres persanes, ce que Kemeid et Gaquère ont également transmis dans leur pièce. Les deux femmes152 qui figurent plusieurs fois dans Les lettres arabes et qui ont une fonction importante dans le déroulement de l’histoire sont Karine et la mère de Mouloud. Karine, qui figure dans les deux derniers actes de la pièce, est un personnage qui a entre autres une fonction d’explication : elle explique à Mouloud qu’ils ne sont pas aux États-Unis mais au Canada et les dépose à la frontière canado-américaine : « Karine nous apprît que nous n’étions pas aux USA […] Désirant nous rendre à New York pour assister à la comédie musicale Les Misarables, Karine nous déposa à la frontière du doux village de St-Bernard-de-Lacolle ».153 C’est donc Karine qui leur apprend où ils sont et qui met fin aux incompréhensions de Rachid et de Mouloud. Elle symbolise le savoir et aide les deux parisiens qui sont arrivés dans son pays par hasard. De plus, Mouloud est tombé amoureux d’elle et a donc « [trouvé] une meuf qui a de la classe »,154 comme était son but. Dans l’acte V, scène 3, Karine a la fonction de messager, elle vient voir Mouloud dans la prison pour le libérer et lui donne une lettre de son père, qui a eu un ACV. De nouveau, elle a une fonction d’instruction, elle explique que le père de Mouloud est malade et qu’elle est venue pour libérer Mouloud de la prison, de manière qu’il puisse revoir son père avant que celui-ci ne décède. La mère de Mouloud figure plusieurs fois dans la pièce, surtout au début et à la fin. Au début de la pièce elle exprime surtout son inquiétude pour son fils : Mouloud ma p’tite biloute Tu es le sujet de conversations de toute la cité […] [Une dispute avec son père] t’a fait quitter ta maman, ton petit frère, le terrain vague Pour aller dans des climats inconnus aux gens de notre condition.155 152 Dans l’acte I, scène 6, Rachid parle à son amie Fatima mais cette conversation a peu d’importance pour le développement de l’histoire. De plus, c’es la seule fois que Fatima figure dans la pièce et nous avons décidé de la supprimer de notre analyse. 153 Acte IV, scène 4, p. 84. 154 Acte IV, scène 3, p. 81. 155 Acte I, scène 6, p. 23. 60 Comme chaque mère, la mère de Mouloud s’inquiète puisque son fils est parti très loin dans un pays étrange, mais Mouloud dit qu’elle ne doit pas se faire des soucis : « Quand tu entendras parler de ta petite biloute qui a réussi / tu seras vite consolée ».156 À la fin de la pièce l’attitude de la mère a changé. Elle a appris que son fils est en prison et de plus son mari a eu un ACV. Dans le dernier acte la mère de Mouloud « chat » avec Rachid et lui dit de bien chercher son fils : « S’il te plaît Rachid je t’en supplie / Retrouve mon fils ».157 Dans la scène suivante Karine souligne les efforts de la mère de Mouloud, qui a appelé l’ambassade canadienne pour dire que le père de Mouloud est malade et qu’il faut que Mouloud rentre à Sarcelles. De plus, Karine précise ce qu’elle a fait elle-même pour le sauver: KARINE : Je suis venu pour te sauver mon Mouloud. […] Aux nouvelles on a vu les photos de ce qu’ils vous faisaient C’est horrible Je suis allée en parler à Christiane Charrette pis Michaëlle Jean elle m’a affrété un bateau pour que je te ramène chez nous Mouloud.158 Christiane Charrette est une animatrice de radio et de télévision au Canada et Michaëlle Jean était gouverneur-général du Canada de 2005 à 2010. Karine a donc demandé de l’aide à deux femmes canadiennes connues, ce qui souligne qu’elle a une grande influence et qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour libérer Mouloud. La mère et Karine jouent un rôle primordial dans la pièce : leur but commun est de libérer Mouloud de la prison à « Guantanamera ». Les femmes dans les Lettres persanes sont aussi des femmes libératrices, mais chez Montesquieu elles se révoltent159 pour se libérer du sérail où elles habitent. Tragiquement, la révolte d’une d’elles, Roxane, finit en un suicide et le récit se termine avant qu’on n’apprenne si la révolte a mené à un vrai soulagement de la position des femmes du sérail. Dans les deux ouvrages des femmes libératrices jouent donc un rôle primordial, bien qu’elles soient dans Les lettres arabes uniquement les agents de la libération, tandis que dans les Lettres persanes les femmes en sont agents et objets en même temps : elles se révoltent pour obtenir leur liberté. 156 Ibid. Acte V, scène 2, p. 89. 158 Acte V, scène 3, p. 90. 159 Montesquieu, Lettres persanes, éd. Jean Starobinski, Paris, Gallimard, 1973, lettres CXLVII à CLXI. 157 61 À part la citation des Lettres persanes dans l’épigraphe, il y a trois autres textes littéraires que citent les personnages dans Les lettres arabes. Ces trois textes ont un lien assez clair : il s’agit dans tous les cas de textes concernant l’identité des Américains et des Canadiens. Le premier texte est tiré du Journal du français Jacques Cartier, qui a mené trois voyages d’exploration au Canada, surtout dans la région Saint Laurent. 160 Ce qui est frappant dans cette scène est que Rachid cite Cartier et que Mouloud n’en comprend rien : RACHID, se donne une contenance : Nous partîmes du havre avec ledit navire d’environ soixante tonneaux, équipé de soixante et un hommes, le vingtième jour d’avril dudit an mil… MOULOUD, le coupe : Arrête, avec ton langage de pédé! Dis-moi ce que tu vois, c’est tout, mets pas ta perruque! RACHID, râle puis plisse les yeux : Ce n’est pas une Terre Neuve que nous voyons, mais pierres et rochers effroyables et mal rabotés; car en toute ladite Côte-Nord je n’y vis une charretée de terre. Sauf à Blanc-Sablon, il n’y a que mousse et petits bois avortés.161 Ça doit être la terre que le Prophète donne à ceux qui ont merdé. MOULOUD : Putain, t’es dur, Rachid! RACHID : Je sais mais c’est ce que je vois.162 Rachid décrit donc uniquement ce qu’il voit, mais en utilisant le langage de Cartier, il renvoie clairement à l’explorateur français du Canada et il fait un parallèle entre la situation de Cartier et de Mouloud et lui-même, il renvoie au fait qu’il est en train de faire le même voyage qu’a fait Cartier cinq siècles avant. L’incompréhension de Mouloud montre qu’il ne connaît pas le texte de Cartier et par conséquent il ne comprend pas la référence de Rachid. Bien que les 160 Trudel, M., « Jacques Cartier » The Canadian Encyclopedia, Historica Foundation, 2011. En ligne: www.thecanadianencyclopedia.com. Date de consultation : 7 novembre 2011. 161 Tout ce passage provient du Journal de Jacques Cartier. 162 Acte II, scène 4, pp. 40-41. 62 personnages dans la pièce ne sachent à ce moment pas encore qu’ils sont au Canada, le public comprendra grâce à la citation que les deux parisiens n’arrivent pas en Amérique… Dans la même scène un peu plus loin c’est Mouloud qui cite également un texte renvoyant au Canada. Il explique qu’il trouve le paysage très beau : « J’ai envie de chialer tellement c’est beau Rachid »,163 et ses paroles sont suivies et renforcées par un extrait d’Arbres de PaulMarie Lapointe. Le poème, qui a une mise en page remarquable, est représenté sur scène d’une façon particulière : « Mouloud [récite] par cœur Arbres en regardant le public, les prenant pour les arbres, les pointant du doigt, sortant de la baignoire qui [sert] de bateau et marchant "sur les eaux". ».164 Ainsi, les écrivains ont adapté la mise en page du poème au théâtre. Pierre Nepveu et Karen McPherson soulignent qu’Arbres contient un lien entre arbres et hommes : « this poem nevertheless opens onto social time, for the images evoke the tree’s transformation into artefacts and its many links with man ».165 Le sens du poème est intégré dans la représentation par Mouloud qui pointe le public du doigt en les prenant pour des arbres. Le choix pour ce poème de Lapointe combiné avec la mise en scène adaptée forme selon nous un renvoi à la diversité sociale au Canada, les différentes sortes d’arbres symbolisent les différents groupes sociaux du pays. Le troisième auteur cité est Gaston Miron (1928-1996), un poète et écrivain québécois qui a fondé la maison d’édition « L’Hexagone ». Son œuvre L’homme rapaillé (1970) affirme la liberté d’une langue, d’une culture et d’une collectivité nationales.166 Comme la récitation du poème Compagnon des Amériques par Mouloud est interrompue par l’arrivée d’un canoë volant, il n’y a qu’une représentation partielle du poème. Pourtant, la citation souligne ce que Mouloud voit lorsqu’ils volent vers Hérouxville sur leur BIXI : « regarde en bas, c’est beau putain. ».167 Un peu plus loin, Mouloud commence à citer Compagnon des Amériques : « Je vois par-delà les vieilles montagnes râpées du nord / Une terre amère une terre amande / Une patrie d’haleine dans la touffe des vents […] ».168 Selon Muriel Dominguez ce poème décrit « both the beauty and desolation of Québec »169 et c’est probablement pour ce fait que 163 Ibid., p. 42. Correspondance avec Olivier Kemeid, le 3 novembre 2011. 165 Nepveu, P. et McPherson, K., « a (Hi)story that refuses the telling : poetry and the novel in contemporary quebecois literature », French Studies, no. 65, Yale, Yale university press, 1983, p. 95. 166 Miron, G., L’homme rapaillé, Montréal, l’Hexagone, 1994, p. 228. 167 Acte IV, scène 1, p. 72. 168 Ibid. 169 Dominguez, M.F., « From exile to appartenance: the poetry of Gaston Miron reexamined », the French review, vol. 67, no. 6, mai 1994, p. 1018. 164 63 Kemeid et Gaquère l’ont inséré dans leur pièce. Bien que la désolation puisse être vue comme une critique du paysage québécois et donc du Canada, nous pensons que le poème renvoie ici surtout à la beauté du paysage que Mouloud aperçoit. Les trois textes décrits ci-dessus paraissent tous aux moments où Mouloud et Rachid « découvrent » un nouveau lieu : d’abord, le texte du Journal de Jacques Cartier est cité à leur arrivée à Montréal et ensuite ce sont Arbres de Paul-Marie Lapointe et Compagnon des Amériques de Gaston Miron lorsqu’ils arrivent à Hérouxville. Les textes littéraires insérés dans la pièce ont donc un rôle important : ils marquent l’arrivée des deux personnages dans une (autre) ville québécoise. Cette intertextualité a surtout une fonction herméneutique, puisque le sens des textes originaux cités est formé par le texte lu. Les trois textes ont une signification pour la littérature québécoise, mais ce sens est différent de celui dans la pièce, dans laquelle les citations de ces textes marquent l’arrivée des personnages dans un autre lieu québécois. En outre, les citations des textes montrent bien la différence entre le texte écrit et la représentation d’une pièce. Lorsqu’on lit le texte on voit les notes en bas de page qui indiquent les sources des textes et qui permettent ainsi de reconnaître l’intertextualité, tandis qu’en assistant à sa représentation les acteurs n’indiquent pas leurs sources et il faut donc vraiment connaître les textes pour comprendre l’intertextualité. La seule fois que le drame renvoie à un texte littéraire lorsque les personnages n’arrivent pas dans un autre lieu est au début de la scène 4 du dernier acte. Mouloud explique au public qu’ils veulent aller en Amérique : « Désirant nous rendre à New York pour assister à la comédie musicale Les Misarables Karine nous déposa à la frontière… ».170 À cause de l’arrestation de Mouloud par les douaniers les deux n’arrivent pas en Amérique, mais le renvoi aux Misérables de Victor Hugo est clair et l’adaptation de l’orthographe fait référence à l’origine arabe des personnages principaux. Comme Rachid et Mouloud n’assisteront pas à la comédie musicale il n’y a pas d’autres remarques sur cette référence. Nous avons vu que la pièce Les lettres arabes est également une réécriture des Lettres persanes. Ceci est entre autres montré par les différents thèmes de l’ouvrage de Montesquieu qui sont imités : la critique de la société, la position des femmes et la forme épistolaire reviennent dans la pièce entière. Une grande différence entre les deux ouvrages concerne la transmédialité : Kemeid et Gaquère ont transformé l’ouvrage de Montesquieu en pièce de 170 Acte IV, scène 4, p. 84. 64 théâtre. Par des moyens différents comme les personnages, l’intertextualité et les références simples, les auteurs ont montré que l’adaptation des Lettres persanes à une pièce de théâtre peut également montrer la place des étrangers dans une société. De plus, la réécriture montre que ce sujet est toujours actuel et qu’il peut s’appliquer aussi à d’autres pays que l’Iran et la France, comme le Canada dans la pièce de Gaquère et Kemeid. Les deux auteurs ont ajouté des éléments québécois et des références à quelques textes littéraires canadiens et donnent ainsi une interprétation québécoise à leur réécriture de l’ouvrage de Montesquieu. 65 6. Conclusion Les quatre ouvrages que nous avons analysés dans ce qui précède sont tous des réécritures des Lettres persanes, ils contiennent plusieurs thèmes ou citations de l’ouvrage de Montesquieu. Bien que le but principal des auteurs ne fût pas toujours de réécrire les Lettres persanes, les ouvrages analysés contiennent des formes d’intertextualité et reflètent ainsi la place des étrangers musulmans dans la société et la place de leur nouvelle société. À part cette réflexion sur la place des étrangers dans la société, les quatre ouvrages discutent aussi la position de la femme (Les lettres perçantes, Les lettres arabes) et la religion (Oussama, Comment peut-on être français ?). Cette intertextualité thématique est une conséquence logique de la réécriture de Lettres persanes. Pourtant, le thème principal de notre analyse est l’intertextualité et celui-ci se manifeste sous différentes formes dans les quatre ouvrages. L’intertextualité est formée par des références littérales à Montesquieu ou à d’autres auteurs et ouvrages. Elle sert entre autres à renforcer l’argumentation ou à donner de l’autorité à un personnage, mais elle peut également exprimer de la critique. Dans les quatre ouvrages analysés les auteurs persans prennent une place spécifique, bien qu’il s’agisse d’une forme d’intertextualité comme les autres, leurs ouvrages sont souvent cités par les personnages principaux d’origine iranienne. À part les fonctions éthiques, référentielles ou argumentatives qu’elles remplissent, ces références aux auteurs persans servent à louer la littérature et culture persane. Dans Comment peut-on être français ? ces références sont le plus fréquentes mais elles se trouvent également dans les autres ouvrages. Dans l’ouvrage de Djavann les auteurs persans servent entre autres à consoler Roxane lorsqu’elle se sent seule, mais dans les autres ouvrages les références aux auteurs persans n’ont pas cette fonction particulière. Mais quoi qu’il s’agisse de quatre réécritures des Lettres persanes, il y a des différences non-négligeables entre les ouvrages analysés. Tout d’abord, les personnages principaux voyagent vers des pays occidentaux différents, avec, dans les cas d’Oussama et Les lettres arabes, aussi un retour à leur pays de départ. Pendant leurs voyages et le séjour dans le nouveau pays, tous les personnages rencontrent des problèmes : ils ne comprennent pas les mœurs de leur nouvelle société et les gens dans le pays d’arrivée ne comprennent pas toujours le comportement des étrangers ou les jugent. Bien que tous les ouvrages analysés montrent ces problèmes, ceci devient le plus clair dans Les lettres arabes, notamment par les actes du conseiller municipal et les problèmes linguistiques qui causent l’arrestation de Mouloud. L’ouvrage de Djavann imite les Lettres persanes d’une autre façon : c’est le seul 66 ouvrage dans lequel le personnage principal écrit des lettres à Montesquieu, en imitant ainsi la forme épistolaire. Dans les autres ouvrages il s’agit dans certains cas également d’une forme épistolaire, mais celle-ci est toujours adaptée au XXIe siècle (Les lettres arabes) ou au personnage principal (Les lettres perçantes). De plus, le médium choisi pour la réécriture peut varier. Trois des quatre ouvrages analysés sont des romans fictifs d’une ampleur variant de 280 à presque 500 pages et qui contiennent, dans les cas de Djavann et de Nekourouh, des éléments autobiographiques. Par contre, Les lettres arabes est une pièce de théâtre écrite à propos d’une loi québécoise concernant les immigrés. Le choix d’Olivier Kemeid et Geoffrey Gaquère pour le théâtre est basé sur le fait qu’ils voyaient des éléments théâtraux dans la loi des accommodements raisonnables. Leur choix montre également que le thème des Lettres persanes est si large qu’il se laisse adapter facilement au théâtre. Comme les Lettres persanes, les réécritures expriment une réflexion sur la place des étrangers dans la société et la place de leur nouvelle société En discutant l’attitude vers les immigrés et les gens d’autres religions dans le pays concerné, les réécritures forment un signal clair vers la société occidentale. Cette critique de la société, ainsi que les autres thèmes des ouvrages analysés comme la religion ou la position de la femme, sont surtout exprimés par l’intertextualité. Les références aux autres ouvrages servent entre autres à souligner les opinions exprimées par les personnages ou à donner de l’autorité à l’ouvrage, ou le personnage et l’intertextualité a donc une fonction argumentative, éthique ou référentielle. De plus, l’intertextualité peut également avoir une fonction critique et exprimer de la critique. Mais notre analyse a surtout montré que chaque auteur a inséré dans son ouvrage l’intertextualité et les thèmes prises des Lettres persanes d’une façon différente, ce qui rend les quatre ouvrages uniques. À part les quatre ouvrages analysés dans ce mémoire, il y a d’autres réécritures des Lettres persanes. Nous pensons par exemple aux « lettres » non-fictives, comme les Lettres parisiennes : Histoires d’exil par Nancy Huston et Laïla Sebbar, un récit épistolaire de la vie des deux femmes après leur émigration à Paris, ou Le long long voyage, un ouvrage sous forme de carnet de voyage qui raconte les expériences de trois Papous qui découvrent la France. Il existe également beaucoup de blogs ou articles dans lesquels les auteurs font référence à l’ouvrage de Montesquieu et il y a plusieurs films basés sur les Lettres persanes. L’ouvrage de Montesquieu inspire donc beaucoup d’auteurs contemporains, qui en tirent des 67 thèmes ou des citations pour les insérer ensuite dans leurs ouvrages. Ces réécritures avec des formes différentes prouvent que les thèmes des Lettres persanes sont (redevenus) actuels et que l’ouvrage de Montesquieu inspire toujours de nombreux auteurs. 68 7. 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Lettres de Nedim Coggia, Poullain de Saint Foix, 1732 Letters from a Persian in England to his Friend at Ispahan, George Lyttleton, 1735. Lettres of an exiled savage (to his correspondent in America), containing a Critisism of the Customs of the Century, and some Reflexions on Matters of Religion and Politics, 1738, anonyme. Lettres juives, de Boyer d’Argens, 1738. Lettres of an exiled savage (to his correspondent in America), 1738, anonyme. Lettres chinoises, de Boyer d’Argens, 1739. Lettres turques, Poullain de Saint Foix, 1744.171 Lettres d’une péruvienne, Françoise de Graffigny, 1747. Lettres iroquoises, Jean-Henri Maubert de Gouvest, 1752. Mémoires Turques, Godard d’Aucour, Amsterdam, 1753. Letters from an Armenian in Ireland to his Friends at Trebisond, Robert Hellen, 1756. The citizen of the world, O. Goldsmith, 1762. (Publiés comme « Chinese letters » dans Public Ledger de John Newbery, 1760-1761). An historic epistle from Omiah to the Queen of Otuheite: being his remarks on the British nation, anonyme, 1785. Cartas marruecas (ou: lettres marocaines), José de Cadalso, 1789. The letters of Meshullam the Eshtemoi, Isaac A. Euchel, 1789-1790. XIXe siècle : Lettres japonaises, Lafcadio Hearn, 1890 - 1893. 171 Sur les ouvrages de Poullain de Saint Foix existent différentes opinions. Selon certains, les Lettres turques seraient identiques aux Lettres de Nedim Coggia, tandis que d’autres disent qu’il s’agit de deux ouvrages différents. 73 XXe siècle : Livres Les nouvelles lettres persanes, Michel Drancourt, 1975. Nouvelles lettres persanes : journal d’un Français à Téhéran, 1974-1980 Serge Ginger, 1981. Lettres parisiennes : Histoires d’exil par Nancy Huston et Laïla Sebbar, J’ai lu, 1999. Films Petit à petit : lettres persanes de Jean Rouch, 1968. Persian letters d’Akram Barmak, 1995. XXIe siècle : Livres Mes lettres persanes - mémoires d’un enfant du Baby-boom, Bernard Roux, 2003. Comment peut-on être français ?, Chahdortt Djavann, 2006. Le long long voyage, Marc Dozier, Dakota, 2007. Les Lettres perçantes. Des Lettres Persanes, Trois siècles après MonTeC’QuiEst ?, Michel Nekourouh, 2009. Oussama, Norman Spinrad, Fayard, 2010. Les lettres arabes, pièce de théâtre d’Olivier Kemeid et Geoffrey Gaquère, texte inédit, 2011. 74 8.2 Appendice II : Les références dans Comment peut-on être français ? Dans les deux schémas suivants nous indiquerons les auteurs cités dans Comment peut-on être Français ? par ordre d’apparence. Dans le premier schéma nous avons mis les références aux auteurs des parties en prose et dans le second celles qui se trouvent dans les lettres de Roxane à Montesquieu. Nous avons fait une distinction entre les auteurs français, les auteurs persans et les autres auteurs. « X » veut dire que le titre ou l’auteur n’est pas nommé dans le roman. Références dans les parties en prose : Auteur Ouvrage Page Les misérables 11, 14 Notre-Dame de Paris 11, 17 Honoré de Balzac Le père Goriot 11 Alexandre Dumas Les trois mousquetaires 11 Romain Rolland L’âme enchantée 11 Charles Baudelaire Les fleurs du mal 14 André Gide La symphonie pastorale 48 Marcel Proust À la recherche du temps perdu 197 Paul Verlaine Poème sur une femme à Paris 18 Auteurs français Victor Hugo Hugo, Molière, Voltaire, Balzac, Zola, Sartre, X 18 Romain Rolland Auteurs persans Proverbe/adage persan X 18, 117 Hâfez Divan 93 Omar Khayyâm Quatrains (robayyât) 93, 113 Saadi X 125-127 X 106 Autres auteurs Héraclite 75 X Une histoire bouddhiste 216 Kafka Le procès, La métamorphose 246-247 Ouvrage Page Jean Starobinski (Suisse) Lettres persanes (éditeur) 135 Montaigne Essais 143 X 147 La Boétie X 143, 147 Voltaire X 143, 145 Pascal X 143 Références dans les lettres : Auteur Auteurs français Provinciales, « Le cœur de 145 l’homme est plein d’ordure » Molière, Corneille, Racine, Descartes, La X 145 Fontaine, Diderot Valéry « Le même pays produit un 145 Pascal et un Voltaire » Châteaubriand Mémoires d’outre-tombe 147 Nerval X 147 Baudelaire (Petits) Tableaux parisiens 148 Choderlos de Laclos Liaisons dangereuses 148 Balzac, Stendhal, Flaubert, Maupassant, X Mme de La Fayette La princesse de Clèves 148 Mme de Sévigné X 149 Mlle de Scudéry Le grand Cyrus 149 Stendhal « Je ne suis pas bien né » - 153 Julien Sorel « J’ai plus de souvenirs que si 167 Baudelaire j’avais mille ans » Montaigne X 187 Pascal X 194 76 Racine Bajazet 200, 203 Balzac X 209 Alexandre Dumas X 209 Montaigne X 236 Auteurs persans Al Rumi Divan (consacré à Chams-è 147 Tabriz) Nasr Eddin Hodja X 175-177, 227 Omar Khayyâm Quatrains 189 Hâfez X 206 Sadegh Hedayat X 282 Firdoussi 228 Autres auteurs Sigmund Freud X 135 Ernest Hemingway « Paris est une fête » 139 Lewis Carrol Alice au pays des merveilles 166 William Shakespeare « To be or not to be » 187 X Mille et une nuits 228 Les renvois à Montesquieu et/ou aux passages ou personnages des Lettres persanes se trouvent aux pages : 20, 28, 30, 128, 135, 154, 178, 187, 188, 189, 192, 195, 201, 205, 207, 210, 231. 77