Descartes et Corneille.rtf - L`Université Paris Descartes

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Descartes et Corneille
Le 8 juin 1637 paraissait à Leyde le premier livre imprimé de René
Descartes : Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et
chercher la vérité dans les sciences, plus la Dioptrique, les Météores et la
Géométrie qui sont des essais de cette méthode. Cette parution intervenait
peu après la première représentation de la tragi-comédie Le Cid, à Paris,
par la troupe du théâtre du Marais. Son auteur est Pierre Corneille, qui a
dix ans de moins que Descartes, puisqu’il est né en 1606, à Rouen. Comme
Descartes, Corneille a été formé chez les Jésuites. Dans cette formation,
tous deux ont été influencés par le stoïcisme et ont apprécié l’éloquence et
la poésie latine. Ils ont ensuite brièvement étudié le droit avant de se
consacrer à l’écriture. L’année 1637 marque donc, pour la culture
française, d’une part, le renouvellement de la philosophie et de ses liens
avec les sciences, d’autre part, le début d’une époque nouvelle pour l’art
dramatique. Le retentissement de l’écrit cartésien et les « objections » qu’il
suscite peuvent être rapprochés du triomphe du Cid et de sa fameuse
« Querelle », arbitrée par l’Académie française, fondée en 1634 par
Richelieu. En 1641-1642, Descartes, pour les Méditations métaphysiques
publiées en latin et traitant philosophiquement des questions de Dieu et de
l’âme, et Corneille, pour Polyeucte, tragédie chrétienne, doivent compter
avec les objections de dévots et de doctes, qui parfois se confondent.
Les œuvres de Descartes et de Corneille, tout en ayant des buts différents,
fonder les sciences sur des bases solides, pour l’un, plaire au public du
théâtre en innovant, pour l’autre, retrouvent des thèmes communs. Avec le
doute du Discours puis des Méditations Métaphysiques, Descartes vise à
renverser toute prétendue certitude de la connaissance. Le Discours évoque
la possibilité d’un rêve généralisé. La première Méditation aborde la folie
et le rêve. Le thème de La vie est un songe était présent en 1636 dans le
théâtre de Corneille avec L’Illusion comique. Au cœur du doute cartésien
s’affirme le « Cogito », ma pensée trouvant en elle-même un « point
d’Archimède ». Plus tard, dans Sertorius (1662), Corneille évoque cette
saisie de l’être humain dans son essence: « Je sais ce que je suis » (acte V,
scène 3).
Corneille dégage le théâtre du pathétique et de la pastorale et privilégie la
psychologie. Ses tragédies se jouent dans l’âme humaine. Chez les héros
cornéliens, les passions s’opposent, ainsi chez Rodrigue, l’honneur contre
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l’amour, chez Cinna, la haine et la vengeance contre l’admiration, chez
Polyeucte, l’amour conjugal contre le zèle religieux. Ils vivent les
contradictions des passions qui les animent, et se veulent lucides sur euxmêmes. Ils ne sont pas livrés à leurs passions ni soumis à une fatalité
tragique, comme le sera Phèdre chez Racine, mais ils affrontent leurs
passions. Corneille, dramaturge, montre l’évolution psychologique de ses
personnages, en mettant en avant le rôle de la raison et de la volonté. Dans
le traité des Passions de l’âme, Descartes parle des passions «ni en
orateur, ni en philosophe moral, mais seulement en physicien », donc en
étudiant les manifestations corporelles caractérisant chaque passion, sur
lesquelles Corneille reste discret. Descartes rejette le néo-stoïcisme de
Juste Lipse et de Guillaume Du Vair qui font de la patience dans la
souffrance une vertu suprême. Descartes ne prône pas la suppression des
passions, mais leur utilisation optimale, grâce à l’usage de notre raison.
Pour Corneille, la tragédie n’a pas à donner de leçons, ce qui le conduit à
montrer la grandeur d’âme dans la bonté, aussi bien que dans la
méchanceté, par exemple avec la Cléopâtre de Rodogune. Comme
Descartes refuse de devenir juge des passions, Corneille affirme que le
poète tragique doit s’abstenir de jugement moral immédiat sur les
caractères et sur les actions. Contre Le Cid, on a raillé « une fille
dénaturée », Chimène, qui se plaint de « la perte de son amant lorsqu’elle
ne doit songer qu’à celle de son père » et qui aime « encore ce qu’elle doit
abhorrer ». Tout en s’interrogeant sur la page d’Aristote sur la « purgation
des passions », sur la catharsis, Corneille refuse de susciter uniquement la
pitié et la crainte chez les spectateurs. Le ressort tragique qu’il privilégie
est l’admiration, qui est la première passion chez Descartes. Dans ses
tragédies, Corneille montre l’idéal vers lequel peut tendre la fermeté
d’âme, que Descartes a étudiée. Mais Corneille insiste beaucoup sur
l’effort de la volonté pour dompter les passions, alors que chez Descartes,
la volonté n’a pas d’action directe sur le mécanisme corporel en jeu dans
les passions. Corneille se distingue donc de Descartes parce qu’il accorde
peu d’intérêt au rôle du corps dans les passions, qu’il reste proche du
stoïcisme et du néo-stoïcisme et qu’il montre l’action de la volonté sur les
passions. Dans Cinna, Auguste affirme : « Je suis maître de moi comme de
l’univers ;/je le suis, je veux l’être » (acte V, scène 3). Dans Polyeucte,
poussée par sa volonté, Pauline dit: « Et sur mes passions ma raison
souveraine » (…), « Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments », même
si, lucide et sincère, elle confie à Sévère, qu’elle a aimé avant d’épouser
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Polyeucte: « un je ne sais quel charme encor vers vous m’emporte » (acte
II, scène 2).
« L’homme généreux » du traité des Passions, qui allie volonté ferme et
indépendante à un parfait discernement, est souvent rapproché du héros
cornélien. Il s’en distingue toutefois parce que la générosité cartésienne
repose sur un jugement vrai et s’oppose à l’orgueil, si important dans les
tragédies de Corneille qui privilégient des personnages hors du commun
dans un climat d’événements extraordinaires. Chez Descartes, la recherche
de la vérité l’emporte sur les rêves de gloire, la liberté de juger sur le
devoir et la volonté en vue du bien sur la vengeance.
[Annie Bitbol-Hespériès]
(5962 caractères)