Impressions d`Extrême-Orient

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Impressions d`Extrême-Orient
Impressions d'ExtrêmeOrient
1 | 2010 :
Voyages
Cao Naiqian. Jujube la
sauvageonne
Noël Dutrait
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Auteurs étudiés : Cao Naiqian
Notes de l'auteur
Textes extraits du recueil de nouvelles de Cao Naiqian, Zuihou de cunzhuang [Le
Dernier Village], Pékin, Zhongguo guangbo dianshi chubanshe, 2006.
Publié avec l’autorisation de l’auteur, tous droits réservés.
Traduit avec la collaboration des étudiants de master 1 et master 2, année 2006-2007
et 2007-2008
Texte intégral
Commentaire
Cao Naiqian est né en 1949 le jour de la fête des Lanternes dans le village de
Xiamayu 下马峪 au Shanxi ⼭西. Il travaille actuellement au bureau de la
sécurité publique de Datong 大同. Il a commencé à écrire en 1986. Son roman
Dao heiye xiang ni mei banfa – Wenjiayao fengjing到黑夜想你没办法—温家窑
风景 (Impossible de penser à toi la nuit venue – Paysages de Wenjiayao) a été
traduit en suédois par Göran Malmqvist et publié en 2005. L’œuvre de Cao
Naiqian est encore totalement inédite en français.
La nouvelle Jujube la sauvageonne est la première du recueil Zuihou de
cunzhuang 最后的村庄 (Le dernier village), publié en 2006 aux éditions
Zhongguo guangbo dianshi chubanshe 中国广播电视出版社. L’auteur a accepté
la publication en ligne de cette nouvelle et nous l’en remercions
chaleureusement.
L’histoire racontée commence par un voyage. Pas très long certes, puisque le
narrateur va parcourir treize lis à pied pour rejoindre son poste d’enseignant
qui lui permettra de gagner vingt et un yuans par mois… Pas grand-chose,
certes, mais cette somme, du propre aveu du narrateur, lui permettra plus
facilement de trouver une fiancée… Et, comme dans tout voyage, l’imprévu est
au coin du chemin : ici une jeune fille qui a son franc-parler et semble lire dans
la pensée de son interlocuteur. Enfin, le véritable grand voyage du narrateur –
une promenade vers une cascade et une aventure érotique – semble bien n’être
possible qu’en rêve… La réalité, beaucoup moins agréable, tourne à la tragédie.
Le lecteur termine cette nouvelle en achevant un voyage surprenant dans un
coin reculé du Shanxi où perdurent de cruelles coutumes ancestrales.
Traduction
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Après avoir obtenu mon diplôme d’études secondaires, je suis rentré au
village où j’ai travaillé aux champs pendant quatre ans. Grâce à un appui, j’ai
enfin décroché un travail de professeur remplaçant. Même si le salaire
mensuel n’était que de vingt et un yuans, c’était toujours mieux que de
travailler aux champs. De plus, avoir ce travail m’aiderait à trouver une
fiancée. Tout content, dès le lendemain du jour où j’ai obtenu ma lettre de
recommandation, je me suis mis en route, balluchon au dos.
Ma destination, c’était un pauvre village de montagne d’une quarantaine de
foyers à peine. On m’avait dit que c’était à treize lis, mais à pied, c’était encore
plus fatigant que de faire trente lis sur du plat. Je ne suis arrivé qu’à midi
passé.
Dans ce village, les maisons étaient creusées dans des monticules de terre
dispersés çà et là. Je reprenais mon souffle assis sous un orme à un carrefour
de routes au bout du village quand une jeune fille est apparue au détour d’un
mur de terre. Elle sifflotait. Quand elle m’a vu, elle s’est arrêtée, éberluée, puis
s’est précipitée vers moi en me demandant de quelle famille j’étais l’invité. J’ai
dit que je cherchais le secrétaire du parti.
« Dans ce cas, a-t-elle dit, tu t’es trompé.
– Quoi, on n’est pas à la Côte de la Source ici ? » J’étais un peu inquiet.
Après toute une matinée de marche, il ne manquerait plus que je me sois
trompé !
« Si, pour être la Côte de la Source, c’est bien la Côte de la Source, a-t-elle
répondu, mais y a jamais eu de secrétaires du parti dans ce village. »
J’ai sursauté, étonné.
« Dans ce cas, je cherche le chef de l’équipe de production1.
– Regardez-moi ça ! Dans une minute, il va vouloir voir le comptable ! »
Je lui ai expliqué que j’avais été nommé là comme professeur et que je
devais entrer en contact avec un responsable.
« Oh ! voilà donc monsieur le professeur. À force d’avaler de l’encre, il a
perdu le nord ! »
Je me suis dit : Cette fille alors ! Elle me voit pour la première fois. Qu’est-ce
qu’elle a à me parler comme ça ?
« Voilà ! Tout en haut, là-bas, la grotte aux trois trous, c’est là qu’habite le
chef de l’équipe de production », m’a-t-elle indiqué d’un coup de menton. Puis,
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voyant que je chargeais péniblement mon balluchon sur le dos, elle a ajouté :
« Tu arrives pas à le porter ? Je vais aller te chercher un âne. »
Je l’ignorai.
« Oh là là, monsieur est fâché ! » a-t-elle dit en tournant les talons, avant de
s’éloigner en sifflotant. Après quelques pas, elle s’est retournée. Voyant que je
la regardais aussi, elle a filé en ricanant.
L’école était bâtie sur un terrain surélevé à l’ouest du village, c’était l’unique
maison à toit plat. Les autres étaient aménagées dans des grottes creusées
dans la falaise. Elle n’était constituée que d’une seule grande salle. Le seuil
était formé d’une grande stèle de pierre couchée, de plus de cinq pieds de long.
La face, tournée vers le ciel, laissait apparaître des traces de caractères gravés.
On pouvait y voir aussi des carrés dessinés à la craie par les enfants qui
s’amusaient dessus à des jeux comme « le loup mange les moutons ».
« Aujourd’hui, je te laisse t’installer, m’a dit le chef de l’équipe, j’irai
chercher les enfants demain.
– Combien y en a ?
– Au moins sept ou huit. »
Le chef parti, je me suis allongé, appuyé contre mon balluchon. J’ai tout de
suite remarqué que le mur était couvert de caractères, tracés au pinceau, bien
alignés, comme des slogans. C’étaient les élèves qui les avaient écrits pour
s’insulter les uns les autres. On avait eu beau les recouvrir de chaux, ils
réapparaissaient quand même.
« Liu Yugui est un couillon. »
« Liu Yucai est un coureur. »
« Jujube embrasse les hommes sur la bouche et fait des gosses. »
« Mes gosses c’est tes grands-pères tes grands-mères tes oncles tes tantes
paternels et maternels et aussi ton père et ta mère. »
J’avais envie de rire en imaginant cette Jujube la sauvageonne qui savait si
bien faire des enfants et injurier les gens, mais je vis la ligne au-dessous :
« Celui qui lit ça est un fils de chien. »
De peur d’être pris pour un fils de chien, j’ai détourné les yeux.
Le papier couvrant le plafond était défraîchi, par endroits, à force de passer
à travers, l’eau de pluie avait laissé des auréoles jaunes, comme des traces de
pipi de bébé sur un matelas. À d’autres endroits, le papier s’était carrément
décollé, laissant apparaître la grosse poutre faîtière noire. Celle-ci était décorée
de motifs peints. Elle avait dû être récupérée dans un temple. Je me dis que
l’école devait être construite sur l’emplacement d’un temple en ruine.
J’avais entendu dire que si l’on récupérait des matériaux de démolition d’un
temple pour construire une maison, celle-ci serait à coup sûr hantée. Cette
poutre décorée me donnait la chair de poule, j’avais l’impression que des
choses allaient sortir des trous du papier collé au plafond.
Heureusement, une histoire que me racontait mon oncle quand j’étais petit
me revint à l’esprit. Autrefois, une école avait été installée dans un vieux
temple. Le maître y vivait. Grand amateur d’alcool, il en avait toujours en
réserve. Mais il s’était aperçu que quelqu’un lui volait son alcool et un beau
jour il avait attrapé le voleur. L’homme lui dit qu’il était un immortel, qu’il
s’appelait Huo Tong, et le supplia de le laisser partir. Il lui dit encore que pour
le remercier de l’avoir libéré, il lui suffirait, s’il rencontrait une difficulté, de
frapper trois fois du pied et de crier trois fois son nom, pour qu’il vienne à son
secours et l’aide à chasser ses soucis et résoudre ses problèmes. Par la suite,
dès qu’il avait un ennui, le maître frappait du pied trois fois et criait trois fois
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le nom de Huo Tong, et celui-ci venait vraiment l’aider. À cette pensée, je me
suis senti complètement rassuré.
L’après-midi, pour attirer Huo Tong, j’ai demandé au jeune Lulu qui allait
faire mes provisions au village de descendre jusqu’à la commune populaire
m’acheter une bouteille d’eau-de-vie. Je la posai sur le rebord de la fenêtre
pour que Huo Tong la voie quand il passerait sur le chemin. Je la débouchai
aussi avec les dents pour qu’il puisse en sentir l’odeur.
Et comme les gens qui prient Bouddha en cachette chez eux, je m’adressais
souvent à la bouteille, mains jointes : « Huo Tong, Huo Tong, viens m’aider. »
De grand matin, les habitants de ce village allaient chercher de l’eau qu’ils
transportaient à la palanche. Les enfants venaient très tôt à l’étude et je devais
les surveiller. Je n’allai donc chercher de l’eau qu’après le petit-déjeuner. En
descendant en contrebas à droite de l’école, on tombait sur un bras de rivière à
sec, mais en le remontant sur un demi-li, on trouvait une source qui jaillissait
de la fente d’un rocher. Dessous, on avait construit un grand bassin en pierre
pour recueillir l’eau. C’est là que les gens venaient la chercher.
Cette eau était très claire, on pouvait en voir le fond. Dans le bassin se
reflétaient la falaise ainsi que les feuilles vertes des jujubiers sauvages qui
poussaient dessus. Dans un coin se reflétait aussi le ciel bleu où passaient
rapidement des nuages blancs. Sous mes yeux se dessinait un magnifique
paysage. Je n’ai pas puisé d’eau, je me suis d’abord accroupi, me suis lavé les
mains avec l’eau qui débordait du bassin, puis j’en ai recueilli dans mes deux
mains jointes et j’ai bu à grandes goulées.
À cet instant, j’ai entendu un sifflotement derrière mon dos. J’ai deviné qu’il
devait s’agir de la sauvageonne que j’avais rencontrée le premier jour. Je
tournai la tête, c’était bien elle.
« On est venu chercher de l’eau, monsieur Cao ? »
Comment sait-elle mon nom ? me suis-je demandé.
« Au village, tout le monde est au courant de l’arrivée du professeur Cao »,
dit-elle.
Comment avait-elle deviné ce que je pensais à l’instant ? me suis-je
demandé.
« Quand j’ai vu tourner tes yeux comme ça, a-t-elle dit, j’ai su à quoi tu
pensais. »
Cette sauvageonne est vraiment maligne, me suis-je dit.
« Monsieur Cao n’est pas bête non plus. Je suis sûr qu’il a deviné ce que je
suis venue faire ici, dit-elle.
– Ce n’est pas que pour laver ton linge ? ai-je demandé en voyant que le
panier d’osier qu’elle avait au bras était rempli de vêtements.
– Que pour ça ? a-t-elle demandé.
– Quoi donc sinon ? Pour te laver la figure ?
– Ah ! ah !… » Elle a éclaté de rire. Elle riait tellement qu’elle a laissé tomber
son panier par terre. Elle continua à rire, appuyée sur son anse. Son rire était
aussi joli que sa manière de siffler.
J’allais partir une fois mes seaux remplis, mais elle m’a demandé si j’avais
quelque chose sur le feu. J’ai fait non de la tête. Elle m’a ensuite demandé s’il y
avait un loup dans les parages et j’ai compris ce qu’elle voulait dire. Mais
comme j’avais déjà chargé les seaux sur la palanche, je ne les ai pas reposés.
En deux mots, j’ai expliqué que je devais faire la classe aux enfants et je suis
parti à grands pas.
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Derrière moi, elle s’est remise à siffler. Elle sifflait l’air « Mon amour, tu es
parti à Xikou, comment te retenir ? ». Puis je l’ai entendue éclater de rire.
Cette fille était vraiment une sauvageonne.
Ce soir-là, je n’ai plus pensé à Huo Tong. Le petit visage espiègle ne cessait
de passer devant mes yeux, le joli sifflotement de résonner à mes oreilles.
Mon amour, tu es parti à Xikou, comment te retenir ? Cette sauvageonne
était vraiment adorable.
Mon amour, tu es parti à Xikou, comment te retenir ? Jamais je n’avais vu
de sauvageonne aussi adorable.
J’ai fini par sombrer dans le sommeil en pensant à la jeune fille et à l’air
qu’elle sifflait. Le lendemain, après le petit-déjeuner, je suis immédiatement
parti chercher de l’eau sans même avoir lavé la casserole. J’avais le cœur plein
d’espoir qu’elle soit revenue. Au détour du chemin, je me suis réjoui. Je l’ai
vue. Elle était arrivée depuis longtemps.
Accroupie, elle me tournait le dos, en train de laver. J’ai fait exprès de faire
du bruit en balançant mes seaux pour qu’elle se retourne. Elle avait
certainement entendu que quelqu’un arrivait derrière elle, mais elle a continué
à siffler sans tourner la tête pour voir qui c’était. Cette fois-ci elle sifflait l’air
« En effeuillant le chou » :
…
Il était un chou blanc pas encore effeuillé
Dans mon dos arriva un jeune et beau lettré
Voyant que j’étais une fille à croquer
Mes épaules a tiré, ma bouche a embrassé
Main gauche a caressé, main droite a exploré
Sein gauche, sein droit sa main a peloté
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C’était une chanson populaire très leste. Dans la plupart des familles, on
interdisait même aux garçons de l’apprendre. Non seulement cette fille savait
en siffler l’air, mais elle le faisait devant un étranger.
Je me suis approché d’elle, mais elle n’a toujours pas tourné la tête. Je lui ai
dit qu’elle sifflait très bien et lui ai demandé qui le lui avait appris. Elle m’a dit
qu’elle avait commencé à siffler dès l’âge de cinq ans. Je lui ai demandé quel
était son âge et elle m’a dit de le deviner. J’ai dit dix-sept ans, mais elle a dit
plus, j’ai dit dix-huit, mais elle a dit moins.
« Hein ? ai-je fait.
– Dix-sept ans et neuf mois, mon jour de naissance tombe le cinquième jour
du neuvième mois, juste le moment où les jujubes sauvages deviennent rouges.
Et je m’appelle Jujube.
– Jujube ? »
Je me suis rappelé le nom qui était cité dans les insultes écrites sur le mur de
la classe : « Jujube embrasse les hommes sur la bouche et fait des gosses. »
« Mes gosses c’est tes grands-pères, tes grands-mères… », c’était donc elle
cette Jujube.
« Quand on s’appelle Jujube, on peut vivre longtemps, a-t-elle dit.
– Ah ! tu crois ? On risque de te manger, non ? j’ai dit.
– Quoi ? Me manger ? » Cessant de laver son linge, elle a tourné la tête vers
moi. « Me manger ? Ce n’est pas encore le moment. La Jujube n’est pas encore
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mûre », a-t-elle dit. « Quand elle est verte, elle est âpre et amère », a-t-elle
ajouté.
Puis elle m’a regardé d’un air stupide. Elle m’a mis mal à l’aise et je me suis
empressé de remplir mes seaux et de partir. Dans mon dos, elle a recommencé
à siffler l’air « Mon amour, tu es parti à Xikou, comment te retenir ? » pour
m’accompagner. Puis de nouveau, elle s’est mise à ricaner.
C’était vraiment une sauvageonne. Vraiment une adorable sauvageonne.
J’avais remarqué qu’elle portait des habits beaucoup plus soignés et élégants
que les autres filles du village. J’avais aussi remarqué qu’elle avait lavé, hormis
deux mouchoirs, une petite culotte de coton. Je savais, je savais parfaitement
que les filles des villages de cette région n’avaient pas de mouchoirs et ne
portaient jamais de vêtements comme une petite culotte. Sauf lorsqu’elles se
les faisaient acheter par leur fiancé. Les filles au village se fiançaient très tôt
justement pour inciter les garçons à leur acheter toutes sortes de petits
accessoires.
Était-elle déjà fiancée ? Je me posais la question sans pour autant oser le lui
demander, tout en brûlant de le savoir. Un jour, je me suis risqué à dire : «Ta
famille est certainement très riche, non ? »
Elle m’a répondu, sur ses gardes : « Comment ça ? »
Je lui ai dit : « J’ai vu que rien que des mouchoirs, tu en as déjà pas mal.
– Quoi ? Est-ce que les pauvres n’ont pas le droit d’avoir des mouchoirs ? at-elle demandé. Il n’y aurait que vous les riches qui auriez le droit d’en avoir ?
Et nous les pauvres on n’aurait que le droit de se pendre ? » a-t-elle ajouté.
Ensuite elle s’est tue, et sans un bruit, elle a essoré un mouchoir, l’a étendu à
plat sur le bassin, et l’a contemplé en train de s’imbiber d’eau et de couler peu
à peu vers le fond. Puis elle l’a sorti de l’eau et essoré de nouveau, étendu à plat
et elle a continué à l’observer. Je n’avais pas prévu une telle colère, jamais je
n’aurais pensé que cette simple phrase la fâcherait autant. Voyant qu’elle était
de mauvaise humeur, je n’ai plus osé rien dire.
À ce moment, elle a cessé de siffler derrière moi, a cessé de ricaner aussi.
Juste un peu avant d’arriver au tournant du chemin, je lui ai jeté un coup d’œil
et me suis aperçu qu’elle se tenait appuyée au bord du bassin, les épaules
secouées de sanglots. J’ai posé mes seaux, pensant retourner vers elle la
consoler, lui dire quelques mots pour la rasséréner. Après réflexion, j’y ai
renoncé et me suis contenté de la regarder de loin.
Je suis resté un moment, interdit, puis j’ai repris mes seaux et suis rentré à
l’école.
La bouteille d’alcool était posée sur la fenêtre. J’ai alors frappé trois fois du
pied par terre. Je voulais demander à Huo Tong d’aller la consoler, pour
qu’elle ne pleure plus d’une manière aussi triste.
J’avais peur que, sous le coup de la colère, elle ne me prête plus attention,
j’avais peur qu’elle ne revienne plus laver ses vêtements à ce moment-là. Mais
non. C’est sans doute Huo Tong qui m’a aidé sans se montrer, Jujube n’était
pas en colère contre moi. Elle continua à se rendre à la source comme par le
passé, continua à plaisanter avec moi, continua à siffler pour moi. Elle me dit
aussi qu’au fond du vallon il y avait un endroit vraiment formidable, qu’un
jour elle m’y emmènerait.
Et un jour, à midi, tandis que je faisais la sieste, j’ai senti quelqu’un me
pousser. Dans mon sommeil, j’ai cru que c’était Jujube, et aussitôt je me suis
mis sur mon séant. C’était le chef de l’équipe de production. Il m’a dit qu’il
allait me donner un compagnon. Il m’a expliqué que l’été en montagne, il
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risquait de pleuvoir beaucoup et les moutons ne pourraient plus y passer la
nuit.
Il voulait parquer le troupeau sur le terrain de sport de l’école et faire dormir
le berger Qijin avec moi.
Qijin était Mongol. La femme du chef de l’équipe était sa lointaine parente.
Il l’avait fait venir de Mongolie-Intérieure pour garder les moutons de l’équipe.
Dans ce village, toutes les familles élevaient des moutons et les lui donnaient à
garder. Il mangeait donc à tour de rôle chez les uns ou chez les autres.
Un jour, il a commencé à pleuvoir dès le petit matin et les moutons ne
pouvaient pas sortir. Par un temps pareil, les enfants restaient aussi chez eux.
Qijin n’avait nulle part où aller, et moi non plus. Nous ne savions pas quoi
nous dire et nous commencions à être gênés de rester muets. Comme j’avais
entendu dire que les Mongols aiment chanter, je lui ai proposé de chanter
quelque chose pour éviter que la situation devienne trop gênante. Il ne s’est
pas fait prier, annonçant même le titre de la chanson avant de commencer :
« En contemplant le fleuve Jaune ».
Derrière les monts de l’Est le soleil se lève
Derrière les monts de l’Ouest le soleil se couche
À mon fiancé je pense
Mon regard au loin je lance
Debout sur la mangeoire
Appuyée contre le mur
Quelle tristesse ! Personne à l’horizon
Trois sillons plantés de blé,
Deux sillons plantés de millet,
Mais point de fiancé, je ne peux que pleurer
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Il était célibataire, mais il ne chantait pas qu’il pensait à une fiancée, il
chantait qu’il pensait à un fiancé. Moi, en revanche, j’y pensais. Ensuite, il
chanta encore qui pensait à qui, à quel point il y pensait, mais je ne l’écoutais
plus. J’étais perdu dans mes pensées. Je pensais à Jujube. Je pensais à ma
Jujube, la sauvageonne.
Elle m’avait dit plusieurs fois qu’elle voulait m’emmener dans ce bel endroit
dans les montagnes, mais je n’avais pas eu le temps. Je devais faire la classe
aux élèves, impossible de me libérer. Dans les écoles à la campagne, il n’y a pas
de dimanche. Cette fois, elle m’avait proposé d’y aller à midi et m’avait assuré
que nous serions rentrés avant le début de l’après-midi. Elle m’a dit encore de
ne pas manger avant de partir, qu’elle apporterait un casse-croûte. Ce jour-là,
le soleil était particulièrement brûlant, la marche m’éreintait, la soif me
tenaillait, mais j’étais au comble du bonheur de pouvoir marcher et bavarder
avec elle. Nous nous enfoncions dans la montagne en suivant la rivière. À force
de marcher, j’ai fini par entendre le chuintement de l’eau. Non pas de l’eau qui
coule, mais le bruit de l’eau qui tombe de haut. Je lui ai demandé si c’était une
cascade, mais elle n’a pas compris ce mot. Après quelques centaines de mètres,
elle a dit que nous étions arrivés. Là, la rivière s’élargissait soudain sous nos
yeux et de chaque côté se dressaient des falaises escarpées. Les buissons de
jujubiers sauvages qui poussaient dans les anfractuosités lançaient sous le
soleil des éclats brillants vert foncé. Le paysage était vraiment beau, il
ressemblait un peu à un paysage tracé à l’encre de Chine par le pinceau d’un
peintre. Le bruit de l’eau qui giclait était devenu plus fort, comme tout proche
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de mon oreille, mais je ne voyais toujours pas d’où il venait. Après avoir fait
encore une trentaine de pas et contourné une falaise qui s’élevait comme
l’angle d’un mur, je l’ai soudain vue. C’était bien une cascade. Mais Jujube
appelait cela une « chute d’eau ». En fait, elle n’était pas très grosse, ni très
violente. Elle faisait environ six mètres de haut et ressemblait à un long rideau
de gouttes qui pendait de la falaise escarpée. En bas s’étendait une pierre plate
grande comme un kang, qui était criblée de gouttes d’eau. Cette eau ne
s’écoulait pas dans la rivière, mais disparaissait complètement dans les fentes
au pied de la falaise.
« Viens ! » Elle a posé son sac par terre et m’a pris la main pour se précipiter
sous le rideau de gouttes. Comme si nous étions en train de prendre une
douche, nous laissions l’eau fraîche couler sur notre tête et notre corps. C’était
délicieux. J’ai joint les paumes pour recueillir de l’eau et la boire. Très excitée,
elle levait la tête pour laisser les gouttes lui arroser le visage, puis elle pliait la
taille pour déployer ses cheveux et leur permettre de frapper sa nuque, riant à
gorge déployée ou poussant soudain un sifflement strident, les deux index
dans la bouche. Je lui ai dit de faire moins de bruit, qu’on risquait de
l’entendre, mais elle a dit qu’ici il n’y avait pas la moindre trace de l’ombre
d’un fantôme, comment aurait-il pu y avoir quelqu’un?
Nos vêtements humides ont très vite été trempés et se sont collés sur notre
peau. Instinctivement, je n’arrêtais pas de lancer des coups d’œil à ses seins
proéminents et elle a fini par s’en apercevoir.
« Qu’est-ce que tu regardes comme ça ? Hein ? Qu’est-ce que tu regardes ? »
Ses paroles m’ont mis le feu au visage.
« Tourne la tête ! » a-t-elle dit.
J’ai obéi aussitôt.
« Retourne-toi complètement ! » a-t-elle repris.
J’ai obéi encore.
« Bouche-toi les yeux ! Je t’interdis de regarder en cachette. »
J’ai fait « Oh ! » et j’ai bien fermé les yeux. J’étais très heureux qu’elle me
commande comme ça, qu’elle me punisse, je faisais ce qu’elle voulait. Un
instant plus tard, elle a dit : « Garde les yeux fermés et retourne-toi ! »
J’ai exécuté ses ordres.
« Ouvre tes yeux ! » a-t-elle dit.
Et là, je les ai ouverts.
Ah ! J’ai sursauté et suis resté bouche bée.
Hormis sa culotte jaune en coton, elle ne portait plus rien.
Même en rêve je n’aurais pas imaginé voir une telle scène. J’en étais à me
demander si c’était un rêve ou la réalité. De toutes mes forces, j’ai cligné deux
fois les yeux. Non ! Ce n’était pas un rêve, c’était la réalité. Devant moi se
tenait vraiment une jeune fille toute nue. Devant moi se tenait vraiment, buste
nu, seins dressés, cuisses nues, Jujube la sauvageonne dont je rêvais nuit et
jour.
« Déshabille-toi ! » m’a-t-elle dit.
« Toi aussi, déshabille-toi ! » m’a-t-elle dit.
J’ai reculé en faisant non de la tête. Terriblement embarrassé, je lui dis en
bafouillant que je n’avais pas de caleçon.
Je n’avais pas le choix. Je ne pouvais que m’exécuter. Sous son regard mifâché mi-moqueur, j’ai dégrafé mes boutons un à un et jeté mes vêtements à
travers le rideau de gouttes. Lorsque j’ai défait ma ceinture, j’ai serré les dents
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et fait descendre mon pantalon sur mes chevilles, puis, comme lorsque je
jouais au football au lycée, j’ai fait voler mon pantalon au loin.
Elle s’est mise à rire aux éclats.
Quand je me suis retrouvé debout devant elle, elle a cessé de rire. Après
nous être observés quelques secondes sans bouger, les yeux dans les yeux,
chacun a ouvert grand les bras et nous nous sommes précipités l’un contre
l’autre. Nous nous sommes serrés fort, laissant l’eau fraîche nous inonder et
nous éclabousser…
Si Qijin ne m’avait pas appelé pour que je chante aussi quelque chose, nous
aurions continué, Jujube et moi, à nous serrer l’un contre l’autre, à nous
embrasser, sous le rideau de gouttes cristallines, à nous rouler sur la plage de
sable fin brûlant, et, après avoir mangé dans un lieu bien frais à l’abri du soleil
les galettes et les œufs frits qu’elle avait apportés, n’y tenant plus, nous aurions
recommencé à nous rouler sur le sol. Nous l’aurions fait encore et encore,
jusqu’à la mort. C’est Qijin en m’interpellant qui m’a fait sortir de cette
situation merveilleuse pour me ramener dans cette salle de classe délabrée et
humide.
Dehors, la pluie tombait de plus en plus fort. De l’eau coulait du plafond,
gouttant sur la natte du kang et sur les bureaux des élèves. Les moutons
trempés par la pluie bêlaient par intermittence, comme s’ils se plaignaient de
ce temps maudit.
Qijin adorait chanter. Voyant que je n’ouvrais pas la bouche, il s’est remis à
chanter.
Le colza est en fleur, étendues jaunes
Pour voir mon fiancé, sur la maison je monte
C’est trop bas, même sur le toit
D’autres je vois, pas toi
Le soleil se couche
Il embrase les montagnes
Je guette mon fiancé
Et mon cœur est serré
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Je me suis remis à penser à Jujube. Je pensais à Jujube la sauvageonne qui
me tourmentait. Si cette pluie ne cessait pas, je ne verrais pas ma Jujube
aujourd’hui. Je devenais fou à cette idée, je pensais à elle toute la journée, et à
force de penser à elle, j’ai fini par me demander si elle avait déjà un fiancé ; elle
ne m’en avait jamais parlé, et ne m’avait jamais laissé le lui demander. Chaque
fois, elle faisait mauvaise figure et se fâchait.
Oui, c’était sûr, elle en avait un. Je me suis dit soudain que Qijin le savait
certainement. J’ai attendu qu’il ait fini de chanter et lui ai posé la question
sans tourner autour du pot. Je lui ai dit : « Tu connais bien la famille de
Jujube, est-ce qu’elle a un fiancé ? » Mais il s’est mis à faire non de la tête et à
dire que non, non, il ne la connaissait pas bien, qu’il ne savait pas. Cela faisait
cinq ou six ans qu’il venait ici et mangeait dans chaque famille, mais il
prétendait qu’il ne savait pas. Impossible de me rendre compte si c’était vrai.
Le quinzième jour du huitième mois, j’ai donné un jour de congé à mes
élèves, pensant tout d’abord rentrer dans mon village voir un peu ce qui s’y
passait, mais à la réflexion, je n’avais pas grand-chose à y faire et cela me ferait
manquer mon rendez-vous quotidien avec Jujube. Depuis ce jour, notre
rendez-vous était fixé à la cascade, parfois à midi, parfois après le repas du
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soir, mais s’il faisait mauvais temps, nous n’y allions pas. Nous espérions que
le temps serait toujours beau, avec un soleil tout rouge ou une lune bien
blanche. Après le petit-déjeuner, j’ai sorti un tabouret à la porte pour lire.
Lulu, le jeune homme qui allait souvent au village chercher mon
ravitaillement, est arrivé, une pelle à l’épaule. Il a sauté la barrière de l’enclos
et s’est mis à pelleter le fumier des moutons. Au bout d’un moment, il s’est
redressé et s’est mis à jurer, appuyé sur la pelle : « C’est impossible de pelleter
tout ce fumier, il y en a trop. Merde alors, le deuxième mari de la mère de
Jujube, quel fainéant ! » En entendant qu’il parlait de Jujube, je me suis levé et
j’ai refermé mon livre. Il m’a alors aperçu et s’est mis à ricaner, un peu gêné. Je
lui ai demandé de qui Qijin était le deuxième mari. Au début, il s’est contenté
de rire bêtement sans répondre, mais ensuite, soumis à mes questions, il m’a
répondu. Il m’a expliqué que le père de Jujube n’avait plus qu’un souffle de vie,
que c’était un vrai mort vivant, tandis que son frère avait eu le bras arraché par
une explosion destinée à faire sauter un rocher. Il n’y avait donc aucun homme
vaillant à la maison. Qijin l’aidait pour subvenir à leurs besoins, allant même
jusqu’à leur donner son salaire de berger. Je voulais surtout en savoir plus sur
Jujube et j’ai demandé : « Jujube n’est pas une enfant, elle devrait aussi
travailler pour subvenir aux besoins de la famille. » Il a répondu : « Jujube,
c’est une sauvageonne, elle ne cherche qu’à faire la coquette. Elle est comme sa
mère, quand elle marche, elle n’arrête pas de contempler son ombre. » J’ai
demandé : « Elle devrait se trouver un fiancé, non ? – Mais ça fait longtemps
qu’elle en a un, a-t-il répondu. Sinon où veux-tu qu’elle trouve de l’argent pour
faire la coquette ? »
D’un coup, j’ai senti le sang me monter au visage. Je n’écoutais plus ce qu’il
disait et ne voulais plus rien savoir. Je suis rentré chez moi et j’ai senti que
mon corps était complètement disloqué, mes jambes se dérobaient sous moi,
j’ai fini par m’effondrer sur le rebord du poêle.
À midi, je ne suis pas retourné à la chute d’eau.
Le lendemain non plus.
Le troisième jour, à midi, elle est arrivée à l’école alors que je venais de finir
de manger. À peine entrée, elle m’a demandé : « Tu es malade ou quoi ? » Je
suis resté muet, sans lever la tête. Sur le coup, je ne savais pas quoi dire. Elle a
repris : « J’ai cru que tu étais malade, j’étais morte d’inquiétude. » Je gardais
le silence.
« Je t’ai apporté un bol de nouilles de maïs », a-t-elle dit.
« Regarde, je suis allé à la commune populaire t’acheter un caleçon », a-telle ajouté.
Mon cœur s’est mis à battre la chamade.
« Pourquoi tu ne dis rien ? a-t-elle demandé.
– Je n’en veux pas. Emporte tout ça, j’ai dit.
– Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
– Puisque tu as quelqu’un, je ne veux rien de toi. »
Je n’ai pas entendu si elle disait autre chose. Un silence absolu régnait dans
la pièce, je m’efforçais de ne faire aucun bruit en lavant ma casserole. Soudain,
j’ai entendu un bol se briser bruyamment sur le sol. J’ai tourné la tête et une
sorte de boule m’a atteint en pleine figure, c’était le caleçon bleu.
Elle est partie en courant, cachant son visage en pleurs dans ses mains.
Je suis resté stupide. Je n’arrivais pas à comprendre si je devais m’en
prendre à moi ou à elle, m’en prendre au ciel ou à la terre, ou encore à mon
foutu destin.
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Au comble de l’énervement, je me suis emparé d’un hachoir et j’ai coupé en
deux le couvercle de la casserole.
Par la suite, j’ai fait tous mes efforts pour ne plus penser à Jujube, je savais
que penser à elle était vain et inutile. Reprenant mes esprits pour me remettre
à mon enseignement, j’ai rattrapé les cours perdus les jours d’avant.
Un soir, Qijin est rentré très tard et il s’est levé dès le petit matin, alors qu’il
faisait encore nuit noire. Il m’a réveillé pour me dire qu’un mariage avait lieu
chez Jujube et qu’à midi je devais aller manger des beignets chez eux.
Vers dix heures, ce matin-là, je faisais la classe aux enfants quand des
explosions de pétards venant de loin, d’au-delà du village, ont retenti. Un
moment plus tard, trois autres explosions résonnaient dans la rue. Le bruit des
pétards venait de s’arrêter quand se sont élevés les hurlements d’une femme
qui sanglotait. Puis s’y sont ajoutés les sanglots d’une seconde femme. Ces
pleurs poussés à tue-tête étaient déchirants.
Je savais que dans cette région, pleurer pendant un mariage était
particulièrement tabou. Que pouvait-il se passer ?
Les élèves ne tenaient plus en place. Voyant que je regardais dehors et que je
ne faisais plus cours, le fils du chef de l’équipe est descendu de son siège,
immédiatement suivi par les autres enfants qui sont partis en courant dans un
immense brouhaha. Je ne les ai pas retenus, j’ai posé mon livre et suis sorti.
Depuis le terrain de sport, j’ai regardé dans toutes les directions sans voir
qui avait fait ce tapage. Je suis allé derrière la salle de classe, mais je n’ai vu
personne. Revenant devant, j’ai vu Lulu qui montait vers moi. Il me dit que le
chef de l’équipe lui avait demandé de remplacer Qijin pour garder les
moutons. Je lui ai demandé ce qui se passait en bas. Il a dit : « C’est un
échange d’épouses. Une épouse a été amenée pour notre manchot, mais notre
Jujube refuse de partir. Elle a fini par tomber de l’âne et s’est ouvert le crâne. »
« Quoi ? » Abasourdi, le souffle court, j’ai filé à toutes jambes vers le village.
Sur le chemin, j’ai entendu des élèves me dire que Jujube avait été emmenée
ligotée. L’esprit vide, je me suis précipité dans la direction qu’ils m’avaient
indiquée et, au bout d’un kilomètre et demi, j’ai fini par apercevoir un groupe
d’hommes.
À ce moment-là, j’avais l’esprit embrouillé. Je ne savais même pas dans quel
but je courais ainsi ni ce que je ferais une fois que je les aurais rattrapés. Je ne
pensais qu’à les poursuivre. Les poursuivre. Je me suis mis à hurler :
« Arrêtez ! Arrêtez ! » Ils m’ont entendu et se sont arrêtés. Ils étaient sept ou
huit, avec deux ânes. Sur le dos des bêtes une couverture, mais personne ne les
montait. Un homme d’une quarantaine d’années m’a demandé ce que je
voulais, mais je n’ai pu que bafouiller en haletant, sans arriver à dire un mot.
Les autres me regardaient, les yeux écarquillés.
Jujube était allongée sur le dos, attachée sur le battant d’une porte que
portaient deux jeunes hommes. On lui avait enfoncé quelque chose dans la
bouche et sa tête était ceinte d’un bandeau rouge, noirci par endroits par le
sang qui coulait de sa tempe. En me voyant, elle s’est efforcée de lever la tête.
Des larmes coulaient de ses yeux.
« Il n’y a rien, en route ! » a dit l’homme. Puis il a fait un geste et tous se
sont remis en marche.
J’ai crié : « Arrêtez ! », mais les hommes ont continué. Trois d’entre eux sont
restés. L’un m’a dit : « Mais qu’est-ce que tu veux à la fin ?
– Je vous interdis de la ligoter, j’ai dit.
– Si elle s’enfuit, qui en sera responsable ? a-t-il demandé.
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– Moi, ai-je répondu.
– Tu es qui pour elle ? a demandé l’homme.
– De toute façon, laissez-la partir », j’ai dit.
En parlant, je les ai contournés pour rattraper les autres, mais l’homme m’a
barré le passage. Presque aussitôt, j’ai reçu un coup de poing au visage. Ma vue
s’est troublée et je suis tombé par terre. Ensuite, j’ai senti que mon corps était
couvert de coups de pied.
Lorsque je me suis relevé, ils avaient complètement disparu.
J’avais repris mes esprits. Cette raclée m’avait rendu les idées claires.
Lentement, j’ai épousseté la terre sur mes habits, soulevé le pan de ma veste
pour m’essuyer la figure et suis rentré au village. Ce n’est qu’en remontant
dans ma salle de classe que je me suis aperçu que j’avais mal partout. En me
regardant dans la glace, j’ai vu que le côté gauche de mon visage était tuméfié.
Je suis monté sur le kang et j’ai sorti de sous les couvertures le caleçon bleu
que m’avait donné Jujube. Je m’en suis couvert le visage et me suis mis à
sangloter bruyamment, enfoui dans les couvertures. Je ne sais pas combien de
temps j’ai pleuré. Dehors les explosions de pétards avaient repris.
J’ai bondi en bas du kang et j’ai frappé rageusement sur le sol trois fois en
criant :
« Huo Tong, Huo Tong, Huo Tong ! »
« Aide-moi, aide-moi, aide-moi ! »
Mais Huo Tong n’est pas venu.
J’ai jeté la bouteille d’alcool contre la porte.
Elle s’est brisée. Hormis le goulot qui est resté entier, tout le reste s’est cassé
en mille morceaux.
L’alcool a inondé le sol. Il s’est écoulé au-delà de la porte et s’est répandu le
long des caractères gravés en finissant par faire apparaître à l’envers ces mots :
« Son nom restera à la postérité. »
Document annexe
• Texte original (chinois)(application/pdf – 624k)
Notes
1 À l’époque de la Révolution culturelle, la commune populaire regroupait plusieurs
villages qui étaient appelés équipes de production. Le chef d’une de ces équipes était
l’ancien « chef de village ». (N.d.T.)
Pour citer cet article
Référence électronique
Noël Dutrait, « Cao Naiqian. Jujube la sauvageonne », Impressions d'Extrême-Orient
[En ligne], 1 | 2010, mis en ligne le 02 février 2010, Consulté le 18 mars 2013. URL :
http://ideo.revues.org/78
Auteur
Noël Dutrait
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Avant-propos
Paru dans Impressions d'Extrême-Orient, 2 | 2011
Les traductions du théâtre de Gao Xingjian par lui-même[Texte intégral]
Paru dans Impressions d'Extrême-Orient, 2 | 2011
IDEO. Naissance d’une revue[Texte intégral]
Paru dans Impressions d'Extrême-Orient, 1 | 2010
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