Volume 18 – numéro 3 - octobre 2006
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Volume 18 – numéro 3 - octobre 2006
NUMÉRO VO L U M E 18 3 PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE octobre 2006 15e anniversaire CONDITIONS DE PUBLICATION Toute personne intéressée à soumettre un article au Comité de rédaction doit en faire parvenir la version définitive, sur support papier ou électronique, avec ses coordonnées, au rédacteur en chef, au moins 60 jours avant la date de parution, à l’adresse suivante: Cahiers de propriété intellectuelle Rédacteur en chef Centre CDP Capital 1001, Square Victoria – Bloc E – 8e étage Montréal (Québec) H2Z 2B7 Courriel: [email protected] L’article doit porter sur un sujet intéressant les droits de propriété intellectuelle ou une question de droit s’appliquant à de tels droits. Les articles de doctrine ne doivent pas dépasser 50 pages dactylographiées, sans les notes; les textes relatifs à des commentaires d’arrêts, à de l’information et à de la législation ne doivent pas être de plus de 20 pages dactylographiées. Les textes doivent être en langue française, dactylographiés à double interligne sur format 21 cm x 28 cm (81 2" x 11"). Le texte sur le support électronique ne doit pas être justifié à droite et il doit être aligné à gauche; aucun code ne doit être employé et l’auteur doit indiquer le type d’appareil et le programme utilisés. Les notes doivent être consécutives et reportées à la fin du texte. Les articles de doctrine doivent être accompagnés d’un résumé en langue française, libre à l’auteur de joindre une version anglaise. Les titres de volumes et de revues, les décisions des tribunaux, ainsi que les mots et expressions en langue autre que le français doivent être soulignés ou en italiques; les articles de revues doivent être cités entre guillemets. Enfin, il est inutile d’apposer les guillemets pour les citations en retrait du texte. L’auteur conserve son droit d’auteur mais une licence de première publication en langue française, pour l’Amérique du Nord, doit être accordée par lui à la revue et à l’éditeur. L’auteur est seul responsable de l’exactitude des notes et références ainsi que des opinions exprimées. Les Cahiers de propriété intellectuelle, propriété de la corporation Les Cahiers de propriété intellectuelle inc., sont édités par cette dernière. Ils sont publiés et distribués par Les Éditions Yvon Blais inc. Les Cahiers peuvent être cités comme suit: (volume) C.P.I. (page). Toute reproduction, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation du titulaire des droits. Une telle autorisation peut être obtenue en communiquant avec COPIBEC, 1290 rue Saint-Denis, Montréal (Québec) H2X 3J7 (Tél.: (514) 849-8540; FAX: (514) 849-6239). © Les Éditions Yvon Blais, 2006 C.P. 180 Cowansville (Québec) Canada Tél.: (450) 266-1086 Fax: (450) 263-9256 Site Internet: www.editionsyvonblais.com ISSN: 0840-7266 Publié trois fois l’an au coût de 180 $. Pour tout renseignement, veuillez communiquer avec les Éditions Yvon Blais, 430, rue Saint-Pierre, Montréal (Québec) H2Y 2M5, tél.: (514) 842-3937. Pour abonnements: 1-800-363-3047. PRÉSENTATION Pas de citations déjantées pour présenter un numéro où propriété intellectuelle et propriété industrielle convergent : impressionnante, la table des matières parle d’elle-même. Catherine Geci et Serge Harpin1 brossent le portrait législatif de l’exception de recherche en matière de brevets et ce, dans une perspective de droit comparé : Canada, États-Unis et Europe. Dans le cadre de la diversité biologique, Muriel Lightbourne2 traite de la révolution verte en recherche agronomique et de ses conséquences sur la sécurité alimentaire et la propriété intellectuelle. Dans le domaine du droit d’auteur, Laurier Yvon Ngombé3 commente la confrontation entre l’exception de copie privée et les mesures techniques de protection à la lumière des derniers développements législatifs français. Un article qui doit retenir l’attention, celui de Karina Correa Pereira4, intitulé « L’application des théories philosophiques justifiant la propriété intellectuelle dans les situations d’urgence ». Un régal ! Enfin, Sophie Verville5 traite de la notion d’épuisement des droits dans le contexte du commerce international. Beaucoup de capsules et ce, suivant la formule éprouvée. 1. Respectivement avocate et biochimiste de LEGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c.r.l., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et d’agents de marques de commerce. 2. Juriste, candidate au doctorat au Queen Mary Intellectual Property de la London University. 3. Juriste, docteur en droit. 4. Doctorante, Université d’Ottawa. 5. Avocate, doctorante en droit. 445 446 Les Cahiers de propriété intellectuelle Vivianne de Kinder6 discute de l’exception artistique en matière de droit à la vie privée par une comparaison entre les décisions dans les affaires canadienne Aubry c. Éditions vice-versa7 et Nussenzweig c. DiCorcia8. Daniel S. Drapeau9 nous livre ses premières réflexions sur les arrêts de la Cour suprême du Canada dans les affaires Barbie10 et Veuve Clicquot11. Une courte note de Dominique Henrie12 résume le Traité de Singapour sur le droit des marques, alors que Marie-Josée Lapointe et Caroline Jonnaert13 commentent certains aspects de l’exécution d’une ordonnance Anton Piller à la lumière de l’affaire Stagliano14 et également à celle de considérations rendues dans l’arrêt subséquent de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Celanese15. L’affaire Fortier16 fait l’objet d’une capsule incisive de AnneMarie McSween17 sur les pratiques du milieu des arts visuels en regard de la LSP18. D’intérêt pour qui pratique dans le domaine des brevets, Adam Mizera19 fait état de la décision de la Cour d’appel du Circuit fédéral américain dans l’affaire Bruckelmyer20, où il s’agissait de déterminer si des figures supprimées du texte final publié d’un brevet canadien et apparaissant seulement dans le dossier de poursuite pouvaient être qualifiées de publications imprimées selon la loi américaine sur les brevets. La nécessaire protection des entreprises cessionnaires de marques constituées de noms patronymiques fait l’objet d’une capsule de 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. Avocate à Montréal. [1998] 1 R.C.S. 591. Décision du 2006-02-15 de la juge Judith H. Gische de la Supreme Court of New York County. Avocat et agent de marques de commerce, Ogilvy Renault. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc. 2006 CSC 22. Veuve Clicquot Ponsardin, Maison fondée en 1772 c. Boutiques Cliquot Ltée, 2006 CSC 23. Avocate aux Services juridiques d’Industrie Canada. Respectivement avocate et stagiaire chez BCF. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 C.F. 585. Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., 2006 CSC 36. Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, 2006 QCCS 2698. Avocate chez Borden Ladner Gervais. Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs, L.R.Q., c. S-32.01. Avocate et ingénieur de LEGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c.r.l., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et d’agents de marques de commerce. Bruckelmyer c. Ground Heaters, Inc., 455 F.3d 1374 (Fed. Cir.). Présentation 447 Nicolas Pelèse21 dans le cadre de la décision de l’arrêt Elizabeth Emanuel rendu par la Cour de justice des communautés européennes22. Enfin, toujours dans le droit des marques, Giovanna Spataro23 discute de la notion de révélation d’une marque au point d’être bien connue soit dans le cadre d’une base d’enregistrement, soit dans le cadre d’un motif d’opposition et ce, à la lumière de l’affaire Bojangles24. Pour conclure, deux comptes rendus. Le premier, d’Estelle Derclaye25, présente l’ouvrage de Séverine Dusollier sur le droit d’auteur et la protection des œuvres dans l’univers numérique alors que Sylvia Israël26 recense l’ouvrage pluridisciplinaire intitulé « La diversité culturelle en question(s) », résultant d’un colloque organisé par les chaires Jean Monnet. Sur ce, bonne lecture ! Laurent Carrière, Rédacteur en chef. 21. 22. 23. 24. 25. 26. Juriste, du cabinet Germain & Maureau (Paris). CJCE Aff. C-259/04. Avocate et agent de marques de commerce chez Gowling Lafleur Henderson. Bojangles’ International, LLC c. Bojangles Café Ltd., [2006] C.F. 657. Professeur à l’Université de Nottingham. Étudiante française, en stage auprès de LEGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c.r.l., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et d’agents de marques de commerce. LES CAHIERS DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE INC. CONSEIL D’ADMINISTRATION Georges AZZARIA, professeur assistant Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Danielle BOUVET, avocate Ministère de la Justice du Canada Laurent CARRIÈRE, avocat Léger Robic Richard, Montréal Benoît CLERMONT, avocat Ogilvy Renault, Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Jean-Nicolas DELAGE, avocat secrétaire trésorier Brouillette Charpentier Fortin, Montréal Hélène d’IORIO, avocate Gowling, Lafleur, Henderson, Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Denis LÉVESQUE, avocat conseil Cain Lamarre Casgrain Wells Montréal Ejan MACKAAY, professeur Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Stefan MARTIN, avocat Fraser Milner Casgrain, Montréal Marek NITOSLAWSKI, avocat Fasken Martineau Dumoulin, Montréal Ian ROSE, avocat Lavery De Billy, Montréal Ghislain ROUSSEL, président Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Montréal Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Rédacteur en chef Laurent CARRIÈRE Rédacteur en chef adjoint Stefan MARTIN Comité de rédaction et comité de lecture Georges AZZARIA, professeur assistant Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Danielle BOUVET, avocate Ministère de la Justice du Canada Laurent CARRIÈRE, avocat Léger Robic Richard, Montréal Benoît CLERMONT, avocat Ogilvy Renault, Montréal Denis LÉVESQUE, avocat conseil Cain Lamarre Casgrain Wells Montréal Ejan MACKAAY, professeur Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Stefan MARTIN, avocat Fraser Milner Casgrain, Montréal Marek NITOSLAWSKI, avocat Fasken Martineau Dumoulin, Montréal Ian ROSE, avocat Lavery De Billy, Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Jean-Nicolas DELAGE, avocat secrétaire trésorier Brouillette Charpentier Fortin, Montréal Hélène d’IORIO, avocate Gowling, Lafleur, Henderson, Montréal Ghislain ROUSSEL, président Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Montréal Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Comité exécutif de rédaction Laurent CARRIÈRE Mistrale GOUDREAU Stefan MARTIN Ghislain ROUSSEL Comité éditorial international François DESSEMONTET Professeur de droit Universités de Lausanne et de Fribourg Directeur du Centre de droit de l’entreprise (CEDIDAC) Lausanne, Suisse Paul E. GELLER Avocat et professeur adjoint University of Southern California Law Center Los Angeles, USA Jane C. GINSBURG Professeur de droit Columbia University School of Law New York, USA Antoon A. QUAEDVLIEG Doyen, Faculté de droit Université catholique de Nimègue Nijmegem, Pays-Bas Paolo SPADA Professeur de droit Institut de droit privé Université Degli Studi di Roma «La Sapienza» Rome, Italie J.A.L. STERLING Avocat et professeur de droit Center for Commercial Law Studies Queen Mary & Westfield College Université de Londres Londres, Grande-Bretagne Teresa GRZESZAK, professeur Faculté de droit Université de Varsovie, Pologne Alain STROWEL Avocat et professeur de droit Facultés universitaires Saint-Louis Bruxelles, Belgique Lucie GUIBAULT Instituut voor Informatierecht, Amsterdam, Pays-Bas Kamen TROLLER, avocat De Pfyffer Argand Troller et associés Genève, Suisse André LUCAS Professeur de droit Université de Nantes, France Silke von LEWINSKI Institut Max-Planck pour le droit étranger et international des brevets, du droit d’auteur et du droit de la concurrence Münich, Allemagne Nebila MEZGHANI Professeur de droit Université de Tunis, Tunisie Victor NABHAN Conseiller au directeur général, OMPI Genève, Suisse TABLE DES MATIÈRES Articles L’application des théories philosophiques justifiant la propriété intellectuelle dans les situations d’urgence Karina Correa Pereira . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 455 Portrait législatif de l’exception de recherche en matière de brevets au Canada, aux États-Unis et en Europe Catherine Geci et Serge Harpin . . . . . . . . . . . . . . . 481 Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle Muriel Lightbourne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 501 Mesures techniques de protection versus copie à usage privé : fin du feuilleton en France ? Laurier Yvon Ngombé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 531 La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel en commerce international Sophie Verville . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 549 Capsules Des photos de la rue et l’exception artistique en matière de droit à la vie privée Vivianne de Kinder . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 585 453 454 Les Cahiers de propriété intellectuelle Marques célèbres au Canada : veuve et poupée éplorées Daniel S. Drapeau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 591 Adoption du Traité de Singapour sur le droit des marques Dominique Henrie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 601 L’affaire John Stagliano ou les difficultés pouvant être rencontrées lors de l’exécution d’une ordonnance Anton Piller Marie-Josée Lapointe et Caroline Jonnaert . . . . . . . . 605 L’affaire Fortier c. Gestion B. Brisson et associés : l’artiste, le galeriste et la Loi Anne-Marie McSween . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 619 À la poursuite du dossier de poursuite : les figures supprimées d’un dossier de poursuite de brevet canadien utilisées comme « publication » pour invalider un brevet américain Adam Mizera . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 631 La nécessaire protection des entreprises cessionnaires de marques constituées de noms patronymiques Nicolas Pelèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 643 Bojangles’ : quand être connu ne suffit plus Giovanna Spataro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 653 Comptes rendus Droit d’auteur et protection des œuvres dans l’univers numérique – Droits et exceptions à la lumière des dispositifs de verrouillage des œuvres Estelle Derclaye . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 661 La diversité culturelle en question(s) Sylvia Israël . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 665 Vol. 18, no 3 L’application des théories philosophiques justifiant la propriété intellectuelle dans les situations d’urgence Karina Correa Pereira* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 457 1. Les différentes théories philosophiques . . . . . . . . . . . 458 1.1 La théorie utilitariste . . . . . . . . . . . . . . . . . . 458 1.2 La théorie du travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . 465 1.3 La théorie de la personnalité . . . . . . . . . . . . . . 467 1.4 La théorie de la planification sociale . . . . . . . . . . 470 2. La relation entre propriété intellectuelle et droits humains . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 471 3. Étude de cas : le Brésil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 476 4. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 478 © Karina Correa Pereira, 2006. * Doctorante, Université d’Ottawa. 455 INTRODUCTION Dans une première partie, cet article analyse les différentes théories philosophiques sur lesquelles la propriété intellectuelle peut être basée. Nous appliquerons d’abord ces théories aux situations d’urgence pour ensuite démontrer celle qui nous semble la plus pertinente : la théorie de la planification sociale défendue par William Fisher1. La deuxième partie de cet article présente brièvement l’évolution de la relation des droits de propriété intellectuelle par rapport aux droits humains. Le thème est beaucoup trop large pour pouvoir être traité dans le cadre de cet article mais il a été inclus ici puisque l’évolution récente des lois dans le domaine des droits humains confirme notre hypothèse que la théorie de la planification sociale est la plus souhaitable dans un monde où les peuples auraient leurs droits fondamentaux garantis. La troisième partie fait une étude de cas du Brésil. Ce pays a utilisé les instruments fournis par la propriété intellectuelle internationale de façon à protéger les intérêts de ses citoyens malades du SIDA. Le problème du coût élevé des médicaments pour traiter le SIDA et l’augmentation du nombre de malades qui en sont atteints – surtout dans les pays en développement – créent la situation d’urgence la plus médiatisée en ce moment. Nous concluons en affirmant que la théorie de la planification sociale justifie la propriété intellectuelle dans les situations d’urgence. On peut se réjouir que des pays comme le Brésil et l’Afrique du Sud peuvent faire la différence dans le monde actuel et donner l’exemple d’une application de la propriété intellectuelle qui reconnaît la valeur des inventeurs mais n’oublie pas le caractère humain des relations que cette même propriété intellectuelle régule. 1. La division et la dénomination des différentes théories sont basées sur le travail de William Fisher. 457 458 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1. Les différentes théories philosophiques Parmi les différentes théories philosophiques qui ont abordé la question de la propriété intellectuelle, quatre apparaissent particulièrement intéressantes : i) la théorie utilitariste défendue par Jeremy Bentham, John Stuart Mill et, récemment, par William Landes et Richard Posner ; ii) la théorie du travail telle qu’énoncée par John Locke et Robert Nozick ; iii) la théorie de la personnalité de G.F. Hegel et Emmanuel Kant ; et, enfin, iv) la théorie de la planification sociale, plus moderne, défendue par William Fisher. 1.1 La théorie utilitariste The right and proper end of government in every political community is the greatest happiness of the greatest number (Jeremy Bentham) Selon les utilitaristes, le but principal des droits de propriété est la maximisation du bien-être commun2. Les utilitaristes cherchent le bonheur et le plaisir. Le bien-être commun ici mentionné est le bien pour le plus grand nombre de personnes dans une population : According to the principle of utility in every branch of the art of legislation, the object or end in view should be the production of the maximum of happiness in a given time in the community in question. In the instance of this branch of the art, the object or end in view should be the production of that maximum of happiness, in so far as this more general end is promoted by the production of the maximum of wealth and the maximum of population.3 La richesse d’une société se compose de l’addition des richesses individuelles de chacun de ses membres. Le moyen le plus efficace d’augmenter la richesse individuelle est d’en laisser la gestion à l’individu lui-même puisque – entre l’individu et le gouvernement – c’est l’individu qui peut le mieux gérer sa propre richesse. La société 2. William W. FISHER III, « Theories of Intellectual Property », dans Stephen Munzer, éd., New Essays in the Legal and Political Theory of Property (Cambridge, University Press, 2001) [Fisher]. 3. Jeremy BENTHAM, « Manual of Political Economy » dans John Bowring, éd., The Works of Jeremy Bentham (New York, Russel and Russel Inc., 1962) p. 33 [Bentham]. L’application des théories philosophiques... 459 en bénéficie puisque l’augmentation de la richesse individuelle est aussi l’augmentation de la richesse collective. Le partage de cette richesse est géré par le gouvernement, par l’entremise des impôts : The principle of utility is simply this. Let us say that the value of an action is positive if the total quantity of pleasure that it causes to all the persons in any way affected by it is greater than the total quantity of pain ; and let us say that its value is negative if the total quantity of pain that it causes is greater than the total quantity of pleasure. If it causes an equal amount of pleasure and pain it may be said to have neutral value.4 Puisque l’utilitarisme de Jeremy Bentham préconise la maximisation du bien-être commun et la bonne utilisation des ressources disponibles, son application au commerce international critique les situations où un pays empêche l’achat des produits moins chers d’un autre pays uniquement pour protéger son marché. À son avis, payer plus pour un produit qui peut être manufacturé ailleurs avec les mêmes standards de qualité seulement pour privilégier l’industrie nationale est un gaspillage de ressources5. Bentham ne croit pas que les barrières commerciales puissent augmenter les échanges entre les pays. Transposant cette théorie aux droits de propriété intellectuelle, pour que la maximisation du bien-être commun puisse être faite, le législateur devrait atteindre un équilibre entre, d’une part, le monopole des droits pour stimuler la création, et, d’autre part, l’accès de la population à l’invention ou à l’œuvre. Bentham défendait l’idée d’une période limitée de protection pour les brevets d’invention et il croyait aussi au privilège absolu de l’inventeur, pour que ce dernier puisse récupérer les montants investis pendant le processus inventif, aussi bien qu’être rémunéré pour son activité créative6. Le droit doit aussi aider l’inventeur puisque sans loi pour le protéger, quelque tiers pourrait copier son invention et profiter ainsi de son travail sans qu’aucune compensation ne lui soit accordée7. La logique pour défen4. George KEETON, and Georg SCHWARZENBERGER, « Jeremy Bentham and the Law », (Westport, Greenwood Press Publishers,1948) p. 249 [Keeton]. 5. Jeremy BENTHAM, « Manual of Political Economy » dans John Bowring, éd., The Works of Jeremy Bentham (New York, Russel and Russel Inc., 1962) p. 64 [Bentham]. 6. Jeremy BENTHAM, « Manual of Political Economy » dans John Bowring, éd., The Works of Jeremy Bentham (New York, Russel and Russel Inc., 1962) p. 71 [Bentham]. 7. Ajoutons ici que pour bien protéger les inventeurs – et conséquemment pour augmenter le bien-être commun – il ne faut pas compter uniquement sur des lois 460 Les Cahiers de propriété intellectuelle dre le monopole découle du fait que, sans ce dernier, l’inventeur ne serait pas incité à mettre son produit ou son invention sur le marché. Dans ce cas, ce serait la société qui aurait perdu de la richesse qui aurait pu s’ajouter au bien-être commun. Au nom de l’enrichissement du bien-être commun, Bentham souligne l’importance des brevets d’invention dans une société et défend même que leur concession devrait être un service gratuitement offert aux inventeurs8. Nous ramenant plus près du thème de cet article – les situations d’urgence – John Stuart Mill a spécifiquement mentionné le cas des maladies. Il considère la maladie comme étant la pire chose qui puisse exister. Selon lui, elle : [...] pourrait être réduite en étendue jusqu’à l’infini par une bonne éducation physique et morale et par un contrôle approprié des influences pernicieuses ; et le progrès de la science nous permet pour l’avenir des victoires encore plus directes sur ce détestable adversaire. Toute avance réalisée dans cette direction écarte de nous quelques-uns des accidents qui abrègent brusquement notre propre existence, ou, ce qui nous importe encore davantage, nous enlèvent les êtres sur lesquels nous avions fondé notre bonheur. [...] Bref, toutes les grandes causes de souffrance humaine pourraient être dans une large mesure et, pour beaucoup d’entre elles, presque entièrement, maîtrisées par les soins et l’effort humain.9 Dans cet extrait, Mill reconnaît la gravité des problèmes de santé publique, aussi bien que leurs effets sur le bien-être commun. Il reconnaît aussi que le progrès des sciences serait capable d’éliminer ce mal de la société de l’époque. Les utilitaristes visent le plaisir de la société et, pour John Mill : [...] dans l’état imparfait de nos arrangements sociaux, la disposition à se sacrifier aux autres est la plus haute vertu. Sans mais aussi sur un système juridique capable de les appliquer, voire de les imposer. 8. Jeremy BENTHAM, « Manual of Political Economy » dans John Bowring, éd., The Works of Jeremy Bentham (New York, Russel and Russel Inc., 1962) p. 72 [Bentham]. 9. John Stuart MILL, « L’Utilitarisme », (Paris, Garnier-Flammarion, 1968) p. 63 [Mill]. L’application des théories philosophiques... 461 doute, c’est seulement l’état très imparfait des arrangements sociaux qui fait que le meilleur moyen de contribuer au bonheur des autres peut être le sacrifice absolu du bonheur personnel ; cependant, tant que le monde se trouve dans cet état imparfait, la disposition à accomplir un tel sacrifice – j’en suis tout à fait d’accord – est la plus haute vertu que l’on puisse trouver chez un homme. J’ajouterai même si paradoxale que l’assertion puisse paraître – que, dans la condition actuelle du monde, c’est la conscience de pouvoir vivre sans bonheur qui nous donne l’espoir le plus assuré de réaliser le bonheur qu’il est possible d’atteindre.10 Ce passage de Mill surprend ceux qui croient que les utilitaristes ne se préoccupent pas de la souffrance si la plus grande partie de la population est heureuse et a du plaisir. Mill est peut-être l’utilitariste le plus lié à la théorie de la planification sociale qui sera présentée plus loin. Il continue en disant que : [...] être vertueux, selon la morale utilitariste, c’est de proposer d’accroître le nombre des heureux ; mais, réserve faite pour une personne sur mille, les occasions dans lesquelles on a le pouvoir de le faire sur une grande échelle, en d’autres termes, d’être un bienfaiteur public, sont exceptionnelles ; et c’est dans ces occasions seulement qu’on est appelé à envisager l’utilité publique ; dans tous les autres cas, l’utilité privée, l’intérêt ou le bonheur d’un petit nombre de personnes sont tout ce qui doit retenir l’attention. Seuls, les hommes dont les actes exercent une influence sur la société dans son ensemble ont besoin de se préoccuper habituellement d’un objet si vaste.11 La version contemporaine de cette théorie nous est présentée par William Landes et Richard Posner dans deux travaux distincts, un sur le droit d’auteur et l’autre sur le droit des marques de commerce12. L’analyse économique des droits de propriété intellectuelle présentée par ces deux auteurs démontre que la protection de la propriété intellectuelle peut être trop onéreuse pour la société puis10. Ibid., p. 65. 11. Ibid., p. 70. 12. W. LANDES et R. POSNER, « An Economic Analysis of Copyright Law », Journal of Legal Studies, 18 (1989, The University of Chicago Press) [Landes] ; et W. LANDES et R. POSNER, « Trademark Law : An Economic Perspective », The Journal of Law and Economics, 2 (Chicago, University of Chicago Press, 1987) [Posner]. 462 Les Cahiers de propriété intellectuelle qu’elle limite l’utilisation des produits. Si l’on extrapole un peu, cette vision utilitariste contemporaine peut affirmer que les produits intellectuels doivent être facilement copiés puisque les copies d’un produit original n’empêchent pas l’usage de ce même produit par plusieurs personnes. Le risque d’un tel scénario est de paralyser le potentiel créatif d’une société. Puisque le coût d’une copie est beaucoup moins cher que celui d’un travail original, l’activité de copier tendra généralement à prévaloir sur celle de créer. La rémunération des droits de propriété intellectuelle étant normalement liée au nombre de produits vendus qui incorporent ces droits, ses titulaires (l’auteur, l’inventeur et le titulaire de marque ou de secret de commerce) n’auraient donc pas la même incitation à créer de nouveaux produits. William Landes et Richard Posner considèrent le processus créatif comme étant divisé en deux parties13. Si on utilise un livre comme exemple, sa production est partagée entre la partie comprenant le temps et les efforts de l’auteur plus les coûts d’édition, et la deuxième partie englobe les coûts de publication et de distribution du livre. De façon générale, c’est le premier de ces deux éléments qui demande le plus d’investissement. Le second sera plus ou moins cher, dépendant de la quantité des copies qui seront produites. Lorsque le travail est complet, sa reproduction ne demande aucun investissement au niveau créatif : A distinguishing characteristic of intellectual property is its ‘public good’ aspect. While the cost of creating a work subject to copyright protection – for example, a book, movie, song, ballet, lithograph, map, business directory or computer software program – is often high, the cost of reproducing the work, whether by the creator or by those to whom he has made it available, is often low. [...] Striking the correct balance between access and incentives is the central problem in copyright law.14 De cette manière, tel que déjà mentionné, le manque de rémunération des créateurs pour l’exploitation de leurs œuvres peut avoir comme conséquence la diminution de la richesse culturelle d’une société, puisque les créateurs n’auront pas le désir de continuer à créer à moins d’être rémunérés. 13. W. LANDES et R. POSNER, « An Economic Analysis of Copyright Law », Journal of Legal Studies, 18 (Chicago, University of Chicago Press, 1989) ; [Landes]. 14. W. LANDES et R. POSNER, « An Economic Analysis of Copyright Law », Journal of Legal Studies, 18 (Chicago, University of Chicago Press, 1989), p. 326 [Landes]. L’application des théories philosophiques... 463 Il est important de remarquer que l’absence de la protection conférée par le droit d’auteur ne changerait pas ce problème. Dans une société où la protection du droit d’auteur n’existerait pas, un livre pourrait être facilement copié sans que l’acte de copier soit considéré comme une infraction. La vision utilitariste contemporaine appliquée aux marques de commerce indique que les bénéfices que ces dernières apportent à une société sont : 1) de rendre plus facile pour les consommateurs de choisir le produit qui ait les qualités correspondant le plus à ses besoins. Puisque les consommateurs connaissent déjà la marque, ils ne doivent pas chercher parmi toute une gamme de produits disponibles sur le marché ; 2) d’encourager les producteurs à maintenir la bonne qualité de leurs produits, parce que les consommateurs associent la qualité du produit à la marque qui y est accrochée ; 3) d’améliorer la langue. Landes et Posner croient que les marques créent des nouveaux mots qui finissent par être incorporés dans le lexique de la langue.15 Supposons que la théorie utilitariste – soit celle de Bentham, soit celle de Mill ou même celle de Posner et Landes – serait appliquée à la propriété intellectuelle telle qu’elle est énoncée aujourd’hui. Les bénéfices qui seraient apportés à la société par cette analyse seraient l’incitation de la créativité, l’optimisation de la production et la disparition ou la diminution des inventions similaires faites par des individus différents. Parmi ces trois éléments, on peut considérer l’incitation à la création comme un des facteurs les plus importants. Dans ce cas, le monopole garanti par la propriété intellectuelle stimule la création dans une société et, surtout en ce qui a trait aux brevets, les inventions pourront apporter plus de bonheur et de plaisir à la société en général. Cet argument justificatif est en harmonie avec l’utilitarisme de Bentham. Le problème ici est que personne ne sait vraiment quel type d’invention apporterait plus ou moins de bonheur ou 15. W. LANDES et R. POSNER, « Trademark Law : An Economic Perspective », The Journal of Law and Economics, 2 (Chicago, University of Chicago Press, 1987) [Posner]. 464 Les Cahiers de propriété intellectuelle de plaisir à la société. D’ailleurs, le terme de « concession de monopole» pour les brevets, les marques et le droit d’auteur n’est basé sur aucune étude et est plutôt aléatoire. L’optimisation de la production voit les monopoles de propriété intellectuelle comme un « service » à la société puisque les données de vente indiquent quels sont les produits dont la société a le plus besoin. Cette approche pourrait même justifier l’augmentation de la période de protection des produits de propriété intellectuelle. La logique ici est que la diminution de la période de protection ou encore le retrait de la protection enlèverait aux producteurs les informations qui leur permettent d’optimiser leur production. Dans cette logique, le retrait ou la diminution de la protection pourrait même être considérée nuisible à la société. Cependant, si on n’impose pas de limites à cette théorie, le résultat pourrait être une disparité des investissements en propriété intellectuelle par rapport aux investissements dans d’autres domaines, comme l’éducation et la santé, aussi bien que dans la recherche en général. La troisième façon d’appliquer l’utilitarisme à nos jours est intimement liée à la deuxième. Elle affirme que les informations obtenues de l’utilisation des monopoles de propriété intellectuelle a comme but d’éviter la duplication de la production. Le problème qui se pose dans ce cas-là est que dans une société qui valorise et encourage la production de nouveaux brevets et de nouvelles technologies, le grand nombre de brevets d’invention complique le processus industriel. Ce constat se base sur le fait que les nouvelles inventions s’appuient normalement sur des brevets existants et la production d’un nouveau produit breveté demandera un grand nombre de licences avant de pouvoir débuter. Comme Richard Posner l’a dit dans son blogue : Patents are a source of great social costs, and only occasionally of commensurate benefits [...] Most firms don’t actually want patents ; for those firms, the costs involved in obtaining licenses from patentees are not offset by the prospect of obtaining license fees on their own patents.16 Des quatre théories décrites dans cet article, la théorie utilitariste véhicule donc les idées qui sont le plus étroitement liées à la culture nord-américaine. La théorie utilitariste – surtout telle 16. R.A. POSNER, at <http://www.becker-posner-blog.com/archives/2004/12/pharmaceutical_1.html>. L’application des théories philosophiques... 465 qu’énoncée par Landes et Posner – est bien comprise et bien encadrée dans la société américaine puisque les lois de cette société ne reconnaissent pas le droit moral du droit d’auteur, contrairement à la tradition de l’Europe continentale. 1.2 La théorie du travail La deuxième théorie qui sera présentée dans cet article est la théorie du travail. Selon cette théorie, une personne qui travaille à partir de biens communs qui sont disponibles dans la nature (ou dans le domaine public) a un droit naturel aux fruits de son travail. En conséquence, l’État a l’obligation de faire respecter ce droit naturel. Cette théorie dérive des écrits de John Locke et est spécialement importante dans les domaines où les matériaux nécessaires à la création se trouvent vraiment dans le domaine public – tels que les faits ou les concepts – et le travail employé sur ces faits et concepts est une contribution essentielle à la valeur des produits finaux. Dans cette ligne de pensée, la propriété privée combine les biens communs dans la nature au travail effectué par quelqu’un sur lesdits biens : Dieu a donné aux hommes la terre et la raison, pour qu’ils se servent au mieux des intérêts de leur vie et de leur commodité. La terre et tout ce qu’elle contient sont un don fait aux hommes pour l’entretien et le réconfort de leur être. Chacun garde propriété de sa propre personne. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains sont vraiment à lui. Toutes les fois qu’il fait sortir un objet de l’état où la nature l’a mis et l’a laissé, il y mêle son travail, il y joint quelque chose qui lui appartient et, par là, il fait de lui sa propriété. Le travail exclut le droit commun des autres hommes.17 L’acquisition de la propriété est permise tant et aussi longtemps qu’il reste dans la nature des biens communs de qualité et en quantité suffisantes pour la société18. En d’autres mots, le fait que quelqu’un acquiert une propriété ne doit pas faire souffrir les autres : Tout ce qu’un homme peut utiliser de manière à en retirer un avantage quelconque pour son existence sans gaspiller, voilà ce 17. John LOCKE, « Deux Traités du Gouvernement » (Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1997) p. 152 [Locke]. 18. « The enough and as good condition is an equal opportunity provision » : Justin HUGHES, « The Philosophy of Intellectual Property » 77 Georgia Law Journal (1988) p. 297 [Hughes]. 466 Les Cahiers de propriété intellectuelle que son travail peut marquer du sceau de la propriété. Tout ce qui va au-delà excède sa part et appartient à d’autres. Dieu n’a rien créé pour que l’homme le gaspille ou le détruise.19 Le philosophe contemporain qui a adopté cette théorie est Robert Nozick. Il préconise l’État minimal20. L’État aux pouvoirs plus étendus viole le droit des gens mais ce viol peut être justifié pour faire la justice distributive21. Nozick analyse la théorie de Locke et se demande pourquoi l’ajout du travail à quelque chose en rend le travailleur propriétaire au lieu de lui enlever la propriété de son travail : Peut-être parce que quelqu’un possède son propre travail, et qu’ainsi quelqu’un en vient à posséder une chose auparavant non possédée, chose qui s’imprègne de ce que quelqu’un possède. [...] Peut-être l’idée est-elle, de façon différente, que le fait de travailler sur une chose l’améliore et la rend plus valable ; et que quelqu’un est habilité à posséder une chose dont il a créé la valeur. Le fait de mettre en application ceci, peut-être, représente la notion selon laquelle le travail est déplaisant. 22 Par rapport au droit des brevets, prolongeant la pensée de Locke, Nozick est d’avis que même si le brevet confère un monopole, il serait impossible de penser à un brevet sans l’investissement nécessaire à l’invention. En d’autres mots, la perspective d’une rémunération future n’est pas capable à elle seule de rendre possible la propriété intellectuelle puisque les inventeurs ont besoin d’investissements en recherche avant que le monopole ne leur soit concédé. Nozick remarque que deux limitations seraient nécessaires au droit des brevets pour qu’il adhère à la théorie de Locke, à savoir : 1) une personne qui invente de manière indépendante une chose qui a déjà été inventée par une autre personne doit avoir les mêmes droits que le premier inventeur23 ; 2) la durée des droits des brevets 19. John LOCKE, « Deux Traités du Gouvernement » (Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1997) p. 154 [Locke]. 20. L’État minimal, selon Nozick, est celui où les pouvoirs les plus étendus peuvent être justifiés. 21. Robert NOZICK, « Anarchie, État et Utopie », (Paris, Presses Universitaires de France, 1988) p. 187. [Nozick]. 22. Robert NOZICK, « Anarchie, État et Utopie », (Paris, Presses Universitaires de France, 1988) p. 218 [Nozick]. 23. Selon les traités internationaux en vigueur, aujourd’hui la protection des brevets d’inventions n’est concédée que pour le premier inventeur. L’application des théories philosophiques... 467 ne devrait pas être plus longue que le temps nécessaire à une personne pour inventer la même chose indépendamment24. Il est d’accord avec Locke que, pour que la propriété soit accordée, le reste de la population qui est exclue des droits de propriété d’un tel bien ne peut pas être pénalisée. À son avis, les deux mauvaises conséquences les plus graves sont : 1) devenir plus pauvre après que quelqu’un ait acquis de la propriété ; 2) avoir une diminution de biens disponibles en nature pour l’utilisation de la population. Dans ce sens-là, la concession d’un brevet d’invention ne viole pas la théorie du travail puisque, même si l’accès à l’invention est limité par le monopole du brevet, l’invention n’aurait jamais existé sans le travail de l’inventeur. Vue de cette manière, la théorie du travail bénéficie à la population au lieu de lui faire du tort. Justin Hughes questionne ce qu’est le travail intellectuel, la production des idées. Est-ce que la production des idées est un travail25 ? Il est de l’opinion que les gens préféreraient le travail intellectuel au travail manuel et la récréation au travail intellectuel. Lorsque le travail, selon lui, est généralement considéré comme une activité qui ne donne pas de plaisir, il devrait être récompensé par le droit de propriété. Nous sommes d’avis qu’une interprétation juste de la théorie de Locke ne se ramène pas à savoir si la production des idées est du travail ou non. Puisque la propriété n’est jamais accordée aux idées per se mais à la fixation de ces idées, au produit généré par l’idée qui sera travaillée, la discussion à propos de la relation entre travail et idée est non nécessaire, surtout si l’on considère que la fixation des idées est toujours considérée comme du travail. 1.3 La théorie de la personnalité Cette troisième théorie a comme élément le plus important la personnalité de l’auteur, du créateur, de l’inventeur. Pour Hegel, la propriété est liée à la personnalité et aussi à la volonté de posséder : 24. La période de protection des brevets d’invention est actuellement standardisée, peu importe le domaine. 25. « The enough and as good condition is an equal opportunity provision » : Justin HUGHES, « The Philosophy of Intellectual Property » 77 Georgia Law Journal (1988) p. 300 [Hughes]. 468 Les Cahiers de propriété intellectuelle La propriété a ses déterminations prochaines dans les rapports de la volonté à la chose : ce rapport est : a) prise de possession immédiate en tant que la volonté a son existence dans la chose comme quelque chose de positif ; b) en tant que cette chose est une négation à son égard, la volonté a son existence en elle comme en quelque chose à nier, c’est l’usage ; c) la réflexion de la volonté en soi hors de la chose, c’est l’aliénation ; ce qui donne le jugement positif, négatif et indéfini de la volonté sur la chose.26 La propriété privée est indispensable à la satisfaction de nécessités fondamentales chez l’homme. La propriété intellectuelle est justifiée par le fait qu’elle interdit l’appropriation ou la modification des objets dans lesquels les artistes/inventeurs ont manifesté leurs volontés et exprimé leurs personnalités. Ces manifestations de volonté et ces expressions de personnalités conduisent à la création intellectuelle, ce qui est important pour la prospérité de l’humanité. Les principes de cette théorie pensée par Hegel sont énoncés par Justin Hugues : 1) nous devrons accorder davantage de protection aux activités qui demandent beaucoup de créativité qu’à celles qui sont moins expressives (par exemple un roman – très créatif – par rapport à une découverte génétique) ; 2) puisque le travail intellectuel est le produit de la personnalité de quelqu’un, il mérite une généreuse protection légale27 ; 3) les auteurs et les inventeurs doivent avoir la possibilité de transmettre leurs travaux au public mais ils doivent garder aussi leur droit d’interdire que l’on modifie ces mêmes travaux28. Le fondement pour le troisième principe est que les droits de propriété privée sont essentiels à la satisfaction des besoins humains. Pour assurer la satisfaction desdits besoins, les législateurs doivent donc créer des règlements qui permettent que l’on ait un titre sur des ressources. Par conséquent, la logique derrière les droits de propriété intellectuelle s’impose d’elle-même lorsqu’on enlève la possibilité d’appropriation ou de modification des biens sur lesquels les auteurs ou 26. G.W. HEGEL, « Principes de la philosophie du droit » (Paris, Gallimard, 1975) p. 98 [Hegel]. 27. Cet argument peut expliquer les droits des célébrités sur leur image. Le droit d’ímage n’est pas un droit de propriété intellectuelle mais cette explication peut être utilisée tant pour le droit d’image que pour le droit de propriété intellectuelle. 28. « The enough and as good condition is an equal opportunity provision » : Justin HUGHES, « The Philosophy of Intellectual Property » 77 Georgia Law Journal (1988) [Hughes]. L’application des théories philosophiques... 469 les inventeurs ont mis un peu de leur personnalité par l’intermédiaire de leur travail. La propriété intellectuelle est donc un moyen de protéger la personnalité des auteurs et des inventeurs. Cette ligne de pensée est facile à comprendre quand on imagine l’objet de protection du droit d’auteur ou des brevets d’invention. Par contre, si l’on pense aux marques de commerce et de service, qui ont un caractère tout à fait commercial, il est difficile de penser que le but de protection soit la personnalité de ceux qui ont créé la marque. Cette théorie est plus forte dans les pays de l’Europe continentale ainsi que dans les pays de tradition civiliste de l’Amérique, colonisés par des pays de l’Europe continentale. C’est à partir de cette théorie que le droit d’auteur est considéré comme formé par deux parties distinctes et de même importance : le droit patrimonial et le droit moral. Le droit moral de l’auteur lui conserve cette partie de sa personnalité qui reste dans chacune de ses œuvres et qui permet à l’auteur d’empêcher pour l’éternité que soit apportée quelque modification à son œuvre. C’est aussi cette théorie qui ne permet pas, dans certains pays, que le titulaire du droit d’auteur ou d’un brevet d’invention soit une personne juridique. Ces titulaires seront toujours des personnes physiques et – dans le cas de droits d’auteur – ne peuvent jamais renoncer au droit moral qu’ils ont sur leurs œuvres. Hegel considère que la volonté de posséder est encore plus importante que l’utilisation de la chose possédée : Mais la volonté du propriétaire qu’une chose soit sienne est la première base substantielle, dont le développement ultérieur, l’usage n’est que le phénomène et la modalité particulière et ne doit venir qu’après ce fondement universel.29 Allant plus loin dans sa pensée, le fait que l’utilisation soit secondaire à la volonté de posséder nous démontre que les droits de propriété intellectuelle n’auraient aucun lien social, quoi qu’il soit. Dans une situation d’urgence, la volonté du titulaire des droits serait toujours le fait le plus important à considérer. 29. G.W. HEGEL, Principes de la philosophie du droit (Paris, Gallimard, 1975) p. 103 [Hegel]. 470 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.4 La théorie de la planification sociale La dernière théorie qui sera étudiée dans cet article est la théorie de la planification sociale. Selon elle, les droits de propriété en général – la propriété intellectuelle spécifiquement – doivent être légiférés de manière à contribuer à atteindre la perfection d’une culture juste et attrayante. La propriété intellectuelle a une fonction envers la société et non seulement envers son titulaire. Le but de la théorie de la planification sociale est d’atteindre une culture – une société – plus juste en utilisant les droits de propriété. Cette théorie se rapproche de la théorie utilitariste mais elle en diffère puisque le bien-être commun défendu par les utilitaristes est moins étendu que la société culturellement riche véhiculée par les théoriciens de la planification sociale. L’utilitarisme ne s’occupe que du plaisir et du bonheur pour le plus grand nombre alors que la planification sociale vise l’échange culturel et le partage des ressources de manière plus équitable et égalitaire : In this world, all persons would enjoy both some degree of financial independence and considerable responsibility in shaping their local social and economic environments. A civil society of this sort is vital, Netanel claims, to the perpetuation of democratic institutions. It will not, however, emerge spontaneously ; it must be nourished by government.30 Selon Netanel, la période de protection du droit d’auteur devrait être réduite pour que l’on puisse augmenter le nombre d’œuvres disponibles dans le domaine public et, ainsi, les rendre susceptibles d’utilisation par tout le monde. Dans la même ligne de pensée, les titulaires du droit d’auteur ne devraient pas avoir autant de contrôle sur les œuvres dérivées de leur œuvre originale. Cela permettrait à la société d’avoir beaucoup plus de liberté pour créer à partir des œuvres déjà existantes. Un exemple pratique de l’application de cette théorie est le travail de « Creative Commons »31. 30. William W. FISHER III, « Theories of Intellectual Property », dans Stephen Munzer, éd., New Essays in the Legal and Political Theory of Property (Cambridge, University Press, 2001), quand il parle du travail de Neil Netanel, « Copyright and a Civil Democratic Society », Yale Law Journal, 106 (1996). 31. Pour plus d’information, voir www.creativecommons.ca (25 avril 2006). Cette organisation défend la flexibilité de la propriété intellectuelle en ce qu’elle permet la libre circulation des idées sans que les droits de propriété intellectuelle ne soient violés. L’application des théories philosophiques... 471 Lorsque la théorie de la planification sociale s’intéresse aux « consommateurs» des produits intellectuels, elle prend en considération les deux parties d’une entente et non seulement le titulaire des droits. De cette manière, la licence obligatoire est vue comme une façon d’équilibrer les intérêts des créateurs et ceux des consommateurs des produits créés. Cet équilibre nous conduirait vers une société plus juste et plus attrayante. C’est la seule théorie qui s’est préoccupée des relations avec les consommateurs des produits intellectuels. Toutes les autres théories ne se référaient qu’aux titulaires du droit de propriété, sans se soucier de son impact dans la société et de sa répercussion chez les usagers de ces produits. Le problème qui se pose ici est de définir ce qu’est une société culturellement juste et attrayante. William Fisher a établi quelques éléments qui définiraient ce concept32 : 1) le bien-être des consommateurs : cet élément détermine l’équilibre entre l’incitation à la création et l’incitation à la distribution et à l’utilisation des œuvres intellectuelles ; 2) l’abondance d’information et des idées : une société culturellement riche permet à ses citoyens d’accéder à l’information, aux idées et aux moyens de divertissement ; 3) une riche tradition artistique : la richesse culturelle peut être favorisée par des politiques gouvernementales ; 4) la justice distributive : l’accès à la culture et à l’information doit être étendu ; et 5) la démocratie : toute la population devrait être capable de participer au processus créatif, devenant ainsi productrice de culture et non seulement consommatrice. Tous ces éléments réunis favorisent une société plus juste et plus riche culturellement. Le concept de base de cette théorie permet l’application de la licence obligatoire. 2. La relation entre propriété intellectuelle et droits humains De nos jours, il est impossible d’aborder le sujet des licences obligatoires sans faire référence aux droits humains. Les licences obligatoires sont le mécanisme que le législateur a trouvé pour que la protection de la propriété intellectuelle n’empêche pas l’utilisation de produits protégés par la propriété intellectuelle en situations d’urgence nationale. Ces situations sont normalement des pandémies. Lorsque les licences obligatoires sont strictement liées à deux des droits fondamentaux de l’homme – le droit à la vie et le droit à 32. Seuls les éléments pertinents au présent article ont été reproduits ici. 472 Les Cahiers de propriété intellectuelle la santé – il est évident que la propriété intellectuelle touche sensiblement aux droits humains. Cependant, historiquement, les droits de propriété intellectuelle et les droits humains ont été deux champs totalement distincts du droit, parce que l’étroite liaison entre ces deux droits n’a pas toujours été claire pour les législateurs et les philosophes. Ce n’est que récemment que les experts dans ces deux domaines ont remarqué ce lien. La raison de cet oubli historique s’explique peut-être ainsi : In part, the answer is that both bodies of law were preoccupied with more important issues, and neither saw the other as either aiding or threatening its sphere of influence or opportunities for expansion.33 Cette situation a commencé à changer dès les années 1990, quand le sujet des populations autochtones a attiré l’attention mondiale, surtout à cause du savoir traditionnel, mais aussi en raison de la fusion entre « propriété intellectuelle » et « commerce international » qui est devenue claire avec les Accords Internationaux sur la Protection des Droits de Propriété Intellectuelle (ADPIC)34 conclus dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Au début des années 1990, les peuples amérindiens ont commencé à revendiquer des droits d’autodétermination et de reconnaissance de leur culture auprès des Nations Unies. Ces droits incluaient, entre autres choses, le savoir traditionnel que ces peuples maintenaient depuis le début de leur existence. La protection du savoir traditionnel par voie de propriété intellectuelle ne s’avérait pas efficace puisque, selon ce droit, la majorité du savoir traditionnel des Amérindiens était déjà dans le domaine public et, de cette façon, ne pouvait plus être protégé : But by treating traditional knowledge as effectively un-owned, intellectual property law made that knowledge available for unrestricted exploitation by outsiders. Many of these outsiders used this knowledge as an upstream input for later downstream innovations that were themselves privatized through patents, copyrights and plant breeders’ rights. And adding 33. Laurence H. HELFER, « Human Rights and Intellectual Property : Conflict or Coexistence ? », 5 Minnesota Intellectual Property Review 2003, p. 3 [Helfer]. 34. Disponible à <http://www.wto.org/french/tratop_f/trips_f/trips_f.htm> (26 avril 2006). L’application des théories philosophiques... 473 insult to injury, the financial and technological benefits of those innovations were rarely shared with the indigenous communities.35 La situation est encore plus grave quand on pense au savoir traditionnel qui contient des éléments sacrés. Comme la culture amérindienne et la civilisation occidentale ne partagent pas toujours les mêmes valeurs, et surtout pas les mêmes traditions, il peut arriver qu’une tierce partie utilise des éléments sacrés d’une communauté sans le savoir – puisque habituellement ces utilisations sont faites sans autorisation. Pour essayer de résoudre ce problème, les Nations Unies ont préparé un document intitulé « Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Populations Autochtones »36. Quoique les auteurs du document soient sceptiques à propos de l’application des lois de propriété intellectuelle au savoir traditionnel, ils déterminent que la protection du savoir traditionnel doit être conforme à la propriété intellectuelle et demandent aux pays signataires de ne pas concéder de monopoles d’exploitation à des produits qui intègrent du savoir traditionnel sans partager les bénéfices dudit monopole avec les Amérindiens. Les Accords Internationaux sur la Protection des Droits de Propriété Intellectuelle (ADPIC) représentent la seconde grande intersection entre propriété intellectuelle et droits humains. Malgré le fait que leur négociation ait été faite dans les années 1990, ce n’est qu’en 2000 que les ADPIC ont attiré l’attention des défenseurs des droits humains. L’an 2000 était la date limite pour que les pays en développement mettent en place les dispositions des ADPIC37, certaines de ces dispositions n’étant pas d’application vraiment facile pour des pays qui n’avaient pas, par exemple, d’infrastructure pour un système de brevets, ou encore, comme l’Inde et le Brésil, qui n’accordaient pas de protection aux brevets d’invention. Les ADPIC ont généré des conflits dans le domaine du transfert des technologies, des aliments génétiquement modifiés, de la « biopiraterie », du savoir traditionnel et de l’accès aux médicaments. Ces conflits découlent du fait que les ADPIC ont été négociés en favorisant nettement les pays développés. Les ADPIC donnaient beaucoup 35. Laurence H. HELFER, « Human Rights and Intellectual Property : Conflict or Coexistence ? », p. 5. 36. Disponible à <http://www.ohchr.org/french/law/> (26 avril 2006). 37. Certains pays avaient jusqu’à 2006 pour le faire. 474 Les Cahiers de propriété intellectuelle plus d’importance aux aspects économiques et au commerce de la propriété intellectuelle qu’aux effets de la propriété intellectuelle sur les droits humains. On peut même dire que les ADPIC ont presque complètement ignoré les droits humains. La seule victoire des pays en développement a peut-être été l’inclusion d’une disposition qui permet la concession d’une licence obligatoire dans les situations d’urgence38 : Il y a délivrance de licence obligatoire lorsque les pouvoirs publics autorisent un tiers à fabriquer le produit breveté ou à utiliser le procédé breveté sans le consentement du titulaire du brevet. Dans le débat public actuel, ce sont habituellement les produits pharmaceutiques qui sont visés, mais la formule peut s’appliquer aussi aux brevets dans n’importe quel autre domaine. Cette autorisation des licences obligatoires s’inscrit dans le cadre de la tentative globale de l’Accord de trouver un équilibre entre le souci de promouvoir l’accès aux médicaments existants et la promotion de la recherche et du développement de nouveaux médicaments.39 Il faut remarquer que l’application de la licence obligatoire se fait toujours dans un climat de conflit. On a l’impression que les pays développés ont accepté de l’inclure dans les ADPIC avec l’espoir toutefois de ne jamais la mettre en pratique. En 2000, quand les pays en développement durent harmonier leurs législations avec les obligations internationales des ADPIC, la Sous-Commission des Droits Humains des Nations Unies a adopté la résolution 2000/7 sur les « Droits de Propriété Intellectuelle et les Droits Humains »40. Ensuite, les Nations Unies ont établi un agenda stipulant la primauté des droits humains par rapport aux politiques économiques. Par la suite, d’autres documents sont venus démontrer que le lien entre ces deux branches du droit avait finalement été fait : i) trois résolutions de la Commission des Droits Humains sur 38. Article 31 des ADPIC, voir <http://www.wto.org/french/tratop_f/trips_f/factsheet_ pharm02_f.htm> (26 avril 2006) pour plus d’information. 39. Article 31 des ADPIC, voir <http://www.wto.org/french/tratop_f/trips_f/factsheet_ pharm02_f.htm> (26 avril 2006) pour plus d’information. 40. Disponible sur <http://daccessdds.un.org/doc/UNDOC/GEN/G05/149/68/PDF/ G0514968.pdf?> OpenElement. L’application des théories philosophiques... 475 l’« Accès aux médicaments dans le contexte de pandémies telles que le SIDA » ; ii) une analyse des ADPIC et de la Santé Humaine par le Haut Commissariat des Droits Humains ; iii) un rapport du Comité des Droits économiques, sociaux et culturels qui détermine que les droits de propriété intellectuelle doivent être compatibles avec les droits humains ; et iv) un rapport rédigé par les rapporteurs spéciaux en globalisation qui conclut que la protection de la propriété intellectuelle a miné les droits humains41. En 2001, l’Organisation Mondiale du Commerce a renforcé le lien entre la propriété intellectuelle et les droits humains par la Déclaration sur l’Accord sur les ADPIC et la Santé Publique de la Conférence Ministérielle de Doha42. Le texte de la Déclaration confirme que chaque pays membre a : le droit d’accorder des licences obligatoires et la liberté de déterminer les motifs pour lesquels de telles licences sont accordées43 et que : chaque membre a le droit de déterminer ce qui constitue une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence, étant entendu que les crises dans le domaine de la santé publique, y compris celles qui sont liées au VIH/SIDA, à la tuberculose, au paludisme et à d’autres épidémies, peuvent représenter une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence.44 Cette série de documents issus des Nations Unies et la Déclaration de Doha constituent deux grands pas dans la reconnaissance du fait qu’il y a plus important que la rémunération pour l’exploitation d’un brevet : il y a d’abord et avant tout les vies elles-mêmes qui peuvent être sauvées par ce même brevet. 41. Ces documents sont disponibles sur <http://www.ohchr.org/french/issues/hiv/documents.htm ou sur <http://daccess-ods.un.org/access.nsf/Get?Open&DS=E/CN.4/ 2004/39&Lang=F>. 42. Disponible sur <http://www.wto.org/french/thewto_f/minist_f/min01_f/mindecl_ trips_f.htm>. 43. Voir sur <http://www.wto.org/french/thewto_f/minist_f/min01_f/mindecl_trips_ f.htm>, article 5b. 44. Voir sur <http://www.wto.org/french/thewto_f/minist_f/min01_f/mindecl_trips_ f.htm>, article 5c. 476 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3. Étude de cas : le Brésil Comme pays fondateur de l’OMC et signataire des ADPIC, le Brésil a des responsabilités qu’il a prises par les traités internationaux qu’il a signés. Le Brésil a aussi des obligations envers ses citoyens. La Constitution Fédérale garantit les droits sociaux de ses citoyens, et le droit à la santé est l’un de ces droits sociaux45. Avant la signature des ADPIC, la législation brésilienne sur la propriété intellectuelle ne protégeait pas les brevets d’invention pour des produits pharmaceutiques. La raison sous-jacente à cette décision était la tentative de développer une industrie nationale de produits pharmaceutiques46. La protection du marché était associée à une autre mesure : la non-prohibition de l’ingénierie inverse des produits vendus dans le pays. On peut se demander ce que l’industrie pharmaceutique faisait au Brésil puisque le pays ne protégeait pas les brevets et permettait l’ingénierie inverse. Ce qui maintenait toujours l’intérêt de l’industrie pharmaceutique au Brésil est le fait que le pays est le dixième plus grand marché au monde pour ces produits. C’est cela aussi qui a permis au Brésil d’adopter une stratégie si agressive. Le résultat de cette politique a été positif – même si le Brésil est apparu assez souvent sur la « watch list »47 du gouvernement américain. Aujourd’hui, plusieurs compagnies brésiliennes sont capables de manufacturer des médicaments et protègent les droits des brevets pharmaceutiques, respectant ses obligations internationales sous les ADPIC. Cependant, la position brésilienne de produire et de fournir des médicaments à sa population est toujours controversée. Le premier 45. Article 6 de la Constitution Fédérale de 1988, voir l’original en portugais sur <https ://www.planalto.gov.br/ccivil_03/Constituicao/Constitui%C3%A7ao.htm> ou <http://www.direito.adv.br/constitu.htm> en anglais. 46. Le Brésil a toujours été très critiqué pour cette position mais plusieurs pays ont fait usage de ce mécanisme pour essayer de développer leur propre industrie indépendante dans plusieurs domaines. Il faut remarquer que les brevets existaient pour d’autres industries mais non pour l’industrie pharmaceutique. 47. Disponible à <http://www.ustr.gov/Document_Library/Reports_Publications/2005/ 2005_Special_301/Section_Index.html> (26 avril 2006). Cette liste indique les pays que les États-Unis considèrent comme infracteurs des droits de propriété intellectuelle. Le Brésil y figure toujours comme un pays qui préoccupe les États-Unis. Le rapport de 2005 est disponible à <http://www.ustr.gov/assets/Document_ Library/Reports_Publications/2005/2005_Special_301/asset_upload_file195_7636. pdf> (26 avril 2006). L’application des théories philosophiques... 477 cas où ce pays a obtempéré après les ADPIC a trait aux médicaments génériques. Vers la fin des années 1990, le Brésil a promulgué une loi qui permettait aux laboratoires pharmaceutiques installés dans le pays de produire des médicaments dont les brevets étaient déjà expirés et de les commercialiser avec le nom générique du produit48. Cette mesure était tout à fait en accord avec les obligations internationales du Brésil de même qu’avec la législation sur la propriété intellectuelle, mais la position brésilienne n’a pas plu au marché pharmaceutique international. Même si les brevets des médicaments inclus dans la loi des génériques étaient déjà expirés, les industries étrangères continuaient à les vendre au même prix sur le marché brésilien, en utilisant des marques de commerce associées à de tels produits. L’industrie des génériques a enlevé aux compagnies étrangères une fraction de leur participation dans le marché national. Mais la situation qui a attiré l’attention de la communauté internationale a été le cas des médicaments pour traiter le SIDA. Prétextant qu’il faille récupérer les investissements liés au développement d’un médicament, les compagnies pharmaceutiques imposent de très hauts prix pour les médicaments destinés à soigner ou à améliorer la vie des malades : A UN study reports, for example, that 150mg of the HIV drug fluconazole costs $ 55 in India, where the drug does not enjoy patent protection, as compared to $ 697 in Malaysia, $ 703 in Indonesia, and $ 817 in the Philippines, where the drug is patented. Similarly, the HIV treatment known as AZT costs $ 48 per month in India, as compared to $ 239 in the United States, where patent protection exists.49 Le coût de la thérapie antirétrovirale au Brésil augmentait de plus en plus, comme le démontre le tableau ci-dessous50 : 48. Loi no 9787/99, disponible à <https://www.planalto.gov.br/ccivil_03/Leis/L9787. htm>. 49. Alan O. SYKES, « TRIPS, Pharmaceuticals, Developing Countries and the Doha Solution », (2002) 3 Chicago Journal of Intellectual Law 47 [Sykes]. 50. Jillian Clare COHEN et Kristina M. LYBECKER, « AIDS Policy and Pharmaceutical Patents : Brazil’s Strategy to Safeguard Public Health », (Oxford, Blackwell Publishing Ltd., 2005) p. 217 [Cohen]. 478 Les Cahiers de propriété intellectuelle Année Coût total (en millions de US $) 1997 174 1998 241 1999 281 2000 258 C’est pour cela que le pays a décidé d’utiliser la disposition de l’article 31 des ADPIC pour produire ces médicaments localement, à partir des industries pharmaceutiques nationales. Pour qu’une licence obligatoire puisse être concédée, il faut que le pays ait déjà essayé d’arriver à un accord avec l’industrie. Le Brésil a tenté d’en arriver à un tel accord mais sans trop de succès et quand l’industrie pharmaceutique s’est aperçue que la menace du gouvernement était réelle, le gouvernement brésilien a réussi à avoir des rabais de 65 % et 59 % du prix total des médicaments. Cette application de la propriété intellectuelle fait état de préoccupations qui ne touchent pas seulement les titulaires du droit mais rejoignent aussi les consommateurs de produits intellectuels et tous ceux sensibles aux questions de santé. Le cas du Brésil est un bon exemple à suivre par les pays en développement. 4. Conclusion Les droits de propriété intellectuelle ont historiquement toujours eu la belle mission de stimuler la création et d’apporter des nouveautés dans une société. Cependant, le monde moderne nous a déjà prouvé que les objets protégés par la propriété intellectuelle ont beaucoup plus que de l’influence culturelle dans une société. Récemment, la propriété intellectuelle et le droit à la santé et à la vie ont été de plus en plus liés. Cette transformation dans la nature des droits de propriété intellectuelle a été suivie de progrès dans le champ de la philosophie du droit. Les trois premières théories philosophiques décrites dans cet article n’accompagnent pas ce progrès. L’utilitarisme s’occupe du bien-être du plus grand nombre mais ne s’occupe pas de ceux qui en sont exclus. La théorie du travail échoue puisqu’elle ignore le besoin L’application des théories philosophiques... 479 de la nouveauté et de l’application industrielle dans le cas de brevets. La théorie de la personnalité lie la propriété intellectuelle à un seul individu et ne s’occupe pas de la société en général. La théorie de la planification sociale est la seule qui se dirige dans la même direction que la propriété intellectuelle actuelle et qui s’occupe de l’effet que la propriété intellectuelle a dans la vie des populations, visant toujours une amélioration de la qualité de vie. Cette évolution juridique a déjà été mise en pratique par le Brésil, au prix toutefois de fortes controverses et critiques. Nous croyons que le rôle des grands pays en développement est justement de s’assurer que les besoins de tous soient comblés. Le cas du Brésil est un bon exemple d’une juste application des droits de propriété intellectuelle, conformément aux dispositions des traités internationaux et en harmonie avec les droits humains. Vol. 18, no 3 Portrait législatif de l’exception de recherche en matière de brevets au Canada, aux États-Unis et en Europe Catherine Geci et Serge Harpin* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 483 1. Les enjeux reliés à l’exception de recherche en matière de brevet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 483 2. L’exception de recherche en matière de brevets au Canada . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 484 3. L’exception de recherche en matière de brevets aux États-Unis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 493 4. L’exception de recherche en matière de brevets en Europe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 496 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 498 © CIPS, 2006. * Catherine Geci, avocate, et Serge Harpin, biologiste moléculaire, Ph. D., sont membres de LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L. un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. 481 INTRODUCTION En juin 2005, une décision de la Cour suprême des États-Unis a ravivé l’intérêt dans la portée de l’exception de recherche en matière de contrefaçon de brevet. Dans Merck KGaA c. Integra Lifesciences1 (ci-après Integra), la Cour suprême a soutenu que l’utilisation d’un produit breveté dans le cadre de recherches cliniques ne peut constituer une contrefaçon de brevet lorsqu’il y a un motif raisonnable de croire que le produit sous étude pourrait être soumis pour approbation à l’organisme réglementaire du United States Food and Drug Administration (FDA), ou que les expériences effectuées pourraient engendrer des informations à être utilisées dans une demande à la FDA. Avant d’entreprendre une analyse de la portée de cette décision ainsi que son impact en droit canadien, il est nécessaire de comprendre les enjeux associés à l’exception de recherche tant sur le plan juridique qu’économique. De plus, afin de cibler les répercussions potentielles de la décision américaine sur la pratique canadienne, un portrait législatif de l’exception de recherche en droit canadien sera tracé. La position correspondante des droits américain et européen sur la même question sera aussi considérée. 1. Les enjeux reliés à l’exception de recherche en matière de brevet D’une part, le brevet d’invention octroie un monopole de plusieurs années à un inventeur, ou à toute personne bénéficiaire des droits en découlant, pour lui permettre d’exploiter seul l’invention ou de restreindre toute autre personne qui exploitera son invention. D’autre part, quel que soit le système juridique étudié, il ressort que l’un des objectifs de la loi régissant les brevets est de rendre public l’enseignement qui se dégage des nouvelles technologies afin d’en permettre le développement et de promouvoir l’avancement dans leurs domaines techniques respectifs. 1. No. 03-1237, le 13 juin 2005. 483 484 Les Cahiers de propriété intellectuelle Pour des raisons pragmatiques, certaines exceptions ont été créées par la loi ou fait l’objet d’une jurisprudence pour permettre le perfectionnement d’une invention déjà brevetée ou pour évaluer ses mérites. Dans le cadre de ces exceptions se retrouve l’exception de recherche. Cette exception constitue donc une exception au monopole conféré par un brevet d’invention. D’ailleurs, elle est particulièrement importante à des fins d’usage commercial et scientifique de l’invention brevetée. Les principales différences entre les lois des divers pays créant des exceptions pour l’utilisation expérimentale sont reliées aux types d’activités qui tombent sous la portée de l’exception, telles que l’expérimentation dans le but d’obtenir la mise en marché d’un médicament, la recherche visant la cueillette de nouvelles informations sur ce médicament ou la découverte d’autres usages du produit breveté. Clairement, l’exception de recherche en matière de brevets revêt une importance accrue dans le contexte du développement des médicaments. Plus précisément, elle permet à un fabricant de médicaments génériques d’utiliser le produit breveté à des fins de recherche avant l’expiration du brevet. Essentiellement, l’exception de recherche empêche que la responsabilité des fabricants de médicaments génériques soit engagée lors de poursuites en contrefaçon, particulièrement quand ils utilisent un médicament breveté pour des essais dans le but d’obtenir l’approbation réglementaire pour des produits concurrents. Bien que l’exception de recherche soit l’objet d’une attention particulière dans le domaine du développement des médicaments, l’application de cette exception ne devrait pas nécessairement s’y limiter. Selon le cadre législatif propre à la propriété intellectuelle dans chaque pays, il existe des nuances à considérer dans l’application de l’exception de recherche en matière de brevet. Étudions d’abord l’application de l’exception de recherche en droit canadien. 2. L’exception de recherche en matière de brevets au Canada Au Canada, l’exception de recherche en matière de brevets est communément connue comme l’exception « Bolar » ou « RocheBolar ». Son nom est tiré de la décision du tribunal américain dans l’affaire Roche Products c. Bolar Pharmaceutical2. Cette dernière établit clairement qu’une condition préalable nécessaire pour con2. 733 F.2d 858 (Fed. Cir. 1984). Portrait législatif de l’exception de recherche... 485 clure qu’un produit ou un usage est expérimental est qu’il n’engendre aucun résultat pécuniaire. La décision Roche a, par ailleurs, incité le Congrès des États-Unis à introduire le Hatch-Waxman Act qui permettait, jadis, l’utilisation de matière brevetée aux fins d’activités raisonnablement reliées au développement et à la soumission d’information en conformité avec la réglementation concernant l’utilisation ou la vente de médicaments. En 1993, la Loi sur les brevets3 du Canada a été amendée pour inclure une exception statutaire en matière de contrefaçon, semblable à celle prévue dans le Hatch-Waxman Act adopté aux ÉtatsUnis. L’article pertinent de la Loi sur les brevets se lit comme suit : Exception Exception 55.2 (1) Il n’y a pas contrefaçon de brevet lorsque l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente d’une invention brevetée se justifie dans la seule mesure nécessaire à la préparation et à la production du dossier d’information qu’oblige à fournir une loi fédérale, provinciale ou étrangère réglementant la fabrication, la construction, l’utilisation ou la vente d’un produit. 55.2 (1) It is not an infringement of a patent for any person to make, construct, use or sell the patented invention solely for uses reasonably related to the development and submission of information required under any law of Canada, a province or a country other than Canada that regulates the manufacture, construction, use or sale of any product. Comme l’indique la Loi sur les brevets, le gouvernement canadien a choisi d’accorder une préséance à la protection des droits de brevet en continuant de permettre aux fabricants de produits génériques d’accéder au système d’approbation réglementaire. La portée de cette disposition est donc restreinte puisqu’elle se limite précisément à certaines actions, savoir « la préparation et [à] la production du dossier d’information qu’oblige à fournir une loi ». La « loi » peut être canadienne ou étrangère. Notons que la version anglaise de cette partie du paragraphe 55.2(1) se lit comme suit : solely for uses reasonably related to the development and submission of information required under any law 3. L.R.C. (1985), c. P-4. 486 Les Cahiers de propriété intellectuelle et est calquée sur la disposition correspondante en droit américain4. En outre, le paragraphe 55.2(1) prévoit que, si une exception réglementaire existe, la Loi ne s’opposera pas à son utilisation comme moyen de défense à une allégation de contrefaçon. Cette disposition législative favorise plutôt une exception relative aux travaux préalables à la fabrication réussie d’un produit qui sera commercialisé – d’où l’intérêt de la question de la portée de l’exception en matière de recherche. Une question se pose donc concernant la recherche effectuée dans un cadre académique. Très souvent, il est impossible de catégoriser la recherche à ce niveau comme étant purement non commerciale, puisque des subventions provenant directement du secteur privé alimentent ce milieu. Peut-on affirmer que l’exception de recherche du paragraphe 55.2(1) s’applique à la recherche effectuée aux niveaux institutionnel et universitaire ? Le libellé du paragraphe 55.2(1), et en particulier l’expression « dans la seule mesure nécessaire », ne confère pas carte blanche aux chercheurs pour développer un nouveau médicament. La disposition législative prévue au paragraphe 55.2(1) n’a donc pas pour objet la possibilité d’éviter la contrefaçon dans le cadre de l’utilisation d’un produit ou d’un procédé breveté à des fins d’usage personnel, à des fins non commerciales, ni l’étude de l’objet de l’invention brevetée au niveau de ses propriétés, de son amélioration, ou de la création d’un nouveau produit ou d’un procédé. Par exemple, les activités poursuivies dans le cadre du développement d’un médicament au-delà des mesures nécessaires pour obtenir l’approbation d’une autorité réglementaire ne sont pas discutées à l’article 55.2(1)5. De plus, il n’est pas encore clair si les instruments de recherche6 ou les médicaments 4. 35 U.S.C. 271(e)(1). 5. L’application de l’article 55.2(1) ne fait pas directement l’objet d’une jurisprudence exhaustive. En effet, il suffit de constater qu’en 1993, à la suite de l’abolition du système de licences obligatoires en matière de médicaments brevetés, le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) a été adopté afin d’empêcher les fabricants de produits génériques de commercialiser leurs médicaments avant l’expiration de tous les brevets en cause en obtenant l’approbation réglementaire au préalable. Ce nouveau régime réglementaire ne permet donc plus aux titulaires d’un brevet d’entamer des poursuites en contrefaçon dans le but d’obtenir un redressement interlocutoire ou des dommages-intérêts si aucune injonction n’est accordée et qu’on découvre par la suite qu’il y avait contrefaçon. Effectivement, l’intention du législateur était d’harmoniser le Règlement et le paragraphe 55.2(1) afin de satisfaire l’économie du brevet en permettant aux titulaires de jouir de leurs droits conférés par brevet tout en octroyant aux concurrents la possibilité de Portrait législatif de l’exception de recherche... 487 qui peuvent être modifiés pour d’autres propriétés que celles brevetées sont inclus dans la portée de l’application du paragraphe 55.2(1). Eu égard à l’application du paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les brevets, il convient de noter qu’il n’existe pas d’exclusion relative à l’acceptation d’une compensation monétaire ou de bénéfices pour l’utilisation d’une invention brevetée à des fins de recherche. Toutefois faut-il reconnaître qu’une telle exception cesse de s’appliquer lorsque la recherche n’est plus raisonnable ni nécessaire7. Le barème permettant d’évaluer si la recherche est « raisonnable » ou « nécessaire » est déterminé par les tribunaux, au cas par cas. Voilà les raisons pour lesquelles le paragraphe 55.2(1) doit se lire de concert avec le paragraphe 55.2(6) de la Loi sur les brevets. Le paragraphe 55.2(6) codifie l’exception pour l’usage d’une invention brevetée à fins expérimentales ou pour un usage privé : Interprétation Interpretation 55.2(6) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet de porter atteinte au régime légal des exceptions au droit de propriété ou au privilège exclusif que confère un brevet en ce qui touche soit l’usage privé et sur une échelle ou dans un but non commercial, soit l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente d’une invention brevetée dans un but d’expérimentation. 55.2(6) For greater certainty, subsection (1) does not affect any exception to the exclusive property or privilege granted by a patent that exists at law in respect of acts done privately and on a non-commercial scale or for a non-commercial purpose or in respect of any use, manufacture, construction or sale of the patented invention solely for the purpose of experiments that relate to the subject-matter of the patent. mettre sur le marché des médicaments génériques aussitôt que le terme du brevet était échu – d’où l’expression « exception relative aux travaux préalables ». Le Règlement empêche ainsi la contrefaçon en protégeant les travaux de recherche et de développement dans la mesure nécessaire, non seulement des entreprises qui fabriquent des médicaments génériques, mais également des compagnies à la découverte de produits innovateurs (voir Merck & Co. c. Canada (Attorney General)(1999), 176 F.T.R. 21, par. 53 ; Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd. [1998] 2 R.C.S. 12 , par. 9). 6. Les instruments de recherche peuvent être ceux qui facilitent la recherche générale afin d’identifier un médicament candidat ou d’évaluer la santé et la sécurité d’un nouveau médicament. 7. Canadian Patent Scaffolding Co. c. Delzotto Entreprises Ltd. (1978), 42 CPR (2d) 7 (C.F.P.I.), à la p. 24 ; confirmé (1980), 47 CPR (2d) 77 (C.A.F.) ; Windsurfing 488 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cet article traite effectivement d’une exception pour l’utilisation, la fabrication, la construction et la vente d’un produit breveté dans un but d’expérimentation. Le libellé du paragraphe 55.2(6) tel que rédigé en anglais est d’autant plus clair en ce qu’il indique « for the purpose of experiments that relate to the subject-matter of the patent ». Cependant, cet article ne confère pas expressément une exception en matière de recherche dans les cas où un produit breveté est utilisé, fabriqué, construit ou vendu dans le cadre d’expériences qui dépassent la matière décrite dans le brevet. Une telle limitation peut s’avérer restrictive dans le cadre de la recherche scientifique dont un des objectifs primaires est de franchir le seuil des connaissances acquises. De plus, le paragraphe 55.2(6) ne crée pas l’existence d’une défense à la contrefaçon, mais pose le principe que si une défense de la sorte existe en common law, sa portée n’est pas limitée par le paragraphe 55.2(1). En effet, en common law, une exception de recherche en matière de contrefaçon a été reconnue. Par contre, plusieurs des décisions pertinentes ont été rendues avant l’entrée en vigueur du paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les brevets. Certains principes qui s’en sont dégagés méritent toutefois d’être reconnus puisqu’ils peuvent toujours s’appliquer dans l’interprétation de l’exception de recherche en matière de contrefaçon. La décision de la Cour suprême Micro Chemicals Limited c. Smith Kline & French Inter-American Corporation8 était souvent citée jadis comme décision clé en cette matière. L’enjeu dans la décision Micro Chemicals Limited consistait à déterminer s’il y avait eu contrefaçon d’un médicament breveté pour la fabrication et la vente de ce médicament en l’absence d’une licence obligatoire. La compagnie Micro avait fabriqué le médicament breveté en petite quantité afin de pouvoir alléguer, dans sa demande de licence obligatoire, qu’elle avait fabriqué et qu’elle était capable de fabriquer le produit par le procédé breveté tel qu’il était requis par le règlement9. Micro avait aussi continué de fabriquer le produit afin de International c. Tabur Marine (GB) Ltd., [1985] R.P.C. 59 (C.A. d’Angleterre ; 1985-04-25). 8. (1971), 2 C.P.R. (2d) 193 (C.S.C.). 9. Sheldon BURSHTEIN, « Experimental Use Exception to Patent Infringement », (2006), 12-3 Intellectual Property 744, à la page 745. Portrait législatif de l’exception de recherche... 489 déterminer les conditions de fabrication et établir qu’elle pouvait fabriquer le médicament de façon économiquement viable. La Cour a statué que l’usage expérimental sans licence au cours d’expériences entreprises de bonne foi avec un produit breveté ne constituait pas une contrefaçon de brevet. La fabrication du médicament n’était pas pour sa commercialisation ni sa vente. En parallèle, l’utilisation d’un procédé breveté pour se préparer à utiliser l’invention sous l’empire d’une licence obligatoire ne constituait pas contrefaçon. Donc, il a été clairement établi dans cet arrêt qu’afin de déterminer si une activité est protégée par l’exception de recherche, le but dans lequel l’expérimentation est effectuée est déterminant. De plus, il a été confirmé que l’exception de recherche n’inclut pas le transfert de quantités commerciales à une tierce partie, la fabrication du médicament par la tierce partie, la distribution d’échantillons gratuits ni la sollicitation de commandes pour le médicament. En d’autres mots, il existe une exception de common law aux fins d’expérimentation dans le contexte des recherches visant l’usage d’une invention en vertu d’une licence obligatoire. Il est important de noter que la disposition traitant de licences obligatoires a été abrogée dans la Loi sur les brevets. Ainsi, la portée de la décision Micro Chemicals Limited n’est pas nécessairement utile dans le cadre du droit canadien contemporain. La seule conclusion qui peut recevoir application est qu’une personne qui utilise une invention brevetée sans licence, mais au cours d’activités expérimentales exercées de bonne foi, n’est pas un contrefacteur10. La décision Wellcome Foundation Ltd. c. Apotex Inc.11 formule une observation intéressante eu égard à l’exception de recherche, plus particulièrement au niveau de l’utilisation expérimentale d’un produit breveté. Dans cette cause, les défenderesses importaient au Canada un médicament, l’acyclovir, sur lequel la demanderesse détenait deux brevets canadiens. L’utilisation expérimentale du médicament breveté par les défenderesses n’était pas comprise dans la portée de l’exception de recherche telle que définie par la décision Micro Chemicals Limited. Le juge en a fait l’analyse comme suit : 10. Stephen J. FERANCE, « The Experimental Use Defence to Patent Infringement », (2003), 20-1 Canadian Intellectual Property Review 1, p. 36. 11. (1990), 32 C.P.R. (3d) 350 (F.C.T.D.). 490 Les Cahiers de propriété intellectuelle Is the Micro Chemicals case on all fours with the present case ? It is distinguishable. Neither Apotex nor Novapharm is attempting to produce acyclovir in its own laboratory where it could control and would want to limit its findings to and for itself. No. Both are importing already propounded acyclovir. 12 Par contre, le juge a bien indiqué que l’importation du médicament breveté à elle seule constituerait une contrefaçon de ce produit, à moins que cette activité ne soit couverte par une exception prévue dans la Loi sur les brevets, telle que celle qui prévoyait une licence obligatoire permettant l’importation. Dans Cochlear Corp. c. Cosem Neurostim Ltée13, une action en contrefaçon a été portée à l’encontre de la défenderesse pour une prothèse auditive qui était encore à l’étape de recherche et développement et qui n’avait pas encore été vendue ni offerte en vente. Le juge a opiné que le produit de la défenderesse ne serait pas en contrefaçon du brevet de la demanderesse à moins qu’il ne progresse de l’étape expérimentale à la commercialisation. Le jugement déclaratoire d’une injonction quia timet en faveur de la demanderesse a prohibé la commercialisation du produit de la défenderesse, mais n’a pas restreint le développement de la prothèse auditive par la défenderesse. En d’autres mots, la Cour a présumé que la période d’expérimentation légitime était terminée seulement dans les conditions où la défenderesse avait obtenu le produit final et avait entrepris les démarches pour sa commercialisation. Dans Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets)14, un commentaire a été émis sur l’exception de recherche. La décision de la Cour suprême rapporte les recommandations du Comité consultatif canadien de la biotechnologie (CCCB) dans son rapport intitulé Brevetage des formes de vies supérieures publié en juin 2002. Les recommandations pertinentes se lisent ainsi : [174] Afin de dissiper les préoccupations susmentionnées, le CCCB recommande que la Loi sur les brevets soit modifiée de manière à comporter une exception au titre de la recherche et de l’expérimentation. Le CCCB reconnaît que notre Cour a établi une exception de common law aux fins d’expérimentation, dans le contexte des recherches visant l’usage d’une invention 12. Ibid., à la page 356. 13. (1995), 64 C.P.R. (3d) 10 (F.C.T.D.). 14. [2002] 4 R.C.S. 45, [2002] CSC 76. Portrait législatif de l’exception de recherche... 491 en vertu d’une licence obligatoire : voir Micro Chemicals Ltd. c. Smith Kline & French Inter-American Corp., [1972] R.C.S. 506. Il n’en demeure pas moins que la portée et la nature de cette exception sont incertaines, surtout depuis que le Canada a abrogé les dispositions relatives aux licences obligatoires. Le CCCB réitère qu’il appartient au législateur et non aux tribunaux d’établir cette exception (à la p. 17) : Premièrement, l’aspect « valeurs » des enjeux appelle une démarche du Parlement plutôt que des tribunaux. Deuxièmement, les commentaires qui émanent de la communauté des chercheurs suggèrent que ceux-ci estiment que l’exception actuelle à des fins de recherche manque de clarté. Troisièmement, des études ont démontré que l’absence d’une exception claire à des fins de recherches a ralenti d’importantes percées en santé. Quatrièmement, les États membres de l’Union européenne ont incorporé à leur droit des brevets des exceptions à des fins d’expérimentation sans qu’il y ait de retombées négatives. [...] Cinquièmement, les gouvernements provinciaux ont demandé à ce que l’on clarifie l’exception au titre de l’expérimentation au Canada. En outre, le CCCB envisage la possibilité d’inclure une exception de recherche dans la Loi sur les brevets dans son rapport de l’année 2006 intitulé Le matériel génétique humain, la propriété intellectuelle et le secteur de la santé. Le Conseil est d’avis que la jurisprudence est la source primaire pour déterminer la portée législative de l’exception de recherche et de l’étendue des activités expérimentales autorisées. Le CCCB est également d’avis que la Loi sur les brevets devrait être modifiée afin d’inclure une exception explicite dans les cas des poursuites en contrefaçon relativement aux travaux de recherche sur une invention brevetée, ainsi que pour certains travaux de recherche se servant d’une invention brevetée. Le CCCB propose d’ailleurs une recommandation à cet effet15. 15. Nous recommandons : a. qu’une exemption en cas de poursuite pour contrefaçon soit prévue dans la Loi sur les brevets à l’égard de la recherche menée sur la matière d’une invention ; b. que la recherche soit définie dans le libellé de l’exemption comme s’entendant des actes posés à des fins expérimentales, y compris les actes posés afin : i. d’examiner les attributs, les propriétés ou les caractéristiques inhérentes à l’invention, y compris la façon dont elle fonctionne ; ii. de déterminer la portée de l’invention ; iii. de déterminer la validité des revendications ; iv. de tenter d’améliorer l’invention ou de découvrir de nouvelles méthodes de produire ou d’utiliser l’invention brevetée ; 492 Les Cahiers de propriété intellectuelle En dernière analyse, l’exception de recherche en matière de brevet permet certaines activités qui seraient autrement considérées comme une contrefaçon de brevet, pourvu que ces activités soient seulement des usages reliés au développement et à la soumission d’information, conformément à la loi fédérale, provinciale ou étrangère, qui réglemente la fabrication, l’utilisation, ou la vente d’un produit. Donc, au Canada, l’utilisation d’un produit breveté ou un procédé pour obtenir de l’information destinée à l’approbation réglementaire, l’utilisation, la fabrication, ou la vente d’un produit breveté uniquement dans un but d’expérimentation avant la finalisation d’un produit qui sera commercialisé pour être fabriqué, promu, ou vendu, ne constitueraient pas une contrefaçon16. Aussi, l’utilisation d’un produit breveté pour des expériences faites de bonne foi serait protégée par l’exception de recherche. Afin de déterminer si une expérience est faite de bonne foi, la complexité, la prévisibilité, et le degré de tenue au secret des expériences seront des facteurs déterminants17. Par ailleurs, si une expérience aboutit à un produit et que ce produit est vendu ou commercialisé, l’exception ne s’appliquerait pas. Elle ne s’appliquera pas non plus pour protéger une personne qui fait un stockage de réserve durant ses expériences afin de mettre en marché le produit au moment où le brevet expire18. Par contre, l’exception permettrait, par exemple, aux fabricants de médicaments d’effectuer les expériences nécessaires pour obtenir l’approbation d’une autorité réglementaire sans encourir de responsabilité en contrefaçon de brevet. Ainsi, une distinction est établie entre une expérience qui a un but commercial éventuel, protégée par l’exception de recherche, et une utilisation commerciale qui produit un bénéfice commercial, laquelle n’est pas protégée par cette exception19. Cependant, il est important de noter la carence du législateur et le manque de jurisprudence à l’effet d’une application uniforme de l’exception de 16. 17. 18. 19. v. de créer de nouveaux produits ou procédés ne constituant pas une contrefaçon, y compris des solutions de rechange et des substituts ; c. que l’exemption ne soit pas accordée lorsqu’une personne tente de tirer un profit de l’exploitation commerciale des améliorations ou des découvertes résultant des actes visés au sous-alinéa b) iv. S. BURSHTEIN, « Experimental Use Exception to Patent Infringement », (2006), 12-3 Intellectual Property 744, à la page 746. S. J. FERANCE, « The Experimental Use Defence to Patent Infringement », (2003), 20-1 Canadian Intellectual Property Review 1, à la page 36. Ibid. Ibid. Portrait législatif de l’exception de recherche... 493 recherche dans les domaines autres que celui de la pharmaceutique, incluant celui des instruments de recherche. Il faut également noter qu’au Canada, l’absence de disposition législative portant sur une extension de la durée d’un brevet, sous la forme d’un certificat de protection supplémentaire par exemple20, ne compense pas les chercheurs dans le domaine pharmaceutique pour le temps qui s’écoule pendant le processus d’approbation réglementaire pour la mise en marché d’un nouveau médicament tandis que de telles dispositions sont prévues aux États-Unis et en Europe. La portée de l’exception de recherche est-elle la même aux États-Unis ? Dans les paragraphes qui suivent, l’exception de recherche telle qu’elle s’applique en droit américain sera examinée, l’impact de la décision de la Cour suprême dans l’affaire Merck KGaA c. Integra Lifesciences sur le droit américain sera abordée, et une comparaison avec la portée de l’exception de recherche telle qu’établie en droit canadien sera effectuée. 3. L’exception de recherche en matière de brevets aux États-Unis Il est important de reconnaître qu’aux États-Unis il existe deux exceptions au monopole conféré par un brevet d’invention qui sont semblables et applicables en matière de recherche. En effet, l’exception de recherche ou « research exemption » n’a pas la même portée que l’exception du « safe harbour » (exception de refuge) ou « experimental use exemption » en matière de recherche. Dans la décision Madey c. Duke University21, la Cour fédérale de circuit a statué que l’exception de recherche (« research exemption ») s’appliquait « solely for amusement, to satisfy idle curiosity, or for strictly philosophical inquiry ». Une telle exception ne s’appliquerait donc pas dans le cadre de l’utilisation expérimentale d’une invention brevetée à des fins commerciales. L’utilisation doit donc être purement expérimentale et faite dans un but non-lucratif. La portée de l’exception de recherche en tant que « research exemption » n’est pas du tout la même que celle prévue par l’exception du « safe harbour ». 20. Ce certificat est aussi appelé un « supplementary protection certificate ». 21. 307 F.3d 1351 (Fed. Cir. 2002). La Cour suprême a rejeté l’appel de cette décision. 494 Les Cahiers de propriété intellectuelle En effet, l’exception du « safe harbour », « the experimental use » ou « the Hatch-Waxman exemption » est l’exception statutaire régie par l’article 271(e)(1) de la loi américaine qui avait été adopté afin de créer une plage pour éviter une action en contrefaçon, visant en particulier les essais nécessaires effectués pour rencontrer les exigences de la FDA, avant l’expiration d’un brevet sur un médicament. Il se lit comme suit : 35 USC 271(e)(1) It shall not be an act of infringement to make, use, offer to sell, or sell within the United States or import into the United States a patented invention (other than a new animal drug or veterinary biological product (as those terms are used in the Federal Food, Drug, and Cosmetic Act and the Act of March 4, 1913) which is primarily manufactured using recombinant DNA, recombinant RNA, hybridoma technology, or other processes involving site specific genetic manipulation techniques) solely for uses reasonably related to the development and submission of information under a Federal law which regulates the manufacture, use, or sale of drugs or veterinary biological products. D’après le libellé de cet article, il est clair que l’exception du « safe harbour » aux États-Unis se limite aux médicaments ou aux « drugs or veterinary biological products ». Au contraire, au Canada, le paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les brevets n’est pas restreint aux médicaments. De plus, la portée de l’exception statutaire en droit canadien est disponible pour la préparation d’un dossier « qu’oblige à fournir une loi fédérale, provinciale ou étrangère », et comprend donc la préparation pour la soumission d’un médicament à une autorité étrangère telle que la FDA22. La décision de la Cour suprême des États-Unis dans Merk KGaA c. Integra Lifesciences23 (ci-après Integra) élargit davantage l’exception du « safe harbour » de l’article 35 USC 271(e)(1). Dans cette affaire, Merck KGαA subventionnait un projet de recherche sur l’angiogenèse au Scripps Research Institute, un projet de recherche qui, selon Integra Lifesciences, portait atteinte à ses droits de brevet. En effet, cette dernière avait breveté les séquences utiles dans un médicament pour lequel Merck recherchait l’approbation de la FDA. Integra Lifesciences a perdu sa cause. 22. S. BURSHTEIN, « Experimental Use Exception to Patent Infringement », (2006) Intellectual Property, Vol. XII (3) 744, à la page 745. 23. 125 S.Ct. 2372, 2377 (13 juin 2005). Portrait législatif de l’exception de recherche... 495 La Cour a statué que l’exception du « safe harbour » offrait une protection à l’égard des recherches précliniques, incluant les recherches sur les mécanismes d’action, la pharmacocinétique et la pharmacologie d’un produit, ainsi que sur les produits et les études qui ne feraient pas nécessairement partie d’une soumission pour approbation éventuelle à la FDA24. Ce jugement engendre donc des répercussions sur les fabricants de médicaments : si un fabricant de médicaments a un doute raisonnable soit qu’un médicament pourrait fonctionner, soit que son utilisation dans le cadre de recherches générerait le type d’informations pertinentes à une soumission à la FDA tel qu’un nouveau médicament de recherche (« Investigational New Drug ») ou une présentation d’un nouveau médicament (« New Drug Application »), cet usage sera protégé. Le bénéfice pour les instruments de recherche de la protection conférée par l’exception du « safe harbour » est un sujet que la Cour suprême a évité d’aborder. On constate la même carence législative à ce sujet en droit canadien. Subséquemment à la décision de la Cour suprême dans l’affaire Integra, le Conseil national de recherche (ou « National Research Council ») des États-Unis a publié un rapport en novembre 2005 dans lequel un comité indiquait qu’il devrait exister une exception législative visant les poursuites pour contrefaçon d’une invention brevetée en cas d’usage expérimental. Spécifiquement, le conseil a recommandé ce qui suit : [TRADUCTION] « Le Congrès devrait envisager d’exempter la recherche « portant sur » une invention de toute poursuite en responsabilité en matière de brevet. L’exception devrait préciser que la production ou l’utilisation d’une invention brevetée ne devrait pas équivaloir à une infraction si elle est faite dans le but de constater ou de vérifier : 1. la validité du brevet et la portée de la protection accordée ; 2. les attributs, les propriétés, les caractéristiques ou les avantages inhérents à l’invention ; 24. Avant la décision Integra, l’exception du « safe harbour » ne s’appliquait qu’aux essais cliniques entrepris pour obtenir l’approbation de la FDA pour la mise en marché d’un médicament générique. 496 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3. de nouvelles méthodes de produire ou d’utiliser l’invention brevetée ; 4. de nouvelles solutions, améliorations ou de nouveaux substituts ». Le comité du Conseil national de recherche des États-Unis a affirmé que l’exception citée ci-dessus [TRADUCTION] « ne s’étendrait pas à la recherche « à l’aide » d’une invention brevetée. Par conséquent, l’utilisation non autorisée d’outils de recherche ne serait pas exemptée [sauf que] la production ou l’utilisation de l’invention dans des activités connexes en vue de la commercialisation d’une solution de rechange ne constituant pas une contrefaçon ne devrait pas être considérée comme une contrefaçon. Toute exception devrait être strictement limitée aux fins énumérées et ne devrait pas être illimitée ». En conclusion, il appert que l’exception du « safe harbour » aux États-Unis, tout en considérant la portée que lui a attribuée la Cour suprême dans l’affaire Integra, est tout de même plus restreinte que l’exception de recherche au Canada. Toutefois, il y a des similitudes : au Canada comme aux États-Unis, si les produits d’une expérience sont vendus, l’exception de recherche ne s’appliquera pas. Il ne reste plus qu’à comparer la situation législative du Canada et des États-Unis avec celle de l’Europe. 4. L’exception de recherche en matière de brevets en Europe Les essais cliniques et le travail expérimental sur un produit breveté avant l’expiration de la durée du brevet sur le produit n’étaient pas permis, jadis, dans l’Union européenne. Pendant longtemps, il n’y a pas eu d’application claire et constante des dispositions législatives portant sur l’utilisation expérimentale d’un produit breveté. Les différents États membres de l’Union européenne traitaient la question de diverses manières sur le front national. Par contre, avec l’avènement de la Directive 2004/27/CE25, cette perspective a récemment été modifiée. 25. Voir la Directive 2004/27/CE. Portrait législatif de l’exception de recherche... 497 L’article 10.6 est l’article pertinent en matière de recherche de la Directive 2004/27/CE et se lit comme suit : 10. 6 La réalisation des études et des essais nécessaires en vue de l’application des paragraphes 1, 2, 3 et 4 et les exigences pratiques qui en résultent ne sont pas considérées comme contraires aux droits relatifs aux brevets et aux certificats complémentaires de protection pour les médicaments. Il est accepté que le but visé par l’article 10.6 de la Directive 2004/27/CE est de permettre une exception à la contrefaçon par rapport à l’expérimentation, aux essais précliniques et aux essais cliniques effectués dans la perspective d’obtenir une approbation réglementaire pour un médicament générique. Par conséquent, et pratiquement, il est nécessaire que le produit, soit l’ingrédient actif et la formulation d’un composé, soit fabriqué afin de réaliser ces tests. L’exception de recherche semblerait également s’appliquer à l’activité elle-même et non à l’entité qui effectue l’essai26. Les États membres de l’Union européenne étaient appelés à mettre en vigueur les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer à la Directive 2004/ 27/CE au plus tard le 30 octobre 2005. Par conséquent, en date du 1er mai 2006, il devrait y avoir une harmonisation au niveau communautaire par rapport à l’utilisation expérimentale. Après l’adoption de la Directive en droit national, les fabricants de médicaments génériques pourront compter sur une législation communautaire cohésive. Par contre, il faut savoir que, malgré la transposition d’une directive en droit national, l’interprétation de la Directive est limitée à l’interprétation nationale. L’application de la Directive ne sera donc pas nécessairement uniforme. Par conséquent, la portée réelle de la Directive 2004/27/CE demeure indéterminée. En résumé, il y a présentement une incertitude quant à l’étendue du travail qui peut être effectué par rapport aux essais précliniques dans l’Union européenne. La jurisprudence antérieure à l’adoption de la Directive peut donc encore servir de fondement juridique pour l’interprétation de l’utilisation expérimentale. 26. Voir Stephen REESE, Initial amendment to the Medicinal Products for Human Use Directive... but still no Bolar exemption [2005-01-26] Olswang Newsletter ; aussi disponible à l’adresse URL <http://www.olswang.com/news.asp?page=newssing&sid= 112&aid=834> (site consulté le 2006-07-20) et d’où est tirée l’information contenue au présent paragraphe. 498 Les Cahiers de propriété intellectuelle Depuis l’avènement de la Directive 2004/27/CE, l’Europe permet une exception de recherche dans la perspective de satisfaire aux mesures réglementaires. Les essais réglementaires sont inclus dans l’exception aux fins de l’utilisation expérimentale dans cette nouvelle Directive. Par contre, aucune jurisprudence n’a encore posé de principe à suivre dans l’application de cette dernière. À titre supplétif, il est intéressant de noter que, dans un article où les approches américaine et européenne sont comparées, les auteurs Siebrasse et Culver se demandent si un moyen de défense à l’européenne, fondé sur l’expérimentation, aura une incidence importante en favorisant la recherche dans l’industrie et l’amélioration des inventions brevetées27. Ils énumèrent également les circonstances dans lesquelles l’approche européenne peut avoir une incidence sur l’équilibre entre les pouvoirs des petites et des grandes entreprises dans la négociation d’accords d’octroi de licences. Ces questions devraient continuer à faire l’objet d’études empiriques. Toutefois, les auteurs souscrivent au point de vue que l’approche européenne est préférable à la situation aux États-Unis, où « selon la jurisprudence, les actes expérimentaux ne sont permis que s’ils ne sont pas posés en vue de faire profiter l’intérêt commercial légitime du contrefacteur ». CONCLUSION En dernière analyse, il est clair que l’exception de recherche en matière de brevets fait l’objet d’une disposition législative au Canada, aux États-Unis et en Europe. Toutefois, l’application de cette exception au Canada et en Europe n’a pas encore été traitée à fond par les tribunaux. Aux États-Unis, la décision Integra a permis d’élargir la portée de l’exception en incluant les recherches précliniques. Les expériences conçues afin de déterminer si un produit breveté peut être fabriqué de façon économique seront probablement protégées au Canada et en Europe tandis qu’aux États-Unis, ce type d’activité constituerait probablement une contrefaçon. Dans la même veine, serait une expérience légitime celle effectuée afin d’apporter des réponses à des inconnues ou de nouvelles connaissances dans le domaine. Par contre, si l’expérience est plutôt axée sur 27. N. SIEBRASSE et K. CULVER, « The experimental use defense to patent infringement : a comparative assessment », (2006) 56 (4) University of Toronto Law Journal 333-369. Portrait législatif de l’exception de recherche... 499 l’accumulation de résultats afin de prouver des éléments qui sont déjà connus, alors une telle expérience ne sera probablement pas protégée par l’exception de recherche ni au Canada, ni en Europe28. Un domaine où l’interprétation accordée à l’exception de recherche pourrait devenir un enjeu important est celui de la pharmaceutique, particulièrement au niveau du développement des antibiotiques, en raison du haut taux de mutation des pathogènes communs et du besoin urgent de recherche dans ce domaine. L’application de l’exception du « safe harbour » en ce qui a trait aux instruments de recherche demeure un sujet de discussion. Certains types de recherches dans le domaine de la santé sont cependant menées « à l’aide » d’inventions brevetées, comme les essais cliniques à l’aide de tests diagnostiques qui, selon certains, devraient être exemptés de poursuites en contrefaçon. Même si la décision Integra ne s’est pas prononcée sur cette question, les tribunaux américains avaient déjà tenté de répondre à cette dernière29 et en sont venus à la conclusion que l’utilisation expérimentale d’un instrument de recherche peut facilement se traduire en contrefaçon, même si cette utilisation expérimentale n’a pas d’implications commerciales mais sert aux autres activités commerciales légitimes de l’utilisateur30. Reste à voir si cette interprétation s’appliquera aussi au Canada, là ou l’exception en matière de recherche a une portée plus étendue. 28. S. J. FERANCE, « The Experimental Use Defence to Patent Infringement », (2003), 20-1 Canadian Intellectual Property Review 1, à la page 30. 29. Madey c. Duke University, 64 U.S.P.Q. 2d 1737 (Fed. Cir. 2002). 30. S. J. FERANCE, « The Experimental Use Defence to Patent Infringement », (2003) 20 (1) Canadian Intellectual Property Review 1, à la page 33. Vol. 18, no 3 Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle Muriel Lightbourne* 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 503 2. De la création d’hybrides à la révolution verte . . . . . . . 504 3. Appréciation de la révolution verte . . . . . . . . . . . . . 505 4. L’érosion génétique : mythe ou réalité ? . . . . . . . . . . . 509 5. Le concept revisité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 513 6. Le réseau du GCRAI et le Traité FAO . . . . . . . . . . . . 515 7. Une privatisation croissante de la recherche agronomique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 522 8. Biotechnologies, droits de propriété industrielle et diversité biologique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 525 9. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 528 © Muriel Lightbourne, 2005. * Juriste, candidate au doctorat au Queen Mary Intellectual Property de la London University. 501 1. Introduction Les nouvelles variétés de riz adaptées à l’Afrique, les NERICA (« New Rice for Africa ») développées par le Centre du riz pour l’Afrique (ou Association de développement du riz en Afrique de l’Ouest, ADRAO, ou encore WARDA en anglais), suscitent de grands espoirs en matière de sécurité alimentaire, au point d’être qualifiées d’instruments d’une nouvelle révolution verte en Afrique. Le sigle « NERICA » désigne sept variétés distinctes, présentant des caractéristiques différentes de manière à satisfaire des goûts différents et adaptées essentiellement à des systèmes de culture en altitude (i.e., climats secs). Néanmoins, des essais visant à créer des variétés adaptées aux climats humides sont en cours. L’ADRAO (WARDA), située à Bouaké (Côte d’Ivoire), n’a pu mener à terme certains essais de terrain ou communiquer l’ensemble des résultats de ces essais. Par ailleurs, les essais en champ conduits avec l’une des variétés, NERICA 4, ont révélé des problèmes de stabilité. Aussi, selon des membres d’organisations non gouvernementales impliquées dans le développement de ces variétés, deux critiques peuvent être adressées aux NERICA : d’une part, les données disponibles ne permettent pas de garantir le succès d’un usage généralisé des NERICA ; d’autre part, le riz ne représente que 20 % du régime alimentaire en Afrique, dont le principal aliment de base est le maïs (avec des différences régionales, le riz étant prépondérant en Afrique de l’Ouest). Cependant, si l’on prend l’exemple de la Guinée, les NERICA ont permis à ce pays d’économiser 13 millions de dollars US en terme d’importations de riz1. Dans la mesure où l’expression « nouvelle révolution verte » est souvent employée à propos des NERICA, il convient de retracer l’histoire de la révolution verte avant de tenter d’en apprécier ses 1. CGIAR, septembre 2004, disponible à l’adresse suivante : <http://www.cgiar.org/ languages/lang-french.html>. 503 504 Les Cahiers de propriété intellectuelle effets à long terme ainsi que le recours de plus en plus large fait aux biotechnologies dans le domaine agricole. 2. De la création d’hybrides à la révolution verte Après avoir constaté la vigueur propre aux hybrides, Henry A. Wallace, un généticien américain, créa une compagnie en 1926, devenue par la suite Pioneer Hi-Bred International, pour développer et vendre des grains de maïs hybride. Selon le Dr William Brown, un généticien de Pioneer Hi-Bred, appelé à devenir président de la société : l’introduction de maïs hybride américain en Europe après la seconde guerre mondiale a sauvé un nombre incalculable de vies et transformé l’agriculture de cette région du monde en un temps record. Les méthodes de développement d’hybrides se sont rapidement propagées des Etats-Unis au reste du monde et les matériels génétiques américains, lorsqu’ils étaient adaptés, ont grandement favorisé le rapide développement d’hybrides commercialisables. Cette révolution est à mettre au crédit de plusieurs personnes, parmi lesquelles H.A. Wallace occupe une place de tout premier ordre.2 Henri Wallace est également considéré comme étant à l’origine de la fameuse « révolution verte ». De retour d’un voyage au Mexique, Henri Wallace, alors vice-président aux côtés de F.D. Roosevelt, contacta la Fondation Rockefeller pour signaler à l’attention de celle-ci la situation des agriculteurs mexicains. La Fondation Rockefeller a alors financé un programme lancé en 1943 en collaboration avec le ministère de l’agriculture mexicain, dont le but était d’aider les agriculteurs mexicains à accroître leur production de blé. Ainsi que l’explique le Dr Norman Borlaug, l’un des pères fondateurs de la révolution verte : nous avons passé près de vingt ans à développer une variété de blé nain à haut rendement, résistant à un ensemble d’insectes et de pathogènes et produisant deux à trois fois plus de grains que les variétés traditionnelles. Finalement, dans les années soixante, nous avons été en mesure d’étendre ce programme et 2. Traduction libre d’une citation dans John Hyde’s Remarks, disponible dans la bibliothèque virtuelle consacrée à Hoover, à l’adresse suivante : <http://hoover. archives.gov/programs/4Iowans/Hyde-Culver.html>, visitée le 4 août 2004. Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle 505 d’enseigner aux agriculteurs pakistanais et indiens comment cultiver cette nouvelle variété de blé. Les résultats ont été fabuleux [...]3 En effet, la production totale de grain en volume par hectare (blé et riz confondus) sur un territoire donné en Inde est passée en quelques années de 2,5 tonnes à 12 tonnes. Un autre père fondateur de la révolution verte, Monkombu Sambasiwvan Swaminathan, introduisit en Inde les graines développées par Norman Borlaug. Après les avoir croisées avec des variétés japonaises (en particulier Norin 10, une variété particulièrement naine de blé) et indiennes, le Dr Swaminathan obtint en 1966 une variété de blé dont le rendement était très supérieur à celui des variétés locales et à la tige plus résistante. Par la suite, l’IRRI (International Rice Research Institute), créé aux Philippines et financé conjointement par la Fondation Ford et la Fondation Rockefeller en collaboration avec le gouvernement philippin et dirigé pendant quelque temps par M.S. Swaminathan, en a fait autant pour du riz, en obtenant la variété naine IR-8. Ainsi que se le remémore Norman Borlaug, « en 1968, lorsque le directeur de l’U.S. agency for International Development (USAID) rendait compte dans son rapport annuel d’une grande amélioration de la situation au Pakistan et en Inde, il concluait « Cela ressemble à une Révolution Verte ». C’est ainsi que l’expression « Révolution Verte » est née, [...] et celle-ci vise avant tout à réduire la faim dans le monde »4. 3. Appréciation de la révolution verte En dépit de ses visées humanitaires, la révolution verte a reçu de nombreuses critiques, eu égard au recours aux importantes quantités d’eau, de pesticides et d’engrais chimiques qu’elle nécessite. Ainsi que Norman Borlaug le reconnaît, « si les variétés naines à hauts rendements de blé et de riz ont été les catalyseurs qui ont 3. Traduction libre du texte Biotechnology and the Green Revolution – Interview with Norman Borlaug, ActionBioscience, Novembre 2002, accessible à l’adresse suivante : <http://www.actionbioscience.org/biotech/borlaug.html>, visitée le 22 juillet 2004. 4. Traduction libre du texte Biotechnology and the Green Revolution – Interview with Norman Borlaug, ActionBioscience, Novembre 2002, accessible à l’adresse suivante : <http://www.actionbioscience.org/biotech/borlaug.html>, visitée le 22 juillet 2004. 506 Les Cahiers de propriété intellectuelle déclenché la Révolution Verte, les engrais chimiques ont été le combustible qui a permis qu’elle poursuive sa lancée »5. En effet, la consommation de pesticides en Inde a été pratiquement multipliée par 50 entre 1958 et 1975, et se chiffrait aux environs de 330 g/ha en 1973-74 (par comparaison, les chiffres étaient respectivement de 1483 g/ha et de 1870 g/ha aux États-Unis et en Europe pour la même année)6. Aussi des environnementalistes ont-ils évoqué les risques d’érosion des sols et d’érosion génétique (i.e., la perte de ressources phytogénétiques), soit parce qu’elles ne sont plus cultivées, soit parce qu’elles sont éliminées par des pathogènes spécifiques. Borlaug répond à l’une de ces critiques, en estimant que : contrairement à une opinion tout à la fois répandue et fausse, la variété naine de blé initialement importée de Mexico incorporait un spectre de résistances aux maladies plus large que celui des types locaux indiens qu’elle a remplacés. Cependant, les nouvelles variétés indiennes présentent des qualités encore plus grandes en termes de résistance et sont d’un type différent par rapport aux variétés initialement introduites [...] Un flux constant de nouvelles variétés à hauts rendements et résistantes aux maladies peut découler d’un tel programme, de manière à tenir en échec toute évolution importante des pathogènes. 7 Néanmoins, plusieurs problèmes ont été identifiés : en particulier, les engrais utilisés pour favoriser la croissance des nouvelles variétés sont très riches en nitrogène, dont les excédents demeurent dans les sols et en réduisent la fertilité. Les pesticides, pour leur part, sont nocifs pour la santé des personnes qui les manipulent et bousculent l’équilibre naturel entre insectes butineurs, prédateurs et nuisibles, lesquels tendent à devenir de plus en plus résistants. La situation des insectes butineurs est préoccupante dans la mesure où près d’un tiers de notre régime alimentaire repose sur des plantes butinées, s’agissant en particulier des fruits et légumes8. 5. The Green Revolution, Peace and Humanity – Discours pour la remise du prix Nobel, p. 7, accesible à l’adresse suivante : <http://nobelprize.org/peace/laureates/1970/borlaug-lecture.html>, visitée le 20/06/2005. 6. Selon Avciela 1991, cité par Edwin D. Ongley dans FAO Irrigation and drainage paper no 55, 1996. 7. Discours de remise du prix Nobel, à la page 9. 8. Voir S.E. MCGREGOR, Insect Pollination of Cultivated Crop Plants – USDA, 1976, chapitre 1, à la page 1, disponible à l’adresse suivante : <http://gears. Tucson.ars.ag.gov/book/econ.html>, visitée le 17 août 2004. Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle 507 Les écoulements de pesticides et d’engrais des fermes vers les lacs et rivières constituent une autre source de pollution, tandis que des réserves d’eau douce et les nappes phréatiques se raréfient. Les pesticides peuvent être transportés avec les poussières sur des distances impressionnantes : l’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) fournit l’exemple de pesticides tropicaux retrouvés dans des mammifères de l’océan Arctique9. En outre, les variétés modernes requièrent d’importants systèmes d’irrigation. Ces systèmes peuvent constituer le terreau d’agents infectieux, tels que les moustiques porteurs de la malaria ou de la dengue. La Chine comme l’Inde mettent actuellement en œuvre des programmes visant à réduire les quantités d’eau utilisées pour l’agriculture. Le gouvernement chinois encourage les agriculteurs à abandonner la culture de céréales pour s’intéresser davantage à des cultures commerciales telles celles des fruits et légumes. Certes, la culture de ces dernières nécessite plus d’eau que les céréales, mais également moins de superficie, ce qui permettrait de faire des économies d’eau. Selon Juergen Voegele, un agronome de la Banque Mondiale à Beijing, cité par la Far Eastern Economic Review10, « si la Chine importait 10 millions de tonnes de céréales, cela diminuerait environ de moitié les problèmes de pénurie d’eau dans le Nord de la Chine ». De même, les importations de soja ont fortement crû en Chine pendant la décennie allant de 1994 à 2004, et devraient atteindre environ 30 millions de tonnes par an d’ici à 2010. Au Penjab, le gouvernement s’efforce d’inciter les agriculteurs à remplacer les cultures de blé et de riz par celle d’oléagineux sur un million d’hectares, afin d’économiser 14,7 milliards de m3 d’eau par an11. En dehors de la question de l’érosion génétique, qui sera évoquée un peu plus loin, certaines des critiques adressées à la révolution verte portent sur les niveaux d’endettement et de chômage observables parmi les agriculteurs, dus à la mécanisation de l’agriculture. En Inde, un projet de loi visant à sortir les agriculteurs de l’endettement a été transmis à la chambre haute du Parlement (Rajya Sabha) le 19 juillet 2002. Dans l’exposé des motifs, il est précisé que « la plupart des agriculteurs doivent contracter des emprunts auprès de banques et d’autres institutions financières afin 9. Edwin D. ONGLEY, Control of water pollution from agriculture – FAO Irrigation and drainage paper no 55, 1996, à la page 11. 10. Daté du 22 juillet 2004, à la page 55. 11. The Hindu, cité par Courrier International en date du 29 juillet 2004, à la page 50. 508 Les Cahiers de propriété intellectuelle d’acheter graines, engrais [...], tracteurs [...], cheptels, mais en dépit de leurs efforts, ils se trouvent dans l’impossibilité de rembourser les prêts à l’échéance [...]. Le Gouvernement devrait montrer l’exemple en la matière en annulant en particulier la dette des agriculteurs qui ont remboursé le principal. De même, lors de catastrophes naturelles, le remboursement devrait être soit arrêté, soit échelonné de manière à éviter de placer les agriculteurs dans une impasse financière »12. Une autre critique souvent faite à la révolution verte tient au fait qu’elle concerne essentiellement 3 à 4 céréales et laisse de côté de nombreuses autres, pourtant très importantes dans certaines régions. Initialement, aucun germoplasme spécialement performant n’était disponible pour de nombreuses plantes vivrières cultivées dans les zones agricoles difficiles, telles que sorgho, millet, orge, manioc et oléagineux. Cependant, depuis les années quatre-vingt, des variétés modernes sont développées pour ces différentes cultures, avec des rendements supérieurs. Globalement, pour l’ensemble des pays en développement, les rendements ont crû de 208 % entre 1960 et 2000 s’agissant du blé, de 109 % pour le riz, 157 % pour le maïs, 78 % pour la pomme de terre et de 36 % pour le manioc13. Ceci a conduit, selon la FAO (2004), à une chute des prix réels des denrées alimentaires de base. L’amélioration des rendements a radicalement transformé la vie des agriculteurs des pays en développement. Cependant, il ne s’agit pas d’une panacée universelle aux problèmes de développement (tels que les besoins en matière d’éducation...) et cette amélioration s’accompagne par ailleurs de problèmes de santé publique ou liés à l’environnement. Ainsi que nous le verrons par la suite, certains de ces problèmes peuvent être réduits par le recours aux biotechnologies. 12. Traduction libre du texte disponible à l’adresse suivante : <http://rajyasabha. nic.in/bills-ls-rs/2002/XLIII_2002.pdf>, visité le 16 août 2004. Il est intéressant de noter que ce projet de loi est supposé avoir, après son adoption et entrée en vigueur, un effet rétroactif à compter du 15 août 1947. En pratique, cela ne fait pas beaucoup de sens pour les agriculteurs qui ont depuis lors fini de rembourser leurs emprunts ou qui, dans l’impossibilité de le faire, ont commis l’irréparable. 13. FAOSTAT 2003, cité dans FAO The State of Food and Agriculture 2003-2004, 2004, chapitre 3, à la page 4, disponible à l’adresse <http://www.fao.org/docrep/ 006/y516e/y516e08.htm>, visitée le 18 août 2004. Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle 509 4. L’érosion génétique : mythe ou réalité ? Il n’existe pas de définition officielle de la notion d’érosion génétique. Selon le Groupe Crucible14, cette définition varie en fonction des acteurs concernés. Du point de vue des centres de recherche agricoles et des banques de gènes, l’érosion est caractérisée quand le matériel de multiplication n’est pas aisément disponible dans les germosplasmes. Les agriculteurs, quant à eux, font face à une telle situation lorsque le matériel de multiplication n’est plus présent dans les champs ou sur les marchés locaux. La première alerte fut lancée en 1890 lors du Congrès International de Vienne sur l’Agriculture et la Forêt par deux scientifiques allemands, Franz Schindler et Emanuel Ritter von Proskowetz. Von Proskowetz, après avoir conduit une recherche approfondie sur les populations naturelles d’orge en Moravie, était devenu convaincu de ce que, si rien n’était entrepris, celles-ci pourraient disparaître à jamais. Par la suite, un scientifique russe, Nicolai Vavilov, développa en 1926 la thèse selon laquelle les plantes de culture avaient tout à la fois un centre d’origine situé dans les régions du monde où leur culture a commencé et des centres de diversité. Ces derniers constituent les zones où la variabilité au sein des populations d’une plante de culture donnée est la plus grande. Vavilov et ses collègues ont voyagé à travers le monde, afin de rassembler des informations sur la diversité des cultures et l’une des plus grandes collections de plantes dans le monde. Après lui, Harry V. Harlan et M.L. Martini, du Conseil National pour la Recherche de l’Académie Américaine des Sciences, ont à leur tour émis un avertissement relatif à la perte continue de diversité au sein de la famille de l’orge. Cependant, ce n’est que trois décennies plus tard que le concept s’imposa avec force, à l’occasion de la réunion technique conjointe de la FAO et du Programme Biologique International de 1967. Cette conférence, organisée à Rome et portant sur l’exploration, l’utilisation et la conservation des ressources phytogénétiques, confirma l’existence d’un consensus quant aux efforts nécessaires en terme de conservation ex situ et in situ15. Il fut 14. The Crucible Group, People, Plants and Patents – The Impact of Intellectual Property on Trade, Plant Biodiversity, and Rural Society (IDRC, Canada, 1994). 15. L’article 2 de la Convention sur la Diversité Biologique fournit les définitions suivantes : - Conservation ex situ : la conservation d’éléments constitutifs de la diversité biologique en dehors de leur milieu naturel. - Conservation in situ : la conservation des écosystèmes et des habitats naturels 510 Les Cahiers de propriété intellectuelle décidé de la création d’un réseau global de collections ex situ. En 1975, Frankel et Hawkes publiaient un Plan d’Action16 présenté durant la conférence technique FAO/PBI de 1973 sur les ressources phytogénétiques, dans lequel ces auteurs préconisaient des techniques d’échantillonnage, des méthodes d’exploration pour les plantes de culture, les plantes à reproduction végétative et les arbres, ainsi que la conservation à long terme de graines et pollens17. Dans l’intervalle, en 1972, le Conseil National pour la Recherche des États-Unis diffusait un nouveau rapport, intitulé Vulnérabilité génétique des principales cultures et Jack Harlan, le fils de Harry Harlan, publiait un article au titre évocateur de Génétique du désastre18, insistant sur la vulnérabilité des plantes aux épidémies du fait de leur uniformité génétique. Cette même année, la Conférence des Nations Unies sur l’Environnement Humain se tenait à Stockholm. A cette occasion, il fut décidé que tant la conservation ex situ que la conservation in situ étaient nécessaires et que si les ressources génétiques utiles à l’agriculture devaient être maintenues dans des collections ex situ, les populations sauvages des plantes de culture devaient quant à elles être maintenues dans leur environnement naturel. C’est en s’inspirant de l’article de Harlan que Cary Fowler et Pat Mooney ont développé le concept d’érosion génétique. et le maintien et la reconstitution de populations viables d’espèces dans leur milieu naturel et, dans le cas des espèces domestiquées et cultivées, dans le milieu où se sont développés leurs caractères distinctifs. 16. Crop Genetic Resources for Today and Tomorrow (Cambridge University Press, United Kingdom, 1975). 17. Pour de plus amples précisions, voir G.T. Scarascia-Mugnozza et P. Perrino The History of ex situ Conservation and Use of Plant Genetic Resources, IPGRI 2002, p. 5-6. 18. In Journal of Environmental Quality 1 :212-215 ; dans un autre célèbre article, i.e. Agricultural Origins : Centers and Noncenters, publié en 1971 dans Science 174 : 468-474, J. Harlan revisite la théorie vavilovienne : Je propose la théorie selon laquelle l’agriculture est apparue de manière indépendante dans trois zones distinctes et que, dans chaque cas, existait un système composé d’un centre d’origine et d’une périphérie, dans laquelle les activités de domestication se sont répandues dans un rayon de 5 000 à 10 000 km. L’un de ces systèmes inclut un centre parfaitement défini au ProcheOrient avec une périphérie en Afrique ; un autre système a son centre en Chine et sa périphérie en Asie du Sud-Est et dans le Pacifique Sud ; le troisième système est constitué d’un centre en Mésopotamie et d’une périphérie en Amérique du Sud. Il semblerait que, dans chaque cas, le centre et la périphérie interagissent. Les cultures n’ont pas nécessairement trouvé leur origine dans les centres. Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle 511 Ainsi que l’expliquent ces auteurs : les variétés de plantes représentent des combinaisons génétiques uniques. Il est possible que certains, la plupart, ou tous les gènes d’une variété éteinte continuent à exister au sein d’une autre variété, bien que cela ne soit pas selon cette combinaison particulière [...] Etant donné qu’aucune des variétés ‘fonctionnellement teintes’ n’a été étudiée avant sa disparition, il est cependant impossible d’affirmer qu’il n’y a pas eu de perte de gènes. Et étant donné l’ampleur de la disparition des variétés, il doit même être possible de dire que de nombreux gènes et caractéristiques spécifiques ont disparu.19 C. Fowler and P. Mooney illustrent la nécessité de préserver la diversité génétique avec l’exemple de la variété de blé de Harlan. En 1948, Jack Harlan rapporta de Turquie une variété de blé « au piteux aspect » qui s’est par la suite révélée résistante à plusieurs maladies, et « est à présent utilisée dans de nombreux programmes de culture dans les Etats du Nord-Ouest des Etats-Unis et permet aux agriculteurs d’économiser des millions de dollars chaque année »20. Un autre exemple est fourni par le riz : En Thaïlande, des populations naturelles de riz (Oriza rufipogon) poussaient dans les fossés le long des routes. La rapide généralisation de la modernisation et de l’industrialisation à l’ensemble du pays s’est récemment traduite par l’expansion des principales routes et la destruction des populations naturelles de riz. Afin d’apprécier la situation, des populations naturelles de riz ont été observées sur 17 sites le long de la route reliant Bangkok à Nonkai, du point de vue de leur taille et densité, en 1983 et 1991. Dans le même temps, le remplacement de cultivars locaux de riz par de nouvelles variétés a été observé pendant ces huit années sur 19 sites, de manière à estimer le niveau d’érosion génétique au sein du riz cultivé. Pendant ces huit années, 6 des populations de riz sauvage observées ont été soit détruites, soit réduites en taille ou densité. En particulier, 4 sites dans un périmètre de 150 km autour de Bangkok ont été sérieusement perturbés par l’expansion des routes, ou par la 19. C. FOWLER et P. MOONEY, Shattering : Food, Politics, and the Loss of Genetic Diversity – (Tucson, University of Arizona Press, 1990), chap. 4, à la page 8. 20. C. FOWLER et P. MOONEY, Shattering : Food, Politics, and the Loss of Genetic Diversity – (Tucson, University of Arizona Press, 1990), chap. 4, à la page 13. 512 Les Cahiers de propriété intellectuelle construction d’usines, avec pour résultat la disparition de populations de riz sauvage.21 L’exemple de la variété de riz IR-26 développée par l’IRRI est encore davantage éclairant. IR-26 est un : super-hybride qui s’est avéré exceptionnellement résistant à presque tous les insectes nuisibles et maladies des Philippines. Cependant, il s’est aussi montré fragile aux vents de ces îles, amenant les obtenteurs à se tourner vers une souche taïwanaise qui avait démontré une inhabituelle capacité à résister aux vents, pour découvrir qu’elle avait été totalement éliminée par les agriculteurs taïwanais. Ceux-ci ont en effet planté la variété IR-8 dans pratiquement toutes leurs rizières.22 Selon Norman Borlaug23, une situation similaire peut être observée au Sri Lanka et en Malaisie. J. Harlan décrit la situation prévalant au début des années soixante-dix en affirmant que « la destruction des ressources phytogénétiques est causée au premier chef par le succès des programmes de culture de variétés modernes24. Deux décennies plus tard, selon les données du CIMMYT et de l’IRRI, citées par Melinda Smale25, les variétés semi-naines représentaient 80 % du blé planté dans les pays en développement et environ 75 % du riz planté en Asie. En Afrique sub-saharienne, les variétés locales sont toujours cultivées dans une plus grande proportion que les variétés modernes. Curieusement, les variétés modernes représentent une bien plus faible proportion du maïs planté dans les pays en développement, alors que le maïs étant une plante allogame (à fécondation croisée), les incitations à la privatisation de la recherche sont plus fortes que pour le riz ou le blé. 21. Songkran CHITRAKON, Y. I. SATO, H. MORISHIMA et Y. SHIMAMOTO, Genetic Erosion of Rice in Thailand, in Gramene Rice Genetics Newsletters, vol. 9, 1992, consultable à partir du lien suivant : <http://www.gramene.org/newsletters/rice_genetics/rgn9/v9p73.html>, visité le 26 février 2004. 22. FOWLER et MOONEY, Shattering : Food, Politics, and the Loss of Genetic Diversity – (Tucson, University of Arizona Press, 1990), chap. 4. 23. Discours pour la remise du Prix Nobel, 11 décembre 1970, à la page 13. 24. Harlan 1972, cité par le CIMMYT in Dimensions of Diversity in CIMMYT Bread Wheat from 1965 to 2000, à la page 1 et par Melinda Smale 2000, Economic Incentives for Conserving Crop Genetic Diversity on Farms : Issues and Evidence, article présenté à l’occasion d’EXPO 2000, à la page 2. 25. M. Smale 2000, Economic Incentives for Conserving Crop Genetic Diversity on Farms : Issues and Evidence, article présenté à l’occasion d’EXPO 2000, à la page 2. Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle 513 Les variétés modernes sont spécialement créées de manière à produire de hauts rendements et à résister à un large spectre de pathogènes. Cependant, il semblerait que, tout comme dans le domaine des antibiotiques, une course soit constamment engagée entre obtenteurs et pathogènes. Ainsi que Tom Hash de l’ICRISAT l’exprime, « au moment où les agriculteurs défavorisés d’une région donnée décident d’adopter une variété particulière, les jours de celle-ci sont déjà comptés »26. Cependant, tout comme les variétés modernes, les banques de gènes ne sont qu’une réponse partielle aux problèmes d’adaptation aux pathogènes ou, plus généralement, aux problèmes liés à l’érosion génétique. En effet, si les graines conservées dans les banques ne sont pas régénérées pendant une longue période, seul un faible pourcentage d’entre elles germe et le matériel génétique est alors en danger ; à l’inverse, si elles le sont trop fréquemment, des mutations peuvent intervenir, transformant ce matériel génétique. Il semble ainsi que la conservation du matériel génétique dans sa forme originelle soit une sorte d’idéal, dont la mise en œuvre est problématique. 5. Le concept revisité Un expert a relativement récemment considéré que l’hypothèse d’érosion génétique était « plausible mais documentée nulle part »27. Le CIMMYT commence pour sa part par concéder que nombre des « variétés semi-naines de blé développées dans les pays en développement aujourd’hui ont pour ancêtres des variétés de blé issues de la Révolution verte », avant de montrer que « le nombre de lignées modernes de blé produites et distribuées par le CIMMYT entre 1996 et 1997 est estimé à plus de 30 000 »28. Dans la même veine, Daniel Charles29 retrace l’arbre phylogénétique de la variété IR-36, développée à partir de croisements entre de très nombreuses variétés locales de riz et de variétés résultant 26. FAO 2004, à la page 6. « ICRISAT » signifie International Crops Research Institute for the Semi-Arid Tropics. 27. Stephen BRUSH 1992, Reconsidering the Green Revolution : Diversity and Stability in Cradle Areas of Crop Domestication in Human Ecology 20 :145-167, cité par le CIMMYT Dimensions of Diversity in CIMMYT Bread Wheat from 1965 to 2000, à la page 2. 28. CIMMYT Dimensions of Diversity..., citant une communication personnelle de S. Rajaram, à la page 3. 29. Daniel CHARLES, Seeds of Discontent in Science, Vol. 294, Issue 5543, 772-775 , 26 October 2001. 514 Les Cahiers de propriété intellectuelle déjà de croisements entre des variétés provenant d’Inde, de Chine, de Taïwan, des Philippines et des États-Unis. Selon S. Brush, le « concept d’érosion génétique des cultures remonte à une période où la biologie des populations de plantes en était encore à un stade exploratoire, avant qu’existent les moyens d’analyse écologique des populations de plantes dans leurs centres de diversité. Un réexamen et une modification du concept auraient dû intervenir de longue date, en particulier dans la mesure où ce concept a des implications très importantes pour la politique de conservation »30. Le CIMMYT récuse le concept d’érosion génétique sur la base des « deux ‘dimensions’ de la diversité : diversité latente (non observable) et diversité apparente (observable) [...]. En matière de diversité latente, l’indicateur est un indice construit à partir de données moléculaires ou relatives au coefficient de parenté31 ; pour la diversité apparente, l’indicateur consiste en des mesures de performance s’agissant du rendement en graines, de la tolérance à la chaleur et à la sécheresse, de la résistance aux maladies... »32. Une thèse non publiée de J.V. Dennis, citée par S. Brush, établit que le rapide changement de variétés plantées est un trait caractéristique des techniques de culture du riz en Thaïlande, où des variétés locales de riz sont régulièrement obtenues de régions lointaines. Cette étude compare les variétés de riz identifiées dans six districts pendant la période allant de 1950 à 1961 à celles trouvées en 1982-1983. Des 89 variétés répertoriées en première période, seules 15 subsistent en 1982-1983 et 82 variétés identifiées en 1982-1983 n’étaient pas présentes dans ces districts entre 1950 et 196133. L’une des conclusions avancées par S. Brush est que « les cultures dans leurs centres de diversité ne sont pas des assemblages de populations localement endémiques ou relativement statiques » 34. En outre, « le choix est influencé par l’hétérogénéité du système agricole – du point de vue naturel, économique et social. Le rende30. S. BRUSH 1999, Genetic Erosion of Crop Populations in Centers of Biodiversity : a Revision – FAO Technical Meeting, Prague 1999, à la page 1. 31. Il doit être gardé à l’esprit qu’une apparente uniformité peut masquer une diversité génotypique. 32. CIMMYT, Dimensions of Diversity in CIMMYT Bread Wheat from 1965 to 2000, à la page 2. 33. S. BRUSH 1999, à la page 6. 34. Ibid., à la page 7. Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle 515 ment est un critère important, mais il n’est que l’un des critères soupesés lors du choix de cultures et de variétés. L’hypothèse d’érosion génétique ne permet pas de rendre compte de cette hétérogénéité des systèmes agricoles, des critères de sélection et des conditions du marché. En raison de ces défauts, cette hypothèse ne permet pas non plus de prévoir les limites de la diffusion des variétés modernes »35. L’analyse de la diversité génétique doit être étendue aux métapopulations, en commençant au niveau de la ferme. Selon S. Brush, « alors que l’extinction de variétés ancestrales au niveau d’une ferme ou d’un village peut ne pas mettre en danger l’ensemble de la variété ancestrale en question, l’extinction d’une métapopulation est possible lorsque l’habitat de cette variété ancestrale a été dégradé par la modernisation [...]. Les mathématiques des métapopulations sont telles que de fortes probabilités d’extinction au niveau local peuvent être grandement réduites au niveau régional »36. Melinda Smale souligne quant à elle que « se fonder sur les notions populaires de centres d’origine et de diversité pour localiser des gisements peut s’avérer une mauvaise politique ». Cette auteure explique que le choix des agriculteurs est déterminé par leur aversion pour le risque, par l’absence de marché pour certaines variétés ancestrales et par les différences en termes de qualité des sols et d’effets des engrais (naturels ou chimiques) : D’un point de vue heuristique, trois axes déterminent la probabilité que des variétés ancestrales vont continuer à être cultivées : la densité de peuplement, le potentiel productif d’une zone et les possibilités de commercialisation. Les prédictions en matière de survie des variétés ancestrales diffèrent pour le riz, le blé et le maïs, en raison de leurs caractéristiques biologiques respectives.37 6. Le réseau du GCRAI et le Traité FAO La première initiative visant à organiser la conservation et la distribution de germoplasme a été lancée, selon Mary Footer38, par 35. 36. 37. 38. Ibid., à la page 10. Ibid., aux pages 17-18. M. SMALE 2000, à la page 8. Mary FOOTER, Intellectual Property and Agrobiodiversity : Towards Private Ownership of the Genetic Commons in Yearbook of International Environmental Law, vol. 10/1999 – Oxford. 516 Les Cahiers de propriété intellectuelle la FAO en 1961. Une troisième réunion sur ce thème a défini en 1973 les stratégies d’échantillonnage pour les collections ex situ, de préférence aux collections in situ. Parallèlement, ainsi qu’il l’a été précisé auparavant au sujet de la révolution verte, la Fondation Rockefeller a financé la première collection ex situ de germoplasme de blé et de maïs, puis établi le Groupe Consultatif pour la Recherche Agricole Internationale (GCRAI) en 1971. La FAO, le Programme des Nations Unies pour l’Environnement et la Banque Mondiale participent désormais au financement du GCRAI, qui rassemble 16 collections et centres de recherche – dont certains, comme l’IRRI créé en 1960, le CIMMYT en 1966, ou le Centre International pour l’Agriculture Tropicale, institué en 1967, existaient déjà. Les pays sont libres de donner du matériel génétique aux centres du GCRAI et quiconque peut obtenir gratuitement des échantillons pour conduire des recherches ou programmes de culture. Ceci résulte d’une proposition faite au Comité Technique Consultatif (« TAC » en anglais) du GCRAI lors d’une réunion à Betsville, dans le Maryland, en 1972. Ce plan comportait plusieurs autres propositions, telles que l’inclusion de banques de gènes nouvellement créées – l’ADRAO (WARDA, 1971), le Centre International de la Pomme de Terre (1971) et l’ICRISAT (1972) – la création de nouvelles banques de gènes régionales dans les centres de diversité définis par Vavilov, ainsi que d’un centre de coordination, rebaptisé IPGRI en 1991. Lors de la 21e Conférence de la FAO, le 25 novembre 1981, l’absence d’« accord international pour assurer la conservation, l’entretien et le libre échange des ressources génétiques d’intérêt pour l’agriculture contenues dans les banques de germoplasmes existantes »39 était soulignée dans la Résolution 6/81 (point (e)). Les pays industrialisés, aux rangs desquels étaient les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie, se sont particulièrement opposés à cette résolution. Cependant, la 22e Conférence de la FAO en 1983 avalisa cette proposition d’Accord International ainsi que la création d’une commission de la FAO pour les ressources phytogénétiques (CPGR). L’Accord International est l’un des éléments du système global pour les ressources phytogénétiques élaboré par la suite et qui com39. Cité par G.T. SCARASCIA-MUGNOZZA et P. PERRINO, The History of ex situ Conservation and Use of Plant Genetic Resources, IPGRI 2002, à la page 8. Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle 517 prend, entre autres, un Code de Conduite pour la Collecte et le Transfert de Germoplasme Phytogénétique40, le Système Mondial d’Information et d’Alerte41, le Plan d’Action Mondial pour la conservation et l’utilisation durable des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture et le Fonds Génétique International. Ce dernier, institué en 1989 en vue de mettre en œuvre les droits des agriculteurs, n’est jamais devenu opérationnel. L’Accord international sur les ressources phytogénétiques n’avait pas force contraignante, au motif que les ressources phytogénétiques constituaient l’héritage commun de l’humanité et devaient être échangées librement. Trois résolutions (4/89, 5/89 et 3/91) ont par la suite été ajoutées à l’Accord international, afin s’affirmer la compatibilité des droits des obtenteurs avec le système multilatéral, de reconnaître les droits des agriculteurs et les droits de souveraineté des nations sur leurs ressources phytogénétiques. Selon l’interprétation faite par Graham Dutfield (2002 b) des motifs soustendant l’adoption de la résolution 5/89 : [l]es Droits des Agriculteurs invoqués par l’Accord avaient pour but de reconnaître que les ressources phytogénétiques étaient de nature différente de celle des ressources naturelles fossiles, telles que le charbon ou le pétrole, dans la mesure où considérer que les ressources phytogénetiques sont de simples dons de la nature aurait impliqué d’ignorer le savoir et les pratiques en 40. Parmi les objectifs du Code de Conduite pour la Collecte et le Transfert de Germoplasme Phytogénétique figure la promotion du partage des bénéfices tirés des ressources phytogénétiques entre fournisseurs et utilisateurs de germoplasme, en prenant en considération les coûts de conservation et de développement du germoplasme et en évitant les situations où les bénéfices effectivement tirés des ressources génétiques par les communautés locales et les agriculteurs sont sapés par l’utilisation faite par des tiers de ces ressources, ou les situations où du matériel important au point de vue de la variabilité génétique serait retiré du pool génétique local. 41. La création de ce système était exigée par les points (e) et (f) de l’article 7.1 de l’Engagement International, « afin d’attirer rapidement l’attention sur les risques menaçant le fonctionnement des collections ex situ et sur les dangers d’extinction d’espèces végétales ainsi que sur la perte de diversité génétique à travers le monde » selon l’opinion de Jerzy Serwinski, in World Information and Early Warning System on Plant Genetic Resources, FAO – Réunion technique sur la méthode WIEWS, Rabat, Maroc, 1-3 février 1999. Le premier rapport sur « L’état des ressources phytogénétiques du Monde » fut préparé en vue de la 4e Conférence internationale sur les ressources phytogénétiques, réunie à Leipzig en juin 1996. 518 Les Cahiers de propriété intellectuelle matière de gestion des ressources des communautés traditionnelles qui les ont développées.42 Parallèlement, en 1989, la Déclaration du GCRAI sur les ressources phytogénétiques plaça les collections de celui-ci en fiducie pour le compte de la communauté internationale, en vue d’accroître la sécurité alimentaire et de réduire la pauvreté. Les initiatives de la FAO ont fait l’objet de critiques, surtout de la part des pays industrialisés, ainsi que de quelques pays en développement, las de ne pouvoir tirer un bénéfice de leurs ressources phytogénétiques, de plus en plus perçues comme de potentielles sources de revenus. Cette attention s’est en particulier portée sur l’article 2(1)(a) de l’Engagement International, couvrant tout à la fois les variétés sauvages et ancestrales et les variétés nouvellement développées. Comme la cristallisation des antagonismes menaçait les échanges de ressources génétiques, William Brown de Pioneer Hi-Bred et d’autres avec lui ont recherché la médiation du Centre de Keystone dans le Colorado. Plusieurs réunions se sont tenues d’abord dans le Colorado en 1988, puis à Madras et enfin à Oslo. Ainsi que le rapporte C. Fowler43, le Gouvernement de Norvège a demandé que les trois documents résultant du Dialogue de Keystone soient formellement pris en compte par la Conférence des Nations Unies pour l’Environnement et le Développement de 1992. Outre la contribution du Dialogue de Keystone, l’influence de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (IUCN) a été déterminante. Le Programme des Nations Unies pour l’Environnement aurait insisté pour reprendre à son compte le travail de l’IUCN (notamment le congrès mondial sur les parcs nationaux organisé en Indonésie en 1982)44. L’IUCN est à l’origine de la Convention sur la Diversité Biologique et, plus récemment, des « Directives de Bonn ». En 1991, la Conférence de la FAO considéra que plusieurs questions, en particulier celles ayant trait à l’accès aux ressources génétiques, devaient être traitées lors du Sommet de la Terre organisé par la Conférence des Nations Unies pour l’Environnement et le Déve42. Graham DUTFIELD, Intellectual Property Rights, Trade and Biodiversity – Earthscan Feb. 2002 ; repris par l’OMC dans le document IP/C/W/175, par. 13. 43. C. FOWLER, International Conflicts in New Crops Policy in J. Janick and J.E. Simon (eds.), New Crops (New York, Wiley, 1993), aux pages 22-27. 44. Voir les actes du Symposium UNU-IAS/JBA intitulé « Commercial Prospects of Access to and Benefit-sharing of Genetic Resources » – Tokyo, 30 septembre 2003. Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle 519 loppement à Rio en 1992. En réalité, la Convention sur la Diversité Biologique (CBD), qui est l’un des textes adoptés pendant le Sommet de la Terre, ne résolut pas toutes les préoccupations exprimées auparavant au sein de la FAO, ou dans le cadre de l’Agenda 2145, également adopté pendant le Sommet de la Terre. Par exemple, les questions relatives aux droits des agriculteurs et aux conditions d’accès aux collections ex situ créées avant l’adoption de la CBD demeuraient pendantes, tandis que la CBD réaffirmait le principe de souveraineté des États sur leurs ressources génétiques46 (art. 3) et le besoin de protéger les savoirs autochtones relatifs à la conservation de la diversité biologique (art. 8 (j)). La Conférence de la FAO lança alors la 4e Conférence Technique Internationale sur les ressources phytogénétiques à Leipzig en juin 1996. La Déclaration de Leipzig insista sur l’importance de la révision de l’Engagement International, ce qui ne fut achevé que le 3 novembre 2001. Dans l’intervalle, en octobre 1994, la FAO et 11 centres du GCRAI dépositaires de collections ex situ concluaient une série d’accords visant à placer ces collections sous les auspices de la FAO et à instituer un réseau international de collections ex situ « pour le compte de la communauté internationale, en particulier des pays en développement ». La Déclaration Conjointe de la FAO et des centres du GCRAI concernant l’Accord Plaçant le Germoplasme des Collections du GCRAI sous les auspices de la FAO contient un certain nombre de précisions sur l’interprétation à donner à certains termes de 45. Le chapitre 32 de l’Agenda 21 adopte un point de vue légèrement différent de celui pris par la FAO dans la mesure où il y est insisté sur la nécessité d’encourager l’adoption de technologies respectueuses de l’environnement, l’intégration des « externalités » négatives et la participation des agriculteurs dans la mise en œuvre des politiques agricoles et environnementales. Cependant, le chapitre 14G s’intéresse plus particulièrement aux questions relatives à la conservation et l’utilisation durable des ressources phytogénétiques pour l’agriculture et l’alimentation. 46. Selon l’article 2 de la CBD, les termes « ressources génétiques » signifient du matériel génétique ayant une valeur effective ou potentielle. Selon l’Accord International de la FAO, l’expression « ressources phytogénétiques pour l’agriculture et l’alimentation » vaut pour tout matériel génétique d’origine végétale, y compris le matériel de reproduction et de multiplication végétative, contenant des unités fonctionnelles de l’hérédité. La définition incluse dans l’ancien Engagement International (sous l’article 2) était plus large, puisqu’elle comprenait « les cultivars actuellement utilisés et les récemment créés, les cultivars obsolètes, les cultivars primitifs (races de pays), les espèces sauvages et adventices proches parentes de variétés cultivées, ainsi que les souches génétiques spéciales (lignées de sélection avancée, lignées d’élite et mutants) ». Ceci constitue la toile de fond de l’adoption de la Résolution 4/89. 520 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’Accord. Ainsi, lorsque l’Accord indique (à l’article 3) que « le Centre ne revendiquera pas de titre de propriété sur le germoplasme faisant l’objet d’une désignation et [qu’]il ne cherchera pas davantage à obtenir de titre de propriété intellectuelle sur ce germoplasme ou sur des informations y afférentes », les termes « informations y afférentes » couvrent en particulier l’information relative aux savoirs autochtones. Lorsqu’il est dit à l’article 9 que « le Centre s’engage à rendre accessible aux utilisateurs, directement ou par l’intermédiaire de la FAO, à des fins de recherche scientifique, de sélection ou de conservation de ressources génétiques, sans restrictions », ces deux derniers mots ne doivent pas être interprétés d’une manière susceptible d’affecter les droits des pays d’origine au sens de la CBD (par exemple, lorsqu’un pays entreprend d’invoquer l’absence de consentement préalable et éclairé caractérisant un transfert de matériel biologique litigieux). En matière de transfert d’échantillons, les centres devaient s’assurer, par exemple au moyen d’Accords de Transfert de Matériel, de ce que les récipiendaires ne puissent pas obtenir de droits de propriété intellectuelle sur le matériel transféré et que cette restriction s’applique également à d’éventuels récipiendaires subséquents. Cependant, dans le cadre de cet accord, le centre à l’origine du transfert n’était pas dans l’obligation de contrôler le respect de cette obligation par le récipiendaire. La Seconde Déclaration Conjointe, adoptée en 1998, prend acte de ce que des violations de l’interdiction d’obtenir des droits de propriété intellectuelle peuvent intervenir et propose des procédures pour y remédier47. Prenant en compte la CBD, le GCRAI a élaboré en 1999 les Directives pour la rédaction d’accords d’acquisition de germoplasme, selon lequel les « ressources devraient être obtenues d’une manière leur permettant, ainsi qu’aux informations y afférentes, d’être placées sous l’empire et gérées selon les termes de l’accord conclu avec la FAO et plaçant les collections de germoplasme du GCRAI en fiducie sous les auspices de la FAO ». En 2004, le nombre d’accessions (i.e., les variétés données à ces collections, ou développées par ces dernières) couvertes par l’accord se montait aux environs de 600 000. 47. Voir System-wide Genetic Resources Programme (SGRP), CGIAR Centre Policy Instruments, Guidelines and Statements on Genetic Resources, Biotechnology and Intellectual Property Rights, Rome – Septembre 2001. Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle 521 Depuis lors, la Commission de la FAO pour les ressources génétiques pour l’agriculture et l’alimentation, agissant par intérim avant l’entrée en vigueur du Traité International (intervenue le 29 juin 2004) a préparé les termes de référence de la nouvelle version de l’accord standard de transfert de matériel. La Commission a identifié un certain nombre de questions48 s’agissant du partage des bénéfices monétaires et autres tirés de la commercialisation des ressources phytogénétiques : – Qu’entend-on par incorporation de matériel auquel un bénéficiaire a eu accès grâce au Système Multilatéral (SML) ? – Quand un produit est-il considéré comme disponible sans restrictions pour d’autres bénéficiaires à des fins de recherche et de sélection, et par conséquent, exempté du versement obligatoire au Fonds qui doit être institué au sein du SML à des fins de partage des bénéfices ? – Les petites exploitations agricoles des pays en développement doivent-elles être exemptées de tels paiements, et dans l’affirmative, quelles sont les conditions à satisfaire pour entrer dans cette catégorie ? – Faut-il établir différents montants de paiements pour différentes catégories de bénéficiaires commercialisant des produits incorporant du matériel obtenu du SML ? Certaines de ces questions montrent clairement que l’accord de transfert de matériel doit être l’interface entre le SML de la FAO et les droits de propriété intellectuelle, à caractère privatif. En effet, lorsque du matériel désigné est utilisé puis transformé dans le cadre d’un programme de sélection, il est possible d’obtenir des droits de propriété intellectuelle sous réserve que les conditions d’accès à la protection soient remplies. Un paiement devrait alors être versé au Fonds Multilatéral, sur une base volontaire ou obligatoire, selon 48. CGRFA/MIC-1/02/REP, Annexe D, document préparé en vue de la première réunion d’octobre 2002 de la Commission des ressources génétiques pour l’alimentation et l’agriculture dans ses fonctions de Comité intérimaire pour le Traité International. Un rapport relatif aux termes de l’accord type relatif au transfert de matériel, préparé par le Groupe d’Experts en vue de la seconde réunion de la Commission, tenue à Rome du 15 au 19 novembre 2004 – document CGRFA/ IC/MTA-1/04/Rep – regroupe les suggestions ou recommandations faites par rapport au document initial. 522 Les Cahiers de propriété intellectuelle qu’il est ou non possible d’accéder au résultat du programme de culture en cause. Lors de la deuxième réunion du Groupe de Contact pour la rédaction de l’Accord Standard de Transfert de Matériel (ci-après « SMTA », d’après l’acronyme anglais), qui s’est tenue à Alnarp en Suède en avril 2006, il a été décidé que tous les produits incorporant du matériel génétique figurant sur la liste de l’Annexe I au Traité pouvaient donner lieu à un paiement au SML à un taux réduit, que le produit ait été développé ou non à partir de matériel génétique effectivement reçu du SML. En compensation, l’obtenteur du produit en question pourrait être exonéré de paiement dû au titre de l’article 6.7 (ancien article 7.10) du projet de SMTA – i.e. paiement dû au titre de la commercialisation du produit assortie de restrictions portant sur l’utilisation du produit. Le Groupe de Contact est tombé d’accord sur un taux réduit de 0,5 % et un taux normal de 1,1 % du résultat des ventes avant impôt dans les cas de commercialisation avec restrictions49. Avec le recours croissant aux biotechnologies, et par conséquent au brevet de manière à obtenir un retour sur investissement, l’article 13(2)(d)(ii) du Traité International de la FAO devrait se révéler important50. 7. Une privatisation croissante de la recherche agronomique Les ressources phytogénétiques ont de longue date été considérées comme des biens publics, dans la mesure où elles se reproduisent, ce qui confère à leur utilisation un caractère non-appropriable et non-rival (i.e., il est difficile d’exclure leur utilisation par un tiers et leur utilisation par une personne n’empêche pas une autre personne de les utiliser également). Aussi, la recherche agricole 49. Voir Document CGRFA/IC/CG-SMTA-2/06/3 p. 5, et Earth Negotiations Bulletin, Vol. 9 no 369, 19 Juin 2006, p. 5, accessible à l’adresse http://www.iisd.ca/biodiv/itpgrgb1/, visitée le 29 Juin 2006. 50. Les droits des obtenteurs définis par la Convention UPOV (art. 5(3) de l’Acte de 1978 et art. 15 de l’Acte de 1991) rendent en revanche le système multilatéral du Traité FAO inapplicable aux variétés protégées par certificat d’obtention végétale, dans la mesure où les variétés protégées demeurent accessibles à des fins de recherche. Tandis qu’il est possible, sous l’empire de l’Acte de 1978, de commercialiser des variétés dérivées de variétés protégées sans avoir à requérir l’autorisation de l’obtenteur de la variété initiale, la notion de « variété essentiellement dérivée » introduite par la version de 1991 de la Convention UPOV impose au second obtenteur d’obtenir ladite autorisation. Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle 523 était-elle essentiellement menée par des centres publics (nationaux ou internationaux) de recherche, ou des stations locales d’expérimentation, non sujets à la contrainte de générer suffisamment de bénéfices afin de compenser les coûts de recherche et de production. Une autre raison pour un financement public de la recherche agricole tient à ce que les biens publics tendent à être produits en quantités socialement insuffisantes51. Tandis que l’aide au développement commençait à décroître, l’investissement privé dans la recherche et le développement agricole augmentait à partir des années 30-40 avec l’avènement des sociétés spécialisées dans les hybrides. Une étude conduite par l’Iowa Tate University montre que, tandis que la recherche et le développement dans les programmes publics de sélection baissait de 2,5 années-chercheur par an entre 1990 et 1994, la croissance annuelle pour l’industrie privée tournait autour de 32 années-chercheur52. Toujours aux États-Unis, au milieu des années quatrevingt-dix, les cultures en champ étaient menées à 80 % par le secteur privé53. Au Royaume-Uni, l’effet global de plusieurs mouvements de privatisation sur les budgets de sélection et de recherche en biotechnologie a été négatif et le changement intervenu a transféré une partie du poids de la recherche des contribuables vers les agriculteurs54. Plusieurs inconvénients inhérents à ce transfert ont été signalés. Tout d’abord, le secteur privé est susceptible d’avoir un horizon économique plus rapproché que celui de l’optimum social ; des cultures pour lesquelles le marché des grains est limité pourraient être négligées ; les agronomes bénéficient de moins d’occasions d’être 51. Timothy G. REEVES et Kelly A. CASSADAY, dans Global Public Goods for Poor Farmers : Myth or Reality ? – CIMMYT 2001, à la page 3, disponible à l’adresse suivante : <http://www.cimmyt.org/whatiscimmyt/globpublgoods/global_public. htm>, visitée le 10 janvier 2005. 52. Enquête de Ken Frey, citée par Steven C. PRICE (University of Wisconsin-Madison) dans Informal survey on impact of IPR on plant breeding in Nature Biotechnology, Vol. 17, octobre 1999, à la page 938, consultable sur le site <http://biotech. nature.com>, visité le 28 octobre 2004. 53. K.J. FREY, National Plant Breeding Study, Special Report 98 (Iowa State University, 1996), cité par Paul W. HEISEY, C.S. SRINIVASAN et Colin THIRTLE, Public Sector Plant Breeding in a Privatizing World, Economic Research Service, US Department of Agriculture, Agriculture Information Bulletin no 772, août 2001, à la page 8. 54. C.E. PRAY, The Impact of Privatising Agricultural Research in Great Britain : An Interim Report on PBI and ADAS in Food Policy 21, 3 :305-318, cité par Paul W. Heisey, C.S. Srinivasan et Colin Thirtle (2001), à la page 9. 524 Les Cahiers de propriété intellectuelle formés aux techniques de sélection proches du stade de commercialisation, de plus en plus souvent mises en œuvre par le secteur privé. Cependant, certains auteurs55 ont fait valoir que les institutions publiques sont de plus en plus soumises à des pressions visant à les faire agir comme des institutions privées. Un autre auteur56 objecte que les programmes publics de sélection peuvent se montrer tout aussi protectionnistes que leurs équivalents du secteur privé. Dans ce contexte, il paraît nécessaire de comprendre et comparer la portée des droits des obtenteurs et des brevets dans le domaine agricole et d’évaluer la liberté d’exploitation des futurs programmes de sélection, sachant qu’il y a 50 à 100 nouvelles demandes de brevet par mois dans le domaine des biotechnologies appliquées à l’agriculture, selon l’ISAAA (2000)57. En particulier, au-delà du renforcement très commenté des droits des obtenteurs dans l’Acte de 1991 de la Convention UPOV pour la protection des variétés végétales et du nombre croissant de demandes de brevet pour des innovations liées à l’agriculture auprès des offices de brevet américain, japonais et européens, il peut s’avérer intéressant de s’arrêter sur le cas des hybrides, déjà protégés par l’Acte de 1978 de la Convention UPOV. En couvrant les lignées parentales d’un hybride protégé par un certificat d’obtention végétale, les droits des obtenteurs pourraient bien limiter la variabilité des hybrides. En effet, chez certaines plantes, le résultat d’un croisement entre la lignée maternelle A et la lignée paternelle B diffère de celui d’un croisement entre la lignée paternelle A et la lignée maternelle B. Il ne semble pas légitime que la protection conférée par le certificat d’obtention protégeant un hybride obtenu par l’un des croisements possibles couvre également les résultats, potentiellement différents, d’autres croisements impliquant les mêmes lignées parentales. Néanmoins, la position de l’ASSINSEL est claire sur ce point : 55. Timothy G. REEVES et Kelly A. CASSADAY (2001), à la page 5. 56. Robert TRIPP, Can the public sector meet the challenge of private research ? Commentary on ‘Falcon and Fowler’ and ‘Pingali and Traxler’ in Food Policy 27 (2002), à la page 241. 57. R. David KRYDER, Stanley P. KOWALSKI et Anatole F. KRATTIGER (2000), The Intellectual and Technical Property Components of pro-Vitamin A Rice (GlodenRice™) : A Preliminary Freedom-To-Operate Review, The International Service for the Acquisition of Agri-biotech Applications (ISAAA), Briefs no 20, Ithaca, NY, United States, à la page 6. Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle 525 [l]a variabilité génétique est disponible à tout sélectionneur au travers de l’hybride/des hybrides déjà sur le marché. [...] Sélectionner une variété distincte à partir d’une variété protégée nécessite plusieurs cycles de sélection, tandis que l’utilisation par un tiers d’une lignée parentale pour produire un nouvel hybride, ce qui peut être réalisé très rapidement, constituerait manifestement une atteinte aux droits du propriétaire de cette lignée parentale.58 8. Biotechnologies, droits de propriété industrielle et diversité biologique La première application faite de la découverte de l’ADN a consisté à forcer une cellule à exprimer un trait d’intérêt. La cellule est amenée à exprimer des traits différents de ceux qu’elle produirait normalement. Cependant, les systèmes capables d’intégrer de l’ADN ne sont pas universels. En matière agricole, le principal vecteur utilisé est Agrobacterium tumefasciens, un pathogène présent dans le sol. Cette bactérie présente la capacité exceptionnelle de transférer un fragment spécifique d’ADN (ADN de transfert ou ADN-T) d’un plasmide cancérigène dans le noyau des cellules infectées des plantes dicotylédons59 ; ce plasmide est alors intégré dans le génome de son hôte et transcrit. Le gène responsable de la tumeur peut être retiré ou rendu muet avant l’introduction d’ADN étranger dans la plante. Ce qui est utilisé ici est la capacité du plasmide à s’intégrer dans l’hôte. Les cellules des feuilles de la plante hôte intègrent alors le plasmide modifié et elles peuvent être cultivées pour donner naissance à des plants génétiquement modifiés. Un brevet sur un tel vecteur a été déposé auprès du USPTO, le Bureau américain des marques et brevets, en 1982 et délivré sous le numéro 4,536,475 en août 198560. Ce brevet concernait tout aussi bien les monocotylédons que les dicotylédons. 58. Traduction libre de Position Paper on Protection of Parental Lines, ASSINSEL, Mai 2000, in fine, disponible en anglais uniquement à l’adresse suivante : <http:// www.worldseed.org/position_papers/parentallinese.htm>, visitée le 20 juin 2005. 59. Les plantes dicotylédons sont des plantes à fleurs qui produisent deux pousses (cotylédons) lors de leur germination (par ex. soja, pomme-de-terre, tabac...) ; les monocotylédons n’en produisent qu’un (comme le riz, le blé, l’orge, le maïs...). Un plasmide est une molécule d’ADN circulaire, non située sur un chromosome et capable d’auto-réplication, présente dans de nombreuses bactéries et susceptible d’opérer des transferts de matériel génétique avec d’autres cellules bactériennes de la même espèce, voire d’espèces différentes. Les plasmides sont utilisés comme vecteurs en génie génétique. 60. Voir la base brevets du USPTO : <http://www.uspto.gov>. 526 Les Cahiers de propriété intellectuelle Par la suite, des techniques reproductibles ont été établies pour le riz (1994, 1998), le maïs, le blé et la canne à sucre (1997, 1998)61. Depuis lors, un brevet (no 6,528,701) a été délivré par le USPTO le 4 mars 2003 pour des promoteurs dérivés du riz qui peuvent être utilisés pour guider l’expression de gènes structuraux tels que, sans y être limités, les gènes de résistance aux herbicides, gènes de résistance aux insectes, à la sécheresse ou autres conditions environnementales défavorables. Il existe trois types de méthodes de modifications génétiques62 : – l’affaiblissement, méthode par laquelle des gènes présents dans le génome d’une plante sont manipulés de manière à changer leur niveau ou mode d’expression ; – le transfert proche, c’est-à-dire le transfert de gènes d’une espèce à une autre appartenant au même royaume taxonomique63 ; – le transfert éloigné, par lequel un ou plusieurs gènes appartenant à une espèce d’un autre royaume est/sont transféré(s) dans une plante (par ex. des gènes de bactérie dans une plante). Le troisième type de méthode est particulièrement bien illustré par les utilisations faites dans le domaine agricole de la bactérie Bacillus thuringiensis (Bt). Cette bactérie, capable de produire des protéines particulières, les ä-endotoxines, constitue un insecticide 61. Voir G. DE LA RIVA, J. GONZALEZ-CABRERA, R. VASQUEZ-PADRON et Camilo AYRA-PARDO, Agrobacterium : a natural tool for plant transformation in Electronic Journal of Biotechnology vol. 1, issue 3, 15 décembre 1998, disponible à <http://www.ejb.org/content/vol1/issue3/full>, visité le 31 mars 2003. 62. Voir FAO 2004, chapitre 1, à la page 9. 63. « Lors de croisements entre espèces éloignées, la mort des embryons hybrides intervient généralement très tôt ». Ces embryons hybrides peuvent être retirés de l’endosperme et amenés à germer in vitro (« l’endosperme est le tissu qui nourrit le jeune embryon de la germination jusqu’au moment où les feuilles deviennent fonctionnelles ») Hai-Shan CHI, The efficiencies of various embryo rescue methods in interspecific crosses of Lilium in Botanical Bulletin of Academia Sinica (2002) 43 : 139-146, à la page 142. Cette technique a également permis le croisement du riz asiatique à haut rendement Oriza sativa avec une variété africaine résistante à la concurrence des graminées, à l’humidité, aux fortes teneurs en aluminium des sols, donnant ainsi naissance aux NERICA (« New Rices for Africa ») – Voir M.P. JONES (1999), Basic breeding strategies for high yield rice varieties at WARDA, in Japanese Journal of Crop Science 67 :133-6, cité par le Nuffield Council on Bioethics The Use of Genetically Modified Crops in Developing Countries (suite du rapport de 1999), London, juin 2003, à la page 13. Voir également The Sasakawa Africa Association Newsletter Feeding the Future, juillet 2003, à la page 13. Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle 527 naturel et nombre de brevets portant sur son introduction dans des plantes telles que le maïs, le coton ou le riz, ont été déposés. Le premier brevet concernant le gène Bt et la production de δ-endotoxines a été délivré par le USPTO en mai 1984 (no 4,448,885) à l’Université de Washington. Tandis que ce brevet concernait l’expression dans des plasmides de séquences ADN codant pour des δ-endotoxines, les nombreux brevets américains délivrés depuis lors sur des gènes Bt portent sur l’expression de protéines léthales pour des larves spécifiques (et donc distinctes les unes des autres). Initialement, ces protéines étaient exprimées dans des microorganismes colonisateurs (et, en l’espèce, protecteurs) de plantes ; les brevets déposés ou délivrés plus récemment visent à protéger des méthodes d’insertion de gènes synthétiques directement au sein de différentes plantes. Une autre application fréquente des biotechnologies à l’agriculture, qui elle aussi donne lieu à de nombreux brevets, consiste à introduire des gènes de résistance au glyphosate, une variété d’herbicide. L’organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), dans son rapport sur l’État de l’alimentation et de l’agriculture publié en 2004, fait observer que : [p]ratiquement les deux-tiers des essais en champ dans les pays industrialisés et les trois quarts de ceux conduits dans les pays en développement sont centrés sur deux traits : tolérance aux herbicides et résistance aux insectes, ou sur une combinaison de ces deux traits [...] Alors que la résistance aux insectes est un trait d’intérêt particulier pour les pays en développement, celui de résistance aux herbicides est moins pertinent dans des zones où la main-d’œuvre agricole est abondante. En revanche, des traits agronomiques d’importance particulière pour les pays en développement et les zones de production marginale, tels que de hauts rendements ou une tolérance aux stress abiotiques (par ex. sécheresse et salinité) font l’objet de peu d’essais en champ dans les pays industrialisés et encore moins dans les pays en développement.64 En outre, les biotechnologies fournissent des outils d’identification et non pas uniquement de modification, du matériel génétique. Dans les années quatre-vingt, la technique, connue sous le nom de RFLP (« Restriction Fragment Length Polymorphism »), a permis d’établir les premières cartes moléculaires et a conduit à la découverte de la synténie, observation selon laquelle des espèces 64. FAO 2004, chapitre 3, à la page 10. 528 Les Cahiers de propriété intellectuelle liées entre elles ont des cartes génétiques similaires. Depuis le séquençage total du génome du riz65, il est possible de prédire que des gènes-clés (par exemple des gènes de résistance à une maladie spécifique) sont présents dans d’autres céréales, y compris dans les variétés « orphelines », dans le même ordre que dans le riz. De manière plus détaillée, la RFLP est une technique qui permet de différencier des organismes en observant la manière dont leurs ADN respectifs se fragmentent. Lorsque deux organismes diffèrent quant à la distance séparant leurs sites de clivage sous l’action d’une enzyme de restriction, la longueur des fragments d’ADN obtenus diffère également. Ces fragments sont séparés par électrophorèse. Une autre technique, la RAPD (« Random Amplified Polymorphic DNA »), plus rapide mais également moins précise, est très répandue. Elle consiste à créer des empreintes génomiques d’espèces identifiant des fragments (choisis de manière aléatoire) d’ADN inconnu afin d’en faciliter le tri. Ces deux méthodes d’empreintes génétiques sont celles le plus couramment utilisées, notamment dans des programmes de sélection, en vue d’identifier les plantes selon des différences dans leurs génotypes66. Cependant, elles restent onéreuses et ne sont pour le moment pas appliquées de manière systématique afin de déterminer l’origine de ressources phytogénétiques, comme le nécessiterait par exemple la mise en œuvre de l’article 13(2)(d) du Traité FAO. 9. Conclusion Il est loisible d’observer à l’heure actuelle une combinaison de méthodes agricoles traditionnelles, reposant sur la main-d’œuvre et la connaissance tant des besoins des populations locales que des conditions environnementales et des biotechnologies, qui peuvent constituer un outil de recherche complémentaire pour l’identification de traits désirables au sein de groupes taxonomiques même très éloignés. Cette tendance devrait conduire à la création de toute 65. En avril 2000, Monsanto avait annoncé son intention de rendre disponible à titre gratuit pour la communauté scientifique les résultats de sa recherche sur le séquençage du génome du riz. Le 26 janvier 2001, le GCRAI se déclarait satisfait d’une annonce publique similaire faite par Myriad Genetics Inc. et TMRI, le centre de recherche de Syngenta, qui s’étaient associés pour cartographier le génome du riz. 66. Pour de plus amples précisions, voir J.A. HARDON, B. VOSMAN and Th.J.L. VAN HINTUM, Identifying Genetic Resources and their Origin : The Capabilities and Limitations of Modern Biochemical and Legal Systems, FAO Background Study Paper no 4, Rome, 7-11 Novembre 1994. Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle 529 une gamme de nouvelles variétés, mieux adaptées aux différents écosystèmes et aux préférences des consommateurs et plus respectueuses de l’environnement. Ces conditions sont celles d’un développement durable, appelé de ses vœux dès 1987 par la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement (WCED), alors présidée par le Premier ministre de Norvège67. Les programmes de sélection in situ ne sont pas menés que par des agriculteurs, mais également par des sélectionneurs et des multinationales susceptibles de déposer des titres de propriété industrielle pour protéger les résultats de tels programmes. Aussi est-il nécessaire de conduire une recherche approfondie de l’impact des droits de propriété industrielle68 sur la mise en œuvre du Traité FAO. 67. En réalité, le rapport publié conjointement par l’IUCN, le PNUE et le WWF en 1980 portait déjà le titre « Stratégie mondiale de conservation : conservation des ressources naturelles pour un développement durable ». En 1987, le concept de développement durable était défini comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins ». 68. L’impact de la notion de variété essentiellement dérivée introduite par l’Acte de 1991 de la Convention UPOV doit notamment être évalué. Une variété essentiellement dérivée d’une variété protégée est en effet couverte par le certificat protégeant la variété initiale dont elle est dérivée. Ceci peut limiter le degré de liberté de futurs programmes de sélection utilisant la variété protégée comme matériel de départ – en toute légalité, conformément à l’article 15.1 (iii) UPOV 1991. Aussi, la notion de variété essentiellement dérivée, pour laquelle il n’existe pas de définition, doit-elle être clarifiée, en rapport avec celle d’exploitation. Vol. 18, no 3 Mesures techniques de protection versus copie à usage privé : fin du feuilleton en France ? Laurier Yvon Ngombé* Épisode I : Prologue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 533 Épisode II : Le « public » s’en mêle ? . . . . . . . . . . . . . . . 536 Épisode III : La jurisprudence s’emmêle ? . . . . . . . . . . . . 539 Épisode IV : La doctrine se divise ?. . . . . . . . . . . . . . . . 541 Épisode V : Happy End « législatif » ? . . . . . . . . . . . . . . 543 Épisode VI : Épilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 546 © Laurier Yvon Ngombé, 2006. * Juriste, Docteur en droit. 531 Synopsis : L’histoire du droit d’auteur est jalonnée de « querelles » conduisant le législateur à chercher un équilibre entre les intérêts, souvent antagonistes, en cause. Parmi les « querelles » actuelles, la « confrontation » entre l’exception de copie privée et les mesures techniques de protection (MTP) retient particulièrement l’attention1. Ce feuilleton passionne, autant par l’engouement médiatique qu’il suscite que par les questions juridiques qu’il pose ou repose. Le législateur, la doctrine et la jurisprudence y jouent évidemment les premiers rôles. Mais, acteurs généralement passifs, les usagers (le public) ne font pas de la simple figuration. Épisode I : Prologue Depuis l’adoption de la loi de 1793 reconnaissant aux auteurs « le droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages [...] », le droit de reproduction est consacré. Le créateur d’une œuvre de l’esprit a donc sur sa création un droit exclusif, opposable à tous. En 1957 est promulguée une nouvelle loi qui réaffirme le droit exclusif de l’auteur sur sa création. Le même texte prévoit aussi, cependant, en son article 41.2o que « l’auteur ne peut s’opposer aux copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective ». Cette disposition fait partie d’une liste exhaustive de « limitations » de l’étendue du droit exclusif de l’auteur. Avant la promulgation de la loi, la doctrine avait admis une telle limitation du droit de reproduction. Néanmoins, elle soulignait déjà la difficulté qu’il y a à loger à la même enseigne toutes les catégories d’œuvres. Pouillet relevait, par exemple, que les œuvres d’arts figuratifs devaient être distinguées2 des œuvres littéraires. Il admettait, pour ces dernières, la copie intégrale tant qu’elle était 1. Nous laissons de côté la question du P2P ainsi que celle relative à la copie de logiciels. 2. E. POUILLET, Traité de la propriété littéraire et artistique et du droit de représentation, 3e éd. (Paris, Maillard et Claro, 1908) no 573. 533 534 Les Cahiers de propriété intellectuelle dépourvue de toute intention de lucre3. Concernant les arts figuratifs, Pouillet admettait les copies élaborées pour étude et non celles qui procurent au « copiste » une satisfaction de même nature que la contemplation de l’original. Desbois partageait le même point de vue concernant les œuvres d’arts figuratifs. En revanche, une copie intégrale d’une œuvre littéraire ne pouvait, selon lui4, être admise « sans sourciller ». Il s’agissait alors de copies manuscrites. La doctrine suggérait donc dès avant 1957 la circonspection quant à l’accueil de l’exception de copie privée. Certains auteurs avaient même déjà envisagé la question des copies réalisées au moyen de la technique, en relevant le risque accru d’une atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre5. La jurisprudence antérieure à 1957 a également interprété de manière stricte la tolérance que constituait la copie à usage privé. Dans des litiges relatifs à des œuvres d’arts figuratifs, la copie intégrale a été considérée comme une contrefaçon, dans les cas où elle était destinée à procurer au copiste une « contemplation de même nature que l’original »6. La finalité de la copie était déjà prise en compte7. Ainsi les copies d’œuvre d’art réalisées pour des études étaient tolérées8. Dès l’adoption de la loi, certains auteurs ont jugé « inconsidérée » l’extension par le législateur de 1957 de la « faculté » de copier pour usage privé au moyen des techniques modernes. Ainsi, Alphonse Tournier, dans un article consacré au Bilan de la loi de 1957, admet la copie privée manuscrite et estime que, compte tenu des moyens techniques de copie de l’époque, le législateur risquait en 3. E. POUILLET, Traité de la propriété littéraire et artistique et du droit de représentation, 3e éd. (Paris, Maillard et Claro, 1908) no 528 et s. 4. H. DESBOIS, Le droit d’auteur. Droit français, Convention de Berne révisée (Paris, Dalloz, 1950), no 293. 5. M. SAPORTA, « Les reproductions mécaniques et leur usage privé », [oct. 1953] Revue internationale du droit d’auteur 65, spécialement à la page 75. 6. Trib. Corr. La Seine, 27 juin 1919 « Ségard » : Gaz. Trib. 1919.2.275 ; Ann. prop. ind. litt. et artist. 1921, à la page 219 ; Dr. auteur 1923, à la page 114, obs. A. Vaunois. 7. Sur la frontière entre ce qui est aujourd’hui toléré et ce qui l’est moins concernant la finalité de la copie, voir particulièrement, P. Gaudrat et F. Sardain, « De la copie privé (et du cercle de famille) ou des limites au droit d’auteur », Com. com. électr. 2005, Etude no 37 ; A. LATREILLE, « La copie privée démythifiée », RTD com. 2004, no 3, à la page 403. 8. Trib. Corr. La Seine, 15 janv. 1836 « Franceschi », cité par Pouillet, no 528. Mesures techniques de protection versus copie à usage privé 535 fait d’autoriser des copies collectives9. Le reproche émis par Alphonse Tournier revient en fait à dire que le législateur n’avait pas pris la mesure des risques qu’allaient constituer les nouveaux moyens de reproduction pour les intérêts des auteurs10. Sur d’autres points, le législateur a fait preuve de circonspection. Ainsi, la copie, bien que privée, des œuvres d’art est dans certains cas exclue11, comme le suggéraient Pouillet, et, après lui, Desbois. La copie à usage privé, y compris par les moyens techniques, a, par la suite, de plus en plus été acceptée (ou plutôt tolérée) par la doctrine, tant qu’elle ne portait pas de préjudice « trop important » aux titulaires de droits. Or, l’importance de ce préjudice s’est de plus en plus avérée. Pour pallier cette atteinte aux intérêts légitimes de l’auteur, des systèmes de compensation ont dû être imaginés. Ainsi, en 1985, le législateur a prévu une rémunération pour copie privée dont bénéficient les auteurs, les artistes-interprètes et les producteurs (de phonogrammes et de vidéogrammes)12. Il n’existait alors que des supports analogiques. Par ailleurs, des mesures spécifiques ont également été prévues concernant la reprographie 13. À l’ère du numérique sont apparues les mesures techniques de protections permettant d’empêcher ou de limiter les copies. Les traités de l’OMPI14, puis la directive sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (DADVSI)15, prévoient que 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. A. TOURNIER, « Bilan de la loi » [avril 1958] Revue internationale du droit d’auteur numéro spécial 73, spécialement à la page 95. Dans une certaine mesure les faits lui ont donné raison. Voir Code de la propriété intellectuelle, art. L. 122-5 2o. Voir notamment H. ASTIER, « La copie privée. Deux ou trois choses que l’on sait d’elle », [avr. 1986] Revue internationale du droit d’auteur 113 ; Y. Gaubiac, « La rémunération pour copie privée des phonogrammes et vidéogrammes selon la loi française du 3 juillet 1985 » RTD com. 1986, à la page 491. Voir A. LUCAS, « Le droit d’auteur français à l’épreuve de la reprographie », JCP 1990, I, 3428. Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et le phonogrammes, adoptés le 20 décembre 1996. Sur ces textes, voir notamment J. De Werra, « Le régime juridique des mesures techniques de protection des œuvres selon les traités OMPI, le Digital Millenium Copyright Act, les directives européennes et d’autres législations (Japon, Australie) », [juill. 2001] Revue internationale du droit d’auteur 67 ; J.- L. GOUTAL, « Traité OMPI du 20 décembre 1996 et conception française du droit d’auteur », [janv. 2001] Revue internationale du droit d’auteur 101. Voir notamment J. PASSA, « La directive du 22 mai 2001 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information », JCP G 2001, I, 331, aux pages 1261-1270 ; Ph. GAUDRAT, « Réflexions dispersées sur l’éradication méthodique du droit d’auteur dans la « société de l’information », RTD com. 2003, à la page 87 ; S. DUSSOLIER, « Les mesures techniques dans la directive sur le droit d’auteur dans la société de l’information », Legicom no21, 2001/2, à la page 83. 536 Les Cahiers de propriété intellectuelle les États membres doivent sanctionner les contournements de ces dispositifs ou systèmes de protection. Ce qui revient à prévoir au bénéfice des titulaires de droits un droit de contrôle ou de gestion de leurs œuvres sur les supports numériques16. De nombreuses mesures techniques ont commencé à être insérées dans leurs exemplaires par les exploitants de supports audio et vidéo numériques, alors que la France n’avait pas encore transposé la directive européenne. La question de la copie privée n’a pas manqué, comme on pouvait s’y attendre, de se poser. Non sans difficulté, la jurisprudence a dû y répondre, avant l’intervention du législateur qui semblait atermoyer17. La tâche de la jurisprudence s’est révélée d’autant plus délicate que les « droits » du « public » ont été, avec beaucoup d’insistance, mis en avant. Épisode II : Le « public » s’en mêle ? La reconnaissance du droit d’auteur s’est faite, dès la fin de l’ancien régime, en tenant compte des « intérêts du public »18 tout en affirmant la primauté du droit de l’auteur. Cette prise en compte de l’intérêt du public ne signifie pas que le droit d’auteur a été reconnu dans l’intérêt de la société ou des usagers. En fait, les intérêts du public ont justifié de nombreuses limitations au droit d’auteur, sans aller jusqu’à la consécration d’un droit des usagers (ou du public)19. Mais le public a souvent été un acteur passif, ses intérêts étant généralement mis en avant par des exploitants. Avant le texte de 1793, ce 16. Prérogative que l’on peut aussi considérer non pas comme un droit nouveau, mais comme naturellement incluse dans le droit de reproduction. 17. Le délai pour la transposition était fixé au 22 décembre 2002. 18. L.Y. NGOMBÉ, « Droit naturel, droit d’auteur français et copyright américain. Rétrospective et prospective », [oct. 2002] Revue internationale du droit d’auteur 3, spécialement à la page 69. 19. Ce qui fait une différence avec le copyright américain dont on a pu dire qu’il est un droit des utilisateurs (voir particulièrement L. R. PATTERSON and S. W. LINDBERG, The Nature of Copyright : A Law of User’s Rights (University of Georgia Press, 1991) et qui historiquement (dans les premières lois des États) accordait aux lecteurs le droit d’accès à l’œuvre, y compris en en commandant l’impression à l’issue d’une procédure judiciaire (voir notre article « Droit naturel, droit d’auteur français et copyright américain. Rétrospective et prospective », [oct. 2002] Revue internationale du droit d’auteur, aux pages 63-65. Il faut néanmoins noter que si, historiquement, l’idée selon laquelle l’intérêt du public justifie la limitation du droit (naturel) de l’auteur a prévalu sur celle selon laquelle l’intérêt du public justifie la reconnaissance du droit d’auteur, cette dernière n’a pas été absente du débat en droit français. Par ailleurs, l’utilité de certaines œuvres avait justifié l’intervention du législateur pour en permettre un meilleur accès au public ; voir notre étude, Le droit d’auteur français et le copyright américain. Fondements historiques, Thèse Nantes 2000, no 283 et s. et no 367. Mesures techniques de protection versus copie à usage privé 537 sont les libraires contestant les privilèges de leurs concurrents qui invoquaient l’intérêt du public. Cela est également vrai aujourd’hui. Les exploitants invoquant l’intérêt du public ne sont plus les libraires20, mais les arguments sont similaires. Aujourd’hui on invoque notamment le droit à l’information. De même le public, si on considère qu’il est constitué des utilisateurs (ou amateurs, ou encore usagers) de créations intellectuelles, revendique de plus en plus désormais des « droits ». Nombre de mélomanes ou de cinéphiles sont convaincus d’être titulaires d’un « droit à la copie privée », sans d’ailleurs toujours connaître les contours précis de la notion de « copie privée ». Le débat prend même une dimension particulière puisque le « public » défend particulièrement les intérêts de ce que l’on peut nommer « la communauté des consommateurs ». C’est, en effet, d’abord sur le terrain consumériste que le « public » a exprimé son inquiétude, son incompréhension21 et même, dans certains cas, son indignation. Le pas parfois pris par l’approche consumériste sur l’approche culturelle, dans une certaine confusion, a été critiqué par une partie de la doctrine22. L’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle a donc été interprété, par les usagers (constituant le « public »), comme le droit pour chacun d’eux à pouvoir exiger la possibilité de copier l’œuvre incorporée dans l’exemplaire acquis. Nombreux sont ceux qui estiment avoir un véritable droit à copier librement, pour leur usage, les œuvres de l’esprit. Le public est d’ailleurs conforté dans son sentiment par le fait qu’il s’estime quitte face à l’auteur en lui versant indirectement la rémunération pour copie privée23 au moment de l’achat du support vierge. Ce qui, bien entendu, d’un point de vue purement juridique, est une erreur. Mais on ne peut s’en 20. Il s’agit aujourd’hui essentiellement de producteurs d’œuvres audiovisuelles ou d’entrepreneurs du domaine de l’informatique ainsi que des organismes de radiodiffusion. 21. Notamment en obtenant à l’encontre des exploitants des décisions judiciaires ne statuant pas sur la copie privée mais uniquement sur le droit de la consommation et notamment l’obligation d’information incombant au professionnel. – Voir Cour d’appel de Versailles 1re chambre, 1re section 30 septembre 2004 : <legalis.net>. Sur l’importance du consumérisme, voir V. NISATO, Le consommateur et les droits de propriété intellectuelle,Thèse Avigon, 2005, spéc. no 295 sq. et 656 sq. (sur la copie privée). 22. Ph. GAUDRAT et F. SARDAIN, « De la copie privé (et du cercle de famille) ou des limites au droit d’auteur », Com. com. électr. 2005, Étude no 37, à la page 6. 23. Cet argument a d’ailleurs convaincu la Cour d’appel de Paris dans l’affaire Mulholland Drive. 538 Les Cahiers de propriété intellectuelle étonner à une époque où le droit d’auteur est de moins en moins compris24. Cette « illusion »25 est sans doute due à la pratique désormais répandue de la copie privée. On peut même sans être excessif parler, dans certains cas, d’un dévoiement du bénéfice de l’exception de copie privée. Que l’on songe, par exemple, à la circulation massive des œuvres via les réseaux de « pair à pair ». Il est intéressant de noter que le danger d’une dérive identique avait été signalé par certains auteurs à la veille de l’adoption de la loi du 11 mars 195726. Pour certains auteurs, l’intérêt du public justifie l’exception pour copie privée, présentée finalement comme un « droit » pour le public. La copie privée fait-elle réellement partie des limitations fondées sur l’intérêt du public ? Les arguments avancés pour le soutenir n’emportent pas la conviction. Néanmoins, on peut douter qu’il soit possible de ne pas tenir compte de la part active que prennent désormais les usagers dans les « nouvelles querelles » sur le droit d’auteur. Comment ne pas tenir compte des revendications faites par le « public » lui-même, alors qu’historiquement ses intérêts avaient toujours été invoqués et « pris en compte » sans qu’il n’ait lui-même pris part au débat ? On peut se demander si le rôle actif des usagers (particulièrement dans leur approche consumériste de la question) n’a pas conduit la jurisprudence à des décisions diversement accueillies. La jurisprudence n’a pas, semble-t-il, apporté la clarté attendue et on a pu critiquer les raisonnements dans lesquels elle s’est parfois... « empêtrée »27. 24. P. SIRINELLI, « Le droit d’auteur. Un facteur clé pour le développement de la société de l’information », CPI, vol. 17, no 2, 2005, à la page 357. Y. GENDREAU, « The Image of Copyright », EIPR Vol. 28, no 4, 2006, à la page 209. 25. A. et H.-J. LUCAS, Traité de la propriété littéraire et artistique, 2e éd. (Paris, Litec, 2001), no 315, à la page 268. 26. M. SAPORTA, « Les reproductions mécaniques et leur usage privé », [oct. 1953] Revue internationale du droit d’auteur. Cet auteur, qui ne faisait alors allusion qu’aux reproductions mécaniques existantes en 1953 (microfiches et magnétophones), écrivait : « [...] l’usage dit ‘privé’ tend à se confondre, de plus en plus, avec un certain usage public dans la mesure où l’accès des personnes privées aux œuvres de l’esprit va se trouver facilité au point que le ‘public’ aura la possibilité de se prévaloir de cette nuance juridique pour s’emparer en masse des créations intellectuelles » (page 75). 27. V.-L. BÉNABOU, « Les routes vertigineuses de la copie privée au pays des protections techniques... À propos de l’arrêt Mulholand Drive », <www.Juriscom.net>, 30 mai 2005, à la page 3. Mesures techniques de protection versus copie à usage privé 539 Épisode III : La jurisprudence s’emmêle ? Entre un public, ou plutôt des amateurs, invoquant un droit à la copie privée et des titulaires de droits demandant le respect des mesures techniques de protection non reconnues par le législateur national, les différentes juridictions ont rendu des décisions qui ont pu surprendre ou, à tout le moins, laisser perplexe. Dans un jugement du 10 janvier 2006, le Tribunal de Grande Instance (TGI) de Paris affirme que les articles L. 122-5 (relatif au droit d’auteur) et L. 211-3 (relatif aux droits voisins) n’instaurent pas un droit à la copie privée mais une exception au droit exclusif de l’auteur ou aux droits reconnus aux bénéficiaires des droits voisins28. L’exception de copie privée, poursuit le tribunal, est d’ordre public et s’impose aux titulaires de droit, quel que soit le support utilisé pour effectuer ladite copie. Interprétant le code de la propriété intellectuelle à la lumière de la directive non encore transposée, le tribunal procède ensuite au « triple test » et juge que les conditions posées par l’article 5-5 de la directive sont satisfaites. Au visa de l’article 6-4 de la directive, le jugement du tribunal de grande instance de Paris précise aussi que les mesures techniques de protection ne sont pas interdites pour autant qu’elles soient compatibles avec l’exception de copie privée. En définitive, les titulaires de droits ne peuvent faire disparaître « la limite fixée par le législateur ». Dans une autre affaire, la Cour d’appel de Versailles29, confirmant la décision des premiers juges30, conclut au défaut d’information du consommateur par le titulaire des droits. Sur le plan précis du droit d’auteur, la Cour d’appel de Versailles constate que le demandeur ne rapporte aucunement la preuve du caractère illicite de la mesure de protection technique. Cet arrêt, dont on a pu regretter le laconisme des motifs31, opte finalement pour une solution plus prudente et plus orthodoxe. 28. TGI Paris, 10 janv. 2006, 5e Ch. Sect. 1 : <juriscom.net> ; Com. com. électr. 2006, comm. No 41, obs. C. Caron ; Legipresse, no 229, mars 2006, I, à la page 29 ; Propr. intell. 2006, no 19, à la page 179, note A. Lucas. 29. CA Versailles 3e ch., 15 avril 2005 : Propr. intell. 2005, no 16, à la page 340, obs. A. Lucas et P. Sirinelli. 30. TGI Nanterre 6e ch. 2 sept. 2003 : D. 2003, somm. P. 2824, obs. Le Stanc ; Expertises 2003, à la page 358 ; Com. Com. Electr. 2004, comm. No 108, note L. Grynbaum ; Propr. intell. 2003, no 9, à la page 389, obs. P. Sirinelli. 31. A. Lucas et P. Sirinelli, observations sous cet arrêt. 540 Les Cahiers de propriété intellectuelle La séquence jurisprudentielle la plus connue est sans doute celle relative au DVD du film Mulholland Drive. En première instance, le TGI de Paris32 a, notamment, affirmé que l’acquéreur d’un DVD ne bénéficie d’aucun « droit » à la copie privée et jugé que la copie privée d’un film sur support numérique porte une atteinte anormale à l’exploitation de l’œuvre qui y est incorporée. Le tribunal a, pour motiver sa décision, procédé au « triple test » (ou test des trois étapes), se basant sur l’article 9-2 de la convention de Berne. Ce jugement est infirmé par la Cour d’appel de Paris33 qui, procédant également au test des trois étapes (à la lumière de la directive DADVSI), a jugé qu’il n’avait pas été démontré que la copie privée d’un support numérique portait atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre. L’exception pour copie privée, a rappelé la cour, ne concerne pas les seuls supports analogiques. La Cour d’appel de Paris, différemment composée, aura à se prononcer à nouveau dans cette affaire puisqu’un arrêt de cassation34 vient d’être rendu par la juridiction suprême, qui renvoie les parties devant la Cour d’appel de Paris. Selon la Cour de cassation, interprétant la loi française à la lumière de la directive DADVSI, « l’atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, propre à faire écarter l’exception de copie privée s’apprécie au regard des risques inhérents au nouvel environnement numérique quant à la sauvegarde des droits d’auteur et de l’importance économique que l’exploitation de l’œuvre, sous forme de DVD, pour l’amortissement des coûts de production cinématographique ». On attend donc avec beaucoup d’intérêt la prochaine décision de la Cour d’appel de Paris dans cette affaire. 32. TGI Paris 3e ch., 2e sect., 30 avril 2004, Stéphane P., UFC Que Choisir / société Films Alain Sarde et autres « Mulholland drive » : <legalis.net> ; Com. com. électr. 2004, comm. No 85, note C. Caron ; Légipresse 2004, III, à la page 148, note M. Vivant et G. Vercken ; RTD com. 2004, à la page 486, obs. F. Pollaud-Dulian ; JCP G. 2004, II, 10135, note C. Geiger ; [oct. 2004] Revue internationale du droit d’auteur 323 (jugement), à la page 253 (comm. A. Kéréver). 33. CA Paris 4e ch., 22 avr. 2005, P. Stéphane, UFC Que Choisir / société Films Alain Sarde et autres « Mulholland Drive » : Propr. intell. 2005, no 16, à la page 340, obs. A. Lucas et P. Sirinelli ; [janv. 2006] Revue internationale du droit d’auteur 375 (arrêt), à la page 303 (comm. A. Kéréver). 34. C. Cass, Civ. 1re ch. 28 fév. 2006 Stéphane P., UFC Que Choisir / société Films Alain Sarde et autres « Mulholland drive » :<legalis.net> ; D. 2006, à la page 784, note J. Deleau ; Gaz. Pal. 5-7 mars 2006, à la page 6, avis D. Sarcelet ; Com. com. électr. 2006, comm. No 86, note C. Caron ; Propr. intell. 2006, no19, à la page 179, note A. Lucas. Mesures techniques de protection versus copie à usage privé 541 On peut déjà faire un premier constat, particulièrement concernant les décisions des juges du fond. D’abord, on peut souligner la tendance à rappeler que la copie privée n’est pas un droit (subjectif) dont serait bénéficiaire l’usager ; affirmation que les juges contredisent aussitôt en reconnaissant finalement un véritable droit à la copie privée. Ensuite, on peut relever une inclination à l’appréciation in abstracto au-delà du litige particulier soumis aux juges. Enfin, et surtout, le test des trois étapes a été dans toutes ces décisions, ou presque, la principale règle sur laquelle s’est appuyée la jurisprudence. Pourtant, cette règle s’imposait plutôt au législateur. Tel est du moins l’avis d’une doctrine largement majoritaire. Épisode IV : La doctrine se divise ? Jouant son rôle dans ce feuilleton juridique, la doctrine a fait entendre sa voix. Ce sont en réalité plusieurs voix, divergentes, qui se sont fait entendre pour proposer différentes voies. Praticiens et chercheurs y sont allés de leurs calames, rivalisant d’arguments pertinents, affinant leurs raisonnements au fil des chroniques, des notes et des observations. Les colonnes des revues gardent ainsi quelques séquences de ce rôle, précieux comme toujours, joué par la doctrine35. Les avis divergent sur bien des points. Ainsi, la nature de cette limitation au droit d’auteur et son éventuel maintien dans l’environnement numérique. Si la voie principale du retour pur et simple au droit exclusif constitue l’une des propositions, d’autres pistes ont aussi été suggérées36. Une partie importante de la doctrine s’accorde à voir dans la copie privée autre chose qu’un droit reconnu par le 35. Parmi une littérature abondante, voir notamment Y. GAUBIAC et J. GINSBURG, « L’avenir de la copie privée numérique en Europe », Com. com. électr. 2000, no 1, 2000, à la page 9 ; M. BUYDENS et S. DUSSOLIER, « Les exceptions au droit d’auteur dans l’environnement numérique : évolutions dangereuses », Com. com. électr. 2001, chr. no 22, à la page10 ; G. VERCKEN, « La copie privée et le multimédia : quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt », Légipresse 2001, no 187, à la page 1666 ; F. SARDAIN, « Repenser la copie privée des créations numériques », JCP E 2003, étude 584, à la page 646 ; C. CARON, « Les clairs obscurs de la rémunération pour copie privée », D. 2001, chr., à la page 3421 ; V.-L. BÉNABOU, « Les routes vertigineuses de la copie privée au pays des protections techniques... À propos de l’arrêt Mulholland Drive », <www.juriscom.net> 30 mai 2005 ; C. VILMART, « Copie privée : Il faut raison garder et appliquer la loi ! », JCP E 2006, I, 148. 36. Ainsi, le professeur André Lucas qui, tout en soulignant l’argument juridique pouvant justifier un retour pur et simple au droit exclusif, proposait plutôt une adaptation. Voir A. LUCAS, Droit d’auteur et numérique (Paris, Litec, 1999), aux pages 193 et s. 542 Les Cahiers de propriété intellectuelle législateur à l’usager ou au « public ». Pour une majorité de jurisconsultes, il n’y a pas de doute sur ce point. Une autre partie de la doctrine tend néanmoins à affirmer le contraire. Un autre point divise la doctrine. Il s’agit de la notion d’usage privé. À côté d’une interprétation restrictive, et plutôt orthodoxe, existe une interprétation large, qui se réclame de l’esprit de la loi. D’un côté, on s’en tient à la seule licéité de l’usage de la copie par le copiste ; de l’autre, on entend par « usage privé » celui réalisé dans le cercle de famille et parfois même au-delà. On peut aussi, parmi les interrogations sur lesquelles les avis sont partagés, relever la question de l’origine de l’exemplaire ayant permis la copie de l’œuvre. Dans une approche (trop ?) restrictive, certains auteurs considèrent que l’exemplaire original doit avoir été acquis par le copiste. Pour d’autres, la copie est licite tant que l’original n’a pas été acquis de manière frauduleuse. Selon une partie de la doctrine, il n’est pas possible d’ignorer l’environnement numérique et son impact économique. Certains auteurs ont par exemple soulevé la question, au demeurant pertinente, du régime particulier de certains supports numériques tels que les logiciels ou les bases de données électroniques. Pourquoi ne pas, s’interrogent-ils, prévoir des règles similaires lorsque ce sont des œuvres musicales ou audiovisuelles qui sont incorporées dans des supports numériques37 ? À cet argument, il faut ajouter celui relatif à l’imperfection de la compensation censée limiter le manque à gagner subi par le titulaire des droits. La rémunération pour copie privée est imparfaite aussi bien en amont qu’en aval. En amont, par les critères retenus pour son assiette ; en aval, par ceux retenus pour sa répartition. L’avenir de la rémunération pour copie privée est, d’une certaine manière, lié à celui de la copie privée. Son existence et son extension à certains supports numériques servent d’argument aux défenseurs du « droit » à la copie privée. L’argument n’est pas décisif. En effet, la rémunération pour copie privée est une solution proposée aux auteurs, faute de mieux. Par ailleurs, elle ne concerne pas tous les supports numériques38. Cependant, à juste titre, la question du 37. Y. GAUBIAC et J.C. GINSBURG, « L’avenir de la copie privée numérique en Europe », Com. com. électr. 2000, chron. no 2, à la page 9. 38. Y. GAUBIAC et J.C. GINSBURG, « L’avenir de la copie privée numérique en Europe », Com. com. électr. 2000, chron. no 2, à la page 9. Mesures techniques de protection versus copie à usage privé 543 maintien de cette rémunération lorsque la copie est impossible a été posée39. Pour une autre partie de la doctrine, plus qu’une simple tolérance, l’exception pour copie privée est un droit et ne saurait, en tout état de cause, être tributaire des évolutions techniques40. La différence entre « exception » pour copie et « droit » de copie, soulignée par certains et même affinée par d’autres41, est jugée sans conséquence par une partie de la doctrine. La question concrète se résumant, il est vrai, au fait de savoir si la copie privée (numérique) est ou non licite. Pour autant, le bénéficiaire d’une exception peut-il se prévaloir d’une « prérogative » à l’égard d’un titulaire de droit ? Par ailleurs, cette distinction ne s’avérera-t-elle pas utile si le juge est amené, comme l’y autorisera désormais la loi42, à procéder au triple test ? Tirant argument d’une jurisprudence rendue en matière de reprographie, certains auteurs ont tenté de rappeler que le législateur de 1957 n’ignorait pas les moyens modernes de reprographie et qu’il n’avait pas jugé utile de les exclure et que, surtout, la loi ne peut s’interpréter dans un sens qui « annihilerait l’essor des moyens modernes de reproduction »43. En réalité, le législateur de 1957 avait jugé, à tort selon certains, sans grande conséquence ces moyens modernes de copie. C’est un élément dont il faut bien tenir compte avant de considérer le « public » comme bénéficiaire d’un « droit » à la copie privée. En effet, le législateur n’avait pas envisagé l’ampleur et l’impact des évolutions technologiques futures. Il semble, aujourd’hui, être plus prudent. Épisode V : Happy End « législatif » ? En réalité, le texte à transposer par le législateur n’était pas de la plus grande clarté44. Il n’est pas certain que la clarté soit le point 39. Aux termes de la loi, la tâche en reviendra, dans une large mesure, à la Commission de la copie privée (article 14 de la loi du 1er août 2006). 40. C. ROJINSKY, « La copie privée, point d’équilibre du droit d’auteur », <www.juriscom.net>. 41. G. GAUDRAT et F. SARDAIN, « De la copie privé (et du cercle de famille) ou des limites au droit d’auteur », Com. com. électr. 2005, Etude no 37, à la page 6. 42. Et comme l’y oblige, de toute façon, hélas, le droit communautaire (voir sur ce point Propr. intell. 2006, no 19, à la page 179, note A. Lucas. 43. Voir C. ROJINSKY, « La copie privée, point d’équilibre du droit d’auteur », <www.juriscom.net>, qui s’appuie sur TGI Paris, 28 janvier 1974, D. 1974, Jur. 337, note H. Desbois. 44. G. VERCKEN, « La protection des dispositifs techniques (II) – Recherche clarté désespérément. À propos de l’article 6.4 de la directive du 22 mai 2001 », Propr. intell., 2002, no 2, à la page 52. 544 Les Cahiers de propriété intellectuelle fort de la loi du 1er août 2006 (loi no 2006-961) transposant la directive. L’article 8 du projet de loi adopté à l’assemblée disposait : « le droit au bénéfice de l’exception pour copie privée est garanti »45. La version initiale du projet ne prévoyait pas cette affirmation solennelle d’un « droit » au bénéfice de l’exception. L’allusion à un « droit » a été abandonnée par le Sénat et ne figure pas dans la loi. Aux termes du projet de loi, les titulaires des droits devaient, dans un délai raisonnable, prendre des mesures nécessaires pour permettre aux personnes ayant eu licitement accès à l’œuvre de bénéficier de l’exception pour copie privée46. Le texte définitif ne porte plus l’exigence d’un « délai raisonnable » mais n’a pas complètement abandonné l’idée. Le nouvel article L. 331-9, issu de l’article 16 de la loi, prévoit, en effet, que les titulaires de droits qui protègent leurs « œuvres » par des MTP prennent « les dispositions utiles pour que leur mise en œuvre ne prive pas les bénéficiaires des exceptions de l’article L. 331-8 [dont la copie privée] de leur exercice effectif ». Encore faudra-t-il que l’exception (ou plutôt son bénéfice effectif) ne porte pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ni ne cause un préjudice injustifié aux intérêts légitimes des titulaires de droit. Est également prévue, pour les titulaires de droits, la possibilité de prendre des mesures permettant de limiter le nombre de copies. La précision du nombre de copies autorisées revient à l’autorité de régulation des mesures techniques. La loi précise que le bénéfice effectif de l’exception peut être subordonné à l’accès licite à l’œuvre ou à l’objet protégé (nouvel article L. 331-9 du code de la propriété intellectuelle). Le projet adopté par l’assemblée exigeait expressément cette condition de licéité de l’accès à l’œuvre copiée. Il est probable que la solution ne satisfera ni les défenseurs de la copie privée, ni ceux qui, à l’inverse, auraient souhaité que l’on reconsidère cette « tolérance ». Les uns pourraient l’interpréter, du 45. La version initiale du projet ne prévoyait pas cette proclamation d’un « droit à bénéficier d’une exception ». 46. Ce que permet l’article 6.4 de la directive. L’obligation pour les titulaires de droit de prendre des mesures permettant l’accès à l’œuvre n’est imposée par la directive que pour certaines exceptions dites « privilégiées » et dont ne fait pas partie l’exception de copie privée. D’autres législateurs se sont abstenus de « garantir » l’exception de copie privée. Voir sur ce point J. CORBET, « La transposition en droit belge de la directive droit d’auteur dans la société de l’information », [oct. 2005] Revue internationale du droit d’auteur 5, aux pages 57-59 ; G.W. G. KARNELL, « La transposition en Suède de la directive européenne sur la société de l’information », [oct. 2005] Revue internationale du droit d’auteur 160, aux pages 222-224. Mesures techniques de protection versus copie à usage privé 545 moins à la lumière de la décision de la Cour de cassation dans l’affaire Mulholland Drive, comme risquant de signifier l’impossibilité47 de la copie privée numérique. Les autres seraient enclins à y voir la possibilité au cas par cas, mais de manière (trop) fréquente, d’empêcher au titulaire de droit de contrôler l’utilisation de son œuvre. En somme, le schéma peut être le suivant : le titulaire de droits met sur le marché un support contenant une œuvre et comportant des mesures techniques de protection. Un utilisateur désire en faire une copie pour un usage privé. S’il y a eu accès licite (y compris en l’empruntant ?), l’utilisateur (y compris par l’intermédiaire d’une personne morale agréée pour le représenter) peut éventuellement saisir l’Autorité de régulation des mesures techniques qui devra statuer dans les deux mois. Si cette Autorité ne rend pas une décision conforme à ses souhaits, il pourra alors introduire un recours suspensif devant la Cour d’appel de Paris. À l’inverse, si l’Autorité de régulation des mesures techniques enjoint au titulaire des droits de prendre les mesures nécessaires pour permettre la copie, c’est ce dernier qui pourrait former un recours. La Cour d’appel de Paris vérifiera alors, notamment, que l’exercice effectif par l’usager de son « bénéfice de l’exception pour copie privée » ne porte pas un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur. Quid de la justification du préjudice, s’agissant d’une personne désirant enregistrer pour l’écouter dans son véhicule une compilation d’œuvres musicales, par exemple ? Pour extraire d’un CD quelques chansons, se lancera-t-elle dans la procédure, plutôt compliquée, prévue par la nouvelle loi ? L’appréciation du « bénéfice effectif de la copie privée » devra, sans doute, tenir compte du secteur de création en cause. Concernant le test des trois étapes, certains législateurs ont, lors de la transposition de la directive, écarté son application par le juge48. Le texte français prévoit que l’article L. 122-5 comportera un 47. « La fin » ou la « mort » de la copie privée, diront même certains. 48. Même si ces législateurs n’excluent pas que la jurisprudence s’en éclaire. Voir notamment les cas belge et néerlandais : J. CORBET, « La transposition en droit belge de la directive droit d’auteur dans la société de l’information », [oct. 2005] Revue internationale du droit d’auteur 5, à la page 27 ; F. BRISON et B. MICHAUX, « La loi du 22 mai 2005 adapte le droit d’auteur au numérique », A. & M. 3/2005, à la page 212 ; S. DUSSOLIER, « Les nouvelles dispositions belges en matière de protection technique du droit d’auteur et des droits voisins », A. & M. 6/2005, à la page 532 ; B. HUGENHOLTZ, « La transposition aux Pays-Bas de la directive 2001/ 29/CE », [oct. 2005] Revue internationale du droit d’auteur 116, à la page 126. 546 Les Cahiers de propriété intellectuelle alinéa (alinéa 9) disposant que les exceptions énumérées à cet article « ne peuvent porter atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, ni causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur ». La conséquence de ce changement n’est pas anodine. En effet, en disposant ainsi, le législateur confie expressément à la jurisprudence la tâche d’apprécier la licéité d’une copie privé sur la base du test prévu par la directive DADVSI. On peut penser qu’il s’agira pour le juge d’apprécier in concreto l’impact ou l’ampleur de l’atteinte que peut constituer la copie privée vis-à-vis des droits de l’auteur49. D’une certaine manière, la jurisprudence a donc, par anticipation, commencé à jouer son rôle. La lecture de la nouvelle loi ne permet pas (d’emblée) de dire que la question de la confrontation entre la protection des mesures techniques et l’exception de copie privée a trouvé (enfin) une (heureuse) réponse. Peut-on, néanmoins, en espérer un heureux épilogue ? Épisode VI : Épilogue Impossible, à ce jour, de dire ce qu’il adviendra de l’application de la nouvelle loi. Difficile de savoir si le législateur ne devra pas intervenir de sitôt. Les mesures techniques évolueront et le législateur s’y adaptera peut-être. L’évolution des mesures techniques pourrait aussi conduire, de facto, à un nouvel équilibre. En attendant, c’est par un organe devant privilégier « la conciliation » que le législateur espère aboutir à un compromis. C’est sans doute dans le cadre de la procédure des nouveaux articles L 331-8 à L 331-16 que certaines questions se dénoueront, certains doutes se dissiperont, certains points s’éclairciront. Par exemple qu’est-ce qu’un accès licite à une œuvre ? Dans quel cas, malgré l’accès licite à l’œuvre, le « bénéfice de l’exception de copie privée » ne pourra être exercé pour cause, par exemple, d’atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ? Le projet adopté par l’assemblée reconnaissait un « droit au bénéfice de l’exception de copie privée » à l’article 8 du projet de loi. On pouvait craindre que l’affirmation par le législateur d’un « droit » au bénéfice de l’exception ne conforte les utilisateurs dans leur « illusion » ou, pis (ou mieux50) encore, que finalement le « droit » à la copie privée soit consacré. L’affirmation d’un « droit » au bénéfice de l’exception a été retirée par le Sénat. On peut cependant se demander si l’idée ne demeure pas, en filigrane tout au moins. La 49. Voir, déjà, l’avis de D. SARCELET dans Gaz. Pal. 5-7 mars 2006, à la page 6. 50. Selon le point de vue où l’on se place. Mesures techniques de protection versus copie à usage privé 547 copie privée demeure, en effet, « garantie » par le législateur (nouvel L.331-8 du Code de la propriété intellectuelle). Dans l’appréciation du préjudice éventuel porté à l’exploitation normale de l’œuvre, le juge devra notamment s’intéresser à la destination de la copie. Se posera alors la question de la notion d’usage privé. Son acception large défendue par une partie de la doctrine prévaudra-t-elle sur l’approche orthodoxe ? Le rôle désormais actif du « public » signalé plus haut a considérablement pesé sur le cours de ce feuilleton. Et, au chapitre de la copie privée, il n’est pas inutile de relever que le ministre de la culture, dans son discours du 7 mars 2006 devant l’assemblée nationale, a déclaré que « la préservation du droit à la copie privée51, que le passage au numérique ne doit pas remettre en cause, fait partie du nouvel équilibre du texte »52. Finalement, la question se résoudra au cas par cas, du moins en théorie, sur le fondement du test des trois étapes. On peut dire que le législateur a au moins tenté, avec sans doute moins de hardiesse que certains l’auraient espéré, de ménager les intérêts en cause. La loi n’est pas uniquement le résultat d’un raisonnement juridique. Elle prend, en réalité, en compte des considérations sociales (dont, sans doute, les « revendications » du public). Par ailleurs, elle introduit une dose de pragmatisme, même si finalement elle s’en remet, beaucoup, à la possibilité de résoudre la question à partir des sources complémentaires du droit d’auteur53. Tout dépendra donc de l’Autorité de régulation des mesures techniques et de la Cour d’appel de Paris, mais aussi, assurément, des principaux acteurs que seront les titulaires de droits et le « public » (les usagers)54. Certains le déploreront sans doute et, dans une certaine mesure, à juste titre. Peut-être le législateur pourra-t-il, au moins, se targuer d’avoir franchi une étape et faire siens ces vers d’un célèbre fabuliste : « J’ai du moins ouvert le chemin ; d’autres pourront y mettre la dernière main »55. 51. Nos italiques. 52. <www.culture.gouv.fr/culture/actualites/conferen/donnedieu/davsi070306.html>. 53. Sur l’importance de ces sources, voir X. Près, Les sources complémentaires du droit d’auteur (Paris, PUAM, 2004). 54. Du fait, notamment, de leur rôle dans la procédure devant la nouvelle autorité instituée par la loi, puis, éventuellement, devant la Cour d’appel de Paris. 55. J. DE LA FONTAINE, Epilogue (Fables) Livre onzième. Vol. 18, no 3 La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel en commerce international Sophie Verville* 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 551 2. L’évolution de la notion d’épuisement des droits de propriété intellectuelle en commerce international . . . . . 553 2.1 Les applications variées de la notion . . . . . . . . . . 554 2.1.1 2.1.2 L’épuisement des droits au Canada . . . . . . 554 2.1.1.1 Marques de commerce . . . . . . . . 554 2.1.1.2 Droit d’auteur. . . . . . . . . . . . . 555 2.1.1.3 Brevets . . . . . . . . . . . . . . . . 556 L’épuisement des droits aux États-Unis. . . . 557 2.1.2.1 Marques de commerce . . . . . . . . 557 2.1.2.2 Droit d’auteur. . . . . . . . . . . . . 559 © Sophie Verville, 2006. * Avocate, l’auteure est doctorante en droit ; sa thèse, réalisée en cotutelle auprès de l’Université Laval et de l’Université Montpellier I, porte sur la disponibilité juridique des marchandises et la propriété intellectuelle dans la vente internationale. 549 550 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1.2.3 2.1.3 Brevets . . . . . . . . . . . . . . . . 560 L’épuisement des droits en Europe . . . . . . 562 2.1.3.1 Marques de commerce . . . . . . . . 563 2.1.3.2 Droit d’auteur. . . . . . . . . . . . . 565 2.1.3.3 Brevets . . . . . . . . . . . . . . . . 566 2.2 Les difficultés d’intégration de la notion au sein d’accords internationaux . . . . . . . . . . . . . . . . 567 2.2.1 L’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce . . . 568 2.2.1.1 Les négociations qui ont mené à l’article 6 de l’Accord . . . . . . . . . 568 2.2.1.2 Le texte final de l’article 6 de l’Accord. . . . . . . . . . . . . . . 570 2.2.2 Le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et le Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes. . . . . . . . 572 2.2.3 L’Accord sur le libre-échange nord-américain . . . . . . . . . . . . . . . . . 574 3. Le rôle actuel de la notion d’épuisement des droits de propriété intellectuelle en commerce international . . . . . 576 3.1 Le contrôle des importations parallèles par la conception étatique de l’épuisement . . . . . . . . . . 576 3.1.1 Le contexte des importations parallèles . . . . 576 3.1.2 L’influence de la portée retenue de la notion d’épuisement . . . . . . . . . . . . . . . . . . 578 3.2 Le contrôle des importations parallèles par les stipulations contractuelles . . . . . . . . . . . . . . . 579 4. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 581 1. Introduction Les droits de propriété intellectuelle ont été pensés comme des compléments au commerce, comme une façon d’encourager les échanges commerciaux1. Pourtant, ils posent un problème d’équilibre entre la protection de l’exclusivité territoriale conférée par titre de propriété intellectuelle et l’objectif de libre circulation des biens et services qui fait l’objet d’accords internationaux fondamentaux. À titre de monopoles d’exploitation, les droits de propriété intellectuelle constituent des entraves à la libre circulation des marchandises. Or, dans l’optique d’équilibrer les divers intérêts en cause, une limite importante à l’exclusivité a été élaborée : l’épuisement des droits de propriété intellectuelle 2. L’épuisement des droits est provoqué par la première mise en marché du produit et fait perdre au titulaire du droit de propriété intellectuelle le contrôle sur la circulation ultérieure de ce produit. En revanche, la première mise en marché lui est réservée exclusivement ; l’épuisement des droits entre donc en action une fois la première mise en marché légitime effectuée, c’est-à-dire directement par le titulaire du droit de propriété intellectuelle ou avec son consentement. 1. L’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (ci-après « OMPI ») souligne d’ailleurs le potentiel important de la propriété intellectuelle à générer la croissance économique ; voir « Message de M. Kamil Idris, Directeur général de l’OMPI », [En ligne] <http://www.wipo.int/about-wipo/en/dgo/wipo_pub_888_ preface.pdf> (page consultée le 19 juin 2006) ; Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement, « Politique de concurrence et exercice des droits de propriété intellectuelle », Rapport révisé par le Secrétariat de la CNUCED (TD/ B/COM.2/CLP/22, 8 mai 2001), à la page 24. 2. Référant à la célèbre analogie entre l’épuisement des droits et un citron qui, une fois pressé, ne produit plus de jus, Yves Gaubiac rappelle les origines allemandes du concept, qui remonte au début du XXe siècle ; « The Exhaustion of Rights in the Analogue and Digital Environment », Copyright Bulletin Vol. XXXVI, No. 4, October-December 2002, § 2, [En ligne] <http://unesdoc.unesco.org/images/0013/ 001397/139700E.pdf#page=2> (page consultée le 19 juin 2006). 551 552 Les Cahiers de propriété intellectuelle Après cette première commercialisation, l’acquéreur du bien pourra l’utiliser et le céder à son tour, sans que le titulaire du droit de propriété intellectuelle ne puisse s’opposer à cette circulation : The doctrine of exhaustion addresses the point at which the IPR holder’s control over the good or service ceases. This termination of control is critical to the functioning of any market economy because it permits the free transfer of goods and services. Without an exhaustion doctrine, the original IPR holder would perpetually exercise control over the sale, transfer or use of a good or service embodying an IPR, and would control economic life.3 La notion d’épuisement des droits joue donc un rôle déterminant dans la façon dont la propriété intellectuelle affecte le mouvement des biens et services en commerce international. La logique de cette limite au monopole du titulaire tient au rendement économique de ses efforts de développement et de ses investissements qui est assuré par l’exclusivité de la première commercialisation. L’épuisement des droits marque en fait une distinction entre l’objet corporel et le caractère immatériel de la propriété intellectuelle. Alors que la propriété d’un objet corporel s’identifie aux limites physiques de ce dernier, le caractère intangible de la propriété intellectuelle ne permet pas une telle identification de l’emprise juridique4. Le droit immatériel ne s’incorpore pas à la chose vendue, certes, mais il y demeure lié, que ce soit par un symbole de sa provenance (marque de commerce), par le processus inventif qui y est incorporé (brevet), par ses caractéristiques visuelles touchant la forme, le motif ou les éléments décoratifs (dessin industriel), par l’œuvre littéraire et artistique ou encore par le programme d’ordinateur qui en fait l’intérêt (droits d’auteur). Puisqu’une réserve de contrôle en faveur du titulaire du droit de propriété intellectuelle sur l’objet physique malgré sa vente subséquente affecterait de manière abusive la propriété d’une tierce personne dans cet objet, il faut délimiter clairement les limites du monopole octroyé au titulaire. La notion d’épuisement vise ainsi à fixer l’une de ces limites en conjuguant la séparation de l’objet matériel du caractère intangible de la propriété intellectuelle qui y est liée. 3. UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), à la page 93. 4. Jacques RAYNARD, « Propriétés incorporelles : un pluriel bien singulier », dans Mélanges J.-J. Burst, (Paris, Litec, 1997) 527, à la page 538. La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 553 Par ailleurs, l’épuisement des droits peut être national, régional ou international. Dans le premier cas, la mise en marché faite dans un pays produira l’épuisement sur ce territoire uniquement. Dans le second, les conséquences de l’épuisement seront étendues au territoire de tous les pays parties à une entente régionale à cet effet si la première mise en marché est réalisée sur le territoire de l’un des pays membres (en matière de marques de commerce au sein de l’Union européenne, par exemple). Enfin, l’épuisement international implique des conséquences à l’échelle mondiale dès qu’une première mise en marché est réalisée, peu importe l’endroit où elle a lieu. La détermination de la portée de l’épuisement provoqué par une première mise en marché est donc très importante en commerce international. C’est en principe selon le droit national pertinent qu’il convient de s’assurer qu’un titulaire est ou non fondé à entraver l’importation, l’exportation ou le transit des marchandises sur un territoire. Or, les droits nationaux présentent sur le sujet des disparités significatives. Bien que la notion générale d’épuisement des droits soit commune à de nombreux droits nationaux, son régime est loin de faire l’objet d’un traitement uniforme. Aussi, le développement de la notion en commerce international s’est réalisé difficilement. La notion est connue et insérée dans certains accords internationaux, mais ses développements plus détaillés se rapportent essentiellement aux droits nationaux. Par ailleurs, la notion d’épuisement en commerce international affecte de manière fondamentale la dynamique de la libre concurrence, ce qui justifie le fait que les États ont des conceptions variées quant à sa portée territoriale. 2. L’évolution de la notion d’épuisement des droits de propriété intellectuelle en commerce international Les ententes internationales plus anciennes, telles que la Convention de Paris5 et la Convention de Berne6, ne se prononcent pas 5. Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle du 20 mars 1883, révisée à Bruxelles le 14 décembre 1900, à Washington le 2 juin 1911, à La Haye le 6 novembre 1925, à Londres le 2 juin 1934, à Lisbonne le 31 octobre 1958, à Stockholm le 14 juillet 1967 et modifiée le 28 septembre 1979 (OMPI, WO020FR). 6. Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques du 9 septembre 1886, complétée à Paris le 4 mai 1896, révisée à Berlin le 13 novembre 1908, complétée à Berne le 20 mars 1914 et révisée à Rome le 2 juin 1928, à Bruxelles le 26 juin 1948, à Stockholm le 14 juillet 1967, à Paris le 24 juillet 1971 et modifiée le 28 septembre 1979 (OMPI, WO001FR). 554 Les Cahiers de propriété intellectuelle sur la question de l’épuisement des droits. Plus récemment, la notion a été reconnue et insérée au sein de certains accords, quoique de manière assez superficielle. En fait, les développements de la notion au sein des droits nationaux révèlent d’importantes variations d’application, ce qui explique l’incorporation assez limitée qui en a été faite au sein d’accords internationaux. 2.1 Les applications variées de la notion Les variations sur la notion d’épuisement tiennent tant au déclenchement du mécanisme (i.e., à la légitimité de la mise en marché) qu’à la portée de ses effets (i.e., épuisement national, régional ou international). À ce sujet, un bref rappel des aménagements de la notion réalisés au Canada, aux États-Unis et au sein de l’Union européenne permettent de constater la variété des applications possibles. Par ailleurs, des variations en fonction des types de droits de propriété intellectuelle au sein de ces systèmes juridiques sont également observables. Nous nous attacherons à cet égard aux applications courantes de l’épuisement en matière de marques de commerce, de droit d’auteur et de brevets. 2.1.1 L’épuisement des droits au Canada Les applications de la notion d’épuisement des droits au Canada sont relativement récentes. Montrant une certaine ouverture sur les marchés en matière de marques de commerce, l’épuisement international y est en vigueur, alors que l’épuisement est limité à une échelle nationale en matière de droit d’auteur et, généralement, de brevets. 2.1.1.1 Marques de commerce Depuis le milieu des années 80, les tribunaux canadiens7 admettent qu’un titulaire de droits de propriété intellectuelle dans une marque au Canada ne peut empêcher l’importation parallèle de marchandises marquées lorsqu’elles ont été légalement acquises à l’étranger du propriétaire de la marque au Canada ou avec son consentement8. Il s’agit donc d’une consécration de l’épuisement 7. La Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), c. T-13, est pour sa part muette sur la question de l’épuisement. 8. Coca-Cola Ltd. c. Pardhan (1999), 85 C.P.R. (3d) 489 (C.A.F.) (permission d’appel refusée (2000), 256, N.R. 1977 (note) (C.S.C.)) ; Smith & Nephew Inc. c. Glen Oak Inc. (1996), 68 C.P.R. (3d) 153 (C.A.F.) ; Consumers Distributing Co. Ltd. c. Seiko Time Canada Ltd. [1984] 1 R.C.S. 583 ; Kelly GILL et R. Scott JOLLIFFE, Fox on La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 555 international. Le juge Hugessen, pour la Cour d’appel fédérale, expliquait à ce sujet : « Goods which originate in the stream of commerce with the owner of a trade-mark are not counterfeit or infringing goods simply because they may have arrived in a particular geographical market where the trade-mark owner does not wish them to be distributed »9. Par ailleurs, l’épuisement vaut pour les biens qui ne présentent pas de différences substantielles par comparaison avec ceux commercialisés par le titulaire au Canada10. En d’autres termes, si le client obtient exactement ce à quoi il doit s’attendre du fait de la présence de la marque, il n’y a pas lieu de limiter la concurrence commerciale. 2.1.1.2 Droit d’auteur La notion d’épuisement en droit d’auteur produit des effets plus limités. La première limite tient à la nature des actes exclusifs réservés au titulaire – et n’est donc pas, en principe, réservée au droit canadien. Conformément au concept d’épuisement, le titulaire perdra son droit de contrôler toute revente ou commercialisation subséquente du support matériel sur lequel l’œuvre est fixée. Par contre, ses autres droits, comme le droit exclusif d’autoriser la reproduction de l’œuvre sur un autre support, le droit d’adapter l’œuvre ou ses droits moraux11, ne seront pas affectés. Mais de manière plus spécifique au droit canadien, la législation pertinente ainsi que les décisions rendues par les tribunaux canadiens12 limitent la portée de l’épuisement du droit d’auteur à Canadian Law of Trade Marks and Unfair Competition, 4e éd., (Toronto, Carswell, 2004), aux pages 12-33 à 12-35 ; Jean-Sébastien BRIÈRE, « Importations parallèles : quand les marchés gris nous en font voir de toutes les couleurs ! » dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en propriété intellectuelle, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2002, aux pages 132-133 ; Sheldon BURSHTEIN, The Corporate Counsel Guide to Intellectual Property Law (Aurora, Canada Law Book, 2000), à la page 70. 9. Smith & Nephew Inc. c. Glen Oak Inc. (1996), 68 C.P.R. (3d) 153 (C.A.F.), § 11 et 14. 10. Smith & Nephew Inc. c. Glen Oak Inc. (1996), 68 C.P.R. (3d) 153 (C.A.F.) ; Consumers Distributing Co. Ltd. c. Seiko Time Canada Ltd., [1984] 1 R.C.S. 583. 11. Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), c. C-42, articles 3 et 14.1. 12. Fly By Nite Music Co. c. Record Wherehouse Ltd. (1975), 20 C.P.R. (2d) 263 (C.F.P.I.) ; Dictionnaire Robert Canada SCC c. Librairie du Nomade Inc. (1987), 16 C.P.R. (3d) 319 (C.F.P.I.), conf. (1990), 37 F.T.R. 240 (note) (C.A.F.) ; Clarke, Irwin & Co. c. Cole & Co. [1960] O.R. 177 (H.C. d’Ont.) ; A & M Records of Canada Ltd. c. Millbank Music Corp. (1984), 1 C.P.R. (3d) 354 (C.F.P.I.) ; K. GILL et 556 Les Cahiers de propriété intellectuelle une échelle nationale. Le paragraphe 27(2) de la Loi sur le droit d’auteur précise d’ailleurs que constitue un acte de contrefaçon le fait de vendre, de commercialiser ou d’importer dans ce but des copies d’une œuvre protégée par droit d’auteur qui ont été produites à l’étranger sans le consentement du titulaire des droits relatifs à cette œuvre au Canada. 2.1.1.3 Brevets La situation est moins formelle à l’égard des brevets. L’article 42 de la Loi sur les brevets13 précise d’abord l’étendue du monopole accordé au Canada, soit « le droit, la faculté et le privilège exclusif de fabriquer, construire, exploiter et vendre à d’autres pour qu’ils l’exploitent, l’objet de l’invention, sauf jugement en l’espèce par un tribunal compétent »14. En complément, la Cour fédérale a confirmé que même si la loi ne prévoit pas expressément le droit exclusif d’importer au Canada des produits incorporant l’invention protégée par le brevet (comme c’est le cas aux États-Unis15), le droit de revendre comprend implicitement celui d’importer16. Les tribunaux canadiens admettent que l’importation parallèle au pays de biens incorporant une invention protégée par brevet au Canada ou qui pourraient être produits ou fabriqués par un procédé protégé par brevet au Canada constitue un acte de contrefaçon17. Par contre, aucune décision n’a encore été rapportée au sujet de biens qui auraient été acquis à l’étranger, soit via un distributeur autorisé ou un licencié légitime, ou encore directement du titulaire du brevet. À 13. 14. 15. 16. 17. R. S. JOLLIFFE, Fox on Canadian Law of Trade Marks and Unfair Competition, 4e éd. (Toronto, Carswell, 2004), aux pages 12-34 et suivantes ; Howard P. KNOPF, « Limits on the Nature and Scope of Copyright », dans Copyright and Confidential Information Law of Canada, Gordon F. Henderson dir. (Toronto, Carswell, 1996), aux pages 229 et 272. Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), c. P-4. Quoique la notion de contrefaçon ne soit pas précisée par la loi canadienne, les tribunaux sont d’avis qu’est contrefacteur tout acte qui gêne la pleine jouissance du monopole octroyé au titulaire du brevet ; Skelding c. Daly (1941), 1 C.P.R. 266, à la page 272, (C.A. de C.-B.) ; Steel Co. of Canada Ltd. c. Sivaco Wire and Nail Co. (1973), 11 C.P.R. (2d) 153 (C.F.P.I.) ; Cabot Corp. c. 318602 Ontario Ltd. (1988), 20 C.P.R. (3d) 132 (C.F.P.I.), à la page 163 ; Lishman c. Erom Roche Inc. (1996), 68 C.P.R. (3d) 72 (C.F.P.I.), à la page 77 ; Harold G. FOX, The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions, 4e éd. (Toronto, Carswell, 1969), à la page 349. Infra, § 2.1.2.3. Wellcome Foundation Ltd. c. Apotex Inc. (1990), 32 C.P.R. (3d) 358 (C.F.). Armstrong Cork Canada Ltd. c. Domco Industries Ltd., 47 C.P.R. (2d) 1 (C.F.P.I.), conf. (1980), 54 C.P.R. (2d) 155 (C.A.F.), conf. 42 N.R. 254 (CSC) ; Union Carbide Canada Ltd. c. Trans-Canadian Feeds Ltd (No.1) (1965), 49 C.P.R. 7 (C. d’Éch.). La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 557 ce sujet, Kelly Gill et R. Scott Jolliffe pressentent l’application d’un régime mixte d’épuisement18 : If faced with such a situation, Canadian courts will likely limit exhaustion to the jurisdiction of acquisition in those cases where the grey marketer had obtained the grey goods through the Canadian patent owner’s foreign licensee or distributor,189 whereas a direct sale by the patent owner to the grey marketer may be deemed to result in international exhaustion.190 Note 189 : In accordance with the decision in Beecham Group Limited v. Bristol Laboratories Ltd., [1978] R.P.C. 153 (H.L.), in which it was held that a purchaser who acquires from a foreign licensee restricted as to territory acquires no greater rights than such licensee. Accordingly, the first sale in this context results only in domestic exhaustion as a result of the implied restrictions as to territory at the time of such sale. Note 190 : Betts v. Willmott, (1871) L.R. 6 Ch. App. 239 ; in which it was held that, absent an explicit restriction at the time of first sale by a patent owner, the purchaser is presumed to be licensed to use or resell in any manner (and in any jurisdiction) without objection from such patent owner. En principe, donc, mais sous réserve de développements jurisprudentiels plus détaillés, le droit canadien limite à l’échelle nationale l’épuisement des droits en matière de brevets. 2.1.2 L’épuisement des droits aux États-Unis Le droit américain présente encore plus de particularités d’applications de la notion d’épuisement que le droit canadien. Caractérisés par plusieurs décisions contradictoires, les monopoles intellectuels en matière de droit d’auteur et de brevets sont limités par une notion d’épuisement à portée incertaine. Quant au droit des marques, une approche mixte semble être en vigueur. 2.1.2.1 Marques de commerce L’épuisement des droits dans la marque aux États-Unis tire sa source de deux dispositions légales, soit l’article 42 du Lanham Act et l’article 526 du Tariff Act : [...] no article of imported merchandise which shall copy or simulate the name of the any (sic) domestic manufacture, or manufacturer [...] which shall copy or simulate a trademark 18. K. GILL et R. S. JOLLIFFE, Fox on Canadian Law of Trade Marks and Unfair Competition, 4e éd. (Toronto, Carswell, 2004), à la page 12-37. 558 Les Cahiers de propriété intellectuelle registered in accordance with the provisions of this Act [...] shall be admitted to entry at any customhouse of United States.19 [...] it shall be unlawful to import into the United States any merchandise of foreign manufacture if such merchandise, or the label, sign, print, package, wrapper, or receptacle, bears a trademark owned by a citizen of, or by a corporation or association created or organized within, the United States, and registered in the Patent and Trademark Office by a person domiciled in the United States [...] unless written consent of the owner of such trademark is produced at the time of making entry.20 Le corpus jurisprudentiel qui complète ces dispositions est par ailleurs important, de sorte qu’une approche mixte a été développée. En fait, le droit américain reconnaît généralement l’épuisement national des droits du titulaire d’une marque21. L’épuisement peut toutefois être international en vertu de l’exception de « common control »22. Cette exception entre en jeu lorsque l’entreprise propriétaire de la marque à l’étranger et l’entreprise propriétaire de la marque aux États-Unis sont possédées par la même entité ou lorsqu’elles sont liées par une relation de compagnie mère à filiale. Cependant, tout comme en droit canadien, les marchandises ne devront pas comporter de différences significatives, à défaut de quoi la confusion qui pourra résulter de la circulation des marchandises justifiera un recours en justice et ce, peu importe la participation du titulaire aux États-Unis dans la mise en marché à l’étranger23. Cette particularité semble tout à fait logique, compte tenu de la raison 19. 15 U.S.C. 1124. 20. 19 U.S.C. 1526. 21. Champion Spark Plug Co. c. Sanders, 331 U.S. 125 (1947) ; Darren E. DONNELLY, « Parallel Trade and International Harmonization of the Exhaustion of Rights Doctrine », 13 Santa Clara Computer & High Technology Law Journal 445 (1997), aux pages 454 et s. 22. KMart Corp. c. Cartier, Inc., 486 U.S. 281 (1988) ; Weil Ceramics and Glass, Inc. c. Dash, 878 F.2d 659 (3d Cir. 1989) (certiorari refusé, 493 U.S. 853 (1989)) ; Margreth BARRETT, « The United States’ Doctrine of Exhaustion : Parallel Imports of Patented Goods », 27 Northern Kentucky Law Review 911 (2000), à la page 916. 23. El Greco Leather Prods. Co., c. Shoe World, Inc., 806 F.2d 392 (2d Cir. 1986) (certiorari refusé, 484 U.S. 817 (1987)) ; Original Appalachian Artworks, Inc. c. Granada Elecs., Inc., 816 F.2d 68 (2d Cir. 1987) (certiorari refusé, 484 U.S. 847 (1987)) ; Lever Bros. Co. c. United States, 981 F.2d 1330 (D.C. Cir. 1993) ; Société des Produits Nestle, S.A. c. Casa Helvetia, Inc., 982 F.2d 633 (1st Cir. 1992) ; Helene Curtis, Inc. c. National Wholesale Liquidators, Inc., 890 F. Supp. 152 (1995) ; Grupo Gamesa S.A. De C.V. c. Dulceria El Molino, Inc., 39 U.S.P.Q.2d La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 559 d’être des marques de commerce, soit l’information du client quant à l’origine du produit et sa qualité. 2.1.2.2 Droit d’auteur Le titulaire des droits d’auteur sur une œuvre aux États-Unis détient le droit exclusif de distribuer les copies ou les enregistrements sonores de son œuvre dans le public par la vente, la location ou toute autre forme de transfert de possession de tout support sur lequel cette œuvre est fixée24. Il s’agit donc d’une particularité du droit américain par rapport au droit canadien, qui n’accorde pas au titulaire le droit exclusif de distribuer ou de commercialiser les copies qui sont réalisées de son œuvre. Par contre, le titulaire au Canada bénéficie du droit exclusif de réaliser les copies ou d’autoriser la production de copies de son œuvre. La législation américaine interdit les importations parallèles en matière de droit d’auteur dans les termes suivants : Importation into the United States, without the authority of the owner of the copyright under this title, of copies or phonorecords of a work that have been acquired outside the United States is an infringement of the exclusive right to distribute copies or phonorecords under section 106, actionable under section 501.25 Limitant les droits du titulaire de contrôler la distribution, la loi américaine prévoit aussi : « (a) Notwithstanding the provisions of section 106(3), the owner of a particular copy or phonorecord lawfully made under this title, or any person authorized by such owner, is entitled, without the authority of the copyright owner, to sell or otherwise dispose of the possession of that copy or phonorecord. »26. L’application de ces dispositions par les tribunaux américains s’est toutefois révélée incertaine ; la reconnaissance de ce qui constitue une première vente occasionne en effet des divisions au sein du (BNA) 1531 (C.D. Cal. 1996) ; M. BARRETT, « The United States’ Doctrine of Exhaustion : Parallel Imports of Patented Goods », 27 Northern Kentucky Law Review 911 (2000), à la page 916 ; D. E. DONNELLY, « Parallel Trade and International Harmonization of the Exhaustion of Rights Doctrine », 13 Santa Clara Computer & High Technology Law Journal 445 (1997), 456-457. 24. 17 U.S.C. 106. 25. 17 U.S.C. 602(a). 26. 17 U.S.C. 109 ; des exceptions précises sont toutefois prévues au même article. 560 Les Cahiers de propriété intellectuelle corpus jurisprudentiel27. Pour certains, il suffit que la première vente ait eu lieu en sol américain, mais pour d’autres, une première vente n’aura eu lieu que si le titulaire a reçu la pleine valeur de son droit d’auteur28. Malgré ces discussions, le courant jurisprudentiel élaboré sur la base de l’article 109 supporte bien l’épuisement national du droit d’auteur. 2.1.2.3 Brevets La majorité des décisions américaines pertinentes laissaient entendre que le droit américain des brevets était limité par un épuisement de type international29. Par contre, si la première commercialisation avait été faite à l’étranger sous condition explicite que le bien ne soit pas importé ou vendu aux États-Unis, le titulaire du brevet aux États-Unis pouvait valablement s’opposer à l’entrée du bien en sol américain30. Quant au degré de consentement requis du titulaire, la Cour suprême avait déjà précisé que l’acquéreur étranger devait avoir obtenu le bien directement du titulaire du brevet ou via un licencié31. 27. Sebastian International c. Consumer Contacts (PTY) Ltd., 847 F.2d 1093 (3d Cir. 1988) ; BMG Music c. Perez, 952 F.2d 318 (9th Cir. 1991) (certiorari refusé, 505 U.S. 1206 (1992)) ; Columbia Broadcasting Sys. c. Scorpio Music Distrib., 569 F. Supp. 47 (E.D. Pa. 1983), conf. par 738 F.2d 424 (3d Cir. 1984) ; Parfums Givenchy, Inc. c. Drug Emporium, 38 F.3d 477 (9th Cir. 1994) (certiorari refusé, 1995 U.S. Lexis 1859 (1995)) ; Quality King Distributors, Inc. c. L’Anza Research Int’l, Inc., 523 U.S. 135 ; D. E. DONNELLY, « Parallel Trade and International Harmonization of the Exhaustion of Rights Doctrine », 13 Santa Clara Computer & High Technology Law Journal 445 (1997), aux pages 458 et s. 28. Voir notamment les affaires Columbia Broadcasting Sys. c. Scorpio Music Distrib., 569 F. Supp. 47 (E.D. Pa. 1983), conf. par 738 F.2d 424 (3d Cir. 1984) et Quality King Distributors, Inc. c. L’Anza Research Int’l, Inc., 523 U.S. 135. 29. M. BARRETT, « The United States’ Doctrine of Exhaustion : Parallel Imports of Patented Goods », 27 Northern Kentucky Law Review 911 (2000), aux pages 928 et suivantes ; D. E. DONNELLY, « Parallel Trade and International Harmonization of the Exhaustion of Rights Doctrine », 13 Santa Clara Computer & High Technology Law Journal 445 (1997), aux pages 450 et suivantes ; Dickerson c. Matheson, 57 F. 524 (2d Cir. 1893) ; Curtiss Aeroplane c. United Aircraft, 266 F. 71 (2 Cir. 1920) ; Intel Corp. c. ULSI Corp., 995 F.2d 1566, 27 U.S.P.Q.2d 1136 (Fed. Cir. 1993) (certiorari refusé, 510 U.S. 1092 (1994)) . 30. Dickerson c. Tinling, 84 F. 192 (8th Cir. 1897) ; Mallinckrodt, Inc. c. Medipart, Inc., 976 F.2d 700 (Fed. Cir. 1992) ; M. BARRETT, « The United States’ Doctrine of Exhaustion : Parallel Imports of Patented Goods », 27 Northern Kentucky Law Review 911 (2000), aux pages 271-272. 31. Boesch c. Graff, 133 U.S. 697 (1890) ; Dickerson c. Tinling, 84 F. 192 (8th Cir. 1897). La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 561 La portée des conséquences de la première mise en marché a cependant été embrouillée par certaines décisions contradictoires32, dont la plus marquante est celle de la Court of Appeals for the Federal Circuit rendue en 2001 dans l’affaire Jazz Photo33. Cette décision semble restreindre l’épuisement des droits en matière de brevets à un épuisement national. Critiquée notamment pour le motif qu’elle se fonde sur un jugement bien particulier de 189034 qui, lui-même, ne présentait pas suffisamment de similitude avec l’affaire tranchée, cette décision laisse certainement les juristes perplexes35. Par ailleurs, à la suite des négociations menées dans le cadre du Cycle d’Uruguay, la législation américaine a intégré expressément la possibilité pour le titulaire de contrôler l’importation et la première mise en marché qui est faite de tout objet incorporant son invention aux États-Unis : « Except as otherwise provided in this title, whoever without authority makes, uses, offers to sell, or sells any patent invention, within the United States, or imports into the United States any patented invention during the term of the patent therefore, infringes the patent »36. Ainsi, toutes ventes faites sans l’autorisation du titulaire sembleraient être prohibées... sous réserve bien sûr de l’épuisement des droits dans le brevet par la première mise en marché. À ce sujet, un auteur démontre que le courant 32. Il semble clair que les droits ne seront pas épuisés lorsque le titulaire du brevet n’a pas consenti à la première mise en marché. Toutefois, lorsqu’il a consenti pour une mise en marché à l’étranger, les tribunaux sont divisés. Voir, par exemple : Holiday c. Mattheson, 24 F. 185 (S.D.N.Y. 1885) (épuisement international retenu étant donné que les biens avaient été commercialises à l’étranger sans interdiction de réimportation aux États-Unis) ; Boesch c. Graff, 133 U.S. 697 (1890) (épuisement national retenu, i.e. que les ventes légitimes effectuées à l’étranger par une personne sans relation avec le titulaire du brevet aux ÉtatsUnis n’ont pas pour effet d’épuiser les droits dans le brevet américain) ; Curtiss Aeroplane & Motor Corp. c. United Aircraft Engineering Corp., 266 F. 71 (2 Cir. 1920) (épuisement international retenu) ; Griffin c. Keystone Mushroom Farm, Inc., 453 F. Supp. 1283 (E.D. Pa. 1978) (épuisement national retenu). Pour une étude plus détaillée des dissensions au sein du corpus jurisprudentiel, voir D. E. Donnelly, « Parallel Trade and International Harmonization of the Exhaustion of Rights Doctrine », 13 Santa Clara Computer & High Technology Law Journal 445 (1997), aux pages 449 et suivantes. 33. Jazz Photo c. ITC, 264 F. (3d) 1094 (C.A.F.C. 2001). 34. Boesch c. Graff, 133 U.S. 697 (1890). 35. Daniel ERLIKHMAN, « Jazz Photo and the Doctrine of Patent Exhaustion : Implications to TRIPs and International Harmonization of Patent Protection », 25 Hastings Communication & Entertainment Law Journal 307 (Winter 2003) ; UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), aux pages 113-114. 36. 35 U.S.C. 271. La nouvelle disposition est entrée en vigueur le 1er janvier 1996. 562 Les Cahiers de propriété intellectuelle jurisprudentiel relatif à l’épuisement international n’aurait pas été renversé par la nouvelle disposition37. 2.1.3 L’épuisement des droits en Europe En contraste avec le droit applicable au Canada et aux ÉtatsUnis, les développements juridiques de la notion d’épuisement des droits au sein de l’Union européenne présentent une certaine homogénéité. Cet aboutissement fut sans aucun doute nourri par la volonté d’établir un marché commun. C’est d’ailleurs là l’un des objectifs les plus importants du Traité de Rome38, soit construire un espace à l’intérieur duquel les marchandises et les services, une fois légitimement mis en circulation dans le commerce, pourront circuler librement d’un État membre à un autre39. L’harmonisation progressive du droit de la propriété intellectuelle a permis de faciliter la libre circulation de marchandises entre les États membres et de rendre plus transparentes les règles qui leur sont applicables, d’où l’intérêt de s’attarder un moment à l’exemple européen. Jusqu’à présent, l’action de l’Union européenne (ci-après « UE ») dans le domaine de la propriété intellectuelle a principalement porté sur l’harmonisation du droit matériel national et la création d’un droit communautaire unitaire. C’est ainsi que certains droits de propriété intellectuelle nationaux en matière de marques, de brevets, et de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins ont été harmonisés. C’est également ainsi que des droits unitaires, valables immédiatement sur l’ensemble du territoire de l’UE, ont été créés, tels que la marque communautaire et, prochainement peut-être, le brevet communautaire. 37. M. BARRETT, « The United States’ Doctrine of Exhaustion : Parallel Imports of Patented Goods », 27 Northern Kentucky Law Review 911 (2000), aux pages 961 et s. 38. Traité instituant la Communauté économique européenne, Rome, 25 mars 1957. 39. Les articles 28 et 29 (anciennement 30 et 34) du Traité prévoient d’ailleurs l’interdiction pour les États membres d’adopter toute restriction quantitative à l’importation ou à l’exportation ainsi que toute mesure ayant un effet équivalent relativement aux autres États membres. Par ailleurs, l’article 30 (anciennement 36) prévoit que ces dispositions ne doivent pas faire obstacle au droit des États membres d’imposer des restrictions à l’importation ou à l’exportation lorsque celles-ci sont justifiées par la protection de la propriété intellectuelle de leurs nationaux. De telles restrictions ne doivent toutefois pas constituer un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée au commerce entre les États membres. Tout de même, selon l’article 30 du Traité, la propriété intellectuelle constitue une cause dérogatoire qui autorise chaque État membre à réglementer l’attribution et le régime des différents droits de propriété intellectuelle. La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 563 Dans ce contexte, l’UE a rapidement dû clarifier l’application de la notion d’épuisement des droits. En outre, une approche uniforme quant à la portée de ses effets a été retenue ; l’épuisement des droits y est limité à une échelle communautaire, que ce soit pour les marques, le droit d’auteur ou les brevets. 2.1.3.1 Marques de commerce La notion d’épuisement des droits dans la marque s’est d’abord développée au sein de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (ci-après « CJCE »). Cette Cour a d’ailleurs eu l’occasion de se prononcer à de multiples reprises sur le rôle de la marque dans le commerce et, incidemment, sur le rôle de la protection accordée à la marque. Dans l’affaire C-10/89, SA CNL-Sucal NV c. Hag GF AG, elle explique : The specific subject matter of a trade mark right is to grant the owner the right to use the mark for the first marketing of a product and, in this way, to protect them against competitors who would like to abuse the position and reputation of the mark by selling products to which the mark has been improperly affixed. To determine the exact effect of this exclusive right which is granted to the owner of the mark it is necessary to take account of the essential function of the mark, which is to give the consumer or final user a guarantee of the identity of the origin of the marked product by enabling him to distinguish, without any possible confusion, that product from others of a different provenance.40 Or, l’article 7 de la première Directive du Conseil du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques41, codifie l’épuisement des droits dans la marque : (1) Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire l’usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la Communauté sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement. 40. Décision de la Cour européenne de justice du 17 octobre 1990 rendue dans l’affaire C-10/89, SA CNL-Sucal NV c. Hag GF AG, Recueil de jurisprudence 1990, à la page 3711 ; voir aussi Arrêt de la Cour du 31 octobre 1974 rendu dans l’affaire 16/74 Centrapharm c. Winthrop, Recueil de jurisprudence 1974, à la page 1183 ; Décision de la Cour européenne de justice du 23 mai 1978 dans l’affaire 102/77, Hoffmann-Laroche c. Centrafarm, Recueil de jurisprudence 1978, à la page 1139 ; Arrêt de la CJCE du 22 juin 1976 rendu dans l’affaire 119/75, Terrapin-Terranova, Recueil de jurisprudence 1976, à la page 1039. 41. (89/104/EEC), J.O. no L 040, 11/02/1989, aux pages 0001-0007. 564 Les Cahiers de propriété intellectuelle (2) Le paragraphe 1 n’est pas applicable lorsque des motifs légitimes justifient que le titulaire s’oppose à la commercialisation ultérieure des produits, notamment lorsque l’état des produits est modifié ou altéré après leur mise dans le commerce. Il importe par ailleurs de préciser qu’en matière de marques communautaires, l’article 13 du Règlement (CE) 40/94 du 20 décembre 1993 dispose du même régime d’épuisement. La notion d’épuisement régional est donc retenue42. En 1998, la CJCE a d’ailleurs précisé qu’une approche uniforme était imposée à travers la Communauté en ce qui a trait à la portée de l’épuisement43. Rapidement par la suite, elle a aussi précisé que le consentement auquel il est fait référence s’attache à chacun des exemplaires des produits en cause pris individuellement et non pas à une catégorie de produits44. Bien qu’il puisse être donné de manière implicite, le consentement du titulaire d’une marque ne peut lui être opposé que s’il est démontré de façon non équivoque : « le consentement peut être implicite, lorsqu’il résulte d’éléments et de circonstances antérieurs, concomitants ou postérieurs à la mise dans le commerce en dehors de l’EEE, qui, appréciés par le juge national, traduisent de façon certaine une renonciation du titulaire à son droit de s’opposer à une mise dans le commerce dans l’EEE »45. 42. Arrêt de la Cour du 16 juillet 1998 rendu dans l’affaire C-355/96, Silhouette International Schmied GmbH & Co. KG c. Hartlauer Handelsgesellschaft GmbH, Recueil de jurisprudence 1998, à la page 04799 ; Arrêt de la Cour du 4 novembre 1997 rendu dans l’affaire C-337/95, Parfums Christian Dior SA et Parfums Christian Dior BV c. Evora BV, Recueil de jurisprudence 1997, à la page 06013 ; Arrêt de la Cour du 13 juillet 1966 rendu dans les affaires 56/64, 58/64, Consten and Grundig c. Commission (où il fut jugé que l’utilisation d’une marque pour diviser le marché à l’intérieur de l’UE constituait une utilisation abusive des droits de propriété intellectuelle ; une marque ne peut pas être opposée à l’importation parallèle dans un cas où il y a distorsion arbitraire du commerce à l’intérieur de l’Union) ; STEPHENSON HARWOOD, Parallel Imports and the Exhaustion of Rights : the World Focus, 1999, [En ligne] <http://www.shlegal.com/docs/parallelimports.pdf> (page consultée le 19 juin 2006). 43. Affaire Silhouette, Silhouette International Schmied GmbH & Co. KG c. Hartlauer Handelsgesellschaft GmbH, Recueil de jurisprudence 1998, à la page 04799, particulièrement §23 et s. 44. Arrêt de la Cour du 1er juillet 1999 rendu dans l’affaire C-173/98, Sebago Inc. et Ancienne Maison Dubois et Fils SA c. GB-Unic SA. 45. Arrêt de la Cour du 20 novembre 2001 rendu dans les affaires C-414/99, Zino Davidoff SA c. A&G Imports Ltd. et C-415/99, Levi Strauss & Co. c. Tesco Stores Ltd et C-416/99, Levi Strauss & Co. c. Costco Wholesale UK Ltd, au § 47. La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 565 De plus, le consentement requis ne peut s’inférer, notamment, du fait que le titulaire de la marque n’a pas expressément imposé de restriction quant à l’importation des marchandises sur le territoire de l’UE au moment de leur première vente à l’étranger, que le titulaire de la marque n’a pas placé sur les marchandises en cause un avertissement quant à l’interdiction de les importer dans l’UE, ou que le titulaire de la marque soit demeuré silencieux lorsque les marchandises importées ont été mises sur le marché dans l’UE46. Par ailleurs, le second paragraphe de l’article 7 comporte une exception importante au premier paragraphe. La notion de « motif légitime » qui peut justifier le titulaire à s’opposer à la commercialisation ultérieure des produits en association avec lesquels la marque est employée laisse un certain pouvoir discrétionnaire aux juges chargés d’appliquer cette exception. Quant à la précision prévue à la toute fin du paragraphe, soit le fait que les produits aient été modifiés ou altérés après leur mise dans le commerce doit constituer un motif légitime d’opposition à une commercialisation ultérieure non autorisée, la CJCE a clarifié le droit des importateurs parallèles de réemballer les produits importés légalement à partir d’États membres de l’UE et d’y apposer de nouveau la marque de commerce originale47. 2.1.3.2 Droit d’auteur Plusieurs directives européennes traitent d’épuisement en matière de droit d’auteur. Ainsi, la Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information48, la Directive 91/250 du 14 mai 1991 sur la protec- 46. Arrêt de la Cour du 20 novembre 2001 rendu dans les affaires C-414/99, Zino Davidoff SA c. A&G Imports Ltd. et C-415/99, Levi Strauss & Co. c. Tesco Stores Ltd et C-416/99, Levi Strauss & Co. c. Costco Wholesale UK Ltd, au § 47. 47. La CJCE a aussi rappelé que de telles pratiques ne devaient pas contrevenir aux droits légitimes du titulaire de la marque et a élaboré une série de lignes directrices afin d’illustrer un compromis entre les divers intérêts en cause. Arrêt de la Cour du 23 avril 2002 dans les affaires C-143/00, Boehringer Ingeiheim c. Swingward Ltd. et al. et C-443/99, Merck, Sharp & Dohme c. Paranova Pharmazeutika ; voir également l’arrêt de la Cour du 12 octobre 1999 dans l’affaire C-379/97, Pharmacia & Upjohn SA c. Paranova A/S, Recueil de jurisprudence 1999, à la page 06927 (ci-après « Affaire Pharmacia »). Voir aussi Georges BONET, « Épuisement du droit de marque, reconditionnement du produit marqué : confirmations et extrapolations », dans Mélanges J.-J. Burst (Paris, Litec, 1997), à la page 61. 48. J.O. no L 167 du 22/06/2001, à la page 0010, article 4. 566 Les Cahiers de propriété intellectuelle tion légale des programmes d’ordinateur49 et la Directive 96/9 du 11 mars 1996 sur la protection légale des bases de données50 édictent que la première vente, ou autre transfert de propriété, de l’objet par le titulaire du droit de propriété intellectuelle ou avec son consentement épuise le droit de contrôler la revente de cet objet dans la Communauté. La position de la CJCE sur la question est que la mission de protection du droit d’auteur est accomplie si l’auteur est autorisé à réaliser la première mise en marché sur le territoire d’un État membre51 ; l’épuisement est donc ici encore communautaire52. 2.1.3.3 Brevets Le système européen des brevets repose sur deux traités internationaux, soit la Convention de Munich sur le brevet européen et la Convention du Luxembourg sur le brevet communautaire53. Par ailleurs, il n’existe pas de directive européenne qui porte spécifiquement sur l’épuisement des droits dans le brevet. Les seules dispositions prévues à ce sujet tant en matière de brevet européen que de brevet communautaire, sont contenues dans la Convention du 49. J.O. no L 122 du 17/05/1991, à la page 0042, article 4(c) ; cette Directive prévoit toutefois une exception à l’épuisement pour le contrôle des locations ultérieures du programme d’ordinateur ou d’une copie de celui-ci (article 4(c)). 50. J.O. no L 77 du 27/03/96, à la page 20, article 5(c). 51. Arrêt de la Cour du 8 juin 1971 rendu dans l’affaire 78/70, Deutsche Grammophon GmbH c. Metro-SB-GroBmärkte GmbH & Co. KG, Recueil de jurisprudence 1971, à la page 487 ; voir aussi l’Arrêt de la CJCE du 20 janvier 1981, Musik-Vertrieb Membran GmbH c. GEMA, Recueil de jurisprudence 1981, à la page 147. 52. Arrêt de la Cour du 8 juin 1971 rendu dans l’affaire 78/70, Deutsche Grammophon GmbH c. Metro-SB-GroBmärkte GmbH & Co. KG, Recueil de jurisprudence 1971, à la page 487 ; voir aussi l’arrêt de la CJCE du 20 janvier 1981, Musik-Vertrieb Membran GmbH c. GEMA, Recueil de jurisprudence 1981, à la page 147 ; Décision du Tribunal de première instance des Communautés européennes, 3e Chambre, du 16 décembre 1999 rendue dans l’affaire T-198/98, Micro Leader Business c. Commission des Communautés Européennes ; Décision de la Cour européenne de justice du 9 février 1982 dans l’affaire 270/80, Polydor, Ltd c. Harlequin Records Shops Ltd., Recueil de jurisprudence 1982, à la page 329 (ci-après « Affaire Polydor ») ; Yves GAUBIAC, « The Exhaustion of Rights in the Analogue and Digital Environment », Copyright Bulletin Vol. XXXVI, No. 4, OctoberDecember 2002, § 2, [En ligne] <http://unesdoc.unesco.org/images/0013/001397/ 139700E.pdf#page=2> (page consultée le 19 juin 2006). 53. Convention de Munich sur le brevet européen (Convention sur la délivrance de brevets européens, 5 octobre 1973) et la Convention de Luxembourg sur le brevet communautaire (Convention relative au brevet européen pour le marché commun, 26 janvier 1976). La protection sous brevet européen ne crée pas de titre uniforme de protection, mais permet d’obtenir une protection dans autant d’Etats parties à la Convention que souhaité par le demandeur (ce type de brevet La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 567 Luxembourg 54 , laquelle n’est toutefois pas encore entrée en vigueur55. Néanmoins, la CJCE a déjà reconnu qu’il était contraire à l’article 28 du Traité de Rome que le titulaire interdise l’importation, dans l’État où il détient le brevet, d’inventions qu’il a lui-même mises en marché dans un autre État membre ou qui y ont été commercialisées avec son consentement56. Ainsi, que ce soit en matière de marques, de brevets ou de droit d’auteur, l’Union européenne présente des règles d’épuisement de droits assez homogènes. Par comparaison avec les droits canadien et américain, les travaux réalisés en Europe, ne serait-ce qu’à l’égard de la prévisibilité des règles, impressionnent. Ces développements contrastent d’autant plus avec l’état des travaux internationaux sur la question, aucun rapprochement équivalent n’ayant pu y être réalisé jusqu’à présent. 2.2 Les difficultés d’intégration de la notion au sein d’accords internationaux La notion d’épuisement des droits a été source de division lors des négociations du Cycle d’Uruguay. Au cours de la même période, à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (ci-après « OMPI »), des discussions tout aussi difficiles sur le même sujet avaient lieu, cette fois dans le cadre plus précis de l’harmonisation du droit des brevets. Il en est résulté une intégration très incomplète demeure régi par les différentes lois nationales des pays concernés). En revanche, le brevet communautaire a pour objet de procurer un titre de protection unitaire et autonome pour l’ensemble de la Communauté. 54. L’article 32 prévoit l’épuisement du brevet communautaire alors que l’article 81 prévoit l’épuisement du brevet national. 55. À ce jour, 20 ans après sa signature, cette convention n’a été ratifiée que par 7 États membres (la France, l’Allemagne, la Grèce, le Danemark, le Luxembourg, le Royaume-Uni et les Pays-Bas). L’échec de cette démarche a été attribué au coût du brevet communautaire (notamment en ce qui a trait à l’exigence d’une traduction dans toutes les langues communautaires) ainsi qu’au système juridictionnel envisagé qui permet à un juge national d’annuler un brevet communautaire sur tout le territoire de l’UE. Voir : « Document de travail de la Commission sur la juridiction prévue en matière de brevet communautaire », Bruxelles le 30 août 2002, COM (2002) 480 final ; et aussi : « Le brevet européen et le brevet communautaire à la lumière des nouveaux développements », [En ligne] <http://www. ipr-helpdesk.org/documentos/docsPublicacion/html_xml/8_CommunitypatentNewDevelopments[0000003172_01].html> (page consultée le 19 juin 2006). 56. Arrêt de la Cour du 18 octobre 1974 rendu dans l’affaire 15/74, Centrafarm c. Sterling Drug, Recueil de jurisprudence 1974, à la page 1147 ; Polydor, Ltd c. Harlequin Records Shops Ltd., Recueil de jurisprudence 1982, à la page 329. 568 Les Cahiers de propriété intellectuelle de la notion au sein des textes pertinents. Un résultat analogue est également consacré à l’Accord sur le libre-échange nord-américain. 2.2.1 L’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce L’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ci-après « Accord sur les ADPIC ») oblige les États membres à adhérer à un minimum international de standards pour la protection de tous les domaines de la propriété intellectuelle, incluant les marques, le droit d’auteur et les brevets57. La réalisation de cet accord était très attendue dans la mise sur pied d’un système de protection internationale de la propriété intellectuelle. Les ambitieux objectifs de libre échange, pourtant enchâssés dans l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, n’ont cependant pas réussi à motiver un rapprochement des diverses conceptions pour un régime harmonisé de l’épuisement des droits. Malgré des tentatives pour une entente plus substantielle dans le cadre des négociations, une intégration assez superficielle de la notion d’épuisement des droits figure maintenant à l’article 6. 2.2.1.1 Les négociations qui ont mené à l’article 6 de l’Accord La notion d’épuisement des droits a fait l’objet de bien des échanges lors des négociations du Cycle d’Uruguay. À cet égard, tant la portée (nationale ou internationale) de la notion que la nécessité de la soumettre à un consentement de la part du titulaire étaient au centre des préoccupations58. Comme le démontre une comparaison entre le texte proposé pour l’article 6 de l’Accord sur les ADPIC lors des négociations tenues à la Conférence ministérielle de Bruxelles en 1990 et le texte finalement adopté, les délégations nationales ont bien tenté de s’entendre sur des obligations plus substantives : 57. Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, 15 avril 1994, Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, Annexe 1C, 33 I.L.M. 1197 (1994), article 2(1). 58. Notes du Secrétariat concernant les réunions du Groupe de négociation sur les ADPIC, y compris le commerce des marchandises de contrefaçon tenues des 12 au 14 juillet 1989 (MTN.GNG/NG11/14, 12 septembre 1989), § 45, des 3 au 4 juillet 1989 (MTN.GNG/NG11/13, 16 août 1989), § 25 (D.7) et des 30 octobre au 2 novembre 1989 (MTN.GNG/NG11/16, 4 décembre 1989), § 19, des 11 au 14 décembre 1989 (MTN.GNG/NG11/17, 23 janvier 1990), § 48, des 2 au 5 avril 1990 (MTN.GNG/NG11/20, 24 avril 1990), § 17, 19 et 22, des 14 au 16 mai 1990 (MTN.GNG/NG11/21, 22 juin 1990), § 18, 19 et 39, et le 1er novembre 1990 (MTN.GNG/NG11/27, 14 novembre 1990), § 4 ; Y. GAUBIAC, « The Exhaustion of La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 569 Proposition de Bruxelles59 Texte final Article 6 : Exhaustion3 Article 6 : Exhaustion Subject to the provisions of Articles 3 [National Treatment] and 4 [Most-Favoured-Nation Treatment] above, nothing in this Agreement imposes any obligation on, or limits the freedom of, PARTIES with respect to the determination of their respective regimes regarding the exhaustion of any intellectual property rights conferred in respect of the use, sale, importation or other distribution of goods once those goods have been put on the market by or with the consent of the right holder. For the purposes of dispute settlement under this Agreement, subject to the provisions of Articles 3 [National Treatment] and 4 [Most-Favoured-Nation Treatment], nothing in this Agreement shall be used to address the issue of the exhaustion of intellectual property rights. [Footnote 3] : For the purposes of exhaustion, the European Communities shall be considered a single Party. À l’égard des difficultés soulevées par l’épuisement des droits dans le cadre de l’élaboration du texte de l’Accord, le Resource Book on TRIPS and Development60 rapporte un résumé des commentaires du secrétaire au groupe de négociation commerciale pendant le Cycle d’Uruguay, Adrian Otten : [...] The formula in Article 6, TRIPS Agreement, reflects a compromise between governments favoring an explicit recognition Rights in the Analogue and Digital Environment », Copyright Bulletin Vol. XXXVI, No. 4, October-December 2002, § 15, [En ligne] <http://unesdoc.unesco. org/images/0013/001397/139700E.pdf#page=2> (page consultée le 19 juin 2006) ; UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), aux pages 97 et suivantes ; Daniel GERVAIS, The TRIPS Agreement : Drafting history and Analysis (London, Sweet & Maxwell, 2003), § 2.67. 59. UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), à la page 101 ; D. GERVAIS, The TRIPS Agreement : Drafting history and Analysis (London, Sweet & Maxwell, 2003), § 2.67. 60. UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), aux pages 103-104, citant un extrait du texte de Frederick M. Abbott, Second Report (Final) to the Committee on International Trade Law of the International Law Association on the Subject of the Exhaustion 570 Les Cahiers de propriété intellectuelle of national discretion in regard to exhaustion practices, including the choice of national or international exhaustion, and governments not wanting to provide such recognition although not seeking to regulate such practices specifically. The penultimately (sic) proposed formula would have indicated that the TRIPS Agreement did not address the issue of exhaustion of rights, while the final formula indicates that for purposes of dispute settlement under the TRIPS Agreement, nothing in that Agreement (subject to articles 3 and 4) will be used to address the issue of exhaustion. Both sides to the negotiations preferred the final formula. Mr. Otten observed that earlier proposals, on the one hand, for a provision restricting the scope for parallel imports in situations where prices had been influenced by government measures such as price controls and for a specific rule providing rights against parallel imports in the copyright area and, on the other hand, a provision requiring international exhaustion, at least in the trademark area, were rejected during these negotiations. [...] Compte tenu des vues nationales divergentes, le délaissement d’un projet élaborant sur des obligations davantage substantives au profit d’une entente beaucoup plus limitée ne surprend pas. 2.2.1.2 Le texte final de l’article 6 de l’Accord Le texte figurant finalement à l’article 6 de l’Accord pose certaines difficultés. Le premier segment, « Aux fins du règlement des différends dans le cadre du présent accord », a fait l’objet de diverses interprétations. D’une part, puisque l’épuisement des droits est intimement lié à la libre circulation des marchandises, certains assimilent les droits de propriété intellectuelle à une forme de quota. Vu sous cet angle, l’épuisement national porterait atteinte à l’article XI de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 194761. D’autre part, certains envisagent l’Accord sur les ADPIC comme un ensemble de règles particulières aux droits de propriété intellectuelle dans le commerce international et, à ce titre, les différends of Intellectual Property Rights and Parallel Importation, presented in London, July 2000, at the 69th Conference of the International Law Association, rev. 1. 61. Voir Thomas COTTIER, « The WTO System and the Exhaustion of Rights », draft of November 6, 1998, for the Conference on Exhaustion of Intellectual Property Rights and Parallel Importation in World Trade, Geneva, (Nov. 6-7, 1998) ; La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 571 susceptibles de survenir dans ce domaine ne pourraient être débattus sous le système de règlement des différends de l’OMC62. S’attachant au texte de l’Accord sur les ADPIC, le Resource Book on TRIPS and Development explique : There is no WTO DSB jurisprudence on this issue, and for the time being the subject matter is open. However, the Appellate Body has placed great reliance on the plain language and meaning of the WTO Agreements, and the plain meaning certainly appears to support the view that the issue of exhaustion and relevant TRIPS rules could be examined in a dispute under an agreement other than TRIPS. [...] Article 6 says that the rules of the Agreement may not be used to address the subject of exhaustion for purposes of WTO dispute settlement. This suggests that the rules of the Agreement may be used to address the subject in national court proceedings. It does not, however, say that Members are restricted in their choice of exhaustion policies, and these are very different matters. Article 28, for example, grants patent holders the right to prevent third parties from importing patent protected goods without their consent. It does not, however, prescribe a rule as to how their consent will be determined. [...] TRIPS does not prescribe a rule regarding the geographic basis on which consent is determined, and clearly allows for international exhaustion. Footnote 6 to Article 28, TRIPS Agreement, provides : « This right, like all other rights conferred under this Agreement in respect of the use, sale, importation or other distribution of goods, is subject to the provisions of Article 6. » This indicates that the right of importation granted to patent holders under Article 28 may not be used to address the subject matter of exhaustion in dispute settlement under TRIPS. In other words, no Member may be challenged in the WTO for adopting an international exhaustion rule based on the word “import” in Article 28.63 UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), aux pages 104-105. 62. Voir : Marco Bronckers, « The Exhaustion of Patent Rights under World Trade Organization Law », 32 Journal of World Trade Law 32 (1998) ; UNCTADICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), aux pages 104-105. 63. UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), aux pages 105-106. 572 Les Cahiers de propriété intellectuelle Pour un compromis face aux divergences des délégations nationales, le texte de l’article 6 créait beaucoup d’incertitudes. Aussi, devant les inquiétudes soulevées à l’égard de l’interdiction potentielle de l’application de la notion d’épuisement par la rédaction nébuleuse de l’article 6, la Déclaration sur l’Accord sur les ADPIC et la santé publique adoptée le 14 novembre 200164, a précisé : En conséquence et compte tenu du paragraphe 4 ci-dessus, tout en maintenant nos engagements dans le cadre de l’Accord sur les ADPIC, nous reconnaissons que ces flexibilités incluent ce qui suit : [...] d) L’effet des dispositions de l’Accord sur les ADPIC qui se rapportent à l’épuisement des droits de propriété intellectuelle est de laisser à chaque Membre la liberté d’établir son propre régime en ce qui concerne cet épuisement sans contestation, sous réserve des dispositions en matière de traitement NPF et de traitement national des articles 3 et 4. Les pratiques des États membres ne peuvent être débattues sous le système de règlement des différends de l’OMC, sous réserve du respect des dispositions relatives au traitement national et au traitement de la nation la plus favorisée65, telle est donc la signification du compromis. 2.2.2 Le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et le Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes À partir du milieu des années 80, un comité d’experts sur l’harmonisation de certaines dispositions du droit pour la protection des inventions s’est intéressé à la notion d’épuisement. Optant également pour une description substantive mais indépendante du projet de l’Accord sur les ADPIC, le projet de texte pertinent se limitait à 64. Conférence ministérielle, 4e session, Doha, du 9 au 14 novembre 2001, WT/MIN (01)/DEC/2, 20 novembre 2001. Voir Frederick M. Abbott, « The Doha Declaration on the TRIPS Agreement and Public Health : Lighting A Dark Corner at the WTO », Journal of International Economic Law (2002), aux pages 469-505. 65. Ce dernier point soulève un problème intéressant en ce qui concerne les États appliquant la notion d’épuisement régional : « [...] whether a national of an EC member state or another regional arrangement could succeed on a claim that it was subject to less protection of IPRs than a national residing outside the EC. The EC claims that Article 4(d) allows it to discriminate against IPR holders residing within the region by precluding them from preventing the intra-Community free movement of goods and services. », UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), à la page 108. La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 573 permettre à un État l’adoption du concept d’épuisement national ou régional pour les cas suivants : « where the act concerns a product which has been put on the market by the owner of the patent, or with his express consent, insofar as such an act is performed after that product has been put on the market in the territory of that Contracting Party, or, in the case of a regional market, in the territory of one of the members States of such group »66. Ce texte aurait donc empêché l’application de l’épuisement international. Toutefois, la portée de l’épuisement a été, ici aussi, source d’importants désaccords lors des négociations, lesquelles ont finalement été suspendues. En revanche, deux nouveaux traités ont été adoptés en 1996 sous l’égide de l’OMPI, soit le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur (WCT)67 et le Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes (WPPT)68. Ces textes contiennent chacun une disposition relative à la question de l’épuisement des droits, soit respectivement les articles 6 et 8 : Article 6 Droit de distribution 1) Les auteurs d’œuvres littéraires et artistiques jouissent du droit exclusif d’autoriser la mise à la disposition du public de l’original et d’exemplaires de leurs œuvres par la vente ou tout autre transfert de propriété. 2) Aucune disposition du présent traité ne porte atteinte à la faculté qu’ont les Parties contractantes de déterminer les conditions éventuelles dans lesquelles l’épuisement du droit prévu à l’alinéa 1) s’applique après la première vente ou autre opération de transfert de propriété de l’original ou d’un exemplaire de l’œuvre, effectuée avec l’autorisation de l’auteur.5 [Note 5 : Déclaration commune concernant les articles 6 et 7 : Aux fins de ces articles, les expressions « exemplaires » et « original et exemplaires », dans le contexte du droit de distribution et du droit de location prévus par ces articles, désignent exclusivement les exemplaires fixés qui peuvent être mis en circulation en tant qu’objets tangibles.] 66. UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), aux pages 102-103. 67. Adopté à Genève, le 20 décembre 1996 (WO033FR), entré en vigueur le 6 mars 2002. 68. Adopté à Genève, le 20 décembre 1996 (WO034FR), entré en vigueur le 20 mai 2002. 574 Les Cahiers de propriété intellectuelle Article 8 Droit de distribution 1) Les artistes interprètes ou exécutants jouissent du droit exclusif d’autoriser la mise à la disposition du public de l’original et de copies de leurs interprétations ou exécutions fixées sur phonogrammes par la vente ou tout autre transfert de propriété. 2) Aucune disposition du présent traité ne porte atteinte à la faculté qu’ont les Parties contractantes de déterminer les conditions éventuelles dans lesquelles l’épuisement du droit énoncé à l’alinéa 1) s’applique après la première vente ou autre opération de transfert de propriété de l’original ou d’une copie de l’interprétation ou exécution fixée, effectuée avec l’autorisation de l’artiste interprète ou exécutant.7 [Note 7 : Déclaration commune concernant les articles 2.e), 8, 9, 12 et 13 : Aux fins de ces articles, les expressions « copies », « copies ou exemplaires » et « original et copies » dans le contexte du droit de distribution et du droit de location prévus par ces articles désignent exclusivement les copies ou exemplaires fixés qui peuvent être mis en circulation en tant qu’objets tangibles.] Tout comme dans le cas de l’Accord sur les ADPIC, il fut impossible de rapprocher de manière substantielle les conceptions nationales sur la notion d’épuisement des droits de propriété intellectuelle. Les articles pertinents des traités de l’OMPI demeurent néanmoins plus clairs et leur contenu à l’égard de l’épuisement est malgré tout heureux si l’on considère que la deuxième hypothèse du projet élaboré pour les deux traités69 consistait en l’exclusion du concept d’épuisement international. 2.2.3 L’Accord sur le libre-échange nord-américain Dans la même visée que l’Accord sur les ADPIC, les dispositions relatives à la propriété intellectuelle de l’Accord sur le libre-échange nord-américain70 (ci-après « ALENA ») ont pour objet d’assurer une 69. Chairman of the Committee of Experts, « Basic Proposal for the Substantive Provisions of the Treaty on Certain Questions Concerning the Protection of Literary and Artistic Works to be Considered by the Diplomatic Conference », OMPI, Doc. CRNR/DC/4, 30 août 1996, article 8. 70. Accord sur le libre-échange nord-américain, rédigé le 12 août 1992, révisé le 6 septembre 1992, U.S.-Can.-Mex., 32 I.L.M. 289 (entré en vigueur le 1er janvier 1997). La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 575 protection adéquate et effective des droits de propriété intellectuelle sur les territoires des États parties71. Les dispositions pertinentes de l’ALENA ont d’ailleurs été inspirées des négociations pour l’Accord sur les ADPIC : « The intellectual property provisions of the NAFTA were designed with the pending TRIPS agreement in mind. In most aspects TRIPS affords roughly the same protection for intellectual property as does the NAFTA »72. Par ailleurs, sous réserve de ce que prévoit l’article XI de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, l’article 309 consacre la libre circulation des marchandises dans une manière assez similaire au Traité de Rome : « Sauf disposition contraire du présent accord, aucune des Parties ne pourra adopter ou maintenir une interdiction ou une restriction à l’importation d’un produit d’une autre Partie ou à l’exportation ou à la vente pour exportation d’un produit destiné au territoire d’une autre Partie [...] ». Toutefois, l’harmonisation de la notion d’épuisement des droits entre les États parties ne semble pas découler de manière aussi évidente qu’en Europe. D’ailleurs, l’ALENA limite la reconnaissance de la notion au droit d’auteur et aux droits de propriété intellectuelle relatifs aux enregistrements sonores (respectivement articles 1705 et 1706). L’ALENA prévoit à cet égard que chaque État partie accordera au titulaire le droit d’autoriser ou d’interdire l’importation sur le territoire de l’État où il détient des droits de propriété intellectuelle d’exemplaires de l’œuvre faits sans son autorisation, ainsi que le droit d’autoriser ou d’interdire la première distribution au public de l’original et de chaque exemplaire d’une œuvre, par vente, location ou autrement. En somme, l’harmonisation plus ou moins substantielle de la notion d’épuisement des droits à l’échelle internationale semble bien difficile. Or, les objectifs économiques qui sont à la source des interprétations nationales et qui, en fait, révèlent le rôle de la notion en commerce, ne sont pas étrangers aux difficultés d’intégration de la notion au sein d’accords internationaux. 71. Accord sur le libre-échange nord-américain, rédigé le 12 août 1992, révisé le 6 septembre 1992, U.S.-Can.-Mex., 32 I.L.M. 289 (entré en vigueur le 1er janvier 1997), article 102(1)(d). 72. Jeffrey J. SCHOTT, « The Uruguay Round : An Assessment » Institute for International Economy 30 (1994). 576 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3. Le rôle actuel de la notion d’épuisement des droits de propriété intellectuelle en commerce international Au point de rencontre entre le monopole intellectuel et la libre concurrence, la notion d’épuisement des droits permet aux autorités nationales d’aménager un certain équilibre. Tel qu’illustré dans le cadre de la première partie, la notion permet de contrôler l’influence des droits de propriété intellectuelle dans la circulation des biens et services. C’est ainsi qu’elle prend son sens, principalement, en situation d’importations parallèles. Par ailleurs, l’épuisement dépend de la première mise en marché, laquelle relève typiquement du domaine de la vente. Or, si le droit des contrats est un droit largement supplétif, les effets de l’épuisement pourraient-ils être contrôlés par des stipulations contractuelles ? 3.1 Le contrôle des importations parallèles par la conception étatique de l’épuisement Les importations parallèles proviennent d’un contexte spécifique qui les rend ni complètement souhaitables, ni entièrement injustes. Le tableau de ce type de pratique commerciale peut difficilement être brossé en noir et blanc. Entre le marché blanc, qui se caractérise par le respect de la loi, et le marché noir, qui se distingue par l’illégalité, la place des importations parallèles se situe plus ou moins à mi-chemin et est même communément désignée « marché gris ». Sur cette trame, outre le contraste évident avec les intérêts de l’importateur parallèle, les intérêts du titulaire de droits de propriété intellectuelle s’opposent à ceux de la libre concurrence ainsi qu’à ceux des consommateurs. Aussi, les différentes dimensions du problème tendent à être balancées par les divers aménagements nationaux qui sont réservés à la notion d’épuisement des droits, témoignant ainsi de son rôle de contrôle dans les échanges économiques. 3.1.1 Le contexte des importations parallèles L’accès aux marchés internationaux exige souvent la mise sur pied d’un réseau de distribution. Par ailleurs, puisque les marchés étrangers impliquent des goûts et des façons de faire différents, la commercialisation est pensée en fonction des particularités des La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 577 diverses régions du globe. Ainsi, les qualités d’un produit peuvent être adaptées pour répondre aux attentes particulières des clients (ajustement des ingrédients pour un produit comestible ou traduction de manuels d’instructions, par exemple) et les prix pour un même article peuvent varier de façon significative (que ce soit selon la politique de prix ou de promotions élaborée par l’entreprise, de manière à accroître les profits, ou en vertu de règles imposées par les autorités étatiques, comme c’est souvent le cas dans l’industrie pharmaceutique). Or, d’autres entrepreneurs peuvent être tentés de tirer parti de cette situation. Flairant la bonne affaire, ces compétiteurs entreprendront d’importer les produits de l’étranger, de manière parallèle aux réseaux de distributions officiels. Ces concurrents pourront également être attirés par la fluctuation de la valeur des devises, par les variations régionales au sein de la dynamique de l’offre et de la demande ou encore par le « dumping » en territoire étranger73. Le commerce parallèle a ainsi gagné en importance avec l’ouverture des marchés. Quant au profil des personnes qui opèrent sur le marché des importations parallèles, Kelly Gill et R. Scott Jolliffe expliquent : There are many types of grey marketers. Some companies specialize in this type of trade, operating essentially as trading companies or commodity brokers. This type of grey marketer simply arranges for the purchase and sale of goods without taking physical possession of them. Other companies trade in grey goods as wholesalers or jobbers and are sometimes involved in the actual importing, warehousing and distribution of these goods in Canada. It is also becoming more common for larger retailers to do their own grey marketing by sourcing cheaper branded products outside of Canada. The common result of such activities, however, is the undercutting of the optimum sale prices for the goods and evasion of the selective distribution network established by the owner of the intellectual property right, to the detriment of such owner, its licensees and authorized distributors.74 Il peut donc y avoir abus de la part de l’importateur parallèle qui tire profit du réseau officiel de distribution pour obtenir les pro73. K. GILL et R. S. JOLLIFFE, Fox on Canadian Law of Trade Marks and Unfair Competition, 4e éd., (Toronto, Carswell, 2004), aux pages 12-32 et 12-33. 74. K. GILL et R. S. JOLLIFFE, Fox on Canadian Law of Trade Marks and Unfair Competition, 4e éd., (Toronto, Carswell, 2004), à la page 12-33. 578 Les Cahiers de propriété intellectuelle duits dans des conditions économiques avantageuses et qui fait ensuite concurrence au titulaire du droit de propriété intellectuelle sur le territoire où il s’est déjà impliqué. Par contre, il peut tout autant y avoir abus de la part du titulaire du droit de propriété intellectuelle qui cherche, lui aussi typiquement, un profit plus grand, mais cette fois par le cloisonnement des marchés. 3.1.2 L’influence de la portée retenue de la notion d’épuisement En réponse à toutes les nuances de gris qui se présentent sur le marché des importations parallèles, les solutions proposées par les droits nationaux comportent logiquement bien des particularités. Deux visions générales se distinguent néanmoins quant au contrôle de telles pratiques, soit l’imposition d’un régime d’épuisement national ou international. Le premier régime est davantage favorable aux titulaires de droits de propriété intellectuelle, alors que le second limite la protection des droits de propriété intellectuelle et privilégie la concurrence : [...] Under national exhaustion, IPR holders have the poser to segregate markets. There is considerable debate concerning whether granting IPR holders the power to segregate markets is good or bad from various perspectives – economic, social, political and cultural. From the stand point of those favouring open markets and competition, it may appear fundamentally inconsistent to permit intellectual property to serve as a mechanism to inhibit trade. Yet IPR holders argue that there are positive dimensions to market segregation, and corollary price discrimination.75 Le régime d’épuisement national correspond à une restriction internationale de la distribution verticale, en ce sens que chaque État l’adoptant sépare son marché de celui des autres États pour ce qui est des biens et services concernés par la protection des droits de propriété intellectuelle76. La nature territoriale des droits de pro- 75. UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), à la page 94. 76. Keith E. MASCUS, Intellectual Property Rights in the Global Economy, Washington D.C., Institute for International Economics, 2000, à la page 211 ; Carsten FINK et Keith E. Maskus, ed., Intellectual Property and Development – Lessons from Recent Economic Research (Oxford, Oxford University Press, 2005), aux pages 174 et s. La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 579 priété intellectuelle est à cet égard largement invoquée pour justifier une approche favorable à un épuisement strictement national77. À l’opposé, l’épuisement international des droits de propriété intellectuelle équivaut à ne pas segmenter les marchés et à permettre davantage les importations parallèles. Cette dernière approche favorise ainsi la concurrence. Tout est donc question de choix, de choix économiques, mais aussi politiques. D’une part se trouve la protection des efforts d’innovation, de créativité et des investissements des titulaires de droits de propriété intellectuelle. D’autre part figurent l’apparition de nouvelles idées, le développement de nouvelles façons de faire (qui permettent des standards de productivité et de qualité mieux adaptés), de même que des prix moindres. Le consommateur tire d’ailleurs bénéfice d’une économie de marché, non seulement de par un meilleur rapport qualité/prix, mais de par les choix qui lui sont proposés. Enfin, les choix s’adressent aussi à chaque type de droits de propriété intellectuelle, car ils ont des régimes propres et des raisons d’être particulières. Ces choix faits par les États quant aux adaptations de la notion d’épuisement des droits ont conséquemment une incidence sur leur position à l’égard de la circulation des marchandises et des services (et vice versa bien sûr). Or, comme le montre la diversité des adaptations nationales, il n’existe aucune réponse évidente. Aussi, la possibilité d’une privatisation du contrôle des importations parallèles mérite-t-elle une certaine attention. 3.2 Le contrôle des importations parallèles par les stipulations contractuelles L’interface entre le commerce et la propriété intellectuelle, qui se trouve au cœur même de l’application de la notion d’épuisement des droits, est la première mise en marché. Après tout, et malgré les débats sur l’étendue à accorder aux droits de propriété intellectuelle, l’épuisement de ceux-ci dépend bien d’une opération commerciale, somme toute assez simple, qui prend normalement la forme d’une vente. Or, puisque la vente relève du droit des contrats, un droit largement supplétif, les effets de l’épuisement pourraient-ils être contrôlés par des stipulations contractuelles ? 77. Nicolas BOUCHE, Le principe de territorialité de la propriété intellectuelle (Paris, L’Harmattan, 2002), aux pages 290 et s. 580 Les Cahiers de propriété intellectuelle Un frein important à l’aménagement contractuel des effets d’épuisement de la première vente réside dans le fait que l’épuisement est considéré comme une matière gouvernée par les régimes nationaux de propriété intellectuelle. Aussi, ces droits sont des droits de propriété produisant des effets à l’égard de tous les tiers. Un contrat de vente ne saurait avoir d’effet sur cette situation. En principe, donc, des limitations contractuelles imposées par un titulaire de droits de propriété intellectuelle ne pourraient être utilisées pour limiter l’effet de l’épuisement. Cependant, certains droits nationaux aménagent la possibilité de procéder à la première commercialisation avec une telle entente ou par le marquage à cet effet des marchandises. C’est notamment le cas aux États-Unis en matière de brevets78. Parallèlement aux divers aménagements nationaux quant à la possibilité de restreindre ou non la portée de l’épuisement par stipulation contractuelle, il convient toutefois de rappeler le cadre juridique d’un réseau de distribution. Par essence, cette construction commerciale relève du droit contractuel, non pas immatériel. Si les acteurs réunis au sein d’un même réseau de distribution sont libres de stipuler leur exclusivité territoriale, ils sont tout aussi libres de stipuler leur loyauté. Car en fait, si des situations d’importations parallèles existent, c’est bien par une fuite au sein du réseau officiel. Il reviendrait donc logiquement au titulaire de droits de propriété intellectuelle de s’assurer de l’étanchéité contractuelle du réseau qu’il conçoit. Dans cette optique, il semblerait peut-être préférable de permettre les importations parallèles tout en acceptant la solution privée des stipulations contractuelles d’exclusivité territoriale et de loyauté. Resterait cependant à voir dans quelle mesure de telles ententes sont limitées par le droit de la concurrence : The significance of the exhaustion doctrine depends also on the extent to which private contractual means can substitute for territorial rights exhaustion in restricting parallel imports. Territorial restraints in licensing agreements and restrictive purchasing contracts can limit active and passive parallel imports, respectively, even though IPRs may exhaust internationally. The extent to which such private contractual means can be 78. Dickerson c. Tinling, 84 F. 192 (8th Cir. 1897) ; Mallenckrodt, Inc. c. Medipart, Inc., 976 F.2d 700 (Fed. Cir. 1992). La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 581 used depends, in turn, on whether they are considered to be anticompetitive by prevailing competition laws. 79 Compte tenu de la multiplicité des causes aux importations parallèles, une solution internationale harmonisée semble improbable, du moins à moyen terme. En définitive, le problème relève plutôt de l’expérience, presque de l’expérimentation, et dépend largement des circonstances. Ainsi, il n’existe pas, à proprement parler, de bien et de mal dans les conceptions du rôle actuellement aménagées pour la notion d’épuisement de droits, mais plutôt du meilleur et du pire, selon les points de vue80. 4. Conclusion L’épuisement des droits pose, en commerce international, le dilemme entre les intérêts des titulaires de droits de propriété intellectuelle et les intérêts découlant d’une économie de marché. Ses applications offrent un moyen efficace d’affecter la territorialité des droits de propriété intellectuelle après la première mise en marché. Les variations d’application sont certes nombreuses, mais elles ont le mérite de tenter de répondre aux divers problèmes des importations parallèles. Par ailleurs, une approche uniforme à l’égard de tous les types de droits de propriété intellectuelle n’est pas nécessairement souhaitable. Il faut d’abord s’attacher à la finalité de chaque propriété intellectuelle, sans quoi elles perdront leur sens. Une marque, qui véhicule une information à l’attention du client quant à la source du produit et sa qualité, a un potentiel d’existence à perpétuité. Au contraire, les brevets constituent une forme de monopole à durée limitée en échange du partage des renseignements relatifs à l’invention avec le public. Les particularités de la marque en comparaison de celles du brevet justifient donc une attention personnalisée quant à l’épuisement des droits qui leur sont relatifs. Le résultat actuellement en 79. C. FINK et K. E. MASKUS, ed., Intellectual Property and Development – Lessons from Recent Economic Research (Oxford, Oxford University Press, 2005), à la page 172. Cette analyse ne fait toutefois pas l’objet du présent texte. 80. Madame SCHMIDT-SZALEWSKI observe d’ailleurs que « l’épuisement des droits dans le cadre international n’est économiquement supportable que dans les relations entre des pays dont le niveau de développement économique et social est comparable : cette condition est remplie sur le marché intérieur européen mais est loin de l’être sur le marché mondial. », Joanna SCHMIDT-SZALEWSKI, « L’avenir international de la propriété industrielle », dans Mélanges J.-J. Burst (Paris, Litec, 1997) 571, aux pages 575-576. 582 Les Cahiers de propriété intellectuelle vigueur en Europe reste un cas particulier par son application de l’épuisement régional tant aux marques et au droit d’auteur qu’aux brevets. L’exemple européen est par ailleurs – et surtout – impressionnant compte tenu de la clarté et de la prévisibilité de ses règles. Il faut considérer aussi d’autres intérêts que ceux des titulaires de droits de propriété intellectuelle dans l’élaboration d’un régime d’épuisement, spécialement ceux avec qui ils entrent en conflit, à savoir, particulièrement, ceux de la libre concurrence. Or, c’est bien de là que proviennent les divergences des points de vue nationaux sur la question, ce qui laisse entrevoir une harmonisation difficile de la notion au niveau international. La possibilité d’aménager un contrôle par le titulaire du droit de l’effet de l’épuisement provoqué par la première vente s’avère dans ce contexte fort intéressante. Mais alors, le problème d’harmonisation n’aurait-il pas seulement été déplacé sur le terrain de la concurrence ? S’agissant d’un type de réservation d’une part de marché, les droits de propriété intellectuelle ne prennent en effet leur sens que dans un monde de compétition81. Or, l’expansion de la propriété intellectuelle en commerce international est actuellement sérieusement critiquée. À ce sujet, le professeur Vivant explique : « [La] multiplication [des droits de propriété intellectuelle] qui en fait autant de « bastilles », autant de « péages » barrant la route aux tiers ne va-t-elle pas finalement à l’encontre du but poursuivi, ressuscitant sous un vocable libéral une sorte de féodalisme d’un nouveau genre ? »82. Un peu plus loin, il en arrive même à la conclusion : « Mais alors, avec cette expansion continue, le système s’entretient lui-même. Il acquiert une logique neuve où le « libre parcours » n’est plus la règle et la « réservation » l’exception mais où le « tout protection » prédomine »83. 81. Michel VIVANT, « La fantastique explosion de la propriété intellectuelle : Une rationalité sous le big bang ? », dans Mélanges Victor Nabhan (2004) Cahiers de propriété intellectuelle, numéro hors série 393, à la page 397. Aussi, bien que le droit d’auteur ait pu être un cas à part, à l’origine, de par son domaine plus rapproché des arts que du commerce, il appert que les ambitions marchandes se sont bien emparées de tous les types de propriété intellectuelle ; il suffit de songer à la protection par voie de droit d’auteur des programmes d’ordinateur et, aux ÉtatsUnis, des méthodes pour faire les affaires. 82. M. VIVANT, « La fantastique explosion de la propriété intellectuelle : Une rationalité sous le big bang ? », dans Mélanges Victor Nabhan (2004) Cahiers de propriété intellectuelle, numéro hors série 393, à la page 397. 83. M. VIVANT, « La fantastique explosion de la propriété intellectuelle : Une rationalité sous le big bang ? », dans Mélanges Victor Nabhan (2004) Cahiers de La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel... 583 À travers ce surcroît de la propriété intellectuelle, les discussions à l’égard de la notion d’épuisement des droits tombent à point. De par son rôle considérable en commerce international et de par l’ampleur des débats qu’il provoque, il est permis de croire que le sujet est loin d’être épuisé... propriété intellectuelle, numéro hors série 393, à la page 408. L’exemple est aussi donné du système des brevets, qui est non seulement mal adapté pour faire face à l’explosion du nombre de demandes auxquelles il doit répondre, mais qui n’exige plus autant de rigueur dans l’octroi des brevets. Ceci a pour répercussion une certaine contradiction avec la nature de la protection originalement conçue pour les brevets. Voir notamment « A market for ideas – A Survey of Patents and Technology », The Economist, October 22nd, 2005 ; « The Cost of Ideas », The Economist, November 13th, 2004, 71. Capsule Des photos de la rue et l’exception artistique en matière de droit à la vie privée Vivianne de Kinder* 1. Introduction Au Québec, depuis l’arrêt Aubry c. Éditions Vice Versa1, la publication à des fins artistiques ou documentaires de « photos de la rue » est censurée. Ce genre de photos a pour objet des scènes de la rue croquées sur le vif. Pour peu que les personnes représentées soient reconnaissables, la publication de telles images pose un problème en matière de droit au respect de la vie privée. En effet, cette publication serait attentatoire à tel droit à moins qu’elle n’ait été autorisée par ces personnes. Ce principe prévaudrait même si l’image ainsi publiée ne comporte rien qui soit dégradant ou susceptible d’exposer les personnes visées au sarcasme ou à l’humiliation. Au regard des décisions respectivement rendues dans l’arrêt précité par la Cour d’appel du Québec et la Cour suprême du © Vivianne de Kinder, 2006. * Avocate. 1. Aubry c. Editions Vice Versa Inc., [1991] R.R.A. 421, 1991 CarswellQue 1243, J.E. 91-787, EYB 1991-75892 (C.Qué ; 1991-03-19) ; conf. 141 D.L.R. (4th) 683, [1996] R.J.Q. 2137, 39 C.C.L.T. (2d) 100, [1996] R.R.A. 982, 1996 CarswellQue 704, 71 C.P.R. (3d) 59, J.E. 96-1711, [1996] Q.J. 2116, EYB 1996-65174 (C.A. Que. 199608-15) ; conf. 157 D.L.R. (4th) 577, 5 B.H.R.C. 437, [1998] 1 S.C.R. 591, 45 C.C.L.T. (2d) 119, 224 N.R. 321, 1997 CarswellQue 1500, 1997 CarswellQue 1501, 78 C.P.R. (3d) 289, 50 C.R.R. (2d) 225 (C.S.C. ; 1998-04-09). 585 586 Les Cahiers de propriété intellectuelle Canada, il semble que le caractère « artistique » de la photographie et de sa publication ne puisse être justifié par le droit à la liberté d’expression ou, son corollaire, le droit à l’information : [56] La seule prise de la photo dans une rue ne constituerait pas une atteinte à l’intimité de la vie privée de l’intimée, qui ne pouvait alors alléguer violation de cette zone d’intimité, puisqu’elle en était sortie. Restait l’atteinte à l’anonymat. L’acte du photographe n’aurait aucun effet en l’absence d’une diffusion ou d’une publication. Dans ces circonstances, pour se réaliser, l’atteinte à l’article 5 de la Charte suppose une forme de diffusion. Si celle-ci a lieu, l’atteinte survient et comporte violation des droits garantis par l’article 5 de la Charte, à moins qu’elle soit justifiée par un autre intérêt légitime, comme celui du droit à l’information. [57] Cette justification ne semble pas se retrouver dans l’activité artistique comme telle. [...]2 Le droit à la vie privée serait-il un obstacle à la création artistique ? La jurisprudence serait à cet effet, même si le Code civil du Québec3 et la Charte des droits et libertés de la personne4 ne le prévoient pas expressément. Aux États-Unis, du moins dans l’état de New York, la création artistique ferait exception au respect du droit à la vie privée, tel qu’il apparaît de la décision rendue le 8 février 2006 dans l’affaire Nussenzweig c. DiCorcia5. 2. Les faits À l’automne 2001, la galerie Pace à New-York tient une exposition de photographies de Philip-Lorca diCorcia, un photographe de renommée internationale. Cette exposition, intitulée « HEADS », est circonscrite à dix-sept photographies représentant chacune le visage d’une personne et prises sur la rue à New York, Tokyo, Calcutta et Mexico. L’une de ces images représente le demandeur, Emo Nussenzweig, à Time Square. 2. 3. 4. 5. Ibid., Cour d’appel du Québec, LeBel J.A. L.Q., 1991, c. 64. L.R.Q., c. C-12. Décision du 2006-02-15 de la juge Judith H. Gische de la Supreme Court of New York County ; 2006 NY Slip Op 50171(U) (dossier 108446/05). Des photos de la rue et l’exception artistique... 587 Les œuvres ainsi exposées font l’objet de reproductions dans le catalogue de la galerie et dans des réclames et comptes rendus publiés dans plusieurs journaux, périodiques et magazines dont W, The New York Time et The Village Voice. Par ailleurs, la preuve démontre des ventes par la galerie de dix exemplaires à un prix variant de 20 000 $ à 30 000 $ chacun. La création, l’exposition et la vente des œuvres auraient procédé d’actes exécutés en l’absence du consentement des personnes représentées, dont le demandeur Emo Nussenzweig. Pour celui-ci, les utilisations plus haut mentionnées portent atteinte à sa vie privée en ce qu’elles desservent des fins commerciales : Plaintiff denies that the photograph is art. He argues that defendants’ intended purpose was to sell the photograph and reproductions thereof. Plaintiff claims that the sale and/or intended sale of the photographs constitutes a commercial use that is actionable under the privacy laws. He points to the actual sales made to support his argument and also to the fact that the exhibition was in a venue operating for profit (e.g. an art gallery) and not a museum. 3. Questions en litige Selon les lois de l’état de New York6, le droit à la vie privée protège l’image d’autrui contre l’appropriation à des fins commerciales ou publicitaires. Ce droit ne sanctionnerait que l’usage de cette image aux fins précitées et non la création en soi de celle-ci. Ferait exception à l’application de ce droit, la création artistique : Civil Rights Laws §§ 50 and 51 prohibit the unconsented-to use of identity within the State of New York “for advertising purposes or for the purposes of trade.” The rights contained in these statutes are the exclusive remedies allowed in New York State for an unauthorized use of one’s likeness. Howell v. Post, 81 NY2d 115 (1993). Right of privacy laws are intended to 6. Consolidated Laws, New York’s privacy laws, article 5, paragraphes 50 et 51. 588 Les Cahiers de propriété intellectuelle defend the average person from unwanted public exposure and the potential emotional damage thereby inflicted. Weisfogel, Fine Arts v. Uncertain Protection : The New York Right of Privacy Statute and the First Amendment, 20 Columbia – VLA J.L. & Arts 91 (1995). New York’s Privacy laws were enacted to strike a balance between the right to privacy, on the one hand and the right to first amendment free speech on the other. La juge Judith J. Gische a rejeté la demande du demandeur au motif que l’utilisation de l’image d’autrui à des fins artistiques est protégée par la Constitution américaine en matière de liberté d’expression : In recent years, some New York courts have addressed the issue whether an artistic use of an image is a use exempted from action under New York States Privacy Laws. Altbach v. Kulon, 302 AD2d 655 (3rd dept. 2003) ; Simeonov v. Tiegs, 159 Misc 2d 54 (NY Civ Ct 1993) ; Hoepker v. Kruger, 200 FSupp2d 340 (SDNY 2002). They have consistently found “art” to be constitutionally protected free speech, that is so exempt. This court agrees. Dans l’affaire Hoepker c. Kruger7 citée par la cour, le litige avait pour objet l’utilisation de l’image d’autrui dans un collage de photographies et de textes. Plusieurs musées avaient exposé ce collage et vendu toutes sortes de produits dérivés de celui-ci (cartes postales, papeterie et autres marchandises). À propos de cette exploitation du collage, le tribunal avait conclu ce qui suit : Museum gift shops sell merchandise that, in general, replicates the art displayed in the museum, thus enabling the museum to distribute art in a common and ordinary form that can be appreciated in everyday life. That the art is reproduced in formats and in quantities sold for modest sums makes the art popular, but does not change the essential nature of the artistic expression that is entitled to First Amendment protection. Pour la juge Gische, la vente par la galerie Pace de quelques exemplaires des œuvres exposées ne suffisait pas pour conclure à une appropriation commerciale de l’image d’autrui : 7. 200 F. Supp. 2d 340, 353-354 (S.D.N.Y. 2002). Des photos de la rue et l’exception artistique... 589 In their moving papers defendants have prima facie shown that the photograph is « art ». This is not a subjective determination, and cannot be based upon the personal preferences of either party. Defendant DiCorcia has demonstrated his general reputation as a photographic artist in the international community. With respect to the HEADS project, DiCorcia has described the creative process he used to shoot, edit and finally select the photographs, ultimately used. The photographs were not simply held for sale in the Pace gallery, but they were exhibited and reviewed by the relevant artistic community. Il semble que chez nos voisins américains, le « droit à l’image » que sous-tend le droit au respect de la vie privée ne puisse prévaloir à l’encontre de la liberté artistique, pour peu que l’image publiée soit une scène de la rue. Capsule Marques célèbres au Canada : veuve et poupée éplorées Daniel S. Drapeau* 1. INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 593 2. LA QUESTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 593 3. L’ÉTAT DU DROIT CANADIEN . . . . . . . . . . . . . . . 593 4. LES DÉCISIONS DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 594 5. QU’EN DÉDUIRE ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 596 6. LE CONTEXTE INTERNATIONAL . . . . . . . . . . . . . 598 7. LES IMPLICATIONS POUR LE CANADA ? . . . . . . . . 599 © Daniel S. Drapeau 2006. * L’auteur est avocat et agent de marques de commerce, associé de l’étude Ogilvy Renault. 591 1. Introduction Le 2 juin 2006, la Cour suprême du Canada a permis que la marque CLIQUOT, employée en liaison avec des boutiques de vêtements pour dames, coexiste avec la célèbre marque de champagne VEUVE CLICQUOT et ce, nonobstant l’intervention exceptionnelle de l’International Trade-Mark Association. La Cour a également permis que la marque semi-figurative BARBIE’S soit enregistrée en liaison avec des services de restauration, nonobstant l’opposition formulée par Mattel Inc., fabricant de la célèbre poupée BARBIE. 2. La question S’il est possible, au Canada, d’étendre à la grandeur du pays le droit à l’usage exclusif d’une marque de commerce par le biais d’un enregistrement de marque de commerce, il est toutefois important de noter que ce droit exclusif porte sur les marchandises et services en liaison avec lesquels la marque de commerce est enregistrée. Dans le cas d’une marque célèbre, la question suivante se pose : la protection accordée à celle-ci peut-elle s’étendre à des marchandises ou services autres que ceux en liaison avec lesquels elle est enregistrée ? L’extension d’une telle protection nierait-elle le fondement même du système canadien d’enregistrements de marques, lequel repose sur des marchandises ou services spécifiques ? Que faire de ceux qui, peu scrupuleux, cherchent à attirer l’attention du consommateur sur leurs produits en y apposant une marque célèbre ? 3. L’état du droit canadien En 1998, la Cour d’appel fédérale1 a permis l’enregistrement de la marque PINK PANTHER en liaison avec des produits et services 1. Pink Panther Beauty Corp. c. United Artists Corp., [1998] 3 C.F. 534 aux paragraphes 50-51, les juges Isaac, Linden et McDonald. Le même raisonnement a guidé la Cour d’appel fédérale dans deux autres cas impliquant des marques célèbres ou en voie de le devenir : • Toyota Jidosha Kabushiki Kaisha c. Lexus Foods Inc., [2001] 2 C.F. 15 au paragraphe 9, les juges Strayer, Linden et Malone. Dans cette affaire, la Cour a 593 594 Les Cahiers de propriété intellectuelle de beauté, nonobstant l’objection de la United Artists Corporation, titulaire de la célèbre marque PINK PANTHER, enregistrée en liaison avec des films. En effet, la Cour a déterminé que les marchandises et services des parties étaient à ce point différents qu’il ne pouvait y avoir de confusion dans l’esprit du consommateur. En d’autres termes, la Cour a estimé que la cliente du salon de beauté PINK PANTHER ne serait pas susceptible de croire que les services qu’elle s’y procure proviennent de la United Artists Studios ou ont reçu l’assentiment de cette dernière. 4. Les décisions de la Cour suprême du Canada Dans l’affaire Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée2, la Cour suprême a confirmé les décisions des instances inférieures qui, conformément à l’affaire Pink Panther, ont toujours tranché en faveur de la coexistence. Après avoir reconnu la notoriété de la marque VEUVE CLICQUOT, la Cour suprême a néanmoins rejeté l’action en violation de marque et en dépréciation d’achalandage intentée par le fabricant de champagne à l’encontre d’une chaîne de boutiques de vêtements de moyenne gamme pour dames. Pour la Cour, le point central était la différence entre les marchandises des parties : « Le champagne de luxe et les vêtements de gamme intermédiaire pour dames sont aussi différents que peuvent l’être le jour et la nuit... »3 dixit la Cour. permis l’enregistrement de la marque LEXUS en liaison avec des aliments en conserve, malgré les objections de Toyota, estimant que « Bien que la célébrité de la marque puisse fort bien être un facteur significatif à considérer, ..., elle n’est pas déterminante. La célébrité à elle seule ne protège pas une marque de commerce de façon absolue » et « Quelle que soit la notoriété de la marque, elle ne peut servir à créer un lien qui n’existe pas ». • Baylor University c. Hudson’s Bay Co., [2000] A.C.F. no 984, Ottawa #A-35-99 au paragraphe 38 (C.A.F.) les juges Robertson, Noël et McDonald. Dans cette affaire, la Cour a permis l’enregistrement de la marque BAYLOR en liaison avec des vêtements et articles promotionnels malgré l’objection de la Compagnie de la Baie d’Hudson, détentrice d’une famille de marques de commerce comportant le mot BAY, lesquelles sont enregistrées, entre autres, avec des vêtements. Selon la Cour, « La notoriété de la Compagnie de la Baie d’Hudson, bien qu’elle soit considérable au Canada, n’est quand même pas telle qu’elle a pour effet d’interdire automatiquement aux tiers d’utiliser un mot dont les trois premières lettres sont BAY ». 2. Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, 2006 CSC 23, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron. 3. Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, 2006 CSC 23, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe 31. Marques célèbres au Canada : veuve et poupée éplorées 595 Résultat : la Cour suprême estime qu’il n’y pas de risque que le consommateur quelque peu pressé établisse un lien entre les deux marques. Notons que la preuve de l’utilisation de la marque VEUVE CLICQUOT en liaison avec des vêtements promotionnels, la commandite d’un prix pour femmes d’affaires, de la publicité ciblant les femmes et la commandite de jeunes couturiers n’a pas suffi pour établir un lien avec les produits de la défenderesse, soit des vêtements pour femmes. Dans l’affaire Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc.4, la Cour n’a pas explicitement reconnu la notoriété de la marque de commerce BARBIE, mais s’est plutôt contentée de faire référence à la décision de la Commission des oppositions à l’effet que la notoriété de la marque BARBIE était limitée aux poupées commercialisées sous son égide5. Points intéressants à noter, la Cour a mentionné qu’il n’y avait aucune preuve à l’effet que la marque de commerce BARBIE était gage de qualité et que, si la poupée BARBIE est un élément de la culture pop, cela ne signifie pas qu’elle soit nécessairement une recommandation favorable pour tous les types de marchandises et de services. Un commentaire formulé par la Cour retient l’attention : « l’association de la poupée BARBIE avec la nourriture pourrait être interprétée comme une mise en garde contre la fadeur »6. Finalement, la Cour a permis l’enregistrement de la marque semifigurative BARBIE’S au motif que le consommateur n’était pas susceptible d’établir un lien entre la source des poupées BARBIE et la source des restaurants (moins connus, il est vrai) BARBIE’S7. Ainsi, au Canada, la seule notoriété d’une marque ne lui fournit pas une protection absolue. Elle est plutôt un facteur, parmi plusieurs, dont le tribunal peut tenir compte dans l’appréciation de la probabilité de confusion. 4. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc. [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron. 5. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc. [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, aux paragraphes 30 et 82. 6. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc. [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe 79. 7. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc. [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, aux paragraphes 6 et 83. 596 Les Cahiers de propriété intellectuelle 5. Qu’en déduire ? Tout d’abord, l’impact de ces décisions est limité par les faits qui les sous-tendent. En effet, les différences mises en exergue par les titulaires des marques junior s’étendent bien au-delà de la simple nature des marchandises et services ; les clientèles visées et les créneaux de vente des parties diffèrent également considérablement. Dans le coin gauche : la femme à la recherche d’une robe moyenne gamme et l’adulte qui fréquente un restaurant de la banlieue montréalaise ; dans le coin droit : le connaisseur fortuné, friand de l’élixir exclusif et les fillettes encore en âge de jouer aux poupées. De plus, notons l’absence de preuve de confusion potentielle entre les marques des parties. Si ces décisions apparaissent, à première vue, défavorables aux titulaires des grandes marques, quelques commentaires de la Cour pourraient leur être d’un certain réconfort : • La notoriété d’une marque peut transcender une gamme de produits : la Cour a suggéré que certaines marques célèbres, comme Walt Disney, peuvent franchir un écart important entre différentes gammes de produits8 et que, bien que la gamme de produits représente généralement un obstacle important, la notoriété de la marque célèbre peut néanmoins passer d’une gamme de produits à une autre9. • Les marques célèbres n’ont pas toutes le même profil : la Cour a reconnu que certaines marques, tout en étant bien connues, sont associées à des marchandises ou services très spécifiques10. Ainsi, selon la Cour : « la publicité du sirop pour la toux Buckley vante son efficacité malgré son mauvais goût, ce qui porte à croire que son image de marque ne serait pas très indiquée pour un restaurant »11. 8. Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, [2006] CSC 23, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe 32. 9. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, aux paragraphes 63 et 78. 10. Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, [2006] CSC 23, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe 32. 11. Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, [2006] CSC 23, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe 32. Marques célèbres au Canada : veuve et poupée éplorées 597 • La différence entre les marchandises et services n’est pas une défense absolue : des faits différents pourraient donner lieu à des décisions différentes. En effet, la Cour a mentionné qu’il faut juger chaque situation en considérant l’ensemble de son contexte factuel et qu’une différence entre les marchandises ou services des parties n’est pas fatale12. La Cour a confirmé que, dans le cas où l’emploi de la nouvelle marque aurait pour effet de créer de la confusion sur le marché, son enregistrement devrait être refusé, que ces marchandises ou ces services soient ou non de la même catégorie générale13. • Obligation de protection : la Cour a spécifiquement reconnu l’obligation légale qui incombe au titulaire d’une marque de protéger celle-ci contre le piratage ou contre le risque qu’elle perde son caractère distinctif et, éventuellement, sa protection légale 14. • L’absence de preuve de confusion réelle n’est pas fatale : si une conclusion défavorable peut être tirée de l’absence d’une telle preuve dans les cas où les marques ont coexisté, la Cour a néanmoins rappelé qu’elle pourrait conclure qu’il existe une probabilité de confusion même en l’absence d’une telle preuve15. • Dépréciation de l’achalandage : la Cour a reconnu que le recours à l’encontre de la dépréciation de l’achalandage, prévu à l’article 22 de la Loi sur les marques de commerce, est bien différent de celui à l’encontre de la violation d’une marque pour cause de confusion, prévu à l’article 20 de cette même Loi. En effet, en matière de dépréciation d’achalandage, la preuve d’une probabilité de confusion entre les deux marques n’est pas nécessaire puisque c’est la démonstration d’une probabilité de dépréciation, laquelle inclut néanmoins une association potentielle entre les deux marques dans l’esprit du consommateur16, qui prévaut. 12. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe 72. 13. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe 63. 14. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe 26. 15. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe 55. 16. Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, [2006] CSC 23, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, aux paragraphes 38 et 46. 598 Les Cahiers de propriété intellectuelle 6. Le contexte international Ces décisions de la Cour suprême sont conformes aux obligations qui incombent au Canada en vertu de l’article 16(3) de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce17 et de l’article 6bis de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle (1967)18. Ces textes apportent quelques nuances sur l’impact que peut avoir la différence entre les marchandises ou services des parties au niveau de l’appréciation de la probabilité de confusion lorsque l’emploi par un tiers de la marque notoire indique un lien entre ses produits ou services et le titulaire de la marque notoire si cet usage risque de nuire aux intérêts du titulaire de la marque enregistrée19. Compte tenu des différences entre les marchandises des parties, la Cour a déterminé qu’il n’y avait pas de lien possible entre les marques dans l’esprit du consommateur. Plus précisément, elle ajoute, dans l’affaire Mattel, que « Dans le cas 17. Annexe 1C de L’Accord instituant l’organisation mondiale du commerce, signée à Marrakesh, Maroc, le 15 avril 1994 (et auquel le Canada est partie depuis le 1er janvier 1995). L’article 16(3) de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce prévoit que : L’article 6bis de la Convention de Paris (1967) s’appliquera, mutatis mutandis, aux produits ou services qui ne sont pas similaires à ceux pour lesquels une marque de fabrique ou de commerce est enregistrée, à condition que l’usage de cette marque pour ces produits ou services indique un lien entre ces produits ou services et le titulaire de la marque enregistrée et à condition que cet usage risque de nuire aux intérêts du titulaire de la marque enregistrée. 18. L’article 6bis de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle (1967) prévoit : (1) Les pays de l’Union s’engagent, soit d’office si la législation du pays le permet, soit à la requête de l’intéressé, à refuser ou à invalider l’enregistrement et à interdire l’usage d’une marque de fabrique ou de commerce qui constitue la reproduction, l’imitation ou la traduction, susceptibles de créer une confusion, d’une marque que l’autorité compétente du pays de l’enregistrement ou de l’usage estimera y être notoirement connue comme étant déjà la marque d’une personne admise à bénéficier de la présente Convention et utilisée pour des produits identiques ou similaires. Il en sera de même lorsque la partie essentielle de la marque constitue la reproduction d’une telle marque notoirement connue ou une imitation susceptible de créer une confusion avec celle-ci. 19. Dans l’affaire General Motors Corporation c. Yplon SA, (1999) E.T.M.R. 950 à la p. 958, la Cour européenne de justice a eu l’occasion d’interpréter l’article 6bis de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle (1967). Dans cette affaire, General Motors, titulaire de la marque notoire CHEVY, enregistrée en liaison avec des véhicules, cherchait à empêcher l’usage de cette même marque par Yplon SA en liaison, entre autres, avec des détergents. En donnant raison à General Motors, la Cour a conclu qu’une marque déposée bien connue du public peut bénéficier d’une protection qui s’étend à des produits différents de ceux en liaison avec lesquels elle est connue. Qui plus est, la Cour a également mentionné que le caractère distinctif inhérent et la notoriété d’une marque faciliteront la preuve d’un dommage causé au titulaire de celle-ci par l’usage qui peut en être effectué par un tiers. Marques célèbres au Canada : veuve et poupée éplorées 599 où l’emploi de la nouvelle marque aurait pour effet de créer de la confusion sur le marché, son enregistrement devrait être refusé, que ces marchandises ou ces services soient ou non de la même catégorie générale »20, ce qui est tout à fait en accord avec les obligations internationales du Canada. 7. Les implications pour le Canada ? Certains sont d’avis que le Canada n’est pas assez vigilant en ce qui a trait à la protection des droits de propriété intellectuelle21. Ces décisions de la Cour suprême ne manqueront certes pas de décevoir plus d’un détenteur de marque célèbre. Néanmoins, les faits très particuliers qui sous-tendent ces décisions laissent subsister la possibilité de résultats différents, comme ce fut le cas dans la décision rendue plus tôt cette année par la Cour fédérale dans l’affaire Remo22. Dans cette affaire, le fabricant des célèbres voitures a réussi à mettre fin à un usage vieux de plus de 20 ans de la marque JAGUAR en liaison avec des articles de maroquinerie (les marques enregistrées de Remo Imports Ltd. comportant le mot JAGUAR ont également été radiées). La clef du succès dans cette affaire tient au fait qu’il a été démontré, preuves à l’appui, que les articles de maroquinerie se situaient dans la zone d’expansion naturelle de Jaguar Cars Limited. Un appel a été logé de cette décision auprès de la Cour d’appel fédérale. Le dernier mot n’a donc peut-être pas encore été dit sur la question des marques célèbres au Canada. 20. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe 63. 21. En 2004, les États-Unis plaçaient le Canada sur une liste des pays qu’ils considèrent trop peu sévères envers les contrefacteurs (The Office of the United States Trade Representative, 2004 Special 301 Report, 5 March 2004, online : <http:// www.ustr.gov/assets/Document_Library/Reports_Publications/2004/2004_Special_ 301/asset_upload_file16_5995.pdf>.), et en 2005 a ordonné une révision (hors cycle) du régime Canadien de propriété intellectuelle, The Office of the United States Trade Representative, 2005 Special 301 Report, 29 April 2005, online :<http:// www.ustr.gov/assets/Document_Library/Reports_Publications/2005/2005_Special_ 301/asset_upload_file195_7636.pdf>. <http://www.ustr.gov/assets/Document_ Library/Reports_Publications/2005/2005_Special_301/asset_upload_file662_7650. pdf>. 22. Remo Imports Ltd. c. Jaguar Canada Ltd., 2006 CF 21, le juge Shore. Capsule Adoption du Traité de Singapour sur le droit des marques Dominique Henrie* Le 27 mars 2006, les États membres de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (« l’OMPI ») ont conclu un nouveau Traité international sur les marques de commerce. Celui-ci porte le nom de « Traité de Singapour sur le droit des marques » en l’honneur du pays où s’est tenue la Conférence diplomatique menant à son adoption. Bien qu’il se fonde sur le Traité sur le droit des marques (1994) (« le TLT 1994 ») et qu’il poursuive les mêmes objectifs que ce dernier en ce qui a trait à l’harmonisation internationale des aspects procéduraux de l’enregistrement des marques de commerce, le Traité de Singapour sur le droit des marques (« le Traité de Singapour ») constitue un Traité distinct et indépendant du TLT 1994, lequel continuera d’être appliqué parallèlement. Certaines des dispositions du TLT 1994 ont été transposées directement dans le Traité de Singapour. À titre d’exemple, tout comme le TLT 1994, le Traité de Singapour prévoit que les produits et services doivent être groupés selon la classification de Nice. De même, les dispositions du TLT 1994 qui portent sur les déclarations d’intention d’utiliser la marque et les déclarations d’usage effectif de la marque ont été incorporées comme telles dans le Traité de Singapour. © Dominique Henrie, 2006. * Dominique Henrie est avocate aux Services juridiques d’Industrie Canada. 601 602 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le Traité de Singapour comporte néanmoins certaines nouveautés qui lui donnent un champ d’application plus large que le TLT 1994. Ainsi, alors que le TLT 1994 prévoit explicitement que sa portée ne s’étend pas aux marques hologrammes et aux marques ne consistant pas en des signes visibles, le Traité de Singapour s’applique à toutes marques consistant en des signes qui peuvent être enregistrés par les Parties contractantes. Une Partie contractante qui permet l’enregistrement de marques non visibles telles que les marques olfactives, les marques sonores ou les marques gustatives, devra donc appliquer les dispositions du nouveau Traité à celles-ci. Le Traité de Singapour reflète aussi les avancées récentes dans le domaine des communications. En effet, alors que le TLT 1994 oblige les Parties contractantes à accepter les communications soumises par écrit, le Traité de Singapour permet aux Parties contractantes de choisir le mode de transmission et la forme des communications qu’elles acceptent. Il leur permet ainsi de décider si elles veulent ou non accepter des communications sur papier, des communications sous forme électronique ou toute autre forme de communication. Contrairement au TLT 1994, le Traité de Singapour prévoit l’octroi de sursis dans le cadre de procédures devant l’office des Parties contractantes. Il stipule en effet que les Parties contractantes doivent prévoir une ou plusieurs des mesures de sursis suivantes lorsqu’un déposant, un titulaire ou une autre personne intéressée n’a pas observé un délai imparti pour l’accomplissement d’un acte, si une requête à cet effet est présentée à l’Office : • une prorogation du délai ; • la poursuite de la procédure ; • le rétablissement des droits, si l’inobservation du délai a eu lieu bien que toute la diligence requise ait été exercée ou, si elle n’était pas intentionnelle. Le Règlement d’exécution du Traité de Singapour sur le droit des marques (« le Règlement d’exécution ») énumère les conditions associées à l’octroi de ces mesures de sursis et énumère les situations dans lesquelles les mesures n’auront pas à être offertes par les Parties contractantes. Adoption du traité de Singapour sur le droit des marques 603 Le Traité de Singapour incorpore en outre certaines dispositions concernant les licences de marques. Il établit entre autres les exigences maximales relatives à l’inscription des licences auprès de l’Office d’une Partie contractante, ainsi que les exigences maximales relatives à la modification ou à la radiation de ces inscriptions. À cet égard, le Traité de Singapour interdit entre autres aux Parties contractantes d’exiger la remise d’un contrat de licence ou d’une traduction de celui-ci comme condition à l’inscription d’une licence auprès de leur Office. Il limite aussi l’effet du défaut d’inscription d’une licence auprès de l’Office d’une Partie contractante. Le Traité de Singapour crée aussi une Assemblée pour les Parties contractantes. Cette Assemblée détient le pouvoir i) de traiter des questions concernant le développement du Traité ; ii) de modifier le Règlement d’exécution ; iii) de fixer les conditions concernant la date de prise d’effet de chaque modification ; et iv) de s’acquitter de toute autre tâche qu’implique la mise en œuvre des dispositions du Traité. Enfin, la Conférence diplomatique a adopté une « Résolution de la Conférence diplomatique complétant le Traité de Singapour sur le droit des marques et son règlement d’exécution », dont l’objectif est de déclarer que les Parties contractantes s’entendent sur certains éléments du Traité. La résolution précise entre autres que les Parties contractantes n’ont aucune obligation concernant respectivement l’enregistrement des nouveaux types de marques et la mise en œuvre de systèmes de dépôt électronique ou d’autres systèmes d’automatisation. La résolution traite aussi du besoin d’assistance technique et de renforcement des capacités institutionnelles dans les pays en développement et les pays les moins avancés, afin de faciliter la mise en œuvre du Traité dans ces pays. Enfin, la résolution précise que tout différend pouvant survenir entre deux Parties contractantes ou plus concernant l’interprétation ou l’application du Traité devrait être réglé à l’amiable par voie de consultation et de médiation sous les auspices du Directeur général de l’OMPI. Le Traité de Singapour entrera en vigueur trois mois après que dix instruments de ratification auront été déposés auprès du Directeur général de l’OMPI. Aucune décision n’a encore été prise par le gouvernement canadien quant à la ratification de ce Traité. Capsule L’affaire John Stagliano ou les difficultés pouvant être rencontrées lors de l’exécution d’une ordonnance Anton Piller Marie-Josée Lapointe et Caroline Jonnaert* 1. INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 607 2. NATURE DE L’ORDONNANCE ANTON PILLER . . . . . 608 3. L’EXÉCUTION DE L’ORDONNANCE ANTON PILLER À LA LUMIÈRE DE L’AFFAIRE STAGLIANO . . . . . . . 609 4. CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 616 © Marie-Josée Lapointe et Caroline Jonnaert, 2006. * Respectivement avocate et stagiaire chez BCF. 605 1. Introduction « L’ordonnance d’injonction de type Anton Piller est la procédure la plus puissante du juriste en droit civil »1. C’est d’ailleurs pour cette raison que les tribunaux ont, au fil des ans, établi des paramètres très rigoureux visant son émission et son exécution. La récente décision John Stagliano Inc. c. Elmaleh2 témoigne de cette double réalité. Dans cette affaire, les requérants demandaient entre autres à la Cour fédérale, de confirmer que l’émission de l’ordonnance Anton Piller était bien fondée et qu’elle avait été exécutée conformément aux principes applicables. En contrepartie, les défendeurs souhaitaient obtenir l’annulation de l’ordonnance Anton Piller, la remise de tous les documents et éléments saisis, des dommages ainsi que les dépens sur une base avocat-client. Dans sa décision, la Cour résume d’abord les circonstances dans lesquelles l’ordonnance Anton Piller a été exécutée. Dans un deuxième temps, le tribunal procède à une analyse de fond relativement au bien-fondé de l’émission de cette ordonnance. C’est au terme de cette dernière analyse que la Cour rejette la requête en révision des demandeurs et annule l’émission de l’ordonnance Anton Piller le tout, sur la base que les demandeurs n’ont pas satisfait aux conditions propres à son émission. La Cour ordonne de surcroît la remise aux défendeurs de tout le matériel saisi au cours de l’exécution de l’ordonnance Anton Piller ainsi que le paiement de dépens en faveur des défendeurs. L’intérêt de cette décision ne réside cependant pas tant dans l’examen des conditions d’émission d’une ordonnance Anton Piller que dans la présentation des difficultés pouvant être rencontrées 1. Mathieu PICHÉ-MESSIER, « L’ordonnance « Anton Piller » en droit de la propriété intellectuelle – Application particulière au droit du divertissement » dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowanswille, Éditions Yvon Blais, 2006). 2. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585 [ci-après « l’affaire Stagliano »]. 607 608 Les Cahiers de propriété intellectuelle lors de l’exécution de cette ordonnance. Partant de ce constat, nous analyserons ci-après ce second aspect. Dans cette perspective, nous résumerons la trame factuelle de l’affaire Stagliano et ce, à la lumière des principes devant guider l’exécution des ordonnances Anton Piller. Mais, avant toute chose, il convient de rappeler brièvement la nature de ce recours. 2. Nature de l’ordonnance Anton Piller Déjà décrite par les tribunaux comme étant « l’arme nucléaire du droit »3, l’ordonnance Anton Piller tire son nom de l’arrêt Anton Piller KG c. Manufacturing Processes Ltd.4 rendu en 1976 par la Cour d’appel d’Angleterre. Une telle ordonnance renferme à la fois une injonction et une saisie avant jugement5. En raison de sa nature extraordinaire et parce qu’elle est délivrée ex parte, l’émission de cette ordonnance est soumise à des conditions d’application rigoureuses. À ce titre, précisons que les tribunaux canadiens appliquent essentiellement les critères élaborés par la Cour d’appel d’Angleterre, dans la décision Anton Piller. Ainsi, la Cour suprême du Canada, dans un récent arrêt du 27 juillet 20066, expose que l’émission de toute ordonnance Anton Piller est subordonnée aux quatre conditions suivantes : 1. le demandeur doit présenter une preuve prima facie solide ; 2. le préjudice causé ou risquant d’être causé au demandeur par l’inconduite présumée du défendeur doit être très grave ; 3. il doit y avoir une preuve convaincante que le défendeur a en sa possession des documents ou des objets incriminants ; 3. Bank Mellat c. Nikpour, [1985] F.S.R. 87 (H.C. R.-U.), à la page 92, juge Donaldson, citée entre autres dans M. PICHER-MESSIER, « L’ordonnance « Anton Piller » en droit de la propriété intellectuelle – Application particulière au droit du divertissement » dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowanswille, Éditions Yvon Blais, 2006). 4. Anton Piller KG c. Manufacturing Processes Ltd., [1976] Ch. 55 (C.A.). 5. Marek NITOSLAWSKI, « Les recours en propriété intellectuelle », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2005). 6. Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., EYB 2006-108007 (C.S.C.). L’affaire John Stagliano... 609 4. il faut démontrer qu’il est réellement possible que le défendeur détruise ces pièces avant que le processus de communication préalable puisse être amorcé. Par ailleurs, l’honorable juge Hughes, dans l’arrêt Netbored Inc. c. Avery Holdings Inc.7, réitère les propos tenus par Lord Denning dans l’arrêt Anton Piller KG c. Manufacturing Processes Ltd. à l’effet qu’il est également nécessaire de démontrer que « the inspection ordered must do no harm to the defendant »8. Cette condition est généralement analysée avec l’obligation qu’a le demandeur de divulguer d’une manière pleine et entière les faits pertinents à l’affaire, laquelle est une condition propre aux requêtes ex parte puisque aucun contre-interrogatoire portant sur le contenu des affidavits produits au soutien de la requête ne peut être effectué à ce stade9. En somme, à la lumière de ces principes, force est de constater que les objectifs visés par l’ordonnance Anton Piller sont doubles. D’une part, cette mesure vise à protéger des éléments de preuve et, d’autre part, elle tente d’assurer le respect du droit de propriété du requérant10. Ces principes étant posés, il convient de nous pencher sur l’exécution de ce type d’ordonnance et ce, à la lumière de l’affaire Stagliano11. 3. L’exécution de l’ordonnance Anton Piller à la lumière de l’affaire Stagliano La Cour fédérale, dans l’affaire Stagliano12, articule son analyse autour du respect ou non des critères susmentionnés. Quoi qu’il en soit, les passages de la décision que nous résumerons ci-dessous 7. Netbored Inc. c. Avery Holdings Inc., 2005 FC 1405, au paragraphe 40 (C.F.) ; en appel. 8. Anton Piller KG c. Manufacturing Processes Ltd., [1976] Ch. 55 (C.A.), à la page 61. Pour une application de cette condition, voir Netbored Inc. c. Avery Holdings Inc., 2005 FC 1405 ; en appel. Dans cette affaire, l’exécution de l’ordonnance Anton Piller s’est faite, entre autres, à l’appartement d’un tiers, c’est-à-dire un appartement n’appartenant pas à la défenderesse. Une jeune fille de quinze ans a ouvert la porte aux demandeurs. Une telle situation, selon la Cour, n’est pas acceptable puisque les demandeurs n’ont présenté aucune preuve démontrant que l’ordonnance visait la saisie des biens dans des lieux n’appartenant pas aux défendeurs, ni dans des lieux où serait présente une adolescente. Le juge conclut qu’en l’espèce, « that is a real harm » et annule entre autres pour cette raison l’ordonnance Anton Piller. 9. Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., EYB 2006-108007 (C.S.C.), au paragraphe 36. 10. Céline GERVAIS, L’injonction, 2e éd. (Cowanswille, Blais, 2005), à la page 143. 11. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585. 12. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585. 610 Les Cahiers de propriété intellectuelle traitent de l’exécution de l’ordonnance Anton Piller. À ce titre, précisons que, « [c]ompte tenu de la nature intrusive de l’ordonnance Anton Piller et de l’abus qui pourrait en être fait, le demandeur qui se prévaut d’un tel remède a des obligations toutes particulières tant envers le défendeur que la Cour, laquelle exerce un contrôle très serré sur l’exécution de telles ordonnances »13. L’exécution d’une ordonnance Anton Piller doit effectivement obéir à certaines règles bien spécifiques14. Selon la Cour suprême du Canada, « la partie visée par une ordonnance Anton Piller devrait bénéficier d’une triple protection : une ordonnance soigneusement rédigée décrivant les documents à saisir et énonçant les garanties applicables notamment au traitement de documents privilégiés, un avocat vigilant et indépendant des parties, nommé par le tribunal, et un sens de la mesure de la part des personnes qui exécutent l’ordonnance »15. D’ailleurs, la Cour suprême du Canada a récemment confirmé que, tant et aussi longtemps que des ordonnances types n’auront pas été conçues par voie législative ou recommandées par des barreaux conformément à leur responsabilité en matière de déontologie professionnelle, les lignes directrices suivantes devront guider l’exécution d’une ordonnance Anton Piller : (i) En général, l’ordonnance devrait prévoir que la perquisition commencera pendant les heures d’ouverture normales, au moment où la partie chez qui la perquisition est sur le point d’être effectuée est vraisemblablement plus en mesure de consulter son avocat. Voir Grenzservice, par. 85 ; Universal Thermosensors Ltd. c. Hibben, [1992] 1 W.L.R. 840 (Ch. D.). (ii) La perquisition ne devrait être effectuée et les objets ne devraient être retirés qu’en présence du défendeur ou d’une personne qui paraît être un employé responsable du défendeur. (iii) L’ordonnance devrait préciser qui peut effectuer la perquisition et saisir des éléments de preuve, ou limiter expressément 13. Daniel DRAPEAU, « L’Abézedaire des ordonnances Anton Piller et des saisiesrevendications en droits fédéral et québécois », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2004), à la page 10 (les italiques sont nôtres). 14. Voir Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., EYB 2006-108007 (C.S.C.), au paragraphe 40 ; Anton Piller KG c. Manufacturing Processes Ltd., [1976] Ch. 55 (C.A.). 15. Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., EYB 2006-108007 (C.S.C.), au paragraphe 1. L’affaire John Stagliano... 611 le nombre des personnes ainsi autorisées. Voir Adobe Systems, par. 43 ; Grenzservice, par. 85 ; Nintendo of America, pp. 201202. (iv) Lorsqu’ils sont présents sur les lieux de la perquisition qui a été autorisée, les avocats du demandeur (ou l’avocat superviseur) devraient, en tant qu’officiers de justice, signifier une copie de la déclaration, de l’ordonnance et des affidavits produits au soutien de la requête et expliquer clairement au défendeur ou au dirigeant ou à l’employé responsable de l’entreprise la nature et l’incidence de l’ordonnance. Voir Ontario Realty Corp., par. 40. (v) Avant de permettre l’entrée dans ses locaux, le défendeur ou ses représentants devraient bénéficier d’un délai raisonnable pour consulter un avocat. Voir Ontario Realty Corp., par. 40 ; Adobe Systems, par. 43 ; Grenzservice, par. 85 ; Sulphur Experts Inc. c. O’Connell (2000), 279 A.R. 246, 2000 ABQB 1422. (vi) Une liste détaillée de tous les éléments de preuve saisis devrait être dressée et l’avocat superviseur devrait, à la fin de la perquisition et avant que les documents saisis soient retirés des lieux, remettre cette liste au défendeur pour qu’il l’examine et la vérifie. Voir Adobe Systems, par. 43 ; Grenzservice, par. 85 ; Ridgewood Electric, par. 25. (vii) Si une liste ne peut être dressée, la garde des documents saisis devrait être confiée à l’avocat superviseur indépendant, et les avocats du défendeur devraient avoir la possibilité raisonnable d’examiner ces documents de manière à pouvoir invoquer le privilège avocat-client avant qu’ils soient remis au demandeur. (viii) Si la propriété d’un document est contestée, la garde de ce document devrait être confiée à l’avocat superviseur ou aux avocats du défendeur.16 Le non-respect de ces conditions par les demandeurs a fait l’objet de plusieurs décisions17 au cours des dernières années. L’af16. Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., EYB 2006-108007 (C.S.C.), au paragraphe 40. 17. Voir notamment les décisions Ridgewood Electric Ltd. (1990) c. Robbie (2005), 74 O.R. (3d) 514 (Ont. S.C.J.) ; Universal Thermosensors Ltd. c. Hibben, [1992] 1 W.L.R. 840 (Ch. D.) citées dans Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., EYB 2006-108007 (C.S.C.), aux paragraphes 30 et 40. 612 Les Cahiers de propriété intellectuelle faire Stagliano18 ne s’inscrit toutefois pas dans cette lignée en ce sens que l’intérêt de ce jugement réside plutôt dans l’absence de coopération de la part du défendeur au moment de l’exécution de l’ordonnance Anton Piller. D’entrée de jeu, la Cour fédérale, dans l’affaire Stagliano, sous la plume de l’honorable juge Gauthier, précise que l’ordonnance Anton Piller avait pour but de permettre aux demandeurs de saisir et d’obtenir des informations concernant un réseau de contrefaçon de films pour adultes. À cet effet, la Cour rappelle la teneur de la requête des demandeurs : [o]n October 12, 2005, the plaintiffs filed their notice of motion in this Court seeking, on an ex parte basis, an order in the nature of an Anton Piller Order [...] authorizing the search and the seizure of the Defendants’ premises to secure evidence of the nature and extent of the Defendants’ copyright infringement.19 Cette requête, accordée le même jour, est exécutée le 18 octobre à l’encontre des défendeurs Sylnet, Jacky One Stop Distribution inc. et MM. Ouzzan, Elkeslassy, Elmaleh et Kaytel. Étant donné que seule la saisie effectuée chez Sylnet et le défendeur Ouzzan a posé des difficultés, nous limiterons notre analyse à cette situation. Ainsi, le 18 octobre 2005, les demandeurs, accompagnés de leur avocat et d’un procureur indépendant, arrivent à la place d’affaires de Sylnet20. Rapidement, ils constatent que les lieux sont également la résidence du défendeur Ouzzan. Celui-ci affirme alors qu’il n’est ni au courant de cette procédure, ni de l’existence de vidéos pour adultes contrefaits. Or, il est bien établi dans la jurisprudence propre aux ordonnances Anton Piller que les défendeurs ont l’obligation de colla18. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585. 19. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585, au paragraphe 9. 20. « C’est le procureur du demandeur, en sa qualité d’officier de la Cour, qui doit procéder à l’exécution de l’ordonnance Anton Piller. Le procureur qui exécute l’ordonnance ne devrait pas être un dirigeant ou un administrateur du client pour lequel il agit ». Voir les décisions Nike Canada Ltd. c. Jane Doe, (1999) 2 C.P.R. (4th) 501 (C.F.P.I.) ; Tommy Hilfiger Licensing, Inc. c. Jane Doe, (2000) 8 C.P.R. (4th) 194 (C.F.P.I.) ; Adobe Systems Inc. c. KLJ Computer Solutions Inc., [1999] 3 C.F. 621(C.F.P.I.), au paragraphe 36, citées dans Daniel DRAPEAU, « L’Abézedaire des ordonnances Anton Piller et des saisies-revendications en droits fédéral et québécois », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2004). L’affaire John Stagliano... 613 borer et de fournir toute information pertinente aux demandeurs concernant la contrefaçon alléguée lors de l’exécution d’une ordonnance Anton Piller21. En l’espèce, le comportement récalcitrant du défendeur Ouzzan allait clairement à l’encontre de ce principe. Or, peu de temps après, le défendeur Ouzzan, en compagnie de son avocat, se rétracte et indique qu’il est effectivement impliqué dans l’entreprise de Sylnet, laquelle a sa principale place d’affaires dans un lieu autre que sa résidence. Le défendeur Ouzzan précise toutefois qu’il ne lui est pas possible de conduire les demandeurs en ces lieux et ce, en raison de la fête juive Sukkot : « Ouzzan indicated that because of his observance of the Jewish holiday Sukkot, he could not provide access to Sylnet’s business premises as he could not drive there »22. Après discussion, le défendeur Ouzzan décide malgré tout de marcher jusqu’à cette entreprise. Arrivés sur les lieux, le défendeur Ouzzan et son avocat expliquent alors qu’il leur est impossible de fournir l’accès à l’immeuble : [Ouzzan and his counsel] indicated that they could not provide access to the building because neither could operate the electronic key pad in light of their observance of Sukkot. Ouzzan’s then counsel refused to provide the code to the electronic key pad, stating that he and Ouzzan would only provide it to a sheriff (whom they knew was no longer available) or to a police officer. The police were called, but an officer was not dispatched in sufficient time.23 Précisons que cette situation est considérablement distincte de la saisie effectuée chez les autres défendeurs. En effet, l’exécution de l’ordonnance Anton Piller à la place d’affaires du défendeur Jacky Elkeslassy n’a posé aucun problème : « Patrick Ferland, who attended on behalf of the plaintiff’s Canadian counsel, along with independent counsel, indicates in his affidavit that Elkeslassy cooperated fully with them »24. Quant à la dernière exécution de l’ordonnance Anton Piller qui a eu lieu à l’établissement de Kaytel, celle-ci s’est également déroulée dans un esprit de collaboration de la part du défendeur. En somme, alors que les autres défendeurs ont 21. Voir notamment Adobe Systems Inc. c. KLJ Computer Solutions Inc., [1999] 3 C.F. 621 (C.F.P.I.), au paragraphe 46. 22. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585, au paragraphe 46. 23. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585, au paragraphe 47 (les italiques sont nôtres). 24. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585, au paragraphe 52 (les italiques sont nôtres). 614 Les Cahiers de propriété intellectuelle coopéré lors de l’exécution de l’ordonnance, le défendeur Ouzzan et son avocat ont plutôt montré une forte réticence à collaborer. Par voie de conséquence, l’exécution de l’ordonnance aux établissements d’affaires du défendeur Ouzzan s’est soldée par un échec cette journée-là, aucun matériel n’ayant pu être saisi. L’exécution a alors été reportée au 20 octobre 2005, soit deux jours plus tard. Encore là, le procureur du défendeur Ouzzan a tenté de faire échec à l’exécution de l’ordonnance en invoquant qu’il s’agissait d’un congé férié juif (et ce, même si le défendeur Ouzzan était au travail ce jour-là et qu’il avait lui-même suggéré cette date). Le procureur s’est cependant par la suite ravisé et a indiqué qu’il s’agissait d’un « half day holiday »25. L’ordonnance Anton Piller a donc pu être exécutée. Au cours de cette seconde exécution, plusieurs documents ont été saisis. Cette situation illustre bien les difficultés que peuvent rencontrer les demandeurs au cours de l’exécution d’une ordonnance Anton Piller. En effet, bien que l’injonction de type Anton Piller ordonne à la partie défenderesse « de se laisser saisir » et de collaborer entièrement, celle-ci n’autorise pas pour autant la partie demanderesse à pénétrer dans les locaux de la partie défenderesse contre sa volonté et sans son consentement26 : L’ordonnance n’est cependant pas un mandat de perquisition autorisant un demandeur à pénétrer dans les locaux du défendeur contre son gré, mais une ordonnance adressée au défendeur in personam pour qu’il autorise l’entrée du demandeur, sous peine de poursuites pour outrage au tribunal et au risque que des conclusions défavorables soient tirées contre lui au procès.27 Dès lors, si le défendeur refuse de consentir à l’exécution de l’ordonnance et d’autoriser l’entrée du demandeur, ce dernier ne doit 25. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585, au paragraphe 50. 26. Mathieu PICHÉ-MESSIER, « L’ordonnance « Anton Piller » en droit de la propriété intellectuelle – Application particulière au droit du divertissement » dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowanswille, Éditions Yvon Blais, 2006). 27. Adobe Systems Inc. c. KLG Computer Solutions Inc., [1999] 3 C.F. 621 (C.F.P.I.). au paragraphe 33 (les italiques sont nôtres). L’affaire John Stagliano... 615 pas s’imposer par la force28. Aussi, advenant un refus de la part du défendeur : le procureur du demandeur n’aura d’autre choix que de rebrousser chemin, en ayant pris bien soin, au préalable, de : a. signifier et expliquer, dans la mesure du possible, l’ordonnance au défendeur ; b. prendre correctement note du refus du demandeur ; et c. prendre, s’il le peut, des photographies, depuis l’extérieur des lieux, de toute preuve se trouvant à l’intérieur de ceux-ci.29 Toutefois, en agissant de la sorte, le défendeur qui refuse l’exécution d’une ordonnance Anton Piller pourra être déclaré coupable d’outrage au tribunal30 et ainsi se voir condamner à une amende ou à une peine d’emprisonnement31, en plus de la conclusion défavorable que pourrait tirer la Cour à son encontre32. Par voie de conséquence, les défendeurs sont habituellement33 enclins à coopérer lors de l’exécution d’une ordonnance Anton Piller. L’affaire Stagliano34 constitue cependant une illustration que l’exécution d’une ordonnance Anton Piller peut comporter certaines difficultés pour le demandeur. En effet, dans cette affaire, le défendeur ainsi que son avocat ont clairement tenté de freiner ladite exécution. En invoquant systématiquement la fête juive Sukkot, le défendeur 28. Nintendo of America Inc. c. Coinex Video Games inc., [1983] 2 C.F. 189 (C.F.P.I.) citée dans Daniel DRAPEAU, « L’Abézedaire des ordonnances Anton Piller et des saisies-revendications en droits fédéral et québécois », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle (Cowansville, Blais, 2004). 29. Daniel DRAPEAU, « L’Abézedaire des ordonnances Anton Piller et des saisiesrevendications en droits fédéral et québécois », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2004). 30. Voir la décision EchoStar Satellite Corporation c. Lis, REJB 2004-65064 (C.S.Q.) où les défendeurs ont été déclarés coupables d’outrage au tribunal. 31. Règles des Cours fédérales, art. 472 ; Code procédure civile du Québec, art. 761. 32. Daniel DRAPEAU, « L’Abézedaire des ordonnances Anton Piller et des saisiesrevendications en droits fédéral et québécois », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2004). 33. Voir cependant cette décision, dans laquelle le défendeur a manifestement refusé de collaborer : Directiv Inc. c. Boudreau (2004), 31 C.P.R. (4th) 286 (C.F.). 34. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585. 616 Les Cahiers de propriété intellectuelle Ouzzan évitait manifestement de coopérer avec le demandeur. De fait, l’exécution de l’ordonnance Anton Piller, prévue initialement le 18 octobre 2005, a été reportée au 20 octobre 2005, laissant ainsi l’opportunité au défendeur de faire disparaître la preuve incriminante, le tout à l’encontre du principal motif justifiant l’émission d’une ordonnance Anton Piller. 4. Conclusion La récente décision John Stagliano Inc. c. Elmaleh35 est riche d’enseignements en ce qui a trait aux difficultés pouvant survenir lors de l’exécution d’une ordonnance Anton Piller. L’attitude récalcitrante du défendeur Ouzzan témoigne de cette réalité. Aussi, s’il est admis que le refus de la part du défendeur d’obtempérer à l’exécution d’une telle ordonnance peut conduire à diverses sanctions, dont une condamnation pour outrage au tribunal, il appert que le comportement récalcitrant n’est pas pour autant condamnable. En effet, il semble que les demandeurs n’avaient pas d’autre choix que d’accepter le comportement récalcitrant du défendeur puisque, tel que mentionné dans la décision Adobe36, l’ordonnance Anton Piller n’octroie pas au demandeur un mandat de perquisition ; en effet, celui-ci doit obtenir l’autorisation expresse du défendeur avant de pouvoir pénétrer dans les locaux de ce dernier37. En ce sens, les propos du juge Denning sont fort éloquents à ce sujet : [an Anton Piller order] does not authorize the plaintiffs’ solicitors or anyone else to enter the defendants’ premises against their will. It does not authorize the breaking down of any doors, nor the slipping in by a back door, nor getting in by an open door or window. It only authorizes entry and inspection by the permission of the defendants. The plaintiffs must get the defendants’ permission. But it does do this : it brings pressure on the defendants to give permission. It does more. It actually orders them to give permission with, I suppose, the result that if they do not give permission, they are guilty of contempt of court.38 35. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585. 36. Adobe Systems Inc. c. KLG Computer Solutions Inc., [1999] 3 C.F. 621(C.F.P.I.), au paragraphe 33. 37. Mathieu PICHÉ-MESSIER, « L’ordonnance « Anton Piller » en droit de la propriété intellectuelle – Application particulière au droit du divertissement » dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle (Cowanswille, Éditions Yvon Blais, 2006). 38. Anton Piller KG c. Manufacturing Processes Ltd., [1976] Ch. 55 (C.A.), aux pages 782-783 (les italiques sont nôtres). L’affaire John Stagliano... 617 Le comportement du défendeur dictait donc le déroulement de l’exécution et aurait pu avoir des conséquences dommageables pour les demandeurs. En l’espèce, Ouzzan n’a jamais refusé explicitement de se « laisser perquisitionner ». Par contre, son attitude ralentissait les procédures et permettait la fuite des documents incriminants. Il sera intéressant de voir si la Cour, lors de son évaluation au mérite de cette cause, tirera une inférence négative de cette attitude récalcitrante du défendeur Ouzzan. Capsule L’affaire Fortier c. Gestion B. Brisson et associés : l’artiste, le galeriste et la Loi Anne-Marie McSween* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 621 1. Le contexte factuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 621 2. L’analyse contractuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 623 2.1 Le caractère impératif des dispositions de la LSP . . . 623 2.2 Les pratiques du milieu des arts visuels et l’interprétation des contrats . . . . . . . . . . . . . . 627 2.3 La responsabilité personnelle du diffuseur . . . . . . 628 3. La LSP : une loi qui gagne à être connue . . . . . . . . . . 628 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 630 © Anne-Marie McSween, 2006. * L’auteure est avocate chez Borden Ladner Gervais. 619 INTRODUCTION Le jugement Fortier c. Gestion B. Brisson et associés1, rendu le 16 mai dernier par la juge Carole Julien, a été applaudi par des intervenants du milieu des arts visuels2. Ce jugement réaffirme l’importance du respect des formalités prévues à la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs3 (ci-après la « LSP ») au chapitre des contrats en arts visuels. Nous examinerons tout d’abord le contexte factuel du litige pour ensuite nous tourner vers les questions abordées par la Cour, questions qui sont d’intérêt quant à l’interprétation de la LSP. 1. Le contexte factuel « Marc-André Fortier soumet au tribunal l’histoire d’une trahison »4. Tels sont les premiers mots de la juge Julien pour décrire la relation entre l’artiste et son galeriste. Marc-André Fortier est un artiste-peintre et sculpteur autodidacte. Il a exposé ses œuvres au Canada et aux États-Unis. Il a reçu des bourses et des prix pour son travail. Plusieurs publications traitent de son œuvre. Ses œuvres font partie de collections privées et publiques en Amérique du Nord et en Europe. Il poursuit Brian Brisson et Gestion B. Brisson et associés. Cette dernière compagnie, dont Brian Brisson est l’unique actionnaire et dirigeant, agit à titre de galeriste sous le nom et la raison sociale de Galerie Saint-Dizier à Montréal. 1. Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, J.E. 2006-1320 (C.S. Qué.) ; inscription en appel, 2006-06-15 (C.A. Qué.), 500-09-016777-062. 2. Voir par exemple : RAAV. « Arts visuels : la Cour supérieure tranche dans l’affaire Fortier c. Brisson : Victoire d’un artiste du RAAV contre une galerie privée » [En ligne]. Site web du RAAV. Adresse électronique : <http://www.raav.org/ pls/htmldb/f?p=105:39:16431561207835502075::::P39_ID_NOUVELLE,LAST_PA GE:4367,97>. (Page consultée le 18 juillet 2006). 3. L.R.Q. c. S-32.01. 4. Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, J.E. 2006-1320 (C.S. Qué.), au paragraphe 1. 621 622 Les Cahiers de propriété intellectuelle La relation d’affaires entre les parties a débuté en 1996 et s’est terminée en 1999. Ainsi, en 1996, Marc-André Fortier a confié à Brian Brisson le soin d’exposer et de vendre ses œuvres, des sousproduits dérivés et des accessoires. Cette relation tourne finalement au cauchemar. Marc-André « Fortier voue d’abord une confiance totale à Brisson, le considère comme un ami. Progressivement, Fortier se perçoit comme abusé, utilisé, volé. Il en est convaincu. Brisson lui a pris son épouse, ses œuvres, son argent. »5. Un litige en résulte. La mise en état du dossier a duré six ans. Essentiellement, la Cour devait établir le montant des sommes encore dues à Marc-André Fortier à la suite de la fin de sa relation d’affaires avec Brian Brisson. La Cour a donc eu à s’interroger sur la portée d’ententes verbales et écrites. Celles-ci abordaient différents sujets dont, notamment, le partage des revenus de la vente des œuvres et de certains produits dérivés, la production d’un catalogue, le partage des coûts d’une exposition etc. Marc-André Fortier et Brian Brisson avaient des différends quant à l’interprétation de plusieurs de ces ententes. Ainsi, par exemple, les parties s’étaient entendues verbalement au début de leur relation d’affaires pour que Marc-André Fortier reçoive 50 % du prix de détail des œuvres vendues. Ce prix était fixé au moment de la consignation des œuvres. En fait, par la suite, le galeriste ajoutait au prix de détail convenu une somme de 15 % pour permettre une marge de négociation avec l’acheteur et inclure les frais de livraison de transport à l’étranger. Marc-André Fortier a donc revendiqué la moitié du prix de vente au détail, incluant le 15 % additionnel. La Cour donna raison à Marc-André Fortier sur ce point et en arriva à la conclusion que les parties étaient convenues d’un partage égal du prix de vente réel. Ultimement, à la suite de l’analyse de l’ensemble des ententes, la Cour a notamment condamné les défendeurs, conjointement et solidairement, à payer à Marc-André Fortier près de 50 000 $. Elle a également ordonné aux défendeurs de remettre plusieurs œuvres et produits dérivés à Marc-André Fortier et de divulguer le nom des acheteurs des œuvres de 1996 à 1999. La réclamation du demandeur concernant « la perte de ses investissements à long terme reliée à la construction d’une relation d’affaires durable » a cependant été rejetée, cet aspect n’ayant pas été prouvé de façon prépondérante et reposant sur des « spéculations non étayées »6. 5. Ibid., au paragraphe 3. 6. Ibid., au paragraphe 163. L’affaire Fortier c. Gestion B. Brisson et associés... 623 Notons, au passage, que la Cour semble avoir eu à faire face à d’importants défis au chapitre de la preuve dans le cadre de ce litige : « La preuve était un fouillis inextricable de factures, d’ententes verbales contradictoires, de trocs, d’échanges, de consignations et de dispositions de 62 œuvres et 415 photolithographies »7. Les registres comptables de la Galerie présentaient d’importantes lacunes de contenu. La juge Julien souligne à cet effet : « les registres comptables de la Galerie sont à ce point erratiques que Brisson lui-même suggère des hypothèses de travail pour évaluer s’il doit des sommes à Fortier »8. Les parties ont finalement convenu, pendant le procès, à l’instigation de la Cour et avec l’aide d’un expert comptable, d’un quantum de réclamation9. 2. L’analyse contractuelle Trois points du raisonnement de la juge ont retenu notre attention et seront d’un intérêt certain pour les juristes du milieu des arts visuels. 2.1 Le caractère impératif des dispositions de la LSP L’intérêt de ce jugement réside tout d’abord dans l’attention accordée aux dispositions de la LSP. La juge Julien reconnaît que Marc-André Fortier et Brian Brisson/Gestion B. Brisson et associés sont respectivement artiste et diffuseurs au sens de la LSP et sont donc visés par celle-ci10. Elle constate également que plusieurs ententes dérogent aux articles 30 à 42 de la LSP qui prévoient un certain encadrement du contrat de diffusion. Ces dispositions auraient pour but, entre autres, d’informer les parties de la portée de 7. 8. 9. 10. Ibid., au paragraphe 6. Ibid., au paragraphe 90. Ibid., au paragraphe 113. L’article 7 de la LSP souligne que : [Exigences requises] « A le statut d’artiste professionnel, le créateur du domaine des arts visuels, des métiers d’art ou de la littérature qui satisfait aux conditions suivantes : (1) il se déclare artiste professionnel ; (2) il crée des œuvres pour son propre compte ; (3) ses œuvres sont exposées, produites, publiées, représentées en public ou mises en marché par un diffuseur ; (4) il a reçu de ses pairs des témoignages de reconnaissance comme professionnel, par une mention d’honneur, une récompense, un prix, une bourse, une nomination à un jury, la sélection à un salon ou tout autre moyen de même nature. ». De même, les mots « diffuseur » et « diffusion » sont définis à l’article 3 de la LSP : « diffuseur » : personne, organisme ou société qui, à titre d’activité principale ou secondaire, opère à des fins lucratives ou non une entreprise de diffusion et qui contracte avec des artistes ; « diffusion » : la vente, le prêt, la location, l’échange, le dépôt, l’exposition, l’édition, la représentation en public, la publication ou toute autre utilisation de l’œuvre d’un artiste. 624 Les Cahiers de propriété intellectuelle leurs engagements, tout en assurant des conditions minimales au bénéfice des artistes : Selon l’auteur Gilker, la Loi propose une série de dispositions ayant force obligatoire et devant régir les relations individuelles entre l’artiste et le diffuseur. Le contrat individuel de diffusion inclus à la Loi impose au diffuseur le respect d’un « plancher contractuel ». L’objectif avoué est d’informer les cocontractants de la portée de leurs engagements, tout en assurant des conditions contractuelles minimales au bénéfice des artistes.11 Ainsi, par exemple, certaines ententes dans la présente affaire ne sont pas conformes au formalisme imposé par les articles 31 à 34 de la LSP qui exigent, notamment, que les contrats soient constatés par un écrit12. Par ailleurs, le galeriste n’a pas respecté les exigences des articles 38 à 40 de la LSP quant à la tenue de livres et la création de certains registres13. En s’appuyant sur les articles 30 et 42 et sur 11. Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, précité, note 1, par. 116. 12. [Contenu du contrat] Art. 31. Le contrat doit être constaté par un écrit rédigé en double exemplaire et identifiant clairement : (1) la nature du contrat ; (2) l’œuvre ou l’ensemble d’œuvres qui en est l’objet ; (3) toute cession de droit et tout octroi de licence consentis par l’artiste, les fins, la durée ou le mode de détermination de la durée et l’étendue territoriale pour lesquelles le droit est cédé et la licence octroyée, ainsi que toute cession de droit de propriété ou d’utilisation de l’œuvre ; (4) la transférabilité ou la non transférabilité à des tiers de toute licence octroyée au diffuseur ; (5) la contrepartie monétaire due à l’artiste ainsi que les délais et autres modalités de paiement ; (6) la périodicité selon laquelle le diffuseur rend compte à l’artiste des opérations relatives à toute œuvre visée par le contrat et à l’égard de laquelle une contrepartie monétaire demeure due après la signature du contrat. [Formation] Art. 32. Le contrat est formé lorsque les parties l’ont signé. [Responsabilité de l’artiste] L’artiste n’est tenu à l’exécution de ses obligations qu’à compter du moment où il est en possession d’un exemplaire du contrat. [Stipulations au contrat] Art. 33. Toute entente entre un diffuseur et un artiste relativement à une œuvre de ce dernier doit être énoncée dans un contrat formé et prenant effet conformément à l’article 31 et comportant des stipulations sur les objets qui doivent être identifiés en vertu de l’article 31. [Exigences relatives à l’entente] Art. 34. Toute entente entre un diffuseur et un artiste réservant au diffuseur l’exclusivité d’une œuvre future de l’artiste ou lui reconnaissant le droit de décider de sa diffusion doit, en plus de se conformer aux exigences de l’article 31 : (1) porter sur une œuvre définie au moins quant à sa nature ; (2) être résiliable à la demande de l’artiste à l’expiration d’un délai d’une durée convenue entre les parties ou après la création d’un nombre d’œuvres déterminées par celles-ci ; (3) prévoir que l’exclusivité cesse de s’appliquer à l’égard d’une œuvre réservée lorsque, après l’expiration d’un délai de réflexion, le diffuseur, bien que mis en demeure, n’en fait pas la diffusion ; (4) indiquer le délai de réflexion convenu entre les parties pour l’application du paragraphe 3. (Les italiques sont nôtres.]. 13. [Compte distinct] Art. 38. Pour chaque contrat le liant à un artiste, le diffuseur doit tenir dans ses livres un compte distinct dans lequel il inscrit dès réception, en L’affaire Fortier c. Gestion B. Brisson et associés... 625 les propos du juge Lebel dans Desputeaux c. Éditions Chouette (1987) inc.14, la juge Julien reconnaît le caractère impératif des exigences de la LSP à l’égard des contrats de diffusion : L’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Desputeaux c. Éditions Chouette (1987) inc. traite de ces dispositions. Le débat portait sur la juridiction de l’arbitre désigné en vertu de l’article 37 de la Loi. Toutefois, au cours de son analyse, le juge LeBel souligne, de façon incidente, le caractère impératif de ces dispositions, déterminant, quant à la forme, la validité du contrat. [...]15 Les contrats deviennent ainsi, selon elle, annulables par l’une des parties. Cette nullité est cependant relative pour différentes raisons. [147] Le Tribunal conclut que les contrats entre les parties sont annulables, puisqu’ils ne sont pas conformes aux exigences de formalisme édictées par la LSP. Il s’agit d’une nullité relative, et ce, pour les raisons suivantes : • La LSP est une loi particulière qui s’applique aux contrats entre les artistes et les diffuseurs ; regard de chaque œuvre ou de l’ensemble d’œuvres qui en est l’objet : (1) tout paiement reçu d’un tiers de même qu’une indication permettant d’identifier ce dernier ; (2) le nombre et la nature de toutes les opérations faites qui correspondent aux paiements inscrits et, le cas échéant, le tirage et le nombre d’exemplaires vendus. [Compte rendu des opérations] Dans les cas où une contrepartie monétaire demeure due à l’artiste après la signature du contrat, il doit, selon une périodicité convenue entre les parties d’au plus un an, rendre compte par écrit à l’artiste des opérations et des perceptions relatives à son œuvre. [Examen des livres] Art. 39. L’artiste peut, après en avoir avisé par écrit le diffuseur, faire examiner par un expert de son choix, à ses frais, toute donnée comptable le concernant dans les livres du diffuseur. [Mise à jour du registre] Art. 40. Le diffuseur doit tenir à jour à son principal établissement, un registre relatif aux œuvres des artistes des domaines des métiers d’art et des arts visuels qu’il a en sa possession et dont il n’est pas propriétaire. [Contenu] Ce registre doit comporter : (1) le nom du titulaire du droit de propriété de chaque œuvre ; (2) une mention permettant d’identifier l’œuvre ; (3) la nature du contrat en vertu duquel le diffuseur en a la possession. [Consultation] Ces inscriptions doivent être conservées dans le registre du diffuseur tant qu’il assume la responsabilité des œuvres en application d’un contrat. L’artiste lié par contrat avec le diffuseur peut consulter ce registre en tout temps pendant les heures normales d’ouverture des services administratifs. 14. [2003] 1 R.C.S. 178. 15. Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, J.E. 2006-1320 (C.S. Qué.), au paragraphe 126. 626 Les Cahiers de propriété intellectuelle • La LSP est une loi d’ordre public et les dispositions qu’elle contient doivent obligatoirement être observées par les cocontractants ; • Il s’agit d’un ordre public de protection destiné à protéger des intérêts particuliers et non d’un ordre public de direction destiné à protéger des intérêts généraux ; • La LSP ne mentionne pas expressément que le non-respect de ses dispositions engendre une nullité absolue ; • En cas de doute sur la qualification de la protection d’ordre public, il y a lieu de prononcer la nullité relative, en vertu de la présomption de l’article 1420 C.c.Q.16 Les parties n’ayant pas demandé la nullité des ententes, les prestations ayant par ailleurs été exécutées, la Cour, en constatant les valeurs sous-tendant les dispositions 30 à 42 de la LSP, choisit d’interpréter la validité des ententes au bénéfice de l’artiste : [148] Ici, les parties ne demandent pas la nullité des ententes, sauf Fortier à l’égard de l’entente P-13. [149] Même si les deux parties ont tout à gagner en clarifiant et précisant les éléments exigés par les articles 30 à 42 de la Loi lorsqu’elles contractent, l’objectif de la Loi est d’assurer le respect de conditions contractuelles minimales au bénéfice de l’artiste. Les prestations ayant été exécutées, le Tribunal favorisera la position de Fortier sur l’aspect de la validité des ententes. La remise en état et le temps écoulé pourraient causer un préjudice important aux parties.17 Notons également que le vieil adage « nul n’est censé ignorer la loi » a encore une fois trouvé application. En effet, la juge n’a pas accordé de poids au fait que les parties ignoraient l’existence de la LSP au moment de la conclusion des ententes : [117] En l’espèce, les parties ne nient pas qu’elles soient visées par l’application de la Loi. Brisson plaide plutôt que cette Loi était méconnue et n’a pas été considérée lors des ententes inter- 16. Ibid., au paragraphe 147. 17. Ibid., aux paragraphes 148-149. L’affaire Fortier c. Gestion B. Brisson et associés... 627 venues avec Fortier. Or, l’ignorance de la loi n’est pas une excuse.18 2.2 Les pratiques du milieu des arts visuels et l’interprétation des contrats Un autre point intéressant de ce jugement vient du fait que les pratiques du milieu des arts visuels sont utilisées pour interpréter les contrats et rechercher l’intention des parties19. Ainsi, un galeriste fut appelé à témoigner à titre d’expert pour traiter de la pratique des galeries dans la fixation des prix des œuvres. Son expertise permit à la juge Julien de choisir la version des faits de Marc-André Fortier pour déterminer l’intention commune des parties dans le cadre de certaines ententes : Un galeriste prend en moyenne 35 à 50 % de la valeur du prix de vente au détail d’une œuvre consignée par l’artiste. Cette valeur du prix de détail est évidemment pleinement assumée par l’artiste qui devra construire, avec l’aide du galeriste, son offre et sa demande, la protéger ainsi que développer sa fluctuation progressive ou non-progressive. Le galeriste n’a aucunement le droit de fluctuer un prix, sans avoir le consentement préalable de l’artiste, ce dernier étant le seul par la suite à subir les contrecoups d’un prix trop élevé par rapport au marché développé. Selon la facilité à vendre les œuvres de l’artiste, le galeriste injectera, seul ou avec la contribution de l’artiste, dans la diffusion de son art. Par exemple, une publicité faite dans une revue spécialisée utilisant l’œuvre et le nom d’un artiste sert de publicité à celui-ci mais surtout à la galerie. Le galeriste ayant un grand éventail d’œuvres d’artistes de différents styles cherche à attirer la curiosité en son lieu. Les artistes de la galerie en sont donc tous bénéficiaires et c’est pourquoi la galerie absorbe par elle-même la plupart, sinon la totalité des coûts reliés à cette publicité. En ce qui concerne l’organisation des expositions solo et des coûts reliés aux vernissages, la galerie partage généralement 18. Ibid., au paragraphe 117. 19. Voir le texte de Georges Azzaria à ce sujet : Georges AZZARIA, « L’affaire Fortier : le droit au secours des artistes »[En ligne]. Site web du RAAV. Adresse électronique :<http://www.raav.org/pls/htmldb/f?p=105:39:16431561207835502075::::P3_ ID_NOUVELLE,LAST_PAGE :4367,97>. (Page consultée le 13 juillet 2006). 628 Les Cahiers de propriété intellectuelle avec l’artiste une partie des coûts de ces événements. Ses coûts se traduisent en frais d’impression pour le carton d’invitation, frais postaux et frais publicitaires. Traditionnellement le galeriste prend à sa charge les frais de la soirée du vernissage (vin, location de verres, serveurs, musiciens).20 Comme nous l’indiquait Georges Azzaria, il faut bien comprendre qu’il s’agit ici « d’usage [...] et non pas d’une norme juridique rigide » 21. Les galeristes et les artistes auront toujours la liberté de convenir par contrat de normes différentes pour régir leur relation d’affaires. Cependant, ces usages semblent pouvoir servir à déterminer l’intention des parties lorsque les contrats prêtent à interprétation. Les parties auront donc tout intérêt à indiquer clairement leurs intentions lorsqu’elles voudront s’éloigner des usages reconnus et acceptés. 2.3 La responsabilité personnelle du diffuseur Finalement, notons que la juge Julien a refusé d’écarter la responsabilité de Brian Brisson au motif que seule Gestion B. Brisson et associés aurait été liée par les ententes conclues avec Marc-André Fortier. En observant la preuve documentaire et factuelle, elle a recherché la commune intention des parties quant aux personnes visées par la relation d’affaires. Elle est arrivée à la conclusion que Gestion B. Brisson et associés ainsi que Brian Brisson sont des alter ego et que, dans le contexte des ententes intervenues avec MarcAndré Fortier, ils ne forment qu’une seule et même entité. Vu les faits en l’espèce, l’existence de l’entité corporative n’a pas occulté la responsabilité personnelle de l’administrateur. 3. La LSP : une loi qui gagne à être connue Ce jugement fait prendre conscience de l’importance des exigences des dispositions de la LSP. Au-delà du but ultime de ces dispositions qui visent essentiellement par leur formalisme à protéger les artistes22, leur respect permet, à notre avis, d’éviter des liti20. Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, J.E. 2006-1320 (C.S. Qué.), au paragraphe 117. 21. G. AZZARIA, « L’affaire Fortier : le droit au secours des artistes »[En ligne]. Site web du RAAV. Adresse électronique :<http://www.raav.org/pls/htmldb/f?p=>. 22. Stéphane GILKER, « Analyse de la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs, L.R.Q., c. S-32.01 » dans Actes de la journée d’étude sur le statut de l’artiste (Montréal, ALAI-CANADA, 1991) 59, à la page 60. L’affaire Fortier c. Gestion B. Brisson et associés... 629 ges inutiles. Ainsi, dans Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, si le galeriste avait respecté les dispositions de la LSP et les exigences quant aux entrées comptables et à la tenue des registres, les parties en seraient probablement arrivées plus facilement à une entente négociée plutôt que d’avoir à subir les affres d’un procès qui s’est étendu sur plusieurs années et qui a entraîné des coûts importants et une publicité probablement non désirée. Le jugement en fait d’ailleurs état : Ce procès n’aurait pas eu lieu si sa comptabilité [celle du galeriste] avait été adéquate, si les transactions, les paiements, les trocs et les échanges avaient été documentés. Des pratiques douteuses, comme le troc, aucunement documenté, d’une œuvre de Fortier contre une montre Cartier pour Brisson, suscitent la méfiance envers lui.23 Par ailleurs, si l’artiste avait connu les exigences de la LSP, il aurait pu demander plus tôt, avant que la situation ne devienne conflictuelle, à inspecter les registres de son galeriste24. En voyant que les préceptes de la LSP n’étaient pas respectés, certains correctifs auraient pu être exigés pour éviter tout litige futur. Notons également que, compte tenu du contexte civil dans lequel l’affaire Fortier c. Gestion B. Brisson s’inscrivait, les dispositions pénales de la LSP n’ont pas été analysées25. Ces dispositions prévoient, notamment, des amendes pour certaines contraventions aux articles 38 et 40 de la LSP. Les diffuseurs ont donc une raison additionnelle de bien connaître leurs obligations à cet égard. Il reste à souhaiter que ce jugement ait un certain retentissement ne serait-ce que pour assurer une meilleure connaissance générale de la LSP dans le milieu des arts visuels. 23. Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, J.E. 2006-1320 (C.S. Qué.), au paragraphe 111. 24. Voir notamment à ce sujet les articles 39 et 40 de la LSP. 25. [Fausse inscription] Art. 46. Quiconque pour éluder le paiement d’une somme due à un artiste omet une inscription prévue au premier alinéa de l’article 38 ou fait dans le compte distinct une inscription fausse ou inexacte, commet une infraction et est passible d’une amende maximum de 5 000 $ et en cas de récidive d’une amende maximum de 10 000 $. [Faux renseignements] Art. 47. Le diffuseur qui contrevient à une disposition de l’article 40 ou dont le registre comporte des renseignements qu’il sait faux ou inexacts commet une infraction et est passible d’une amende maximum de 5 000 $ et, en cas de récidive, d’une amende maximum de 10 000 $. 630 Les Cahiers de propriété intellectuelle CONCLUSION Bref, ce jugement risque d’être souvent cité en ce qui concerne l’interprétation des contrats en arts visuels. À notre avis, il démontre l’importance, pour les diffuseurs, de respecter les préceptes de la LSP au chapitre de la tenue des registres et de l’information comptable. Il a le mérite d’avoir tenu compte des usages du milieu des arts visuels pour interpréter les ententes contractuelles et d’avoir souligné, sans équivoque, l’obligation d’avoir un contrat écrit qui respecte un certain formalisme en vertu de la LSP. Comme le jugement a été porté en appel, il sera intéressant de voir ce que la Cour d’appel en pensera dans les mois à venir... Capsule À la poursuite du dossier de poursuite : les figures supprimées d’un dossier de poursuite de brevet canadien utilisées comme « publication » pour invalider un brevet américain Adam Mizera* 1. INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 633 2. CONTEXTE DE L’AFFAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . 633 3. ANALYSE DU TRIBUNAL. . . . . . . . . . . . . . . . . . 634 4. COMPARAISON AVEC LE CANADA . . . . . . . . . . . . 639 5. CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 641 © CIPS, 2006. * Avocat et ingénieur, Adam Mizera est membre de LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et d’agents de marques de commerce. 631 1. Introduction La Cour d’appel du Circuit fédéral américain a considéré dans une affaire récente la nature d’une publication pouvant être utilisée pour invalider un brevet pour manque de nouveauté. Plus particulièrement, dans l’affaire Bruckelmyer c. Ground Heaters, Inc.1, la Cour a dû déterminer si des figures supprimées du texte final publié d’un brevet canadien et apparaissant seulement dans le dossier de poursuite pouvaient être qualifiées de « printed publication » selon la loi américaine sur les brevets. Cette décision de la Cour est intéressante du point de vue de l’analyse et du débat entre les juges sur les critères d’admissibilité d’un document comme art antérieur pouvant invalider un brevet américain. En effet, dans le texte du jugement, la Cour d’appel semble donner une interprétation large du niveau d’accessibilité publique que doit avoir un document pour être considéré comme étant bel et bien une publication. Par conséquent, une partie défenderesse dans une action de contrefaçon de brevets aux États-Unis se retrouve ainsi avec d’autres sources de documents à sa disposition lorsqu’elle considère soulever une défense attaquant la validité du brevet mis en cause. 2. Contexte de l’affaire Mark Bruckelmyer est l’inventeur et propriétaire des brevets US 5,567,085 déposé le 20 juillet 1995 et US 5,820,301 (une « Continuation-in-part » du brevet US 5,567,085). Le brevet principal US 5,567,085 est intitulé « Method for thawing frozen ground for laying concrete » et traite d’une méthode qui utilise une technique de réchauffement de sol avant l’application de ciment sur celui-ci afin de ralentir la solidification du ciment et réduire l’apparition de défauts qui apparaissent lorsque la solidification s’effectue trop rapidement pendant des temps froids. Le dégel est accompli en faisant 1. No 05-1412, 455 F.3d 1374 (Fed. Cir. 20 avril 2006), (Petition for panel rehearing, Petition for rehearing en banc refusées le 28 juin 2006, No 05-1412o). 633 634 Les Cahiers de propriété intellectuelle circuler un liquide chaud au travers de tubes placés en contact avec le sol. Plus de treize ans avant le dépôt des demandes de brevet de Bruckelmyer, Norman Young invente et dépose le 7 mai 1982 au Canada une demande qui devient, le 6 décembre, 1983 le brevet CA 1,158,119, intitulé « Portable heater (heat hoser) ». Ce brevet décrit une méthode pour réchauffer des structures lors de l’application de ciment sur celles-ci. Entre autres applications pour l’invention, le texte du brevet mentionne : « system is suitable for applying heat to other subjects and is not necessarily confined to use in relation to concrete placement. Other typical uses are : [...] thawing frozen ground ». À l’origine, la demande contient quatre figures, dont deux, les figures 3 et 4, qui illustrent les applications de dégel du sol. Toutefois, au cours de la poursuite de la demande, ces figures ont été supprimées de la demande lors d’un amendement. Même si les figures 3 et 4 n’apparaissent pas dans le brevet émis par le Bureau des brevets, les figures supprimées sont demeurées dans le dossier de poursuite. Le 15 juillet 2002, Bruckelmyer intente une poursuite contre Ground Heaters pour contrefaçon de ses brevets. Ground Heaters, en défense, dépose une demande reconventionnelle visant à obtenir une déclaration d’invalidité des brevets de Bruckelmyer. Le 19 décembre 2002, Ground Heaters dépose une requête pour jugement sommaire d’invalidité basée, entre autres, sur les figures 3 et 4 du brevet CA 1,158,119. À la suite d’un va-et-vient procédural, au cours duquel Bruckelmyer a concédé et reconnu que les figures 3 et 4 étaient de l’art antérieur pertinent attaquant la nouveauté de ses brevets, Ground Heaters obtient gain de cause avec un jugement sommaire d’invalidité accordé par le tribunal de première instance le 13 mai 2005. Bruckelmyer porte alors la décision en appel, ne considérant pas les figures 3 et 4 du dossier de poursuite canadien comme étant une « printed publication » pouvant affecter la nouveauté de son invention. 3. Analyse du tribunal La Cour entame son analyse en reconnaissant que la seule question en litige est de déterminer si les figures 3 et 4 supprimées du brevet CA 1,158,119 sont des « printed publications » selon l’article 102(b) de la loi américaine sur les brevets. À la poursuite du dossier de poursuite... 635 Les dispositions pertinentes de 35 U.S.C 102 sont les suivantes : §102. A person shall be entitled to a patent unless– (a) the invention was known or used by others in this country, or patented or described in a printed publication in this or a foreign country, before the invention thereof by the applicant for patent, or (b) the invention was patented or described in a printed publication in this or a foreign country or in public use or on sale in this country, more than one year prior to the date of the application for patent in the United States, [...] [Les italiques sont nôtres.] Selon Bruckelmyer, pour qu’un document soit une telle publication, le document doit être accessible publiquement. C’est pourquoi ce dernier réfère dans son appel à deux décisions du Circuit fédéral, In re Klopfenstein2, et In re Cronyn3, pour suggérer deux critères possibles d’évaluation de l’accessibilité publique d’un document : For a prior art reference to be considered “publicly accessible,” it must either (1) be published to those interested in the art for a sufficient amount of time to allow them to captur[e], process [ ] and retain [ ] the information conveyed by the reference, or (2) those interested must be able to locate the material in a meaningful way.4 Selon Bruckelmeyer, dans le cas présent, aucun de ces deux critères n’est respecté. En effet, toujours selon ce dernier, la seule copie du dossier de poursuite était seulement disponible au Bureau des brevets du Canada à Gatineau au Québec. De plus, le brevet CA 1,158,119 n’était indexé d’aucune façon officielle par le Bureau des brevets au moment de l’invention de Bruckelmeyer (aujourd’hui, l’abrégé du brevet CA 1,158,119 est disponible pour consultation par Internet, ce qui n’était pas le cas en 1995). Ground Heaters, quant à elle, a répondu à l’argumentation de Bruckelmyer en soumettant au tribunal qu’une personne versée 2. 380 F.3d 1345, à la page 1350 (Fed. Cir. 2004). 3. 890 F.2d 1158, à la page 1161 (Fed. Cir. 1989). 4. No 05-1412, 455 F.3d 1374 (Fed. Cir. 20 avril, 2006), à la page 5. 636 Les Cahiers de propriété intellectuelle dans l’art de l’invention aurait facilement été menée au dossier de poursuite et aux figures supprimées après avoir lu l’extrait du texte de la description du brevet CA 1,158,119 qui présente l’application de l’invention pour dégeler un sol froid. Ainsi, si le brevet CA 1,158,119 pouvait être repéré, le dossier de poursuite associé à ce brevet pouvait tout aussi facilement être trouvé et consulté. La Cour d’appel a alors cité des principes de l’affaire In re Wyer5, afin de donner raison à la position de Ground Heaters. Dans In re Wyer, une demande de brevet australien avait été publiée deux ans avant la date de dépôt d’une demande de brevet correspondant aux États-Unis. Afin de déterminer si la demande de brevet australien pouvait être considérée comme une « printed publication », le tribunal a dû déterminer si le document était accessible publiquement. La cour dans ce cas a énoncé le principe suivant : A given reference is « publicly accessible » upon a satisfactory showing that such document has been disseminated or otherwise made available to the extent that persons interested and ordinarily skilled in the subject matter or art exercising reasonable diligence, can locate it and recognize and comprehend therefrom the essentials of the claimed invention without need of further research or experimentation.6 [Les italiques sont nôtres.] Dans In re Wyer, la Cour a conclu que le texte de l’abrégé de la demande de brevet australien donnait suffisamment d’information à une personne diligente versée dans l’art de l’invention pour qu’elle aille consulter le document complet de la demande afin d’y trouver la matière pouvant invalider le brevet correspondant américain. Dans le cas présent, la Cour d’appel a jugé que le texte du brevet CA 1,158,119 contient une indication encore plus claire qui amènerait une personne diligente à consulter le dossier poursuite. En effet, le texte de la description décrit une utilisation possible de l’invention de Young qui correspond presque mot pour mot à l’utilisation de l’invention de Bruckelmyer. À la suite de la lecture d’une telle description, une étude du dossier de poursuite devient alors une conséquence logique du processus de recherche d’art antérieur, 5. 655 F.2d 221, à la page 226 (CCPA 1981). 6. 655 F.2d 221, à la page 226 (CCPA 1981), citant I.C.E. Corp. c. Armco Steel Corp., 250 F. Supp. 738, 745 (S.D.N.Y. 1966). À la poursuite du dossier de poursuite... 637 même si les figures supprimées du brevet ne se retrouvent pas directement dans le texte du brevet émis, mais plutôt indirectement dans le dossier de poursuite associé à ce brevet. Par conséquent, la Cour d’appel a accordé un jugement sommaire en faveur de Ground Heaters. La décision de la Cour d’appel du Circuit fédéral inclut aussi une dissidence du juge Linn. Ce dernier mentionne que le lien entre le texte du brevet et le contenu du dossier de poursuite n’est pas aussi évident pour lui, contrairement à la position de la majorité : In my opinion, it is not entirely sound to view the issued ‘119 patent as a roadmap to the underlying file history. An abstract, which is similar in many respects to a library index card, is a brief statement of the contents of something else ; i.e., the more extensive text to which it refers. It is intended to serve as a tool to steer researchers to the content of a larger and more comprehensive work. The abstract contained in an issued patent, for example, is a summary of the technical information contained in the specification. On the other hand, the printed text of an issued patent – including the abstract, written description, and claims – is not necessarily looked to as a summary or index of the underlying file history. While it is commonplace for parties to examine patent file histories for guidance on matters of claim interpretation, surrender, estoppel, disclaimer, or disavowal, researchers normally expect the text of printed patents to correspond to and be coextensive with the applications from which they have been issued. In that sense, the text of an issued patent does not generally serve to guide researchers to the file history for a more expansive disclosure of the described invention, and it certainly does not lead researchers to the file history for disclosure of subject matter not described in the issued text.7 Le juge Linn fait ainsi une distinction entre deux liens : le lien entre l’abrégé et le texte d’un brevet de l’affaire In re Wyer et le lien entre le texte d’un brevet et le contenu du dossier de poursuite dans l’affaire Bruckelmyer. Selon lui, il est clair que l’abrégé amène un recherchiste à consulter le texte du brevet associé avec celui-ci puisque l’abrégé est un résumé du contenu du brevet. Cependant, le texte du précis d’un brevet ne suggère pas toujours le contenu d’un 7. No 05-1412, 455 F.3d 1374 (Fed. Cir. 20 avril, 2006), à la page 2 de la dissidence. 638 Les Cahiers de propriété intellectuelle dossier de poursuite, surtout lorsque ce dossier comprend des figures ayant été supprimées du brevet émis. Par la suite, Bruckelmyer a tenté de faire réentendre sa cause par l’ensemble des juges de la Cour d’appel en soumettant une requête « for panel rehearing and rehearing en banc ». Cette requête a été refusée par la Cour d’appel le 28 juin 2006. Toutefois, ce refus du tribunal contient une autre opinion dissidente du juge Newman qui vient soutenir la position du juge Linn dans la première décision de la Cour d’appel. En effet, le juge Newman réitère la distinction qu’avait faite le juge Linn entre les faits de l’affaire In re Wyer et la présente affaire, en comparant l’accessibilité respective de la demande de brevet australien et du dossier de poursuite canadien : Appellant filed an application for an Australian patent which resulted in copies of that application being classified and laid open to public inspection at the Australian Patent Office and each of its five “sub-offices” over one year before he filed his application in the United States. [...] In contrast, the drawings in the Canadian patent application were not available in multiple locations, could not be ordered from the Canadian patent office, were not indexed or catalogued, and their presence cannot be divined from the Canadian patent that eventually issued.8 Malheureusement, l’opinion du juge Newman est entachée d’une inexactitude en ce qui a trait à l’accessibilité d’un dossier de poursuite pour un brevet canadien. En effet, contrairement à l’affirmation du juge Newman, le dossier de poursuite d’une demande de brevet canadien peut être commandé de l’extérieur du Bureau des brevets. Ainsi, le juge a potentiellement mal interprété le niveau d’accessibilité publique d’un dossier de poursuite. L’accès au dossier n’est pas restreint à des gens ayant des privilèges d’accès. Bien qu’aujourd’hui un dossier de poursuite canadien ne soit pas aussi facilement accessible que son homologue américain (qui est même disponible presque en totalité par Internet pour des demandes récentes), ce dossier canadien est néanmoins disponible à tout membre du public qui en fait la demande pour une copie papier. Par 8. No 05-1412o, aux pages 2-3 (Fed. Cir. 28 juin, 2006). À la poursuite du dossier de poursuite... 639 conséquent, l’argument du juge Newman parvient difficilement à soutenir la position du juge Linn. 4. Comparaison avec le Canada Au Canada, la notion d’accessibilité publique d’un document pouvant servir de motif d’invalidité d’un brevet pour manque de nouveauté est reflétée dans le texte de la Loi sur les brevets9, notamment à l’article 28.2 : 28.2 (1) L’objet que définit la revendication d’une demande de brevet ne doit pas : a) plus d’un an avant la date de dépôt de celle-ci, avoir fait, de la part du demandeur ou d’un tiers ayant obtenu de lui l’information à cet égard de façon directe ou autrement, l’objet d’une communication qui l’a rendu accessible au public au Canada ou ailleurs ; b) avant la date de la revendication, avoir fait, de la part d’une autre personne, l’objet d’une communication qui l’a rendu accessible au public au Canada ou ailleurs ; [...] [Les italiques sont nôtres] La jurisprudence canadienne a aussi établi des critères permettant de déterminer si un document publié est accessible publiquement. Entre autres, la Cour fédérale dans l’affaire Xerox of Canada Ltd. c. IBM Canada Ltd.10 a énoncé le principe suivant, en expliquant que la partie défenderesse dans une action de contrefaçon qui cite une publication a le fardeau de prouver que ledit document publié était accessible au public : I am content to adopt the plaintiffs’ summary of the effect of the cases relied on by them ; that for a document to qualify as a “publication” it must : (1) have become generally available, without restriction, to members of the public, (2) the person or persons receiving the document, to be categorized as members of the public, must have no special relationship to the author of the so-called publication.11 9. L.R.C. 1985, c. P-4. 10. (1977), 33 C.P.R. (2d) 24 (C.F.P.I.). 11. (1977), 33 C.P.R. (2d) 24 (C.F.P.I.), à la page 85. 640 Les Cahiers de propriété intellectuelle L’affaire Xerox traitait de la situation d’un document transmis entre deux companies, d’où le ton du principe qui se concentre sur les notions de « aucune restriction » et « aucun lien spécial avec l’auteur de la publication ». Toutefois, le principe énoncé d’accessibilité publique, dans l’affaire Xerox, en se concentrant sur cette notion plus objective de restriction et lien avec l’auteur, est beaucoup moins dépendant de la notion un peu plus subjective de la diligence de la recherche par la personne versée dans l’art (« persons interested and ordinarily skilled in the subject matter or art exercising reasonable diligence, can locate it »), tel que mentionné dans le principe établi dans l’affaire In re Wyer aux États-Unis. Ces notions de l’analyse des restrictions entourant le document potentiellement publié de l’affaire Xerox ont été réitérées dans l’affaire Owens-Illinois Inc. c. Koehring Waterous Ltd.12 qui a établi : I am of the view that to constitute publication within the meaning of s. 28(1)(b) of the Patent Act, there must be general availability without restriction or putting it another way, there must be no inhibiting fetter so to make the concept of the invention unavailable to the public ; and that, therefore, s. 28(1)(b) of the Patent Act being a substantive statutory bar of anticipation to the issuance of a patent is not applicable unless there is dissemination of the secret of the concept of the invention to the public, and further that the party asserting publication within this statutory meaning has the onus of proving publication.13 L’affaire Owens-Illinois traitait d’un document seulement disponible dans une bibliothèque privée accessible uniquement aux membres d’une association professionnelle. Par conséquent, la logique de l’affaire Xerox trouve application dans le cas présent, où l’expression « without restriction » est précisée par l’expression « there must be no inhibiting fetter so to make the concept of the invention unavailable to the public ». Ainsi, encore une fois, il y a une analyse dans la jurisprudence canadienne qui se concentre sur les restrictions entourant le document et évite les considérations de ce qui constitue une recherche diligente pour une personne versée dans l’art. 12. (1978), 40 C.P.R. (2d) 72 ; affirmé 52 C.P.R. (2d) 1 (C.A.F.). 13. (1978), 40 C.P.R. (2d) 72 ; affirmé 52 C.P.R. (2d) 1 (C.A.F.), au paragraphe 36. À la poursuite du dossier de poursuite... 641 5. Conclusion Le jugement de la Cour d’appel du Circuit fédéral dans l’affaire Bruckelmyer, en comparaison avec les décisions canadiennes sur le sujet des publications, illustre bien comment l’énoncé d’un principe d’analyse peut avoir une influence sur les débats entourant la nature d’une publication selon les différentes lois sur les brevets d’un côté ou l’autre de la frontière canado-américaine. Il est fort probable que, si les juges Newman et Linn n’avaient pas considéré la notion plus subjective de l’affaire In re Wyer de la diligence de la recherche par la personne versée dans l’art, mais plutôt la notion plus objective de la jurisprudence canadienne des restrictions entourant la publication, ils auraient été moins tentés de présenter une dissidence dans l’affaire Bruckelmyer. En effet, il est beaucoup plus difficile d’avoir un débat d’analyse sur des restrictions entourant un dossier de poursuite canadien. Une fois que l’on détermine que le document est disponible au public en général, le débat est clos. Le débat peut durer beaucoup plus longtemps lorsqu’on inclut une discussion sur les probabilités qu’une personne aurait recherché et facilement trouvé ce même document. De cette façon, il est clair que la question des publications au Canada suscite beaucoup moins de controverse qu’aux États-Unis et assure ainsi de la stabilité dans l’environnement légal. Cependant, pour les commentateurs légaux au Canada, la poursuite du dossier de poursuite sera toujours moins intéressante à suivre... Capsule La nécessaire protection des entreprises cessionnaires de marques constituées de noms patronymiques Nicolas Pelèse* 1. INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 645 2. CADRE JURIDIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 646 3. FAITS ET PROCÉDURE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 646 4. QUESTIONS PRÉJUDICIELLES . . . . . . . . . . . . . . 647 5. ARRÊT DE LA COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (CJCE) . . . . . . . . 648 6. COMMENTAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 650 © Nicolas Pelèse, 2006. * Conseil en propriété intellectuelle, du cabinet GERMAIN & MAUREAU (Paris). 643 1. Introduction En raison de leur simplicité de choix et de leur distinctivité évidente, les noms patronymiques ont été parmi les premiers signes distinctifs de l’histoire et sont, encore de nos jours, souvent privilégiés lorsqu’il s’agit de désigner une activité économique. C’est à ce titre qu’ils ont tout naturellement été inclus dans les catégories de signes susceptibles d’être protégés comme marques. Pour bénéficier de cette protection, les patronymes doivent, comme les autres signes, remplir les conditions classiques de validité des marques, à savoir être distinctifs, disponibles et licites. Pour être licite, une marque doit notamment ne pas être trompeuse sur la nature, la qualité ou la provenance géographique des produits ou services qu’elle désigne. Il en va de même pour les noms patronymiques. Cependant, la vie des affaires a vite révélé les limites de l’assimilation des patronymes aux autres marques, notamment en raison de leur fonction première : celle de désigner des personnes physiques. En effet, le dépôt d’un nom a titre de marque confère à un même signe deux rôles qui ne sont pas nécessairement compatibles : d’une part, celui de désigner une personne physique et, d’autre part, celui de désigner des produits ou services. Dès lors, s’est posée la question des prérogatives du porteur d’un nom patronymique lorsque ce patronyme fait également l’objet d’une protection au titre du droit des marques. 645 646 Les Cahiers de propriété intellectuelle L’arrêt de la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) du 30 mars 20061 concerne précisément l’hypothèse selon laquelle le titulaire d’un nom patronymique déposé comme marque se retrouve dépossédé de celle-ci à la suite de cessions successives. 2. Cadre juridique Aux termes du paragraphe 3(1) de la directive 89/104 : Sont refusés à l’enregistrement ou susceptibles d’être déclarés nuls s’ils sont enregistrés : [...] g) les marques qui sont de nature à tromper le public, par exemple sur la nature, la qualité ou la provenance géographique du produit ou du service ; [...] Aux termes du paragraphe 12(2) de la même directive : le titulaire d’une marque peut [...] être déchu de ses droits lorsque, après la date de son enregistrement, la marque : [...] b) est propre, par suite de l’usage qui en est fait par le titulaire ou avec son consentement pour les produits ou les services pour lesquels elles est enregistrée, à induire le public en erreur, notamment sur la nature, la qualité ou la provenance géographique de ces produits ou de ces services. 3. Faits et procédure La présente affaire trouve son origine au Royaume-Uni. En 1996, Mme Emanuel, styliste renommée dans le domaine de la mode nuptiale, crée en association avec la société Hamlet International Plc une société dénommée Elizabeth Emanuel Plc, afin de développer son activité. Lors de la création de cette société, Mme Emanuel cède à la nouvelle entité son activité de création et de commercialisation de vêtements, ainsi que l’ensemble des actifs de son entreprise, parmi lesquels sa clientèle et la marque « Elizabeth Emanuel » (en lettres minuscules), qui sera enregistrée en 1997. 1. CJCE Aff. C-259/04, 30 mars 2006, Elizabeth Florence Emanuel. La nécessaire protection des entreprises cessionnaires... 647 À son tour, en septembre 1997, la société Elizabeth Emanuel Plc cède son fonds de commerce, sa clientèle et la marque « Elizabeth Emanuel » à la société Frostprint, Ltd. qui change immédiatement de dénomination sociale pour adopter celle de Elizabeth Emanuel International, Ltd. En novembre 1997, Elizabeth Emanuel International Ltd. cède la marque « Elizabeth Emanuel » à une société dénommée Oakridge Trading, Ltd., laquelle dépose, par ailleurs, une nouvelle demande d’enregistrement de la marque « ELIZABETH EMANUEL » (en lettres majuscules). Le 7 janvier 1999, Mme Emanuel forme opposition à l’enregistrement de cette dernière, et le 9 septembre de la même année, introduit une requête en déchéance des droits de la société Oakridge Trading, Ltd. sur la marque antérieure « Elizabeth Emanuel » qu’elle avait initialement déposée. Par une décision du 17 octobre 2002, l’agent d’audience, saisi en première instance des actions en opposition et en déchéance, rejette les prétentions de Mme Emanuel. Il considère que, s’il existe effectivement un risque de tromperie du public en raison de la dissociation des marques « Elizabeth Emanuel » et « ELIZABETH EMANUEL » de la personne de Mme Emanuel, cela est la conséquence inévitable de la cession d’une entreprise et d’une clientèle précédemment exploitées sous le nom de leur propriétaire originaire. Devant les difficultés mises en lumière par cette affaire, les juridictions britanniques saisies d’un recours par la société Continental Shelf, Ltd., devenue entre-temps cessionnaire des marques « Elizabeth Emanuel » et « ELIZABETH EMANUEL », décident de surseoir à statuer et de saisir la Cour de Justice des Communautés Européennes de questions préjudicielles. 4. Questions préjudicielles La juridiction d’appel britannique pose à la Cour de Justice des Communautés Européennes deux séries de questions préjudicielles qui sont, en substance, les suivantes : – Quelles sont les conditions dans lesquelles une marque peut être refusée à l’enregistrement au motif qu’elle serait de nature à trom- 648 Les Cahiers de propriété intellectuelle per le public, au sens de l’alinéa 3(1) g) de la directive 89/104, lorsque la clientèle attachée à cette marque a été cédée avec l’entreprise fabriquant les produits qui en sont revêtus ? – Quelles sont les conditions dans lesquelles le titulaire d’une marque peut être déchu de ses droits au motif que cette marque induirait le public en erreur, au sens de l’alinéa 12(2) b) de la directive 89/104, quand la clientèle attachée à ladite marque a été cédée avec l’entreprise fabriquant les produits qui en sont revêtus et que cette marque correspond au nom du créateur et premier fabricant desdits produits ? 5. Arrêt de la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) La CJCE est appelée à se prononcer sur les conditions dans lesquelles une marque peut être refusée à l’enregistrement, ou son titulaire se voir déchu de ses droits sur celle-ci, au motif qu’elle serait de nature à induire le public en erreur quant à l’origine des produits, lorsque la clientèle attachée à cette marque a été cédée avec l’entreprise fabriquant lesdits produits, et que la marque correspond au nom de leur créateur et premier fabricant. Outre les arguments des parties en présence, l’un des éléments ayant probablement influencé la CJCE est l’interprétation faite par le gouvernement du Royaume-Uni de l’alinéa 3(1) g) de la directive 89/104. Selon les autorités britanniques, l’adoption de cet article aurait eu pour seul but d’empêcher l’enregistrement de marques qui trompent le public, non sur l’origine des produits et services concernés, mais sur les caractéristiques des produits eux-mêmes. Dans sa décision, la CJCE rappelle que la fonction essentielle d’une marque est de garantir au consommateur ou à l’utilisateur final l’identité d’origine du produit ou du service couvert par la marque, en lui permettant de distinguer ceux-ci des produits ayant une autre provenance. Ainsi, la marque doit constituer la garantie pour le consommateur que l’ensemble des produits ou services qu’elle désigne ont La nécessaire protection des entreprises cessionnaires... 649 été fabriqués ou distribués sous le contrôle d’une entité unique à laquelle peut être attribuée la responsabilité de leur qualité 2. La CJCE rappelle également que les marques composées d’un patronyme sont soumises aux règles communes à l’ensemble des marques, et ne bénéficient pas d’un traitement particulier ou de règles spécifiques3. La Cour rappelle enfin que l’application de l’alinéa 3(1) g) de la directive 89/104 et que le refus d’enregistrement d’une marque au motif qu’elle serait trompeuse supposent que l’on puisse retenir l’existence d’une tromperie effective ou d’un risque suffisamment grave de tromperie pour le consommateur4. Or, en l’espèce, la CJCE considère que si le consommateur moyen peut être influencé dans son acte d’achat d’un vêtement portant la marque « ELIZABETH EMANUEL » en imaginant que la requérante a participé à la création de ce vêtement, il n’en demeure pas moins que la société qui commercialise des vêtements sous cette marque demeure garante des caractéristiques et qualité de ceux-ci. En d’autres termes, ce n’est pas parce que Mme Emanuel n’intervient plus dans le processus de création des produits portant la marque « ELIZABETH EMANUEL » que la qualité de ceux-ci s’en trouve diminuée. En conséquence, la CJCE estime que l’emploi de la marque « ELIZABETH EMANUEL » par une entreprise qui n’aurait aucun lien avec la personne de Mme Emanuel n’est pas, en soi, de nature à tromper le public sur la nature, la qualité ou la provenance des marchandises qu’elle désigne. Dans ces conditions, la Cour en conclut qu’un tel usage ne s’apparente pas à une tromperie effective du consommateur et que l’alinéa 3(1) g) de la directive 89/104 ne trouve pas à s’appliquer au cas d’espèce. Elle précise également que même si le titulaire de la marque « ELIZABETH EMANUEL » présentait celle-ci de telle sorte que le consommateur croit que Mme Emanuel est toujours la créatrice des 2. CJCE 12 novembre 2002, C-206/01, Arsenal Football Club. 3. CJCE 16 septembre 2004, C-404/02, Nichols. 4. CJCE 4 mars 1999, C-87/97, Consorzio per la tutela del fromaggio Gorgonzola. 650 Les Cahiers de propriété intellectuelle produits portant ladite marque, il s’agirait certes d’actes de tromperie, mais que ceux-ci ne pourraient être analysés en une tromperie au sens de l’alinéa 3(1) g) de la directive 89/104. La validité de la marque ne s’en trouverait donc pas affectée. Dans son arrêt du 30 mars 2006, la CJCE répond donc à la première série de questions qu’une marque correspondant au nom du créateur et premier fabricant des produits revêtus de celle-ci ne peut, en raison de cette seule particularité, être refusée à l’enregistrement au motif qu’elle induirait le public en erreur au sens de l’alinéa 3(1) g) de la directive 89/104, notamment quand la clientèle attachée à ladite marque a été cédée avec l’entreprise fabriquant les produits marqués. La Cour, transposant son raisonnement à la deuxième série de questions, répond à cette dernière que le titulaire d’une marque correspondant au nom du créateur et premier fabricant des produits revêtus de celle-ci ne peut, en raison de cette seule particularité, être déchu de ses droits au motif que ladite marque induirait le public en erreur au sens de l’alinéa 3(1) g) de la directive 89/104, notamment lorsque la clientèle attachée à ladite marque a été cédée avec l’entreprise fabriquant les produits marqués. 6. Commentaire Deux considérations opposées sous-tendent la jurisprudence relative aux marques constituées de noms patronymiques. La première est la nécessaire protection du titulaire du nom patronymique, ce dernier constituant un droit de la personnalité de nature extrapatrimoniale qui devrait, en principe, être protégé contre toute atteinte. La seconde est la sécurité des sociétés cessionnaires de marques constituées de noms patronymiques, dans la mesure où le nom déposé à titre de marque peut avoir acquis une valeur patrimoniale très importante, et son emploi conditionner la survie même d’une entreprise. La jurisprudence en la matière est un ajustement constant entre ces deux facettes des marques constituées de patronymes et, partant, entre les intérêts du porteur du nom et la sécurité économique des entreprises cessionnaires de telles marques. La nécessaire protection des entreprises cessionnaires... 651 En l’espèce, la CJCE privilégie la notion de sécurité économique, considérant que le porteur d’un nom patronymique qui a cédé sa marque éponyme à une société tierce ne peut ni s’opposer au dépôt par le cessionnaire d’une nouvelle demande d’enregistrement reprenant ce nom, ni demander la déchéance des droits du cessionnaire sur la marque cédée au motif qu’elle serait devenue trompeuse à l’égard des consommateurs. Cet arrêt s’inscrit dans la tendance jurisprudentielle actuelle qui semble se ranger du côté de la sécurité économique et tend à protéger davantage les sociétés cessionnaires de marques constituées par des noms patronymiques face aux réclamations des porteurs de ces noms. C’est également la position retenue, en France, par la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 31 janvier 20065, a cassé un arrêt de la Cour d’appel de Paris qui avait prononcé la déchéance des droits de la société Inès de la Fressange sur ses marques constituées du patronyme de « INES DE LA FRESSANGE », au motif qu’elles étaient devenues « déceptives ». Dans cette affaire similaire au cas d’espèce, Mme de la Fressange avait cédé ses marques « INES DE LA FRESSANGE » à une société éponyme, dont elle avait assuré un temps la direction artistique, avant d’être licenciée. La société Inès de la Fressange poursuivant l’exploitation des marques composées du nom « INES DE LA FRESSANGE », Mme de la Fressange invoqua la « déceptivité » de celles-ci au motif que les consommateurs étaient induits en erreur par l’emploi de cette marque en croyant, à tort, que Mme de la Fressange intervenait toujours dans le processus de création des produits revêtus de la marque « INES DE LA FRESSANGE ». Dans un premier temps, la Cour d’appel avait fait droit aux prétentions de Mme de la Fressange, considérant que le public pouvait, en effet, être induit en erreur par l’emploi des marques concernées par une société sans lien avec la porteuse du nom patronymique. La déchéance des droits de la société Inès de la Fressange sur les marques en litige avait donc été prononcée au motif qu’elles étaient devenues « déceptives ». 5. Cass. Com. 31 janvier 2006, no 151 FS-P. 652 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Cour de cassation, saisie d’un pourvoi formé par la société Inès de la Fressange, a cassé cet arrêt au motif que Mme de la Fressange était tenue, en tant que cédante des marques, de garantir le cessionnaire contre l’éviction et ne pouvait, de ce fait, réclamer leur déchéance, d’autant qu’elle s’était engagée, dans l’acte de cession, à s’abstenir « de tout fait, acte ou comportement public qui pourrait [...] avoir pour conséquence de diminuer la valeur » des marques cédées. La Cour a, en outre, estimé qu’une marque constituée par un nom patronymique pouvait légitimement être exploitée par une entreprise sans lien avec la porteuse du nom, dans la mesure où une telle marque « n’a pas pour fonction de garantir que la création des produits et services marqués se fait sous la maîtrise ou l’intervention d’un personne, même notoire, dont le patronyme constitue le signe objet de la marque ». Enfin, se rapprochant en cela des considérants de la CJCE, la Cour de cassation estime que « tant que le titulaire d’une marque peut mettre fin à la confusion qu’il a pu ponctuellement entretenir, le signe n’est pas devenu intrinsèquement et définitivement trompeur pour les produits et services visés au dépôt » et que, par conséquent, il n’y a pas lieu de prononcer la déchéance des droits du titulaire des marques en litige au motif qu’elles seraient devenues « déceptives ». Les arrêts de la CJCE et de la Cour de cassation vont dans le même sens, en ce qu’ils tendent à protéger plus efficacement des cessionnaires de marques constituées par des noms patronymiques. L’harmonisation jurisprudentielle qui se dessine est la bienvenue, tant les intérêts en jeu sont importants, qu’il s’agisse de l’industrie du luxe ou de l’ensemble des secteurs d’activités dans lesquels les noms patronymiques sont des signes distinctifs de choix. Capsule Bojangles’ : quand être connu ne suffit plus Giovanna Spataro* 1. Introduction Dans une décision rendue le 31 mai 20061, la Cour fédérale du Canada a précisé le test applicable pour décider si, en l’absence d’emploi au Canada, la marque de commerce d’un opposant est suffisamment connue au Canada pour nier le caractère distinctif de la marque de commerce du requérant. En effet, la Cour a décidé qu’il est nécessaire de démontrer non seulement l’exposition du consommateur canadien moyen à la marque de commerce, mais également l’existence d’une réputation suffisante de cette marque au Canada. Cette décision, rendue en appel d’une décision de la Commission des oppositions2, donnait à la Cour l’occasion de revenir sur ses enseignements antérieurs dans les affaires Andres Wines3 et Motel 64, et de les préciser. 2. La décision de la Commission des oppositions Le 27 janvier 1998, Bojangles Café Ltd. (ci-après « BCL ») a produit une demande d’enregistrement de la marque BOJANGLES CAFÉ pour emploi en liaison avec des services de restauration et des © * 1. 2. 3. 4. Giovanna Spataro, 2006. Avocate et agent de marques de commerce chez Gowling Lafleur Henderson. Bojangles’ International, LLC c. Bojangles Café Ltd., [2006] C.F. 657. Bojangles’ International, LLC c. Bojangles Café Ltd. (2004), 40 C.P.R. (4th) 553. Andres Wines Ltd. c. E. & J. Gallo Winery (1975), 25 C.P.R. (2d) 126 (C.A.F.). Motel 6, Inc. c. No. 6 Motel Ltd. (1981), 56 C.P.R. (2d) 44 (C.F.P.I.). 653 654 Les Cahiers de propriété intellectuelle produits de boulangerie, vêtements, ustensiles et contenants de cuisine. BCL revendiquait, notamment, le 4 mars 1996 comme date de premier emploi de la marque pour les services de restauration. Le 4 juillet 2000, Bojangles’ International, LLC et Bojangles’ Restaurants, Inc. (ci-après collectivement « BI ») produisaient une déclaration d’opposition à l’encontre de l’enregistrement de la marque de commerce BOJANGLES CAFÉ de BCL. Dans son opposition, BI prétendait que la marque de commerce BOJANGLES CAFÉ n’avait pas été employée au Canada en liaison avec les marchandises et services aux dates revendiquées dans la demande. BI alléguait également que la marque BOJANGLES CAFÉ prêtait à confusion avec les marques et noms BOJANGLES’ des opposantes, lesquels avaient été révélés au Canada. BI soutenait de plus que l’emploi de la marque BOJANGLES CAFÉ constituait une violation de l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce (ci-après « LMC »). Finalement, BI alléguait que la marque BOJANGLES CAFÉ n’était pas apte à distinguer les marchandises et services de BCL. Bien que BI ait soulevé quatre motifs d’opposition, seuls les motifs fondés sur la violation de l’alinéa 7b) de la LMC et sur le caractère distinctif de la marque BOJANGLES CAFÉ ont fait l’objet d’une discussion, les autres motifs d’opposition ayant été retirés par les opposantes. Par conséquent, la décision de la Commission des oppositions ne portait pas sur la question de la confusion entre la marque de BCL et une marque révélée au Canada au sens de l’article 16 de la LMC, mais plutôt sur la violation de l’alinéa 7b) et sur l’aptitude de la marque BOJANGLES CAFÉ à distinguer les marchandises et services de BCL de ceux de BI, eu égard à la réputation de la marque BOJANGLES’ de cette dernière. La preuve produite par BI a démontré l’emploi de la marque BOJANGLES’ par BI dans près de 600 restaurants répartis aux États-Unis, ainsi qu’au Honduras, en Jamaïque et dans les Antilles britanniques, et un chiffre d’affaires excédant les trois milliards de dollars. Cependant, BI n’opère aucun restaurant au Canada. BI a donc tenté de démontrer la connaissance de la marque BOJANGLES’ par les Canadiens, laquelle serait issue de l’exposition aux panneaux publicitaires faisant la promotion des restaurants BOJANGLES’ situés le long des autoroutes empruntés par les Canadiens voyageant aux États-Unis. La preuve produite par BI comprenait également des affidavits portant sur la fréquentation des restaurants BOJANGLES’ aux États-Unis par des Canadiens. Bojangles’ : quand être connu ne suffit plus 655 Sur la question de la violation de l’alinéa 7b), la Commission des oppositions a rejeté l’opposition, au motif que la preuve présentée par BI ne permettait pas de conclure que la marque BOJANGLES’ avait acquis une réputation suffisante pour qu’il y ait risque de confusion avec la marque BOJANGLES CAFÉ de BCL. L’opposition a également été rejetée quant au motif alléguant l’absence de caractère distinctif de la marque BOJANGLES CAFÉ. Ainsi, l’agent d’audience Herzig a conclu que la preuve de BI ne permettait pas de démontrer que la marque BOJANGLES’ de BI était suffisamment connue au Canada pour nier le caractère distinctif de la marque BOJANGLES CAFÉ. L’agent d’audience Herzig a fait le parallèle entre la preuve présentée par BI et la preuve devant la Cour dans l’affaire Motel 6 pour conclure à l’insuffisance de la preuve de BI : In the instant case the opponents have established that there is a concentration of its restaurants and advertising along the major highways that are used by Canadians travelling from eastern Canada to the Southern states. However, unlike Motel 6, above, there is scant evidence of information about the opponents’ restaurants being disseminated in Canada, or about the percentage of visitors to the opponents’ restaurants who were Canadian, or contacts from Canada regarding the opponents’ services (other than a minimal number interested in operating a franchise), or confusion by persons with some experience in the restaurant trade, or the reputation of the opponents’ restaurants being spread in Canada by word of mouth. As I understand it, the bar that has been set by Motel 6, above, is that for a mark to have become “known sufficiently to negate” the distinctiveness of another mark, then the offended party must have become well known in at least in one area of Canada.5 En effet, il convient de rappeler que dans l’affaire Motel 6, la preuve soumise par l’entreprise américaine titulaire de la marque MOTEL 6 aux États-Unis faisait état de Canadiens ayant séjourné dans ses motels situés le long de la côte ouest américaine. L’entreprise américaine avait également démontré que ses services d’hébergement hôtelier sous la marque MOTEL 6 jouissaient d’une réputation certaine au Canada, ou à tout le moins en Colombie-Britannique en raison des recommandations faites par des agents de 5. Bojangles’ International, LLC c. Bojangles Café Ltd. (2004), 40 C.P.R. (4th) 553, à la page 565. 656 Les Cahiers de propriété intellectuelle voyages canadiens à leurs clients, ainsi que par les recommandations faites de bouche à oreille par des Canadiens ayant séjourné dans ses motels. Or, quoique BI ait démontré que des visiteurs canadiens aient été servis dans des restaurants BOJANGLES’ aux États-Unis, et que la marque BOJANGLES’ faisait l’objet de promotion par l’intermédiaire de panneaux publicitaires situés le long des autoroutes empruntées par les touristes canadiens se rendant sur la côte est américaine, ces éléments ne permettaient pas de conclure que la marque BOJANGLES’ jouissait d’une réputation auprès des Canadiens. Ainsi, bien que l’agent d’audience Herzig ait accepté que la marque BOJANGLES’ était connue au Canada, il a rejeté les arguments de BI quant au degré de connaissance, en jugeant la preuve insuffisante pour conclure que la marque BOJANGLES’ bénéficiait d’une réputation telle qu’elle niait le caractère distinctif de la marque BOJANGLES CAFÉ. 3. La Cour fédérale L’appel logé par BI en Cour fédérale ne portait que sur la question du caractère distinctif de la marque BOJANGLES CAFÉ, eu égard à la réputation, au Canada, de la marque BOJANGLES’ de BI. Bien que la question principale en appel ait été de déterminer si la Commission des oppositions avait erré en faits ou en droit en décidant que la marque BOJANGLES CAFÉ était apte à distinguer marchandises et services de BCL, la Cour fédérale devait déterminer si l’agent d’audience avait appliqué le standard approprié pour décider de la question du caractère distinctif. Il convient de rappeler que cette décision ne porte pas sur les critères applicables pour démontrer l’existence d’une marque révélée décrite à l’article 16 de la LMC. Il s’agit plutôt de déterminer le niveau de connaissance requis d’une marque de commerce pour que celle-ci puisse nier le caractère distinctif d’une autre marque, tel qu’il est défini à l’article 2 de la LMC. À cet égard, la Cour a d’ailleurs rappelé que BI n’avait pas le fardeau de démontrer que la marque BOJANGLES’ était connue au Canada au sens de l’article 5 de la LMC. BI devait démontrer que la marque BOJANGLES’ était connue au Canada, « au moins jusqu’à un certain point » (« to some extent at least »). La preuve de la réputation de la marque au Canada Bojangles’ : quand être connu ne suffit plus 657 pouvait donc être faite par tous moyens, BI n’étant pas restreinte par les critères de l’article 5. La Cour a passé en revue les enseignements de la jurisprudence sur la question du degré de connaissance requis pour nier le caractère distinctif d’une marque de commerce, plus particulièrement les décisions dans Andres Wines6 et Motel 67 : In both the Motel 6 and Andres Wines cases, the Courts noted that the evidence satisfied more than the jurisprudential requirement that the mark be known “to some extent at least” in Canada, and further mentioned that the mark was “well known” (Andres Wines). However, in order for an opposition to succeed, such a threshold need not be reached. The expression “well known” should be avoided in describing the legal test, as the courts expressly stated in Motel 6 and Andres Wines. On the other hand, the expressions “substantial”, “significant” (Bousquet v. Barmish Inc., above, pp. 528 and 529) and “sufficiently [known] to negate the distinctiveness of the mark under attack” (Motel 6, at para. 41) were never said to be wrong. In my view, these expressions give a clearer meaning to the expression “to some extent at least” and it should be adopted as a complement to the legal standard set down by the Federal Court in Motel 6 (“to some extent at least”). Like Justice Cullen, I believe this to be a “salutary principle” (See Bousquet v. Barmish Inc., above, at p. 528). A mark must be known to some extent at least to negate the established distinctiveness of another mark, and its reputation in Canada should be substantial, significant or sufficient. This is consistent with the jurisprudence. To require that the reputation of the mark be “substantial”, “significant” or “sufficient” is neither incompatible with the standard “to some extent at least” set out in Motel 6, above, nor is it contrary to the statements of the Federal Court of Appeal in Andres Wines, hence the Court’s use of the expression “substantial number of Canadian viewers” to describe the evidence of the applicant with respect to T.V. advertising (see Andres Wines, at para. 19). Finally, I note that the Federal Court of Appeal did not disrupt the standard as set down by Justice Cullen in Bousquet v. 6. Andres Wines Ltd. c. E. & J. Gallo Winery (1975), 25 C.P.R. (2d) 126 (C.A.F.). 7. Motel 6, Inc. c. No. 6 Motel Ltd. (1981), 56 C.P.R. (2d) 44 (C.F.P.I.). 658 Les Cahiers de propriété intellectuelle Barmish Inc., above (See Bousquet v. Barmish Inc., [1993] F.C.J. No. 34).8 Pour considérer qu’une marque est connue « jusqu’à un certain point », la Cour indique qu’il n’est pas suffisant qu’une marque soit connue ; celle-ci doit bénéficier d’une réputation substantielle, significative ou suffisante (« substantial », « significant » or « sufficient »). On aurait pu penser que le degré de connaissance requis pour conclure qu’une marque est connue « jusqu’à un certain point » n’est pas particulièrement élevé ; cependant, la Cour place la barre assez haut, puisqu’une réputation substantielle, significative ou suffisante requiert plus qu’une simple connaissance de la part du consommateur. La Cour a conclu que l’agent d’audience avait appliqué un standard erroné en exigeant de BI qu’elle démontre que la marque BOJANGLES’ était « well known in at least one part of Canada or widely known [in Canada] ». Cependant, cette apparente victoire n’était qu’une victoire morale pour BI, qui voyait son appel rejeté. Nous nous devons de commenter le traitement accordé par la Cour à la preuve additionnelle présentée par BI dans le cadre de l’appel. En effet, afin de suppléer aux lacunes de la preuve, BI a produit devant la Cour fédérale un affidavit faisant état des résultats d’un sondage effectué en août 2004, soit après la décision de la Commission des oppositions. La preuve additionnelle comprenait également des affidavits de Canadiens indiquant connaître la marque de commerce et les restaurants BOJANGLES’ de BI. Le sondage effectué pour le compte de BI démontrait que 7,8 % des Canadiens connaissaient la marque BOJANGLES’. Cependant, le sondage avait été effectué en août 2000, alors que la date critique en ce qui a trait à la détermination du caractère distinctif de la marque faisant l’objet de l’opposition était la date de dépôt de la déclaration d’opposition, soit le 4 juillet 2000. La Cour a accepté les critiques de l’expert de BCL portant sur la fiabilité du sondage, notamment les conclusions de celui-ci sur l’impossibilité de tirer quelque conclusion que ce soit quant à la connaissance des Canadiens de la marque BOJANGLES’ à la date critique de juillet 2000, compte tenu que le sondage avait été effectué quatre ans plus tard. De plus, la fiabilité du sondage était diminuée par la méthodologie 8. Bojangles’ International, LLC c. Bojangles Café Ltd., [2006] C.F. 657, aux paragraphes 33 et 34. Bojangles’ : quand être connu ne suffit plus 659 employée par les sondeurs, laquelle avait été dictée par les procureurs de BI. En effet, il appert que les questions posées aux répondants avaient été préparées par les procureurs de BI, qui avaient également indiqué aux sondeurs qu’il n’était pas nécessaire d’inclure une mesure de contrôle. La Cour est même allée jusqu’à dire que la validité du sondage en était affectée : In addition, it is admitted that the solicitor for the Applicants, Mr. A. David Morrow, drafted the survey questions (Applicants’ Record, Tab 47, p. 1542 to 1545 and 1665-1666), which were accepted as drafted by the Applicants’ expert. This defect casts further doubts as to the validity of the survey. Why rely on a survey expert if it is not to make sure that the survey is conducted according to scientific standards from the beginning to the end ? Second, no control condition was used. It appears that the reason for this is that Mr. Morrow suggested that it was not necessary (Applicants’ Record, Tab 47, pp. 1636 and 1637). I believe this to be an important flaw (see Toys “R” Us (Canada) Ltd. v. Manjel Inc., 2003 FCT 283, at para. 43 (F.C.) ; Labatt Brewing Co. v. Molson Breweries, [1996] B.C.J. No. 2191, at para. 17 (B.C.S.C.) and also Corbin, Gill and Jolliffe, “Trial by survey : Survey Evidence and the Law”, Carswell, 2000 at page 26 (Tab 12, Respondent Book of authorities). Taking into consideration the wording of question 2, a control condition was essential.9 En ce qui a trait aux affidavits de Canadiens affirmant connaître la marque et les restaurants BOJANGLES’ de BI, ceux-ci ont reçu peu de considération. Il est intéressant de noter que ces affidavits avaient été signés par des avocats, des comptables et des employés de cabinets juridiques et comptables, y compris des avocats du cabinet ayant représenté BI dans le cadre de la procédure d’opposition. Certains affidavits ont été jugés non pertinents puisqu’ils indiquaient que la connaissance de la marque BOJANGLES’ de BI avait été acquise après juillet 2000. D’autres avaient été signés par des avocats spécialisés en droit de la franchise ou qui avaient habité aux États-Unis et qui, par conséquent, ne représentaient pas le consommateur canadien moyen. 9. Bojangles’ International, LLC c. Bojangles Café Ltd., [2006] C.F. 657, aux paragraphes 59 et 60. 660 Les Cahiers de propriété intellectuelle Quant à la preuve produite devant la Commission des oppositions, la Cour a indiqué que, bien que l’on puisse dire que des touristes canadiens ont connu la marque BOJANGLES’ par la publicité le long des autoroutes et en achetant des repas dans les restaurants du même nom, on ne pouvait conclure que ces Canadiens avaient un souvenir de la marque BOJANGLES’. 3. Conclusion L’affaire Bojangles’ nous démontre une fois de plus l’importance de soumettre la meilleure preuve possible en toute première instance. Malgré qu’il soit possible de soumettre de la preuve additionnelle dans le cadre d’un appel, il reste que la Cour accorde une grande déférence à l’agent d’audience ; elle ne modifiera pas facilement les conclusions de la Commission des oppositions. Elle nous rappelle également les dangers reliés aux affidavits signés par des avocats. Cette décision place la barre haut en ce qui a trait à la qualité de la preuve nécessaire pour démontrer qu’une marque de commerce est suffisamment connue pour nier le caractère distinctif d’une autre marque. En l’absence d’emploi au Canada, le titulaire de la marque devra démontrer l’existence d’une réputation suffisante au Canada. Il ne suffit pas de faire référence au chiffre d’affaires relié à une marque. Il faudra démontrer que les Canadiens se souviennent d’une marque qu’ils auraient connue lors d’un voyage à l’étranger. La publicité d’une marque de commerce dans les médias de tous genres auxquels les Canadiens sont exposés devient un élément de preuve essentiel. Bien que la preuve de la connaissance de la marque au Canada puisse être faite par tous moyens, et non seulement ceux prévus à l’article 5 de la LMC pour la marque révélée, il n’en reste pas moins que le degré de connaissance requis pour considérer qu’une marque est connue « jusqu’à un certain point », soit l’existence d’une « réputation substantielle, significative ou suffisante », nous rapproche des exigences de l’article 5 traitant de la marque révélée. Compte rendu Droit d’auteur et protection des œuvres dans l’univers numérique – Droits et exceptions à la lumière des dispositifs de verrouillage des œuvres* Estelle Derclaye** Depuis le début des années 1990 et les traités OMPI de 1996 sur le droit d’auteur et les droits voisins, ainsi que le Digital Millenium Copyright Act et la Directive 2001/29 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (Directive Infosoc) qui s’ensuivirent, les mesures techniques et la protection contre leur contournement n’ont cessé d’occuper la doctrine. L’objet de cette recension, qui est la thèse de Séverine Dusollier, est le premier livre en français qui aborde le sujet de manière exhaustive1. Le sujet, toujours de grande actualité (la France vient à peine de transposer la Directive Infosoc à la suite de longs et houleux débats notamment sur les mesures techniques de protection (MTP)), pose en effet la question de l’ampleur de la réservation de l’auteur sur l’œuvre. Celle-ci s’étend-elle à tout accès et tout usage? Les titu© Estelle Derclaye, 2006. * Séverine Dusollier, Droit d’auteur et protection des œuvres dans l’univers numérique, Droits et exceptions à la lumière des dispositifs de verrouillage des œuvres, Collection Création Information Communication (Bruxelles, Larcier, 2005), 584 pages. ISBN 2-8044-1716-6, 128 €. ** Professeure à Université de Nottingham. 1. Une thèse antérieure sur le même sujet fut publiée en néerlandais par K. Koelman, Auteursrecht en technische voorzieningen (La Haye, SDU, 2003). 661 662 Les Cahiers de propriété intellectuelle laires de droit peuvent-ils empêcher l’exercice des exceptions? C’est la question à laquelle la thèse de Séverine Dusollier tente de répondre. Pour cela, elle revisite les fondements du droit d’auteur au regard des nouvelles dispositions concernant les MTP qui ont chamboulé les notions traditionnelles des droits et exceptions à ces droits. Sa thèse est que cette réservation ne peut être absolue et au terme de l’analyse, l’auteure propose de réviser l’article 6.4 de la Directive Infosoc à cet effet. Il était temps de remettre les pendules à l’heure et l’analyse de l’auteure est tout entière empreinte de maturité, justesse, rigueur et clarté, ce qui lui donne une grande force qui devrait convaincre le législateur communautaire de modifier les dispositions sur les MTP en conséquence. La thèse, qui se concentre sur les droits belge et français, avec quelques références au droit américain, commence dans une première partie par exposer les dispositions concernant les MTP ainsi que celles sanctionnant leur contournement et leurs effets sur l’ampleur de la réservation de l’œuvre. Après une typologie des MTP, l’auteure passe en revue les diverses dispositions protégeant les MTP (le régime est différent pour les programmes d’ordinateur et les autres œuvres). L’analyse de l’article 6 de la Directive Infosoc et du Digital Millenium Copyright Act montre que l’étendue de la protection des MTP en Europe et aux États-Unis va plus loin que l’étendue traditionnelle en droit d’auteur et que le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur puisqu’elle couvre les actes d’accès et d’utilisation de l’œuvre. De plus, l’exercice des exceptions par les utilisateurs est très réduit ou même carrément inexistant. Les deux lois favorisent nettement les auteurs, car ce sont eux qui déterminent l’étendue de la réservation sur l’œuvre et non le législateur. C’est ce private ordering que l’auteure confronte dans sa deuxième partie aux fondements du droit d’auteur. Dans un style fluide et efficace, et de manière persuasive, l’auteure nous emmène visiter le droit d’auteur, tel un guide dans un château, poussant les portes de ses diverses pièces et en racontant l’histoire. Les MTP lui servent plutôt de prétexte pour revisiter le droit d’auteur de fond en comble. Ainsi, l’on (re)découvre que selon les justifications naturalistes et de l’histoire des idées, le droit d’auteur n’a jamais été absolu, qu’il existe un espace public échappant au contrôle de l’auteur pour permettre notamment la critique et le débat et que les MTP doivent respecter au risque d’un changement de justification du droit d’auteur. Cette absence de pouvoir absolu se reflète également dans les intérêts sous-jacents au droit d’auteur, Droit d’auteur et protection des œuvres dans l’univers... 663 dont l’intérêt public, et dans la nature du droit d’auteur que l’auteure qualifie, à juste titre à notre sens, de droit sui generis et non pas de droit de propriété, ce dernier étant par essence absolu. Cette visite permet également à l’auteure d’approfondir certains points et de remettre en question certains aspects du droit d’auteur sur lesquels jusqu’alors la doctrine s’accordait. On en citera quelques-uns. On trouve par exemple un résumé clair et fouillé ainsi qu’une solide critique de l’analyse économique du droit. Pour Séverine Dusollier, l’analyse économique ne peut pas rendre compte de l’entièreté et de la complexité du droit d’auteur. L’on doit, selon elle, intégrer une vision fondée plutôt sur la justice et l’éthique, et même peut-être abandonner l’analyse économique du droit d’auteur, une vision avec laquelle on peut ne pas être d’accord. C’est condamner peut-être un peu vite une science encore jeune et en plein développement (l’auteure l’admet un tant soit peu quand même). Le droit de destination et le droit de reproduction temporaire sont aussi battus en brèche comme des extensions critiquables au droit d’auteur. On assiste également à un véritable et bien nécessaire cours sur le principe de l’indépendance du droit d’auteur sur l’œuvre et du droit de propriété sur le support tangible de l’œuvre. Ceci permet à l’auteure de brosser un joli et efficace tableau de la récente jurisprudence sur l’image des biens. Après avoir analysé l’étendue des droits de l’auteur, le fondement et la nature juridique des exceptions sont passés en revue et l’analyse conclut avec un plaidoyer pour la nature impérative d’au moins celles qui traduisent des libertés civiles. Le livre est donc non seulement une démonstration exhaustive de l’inadéquation du pouvoir actuellement exorbitant des auteurs à travers l’utilisation des MTP et de la sanction de la loi par les dispositions anti-contournement mais simultanément une source de références bien utiles au praticien sur divers aspects du droit d’auteur. Toutes ces analyses, qui ne manqueront certainement pas de susciter quelques débats de par leur caractère parfois un peu subversif (en tout cas pour les puristes du droit d’auteur) bien que souvent justifié, permettent à Séverine Dusollier de démontrer avec conviction que le droit d’auteur dans son ensemble n’est pas en faveur d’une absolue maîtrise qui inclurait chaque acte d’accès et d’utilisation des œuvres et qu’il s’oppose à ce que l’auteur détermine lui-même l’étendue de sa réservation sur l’œuvre. En conclusion, la protection appropriée des MTP doit donc épouser exactement les contours du droit d’auteur traditionnel (tels que redéfinis par 664 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’auteure dans ses développements précédents) et rester entre les mains du législateur. Un mot sur des considérations plus pratiques. A l’instar de maints livres plus souvent anglo-saxons, le livre gagnerait encore en utilité s’il comportait un index et une liste des décisions. Il est toutefois doté d’une ample et belle bibliographie. Le livre parut avant que le projet de loi belge transposant la Directive Infosoc ne soit adopté mais les changements réalisés par rapport au texte finalement adopté sont minimes, de telle sorte que le livre est toujours relativement bien à jour par rapport au droit en vigueur. La thèse est une belle illustration de l’allégorie que le droit est le fruit d’une balance d’intérêts et qu’il doit toujours tendre vers l’équilibre le plus harmonieux entre ceux-ci. Il est heureux que les chercheurs aient le temps de se pencher sur ces questions pour rectifier le tir souvent imparfait des législateurs face à la vitesse de la technologie et aux revendications généralement féroces des titulaires de droit. Pourvu que ces longues années de travail méticuleux au terme desquelles la thèse de Séverine Dusollier a abouti permette au droit d’auteur de retrouver sa justesse. Compte rendu La diversité culturelle en question(s)* Sylvia Israël** Ouvrage pluridisciplinaire initié lors du colloque organisé par les chaires Jean Monnet des Universités de Plymouth et de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines les 14 et 15 novembre 2003, « La diversité culturelle en question(s) » rassemble des études françaises, britanniques et québécoises sur le thème des identités culturelles et des politiques visant à en promouvoir la diversité. À titre d’introduction, Marie-Françoise Labouz brosse un tableau complet des débats et enjeux de la diversité culturelle qui permet de mieux prendre conscience de l’étendue mais aussi de la pertinence du sujet. Les diverses contributions sont regroupées autour de deux parties, la première axée sur les identités et diversités culturelles qui fait la part belle aux diversités linguistiques, la deuxième consacrée aux politiques culturelles et régimes juridiques. Dans la première partie, Mark Wise, dont la contribution porte sur les langues et l’intégration européenne, procède à l’analyse histo- © CIPS, 2006. * La diversité culturelle en question(s), Ouvrage collectif sous la direction de MarieFrançoise Labouz et Mark Wise (Bruxelles, Bruylant, 2005), 319 pages, ISBN 2-8027-2045-7. ** Étudiante française, en stage de formation auprès de LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et d’agents de marques de commerce. 665 666 Les Cahiers de propriété intellectuelle rique éclairée et objective des arguments qui s’affrontent dans le débat sur la nécessité de la diversité linguistique au sein de l’Union européenne. Avec Sophie Wise, il apporte en outre un éclairage original et quelque peu à contre-courant du pessimisme ambiant sur le mouvement de standardisation culturelle, prenant en exemple certaines données chiffrées de l’édition littéraire. Marie-Marthe Gervais-Le Garff se penche quant à elle sur une autre forme de diversité qu’est la féminisation langagière. L’auteure définit dans une étude socio-linguistique détaillée les différences d’intégration de la féminisation dans plusieurs pays, avec en toile de fond le rôle du politiquement correct ou encore la forte polarisation du débat en France, au contraire du Québec. D’autres auteurs, tels Armelle Le Bras-Chopard, Abdelwahab Biad et David Head, complètent cette réflexion en apportant d’utiles éléments sociologiques ou géopolitiques sur le dialogue culturel et social. En tant que pierre angulaire de la diversité culturelle, la question des politiques culturelles et des régimes juridiques est au centre des préoccupations des contributeurs de la deuxième partie. Gilbert Gagné y expose les enjeux et les originalités des politiques culturelles du Canada et du Québec, notamment dans une perspective comparative avec les autres pays industrialisés, tandis que Nanette Neuwahl consacre son article à l’émergence difficile d’une politique culturelle de l’Union européenne. Plus précisément, Isabelle Pingel détaille la politique communautaire relative à l’audiovisuel, particulièrement la Directive « Télévision sans frontières », fruit d’un compromis fragile et parfois insuffisamment contraignante. Au cœur même de la question majeure que représente l’articulation entre diversité culturelle et droit de la concurrence, Frédérick Amiel, qui aborde le problème des concentrations dans le domaine de l’édition, constate que les enjeux culturels n’ont pas un impact déterminant sur les décisions européennes en matière de concurrence. Quant à Mark Wheeler, il explicite la « troisième voie » choisie par le gouvernement britannique en matière de régulation de la concurrence en matière de communication. Le volet spécifiquement juridique de la diversité culturelle est enfin abordé autour de trois problématiques, le rôle de la propriété La diversité culturelle en question(s) 667 intellectuelle, l’émergence d’une définition juridique de la diversité culturelle et les perspectives de traité international. Valérie-Laure Bénabou consacre sa contribution aux relations entre diversité culturelle et propriété intellectuelle. Elle démontre tout d’abord que la propriété intellectuelle est un stimulus de diversité en tant que mode d’incitation à la création pour peu qu’elle soit libérée des contingences territoriales. L’auteure s’attache ensuite de façon pertinente à nuancer ce postulat en décrivant les freins à l’accès aux œuvres pour les pays en développement ainsi que les excès des industries de la culture. La définition juridique de la diversité culturelle demeure le principal clair-obscur pour ceux qui tentent d’en faire une notion contraignante. Thierry Leterre introduit ce débat par des considérations historiques et sociales autour de la notion de culture. La contribution de Marie Cornu est aussi particulièrement riche d’enseignements puisque l’auteure, par une analyse précise des divers instruments juridiques pertinents, parvient à esquisser les contours d’une notion autonome. Elle distingue ainsi avec conviction « exception culturelle » et « diversité culturelle », ce en quoi elle s’oppose à Serge Regourd dont l’article déplore vigoureusement cette mutation terminologique, motivée selon cet auteur par des considérations de stratégie politique et qui favoriserait un certain flou juridique. Sans un instrument juridique précis et contraignant, la diversité culturelle risquerait certainement de rester lettre morte. Bernard Gournay et Gilbert Gagné, dans leurs contributions respectives, s’attachent à ouvrir les perspectives d’évolution en insistant judicieusement sur l’historique de la Convention de l’UNESCO et sur l’articulation difficile entre les différents instruments internationaux qui touchent au commerce et à la culture, dans un contexte où les oppositions politiques sont exacerbées. Cependant, malgré la qualité de ces interventions, l’on peut déplorer la publication tardive de l’ouvrage deux ans après la tenue du colloque, après même l’adoption de la Convention de l’UNESCO du 20 octobre 2005.