Volume 18 – numéro 3 - octobre 2006

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Volume 18 – numéro 3 - octobre 2006
NUMÉRO
VO L U M E
18 3
PROPRIÉTÉ
INTELLECTUELLE
octobre 2006
15e anniversaire
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PRÉSENTATION
Pas de citations déjantées pour présenter un numéro où propriété intellectuelle et propriété industrielle convergent : impressionnante, la table des matières parle d’elle-même.
Catherine Geci et Serge Harpin1 brossent le portrait législatif
de l’exception de recherche en matière de brevets et ce, dans une
perspective de droit comparé : Canada, États-Unis et Europe. Dans
le cadre de la diversité biologique, Muriel Lightbourne2 traite de la
révolution verte en recherche agronomique et de ses conséquences
sur la sécurité alimentaire et la propriété intellectuelle.
Dans le domaine du droit d’auteur, Laurier Yvon Ngombé3
commente la confrontation entre l’exception de copie privée et les
mesures techniques de protection à la lumière des derniers développements législatifs français. Un article qui doit retenir l’attention,
celui de Karina Correa Pereira4, intitulé « L’application des théories
philosophiques justifiant la propriété intellectuelle dans les situations d’urgence ». Un régal !
Enfin, Sophie Verville5 traite de la notion d’épuisement des
droits dans le contexte du commerce international.
Beaucoup de capsules et ce, suivant la formule éprouvée.
1. Respectivement avocate et biochimiste de LEGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c.r.l.,
un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et d’agents de marques
de commerce.
2. Juriste, candidate au doctorat au Queen Mary Intellectual Property de la London
University.
3. Juriste, docteur en droit.
4. Doctorante, Université d’Ottawa.
5. Avocate, doctorante en droit.
445
446
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Vivianne de Kinder6 discute de l’exception artistique en
matière de droit à la vie privée par une comparaison entre les décisions dans les affaires canadienne Aubry c. Éditions vice-versa7 et
Nussenzweig c. DiCorcia8.
Daniel S. Drapeau9 nous livre ses premières réflexions sur les
arrêts de la Cour suprême du Canada dans les affaires Barbie10 et
Veuve Clicquot11. Une courte note de Dominique Henrie12 résume le
Traité de Singapour sur le droit des marques, alors que Marie-Josée
Lapointe et Caroline Jonnaert13 commentent certains aspects de
l’exécution d’une ordonnance Anton Piller à la lumière de l’affaire
Stagliano14 et également à celle de considérations rendues dans
l’arrêt subséquent de la Cour suprême du Canada dans l’affaire
Celanese15.
L’affaire Fortier16 fait l’objet d’une capsule incisive de AnneMarie McSween17 sur les pratiques du milieu des arts visuels en
regard de la LSP18. D’intérêt pour qui pratique dans le domaine des
brevets, Adam Mizera19 fait état de la décision de la Cour d’appel du
Circuit fédéral américain dans l’affaire Bruckelmyer20, où il s’agissait de déterminer si des figures supprimées du texte final publié
d’un brevet canadien et apparaissant seulement dans le dossier de
poursuite pouvaient être qualifiées de publications imprimées selon
la loi américaine sur les brevets.
La nécessaire protection des entreprises cessionnaires de marques constituées de noms patronymiques fait l’objet d’une capsule de
6.
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19.
20.
Avocate à Montréal.
[1998] 1 R.C.S. 591.
Décision du 2006-02-15 de la juge Judith H. Gische de la Supreme Court of New
York County.
Avocat et agent de marques de commerce, Ogilvy Renault.
Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc. 2006 CSC 22.
Veuve Clicquot Ponsardin, Maison fondée en 1772 c. Boutiques Cliquot Ltée, 2006
CSC 23.
Avocate aux Services juridiques d’Industrie Canada.
Respectivement avocate et stagiaire chez BCF.
John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 C.F. 585.
Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., 2006 CSC 36.
Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, 2006 QCCS 2698.
Avocate chez Borden Ladner Gervais.
Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la
littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs, L.R.Q., c. S-32.01.
Avocate et ingénieur de LEGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c.r.l., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et d’agents de marques de commerce.
Bruckelmyer c. Ground Heaters, Inc., 455 F.3d 1374 (Fed. Cir.).
Présentation
447
Nicolas Pelèse21 dans le cadre de la décision de l’arrêt Elizabeth
Emanuel rendu par la Cour de justice des communautés européennes22. Enfin, toujours dans le droit des marques, Giovanna Spataro23
discute de la notion de révélation d’une marque au point d’être bien
connue soit dans le cadre d’une base d’enregistrement, soit dans le
cadre d’un motif d’opposition et ce, à la lumière de l’affaire Bojangles24.
Pour conclure, deux comptes rendus. Le premier, d’Estelle
Derclaye25, présente l’ouvrage de Séverine Dusollier sur le droit
d’auteur et la protection des œuvres dans l’univers numérique alors
que Sylvia Israël26 recense l’ouvrage pluridisciplinaire intitulé « La
diversité culturelle en question(s) », résultant d’un colloque organisé
par les chaires Jean Monnet.
Sur ce, bonne lecture !
Laurent Carrière,
Rédacteur en chef.
21.
22.
23.
24.
25.
26.
Juriste, du cabinet Germain & Maureau (Paris).
CJCE Aff. C-259/04.
Avocate et agent de marques de commerce chez Gowling Lafleur Henderson.
Bojangles’ International, LLC c. Bojangles Café Ltd., [2006] C.F. 657.
Professeur à l’Université de Nottingham.
Étudiante française, en stage auprès de LEGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c.r.l.,
un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et d’agents de marques de commerce.
LES CAHIERS DE PROPRIÉTÉ
INTELLECTUELLE INC.
CONSEIL D’ADMINISTRATION
Georges AZZARIA,
professeur assistant
Faculté de droit
Université Laval, Ste-Foy
Danielle BOUVET, avocate
Ministère de la Justice
du Canada
Laurent CARRIÈRE, avocat
Léger Robic Richard, Montréal
Benoît CLERMONT, avocat
Ogilvy Renault, Montréal
Vivianne DE KINDER, avocate
Montréal
Jean-Nicolas DELAGE, avocat
secrétaire trésorier
Brouillette Charpentier
Fortin, Montréal
Hélène d’IORIO, avocate
Gowling, Lafleur, Henderson,
Montréal
Mistrale GOUDREAU, professeure
vice-présidente
Faculté de droit, droit civil,
Université d’Ottawa, Ottawa
Denis LÉVESQUE, avocat conseil
Cain Lamarre Casgrain Wells
Montréal
Ejan MACKAAY, professeur
Faculté de droit,
Université de Montréal, Montréal
Stefan MARTIN, avocat
Fraser Milner Casgrain, Montréal
Marek NITOSLAWSKI, avocat
Fasken Martineau Dumoulin,
Montréal
Ian ROSE, avocat
Lavery De Billy,
Montréal
Ghislain ROUSSEL, président
Bibliothèque et Archives nationales
du Québec, Montréal
Daniel URBAS, avocat
Borden Ladner Gervais,
Montréal
Rédacteur en chef
Laurent CARRIÈRE
Rédacteur en chef adjoint
Stefan MARTIN
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Professeur de droit
Universités de Lausanne et
de Fribourg
Directeur du Centre de droit
de l’entreprise (CEDIDAC)
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Université catholique de Nimègue
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Paolo SPADA
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Institut de droit privé
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Center for Commercial Law Studies
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Alain STROWEL
Avocat et professeur de droit
Facultés universitaires Saint-Louis
Bruxelles, Belgique
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Instituut voor Informatierecht,
Amsterdam, Pays-Bas
Kamen TROLLER, avocat
De Pfyffer Argand Troller et associés
Genève, Suisse
André LUCAS
Professeur de droit
Université de Nantes, France
Silke von LEWINSKI
Institut Max-Planck pour le droit
étranger et international des
brevets, du droit d’auteur et
du droit de la concurrence
Münich, Allemagne
Nebila MEZGHANI
Professeur de droit
Université de Tunis, Tunisie
Victor NABHAN
Conseiller au directeur
général, OMPI
Genève, Suisse
TABLE DES MATIÈRES
Articles
L’application des théories philosophiques justifiant la propriété
intellectuelle dans les situations d’urgence
Karina Correa Pereira . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 455
Portrait législatif de l’exception de recherche en matière de brevets
au Canada, aux États-Unis et en Europe
Catherine Geci et Serge Harpin . . . . . . . . . . . . . . . 481
Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle
Muriel Lightbourne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 501
Mesures techniques de protection versus copie à usage privé : fin du
feuilleton en France ?
Laurier Yvon Ngombé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 531
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel en
commerce international
Sophie Verville . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 549
Capsules
Des photos de la rue et l’exception artistique en matière de droit à
la vie privée
Vivianne de Kinder . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 585
453
454
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Marques célèbres au Canada : veuve et poupée éplorées
Daniel S. Drapeau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 591
Adoption du Traité de Singapour sur le droit des marques
Dominique Henrie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 601
L’affaire John Stagliano ou les difficultés pouvant être rencontrées
lors de l’exécution d’une ordonnance Anton Piller
Marie-Josée Lapointe et Caroline Jonnaert . . . . . . . . 605
L’affaire Fortier c. Gestion B. Brisson et associés : l’artiste, le galeriste
et la Loi
Anne-Marie McSween . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 619
À la poursuite du dossier de poursuite : les figures supprimées
d’un dossier de poursuite de brevet canadien utilisées comme
« publication » pour invalider un brevet américain
Adam Mizera . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 631
La nécessaire protection des entreprises cessionnaires de marques
constituées de noms patronymiques
Nicolas Pelèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 643
Bojangles’ : quand être connu ne suffit plus
Giovanna Spataro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 653
Comptes rendus
Droit d’auteur et protection des œuvres dans l’univers numérique –
Droits et exceptions à la lumière des dispositifs de verrouillage
des œuvres
Estelle Derclaye . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 661
La diversité culturelle en question(s)
Sylvia Israël . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 665
Vol. 18, no 3
L’application des théories
philosophiques justifiant la
propriété intellectuelle dans les
situations d’urgence
Karina Correa Pereira*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 457
1. Les différentes théories philosophiques . . . . . . . . . . . 458
1.1 La théorie utilitariste . . . . . . . . . . . . . . . . . . 458
1.2 La théorie du travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . 465
1.3 La théorie de la personnalité . . . . . . . . . . . . . . 467
1.4 La théorie de la planification sociale . . . . . . . . . . 470
2. La relation entre propriété intellectuelle et
droits humains . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 471
3. Étude de cas : le Brésil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 476
4. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 478
© Karina Correa Pereira, 2006.
* Doctorante, Université d’Ottawa.
455
INTRODUCTION
Dans une première partie, cet article analyse les différentes
théories philosophiques sur lesquelles la propriété intellectuelle
peut être basée. Nous appliquerons d’abord ces théories aux situations d’urgence pour ensuite démontrer celle qui nous semble la
plus pertinente : la théorie de la planification sociale défendue par
William Fisher1.
La deuxième partie de cet article présente brièvement l’évolution de la relation des droits de propriété intellectuelle par rapport
aux droits humains. Le thème est beaucoup trop large pour pouvoir
être traité dans le cadre de cet article mais il a été inclus ici puisque
l’évolution récente des lois dans le domaine des droits humains
confirme notre hypothèse que la théorie de la planification sociale
est la plus souhaitable dans un monde où les peuples auraient leurs
droits fondamentaux garantis.
La troisième partie fait une étude de cas du Brésil. Ce pays a
utilisé les instruments fournis par la propriété intellectuelle internationale de façon à protéger les intérêts de ses citoyens malades du
SIDA. Le problème du coût élevé des médicaments pour traiter
le SIDA et l’augmentation du nombre de malades qui en sont
atteints – surtout dans les pays en développement – créent la situation d’urgence la plus médiatisée en ce moment.
Nous concluons en affirmant que la théorie de la planification
sociale justifie la propriété intellectuelle dans les situations d’urgence. On peut se réjouir que des pays comme le Brésil et l’Afrique du
Sud peuvent faire la différence dans le monde actuel et donner
l’exemple d’une application de la propriété intellectuelle qui reconnaît la valeur des inventeurs mais n’oublie pas le caractère humain
des relations que cette même propriété intellectuelle régule.
1. La division et la dénomination des différentes théories sont basées sur le travail
de William Fisher.
457
458
Les Cahiers de propriété intellectuelle
1. Les différentes théories philosophiques
Parmi les différentes théories philosophiques qui ont abordé la
question de la propriété intellectuelle, quatre apparaissent particulièrement intéressantes : i) la théorie utilitariste défendue par
Jeremy Bentham, John Stuart Mill et, récemment, par William Landes et Richard Posner ; ii) la théorie du travail telle qu’énoncée par
John Locke et Robert Nozick ; iii) la théorie de la personnalité de G.F.
Hegel et Emmanuel Kant ; et, enfin, iv) la théorie de la planification
sociale, plus moderne, défendue par William Fisher.
1.1 La théorie utilitariste
The right and proper end of government in
every political community is the greatest
happiness of the greatest number
(Jeremy Bentham)
Selon les utilitaristes, le but principal des droits de propriété
est la maximisation du bien-être commun2. Les utilitaristes cherchent le bonheur et le plaisir. Le bien-être commun ici mentionné est
le bien pour le plus grand nombre de personnes dans une population :
According to the principle of utility in every branch of the art of
legislation, the object or end in view should be the production of
the maximum of happiness in a given time in the community in
question. In the instance of this branch of the art, the object or
end in view should be the production of that maximum of happiness, in so far as this more general end is promoted by the
production of the maximum of wealth and the maximum of population.3
La richesse d’une société se compose de l’addition des richesses
individuelles de chacun de ses membres. Le moyen le plus efficace
d’augmenter la richesse individuelle est d’en laisser la gestion à
l’individu lui-même puisque – entre l’individu et le gouvernement –
c’est l’individu qui peut le mieux gérer sa propre richesse. La société
2. William W. FISHER III, « Theories of Intellectual Property », dans Stephen
Munzer, éd., New Essays in the Legal and Political Theory of Property (Cambridge, University Press, 2001) [Fisher].
3. Jeremy BENTHAM, « Manual of Political Economy » dans John Bowring, éd.,
The Works of Jeremy Bentham (New York, Russel and Russel Inc., 1962) p. 33
[Bentham].
L’application des théories philosophiques...
459
en bénéficie puisque l’augmentation de la richesse individuelle est
aussi l’augmentation de la richesse collective. Le partage de cette
richesse est géré par le gouvernement, par l’entremise des impôts :
The principle of utility is simply this. Let us say that the value
of an action is positive if the total quantity of pleasure that it
causes to all the persons in any way affected by it is greater
than the total quantity of pain ; and let us say that its value is
negative if the total quantity of pain that it causes is greater
than the total quantity of pleasure. If it causes an equal amount
of pleasure and pain it may be said to have neutral value.4
Puisque l’utilitarisme de Jeremy Bentham préconise la maximisation du bien-être commun et la bonne utilisation des ressources
disponibles, son application au commerce international critique les
situations où un pays empêche l’achat des produits moins chers d’un
autre pays uniquement pour protéger son marché. À son avis, payer
plus pour un produit qui peut être manufacturé ailleurs avec les
mêmes standards de qualité seulement pour privilégier l’industrie
nationale est un gaspillage de ressources5. Bentham ne croit pas que
les barrières commerciales puissent augmenter les échanges entre
les pays.
Transposant cette théorie aux droits de propriété intellectuelle,
pour que la maximisation du bien-être commun puisse être faite, le
législateur devrait atteindre un équilibre entre, d’une part, le monopole des droits pour stimuler la création, et, d’autre part, l’accès de la
population à l’invention ou à l’œuvre. Bentham défendait l’idée d’une
période limitée de protection pour les brevets d’invention et il croyait
aussi au privilège absolu de l’inventeur, pour que ce dernier puisse
récupérer les montants investis pendant le processus inventif, aussi
bien qu’être rémunéré pour son activité créative6. Le droit doit aussi
aider l’inventeur puisque sans loi pour le protéger, quelque tiers
pourrait copier son invention et profiter ainsi de son travail sans
qu’aucune compensation ne lui soit accordée7. La logique pour défen4. George KEETON, and Georg SCHWARZENBERGER, « Jeremy Bentham and
the Law », (Westport, Greenwood Press Publishers,1948) p. 249 [Keeton].
5. Jeremy BENTHAM, « Manual of Political Economy » dans John Bowring, éd.,
The Works of Jeremy Bentham (New York, Russel and Russel Inc., 1962) p. 64
[Bentham].
6. Jeremy BENTHAM, « Manual of Political Economy » dans John Bowring, éd.,
The Works of Jeremy Bentham (New York, Russel and Russel Inc., 1962) p. 71
[Bentham].
7. Ajoutons ici que pour bien protéger les inventeurs – et conséquemment pour augmenter le bien-être commun – il ne faut pas compter uniquement sur des lois
460
Les Cahiers de propriété intellectuelle
dre le monopole découle du fait que, sans ce dernier, l’inventeur ne
serait pas incité à mettre son produit ou son invention sur le marché.
Dans ce cas, ce serait la société qui aurait perdu de la richesse
qui aurait pu s’ajouter au bien-être commun. Au nom de l’enrichissement du bien-être commun, Bentham souligne l’importance
des brevets d’invention dans une société et défend même que leur
concession devrait être un service gratuitement offert aux inventeurs8.
Nous ramenant plus près du thème de cet article – les situations d’urgence – John Stuart Mill a spécifiquement mentionné le cas
des maladies. Il considère la maladie comme étant la pire chose qui
puisse exister. Selon lui, elle :
[...] pourrait être réduite en étendue jusqu’à l’infini par une
bonne éducation physique et morale et par un contrôle approprié des influences pernicieuses ; et le progrès de la science
nous permet pour l’avenir des victoires encore plus directes sur ce détestable adversaire. Toute avance réalisée dans
cette direction écarte de nous quelques-uns des accidents qui
abrègent brusquement notre propre existence, ou, ce qui nous
importe encore davantage, nous enlèvent les êtres sur lesquels
nous avions fondé notre bonheur. [...] Bref, toutes les grandes
causes de souffrance humaine pourraient être dans une large
mesure et, pour beaucoup d’entre elles, presque entièrement,
maîtrisées par les soins et l’effort humain.9
Dans cet extrait, Mill reconnaît la gravité des problèmes de
santé publique, aussi bien que leurs effets sur le bien-être commun.
Il reconnaît aussi que le progrès des sciences serait capable d’éliminer ce mal de la société de l’époque.
Les utilitaristes visent le plaisir de la société et, pour John
Mill :
[...] dans l’état imparfait de nos arrangements sociaux, la disposition à se sacrifier aux autres est la plus haute vertu. Sans
mais aussi sur un système juridique capable de les appliquer, voire de les
imposer.
8. Jeremy BENTHAM, « Manual of Political Economy » dans John Bowring, éd.,
The Works of Jeremy Bentham (New York, Russel and Russel Inc., 1962) p. 72
[Bentham].
9. John Stuart MILL, « L’Utilitarisme », (Paris, Garnier-Flammarion, 1968) p. 63
[Mill].
L’application des théories philosophiques...
461
doute, c’est seulement l’état très imparfait des arrangements
sociaux qui fait que le meilleur moyen de contribuer au bonheur des autres peut être le sacrifice absolu du bonheur personnel ; cependant, tant que le monde se trouve dans cet état
imparfait, la disposition à accomplir un tel sacrifice – j’en suis
tout à fait d’accord – est la plus haute vertu que l’on puisse
trouver chez un homme. J’ajouterai même si paradoxale que
l’assertion puisse paraître – que, dans la condition actuelle du
monde, c’est la conscience de pouvoir vivre sans bonheur qui
nous donne l’espoir le plus assuré de réaliser le bonheur qu’il
est possible d’atteindre.10
Ce passage de Mill surprend ceux qui croient que les utilitaristes ne se préoccupent pas de la souffrance si la plus grande partie de
la population est heureuse et a du plaisir. Mill est peut-être l’utilitariste le plus lié à la théorie de la planification sociale qui sera présentée plus loin.
Il continue en disant que :
[...] être vertueux, selon la morale utilitariste, c’est de proposer
d’accroître le nombre des heureux ; mais, réserve faite pour une
personne sur mille, les occasions dans lesquelles on a le pouvoir
de le faire sur une grande échelle, en d’autres termes, d’être un
bienfaiteur public, sont exceptionnelles ; et c’est dans ces occasions seulement qu’on est appelé à envisager l’utilité publique ;
dans tous les autres cas, l’utilité privée, l’intérêt ou le bonheur
d’un petit nombre de personnes sont tout ce qui doit retenir l’attention. Seuls, les hommes dont les actes exercent une
influence sur la société dans son ensemble ont besoin de se
préoccuper habituellement d’un objet si vaste.11
La version contemporaine de cette théorie nous est présentée
par William Landes et Richard Posner dans deux travaux distincts,
un sur le droit d’auteur et l’autre sur le droit des marques de commerce12. L’analyse économique des droits de propriété intellectuelle
présentée par ces deux auteurs démontre que la protection de la propriété intellectuelle peut être trop onéreuse pour la société puis10. Ibid., p. 65.
11. Ibid., p. 70.
12. W. LANDES et R. POSNER, « An Economic Analysis of Copyright Law », Journal of
Legal Studies, 18 (1989, The University of Chicago Press) [Landes] ; et W. LANDES
et R. POSNER, « Trademark Law : An Economic Perspective », The Journal of Law
and Economics, 2 (Chicago, University of Chicago Press, 1987) [Posner].
462
Les Cahiers de propriété intellectuelle
qu’elle limite l’utilisation des produits. Si l’on extrapole un peu, cette
vision utilitariste contemporaine peut affirmer que les produits
intellectuels doivent être facilement copiés puisque les copies d’un
produit original n’empêchent pas l’usage de ce même produit par
plusieurs personnes.
Le risque d’un tel scénario est de paralyser le potentiel créatif
d’une société. Puisque le coût d’une copie est beaucoup moins cher
que celui d’un travail original, l’activité de copier tendra généralement à prévaloir sur celle de créer. La rémunération des droits de
propriété intellectuelle étant normalement liée au nombre de produits vendus qui incorporent ces droits, ses titulaires (l’auteur,
l’inventeur et le titulaire de marque ou de secret de commerce) n’auraient donc pas la même incitation à créer de nouveaux produits.
William Landes et Richard Posner considèrent le processus
créatif comme étant divisé en deux parties13. Si on utilise un livre
comme exemple, sa production est partagée entre la partie comprenant le temps et les efforts de l’auteur plus les coûts d’édition, et la
deuxième partie englobe les coûts de publication et de distribution
du livre. De façon générale, c’est le premier de ces deux éléments qui
demande le plus d’investissement. Le second sera plus ou moins
cher, dépendant de la quantité des copies qui seront produites.
Lorsque le travail est complet, sa reproduction ne demande aucun
investissement au niveau créatif :
A distinguishing characteristic of intellectual property is its
‘public good’ aspect. While the cost of creating a work subject to
copyright protection – for example, a book, movie, song, ballet,
lithograph, map, business directory or computer software program – is often high, the cost of reproducing the work, whether
by the creator or by those to whom he has made it available, is
often low. [...] Striking the correct balance between access and
incentives is the central problem in copyright law.14
De cette manière, tel que déjà mentionné, le manque de rémunération des créateurs pour l’exploitation de leurs œuvres peut avoir
comme conséquence la diminution de la richesse culturelle d’une
société, puisque les créateurs n’auront pas le désir de continuer à
créer à moins d’être rémunérés.
13. W. LANDES et R. POSNER, « An Economic Analysis of Copyright Law », Journal of
Legal Studies, 18 (Chicago, University of Chicago Press, 1989) ; [Landes].
14. W. LANDES et R. POSNER, « An Economic Analysis of Copyright Law », Journal of
Legal Studies, 18 (Chicago, University of Chicago Press, 1989), p. 326 [Landes].
L’application des théories philosophiques...
463
Il est important de remarquer que l’absence de la protection
conférée par le droit d’auteur ne changerait pas ce problème. Dans
une société où la protection du droit d’auteur n’existerait pas, un
livre pourrait être facilement copié sans que l’acte de copier soit
considéré comme une infraction.
La vision utilitariste contemporaine appliquée aux marques de
commerce indique que les bénéfices que ces dernières apportent à
une société sont :
1) de rendre plus facile pour les consommateurs de choisir le
produit qui ait les qualités correspondant le plus à ses
besoins. Puisque les consommateurs connaissent déjà la
marque, ils ne doivent pas chercher parmi toute une gamme
de produits disponibles sur le marché ;
2) d’encourager les producteurs à maintenir la bonne qualité
de leurs produits, parce que les consommateurs associent la
qualité du produit à la marque qui y est accrochée ;
3) d’améliorer la langue. Landes et Posner croient que les
marques créent des nouveaux mots qui finissent par être
incorporés dans le lexique de la langue.15
Supposons que la théorie utilitariste – soit celle de Bentham,
soit celle de Mill ou même celle de Posner et Landes – serait appliquée à la propriété intellectuelle telle qu’elle est énoncée aujourd’hui. Les bénéfices qui seraient apportés à la société par cette
analyse seraient l’incitation de la créativité, l’optimisation de la production et la disparition ou la diminution des inventions similaires
faites par des individus différents.
Parmi ces trois éléments, on peut considérer l’incitation à la
création comme un des facteurs les plus importants. Dans ce cas, le
monopole garanti par la propriété intellectuelle stimule la création
dans une société et, surtout en ce qui a trait aux brevets, les inventions pourront apporter plus de bonheur et de plaisir à la société en
général. Cet argument justificatif est en harmonie avec l’utilitarisme de Bentham. Le problème ici est que personne ne sait vraiment quel type d’invention apporterait plus ou moins de bonheur ou
15. W. LANDES et R. POSNER, « Trademark Law : An Economic Perspective », The
Journal of Law and Economics, 2 (Chicago, University of Chicago Press, 1987)
[Posner].
464
Les Cahiers de propriété intellectuelle
de plaisir à la société. D’ailleurs, le terme de « concession de monopole» pour les brevets, les marques et le droit d’auteur n’est basé sur
aucune étude et est plutôt aléatoire.
L’optimisation de la production voit les monopoles de propriété
intellectuelle comme un « service » à la société puisque les données de
vente indiquent quels sont les produits dont la société a le plus
besoin. Cette approche pourrait même justifier l’augmentation de la
période de protection des produits de propriété intellectuelle. La
logique ici est que la diminution de la période de protection ou encore
le retrait de la protection enlèverait aux producteurs les informations qui leur permettent d’optimiser leur production. Dans cette
logique, le retrait ou la diminution de la protection pourrait même
être considérée nuisible à la société. Cependant, si on n’impose pas
de limites à cette théorie, le résultat pourrait être une disparité des
investissements en propriété intellectuelle par rapport aux investissements dans d’autres domaines, comme l’éducation et la santé,
aussi bien que dans la recherche en général.
La troisième façon d’appliquer l’utilitarisme à nos jours est intimement liée à la deuxième. Elle affirme que les informations obtenues de l’utilisation des monopoles de propriété intellectuelle a
comme but d’éviter la duplication de la production. Le problème qui
se pose dans ce cas-là est que dans une société qui valorise et encourage la production de nouveaux brevets et de nouvelles technologies, le grand nombre de brevets d’invention complique le processus
industriel. Ce constat se base sur le fait que les nouvelles inventions
s’appuient normalement sur des brevets existants et la production
d’un nouveau produit breveté demandera un grand nombre de licences avant de pouvoir débuter. Comme Richard Posner l’a dit dans son
blogue :
Patents are a source of great social costs, and only occasionally
of commensurate benefits [...] Most firms don’t actually want
patents ; for those firms, the costs involved in obtaining licenses
from patentees are not offset by the prospect of obtaining
license fees on their own patents.16
Des quatre théories décrites dans cet article, la théorie utilitariste véhicule donc les idées qui sont le plus étroitement liées à
la culture nord-américaine. La théorie utilitariste – surtout telle
16. R.A. POSNER, at <http://www.becker-posner-blog.com/archives/2004/12/pharmaceutical_1.html>.
L’application des théories philosophiques...
465
qu’énoncée par Landes et Posner – est bien comprise et bien encadrée dans la société américaine puisque les lois de cette société ne
reconnaissent pas le droit moral du droit d’auteur, contrairement à
la tradition de l’Europe continentale.
1.2 La théorie du travail
La deuxième théorie qui sera présentée dans cet article est la
théorie du travail. Selon cette théorie, une personne qui travaille à
partir de biens communs qui sont disponibles dans la nature (ou
dans le domaine public) a un droit naturel aux fruits de son travail.
En conséquence, l’État a l’obligation de faire respecter ce droit naturel. Cette théorie dérive des écrits de John Locke et est spécialement
importante dans les domaines où les matériaux nécessaires à la création se trouvent vraiment dans le domaine public – tels que les faits
ou les concepts – et le travail employé sur ces faits et concepts est une
contribution essentielle à la valeur des produits finaux. Dans cette
ligne de pensée, la propriété privée combine les biens communs dans
la nature au travail effectué par quelqu’un sur lesdits biens :
Dieu a donné aux hommes la terre et la raison, pour qu’ils se
servent au mieux des intérêts de leur vie et de leur commodité.
La terre et tout ce qu’elle contient sont un don fait aux hommes
pour l’entretien et le réconfort de leur être. Chacun garde
propriété de sa propre personne. Le travail de son corps et
l’ouvrage de ses mains sont vraiment à lui. Toutes les fois qu’il
fait sortir un objet de l’état où la nature l’a mis et l’a laissé, il y
mêle son travail, il y joint quelque chose qui lui appartient et,
par là, il fait de lui sa propriété. Le travail exclut le droit commun des autres hommes.17
L’acquisition de la propriété est permise tant et aussi longtemps qu’il reste dans la nature des biens communs de qualité et en
quantité suffisantes pour la société18. En d’autres mots, le fait que
quelqu’un acquiert une propriété ne doit pas faire souffrir les autres :
Tout ce qu’un homme peut utiliser de manière à en retirer un
avantage quelconque pour son existence sans gaspiller, voilà ce
17. John LOCKE, « Deux Traités du Gouvernement » (Paris, Librairie Philosophique J.
Vrin, 1997) p. 152 [Locke].
18. « The enough and as good condition is an equal opportunity provision » : Justin
HUGHES, « The Philosophy of Intellectual Property » 77 Georgia Law Journal
(1988) p. 297 [Hughes].
466
Les Cahiers de propriété intellectuelle
que son travail peut marquer du sceau de la propriété. Tout ce
qui va au-delà excède sa part et appartient à d’autres. Dieu n’a
rien créé pour que l’homme le gaspille ou le détruise.19
Le philosophe contemporain qui a adopté cette théorie est
Robert Nozick. Il préconise l’État minimal20. L’État aux pouvoirs
plus étendus viole le droit des gens mais ce viol peut être justifié pour
faire la justice distributive21. Nozick analyse la théorie de Locke et se
demande pourquoi l’ajout du travail à quelque chose en rend le
travailleur propriétaire au lieu de lui enlever la propriété de son
travail :
Peut-être parce que quelqu’un possède son propre travail, et
qu’ainsi quelqu’un en vient à posséder une chose auparavant
non possédée, chose qui s’imprègne de ce que quelqu’un possède. [...] Peut-être l’idée est-elle, de façon différente, que le fait
de travailler sur une chose l’améliore et la rend plus valable ; et
que quelqu’un est habilité à posséder une chose dont il a créé la
valeur. Le fait de mettre en application ceci, peut-être, représente la notion selon laquelle le travail est déplaisant. 22
Par rapport au droit des brevets, prolongeant la pensée de
Locke, Nozick est d’avis que même si le brevet confère un monopole, il serait impossible de penser à un brevet sans l’investissement nécessaire à l’invention. En d’autres mots, la perspective
d’une rémunération future n’est pas capable à elle seule de rendre
possible la propriété intellectuelle puisque les inventeurs ont besoin
d’investissements en recherche avant que le monopole ne leur soit
concédé.
Nozick remarque que deux limitations seraient nécessaires au
droit des brevets pour qu’il adhère à la théorie de Locke, à savoir :
1) une personne qui invente de manière indépendante une chose qui
a déjà été inventée par une autre personne doit avoir les mêmes
droits que le premier inventeur23 ; 2) la durée des droits des brevets
19. John LOCKE, « Deux Traités du Gouvernement » (Paris, Librairie Philosophique J.
Vrin, 1997) p. 154 [Locke].
20. L’État minimal, selon Nozick, est celui où les pouvoirs les plus étendus peuvent être
justifiés.
21. Robert NOZICK, « Anarchie, État et Utopie », (Paris, Presses Universitaires de
France, 1988) p. 187. [Nozick].
22. Robert NOZICK, « Anarchie, État et Utopie », (Paris, Presses Universitaires de
France, 1988) p. 218 [Nozick].
23. Selon les traités internationaux en vigueur, aujourd’hui la protection des brevets
d’inventions n’est concédée que pour le premier inventeur.
L’application des théories philosophiques...
467
ne devrait pas être plus longue que le temps nécessaire à une
personne pour inventer la même chose indépendamment24.
Il est d’accord avec Locke que, pour que la propriété soit accordée, le reste de la population qui est exclue des droits de propriété
d’un tel bien ne peut pas être pénalisée. À son avis, les deux mauvaises conséquences les plus graves sont : 1) devenir plus pauvre après
que quelqu’un ait acquis de la propriété ; 2) avoir une diminution de
biens disponibles en nature pour l’utilisation de la population. Dans
ce sens-là, la concession d’un brevet d’invention ne viole pas la
théorie du travail puisque, même si l’accès à l’invention est limité
par le monopole du brevet, l’invention n’aurait jamais existé sans le
travail de l’inventeur. Vue de cette manière, la théorie du travail
bénéficie à la population au lieu de lui faire du tort.
Justin Hughes questionne ce qu’est le travail intellectuel, la
production des idées. Est-ce que la production des idées est un travail25 ? Il est de l’opinion que les gens préféreraient le travail intellectuel au travail manuel et la récréation au travail intellectuel.
Lorsque le travail, selon lui, est généralement considéré comme une
activité qui ne donne pas de plaisir, il devrait être récompensé par le
droit de propriété.
Nous sommes d’avis qu’une interprétation juste de la théorie de
Locke ne se ramène pas à savoir si la production des idées est du travail ou non. Puisque la propriété n’est jamais accordée aux idées
per se mais à la fixation de ces idées, au produit généré par l’idée qui
sera travaillée, la discussion à propos de la relation entre travail et
idée est non nécessaire, surtout si l’on considère que la fixation des
idées est toujours considérée comme du travail.
1.3 La théorie de la personnalité
Cette troisième théorie a comme élément le plus important la
personnalité de l’auteur, du créateur, de l’inventeur. Pour Hegel, la
propriété est liée à la personnalité et aussi à la volonté de posséder :
24. La période de protection des brevets d’invention est actuellement standardisée, peu
importe le domaine.
25. « The enough and as good condition is an equal opportunity provision » : Justin
HUGHES, « The Philosophy of Intellectual Property » 77 Georgia Law Journal
(1988) p. 300 [Hughes].
468
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La propriété a ses déterminations prochaines dans les rapports
de la volonté à la chose : ce rapport est : a) prise de possession
immédiate en tant que la volonté a son existence dans la chose
comme quelque chose de positif ; b) en tant que cette chose est
une négation à son égard, la volonté a son existence en elle
comme en quelque chose à nier, c’est l’usage ; c) la réflexion de
la volonté en soi hors de la chose, c’est l’aliénation ; ce qui donne
le jugement positif, négatif et indéfini de la volonté sur la
chose.26
La propriété privée est indispensable à la satisfaction de nécessités fondamentales chez l’homme. La propriété intellectuelle est
justifiée par le fait qu’elle interdit l’appropriation ou la modification des objets dans lesquels les artistes/inventeurs ont manifesté
leurs volontés et exprimé leurs personnalités. Ces manifestations de
volonté et ces expressions de personnalités conduisent à la création
intellectuelle, ce qui est important pour la prospérité de l’humanité.
Les principes de cette théorie pensée par Hegel sont énoncés
par Justin Hugues : 1) nous devrons accorder davantage de protection aux activités qui demandent beaucoup de créativité qu’à celles
qui sont moins expressives (par exemple un roman – très créatif –
par rapport à une découverte génétique) ; 2) puisque le travail intellectuel est le produit de la personnalité de quelqu’un, il mérite une
généreuse protection légale27 ; 3) les auteurs et les inventeurs doivent avoir la possibilité de transmettre leurs travaux au public mais
ils doivent garder aussi leur droit d’interdire que l’on modifie ces
mêmes travaux28. Le fondement pour le troisième principe est que
les droits de propriété privée sont essentiels à la satisfaction des
besoins humains. Pour assurer la satisfaction desdits besoins, les
législateurs doivent donc créer des règlements qui permettent que
l’on ait un titre sur des ressources.
Par conséquent, la logique derrière les droits de propriété intellectuelle s’impose d’elle-même lorsqu’on enlève la possibilité d’appropriation ou de modification des biens sur lesquels les auteurs ou
26. G.W. HEGEL, « Principes de la philosophie du droit » (Paris, Gallimard, 1975) p. 98
[Hegel].
27. Cet argument peut expliquer les droits des célébrités sur leur image. Le droit
d’ímage n’est pas un droit de propriété intellectuelle mais cette explication peut être
utilisée tant pour le droit d’image que pour le droit de propriété intellectuelle.
28. « The enough and as good condition is an equal opportunity provision » : Justin
HUGHES, « The Philosophy of Intellectual Property » 77 Georgia Law Journal
(1988) [Hughes].
L’application des théories philosophiques...
469
les inventeurs ont mis un peu de leur personnalité par l’intermédiaire de leur travail. La propriété intellectuelle est donc un moyen
de protéger la personnalité des auteurs et des inventeurs.
Cette ligne de pensée est facile à comprendre quand on imagine
l’objet de protection du droit d’auteur ou des brevets d’invention. Par
contre, si l’on pense aux marques de commerce et de service, qui ont
un caractère tout à fait commercial, il est difficile de penser que le
but de protection soit la personnalité de ceux qui ont créé la marque.
Cette théorie est plus forte dans les pays de l’Europe continentale ainsi que dans les pays de tradition civiliste de l’Amérique, colonisés par des pays de l’Europe continentale. C’est à partir de cette
théorie que le droit d’auteur est considéré comme formé par deux
parties distinctes et de même importance : le droit patrimonial et le
droit moral. Le droit moral de l’auteur lui conserve cette partie de sa
personnalité qui reste dans chacune de ses œuvres et qui permet à
l’auteur d’empêcher pour l’éternité que soit apportée quelque modification à son œuvre. C’est aussi cette théorie qui ne permet pas, dans
certains pays, que le titulaire du droit d’auteur ou d’un brevet
d’invention soit une personne juridique. Ces titulaires seront toujours des personnes physiques et – dans le cas de droits d’auteur – ne
peuvent jamais renoncer au droit moral qu’ils ont sur leurs œuvres.
Hegel considère que la volonté de posséder est encore plus
importante que l’utilisation de la chose possédée :
Mais la volonté du propriétaire qu’une chose soit sienne est la
première base substantielle, dont le développement ultérieur,
l’usage n’est que le phénomène et la modalité particulière et ne
doit venir qu’après ce fondement universel.29
Allant plus loin dans sa pensée, le fait que l’utilisation soit
secondaire à la volonté de posséder nous démontre que les droits de
propriété intellectuelle n’auraient aucun lien social, quoi qu’il soit.
Dans une situation d’urgence, la volonté du titulaire des droits serait
toujours le fait le plus important à considérer.
29. G.W. HEGEL, Principes de la philosophie du droit (Paris, Gallimard, 1975) p. 103
[Hegel].
470
Les Cahiers de propriété intellectuelle
1.4 La théorie de la planification sociale
La dernière théorie qui sera étudiée dans cet article est la
théorie de la planification sociale. Selon elle, les droits de propriété
en général – la propriété intellectuelle spécifiquement – doivent être
légiférés de manière à contribuer à atteindre la perfection d’une culture juste et attrayante. La propriété intellectuelle a une fonction
envers la société et non seulement envers son titulaire. Le but de la
théorie de la planification sociale est d’atteindre une culture – une
société – plus juste en utilisant les droits de propriété.
Cette théorie se rapproche de la théorie utilitariste mais elle en
diffère puisque le bien-être commun défendu par les utilitaristes est
moins étendu que la société culturellement riche véhiculée par les
théoriciens de la planification sociale. L’utilitarisme ne s’occupe que
du plaisir et du bonheur pour le plus grand nombre alors que la planification sociale vise l’échange culturel et le partage des ressources
de manière plus équitable et égalitaire :
In this world, all persons would enjoy both some degree of
financial independence and considerable responsibility in
shaping their local social and economic environments. A civil
society of this sort is vital, Netanel claims, to the perpetuation
of democratic institutions. It will not, however, emerge spontaneously ; it must be nourished by government.30
Selon Netanel, la période de protection du droit d’auteur
devrait être réduite pour que l’on puisse augmenter le nombre d’œuvres disponibles dans le domaine public et, ainsi, les rendre susceptibles d’utilisation par tout le monde. Dans la même ligne de pensée,
les titulaires du droit d’auteur ne devraient pas avoir autant de contrôle sur les œuvres dérivées de leur œuvre originale. Cela permettrait à la société d’avoir beaucoup plus de liberté pour créer à partir
des œuvres déjà existantes. Un exemple pratique de l’application de
cette théorie est le travail de « Creative Commons »31.
30. William W. FISHER III, « Theories of Intellectual Property », dans Stephen Munzer, éd., New Essays in the Legal and Political Theory of Property (Cambridge, University Press, 2001), quand il parle du travail de Neil Netanel, « Copyright and a
Civil Democratic Society », Yale Law Journal, 106 (1996).
31. Pour plus d’information, voir www.creativecommons.ca (25 avril 2006). Cette organisation défend la flexibilité de la propriété intellectuelle en ce qu’elle permet la
libre circulation des idées sans que les droits de propriété intellectuelle ne soient
violés.
L’application des théories philosophiques...
471
Lorsque la théorie de la planification sociale s’intéresse aux
« consommateurs» des produits intellectuels, elle prend en considération les deux parties d’une entente et non seulement le titulaire
des droits. De cette manière, la licence obligatoire est vue comme une
façon d’équilibrer les intérêts des créateurs et ceux des consommateurs des produits créés. Cet équilibre nous conduirait vers une
société plus juste et plus attrayante. C’est la seule théorie qui s’est
préoccupée des relations avec les consommateurs des produits intellectuels. Toutes les autres théories ne se référaient qu’aux titulaires
du droit de propriété, sans se soucier de son impact dans la société et
de sa répercussion chez les usagers de ces produits.
Le problème qui se pose ici est de définir ce qu’est une société
culturellement juste et attrayante. William Fisher a établi quelques
éléments qui définiraient ce concept32 : 1) le bien-être des consommateurs : cet élément détermine l’équilibre entre l’incitation à la création et l’incitation à la distribution et à l’utilisation des œuvres
intellectuelles ; 2) l’abondance d’information et des idées : une
société culturellement riche permet à ses citoyens d’accéder à l’information, aux idées et aux moyens de divertissement ; 3) une riche tradition artistique : la richesse culturelle peut être favorisée par des
politiques gouvernementales ; 4) la justice distributive : l’accès à la
culture et à l’information doit être étendu ; et 5) la démocratie : toute
la population devrait être capable de participer au processus créatif,
devenant ainsi productrice de culture et non seulement consommatrice.
Tous ces éléments réunis favorisent une société plus juste et
plus riche culturellement. Le concept de base de cette théorie permet
l’application de la licence obligatoire.
2. La relation entre propriété intellectuelle et droits
humains
De nos jours, il est impossible d’aborder le sujet des licences
obligatoires sans faire référence aux droits humains. Les licences
obligatoires sont le mécanisme que le législateur a trouvé pour que la
protection de la propriété intellectuelle n’empêche pas l’utilisation
de produits protégés par la propriété intellectuelle en situations
d’urgence nationale. Ces situations sont normalement des pandémies. Lorsque les licences obligatoires sont strictement liées à deux
des droits fondamentaux de l’homme – le droit à la vie et le droit à
32. Seuls les éléments pertinents au présent article ont été reproduits ici.
472
Les Cahiers de propriété intellectuelle
la santé – il est évident que la propriété intellectuelle touche sensiblement aux droits humains.
Cependant, historiquement, les droits de propriété intellectuelle et les droits humains ont été deux champs totalement distincts
du droit, parce que l’étroite liaison entre ces deux droits n’a pas toujours été claire pour les législateurs et les philosophes. Ce n’est que
récemment que les experts dans ces deux domaines ont remarqué ce
lien. La raison de cet oubli historique s’explique peut-être ainsi :
In part, the answer is that both bodies of law were preoccupied
with more important issues, and neither saw the other as either
aiding or threatening its sphere of influence or opportunities
for expansion.33
Cette situation a commencé à changer dès les années 1990,
quand le sujet des populations autochtones a attiré l’attention mondiale, surtout à cause du savoir traditionnel, mais aussi en raison de
la fusion entre « propriété intellectuelle » et « commerce international » qui est devenue claire avec les Accords Internationaux sur la
Protection des Droits de Propriété Intellectuelle (ADPIC)34 conclus
dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).
Au début des années 1990, les peuples amérindiens ont commencé à revendiquer des droits d’autodétermination et de reconnaissance de leur culture auprès des Nations Unies. Ces droits
incluaient, entre autres choses, le savoir traditionnel que ces peuples
maintenaient depuis le début de leur existence. La protection du
savoir traditionnel par voie de propriété intellectuelle ne s’avérait
pas efficace puisque, selon ce droit, la majorité du savoir traditionnel
des Amérindiens était déjà dans le domaine public et, de cette façon,
ne pouvait plus être protégé :
But by treating traditional knowledge as effectively un-owned,
intellectual property law made that knowledge available for
unrestricted exploitation by outsiders. Many of these outsiders
used this knowledge as an upstream input for later downstream innovations that were themselves privatized through
patents, copyrights and plant breeders’ rights. And adding
33. Laurence H. HELFER, « Human Rights and Intellectual Property : Conflict or
Coexistence ? », 5 Minnesota Intellectual Property Review 2003, p. 3 [Helfer].
34. Disponible à <http://www.wto.org/french/tratop_f/trips_f/trips_f.htm> (26 avril
2006).
L’application des théories philosophiques...
473
insult to injury, the financial and technological benefits of those
innovations were rarely shared with the indigenous communities.35
La situation est encore plus grave quand on pense au savoir
traditionnel qui contient des éléments sacrés. Comme la culture
amérindienne et la civilisation occidentale ne partagent pas toujours
les mêmes valeurs, et surtout pas les mêmes traditions, il peut arriver qu’une tierce partie utilise des éléments sacrés d’une communauté sans le savoir – puisque habituellement ces utilisations sont
faites sans autorisation.
Pour essayer de résoudre ce problème, les Nations Unies ont
préparé un document intitulé « Déclaration des Nations Unies sur
les Droits des Populations Autochtones »36. Quoique les auteurs du
document soient sceptiques à propos de l’application des lois de propriété intellectuelle au savoir traditionnel, ils déterminent que la
protection du savoir traditionnel doit être conforme à la propriété
intellectuelle et demandent aux pays signataires de ne pas concéder
de monopoles d’exploitation à des produits qui intègrent du savoir
traditionnel sans partager les bénéfices dudit monopole avec les
Amérindiens.
Les Accords Internationaux sur la Protection des Droits de Propriété Intellectuelle (ADPIC) représentent la seconde grande intersection entre propriété intellectuelle et droits humains. Malgré le
fait que leur négociation ait été faite dans les années 1990, ce n’est
qu’en 2000 que les ADPIC ont attiré l’attention des défenseurs des
droits humains. L’an 2000 était la date limite pour que les pays en
développement mettent en place les dispositions des ADPIC37, certaines de ces dispositions n’étant pas d’application vraiment facile
pour des pays qui n’avaient pas, par exemple, d’infrastructure pour
un système de brevets, ou encore, comme l’Inde et le Brésil, qui n’accordaient pas de protection aux brevets d’invention.
Les ADPIC ont généré des conflits dans le domaine du transfert
des technologies, des aliments génétiquement modifiés, de la « biopiraterie », du savoir traditionnel et de l’accès aux médicaments. Ces
conflits découlent du fait que les ADPIC ont été négociés en favorisant nettement les pays développés. Les ADPIC donnaient beaucoup
35. Laurence H. HELFER, « Human Rights and Intellectual Property : Conflict or
Coexistence ? », p. 5.
36. Disponible à <http://www.ohchr.org/french/law/> (26 avril 2006).
37. Certains pays avaient jusqu’à 2006 pour le faire.
474
Les Cahiers de propriété intellectuelle
plus d’importance aux aspects économiques et au commerce de la
propriété intellectuelle qu’aux effets de la propriété intellectuelle
sur les droits humains. On peut même dire que les ADPIC ont
presque complètement ignoré les droits humains.
La seule victoire des pays en développement a peut-être été
l’inclusion d’une disposition qui permet la concession d’une licence
obligatoire dans les situations d’urgence38 :
Il y a délivrance de licence obligatoire lorsque les pouvoirs
publics autorisent un tiers à fabriquer le produit breveté ou à
utiliser le procédé breveté sans le consentement du titulaire du
brevet. Dans le débat public actuel, ce sont habituellement les
produits pharmaceutiques qui sont visés, mais la formule peut
s’appliquer aussi aux brevets dans n’importe quel autre
domaine. Cette autorisation des licences obligatoires s’inscrit
dans le cadre de la tentative globale de l’Accord de trouver un
équilibre entre le souci de promouvoir l’accès aux médicaments
existants et la promotion de la recherche et du développement
de nouveaux médicaments.39
Il faut remarquer que l’application de la licence obligatoire se
fait toujours dans un climat de conflit. On a l’impression que les pays
développés ont accepté de l’inclure dans les ADPIC avec l’espoir toutefois de ne jamais la mettre en pratique.
En 2000, quand les pays en développement durent harmonier
leurs législations avec les obligations internationales des ADPIC, la
Sous-Commission des Droits Humains des Nations Unies a adopté la
résolution 2000/7 sur les « Droits de Propriété Intellectuelle et les
Droits Humains »40. Ensuite, les Nations Unies ont établi un agenda
stipulant la primauté des droits humains par rapport aux politiques
économiques.
Par la suite, d’autres documents sont venus démontrer que
le lien entre ces deux branches du droit avait finalement été
fait : i) trois résolutions de la Commission des Droits Humains sur
38. Article 31 des ADPIC, voir <http://www.wto.org/french/tratop_f/trips_f/factsheet_
pharm02_f.htm> (26 avril 2006) pour plus d’information.
39. Article 31 des ADPIC, voir <http://www.wto.org/french/tratop_f/trips_f/factsheet_
pharm02_f.htm> (26 avril 2006) pour plus d’information.
40. Disponible sur <http://daccessdds.un.org/doc/UNDOC/GEN/G05/149/68/PDF/
G0514968.pdf?> OpenElement.
L’application des théories philosophiques...
475
l’« Accès aux médicaments dans le contexte de pandémies telles que
le SIDA » ; ii) une analyse des ADPIC et de la Santé Humaine par le
Haut Commissariat des Droits Humains ; iii) un rapport du Comité
des Droits économiques, sociaux et culturels qui détermine que les
droits de propriété intellectuelle doivent être compatibles avec les
droits humains ; et iv) un rapport rédigé par les rapporteurs spéciaux
en globalisation qui conclut que la protection de la propriété intellectuelle a miné les droits humains41.
En 2001, l’Organisation Mondiale du Commerce a renforcé le
lien entre la propriété intellectuelle et les droits humains par la
Déclaration sur l’Accord sur les ADPIC et la Santé Publique de
la Conférence Ministérielle de Doha42. Le texte de la Déclaration
confirme que chaque pays membre a :
le droit d’accorder des licences obligatoires et la liberté
de déterminer les motifs pour lesquels de telles licences sont
accordées43
et que :
chaque membre a le droit de déterminer ce qui constitue une
situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence, étant entendu que les crises dans le domaine de
la santé publique, y compris celles qui sont liées au VIH/SIDA,
à la tuberculose, au paludisme et à d’autres épidémies, peuvent
représenter une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence.44
Cette série de documents issus des Nations Unies et la Déclaration de Doha constituent deux grands pas dans la reconnaissance du
fait qu’il y a plus important que la rémunération pour l’exploitation
d’un brevet : il y a d’abord et avant tout les vies elles-mêmes qui peuvent être sauvées par ce même brevet.
41. Ces documents sont disponibles sur <http://www.ohchr.org/french/issues/hiv/documents.htm ou sur <http://daccess-ods.un.org/access.nsf/Get?Open&DS=E/CN.4/
2004/39&Lang=F>.
42. Disponible sur <http://www.wto.org/french/thewto_f/minist_f/min01_f/mindecl_
trips_f.htm>.
43. Voir sur <http://www.wto.org/french/thewto_f/minist_f/min01_f/mindecl_trips_
f.htm>, article 5b.
44. Voir sur <http://www.wto.org/french/thewto_f/minist_f/min01_f/mindecl_trips_
f.htm>, article 5c.
476
Les Cahiers de propriété intellectuelle
3. Étude de cas : le Brésil
Comme pays fondateur de l’OMC et signataire des ADPIC, le
Brésil a des responsabilités qu’il a prises par les traités internationaux qu’il a signés. Le Brésil a aussi des obligations envers ses
citoyens. La Constitution Fédérale garantit les droits sociaux de ses
citoyens, et le droit à la santé est l’un de ces droits sociaux45.
Avant la signature des ADPIC, la législation brésilienne sur la
propriété intellectuelle ne protégeait pas les brevets d’invention
pour des produits pharmaceutiques. La raison sous-jacente à cette
décision était la tentative de développer une industrie nationale de
produits pharmaceutiques46. La protection du marché était associée
à une autre mesure : la non-prohibition de l’ingénierie inverse des
produits vendus dans le pays. On peut se demander ce que l’industrie
pharmaceutique faisait au Brésil puisque le pays ne protégeait pas
les brevets et permettait l’ingénierie inverse. Ce qui maintenait toujours l’intérêt de l’industrie pharmaceutique au Brésil est le fait que
le pays est le dixième plus grand marché au monde pour ces produits.
C’est cela aussi qui a permis au Brésil d’adopter une stratégie si
agressive.
Le résultat de cette politique a été positif – même si le Brésil est
apparu assez souvent sur la « watch list »47 du gouvernement américain. Aujourd’hui, plusieurs compagnies brésiliennes sont capables
de manufacturer des médicaments et protègent les droits des brevets
pharmaceutiques, respectant ses obligations internationales sous
les ADPIC.
Cependant, la position brésilienne de produire et de fournir des
médicaments à sa population est toujours controversée. Le premier
45. Article 6 de la Constitution Fédérale de 1988, voir l’original en portugais sur
<https ://www.planalto.gov.br/ccivil_03/Constituicao/Constitui%C3%A7ao.htm> ou
<http://www.direito.adv.br/constitu.htm> en anglais.
46. Le Brésil a toujours été très critiqué pour cette position mais plusieurs pays ont fait
usage de ce mécanisme pour essayer de développer leur propre industrie indépendante dans plusieurs domaines. Il faut remarquer que les brevets existaient pour
d’autres industries mais non pour l’industrie pharmaceutique.
47. Disponible à <http://www.ustr.gov/Document_Library/Reports_Publications/2005/
2005_Special_301/Section_Index.html> (26 avril 2006). Cette liste indique les pays
que les États-Unis considèrent comme infracteurs des droits de propriété intellectuelle. Le Brésil y figure toujours comme un pays qui préoccupe les États-Unis.
Le rapport de 2005 est disponible à <http://www.ustr.gov/assets/Document_
Library/Reports_Publications/2005/2005_Special_301/asset_upload_file195_7636.
pdf> (26 avril 2006).
L’application des théories philosophiques...
477
cas où ce pays a obtempéré après les ADPIC a trait aux médicaments
génériques. Vers la fin des années 1990, le Brésil a promulgué une
loi qui permettait aux laboratoires pharmaceutiques installés dans
le pays de produire des médicaments dont les brevets étaient déjà
expirés et de les commercialiser avec le nom générique du produit48.
Cette mesure était tout à fait en accord avec les obligations internationales du Brésil de même qu’avec la législation sur la propriété
intellectuelle, mais la position brésilienne n’a pas plu au marché
pharmaceutique international.
Même si les brevets des médicaments inclus dans la loi des
génériques étaient déjà expirés, les industries étrangères continuaient à les vendre au même prix sur le marché brésilien, en
utilisant des marques de commerce associées à de tels produits. L’industrie des génériques a enlevé aux compagnies étrangères une fraction de leur participation dans le marché national.
Mais la situation qui a attiré l’attention de la communauté
internationale a été le cas des médicaments pour traiter le SIDA.
Prétextant qu’il faille récupérer les investissements liés au développement d’un médicament, les compagnies pharmaceutiques imposent de très hauts prix pour les médicaments destinés à soigner ou à
améliorer la vie des malades :
A UN study reports, for example, that 150mg of the HIV drug
fluconazole costs $ 55 in India, where the drug does not enjoy
patent protection, as compared to $ 697 in Malaysia, $ 703 in
Indonesia, and $ 817 in the Philippines, where the drug is patented. Similarly, the HIV treatment known as AZT costs $ 48
per month in India, as compared to $ 239 in the United States,
where patent protection exists.49
Le coût de la thérapie antirétrovirale au Brésil augmentait de
plus en plus, comme le démontre le tableau ci-dessous50 :
48. Loi no 9787/99, disponible à <https://www.planalto.gov.br/ccivil_03/Leis/L9787.
htm>.
49. Alan O. SYKES, « TRIPS, Pharmaceuticals, Developing Countries and the Doha
Solution », (2002) 3 Chicago Journal of Intellectual Law 47 [Sykes].
50. Jillian Clare COHEN et Kristina M. LYBECKER, « AIDS Policy and Pharmaceutical Patents : Brazil’s Strategy to Safeguard Public Health », (Oxford, Blackwell
Publishing Ltd., 2005) p. 217 [Cohen].
478
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Année
Coût total
(en millions de US $)
1997
174
1998
241
1999
281
2000
258
C’est pour cela que le pays a décidé d’utiliser la disposition de
l’article 31 des ADPIC pour produire ces médicaments localement,
à partir des industries pharmaceutiques nationales. Pour qu’une
licence obligatoire puisse être concédée, il faut que le pays ait déjà
essayé d’arriver à un accord avec l’industrie. Le Brésil a tenté d’en
arriver à un tel accord mais sans trop de succès et quand l’industrie
pharmaceutique s’est aperçue que la menace du gouvernement était
réelle, le gouvernement brésilien a réussi à avoir des rabais de 65 %
et 59 % du prix total des médicaments.
Cette application de la propriété intellectuelle fait état de
préoccupations qui ne touchent pas seulement les titulaires du droit
mais rejoignent aussi les consommateurs de produits intellectuels et
tous ceux sensibles aux questions de santé. Le cas du Brésil est un
bon exemple à suivre par les pays en développement.
4. Conclusion
Les droits de propriété intellectuelle ont historiquement toujours eu la belle mission de stimuler la création et d’apporter des
nouveautés dans une société. Cependant, le monde moderne nous a
déjà prouvé que les objets protégés par la propriété intellectuelle ont
beaucoup plus que de l’influence culturelle dans une société. Récemment, la propriété intellectuelle et le droit à la santé et à la vie ont été
de plus en plus liés.
Cette transformation dans la nature des droits de propriété
intellectuelle a été suivie de progrès dans le champ de la philosophie
du droit. Les trois premières théories philosophiques décrites dans
cet article n’accompagnent pas ce progrès. L’utilitarisme s’occupe du
bien-être du plus grand nombre mais ne s’occupe pas de ceux qui en
sont exclus. La théorie du travail échoue puisqu’elle ignore le besoin
L’application des théories philosophiques...
479
de la nouveauté et de l’application industrielle dans le cas de brevets.
La théorie de la personnalité lie la propriété intellectuelle à un seul
individu et ne s’occupe pas de la société en général. La théorie de la
planification sociale est la seule qui se dirige dans la même direction
que la propriété intellectuelle actuelle et qui s’occupe de l’effet que la
propriété intellectuelle a dans la vie des populations, visant toujours
une amélioration de la qualité de vie.
Cette évolution juridique a déjà été mise en pratique par le Brésil, au prix toutefois de fortes controverses et critiques. Nous croyons
que le rôle des grands pays en développement est justement de
s’assurer que les besoins de tous soient comblés. Le cas du Brésil est
un bon exemple d’une juste application des droits de propriété intellectuelle, conformément aux dispositions des traités internationaux
et en harmonie avec les droits humains.
Vol. 18, no 3
Portrait législatif de l’exception de
recherche en matière de brevets au
Canada, aux États-Unis et en Europe
Catherine Geci et Serge Harpin*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 483
1. Les enjeux reliés à l’exception de recherche en matière
de brevet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 483
2. L’exception de recherche en matière de brevets
au Canada . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 484
3. L’exception de recherche en matière de brevets aux
États-Unis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 493
4. L’exception de recherche en matière de brevets
en Europe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 496
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 498
© CIPS, 2006.
* Catherine Geci, avocate, et Serge Harpin, biologiste moléculaire, Ph. D., sont membres de LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L. un cabinet multidisciplinaire
d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce.
481
INTRODUCTION
En juin 2005, une décision de la Cour suprême des États-Unis a
ravivé l’intérêt dans la portée de l’exception de recherche en matière
de contrefaçon de brevet. Dans Merck KGaA c. Integra Lifesciences1
(ci-après Integra), la Cour suprême a soutenu que l’utilisation d’un
produit breveté dans le cadre de recherches cliniques ne peut constituer une contrefaçon de brevet lorsqu’il y a un motif raisonnable de
croire que le produit sous étude pourrait être soumis pour approbation à l’organisme réglementaire du United States Food and Drug
Administration (FDA), ou que les expériences effectuées pourraient
engendrer des informations à être utilisées dans une demande à la
FDA.
Avant d’entreprendre une analyse de la portée de cette décision
ainsi que son impact en droit canadien, il est nécessaire de comprendre les enjeux associés à l’exception de recherche tant sur le
plan juridique qu’économique. De plus, afin de cibler les répercussions potentielles de la décision américaine sur la pratique canadienne, un portrait législatif de l’exception de recherche en droit
canadien sera tracé. La position correspondante des droits américain
et européen sur la même question sera aussi considérée.
1. Les enjeux reliés à l’exception de recherche en matière
de brevet
D’une part, le brevet d’invention octroie un monopole de plusieurs années à un inventeur, ou à toute personne bénéficiaire des
droits en découlant, pour lui permettre d’exploiter seul l’invention ou
de restreindre toute autre personne qui exploitera son invention.
D’autre part, quel que soit le système juridique étudié, il ressort que
l’un des objectifs de la loi régissant les brevets est de rendre public
l’enseignement qui se dégage des nouvelles technologies afin d’en
permettre le développement et de promouvoir l’avancement dans
leurs domaines techniques respectifs.
1. No. 03-1237, le 13 juin 2005.
483
484
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Pour des raisons pragmatiques, certaines exceptions ont été
créées par la loi ou fait l’objet d’une jurisprudence pour permettre le
perfectionnement d’une invention déjà brevetée ou pour évaluer ses
mérites. Dans le cadre de ces exceptions se retrouve l’exception de
recherche. Cette exception constitue donc une exception au monopole conféré par un brevet d’invention. D’ailleurs, elle est particulièrement importante à des fins d’usage commercial et scientifique de
l’invention brevetée.
Les principales différences entre les lois des divers pays créant
des exceptions pour l’utilisation expérimentale sont reliées aux
types d’activités qui tombent sous la portée de l’exception, telles que
l’expérimentation dans le but d’obtenir la mise en marché d’un médicament, la recherche visant la cueillette de nouvelles informations
sur ce médicament ou la découverte d’autres usages du produit breveté. Clairement, l’exception de recherche en matière de brevets
revêt une importance accrue dans le contexte du développement des
médicaments. Plus précisément, elle permet à un fabricant de médicaments génériques d’utiliser le produit breveté à des fins de recherche avant l’expiration du brevet. Essentiellement, l’exception de
recherche empêche que la responsabilité des fabricants de médicaments génériques soit engagée lors de poursuites en contrefaçon,
particulièrement quand ils utilisent un médicament breveté pour
des essais dans le but d’obtenir l’approbation réglementaire pour des
produits concurrents.
Bien que l’exception de recherche soit l’objet d’une attention
particulière dans le domaine du développement des médicaments,
l’application de cette exception ne devrait pas nécessairement s’y
limiter. Selon le cadre législatif propre à la propriété intellectuelle
dans chaque pays, il existe des nuances à considérer dans l’application de l’exception de recherche en matière de brevet. Étudions
d’abord l’application de l’exception de recherche en droit canadien.
2. L’exception de recherche en matière de brevets au
Canada
Au Canada, l’exception de recherche en matière de brevets est
communément connue comme l’exception « Bolar » ou « RocheBolar ». Son nom est tiré de la décision du tribunal américain dans
l’affaire Roche Products c. Bolar Pharmaceutical2. Cette dernière
établit clairement qu’une condition préalable nécessaire pour con2. 733 F.2d 858 (Fed. Cir. 1984).
Portrait législatif de l’exception de recherche...
485
clure qu’un produit ou un usage est expérimental est qu’il n’engendre aucun résultat pécuniaire. La décision Roche a, par ailleurs,
incité le Congrès des États-Unis à introduire le Hatch-Waxman Act
qui permettait, jadis, l’utilisation de matière brevetée aux fins d’activités raisonnablement reliées au développement et à la soumission
d’information en conformité avec la réglementation concernant l’utilisation ou la vente de médicaments.
En 1993, la Loi sur les brevets3 du Canada a été amendée pour
inclure une exception statutaire en matière de contrefaçon, semblable à celle prévue dans le Hatch-Waxman Act adopté aux ÉtatsUnis. L’article pertinent de la Loi sur les brevets se lit comme suit :
Exception
Exception
55.2 (1) Il n’y a pas contrefaçon
de brevet lorsque l’utilisation, la
fabrication, la construction ou la
vente d’une invention brevetée
se justifie dans la seule mesure
nécessaire à la préparation et à
la production du dossier d’information qu’oblige à fournir
une loi fédérale, provinciale ou
étrangère réglementant la fabrication, la construction, l’utilisation ou la vente d’un produit.
55.2 (1) It is not an infringement
of a patent for any person to
make, construct, use or sell the
patented invention solely for
uses reasonably related to the
development and submission of
information required under any
law of Canada, a province or a
country other than Canada that
regulates the manufacture, construction, use or sale of any
product.
Comme l’indique la Loi sur les brevets, le gouvernement canadien a choisi d’accorder une préséance à la protection des droits de
brevet en continuant de permettre aux fabricants de produits génériques d’accéder au système d’approbation réglementaire. La portée
de cette disposition est donc restreinte puisqu’elle se limite précisément à certaines actions, savoir « la préparation et [à] la production
du dossier d’information qu’oblige à fournir une loi ». La « loi » peut
être canadienne ou étrangère. Notons que la version anglaise de
cette partie du paragraphe 55.2(1) se lit comme suit :
solely for uses reasonably related to the development and submission of information required under any law
3. L.R.C. (1985), c. P-4.
486
Les Cahiers de propriété intellectuelle
et est calquée sur la disposition correspondante en droit américain4.
En outre, le paragraphe 55.2(1) prévoit que, si une exception
réglementaire existe, la Loi ne s’opposera pas à son utilisation
comme moyen de défense à une allégation de contrefaçon. Cette
disposition législative favorise plutôt une exception relative aux
travaux préalables à la fabrication réussie d’un produit qui sera commercialisé – d’où l’intérêt de la question de la portée de l’exception en
matière de recherche.
Une question se pose donc concernant la recherche effectuée
dans un cadre académique. Très souvent, il est impossible de catégoriser la recherche à ce niveau comme étant purement non commerciale, puisque des subventions provenant directement du secteur
privé alimentent ce milieu. Peut-on affirmer que l’exception de
recherche du paragraphe 55.2(1) s’applique à la recherche effectuée
aux niveaux institutionnel et universitaire ?
Le libellé du paragraphe 55.2(1), et en particulier l’expression
« dans la seule mesure nécessaire », ne confère pas carte blanche aux
chercheurs pour développer un nouveau médicament. La disposition
législative prévue au paragraphe 55.2(1) n’a donc pas pour objet la
possibilité d’éviter la contrefaçon dans le cadre de l’utilisation d’un
produit ou d’un procédé breveté à des fins d’usage personnel, à des
fins non commerciales, ni l’étude de l’objet de l’invention brevetée au
niveau de ses propriétés, de son amélioration, ou de la création d’un
nouveau produit ou d’un procédé. Par exemple, les activités poursuivies dans le cadre du développement d’un médicament au-delà des
mesures nécessaires pour obtenir l’approbation d’une autorité réglementaire ne sont pas discutées à l’article 55.2(1)5. De plus, il n’est
pas encore clair si les instruments de recherche6 ou les médicaments
4. 35 U.S.C. 271(e)(1).
5. L’application de l’article 55.2(1) ne fait pas directement l’objet d’une jurisprudence
exhaustive. En effet, il suffit de constater qu’en 1993, à la suite de l’abolition du
système de licences obligatoires en matière de médicaments brevetés, le Règlement
sur les médicaments brevetés (avis de conformité) a été adopté afin d’empêcher les
fabricants de produits génériques de commercialiser leurs médicaments avant
l’expiration de tous les brevets en cause en obtenant l’approbation réglementaire
au préalable. Ce nouveau régime réglementaire ne permet donc plus aux titulaires
d’un brevet d’entamer des poursuites en contrefaçon dans le but d’obtenir un
redressement interlocutoire ou des dommages-intérêts si aucune injonction n’est
accordée et qu’on découvre par la suite qu’il y avait contrefaçon. Effectivement,
l’intention du législateur était d’harmoniser le Règlement et le paragraphe 55.2(1)
afin de satisfaire l’économie du brevet en permettant aux titulaires de jouir de
leurs droits conférés par brevet tout en octroyant aux concurrents la possibilité de
Portrait législatif de l’exception de recherche...
487
qui peuvent être modifiés pour d’autres propriétés que celles brevetées sont inclus dans la portée de l’application du paragraphe
55.2(1).
Eu égard à l’application du paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les
brevets, il convient de noter qu’il n’existe pas d’exclusion relative à
l’acceptation d’une compensation monétaire ou de bénéfices pour
l’utilisation d’une invention brevetée à des fins de recherche. Toutefois faut-il reconnaître qu’une telle exception cesse de s’appliquer
lorsque la recherche n’est plus raisonnable ni nécessaire7. Le barème
permettant d’évaluer si la recherche est « raisonnable » ou « nécessaire » est déterminé par les tribunaux, au cas par cas.
Voilà les raisons pour lesquelles le paragraphe 55.2(1) doit se
lire de concert avec le paragraphe 55.2(6) de la Loi sur les brevets. Le
paragraphe 55.2(6) codifie l’exception pour l’usage d’une invention
brevetée à fins expérimentales ou pour un usage privé :
Interprétation
Interpretation
55.2(6) Le paragraphe (1) n’a
pas pour effet de porter atteinte
au régime légal des exceptions
au droit de propriété ou au privilège exclusif que confère un brevet en ce qui touche soit l’usage
privé et sur une échelle ou dans
un but non commercial, soit
l’utilisation, la fabrication, la
construction ou la vente d’une
invention brevetée dans un but
d’expérimentation.
55.2(6) For greater certainty,
subsection (1) does not affect
any exception to the exclusive
property or privilege granted by
a patent that exists at law in respect of acts done privately and
on a non-commercial scale or for
a non-commercial purpose or in
respect of any use, manufacture,
construction or sale of the patented invention solely for the purpose of experiments that relate to
the subject-matter of the patent.
mettre sur le marché des médicaments génériques aussitôt que le terme du brevet
était échu – d’où l’expression « exception relative aux travaux préalables ». Le
Règlement empêche ainsi la contrefaçon en protégeant les travaux de recherche et
de développement dans la mesure nécessaire, non seulement des entreprises qui
fabriquent des médicaments génériques, mais également des compagnies à la
découverte de produits innovateurs (voir Merck & Co. c. Canada (Attorney General)(1999), 176 F.T.R. 21, par. 53 ; Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd. [1998] 2 R.C.S.
12 , par. 9).
6. Les instruments de recherche peuvent être ceux qui facilitent la recherche générale afin d’identifier un médicament candidat ou d’évaluer la santé et la sécurité
d’un nouveau médicament.
7. Canadian Patent Scaffolding Co. c. Delzotto Entreprises Ltd. (1978), 42 CPR (2d) 7
(C.F.P.I.), à la p. 24 ; confirmé (1980), 47 CPR (2d) 77 (C.A.F.) ; Windsurfing
488
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Cet article traite effectivement d’une exception pour l’utilisation, la fabrication, la construction et la vente d’un produit breveté
dans un but d’expérimentation. Le libellé du paragraphe 55.2(6) tel
que rédigé en anglais est d’autant plus clair en ce qu’il indique « for
the purpose of experiments that relate to the subject-matter of the
patent ».
Cependant, cet article ne confère pas expressément une exception en matière de recherche dans les cas où un produit breveté est
utilisé, fabriqué, construit ou vendu dans le cadre d’expériences qui
dépassent la matière décrite dans le brevet. Une telle limitation peut
s’avérer restrictive dans le cadre de la recherche scientifique dont un
des objectifs primaires est de franchir le seuil des connaissances
acquises.
De plus, le paragraphe 55.2(6) ne crée pas l’existence d’une
défense à la contrefaçon, mais pose le principe que si une défense de
la sorte existe en common law, sa portée n’est pas limitée par le paragraphe 55.2(1). En effet, en common law, une exception de recherche
en matière de contrefaçon a été reconnue. Par contre, plusieurs des
décisions pertinentes ont été rendues avant l’entrée en vigueur du
paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les brevets. Certains principes qui
s’en sont dégagés méritent toutefois d’être reconnus puisqu’ils peuvent toujours s’appliquer dans l’interprétation de l’exception de
recherche en matière de contrefaçon.
La décision de la Cour suprême Micro Chemicals Limited c.
Smith Kline & French Inter-American Corporation8 était souvent
citée jadis comme décision clé en cette matière. L’enjeu dans la décision Micro Chemicals Limited consistait à déterminer s’il y avait eu
contrefaçon d’un médicament breveté pour la fabrication et la vente
de ce médicament en l’absence d’une licence obligatoire.
La compagnie Micro avait fabriqué le médicament breveté en
petite quantité afin de pouvoir alléguer, dans sa demande de licence
obligatoire, qu’elle avait fabriqué et qu’elle était capable de fabriquer
le produit par le procédé breveté tel qu’il était requis par le règlement9. Micro avait aussi continué de fabriquer le produit afin de
International c. Tabur Marine (GB) Ltd., [1985] R.P.C. 59 (C.A. d’Angleterre ;
1985-04-25).
8. (1971), 2 C.P.R. (2d) 193 (C.S.C.).
9. Sheldon BURSHTEIN, « Experimental Use Exception to Patent Infringement »,
(2006), 12-3 Intellectual Property 744, à la page 745.
Portrait législatif de l’exception de recherche...
489
déterminer les conditions de fabrication et établir qu’elle pouvait
fabriquer le médicament de façon économiquement viable.
La Cour a statué que l’usage expérimental sans licence au cours
d’expériences entreprises de bonne foi avec un produit breveté ne
constituait pas une contrefaçon de brevet. La fabrication du médicament n’était pas pour sa commercialisation ni sa vente. En parallèle,
l’utilisation d’un procédé breveté pour se préparer à utiliser l’invention sous l’empire d’une licence obligatoire ne constituait pas
contrefaçon.
Donc, il a été clairement établi dans cet arrêt qu’afin de déterminer si une activité est protégée par l’exception de recherche, le but
dans lequel l’expérimentation est effectuée est déterminant. De plus,
il a été confirmé que l’exception de recherche n’inclut pas le transfert de quantités commerciales à une tierce partie, la fabrication
du médicament par la tierce partie, la distribution d’échantillons
gratuits ni la sollicitation de commandes pour le médicament. En
d’autres mots, il existe une exception de common law aux fins d’expérimentation dans le contexte des recherches visant l’usage d’une
invention en vertu d’une licence obligatoire. Il est important de noter
que la disposition traitant de licences obligatoires a été abrogée dans
la Loi sur les brevets. Ainsi, la portée de la décision Micro Chemicals
Limited n’est pas nécessairement utile dans le cadre du droit canadien contemporain. La seule conclusion qui peut recevoir application
est qu’une personne qui utilise une invention brevetée sans licence,
mais au cours d’activités expérimentales exercées de bonne foi, n’est
pas un contrefacteur10.
La décision Wellcome Foundation Ltd. c. Apotex Inc.11 formule
une observation intéressante eu égard à l’exception de recherche,
plus particulièrement au niveau de l’utilisation expérimentale
d’un produit breveté. Dans cette cause, les défenderesses importaient au Canada un médicament, l’acyclovir, sur lequel la demanderesse détenait deux brevets canadiens. L’utilisation expérimentale
du médicament breveté par les défenderesses n’était pas comprise
dans la portée de l’exception de recherche telle que définie par la
décision Micro Chemicals Limited. Le juge en a fait l’analyse comme
suit :
10. Stephen J. FERANCE, « The Experimental Use Defence to Patent Infringement »,
(2003), 20-1 Canadian Intellectual Property Review 1, p. 36.
11. (1990), 32 C.P.R. (3d) 350 (F.C.T.D.).
490
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Is the Micro Chemicals case on all fours with the present case ?
It is distinguishable. Neither Apotex nor Novapharm is
attempting to produce acyclovir in its own laboratory where it
could control and would want to limit its findings to and for
itself. No. Both are importing already propounded acyclovir. 12
Par contre, le juge a bien indiqué que l’importation du médicament breveté à elle seule constituerait une contrefaçon de ce produit,
à moins que cette activité ne soit couverte par une exception prévue
dans la Loi sur les brevets, telle que celle qui prévoyait une licence
obligatoire permettant l’importation.
Dans Cochlear Corp. c. Cosem Neurostim Ltée13, une action en
contrefaçon a été portée à l’encontre de la défenderesse pour une prothèse auditive qui était encore à l’étape de recherche et développement et qui n’avait pas encore été vendue ni offerte en vente. Le juge
a opiné que le produit de la défenderesse ne serait pas en contrefaçon du brevet de la demanderesse à moins qu’il ne progresse de
l’étape expérimentale à la commercialisation. Le jugement déclaratoire d’une injonction quia timet en faveur de la demanderesse a prohibé la commercialisation du produit de la défenderesse, mais n’a
pas restreint le développement de la prothèse auditive par la défenderesse. En d’autres mots, la Cour a présumé que la période d’expérimentation légitime était terminée seulement dans les conditions
où la défenderesse avait obtenu le produit final et avait entrepris les
démarches pour sa commercialisation.
Dans Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets)14,
un commentaire a été émis sur l’exception de recherche. La décision de la Cour suprême rapporte les recommandations du Comité
consultatif canadien de la biotechnologie (CCCB) dans son rapport
intitulé Brevetage des formes de vies supérieures publié en juin 2002.
Les recommandations pertinentes se lisent ainsi :
[174] Afin de dissiper les préoccupations susmentionnées, le
CCCB recommande que la Loi sur les brevets soit modifiée de
manière à comporter une exception au titre de la recherche et
de l’expérimentation. Le CCCB reconnaît que notre Cour a établi une exception de common law aux fins d’expérimentation,
dans le contexte des recherches visant l’usage d’une invention
12. Ibid., à la page 356.
13. (1995), 64 C.P.R. (3d) 10 (F.C.T.D.).
14. [2002] 4 R.C.S. 45, [2002] CSC 76.
Portrait législatif de l’exception de recherche...
491
en vertu d’une licence obligatoire : voir Micro Chemicals Ltd. c.
Smith Kline & French Inter-American Corp., [1972] R.C.S. 506.
Il n’en demeure pas moins que la portée et la nature de cette
exception sont incertaines, surtout depuis que le Canada a
abrogé les dispositions relatives aux licences obligatoires. Le
CCCB réitère qu’il appartient au législateur et non aux tribunaux d’établir cette exception (à la p. 17) :
Premièrement, l’aspect « valeurs » des enjeux appelle une
démarche du Parlement plutôt que des tribunaux. Deuxièmement, les commentaires qui émanent de la communauté des chercheurs suggèrent que ceux-ci estiment
que l’exception actuelle à des fins de recherche manque
de clarté. Troisièmement, des études ont démontré que
l’absence d’une exception claire à des fins de recherches a
ralenti d’importantes percées en santé. Quatrièmement,
les États membres de l’Union européenne ont incorporé à
leur droit des brevets des exceptions à des fins d’expérimentation sans qu’il y ait de retombées négatives. [...] Cinquièmement, les gouvernements provinciaux ont
demandé à ce que l’on clarifie l’exception au titre de
l’expérimentation au Canada.
En outre, le CCCB envisage la possibilité d’inclure une exception de recherche dans la Loi sur les brevets dans son rapport de
l’année 2006 intitulé Le matériel génétique humain, la propriété
intellectuelle et le secteur de la santé. Le Conseil est d’avis que la
jurisprudence est la source primaire pour déterminer la portée législative de l’exception de recherche et de l’étendue des activités expérimentales autorisées. Le CCCB est également d’avis que la Loi sur les
brevets devrait être modifiée afin d’inclure une exception explicite
dans les cas des poursuites en contrefaçon relativement aux travaux
de recherche sur une invention brevetée, ainsi que pour certains travaux de recherche se servant d’une invention brevetée. Le CCCB
propose d’ailleurs une recommandation à cet effet15.
15. Nous recommandons :
a. qu’une exemption en cas de poursuite pour contrefaçon soit prévue dans la Loi
sur les brevets à l’égard de la recherche menée sur la matière d’une invention ;
b. que la recherche soit définie dans le libellé de l’exemption comme s’entendant
des actes posés à des fins expérimentales, y compris les actes posés afin :
i. d’examiner les attributs, les propriétés ou les caractéristiques inhérentes
à l’invention, y compris la façon dont elle fonctionne ;
ii. de déterminer la portée de l’invention ;
iii. de déterminer la validité des revendications ;
iv. de tenter d’améliorer l’invention ou de découvrir de nouvelles méthodes de
produire ou d’utiliser l’invention brevetée ;
492
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En dernière analyse, l’exception de recherche en matière de
brevet permet certaines activités qui seraient autrement considérées comme une contrefaçon de brevet, pourvu que ces activités
soient seulement des usages reliés au développement et à la soumission d’information, conformément à la loi fédérale, provinciale ou
étrangère, qui réglemente la fabrication, l’utilisation, ou la vente
d’un produit. Donc, au Canada, l’utilisation d’un produit breveté ou
un procédé pour obtenir de l’information destinée à l’approbation
réglementaire, l’utilisation, la fabrication, ou la vente d’un produit
breveté uniquement dans un but d’expérimentation avant la finalisation d’un produit qui sera commercialisé pour être fabriqué,
promu, ou vendu, ne constitueraient pas une contrefaçon16.
Aussi, l’utilisation d’un produit breveté pour des expériences
faites de bonne foi serait protégée par l’exception de recherche. Afin
de déterminer si une expérience est faite de bonne foi, la complexité,
la prévisibilité, et le degré de tenue au secret des expériences seront
des facteurs déterminants17. Par ailleurs, si une expérience aboutit à
un produit et que ce produit est vendu ou commercialisé, l’exception
ne s’appliquerait pas. Elle ne s’appliquera pas non plus pour protéger une personne qui fait un stockage de réserve durant ses expériences afin de mettre en marché le produit au moment où le brevet
expire18. Par contre, l’exception permettrait, par exemple, aux fabricants de médicaments d’effectuer les expériences nécessaires pour
obtenir l’approbation d’une autorité réglementaire sans encourir de
responsabilité en contrefaçon de brevet.
Ainsi, une distinction est établie entre une expérience qui a un
but commercial éventuel, protégée par l’exception de recherche,
et une utilisation commerciale qui produit un bénéfice commercial, laquelle n’est pas protégée par cette exception19. Cependant, il
est important de noter la carence du législateur et le manque de
jurisprudence à l’effet d’une application uniforme de l’exception de
16.
17.
18.
19.
v. de créer de nouveaux produits ou procédés ne constituant pas une contrefaçon, y compris des solutions de rechange et des substituts ;
c. que l’exemption ne soit pas accordée lorsqu’une personne tente de tirer un profit de l’exploitation commerciale des améliorations ou des découvertes résultant des actes visés au sous-alinéa b) iv.
S. BURSHTEIN, « Experimental Use Exception to Patent Infringement », (2006),
12-3 Intellectual Property 744, à la page 746.
S. J. FERANCE, « The Experimental Use Defence to Patent Infringement », (2003),
20-1 Canadian Intellectual Property Review 1, à la page 36.
Ibid.
Ibid.
Portrait législatif de l’exception de recherche...
493
recherche dans les domaines autres que celui de la pharmaceutique,
incluant celui des instruments de recherche. Il faut également noter
qu’au Canada, l’absence de disposition législative portant sur une
extension de la durée d’un brevet, sous la forme d’un certificat de
protection supplémentaire par exemple20, ne compense pas les chercheurs dans le domaine pharmaceutique pour le temps qui s’écoule
pendant le processus d’approbation réglementaire pour la mise en
marché d’un nouveau médicament tandis que de telles dispositions
sont prévues aux États-Unis et en Europe.
La portée de l’exception de recherche est-elle la même aux
États-Unis ? Dans les paragraphes qui suivent, l’exception de
recherche telle qu’elle s’applique en droit américain sera examinée,
l’impact de la décision de la Cour suprême dans l’affaire Merck KGaA
c. Integra Lifesciences sur le droit américain sera abordée, et une
comparaison avec la portée de l’exception de recherche telle qu’établie en droit canadien sera effectuée.
3. L’exception de recherche en matière de brevets aux
États-Unis
Il est important de reconnaître qu’aux États-Unis il existe deux
exceptions au monopole conféré par un brevet d’invention qui sont
semblables et applicables en matière de recherche. En effet, l’exception de recherche ou « research exemption » n’a pas la même portée
que l’exception du « safe harbour » (exception de refuge) ou « experimental use exemption » en matière de recherche.
Dans la décision Madey c. Duke University21, la Cour fédérale
de circuit a statué que l’exception de recherche (« research exemption ») s’appliquait « solely for amusement, to satisfy idle curiosity, or
for strictly philosophical inquiry ». Une telle exception ne s’appliquerait donc pas dans le cadre de l’utilisation expérimentale d’une
invention brevetée à des fins commerciales. L’utilisation doit donc
être purement expérimentale et faite dans un but non-lucratif. La
portée de l’exception de recherche en tant que « research exemption »
n’est pas du tout la même que celle prévue par l’exception du « safe
harbour ».
20. Ce certificat est aussi appelé un « supplementary protection certificate ».
21. 307 F.3d 1351 (Fed. Cir. 2002). La Cour suprême a rejeté l’appel de cette décision.
494
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En effet, l’exception du « safe harbour », « the experimental
use » ou « the Hatch-Waxman exemption » est l’exception statutaire
régie par l’article 271(e)(1) de la loi américaine qui avait été adopté
afin de créer une plage pour éviter une action en contrefaçon, visant
en particulier les essais nécessaires effectués pour rencontrer les exigences de la FDA, avant l’expiration d’un brevet sur un médicament.
Il se lit comme suit :
35 USC 271(e)(1) It shall not be an act of infringement to make,
use, offer to sell, or sell within the United States or import into
the United States a patented invention (other than a new animal drug or veterinary biological product (as those terms are
used in the Federal Food, Drug, and Cosmetic Act and the
Act of March 4, 1913) which is primarily manufactured using
recombinant DNA, recombinant RNA, hybridoma technology,
or other processes involving site specific genetic manipulation
techniques) solely for uses reasonably related to the development and submission of information under a Federal law which
regulates the manufacture, use, or sale of drugs or veterinary
biological products.
D’après le libellé de cet article, il est clair que l’exception du
« safe harbour » aux États-Unis se limite aux médicaments ou aux
« drugs or veterinary biological products ». Au contraire, au Canada,
le paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les brevets n’est pas restreint aux
médicaments. De plus, la portée de l’exception statutaire en droit
canadien est disponible pour la préparation d’un dossier « qu’oblige à
fournir une loi fédérale, provinciale ou étrangère », et comprend donc
la préparation pour la soumission d’un médicament à une autorité
étrangère telle que la FDA22.
La décision de la Cour suprême des États-Unis dans Merk
KGaA c. Integra Lifesciences23 (ci-après Integra) élargit davantage
l’exception du « safe harbour » de l’article 35 USC 271(e)(1). Dans
cette affaire, Merck KGαA subventionnait un projet de recherche sur
l’angiogenèse au Scripps Research Institute, un projet de recherche
qui, selon Integra Lifesciences, portait atteinte à ses droits de brevet.
En effet, cette dernière avait breveté les séquences utiles dans un
médicament pour lequel Merck recherchait l’approbation de la FDA.
Integra Lifesciences a perdu sa cause.
22. S. BURSHTEIN, « Experimental Use Exception to Patent Infringement », (2006)
Intellectual Property, Vol. XII (3) 744, à la page 745.
23. 125 S.Ct. 2372, 2377 (13 juin 2005).
Portrait législatif de l’exception de recherche...
495
La Cour a statué que l’exception du « safe harbour » offrait une
protection à l’égard des recherches précliniques, incluant les recherches sur les mécanismes d’action, la pharmacocinétique et la pharmacologie d’un produit, ainsi que sur les produits et les études qui ne
feraient pas nécessairement partie d’une soumission pour approbation éventuelle à la FDA24.
Ce jugement engendre donc des répercussions sur les fabricants de médicaments : si un fabricant de médicaments a un doute
raisonnable soit qu’un médicament pourrait fonctionner, soit que
son utilisation dans le cadre de recherches générerait le type d’informations pertinentes à une soumission à la FDA tel qu’un nouveau
médicament de recherche (« Investigational New Drug ») ou une présentation d’un nouveau médicament (« New Drug Application »), cet
usage sera protégé. Le bénéfice pour les instruments de recherche de
la protection conférée par l’exception du « safe harbour » est un sujet
que la Cour suprême a évité d’aborder. On constate la même carence
législative à ce sujet en droit canadien.
Subséquemment à la décision de la Cour suprême dans l’affaire
Integra, le Conseil national de recherche (ou « National Research
Council ») des États-Unis a publié un rapport en novembre 2005
dans lequel un comité indiquait qu’il devrait exister une exception
législative visant les poursuites pour contrefaçon d’une invention
brevetée en cas d’usage expérimental. Spécifiquement, le conseil a
recommandé ce qui suit :
[TRADUCTION] « Le Congrès devrait envisager d’exempter la
recherche « portant sur » une invention de toute poursuite en
responsabilité en matière de brevet. L’exception devrait préciser que la production ou l’utilisation d’une invention brevetée
ne devrait pas équivaloir à une infraction si elle est faite dans le
but de constater ou de vérifier :
1. la validité du brevet et la portée de la protection accordée ;
2. les attributs, les propriétés, les caractéristiques ou les
avantages inhérents à l’invention ;
24. Avant la décision Integra, l’exception du « safe harbour » ne s’appliquait qu’aux
essais cliniques entrepris pour obtenir l’approbation de la FDA pour la mise en marché d’un médicament générique.
496
Les Cahiers de propriété intellectuelle
3. de nouvelles méthodes de produire ou d’utiliser l’invention brevetée ;
4. de nouvelles solutions, améliorations ou de nouveaux
substituts ».
Le comité du Conseil national de recherche des États-Unis a
affirmé que l’exception citée ci-dessus [TRADUCTION] « ne s’étendrait pas à la recherche « à l’aide » d’une invention brevetée. Par
conséquent, l’utilisation non autorisée d’outils de recherche ne serait
pas exemptée [sauf que] la production ou l’utilisation de l’invention
dans des activités connexes en vue de la commercialisation d’une
solution de rechange ne constituant pas une contrefaçon ne devrait
pas être considérée comme une contrefaçon. Toute exception devrait
être strictement limitée aux fins énumérées et ne devrait pas être
illimitée ».
En conclusion, il appert que l’exception du « safe harbour » aux
États-Unis, tout en considérant la portée que lui a attribuée la Cour
suprême dans l’affaire Integra, est tout de même plus restreinte que
l’exception de recherche au Canada. Toutefois, il y a des similitudes :
au Canada comme aux États-Unis, si les produits d’une expérience
sont vendus, l’exception de recherche ne s’appliquera pas.
Il ne reste plus qu’à comparer la situation législative du
Canada et des États-Unis avec celle de l’Europe.
4. L’exception de recherche en matière de brevets en
Europe
Les essais cliniques et le travail expérimental sur un produit
breveté avant l’expiration de la durée du brevet sur le produit
n’étaient pas permis, jadis, dans l’Union européenne. Pendant
longtemps, il n’y a pas eu d’application claire et constante des dispositions législatives portant sur l’utilisation expérimentale d’un produit breveté. Les différents États membres de l’Union européenne
traitaient la question de diverses manières sur le front national. Par
contre, avec l’avènement de la Directive 2004/27/CE25, cette perspective a récemment été modifiée.
25. Voir la Directive 2004/27/CE.
Portrait législatif de l’exception de recherche...
497
L’article 10.6 est l’article pertinent en matière de recherche de
la Directive 2004/27/CE et se lit comme suit :
10. 6 La réalisation des études et des essais nécessaires en vue
de l’application des paragraphes 1, 2, 3 et 4 et les exigences
pratiques qui en résultent ne sont pas considérées comme
contraires aux droits relatifs aux brevets et aux certificats complémentaires de protection pour les médicaments.
Il est accepté que le but visé par l’article 10.6 de la Directive
2004/27/CE est de permettre une exception à la contrefaçon par
rapport à l’expérimentation, aux essais précliniques et aux essais
cliniques effectués dans la perspective d’obtenir une approbation
réglementaire pour un médicament générique. Par conséquent, et
pratiquement, il est nécessaire que le produit, soit l’ingrédient actif
et la formulation d’un composé, soit fabriqué afin de réaliser ces
tests. L’exception de recherche semblerait également s’appliquer à
l’activité elle-même et non à l’entité qui effectue l’essai26.
Les États membres de l’Union européenne étaient appelés à
mettre en vigueur les dispositions législatives, réglementaires et
administratives nécessaires pour se conformer à la Directive 2004/
27/CE au plus tard le 30 octobre 2005. Par conséquent, en date
du 1er mai 2006, il devrait y avoir une harmonisation au niveau communautaire par rapport à l’utilisation expérimentale. Après l’adoption de la Directive en droit national, les fabricants de médicaments
génériques pourront compter sur une législation communautaire
cohésive. Par contre, il faut savoir que, malgré la transposition d’une
directive en droit national, l’interprétation de la Directive est limitée
à l’interprétation nationale. L’application de la Directive ne sera
donc pas nécessairement uniforme. Par conséquent, la portée réelle
de la Directive 2004/27/CE demeure indéterminée.
En résumé, il y a présentement une incertitude quant à l’étendue du travail qui peut être effectué par rapport aux essais précliniques dans l’Union européenne. La jurisprudence antérieure à
l’adoption de la Directive peut donc encore servir de fondement juridique pour l’interprétation de l’utilisation expérimentale.
26. Voir Stephen REESE, Initial amendment to the Medicinal Products for Human Use
Directive... but still no Bolar exemption [2005-01-26] Olswang Newsletter ; aussi disponible à l’adresse URL <http://www.olswang.com/news.asp?page=newssing&sid=
112&aid=834> (site consulté le 2006-07-20) et d’où est tirée l’information contenue
au présent paragraphe.
498
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Depuis l’avènement de la Directive 2004/27/CE, l’Europe permet une exception de recherche dans la perspective de satisfaire aux
mesures réglementaires. Les essais réglementaires sont inclus dans
l’exception aux fins de l’utilisation expérimentale dans cette nouvelle Directive. Par contre, aucune jurisprudence n’a encore posé de
principe à suivre dans l’application de cette dernière.
À titre supplétif, il est intéressant de noter que, dans un article
où les approches américaine et européenne sont comparées, les
auteurs Siebrasse et Culver se demandent si un moyen de défense
à l’européenne, fondé sur l’expérimentation, aura une incidence
importante en favorisant la recherche dans l’industrie et l’amélioration des inventions brevetées27. Ils énumèrent également les
circonstances dans lesquelles l’approche européenne peut avoir une
incidence sur l’équilibre entre les pouvoirs des petites et des grandes
entreprises dans la négociation d’accords d’octroi de licences. Ces
questions devraient continuer à faire l’objet d’études empiriques.
Toutefois, les auteurs souscrivent au point de vue que l’approche
européenne est préférable à la situation aux États-Unis, où « selon la
jurisprudence, les actes expérimentaux ne sont permis que s’ils ne
sont pas posés en vue de faire profiter l’intérêt commercial légitime
du contrefacteur ».
CONCLUSION
En dernière analyse, il est clair que l’exception de recherche
en matière de brevets fait l’objet d’une disposition législative au
Canada, aux États-Unis et en Europe. Toutefois, l’application de
cette exception au Canada et en Europe n’a pas encore été traitée à
fond par les tribunaux. Aux États-Unis, la décision Integra a permis
d’élargir la portée de l’exception en incluant les recherches précliniques.
Les expériences conçues afin de déterminer si un produit breveté peut être fabriqué de façon économique seront probablement
protégées au Canada et en Europe tandis qu’aux États-Unis, ce
type d’activité constituerait probablement une contrefaçon. Dans
la même veine, serait une expérience légitime celle effectuée afin
d’apporter des réponses à des inconnues ou de nouvelles connaissances dans le domaine. Par contre, si l’expérience est plutôt axée sur
27. N. SIEBRASSE et K. CULVER, « The experimental use defense to patent infringement : a comparative assessment », (2006) 56 (4) University of Toronto Law Journal
333-369.
Portrait législatif de l’exception de recherche...
499
l’accumulation de résultats afin de prouver des éléments qui sont
déjà connus, alors une telle expérience ne sera probablement pas
protégée par l’exception de recherche ni au Canada, ni en Europe28.
Un domaine où l’interprétation accordée à l’exception de recherche
pourrait devenir un enjeu important est celui de la pharmaceutique,
particulièrement au niveau du développement des antibiotiques, en
raison du haut taux de mutation des pathogènes communs et du
besoin urgent de recherche dans ce domaine.
L’application de l’exception du « safe harbour » en ce qui a trait
aux instruments de recherche demeure un sujet de discussion. Certains types de recherches dans le domaine de la santé sont cependant
menées « à l’aide » d’inventions brevetées, comme les essais cliniques
à l’aide de tests diagnostiques qui, selon certains, devraient être
exemptés de poursuites en contrefaçon. Même si la décision Integra
ne s’est pas prononcée sur cette question, les tribunaux américains
avaient déjà tenté de répondre à cette dernière29 et en sont venus à
la conclusion que l’utilisation expérimentale d’un instrument de
recherche peut facilement se traduire en contrefaçon, même si cette
utilisation expérimentale n’a pas d’implications commerciales mais
sert aux autres activités commerciales légitimes de l’utilisateur30.
Reste à voir si cette interprétation s’appliquera aussi au Canada, là
ou l’exception en matière de recherche a une portée plus étendue.
28. S. J. FERANCE, « The Experimental Use Defence to Patent Infringement », (2003),
20-1 Canadian Intellectual Property Review 1, à la page 30.
29. Madey c. Duke University, 64 U.S.P.Q. 2d 1737 (Fed. Cir. 2002).
30. S. J. FERANCE, « The Experimental Use Defence to Patent Infringement », (2003)
20 (1) Canadian Intellectual Property Review 1, à la page 33.
Vol. 18, no 3
Sécurité alimentaire et
propriété intellectuelle
Muriel Lightbourne*
1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 503
2. De la création d’hybrides à la révolution verte . . . . . . . 504
3. Appréciation de la révolution verte . . . . . . . . . . . . . 505
4. L’érosion génétique : mythe ou réalité ? . . . . . . . . . . . 509
5. Le concept revisité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 513
6. Le réseau du GCRAI et le Traité FAO . . . . . . . . . . . . 515
7. Une privatisation croissante de la recherche
agronomique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 522
8. Biotechnologies, droits de propriété industrielle
et diversité biologique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 525
9. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 528
© Muriel Lightbourne, 2005.
* Juriste, candidate au doctorat au Queen Mary Intellectual Property de la London
University.
501
1. Introduction
Les nouvelles variétés de riz adaptées à l’Afrique, les NERICA
(« New Rice for Africa ») développées par le Centre du riz pour
l’Afrique (ou Association de développement du riz en Afrique de
l’Ouest, ADRAO, ou encore WARDA en anglais), suscitent de grands
espoirs en matière de sécurité alimentaire, au point d’être qualifiées
d’instruments d’une nouvelle révolution verte en Afrique.
Le sigle « NERICA » désigne sept variétés distinctes, présentant des caractéristiques différentes de manière à satisfaire des
goûts différents et adaptées essentiellement à des systèmes de culture en altitude (i.e., climats secs). Néanmoins, des essais visant à
créer des variétés adaptées aux climats humides sont en cours.
L’ADRAO (WARDA), située à Bouaké (Côte d’Ivoire), n’a pu mener à
terme certains essais de terrain ou communiquer l’ensemble des
résultats de ces essais.
Par ailleurs, les essais en champ conduits avec l’une des variétés, NERICA 4, ont révélé des problèmes de stabilité. Aussi,
selon des membres d’organisations non gouvernementales impliquées dans le développement de ces variétés, deux critiques peuvent
être adressées aux NERICA : d’une part, les données disponibles ne
permettent pas de garantir le succès d’un usage généralisé des
NERICA ; d’autre part, le riz ne représente que 20 % du régime alimentaire en Afrique, dont le principal aliment de base est le maïs
(avec des différences régionales, le riz étant prépondérant en Afrique
de l’Ouest). Cependant, si l’on prend l’exemple de la Guinée, les
NERICA ont permis à ce pays d’économiser 13 millions de dollars US
en terme d’importations de riz1.
Dans la mesure où l’expression « nouvelle révolution verte » est
souvent employée à propos des NERICA, il convient de retracer
l’histoire de la révolution verte avant de tenter d’en apprécier ses
1. CGIAR, septembre 2004, disponible à l’adresse suivante : <http://www.cgiar.org/
languages/lang-french.html>.
503
504
Les Cahiers de propriété intellectuelle
effets à long terme ainsi que le recours de plus en plus large fait aux
biotechnologies dans le domaine agricole.
2. De la création d’hybrides à la révolution verte
Après avoir constaté la vigueur propre aux hybrides, Henry A.
Wallace, un généticien américain, créa une compagnie en 1926,
devenue par la suite Pioneer Hi-Bred International, pour développer
et vendre des grains de maïs hybride.
Selon le Dr William Brown, un généticien de Pioneer Hi-Bred,
appelé à devenir président de la société :
l’introduction de maïs hybride américain en Europe après la
seconde guerre mondiale a sauvé un nombre incalculable de
vies et transformé l’agriculture de cette région du monde en un
temps record. Les méthodes de développement d’hybrides se
sont rapidement propagées des Etats-Unis au reste du monde
et les matériels génétiques américains, lorsqu’ils étaient adaptés, ont grandement favorisé le rapide développement d’hybrides commercialisables. Cette révolution est à mettre au
crédit de plusieurs personnes, parmi lesquelles H.A. Wallace
occupe une place de tout premier ordre.2
Henri Wallace est également considéré comme étant à l’origine
de la fameuse « révolution verte ». De retour d’un voyage au Mexique,
Henri Wallace, alors vice-président aux côtés de F.D. Roosevelt,
contacta la Fondation Rockefeller pour signaler à l’attention de
celle-ci la situation des agriculteurs mexicains. La Fondation Rockefeller a alors financé un programme lancé en 1943 en collaboration
avec le ministère de l’agriculture mexicain, dont le but était d’aider
les agriculteurs mexicains à accroître leur production de blé. Ainsi
que l’explique le Dr Norman Borlaug, l’un des pères fondateurs de la
révolution verte :
nous avons passé près de vingt ans à développer une variété de
blé nain à haut rendement, résistant à un ensemble d’insectes
et de pathogènes et produisant deux à trois fois plus de grains
que les variétés traditionnelles. Finalement, dans les années
soixante, nous avons été en mesure d’étendre ce programme et
2. Traduction libre d’une citation dans John Hyde’s Remarks, disponible dans la
bibliothèque virtuelle consacrée à Hoover, à l’adresse suivante : <http://hoover.
archives.gov/programs/4Iowans/Hyde-Culver.html>, visitée le 4 août 2004.
Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle
505
d’enseigner aux agriculteurs pakistanais et indiens comment
cultiver cette nouvelle variété de blé. Les résultats ont été fabuleux [...]3
En effet, la production totale de grain en volume par hectare
(blé et riz confondus) sur un territoire donné en Inde est passée en
quelques années de 2,5 tonnes à 12 tonnes.
Un autre père fondateur de la révolution verte, Monkombu
Sambasiwvan Swaminathan, introduisit en Inde les graines développées par Norman Borlaug. Après les avoir croisées avec des variétés japonaises (en particulier Norin 10, une variété particulièrement
naine de blé) et indiennes, le Dr Swaminathan obtint en 1966 une
variété de blé dont le rendement était très supérieur à celui des
variétés locales et à la tige plus résistante. Par la suite, l’IRRI (International Rice Research Institute), créé aux Philippines et financé
conjointement par la Fondation Ford et la Fondation Rockefeller en
collaboration avec le gouvernement philippin et dirigé pendant quelque temps par M.S. Swaminathan, en a fait autant pour du riz, en
obtenant la variété naine IR-8.
Ainsi que se le remémore Norman Borlaug, « en 1968, lorsque le
directeur de l’U.S. agency for International Development (USAID)
rendait compte dans son rapport annuel d’une grande amélioration
de la situation au Pakistan et en Inde, il concluait « Cela ressemble à
une Révolution Verte ». C’est ainsi que l’expression « Révolution
Verte » est née, [...] et celle-ci vise avant tout à réduire la faim dans le
monde »4.
3. Appréciation de la révolution verte
En dépit de ses visées humanitaires, la révolution verte a reçu
de nombreuses critiques, eu égard au recours aux importantes quantités d’eau, de pesticides et d’engrais chimiques qu’elle nécessite.
Ainsi que Norman Borlaug le reconnaît, « si les variétés naines à
hauts rendements de blé et de riz ont été les catalyseurs qui ont
3. Traduction libre du texte Biotechnology and the Green Revolution – Interview
with Norman Borlaug, ActionBioscience, Novembre 2002, accessible à l’adresse
suivante : <http://www.actionbioscience.org/biotech/borlaug.html>, visitée le 22
juillet 2004.
4. Traduction libre du texte Biotechnology and the Green Revolution – Interview
with Norman Borlaug, ActionBioscience, Novembre 2002, accessible à l’adresse
suivante : <http://www.actionbioscience.org/biotech/borlaug.html>, visitée le 22
juillet 2004.
506
Les Cahiers de propriété intellectuelle
déclenché la Révolution Verte, les engrais chimiques ont été le combustible qui a permis qu’elle poursuive sa lancée »5. En effet, la
consommation de pesticides en Inde a été pratiquement multipliée
par 50 entre 1958 et 1975, et se chiffrait aux environs de 330 g/ha en
1973-74 (par comparaison, les chiffres étaient respectivement de
1483 g/ha et de 1870 g/ha aux États-Unis et en Europe pour la même
année)6.
Aussi des environnementalistes ont-ils évoqué les risques
d’érosion des sols et d’érosion génétique (i.e., la perte de ressources phytogénétiques), soit parce qu’elles ne sont plus cultivées,
soit parce qu’elles sont éliminées par des pathogènes spécifiques.
Borlaug répond à l’une de ces critiques, en estimant que :
contrairement à une opinion tout à la fois répandue et fausse, la
variété naine de blé initialement importée de Mexico incorporait un spectre de résistances aux maladies plus large que celui
des types locaux indiens qu’elle a remplacés. Cependant, les
nouvelles variétés indiennes présentent des qualités encore
plus grandes en termes de résistance et sont d’un type différent
par rapport aux variétés initialement introduites [...] Un flux
constant de nouvelles variétés à hauts rendements et résistantes aux maladies peut découler d’un tel programme, de manière
à tenir en échec toute évolution importante des pathogènes. 7
Néanmoins, plusieurs problèmes ont été identifiés : en particulier, les engrais utilisés pour favoriser la croissance des nouvelles
variétés sont très riches en nitrogène, dont les excédents demeurent
dans les sols et en réduisent la fertilité. Les pesticides, pour leur
part, sont nocifs pour la santé des personnes qui les manipulent et
bousculent l’équilibre naturel entre insectes butineurs, prédateurs
et nuisibles, lesquels tendent à devenir de plus en plus résistants. La
situation des insectes butineurs est préoccupante dans la mesure où
près d’un tiers de notre régime alimentaire repose sur des plantes
butinées, s’agissant en particulier des fruits et légumes8.
5. The Green Revolution, Peace and Humanity – Discours pour la remise du prix
Nobel, p. 7, accesible à l’adresse suivante : <http://nobelprize.org/peace/laureates/1970/borlaug-lecture.html>, visitée le 20/06/2005.
6. Selon Avciela 1991, cité par Edwin D. Ongley dans FAO Irrigation and drainage
paper no 55, 1996.
7. Discours de remise du prix Nobel, à la page 9.
8. Voir S.E. MCGREGOR, Insect Pollination of Cultivated Crop Plants – USDA,
1976, chapitre 1, à la page 1, disponible à l’adresse suivante : <http://gears. Tucson.ars.ag.gov/book/econ.html>, visitée le 17 août 2004.
Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle
507
Les écoulements de pesticides et d’engrais des fermes vers les
lacs et rivières constituent une autre source de pollution, tandis que
des réserves d’eau douce et les nappes phréatiques se raréfient. Les
pesticides peuvent être transportés avec les poussières sur des distances impressionnantes : l’Organisation des Nations Unies pour
l’agriculture et l’alimentation (FAO) fournit l’exemple de pesticides
tropicaux retrouvés dans des mammifères de l’océan Arctique9. En
outre, les variétés modernes requièrent d’importants systèmes d’irrigation. Ces systèmes peuvent constituer le terreau d’agents infectieux, tels que les moustiques porteurs de la malaria ou de la dengue.
La Chine comme l’Inde mettent actuellement en œuvre des
programmes visant à réduire les quantités d’eau utilisées pour
l’agriculture. Le gouvernement chinois encourage les agriculteurs à
abandonner la culture de céréales pour s’intéresser davantage à des
cultures commerciales telles celles des fruits et légumes. Certes, la
culture de ces dernières nécessite plus d’eau que les céréales, mais
également moins de superficie, ce qui permettrait de faire des économies d’eau. Selon Juergen Voegele, un agronome de la Banque Mondiale à Beijing, cité par la Far Eastern Economic Review10, « si la
Chine importait 10 millions de tonnes de céréales, cela diminuerait
environ de moitié les problèmes de pénurie d’eau dans le Nord de la
Chine ». De même, les importations de soja ont fortement crû en
Chine pendant la décennie allant de 1994 à 2004, et devraient
atteindre environ 30 millions de tonnes par an d’ici à 2010. Au Penjab, le gouvernement s’efforce d’inciter les agriculteurs à remplacer
les cultures de blé et de riz par celle d’oléagineux sur un million
d’hectares, afin d’économiser 14,7 milliards de m3 d’eau par an11.
En dehors de la question de l’érosion génétique, qui sera évoquée un peu plus loin, certaines des critiques adressées à la révolution verte portent sur les niveaux d’endettement et de chômage
observables parmi les agriculteurs, dus à la mécanisation de l’agriculture. En Inde, un projet de loi visant à sortir les agriculteurs de
l’endettement a été transmis à la chambre haute du Parlement
(Rajya Sabha) le 19 juillet 2002. Dans l’exposé des motifs, il est
précisé que « la plupart des agriculteurs doivent contracter des
emprunts auprès de banques et d’autres institutions financières afin
9.
Edwin D. ONGLEY, Control of water pollution from agriculture – FAO Irrigation
and drainage paper no 55, 1996, à la page 11.
10. Daté du 22 juillet 2004, à la page 55.
11. The Hindu, cité par Courrier International en date du 29 juillet 2004, à la
page 50.
508
Les Cahiers de propriété intellectuelle
d’acheter graines, engrais [...], tracteurs [...], cheptels, mais en dépit
de leurs efforts, ils se trouvent dans l’impossibilité de rembourser les
prêts à l’échéance [...]. Le Gouvernement devrait montrer l’exemple
en la matière en annulant en particulier la dette des agriculteurs qui
ont remboursé le principal. De même, lors de catastrophes naturelles, le remboursement devrait être soit arrêté, soit échelonné de
manière à éviter de placer les agriculteurs dans une impasse financière »12.
Une autre critique souvent faite à la révolution verte tient au
fait qu’elle concerne essentiellement 3 à 4 céréales et laisse de côté
de nombreuses autres, pourtant très importantes dans certaines
régions. Initialement, aucun germoplasme spécialement performant
n’était disponible pour de nombreuses plantes vivrières cultivées
dans les zones agricoles difficiles, telles que sorgho, millet, orge,
manioc et oléagineux. Cependant, depuis les années quatre-vingt,
des variétés modernes sont développées pour ces différentes cultures, avec des rendements supérieurs. Globalement, pour l’ensemble
des pays en développement, les rendements ont crû de 208 % entre
1960 et 2000 s’agissant du blé, de 109 % pour le riz, 157 % pour le
maïs, 78 % pour la pomme de terre et de 36 % pour le manioc13. Ceci a
conduit, selon la FAO (2004), à une chute des prix réels des denrées
alimentaires de base.
L’amélioration des rendements a radicalement transformé la
vie des agriculteurs des pays en développement. Cependant, il ne
s’agit pas d’une panacée universelle aux problèmes de développement (tels que les besoins en matière d’éducation...) et cette amélioration s’accompagne par ailleurs de problèmes de santé publique
ou liés à l’environnement. Ainsi que nous le verrons par la suite,
certains de ces problèmes peuvent être réduits par le recours aux
biotechnologies.
12. Traduction libre du texte disponible à l’adresse suivante : <http://rajyasabha.
nic.in/bills-ls-rs/2002/XLIII_2002.pdf>, visité le 16 août 2004. Il est intéressant
de noter que ce projet de loi est supposé avoir, après son adoption et entrée en
vigueur, un effet rétroactif à compter du 15 août 1947. En pratique, cela ne fait
pas beaucoup de sens pour les agriculteurs qui ont depuis lors fini de rembourser
leurs emprunts ou qui, dans l’impossibilité de le faire, ont commis l’irréparable.
13. FAOSTAT 2003, cité dans FAO The State of Food and Agriculture 2003-2004,
2004, chapitre 3, à la page 4, disponible à l’adresse <http://www.fao.org/docrep/
006/y516e/y516e08.htm>, visitée le 18 août 2004.
Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle
509
4. L’érosion génétique : mythe ou réalité ?
Il n’existe pas de définition officielle de la notion d’érosion génétique. Selon le Groupe Crucible14, cette définition varie en fonction
des acteurs concernés. Du point de vue des centres de recherche agricoles et des banques de gènes, l’érosion est caractérisée quand le
matériel de multiplication n’est pas aisément disponible dans les
germosplasmes. Les agriculteurs, quant à eux, font face à une telle
situation lorsque le matériel de multiplication n’est plus présent
dans les champs ou sur les marchés locaux.
La première alerte fut lancée en 1890 lors du Congrès International de Vienne sur l’Agriculture et la Forêt par deux scientifiques
allemands, Franz Schindler et Emanuel Ritter von Proskowetz.
Von Proskowetz, après avoir conduit une recherche approfondie sur
les populations naturelles d’orge en Moravie, était devenu convaincu
de ce que, si rien n’était entrepris, celles-ci pourraient disparaître à
jamais. Par la suite, un scientifique russe, Nicolai Vavilov, développa en 1926 la thèse selon laquelle les plantes de culture avaient
tout à la fois un centre d’origine situé dans les régions du monde où
leur culture a commencé et des centres de diversité. Ces derniers
constituent les zones où la variabilité au sein des populations d’une
plante de culture donnée est la plus grande. Vavilov et ses collègues
ont voyagé à travers le monde, afin de rassembler des informations
sur la diversité des cultures et l’une des plus grandes collections de
plantes dans le monde.
Après lui, Harry V. Harlan et M.L. Martini, du Conseil National pour la Recherche de l’Académie Américaine des Sciences, ont à
leur tour émis un avertissement relatif à la perte continue de diversité au sein de la famille de l’orge. Cependant, ce n’est que trois
décennies plus tard que le concept s’imposa avec force, à l’occasion de
la réunion technique conjointe de la FAO et du Programme Biologique International de 1967. Cette conférence, organisée à Rome et
portant sur l’exploration, l’utilisation et la conservation des ressources phytogénétiques, confirma l’existence d’un consensus quant aux
efforts nécessaires en terme de conservation ex situ et in situ15. Il fut
14. The Crucible Group, People, Plants and Patents – The Impact of Intellectual Property on Trade, Plant Biodiversity, and Rural Society (IDRC, Canada, 1994).
15. L’article 2 de la Convention sur la Diversité Biologique fournit les définitions suivantes :
- Conservation ex situ : la conservation d’éléments constitutifs de la diversité biologique en dehors de leur milieu naturel.
- Conservation in situ : la conservation des écosystèmes et des habitats naturels
510
Les Cahiers de propriété intellectuelle
décidé de la création d’un réseau global de collections ex situ. En
1975, Frankel et Hawkes publiaient un Plan d’Action16 présenté
durant la conférence technique FAO/PBI de 1973 sur les ressources
phytogénétiques, dans lequel ces auteurs préconisaient des techniques d’échantillonnage, des méthodes d’exploration pour les plantes
de culture, les plantes à reproduction végétative et les arbres, ainsi
que la conservation à long terme de graines et pollens17.
Dans l’intervalle, en 1972, le Conseil National pour la Recherche des États-Unis diffusait un nouveau rapport, intitulé Vulnérabilité génétique des principales cultures et Jack Harlan, le fils de Harry
Harlan, publiait un article au titre évocateur de Génétique du désastre18, insistant sur la vulnérabilité des plantes aux épidémies du fait
de leur uniformité génétique.
Cette même année, la Conférence des Nations Unies sur l’Environnement Humain se tenait à Stockholm. A cette occasion, il fut
décidé que tant la conservation ex situ que la conservation in situ
étaient nécessaires et que si les ressources génétiques utiles à l’agriculture devaient être maintenues dans des collections ex situ, les
populations sauvages des plantes de culture devaient quant à elles
être maintenues dans leur environnement naturel. C’est en s’inspirant de l’article de Harlan que Cary Fowler et Pat Mooney ont
développé le concept d’érosion génétique.
et le maintien et la reconstitution de populations viables d’espèces dans leur
milieu naturel et, dans le cas des espèces domestiquées et cultivées, dans le
milieu où se sont développés leurs caractères distinctifs.
16. Crop Genetic Resources for Today and Tomorrow (Cambridge University Press,
United Kingdom, 1975).
17. Pour de plus amples précisions, voir G.T. Scarascia-Mugnozza et P. Perrino The
History of ex situ Conservation and Use of Plant Genetic Resources, IPGRI 2002,
p. 5-6.
18. In Journal of Environmental Quality 1 :212-215 ; dans un autre célèbre article,
i.e. Agricultural Origins : Centers and Noncenters, publié en 1971 dans Science
174 : 468-474, J. Harlan revisite la théorie vavilovienne :
Je propose la théorie selon laquelle l’agriculture est apparue de manière indépendante dans trois zones distinctes et que, dans chaque cas, existait un
système composé d’un centre d’origine et d’une périphérie, dans laquelle
les activités de domestication se sont répandues dans un rayon de 5 000 à
10 000 km. L’un de ces systèmes inclut un centre parfaitement défini au ProcheOrient avec une périphérie en Afrique ; un autre système a son centre en Chine
et sa périphérie en Asie du Sud-Est et dans le Pacifique Sud ; le troisième système est constitué d’un centre en Mésopotamie et d’une périphérie en Amérique
du Sud. Il semblerait que, dans chaque cas, le centre et la périphérie interagissent. Les cultures n’ont pas nécessairement trouvé leur origine dans les centres.
Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle
511
Ainsi que l’expliquent ces auteurs :
les variétés de plantes représentent des combinaisons génétiques uniques. Il est possible que certains, la plupart, ou tous les
gènes d’une variété éteinte continuent à exister au sein d’une
autre variété, bien que cela ne soit pas selon cette combinaison
particulière [...] Etant donné qu’aucune des variétés ‘fonctionnellement teintes’ n’a été étudiée avant sa disparition, il est
cependant impossible d’affirmer qu’il n’y a pas eu de perte de
gènes. Et étant donné l’ampleur de la disparition des variétés,
il doit même être possible de dire que de nombreux gènes et
caractéristiques spécifiques ont disparu.19
C. Fowler and P. Mooney illustrent la nécessité de préserver la
diversité génétique avec l’exemple de la variété de blé de Harlan. En
1948, Jack Harlan rapporta de Turquie une variété de blé « au piteux
aspect » qui s’est par la suite révélée résistante à plusieurs maladies,
et « est à présent utilisée dans de nombreux programmes de culture
dans les Etats du Nord-Ouest des Etats-Unis et permet aux agriculteurs d’économiser des millions de dollars chaque année »20.
Un autre exemple est fourni par le riz :
En Thaïlande, des populations naturelles de riz (Oriza rufipogon) poussaient dans les fossés le long des routes. La rapide
généralisation de la modernisation et de l’industrialisation à
l’ensemble du pays s’est récemment traduite par l’expansion
des principales routes et la destruction des populations naturelles de riz. Afin d’apprécier la situation, des populations naturelles de riz ont été observées sur 17 sites le long de la route
reliant Bangkok à Nonkai, du point de vue de leur taille et densité, en 1983 et 1991. Dans le même temps, le remplacement de
cultivars locaux de riz par de nouvelles variétés a été observé
pendant ces huit années sur 19 sites, de manière à estimer le
niveau d’érosion génétique au sein du riz cultivé. Pendant ces
huit années, 6 des populations de riz sauvage observées ont été
soit détruites, soit réduites en taille ou densité. En particulier,
4 sites dans un périmètre de 150 km autour de Bangkok ont été
sérieusement perturbés par l’expansion des routes, ou par la
19. C. FOWLER et P. MOONEY, Shattering : Food, Politics, and the Loss of Genetic
Diversity – (Tucson, University of Arizona Press, 1990), chap. 4, à la page 8.
20. C. FOWLER et P. MOONEY, Shattering : Food, Politics, and the Loss of Genetic
Diversity – (Tucson, University of Arizona Press, 1990), chap. 4, à la page 13.
512
Les Cahiers de propriété intellectuelle
construction d’usines, avec pour résultat la disparition de populations de riz sauvage.21
L’exemple de la variété de riz IR-26 développée par l’IRRI est
encore davantage éclairant. IR-26 est un :
super-hybride qui s’est avéré exceptionnellement résistant à
presque tous les insectes nuisibles et maladies des Philippines.
Cependant, il s’est aussi montré fragile aux vents de ces îles,
amenant les obtenteurs à se tourner vers une souche taïwanaise qui avait démontré une inhabituelle capacité à résister
aux vents, pour découvrir qu’elle avait été totalement éliminée
par les agriculteurs taïwanais. Ceux-ci ont en effet planté la
variété IR-8 dans pratiquement toutes leurs rizières.22
Selon Norman Borlaug23, une situation similaire peut être
observée au Sri Lanka et en Malaisie. J. Harlan décrit la situation
prévalant au début des années soixante-dix en affirmant que « la
destruction des ressources phytogénétiques est causée au premier
chef par le succès des programmes de culture de variétés modernes24.
Deux décennies plus tard, selon les données du CIMMYT et de
l’IRRI, citées par Melinda Smale25, les variétés semi-naines représentaient 80 % du blé planté dans les pays en développement et environ 75 % du riz planté en Asie. En Afrique sub-saharienne, les
variétés locales sont toujours cultivées dans une plus grande proportion que les variétés modernes. Curieusement, les variétés modernes
représentent une bien plus faible proportion du maïs planté dans les
pays en développement, alors que le maïs étant une plante allogame
(à fécondation croisée), les incitations à la privatisation de la recherche sont plus fortes que pour le riz ou le blé.
21. Songkran CHITRAKON, Y. I. SATO, H. MORISHIMA et Y. SHIMAMOTO,
Genetic Erosion of Rice in Thailand, in Gramene Rice Genetics Newsletters, vol. 9,
1992, consultable à partir du lien suivant : <http://www.gramene.org/newsletters/rice_genetics/rgn9/v9p73.html>, visité le 26 février 2004.
22. FOWLER et MOONEY, Shattering : Food, Politics, and the Loss of Genetic Diversity – (Tucson, University of Arizona Press, 1990), chap. 4.
23. Discours pour la remise du Prix Nobel, 11 décembre 1970, à la page 13.
24. Harlan 1972, cité par le CIMMYT in Dimensions of Diversity in CIMMYT Bread
Wheat from 1965 to 2000, à la page 1 et par Melinda Smale 2000, Economic Incentives for Conserving Crop Genetic Diversity on Farms : Issues and Evidence,
article présenté à l’occasion d’EXPO 2000, à la page 2.
25. M. Smale 2000, Economic Incentives for Conserving Crop Genetic Diversity on
Farms : Issues and Evidence, article présenté à l’occasion d’EXPO 2000, à la
page 2.
Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle
513
Les variétés modernes sont spécialement créées de manière
à produire de hauts rendements et à résister à un large spectre
de pathogènes. Cependant, il semblerait que, tout comme dans le
domaine des antibiotiques, une course soit constamment engagée
entre obtenteurs et pathogènes. Ainsi que Tom Hash de l’ICRISAT
l’exprime, « au moment où les agriculteurs défavorisés d’une région
donnée décident d’adopter une variété particulière, les jours de
celle-ci sont déjà comptés »26. Cependant, tout comme les variétés
modernes, les banques de gènes ne sont qu’une réponse partielle aux
problèmes d’adaptation aux pathogènes ou, plus généralement, aux
problèmes liés à l’érosion génétique. En effet, si les graines conservées dans les banques ne sont pas régénérées pendant une longue
période, seul un faible pourcentage d’entre elles germe et le matériel
génétique est alors en danger ; à l’inverse, si elles le sont trop
fréquemment, des mutations peuvent intervenir, transformant ce
matériel génétique. Il semble ainsi que la conservation du matériel
génétique dans sa forme originelle soit une sorte d’idéal, dont la mise
en œuvre est problématique.
5. Le concept revisité
Un expert a relativement récemment considéré que l’hypothèse
d’érosion génétique était « plausible mais documentée nulle part »27.
Le CIMMYT commence pour sa part par concéder que nombre
des « variétés semi-naines de blé développées dans les pays en développement aujourd’hui ont pour ancêtres des variétés de blé issues
de la Révolution verte », avant de montrer que « le nombre de lignées
modernes de blé produites et distribuées par le CIMMYT entre 1996
et 1997 est estimé à plus de 30 000 »28.
Dans la même veine, Daniel Charles29 retrace l’arbre phylogénétique de la variété IR-36, développée à partir de croisements entre
de très nombreuses variétés locales de riz et de variétés résultant
26. FAO 2004, à la page 6. « ICRISAT » signifie International Crops Research Institute for the Semi-Arid Tropics.
27. Stephen BRUSH 1992, Reconsidering the Green Revolution : Diversity and Stability in Cradle Areas of Crop Domestication in Human Ecology 20 :145-167, cité
par le CIMMYT Dimensions of Diversity in CIMMYT Bread Wheat from 1965 to
2000, à la page 2.
28. CIMMYT Dimensions of Diversity..., citant une communication personnelle de S.
Rajaram, à la page 3.
29. Daniel CHARLES, Seeds of Discontent in Science, Vol. 294, Issue 5543, 772-775 ,
26 October 2001.
514
Les Cahiers de propriété intellectuelle
déjà de croisements entre des variétés provenant d’Inde, de Chine,
de Taïwan, des Philippines et des États-Unis.
Selon S. Brush, le « concept d’érosion génétique des cultures
remonte à une période où la biologie des populations de plantes en
était encore à un stade exploratoire, avant qu’existent les moyens
d’analyse écologique des populations de plantes dans leurs centres
de diversité. Un réexamen et une modification du concept auraient
dû intervenir de longue date, en particulier dans la mesure où ce
concept a des implications très importantes pour la politique de
conservation »30.
Le CIMMYT récuse le concept d’érosion génétique sur la base
des « deux ‘dimensions’ de la diversité : diversité latente (non observable) et diversité apparente (observable) [...]. En matière de diversité latente, l’indicateur est un indice construit à partir de données
moléculaires ou relatives au coefficient de parenté31 ; pour la diversité apparente, l’indicateur consiste en des mesures de performance
s’agissant du rendement en graines, de la tolérance à la chaleur et à
la sécheresse, de la résistance aux maladies... »32.
Une thèse non publiée de J.V. Dennis, citée par S. Brush, établit que le rapide changement de variétés plantées est un trait caractéristique des techniques de culture du riz en Thaïlande, où des
variétés locales de riz sont régulièrement obtenues de régions lointaines. Cette étude compare les variétés de riz identifiées dans six
districts pendant la période allant de 1950 à 1961 à celles trouvées
en 1982-1983. Des 89 variétés répertoriées en première période,
seules 15 subsistent en 1982-1983 et 82 variétés identifiées en
1982-1983 n’étaient pas présentes dans ces districts entre 1950 et
196133. L’une des conclusions avancées par S. Brush est que « les cultures dans leurs centres de diversité ne sont pas des assemblages de
populations localement endémiques ou relativement statiques » 34.
En outre, « le choix est influencé par l’hétérogénéité du système
agricole – du point de vue naturel, économique et social. Le rende30. S. BRUSH 1999, Genetic Erosion of Crop Populations in Centers of Biodiversity : a
Revision – FAO Technical Meeting, Prague 1999, à la page 1.
31. Il doit être gardé à l’esprit qu’une apparente uniformité peut masquer une diversité génotypique.
32. CIMMYT, Dimensions of Diversity in CIMMYT Bread Wheat from 1965 to 2000, à
la page 2.
33. S. BRUSH 1999, à la page 6.
34. Ibid., à la page 7.
Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle
515
ment est un critère important, mais il n’est que l’un des critères soupesés lors du choix de cultures et de variétés. L’hypothèse d’érosion
génétique ne permet pas de rendre compte de cette hétérogénéité des
systèmes agricoles, des critères de sélection et des conditions du
marché. En raison de ces défauts, cette hypothèse ne permet pas non
plus de prévoir les limites de la diffusion des variétés modernes »35.
L’analyse de la diversité génétique doit être étendue aux métapopulations, en commençant au niveau de la ferme. Selon S. Brush,
« alors que l’extinction de variétés ancestrales au niveau d’une ferme
ou d’un village peut ne pas mettre en danger l’ensemble de la variété
ancestrale en question, l’extinction d’une métapopulation est possible lorsque l’habitat de cette variété ancestrale a été dégradé par la
modernisation [...]. Les mathématiques des métapopulations sont
telles que de fortes probabilités d’extinction au niveau local peuvent
être grandement réduites au niveau régional »36.
Melinda Smale souligne quant à elle que « se fonder sur les
notions populaires de centres d’origine et de diversité pour localiser
des gisements peut s’avérer une mauvaise politique ». Cette auteure
explique que le choix des agriculteurs est déterminé par leur aversion pour le risque, par l’absence de marché pour certaines variétés
ancestrales et par les différences en termes de qualité des sols et
d’effets des engrais (naturels ou chimiques) :
D’un point de vue heuristique, trois axes déterminent la probabilité que des variétés ancestrales vont continuer à être cultivées : la densité de peuplement, le potentiel productif d’une
zone et les possibilités de commercialisation. Les prédictions en
matière de survie des variétés ancestrales diffèrent pour le riz,
le blé et le maïs, en raison de leurs caractéristiques biologiques
respectives.37
6. Le réseau du GCRAI et le Traité FAO
La première initiative visant à organiser la conservation et la
distribution de germoplasme a été lancée, selon Mary Footer38, par
35.
36.
37.
38.
Ibid., à la page 10.
Ibid., aux pages 17-18.
M. SMALE 2000, à la page 8.
Mary FOOTER, Intellectual Property and Agrobiodiversity : Towards Private
Ownership of the Genetic Commons in Yearbook of International Environmental
Law, vol. 10/1999 – Oxford.
516
Les Cahiers de propriété intellectuelle
la FAO en 1961. Une troisième réunion sur ce thème a défini en 1973
les stratégies d’échantillonnage pour les collections ex situ, de préférence aux collections in situ. Parallèlement, ainsi qu’il l’a été précisé
auparavant au sujet de la révolution verte, la Fondation Rockefeller
a financé la première collection ex situ de germoplasme de blé et de
maïs, puis établi le Groupe Consultatif pour la Recherche Agricole
Internationale (GCRAI) en 1971.
La FAO, le Programme des Nations Unies pour l’Environnement et la Banque Mondiale participent désormais au financement du GCRAI, qui rassemble 16 collections et centres de recherche
– dont certains, comme l’IRRI créé en 1960, le CIMMYT en 1966, ou
le Centre International pour l’Agriculture Tropicale, institué en
1967, existaient déjà. Les pays sont libres de donner du matériel
génétique aux centres du GCRAI et quiconque peut obtenir gratuitement des échantillons pour conduire des recherches ou programmes
de culture.
Ceci résulte d’une proposition faite au Comité Technique Consultatif (« TAC » en anglais) du GCRAI lors d’une réunion à Betsville,
dans le Maryland, en 1972. Ce plan comportait plusieurs autres propositions, telles que l’inclusion de banques de gènes nouvellement
créées – l’ADRAO (WARDA, 1971), le Centre International de la
Pomme de Terre (1971) et l’ICRISAT (1972) – la création de nouvelles banques de gènes régionales dans les centres de diversité définis
par Vavilov, ainsi que d’un centre de coordination, rebaptisé IPGRI
en 1991.
Lors de la 21e Conférence de la FAO, le 25 novembre 1981,
l’absence d’« accord international pour assurer la conservation, l’entretien et le libre échange des ressources génétiques d’intérêt pour
l’agriculture contenues dans les banques de germoplasmes existantes »39 était soulignée dans la Résolution 6/81 (point (e)). Les
pays industrialisés, aux rangs desquels étaient les États-Unis, le
Royaume-Uni et l’Australie, se sont particulièrement opposés à cette
résolution. Cependant, la 22e Conférence de la FAO en 1983 avalisa
cette proposition d’Accord International ainsi que la création d’une
commission de la FAO pour les ressources phytogénétiques (CPGR).
L’Accord International est l’un des éléments du système global
pour les ressources phytogénétiques élaboré par la suite et qui com39. Cité par G.T. SCARASCIA-MUGNOZZA et P. PERRINO, The History of ex situ
Conservation and Use of Plant Genetic Resources, IPGRI 2002, à la page 8.
Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle
517
prend, entre autres, un Code de Conduite pour la Collecte et le
Transfert de Germoplasme Phytogénétique40, le Système Mondial
d’Information et d’Alerte41, le Plan d’Action Mondial pour la conservation et l’utilisation durable des ressources phytogénétiques pour
l’alimentation et l’agriculture et le Fonds Génétique International.
Ce dernier, institué en 1989 en vue de mettre en œuvre les droits des
agriculteurs, n’est jamais devenu opérationnel.
L’Accord international sur les ressources phytogénétiques n’avait pas force contraignante, au motif que les ressources phytogénétiques constituaient l’héritage commun de l’humanité et devaient
être échangées librement. Trois résolutions (4/89, 5/89 et 3/91) ont
par la suite été ajoutées à l’Accord international, afin s’affirmer la
compatibilité des droits des obtenteurs avec le système multilatéral,
de reconnaître les droits des agriculteurs et les droits de souveraineté des nations sur leurs ressources phytogénétiques. Selon
l’interprétation faite par Graham Dutfield (2002 b) des motifs soustendant l’adoption de la résolution 5/89 :
[l]es Droits des Agriculteurs invoqués par l’Accord avaient pour
but de reconnaître que les ressources phytogénétiques étaient
de nature différente de celle des ressources naturelles fossiles,
telles que le charbon ou le pétrole, dans la mesure où considérer
que les ressources phytogénetiques sont de simples dons de la
nature aurait impliqué d’ignorer le savoir et les pratiques en
40. Parmi les objectifs du Code de Conduite pour la Collecte et le Transfert de Germoplasme Phytogénétique figure la promotion du partage des bénéfices tirés des
ressources phytogénétiques entre fournisseurs et utilisateurs de germoplasme,
en prenant en considération les coûts de conservation et de développement du
germoplasme et en évitant les situations où les bénéfices effectivement tirés des
ressources génétiques par les communautés locales et les agriculteurs sont sapés
par l’utilisation faite par des tiers de ces ressources, ou les situations où du matériel important au point de vue de la variabilité génétique serait retiré du pool
génétique local.
41. La création de ce système était exigée par les points (e) et (f) de l’article 7.1 de
l’Engagement International, « afin d’attirer rapidement l’attention sur les risques menaçant le fonctionnement des collections ex situ et sur les dangers
d’extinction d’espèces végétales ainsi que sur la perte de diversité génétique à
travers le monde » selon l’opinion de Jerzy Serwinski, in World Information and
Early Warning System on Plant Genetic Resources, FAO – Réunion technique sur
la méthode WIEWS, Rabat, Maroc, 1-3 février 1999. Le premier rapport sur
« L’état des ressources phytogénétiques du Monde » fut préparé en vue de
la 4e Conférence internationale sur les ressources phytogénétiques, réunie à
Leipzig en juin 1996.
518
Les Cahiers de propriété intellectuelle
matière de gestion des ressources des communautés traditionnelles qui les ont développées.42
Parallèlement, en 1989, la Déclaration du GCRAI sur les ressources phytogénétiques plaça les collections de celui-ci en fiducie
pour le compte de la communauté internationale, en vue d’accroître
la sécurité alimentaire et de réduire la pauvreté.
Les initiatives de la FAO ont fait l’objet de critiques, surtout de
la part des pays industrialisés, ainsi que de quelques pays en développement, las de ne pouvoir tirer un bénéfice de leurs ressources
phytogénétiques, de plus en plus perçues comme de potentielles
sources de revenus. Cette attention s’est en particulier portée sur
l’article 2(1)(a) de l’Engagement International, couvrant tout à la
fois les variétés sauvages et ancestrales et les variétés nouvellement
développées. Comme la cristallisation des antagonismes menaçait
les échanges de ressources génétiques, William Brown de Pioneer
Hi-Bred et d’autres avec lui ont recherché la médiation du Centre
de Keystone dans le Colorado. Plusieurs réunions se sont tenues
d’abord dans le Colorado en 1988, puis à Madras et enfin à Oslo.
Ainsi que le rapporte C. Fowler43, le Gouvernement de Norvège a
demandé que les trois documents résultant du Dialogue de Keystone
soient formellement pris en compte par la Conférence des Nations
Unies pour l’Environnement et le Développement de 1992.
Outre la contribution du Dialogue de Keystone, l’influence de
l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (IUCN)
a été déterminante. Le Programme des Nations Unies pour l’Environnement aurait insisté pour reprendre à son compte le travail de
l’IUCN (notamment le congrès mondial sur les parcs nationaux organisé en Indonésie en 1982)44. L’IUCN est à l’origine de la Convention
sur la Diversité Biologique et, plus récemment, des « Directives de
Bonn ».
En 1991, la Conférence de la FAO considéra que plusieurs questions, en particulier celles ayant trait à l’accès aux ressources génétiques, devaient être traitées lors du Sommet de la Terre organisé par
la Conférence des Nations Unies pour l’Environnement et le Déve42. Graham DUTFIELD, Intellectual Property Rights, Trade and Biodiversity –
Earthscan Feb. 2002 ; repris par l’OMC dans le document IP/C/W/175, par. 13.
43. C. FOWLER, International Conflicts in New Crops Policy in J. Janick and J.E.
Simon (eds.), New Crops (New York, Wiley, 1993), aux pages 22-27.
44. Voir les actes du Symposium UNU-IAS/JBA intitulé « Commercial Prospects of
Access to and Benefit-sharing of Genetic Resources » – Tokyo, 30 septembre 2003.
Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle
519
loppement à Rio en 1992. En réalité, la Convention sur la Diversité
Biologique (CBD), qui est l’un des textes adoptés pendant le Sommet
de la Terre, ne résolut pas toutes les préoccupations exprimées auparavant au sein de la FAO, ou dans le cadre de l’Agenda 2145, également adopté pendant le Sommet de la Terre. Par exemple, les
questions relatives aux droits des agriculteurs et aux conditions
d’accès aux collections ex situ créées avant l’adoption de la CBD
demeuraient pendantes, tandis que la CBD réaffirmait le principe de
souveraineté des États sur leurs ressources génétiques46 (art. 3) et le
besoin de protéger les savoirs autochtones relatifs à la conservation
de la diversité biologique (art. 8 (j)). La Conférence de la FAO lança
alors la 4e Conférence Technique Internationale sur les ressources
phytogénétiques à Leipzig en juin 1996. La Déclaration de Leipzig
insista sur l’importance de la révision de l’Engagement International, ce qui ne fut achevé que le 3 novembre 2001.
Dans l’intervalle, en octobre 1994, la FAO et 11 centres du
GCRAI dépositaires de collections ex situ concluaient une série
d’accords visant à placer ces collections sous les auspices de la FAO
et à instituer un réseau international de collections ex situ « pour le
compte de la communauté internationale, en particulier des pays en
développement ».
La Déclaration Conjointe de la FAO et des centres du GCRAI
concernant l’Accord Plaçant le Germoplasme des Collections du
GCRAI sous les auspices de la FAO contient un certain nombre
de précisions sur l’interprétation à donner à certains termes de
45. Le chapitre 32 de l’Agenda 21 adopte un point de vue légèrement différent de
celui pris par la FAO dans la mesure où il y est insisté sur la nécessité d’encourager l’adoption de technologies respectueuses de l’environnement, l’intégration des « externalités » négatives et la participation des agriculteurs dans la
mise en œuvre des politiques agricoles et environnementales. Cependant, le chapitre 14G s’intéresse plus particulièrement aux questions relatives à la conservation et l’utilisation durable des ressources phytogénétiques pour l’agriculture et
l’alimentation.
46. Selon l’article 2 de la CBD, les termes « ressources génétiques » signifient du
matériel génétique ayant une valeur effective ou potentielle. Selon l’Accord International de la FAO, l’expression « ressources phytogénétiques pour l’agriculture
et l’alimentation » vaut pour tout matériel génétique d’origine végétale, y compris
le matériel de reproduction et de multiplication végétative, contenant des unités
fonctionnelles de l’hérédité. La définition incluse dans l’ancien Engagement
International (sous l’article 2) était plus large, puisqu’elle comprenait « les cultivars actuellement utilisés et les récemment créés, les cultivars obsolètes, les cultivars primitifs (races de pays), les espèces sauvages et adventices proches
parentes de variétés cultivées, ainsi que les souches génétiques spéciales (lignées
de sélection avancée, lignées d’élite et mutants) ». Ceci constitue la toile de fond
de l’adoption de la Résolution 4/89.
520
Les Cahiers de propriété intellectuelle
l’Accord. Ainsi, lorsque l’Accord indique (à l’article 3) que « le Centre
ne revendiquera pas de titre de propriété sur le germoplasme faisant
l’objet d’une désignation et [qu’]il ne cherchera pas davantage à obtenir de titre de propriété intellectuelle sur ce germoplasme ou sur
des informations y afférentes », les termes « informations y afférentes » couvrent en particulier l’information relative aux savoirs
autochtones.
Lorsqu’il est dit à l’article 9 que « le Centre s’engage à rendre
accessible aux utilisateurs, directement ou par l’intermédiaire de la
FAO, à des fins de recherche scientifique, de sélection ou de conservation de ressources génétiques, sans restrictions », ces deux derniers mots ne doivent pas être interprétés d’une manière susceptible
d’affecter les droits des pays d’origine au sens de la CBD (par
exemple, lorsqu’un pays entreprend d’invoquer l’absence de consentement préalable et éclairé caractérisant un transfert de matériel
biologique litigieux). En matière de transfert d’échantillons, les centres devaient s’assurer, par exemple au moyen d’Accords de Transfert de Matériel, de ce que les récipiendaires ne puissent pas obtenir
de droits de propriété intellectuelle sur le matériel transféré et que
cette restriction s’applique également à d’éventuels récipiendaires
subséquents. Cependant, dans le cadre de cet accord, le centre à
l’origine du transfert n’était pas dans l’obligation de contrôler le respect de cette obligation par le récipiendaire.
La Seconde Déclaration Conjointe, adoptée en 1998, prend acte
de ce que des violations de l’interdiction d’obtenir des droits de propriété intellectuelle peuvent intervenir et propose des procédures
pour y remédier47.
Prenant en compte la CBD, le GCRAI a élaboré en 1999 les
Directives pour la rédaction d’accords d’acquisition de germoplasme,
selon lequel les « ressources devraient être obtenues d’une manière
leur permettant, ainsi qu’aux informations y afférentes, d’être placées sous l’empire et gérées selon les termes de l’accord conclu avec la
FAO et plaçant les collections de germoplasme du GCRAI en fiducie
sous les auspices de la FAO ». En 2004, le nombre d’accessions (i.e.,
les variétés données à ces collections, ou développées par ces dernières) couvertes par l’accord se montait aux environs de 600 000.
47. Voir System-wide Genetic Resources Programme (SGRP), CGIAR Centre Policy
Instruments, Guidelines and Statements on Genetic Resources, Biotechnology
and Intellectual Property Rights, Rome – Septembre 2001.
Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle
521
Depuis lors, la Commission de la FAO pour les ressources
génétiques pour l’agriculture et l’alimentation, agissant par intérim
avant l’entrée en vigueur du Traité International (intervenue le 29
juin 2004) a préparé les termes de référence de la nouvelle version de
l’accord standard de transfert de matériel. La Commission a identifié un certain nombre de questions48 s’agissant du partage des
bénéfices monétaires et autres tirés de la commercialisation des
ressources phytogénétiques :
– Qu’entend-on par incorporation de matériel auquel un bénéficiaire
a eu accès grâce au Système Multilatéral (SML) ?
– Quand un produit est-il considéré comme disponible sans restrictions pour d’autres bénéficiaires à des fins de recherche et de sélection, et par conséquent, exempté du versement obligatoire au
Fonds qui doit être institué au sein du SML à des fins de partage
des bénéfices ?
– Les petites exploitations agricoles des pays en développement doivent-elles être exemptées de tels paiements, et dans l’affirmative,
quelles sont les conditions à satisfaire pour entrer dans cette
catégorie ?
– Faut-il établir différents montants de paiements pour différentes
catégories de bénéficiaires commercialisant des produits incorporant du matériel obtenu du SML ?
Certaines de ces questions montrent clairement que l’accord de
transfert de matériel doit être l’interface entre le SML de la FAO et
les droits de propriété intellectuelle, à caractère privatif. En effet,
lorsque du matériel désigné est utilisé puis transformé dans le cadre
d’un programme de sélection, il est possible d’obtenir des droits de
propriété intellectuelle sous réserve que les conditions d’accès à la
protection soient remplies. Un paiement devrait alors être versé au
Fonds Multilatéral, sur une base volontaire ou obligatoire, selon
48. CGRFA/MIC-1/02/REP, Annexe D, document préparé en vue de la première réunion d’octobre 2002 de la Commission des ressources génétiques pour l’alimentation et l’agriculture dans ses fonctions de Comité intérimaire pour le Traité
International. Un rapport relatif aux termes de l’accord type relatif au transfert
de matériel, préparé par le Groupe d’Experts en vue de la seconde réunion de la
Commission, tenue à Rome du 15 au 19 novembre 2004 – document CGRFA/
IC/MTA-1/04/Rep – regroupe les suggestions ou recommandations faites par
rapport au document initial.
522
Les Cahiers de propriété intellectuelle
qu’il est ou non possible d’accéder au résultat du programme de
culture en cause.
Lors de la deuxième réunion du Groupe de Contact pour la
rédaction de l’Accord Standard de Transfert de Matériel (ci-après
« SMTA », d’après l’acronyme anglais), qui s’est tenue à Alnarp en
Suède en avril 2006, il a été décidé que tous les produits incorporant
du matériel génétique figurant sur la liste de l’Annexe I au Traité
pouvaient donner lieu à un paiement au SML à un taux réduit, que le
produit ait été développé ou non à partir de matériel génétique effectivement reçu du SML. En compensation, l’obtenteur du produit en
question pourrait être exonéré de paiement dû au titre de l’article 6.7
(ancien article 7.10) du projet de SMTA – i.e. paiement dû au titre de
la commercialisation du produit assortie de restrictions portant sur
l’utilisation du produit. Le Groupe de Contact est tombé d’accord sur
un taux réduit de 0,5 % et un taux normal de 1,1 % du résultat des
ventes avant impôt dans les cas de commercialisation avec restrictions49.
Avec le recours croissant aux biotechnologies, et par conséquent au brevet de manière à obtenir un retour sur investissement,
l’article 13(2)(d)(ii) du Traité International de la FAO devrait se
révéler important50.
7. Une privatisation croissante de la recherche
agronomique
Les ressources phytogénétiques ont de longue date été considérées comme des biens publics, dans la mesure où elles se reproduisent, ce qui confère à leur utilisation un caractère non-appropriable
et non-rival (i.e., il est difficile d’exclure leur utilisation par un
tiers et leur utilisation par une personne n’empêche pas une autre
personne de les utiliser également). Aussi, la recherche agricole
49. Voir Document CGRFA/IC/CG-SMTA-2/06/3 p. 5, et Earth Negotiations Bulletin,
Vol. 9 no 369, 19 Juin 2006, p. 5, accessible à l’adresse http://www.iisd.ca/biodiv/itpgrgb1/, visitée le 29 Juin 2006.
50. Les droits des obtenteurs définis par la Convention UPOV (art. 5(3) de l’Acte de
1978 et art. 15 de l’Acte de 1991) rendent en revanche le système multilatéral du
Traité FAO inapplicable aux variétés protégées par certificat d’obtention végétale, dans la mesure où les variétés protégées demeurent accessibles à des fins de
recherche. Tandis qu’il est possible, sous l’empire de l’Acte de 1978, de commercialiser des variétés dérivées de variétés protégées sans avoir à requérir
l’autorisation de l’obtenteur de la variété initiale, la notion de « variété essentiellement dérivée » introduite par la version de 1991 de la Convention UPOV impose
au second obtenteur d’obtenir ladite autorisation.
Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle
523
était-elle essentiellement menée par des centres publics (nationaux
ou internationaux) de recherche, ou des stations locales d’expérimentation, non sujets à la contrainte de générer suffisamment de
bénéfices afin de compenser les coûts de recherche et de production.
Une autre raison pour un financement public de la recherche agricole tient à ce que les biens publics tendent à être produits en quantités socialement insuffisantes51.
Tandis que l’aide au développement commençait à décroître,
l’investissement privé dans la recherche et le développement agricole augmentait à partir des années 30-40 avec l’avènement des
sociétés spécialisées dans les hybrides. Une étude conduite par
l’Iowa Tate University montre que, tandis que la recherche et le
développement dans les programmes publics de sélection baissait
de 2,5 années-chercheur par an entre 1990 et 1994, la croissance
annuelle pour l’industrie privée tournait autour de 32 années-chercheur52. Toujours aux États-Unis, au milieu des années quatrevingt-dix, les cultures en champ étaient menées à 80 % par le secteur
privé53. Au Royaume-Uni, l’effet global de plusieurs mouvements de
privatisation sur les budgets de sélection et de recherche en biotechnologie a été négatif et le changement intervenu a transféré une
partie du poids de la recherche des contribuables vers les agriculteurs54.
Plusieurs inconvénients inhérents à ce transfert ont été signalés. Tout d’abord, le secteur privé est susceptible d’avoir un horizon
économique plus rapproché que celui de l’optimum social ; des cultures pour lesquelles le marché des grains est limité pourraient être
négligées ; les agronomes bénéficient de moins d’occasions d’être
51. Timothy G. REEVES et Kelly A. CASSADAY, dans Global Public Goods for Poor
Farmers : Myth or Reality ? – CIMMYT 2001, à la page 3, disponible à l’adresse
suivante : <http://www.cimmyt.org/whatiscimmyt/globpublgoods/global_public.
htm>, visitée le 10 janvier 2005.
52. Enquête de Ken Frey, citée par Steven C. PRICE (University of Wisconsin-Madison) dans Informal survey on impact of IPR on plant breeding in Nature Biotechnology, Vol. 17, octobre 1999, à la page 938, consultable sur le site <http://biotech.
nature.com>, visité le 28 octobre 2004.
53. K.J. FREY, National Plant Breeding Study, Special Report 98 (Iowa State University, 1996), cité par Paul W. HEISEY, C.S. SRINIVASAN et Colin THIRTLE,
Public Sector Plant Breeding in a Privatizing World, Economic Research Service,
US Department of Agriculture, Agriculture Information Bulletin no 772, août
2001, à la page 8.
54. C.E. PRAY, The Impact of Privatising Agricultural Research in Great Britain : An
Interim Report on PBI and ADAS in Food Policy 21, 3 :305-318, cité par Paul W.
Heisey, C.S. Srinivasan et Colin Thirtle (2001), à la page 9.
524
Les Cahiers de propriété intellectuelle
formés aux techniques de sélection proches du stade de commercialisation, de plus en plus souvent mises en œuvre par le secteur privé.
Cependant, certains auteurs55 ont fait valoir que les institutions publiques sont de plus en plus soumises à des pressions visant
à les faire agir comme des institutions privées. Un autre auteur56
objecte que les programmes publics de sélection peuvent se montrer
tout aussi protectionnistes que leurs équivalents du secteur privé.
Dans ce contexte, il paraît nécessaire de comprendre et comparer la
portée des droits des obtenteurs et des brevets dans le domaine agricole et d’évaluer la liberté d’exploitation des futurs programmes
de sélection, sachant qu’il y a 50 à 100 nouvelles demandes de
brevet par mois dans le domaine des biotechnologies appliquées à
l’agriculture, selon l’ISAAA (2000)57.
En particulier, au-delà du renforcement très commenté des
droits des obtenteurs dans l’Acte de 1991 de la Convention UPOV
pour la protection des variétés végétales et du nombre croissant de
demandes de brevet pour des innovations liées à l’agriculture auprès
des offices de brevet américain, japonais et européens, il peut s’avérer intéressant de s’arrêter sur le cas des hybrides, déjà protégés par
l’Acte de 1978 de la Convention UPOV.
En couvrant les lignées parentales d’un hybride protégé par un
certificat d’obtention végétale, les droits des obtenteurs pourraient
bien limiter la variabilité des hybrides. En effet, chez certaines plantes, le résultat d’un croisement entre la lignée maternelle A et la
lignée paternelle B diffère de celui d’un croisement entre la lignée
paternelle A et la lignée maternelle B. Il ne semble pas légitime que
la protection conférée par le certificat d’obtention protégeant un
hybride obtenu par l’un des croisements possibles couvre également
les résultats, potentiellement différents, d’autres croisements impliquant les mêmes lignées parentales. Néanmoins, la position de
l’ASSINSEL est claire sur ce point :
55. Timothy G. REEVES et Kelly A. CASSADAY (2001), à la page 5.
56. Robert TRIPP, Can the public sector meet the challenge of private research ? Commentary on ‘Falcon and Fowler’ and ‘Pingali and Traxler’ in Food Policy 27
(2002), à la page 241.
57. R. David KRYDER, Stanley P. KOWALSKI et Anatole F. KRATTIGER (2000),
The Intellectual and Technical Property Components of pro-Vitamin A Rice (GlodenRice™) : A Preliminary Freedom-To-Operate Review, The International Service for the Acquisition of Agri-biotech Applications (ISAAA), Briefs no 20,
Ithaca, NY, United States, à la page 6.
Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle
525
[l]a variabilité génétique est disponible à tout sélectionneur au
travers de l’hybride/des hybrides déjà sur le marché. [...] Sélectionner une variété distincte à partir d’une variété protégée
nécessite plusieurs cycles de sélection, tandis que l’utilisation
par un tiers d’une lignée parentale pour produire un nouvel
hybride, ce qui peut être réalisé très rapidement, constituerait
manifestement une atteinte aux droits du propriétaire de cette
lignée parentale.58
8. Biotechnologies, droits de propriété industrielle et
diversité biologique
La première application faite de la découverte de l’ADN a
consisté à forcer une cellule à exprimer un trait d’intérêt. La cellule
est amenée à exprimer des traits différents de ceux qu’elle produirait
normalement.
Cependant, les systèmes capables d’intégrer de l’ADN ne sont
pas universels. En matière agricole, le principal vecteur utilisé est
Agrobacterium tumefasciens, un pathogène présent dans le sol. Cette
bactérie présente la capacité exceptionnelle de transférer un fragment spécifique d’ADN (ADN de transfert ou ADN-T) d’un plasmide
cancérigène dans le noyau des cellules infectées des plantes dicotylédons59 ; ce plasmide est alors intégré dans le génome de son hôte et
transcrit. Le gène responsable de la tumeur peut être retiré ou rendu
muet avant l’introduction d’ADN étranger dans la plante. Ce qui est
utilisé ici est la capacité du plasmide à s’intégrer dans l’hôte. Les cellules des feuilles de la plante hôte intègrent alors le plasmide modifié et elles peuvent être cultivées pour donner naissance à des plants
génétiquement modifiés. Un brevet sur un tel vecteur a été déposé
auprès du USPTO, le Bureau américain des marques et brevets, en
1982 et délivré sous le numéro 4,536,475 en août 198560. Ce brevet
concernait tout aussi bien les monocotylédons que les dicotylédons.
58. Traduction libre de Position Paper on Protection of Parental Lines, ASSINSEL,
Mai 2000, in fine, disponible en anglais uniquement à l’adresse suivante : <http://
www.worldseed.org/position_papers/parentallinese.htm>, visitée le 20 juin 2005.
59. Les plantes dicotylédons sont des plantes à fleurs qui produisent deux pousses
(cotylédons) lors de leur germination (par ex. soja, pomme-de-terre, tabac...) ; les
monocotylédons n’en produisent qu’un (comme le riz, le blé, l’orge, le maïs...). Un
plasmide est une molécule d’ADN circulaire, non située sur un chromosome et
capable d’auto-réplication, présente dans de nombreuses bactéries et susceptible
d’opérer des transferts de matériel génétique avec d’autres cellules bactériennes
de la même espèce, voire d’espèces différentes. Les plasmides sont utilisés comme
vecteurs en génie génétique.
60. Voir la base brevets du USPTO : <http://www.uspto.gov>.
526
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Par la suite, des techniques reproductibles ont été établies pour le riz
(1994, 1998), le maïs, le blé et la canne à sucre (1997, 1998)61. Depuis
lors, un brevet (no 6,528,701) a été délivré par le USPTO le 4 mars
2003 pour des promoteurs dérivés du riz qui peuvent être utilisés pour guider l’expression de gènes structuraux tels que, sans y
être limités, les gènes de résistance aux herbicides, gènes de résistance aux insectes, à la sécheresse ou autres conditions environnementales défavorables.
Il existe trois types de méthodes de modifications génétiques62 :
– l’affaiblissement, méthode par laquelle des gènes présents dans le
génome d’une plante sont manipulés de manière à changer leur
niveau ou mode d’expression ;
– le transfert proche, c’est-à-dire le transfert de gènes d’une espèce à
une autre appartenant au même royaume taxonomique63 ;
– le transfert éloigné, par lequel un ou plusieurs gènes appartenant
à une espèce d’un autre royaume est/sont transféré(s) dans une
plante (par ex. des gènes de bactérie dans une plante).
Le troisième type de méthode est particulièrement bien illustré
par les utilisations faites dans le domaine agricole de la bactérie
Bacillus thuringiensis (Bt). Cette bactérie, capable de produire des
protéines particulières, les ä-endotoxines, constitue un insecticide
61. Voir G. DE LA RIVA, J. GONZALEZ-CABRERA, R. VASQUEZ-PADRON et
Camilo AYRA-PARDO, Agrobacterium : a natural tool for plant transformation
in Electronic Journal of Biotechnology vol. 1, issue 3, 15 décembre 1998, disponible à <http://www.ejb.org/content/vol1/issue3/full>, visité le 31 mars 2003.
62. Voir FAO 2004, chapitre 1, à la page 9.
63. « Lors de croisements entre espèces éloignées, la mort des embryons hybrides
intervient généralement très tôt ». Ces embryons hybrides peuvent être retirés de
l’endosperme et amenés à germer in vitro (« l’endosperme est le tissu qui nourrit
le jeune embryon de la germination jusqu’au moment où les feuilles deviennent
fonctionnelles ») Hai-Shan CHI, The efficiencies of various embryo rescue methods
in interspecific crosses of Lilium in Botanical Bulletin of Academia Sinica (2002)
43 : 139-146, à la page 142. Cette technique a également permis le croisement du
riz asiatique à haut rendement Oriza sativa avec une variété africaine résistante
à la concurrence des graminées, à l’humidité, aux fortes teneurs en aluminium
des sols, donnant ainsi naissance aux NERICA (« New Rices for Africa ») – Voir
M.P. JONES (1999), Basic breeding strategies for high yield rice varieties at
WARDA, in Japanese Journal of Crop Science 67 :133-6, cité par le Nuffield
Council on Bioethics The Use of Genetically Modified Crops in Developing Countries (suite du rapport de 1999), London, juin 2003, à la page 13. Voir également
The Sasakawa Africa Association Newsletter Feeding the Future, juillet 2003, à
la page 13.
Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle
527
naturel et nombre de brevets portant sur son introduction dans des
plantes telles que le maïs, le coton ou le riz, ont été déposés. Le premier brevet concernant le gène Bt et la production de δ-endotoxines a
été délivré par le USPTO en mai 1984 (no 4,448,885) à l’Université de
Washington. Tandis que ce brevet concernait l’expression dans des
plasmides de séquences ADN codant pour des δ-endotoxines, les
nombreux brevets américains délivrés depuis lors sur des gènes Bt
portent sur l’expression de protéines léthales pour des larves spécifiques (et donc distinctes les unes des autres). Initialement, ces protéines étaient exprimées dans des microorganismes colonisateurs (et,
en l’espèce, protecteurs) de plantes ; les brevets déposés ou délivrés
plus récemment visent à protéger des méthodes d’insertion de gènes
synthétiques directement au sein de différentes plantes.
Une autre application fréquente des biotechnologies à l’agriculture, qui elle aussi donne lieu à de nombreux brevets, consiste à
introduire des gènes de résistance au glyphosate, une variété d’herbicide. L’organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), dans son rapport sur l’État de l’alimentation et de
l’agriculture publié en 2004, fait observer que :
[p]ratiquement les deux-tiers des essais en champ dans les
pays industrialisés et les trois quarts de ceux conduits dans les
pays en développement sont centrés sur deux traits : tolérance
aux herbicides et résistance aux insectes, ou sur une combinaison de ces deux traits [...] Alors que la résistance aux insectes
est un trait d’intérêt particulier pour les pays en développement, celui de résistance aux herbicides est moins pertinent
dans des zones où la main-d’œuvre agricole est abondante. En
revanche, des traits agronomiques d’importance particulière
pour les pays en développement et les zones de production marginale, tels que de hauts rendements ou une tolérance aux
stress abiotiques (par ex. sécheresse et salinité) font l’objet de
peu d’essais en champ dans les pays industrialisés et encore
moins dans les pays en développement.64
En outre, les biotechnologies fournissent des outils d’identification et non pas uniquement de modification, du matériel génétique. Dans les années quatre-vingt, la technique, connue sous le
nom de RFLP (« Restriction Fragment Length Polymorphism »), a
permis d’établir les premières cartes moléculaires et a conduit à la
découverte de la synténie, observation selon laquelle des espèces
64. FAO 2004, chapitre 3, à la page 10.
528
Les Cahiers de propriété intellectuelle
liées entre elles ont des cartes génétiques similaires. Depuis le
séquençage total du génome du riz65, il est possible de prédire que
des gènes-clés (par exemple des gènes de résistance à une maladie
spécifique) sont présents dans d’autres céréales, y compris dans les
variétés « orphelines », dans le même ordre que dans le riz.
De manière plus détaillée, la RFLP est une technique qui
permet de différencier des organismes en observant la manière
dont leurs ADN respectifs se fragmentent. Lorsque deux organismes
diffèrent quant à la distance séparant leurs sites de clivage sous
l’action d’une enzyme de restriction, la longueur des fragments
d’ADN obtenus diffère également. Ces fragments sont séparés par
électrophorèse. Une autre technique, la RAPD (« Random Amplified
Polymorphic DNA »), plus rapide mais également moins précise, est
très répandue. Elle consiste à créer des empreintes génomiques
d’espèces identifiant des fragments (choisis de manière aléatoire)
d’ADN inconnu afin d’en faciliter le tri. Ces deux méthodes d’empreintes génétiques sont celles le plus couramment utilisées, notamment dans des programmes de sélection, en vue d’identifier les
plantes selon des différences dans leurs génotypes66. Cependant,
elles restent onéreuses et ne sont pour le moment pas appliquées de
manière systématique afin de déterminer l’origine de ressources
phytogénétiques, comme le nécessiterait par exemple la mise en
œuvre de l’article 13(2)(d) du Traité FAO.
9. Conclusion
Il est loisible d’observer à l’heure actuelle une combinaison de
méthodes agricoles traditionnelles, reposant sur la main-d’œuvre et
la connaissance tant des besoins des populations locales que des
conditions environnementales et des biotechnologies, qui peuvent
constituer un outil de recherche complémentaire pour l’identification de traits désirables au sein de groupes taxonomiques même
très éloignés. Cette tendance devrait conduire à la création de toute
65. En avril 2000, Monsanto avait annoncé son intention de rendre disponible à titre
gratuit pour la communauté scientifique les résultats de sa recherche sur le
séquençage du génome du riz. Le 26 janvier 2001, le GCRAI se déclarait satisfait
d’une annonce publique similaire faite par Myriad Genetics Inc. et TMRI, le
centre de recherche de Syngenta, qui s’étaient associés pour cartographier le
génome du riz.
66. Pour de plus amples précisions, voir J.A. HARDON, B. VOSMAN and Th.J.L.
VAN HINTUM, Identifying Genetic Resources and their Origin : The Capabilities
and Limitations of Modern Biochemical and Legal Systems, FAO Background
Study Paper no 4, Rome, 7-11 Novembre 1994.
Sécurité alimentaire et propriété intellectuelle
529
une gamme de nouvelles variétés, mieux adaptées aux différents
écosystèmes et aux préférences des consommateurs et plus respectueuses de l’environnement. Ces conditions sont celles d’un développement durable, appelé de ses vœux dès 1987 par la Commission
Mondiale sur l’Environnement et le Développement (WCED), alors
présidée par le Premier ministre de Norvège67. Les programmes de
sélection in situ ne sont pas menés que par des agriculteurs, mais
également par des sélectionneurs et des multinationales susceptibles de déposer des titres de propriété industrielle pour protéger les
résultats de tels programmes. Aussi est-il nécessaire de conduire
une recherche approfondie de l’impact des droits de propriété industrielle68 sur la mise en œuvre du Traité FAO.
67. En réalité, le rapport publié conjointement par l’IUCN, le PNUE et le WWF en
1980 portait déjà le titre « Stratégie mondiale de conservation : conservation des
ressources naturelles pour un développement durable ». En 1987, le concept de
développement durable était défini comme « un développement qui répond aux
besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à
répondre à leurs propres besoins ».
68. L’impact de la notion de variété essentiellement dérivée introduite par l’Acte de
1991 de la Convention UPOV doit notamment être évalué. Une variété essentiellement dérivée d’une variété protégée est en effet couverte par le certificat protégeant la variété initiale dont elle est dérivée. Ceci peut limiter le degré de liberté
de futurs programmes de sélection utilisant la variété protégée comme matériel
de départ – en toute légalité, conformément à l’article 15.1 (iii) UPOV 1991.
Aussi, la notion de variété essentiellement dérivée, pour laquelle il n’existe pas de
définition, doit-elle être clarifiée, en rapport avec celle d’exploitation.
Vol. 18, no 3
Mesures techniques de protection
versus copie à usage privé : fin
du feuilleton en France ?
Laurier Yvon Ngombé*
Épisode I : Prologue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 533
Épisode II : Le « public » s’en mêle ? . . . . . . . . . . . . . . . 536
Épisode III : La jurisprudence s’emmêle ? . . . . . . . . . . . . 539
Épisode IV : La doctrine se divise ?. . . . . . . . . . . . . . . . 541
Épisode V : Happy End « législatif » ? . . . . . . . . . . . . . . 543
Épisode VI : Épilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 546
© Laurier Yvon Ngombé, 2006.
* Juriste, Docteur en droit.
531
Synopsis : L’histoire du droit d’auteur est jalonnée de « querelles »
conduisant le législateur à chercher un équilibre entre les intérêts,
souvent antagonistes, en cause. Parmi les « querelles » actuelles, la
« confrontation » entre l’exception de copie privée et les mesures
techniques de protection (MTP) retient particulièrement l’attention1.
Ce feuilleton passionne, autant par l’engouement médiatique qu’il
suscite que par les questions juridiques qu’il pose ou repose. Le
législateur, la doctrine et la jurisprudence y jouent évidemment
les premiers rôles. Mais, acteurs généralement passifs, les usagers
(le public) ne font pas de la simple figuration.
Épisode I : Prologue
Depuis l’adoption de la loi de 1793 reconnaissant aux auteurs
« le droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages
[...] », le droit de reproduction est consacré. Le créateur d’une œuvre
de l’esprit a donc sur sa création un droit exclusif, opposable à tous.
En 1957 est promulguée une nouvelle loi qui réaffirme le droit exclusif de l’auteur sur sa création. Le même texte prévoit aussi, cependant, en son article 41.2o que « l’auteur ne peut s’opposer aux copies
ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et
non destinées à une utilisation collective ». Cette disposition fait
partie d’une liste exhaustive de « limitations » de l’étendue du droit
exclusif de l’auteur.
Avant la promulgation de la loi, la doctrine avait admis une
telle limitation du droit de reproduction. Néanmoins, elle soulignait
déjà la difficulté qu’il y a à loger à la même enseigne toutes les
catégories d’œuvres. Pouillet relevait, par exemple, que les œuvres
d’arts figuratifs devaient être distinguées2 des œuvres littéraires. Il
admettait, pour ces dernières, la copie intégrale tant qu’elle était
1. Nous laissons de côté la question du P2P ainsi que celle relative à la copie de
logiciels.
2. E. POUILLET, Traité de la propriété littéraire et artistique et du droit de représentation, 3e éd. (Paris, Maillard et Claro, 1908) no 573.
533
534
Les Cahiers de propriété intellectuelle
dépourvue de toute intention de lucre3. Concernant les arts figuratifs, Pouillet admettait les copies élaborées pour étude et non celles
qui procurent au « copiste » une satisfaction de même nature que la
contemplation de l’original. Desbois partageait le même point de vue
concernant les œuvres d’arts figuratifs. En revanche, une copie intégrale d’une œuvre littéraire ne pouvait, selon lui4, être admise « sans
sourciller ». Il s’agissait alors de copies manuscrites.
La doctrine suggérait donc dès avant 1957 la circonspection
quant à l’accueil de l’exception de copie privée. Certains auteurs
avaient même déjà envisagé la question des copies réalisées au
moyen de la technique, en relevant le risque accru d’une atteinte à
l’exploitation normale de l’œuvre5.
La jurisprudence antérieure à 1957 a également interprété de
manière stricte la tolérance que constituait la copie à usage privé.
Dans des litiges relatifs à des œuvres d’arts figuratifs, la copie intégrale a été considérée comme une contrefaçon, dans les cas où elle
était destinée à procurer au copiste une « contemplation de même
nature que l’original »6. La finalité de la copie était déjà prise en
compte7. Ainsi les copies d’œuvre d’art réalisées pour des études
étaient tolérées8.
Dès l’adoption de la loi, certains auteurs ont jugé « inconsidérée » l’extension par le législateur de 1957 de la « faculté » de
copier pour usage privé au moyen des techniques modernes. Ainsi,
Alphonse Tournier, dans un article consacré au Bilan de la loi de
1957, admet la copie privée manuscrite et estime que, compte tenu
des moyens techniques de copie de l’époque, le législateur risquait en
3. E. POUILLET, Traité de la propriété littéraire et artistique et du droit de représentation, 3e éd. (Paris, Maillard et Claro, 1908) no 528 et s.
4. H. DESBOIS, Le droit d’auteur. Droit français, Convention de Berne révisée
(Paris, Dalloz, 1950), no 293.
5. M. SAPORTA, « Les reproductions mécaniques et leur usage privé », [oct. 1953]
Revue internationale du droit d’auteur 65, spécialement à la page 75.
6. Trib. Corr. La Seine, 27 juin 1919 « Ségard » : Gaz. Trib. 1919.2.275 ; Ann. prop.
ind. litt. et artist. 1921, à la page 219 ; Dr. auteur 1923, à la page 114, obs. A. Vaunois.
7. Sur la frontière entre ce qui est aujourd’hui toléré et ce qui l’est moins concernant la finalité de la copie, voir particulièrement, P. Gaudrat et F. Sardain, « De
la copie privé (et du cercle de famille) ou des limites au droit d’auteur », Com.
com. électr. 2005, Etude no 37 ; A. LATREILLE, « La copie privée démythifiée »,
RTD com. 2004, no 3, à la page 403.
8. Trib. Corr. La Seine, 15 janv. 1836 « Franceschi », cité par Pouillet, no 528.
Mesures techniques de protection versus copie à usage privé
535
fait d’autoriser des copies collectives9. Le reproche émis par
Alphonse Tournier revient en fait à dire que le législateur n’avait
pas pris la mesure des risques qu’allaient constituer les nouveaux
moyens de reproduction pour les intérêts des auteurs10. Sur d’autres
points, le législateur a fait preuve de circonspection. Ainsi, la copie,
bien que privée, des œuvres d’art est dans certains cas exclue11,
comme le suggéraient Pouillet, et, après lui, Desbois.
La copie à usage privé, y compris par les moyens techniques, a,
par la suite, de plus en plus été acceptée (ou plutôt tolérée) par la doctrine, tant qu’elle ne portait pas de préjudice « trop important » aux
titulaires de droits. Or, l’importance de ce préjudice s’est de plus en
plus avérée. Pour pallier cette atteinte aux intérêts légitimes de
l’auteur, des systèmes de compensation ont dû être imaginés. Ainsi,
en 1985, le législateur a prévu une rémunération pour copie privée
dont bénéficient les auteurs, les artistes-interprètes et les producteurs (de phonogrammes et de vidéogrammes)12. Il n’existait alors
que des supports analogiques. Par ailleurs, des mesures spécifiques
ont également été prévues concernant la reprographie 13.
À l’ère du numérique sont apparues les mesures techniques de
protections permettant d’empêcher ou de limiter les copies. Les traités de l’OMPI14, puis la directive sur le droit d’auteur et les droits
voisins dans la société de l’information (DADVSI)15, prévoient que
9.
10.
11.
12.
13.
14.
15.
A. TOURNIER, « Bilan de la loi » [avril 1958] Revue internationale du droit d’auteur
numéro spécial 73, spécialement à la page 95.
Dans une certaine mesure les faits lui ont donné raison.
Voir Code de la propriété intellectuelle, art. L. 122-5 2o.
Voir notamment H. ASTIER, « La copie privée. Deux ou trois choses que l’on sait
d’elle », [avr. 1986] Revue internationale du droit d’auteur 113 ; Y. Gaubiac, « La
rémunération pour copie privée des phonogrammes et vidéogrammes selon la loi
française du 3 juillet 1985 » RTD com. 1986, à la page 491.
Voir A. LUCAS, « Le droit d’auteur français à l’épreuve de la reprographie », JCP
1990, I, 3428.
Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et Traité de l’OMPI sur les interprétations et
exécutions et le phonogrammes, adoptés le 20 décembre 1996. Sur ces textes, voir
notamment J. De Werra, « Le régime juridique des mesures techniques de protection des œuvres selon les traités OMPI, le Digital Millenium Copyright Act, les
directives européennes et d’autres législations (Japon, Australie) », [juill. 2001]
Revue internationale du droit d’auteur 67 ; J.- L. GOUTAL, « Traité OMPI du 20
décembre 1996 et conception française du droit d’auteur », [janv. 2001] Revue internationale du droit d’auteur 101.
Voir notamment J. PASSA, « La directive du 22 mai 2001 sur le droit d’auteur et les
droits voisins dans la société de l’information », JCP G 2001, I, 331, aux pages
1261-1270 ; Ph. GAUDRAT, « Réflexions dispersées sur l’éradication méthodique
du droit d’auteur dans la « société de l’information », RTD com. 2003, à la page 87 ; S.
DUSSOLIER, « Les mesures techniques dans la directive sur le droit d’auteur dans
la société de l’information », Legicom no21, 2001/2, à la page 83.
536
Les Cahiers de propriété intellectuelle
les États membres doivent sanctionner les contournements de ces
dispositifs ou systèmes de protection. Ce qui revient à prévoir au
bénéfice des titulaires de droits un droit de contrôle ou de gestion de
leurs œuvres sur les supports numériques16.
De nombreuses mesures techniques ont commencé à être insérées dans leurs exemplaires par les exploitants de supports audio et
vidéo numériques, alors que la France n’avait pas encore transposé
la directive européenne. La question de la copie privée n’a pas manqué, comme on pouvait s’y attendre, de se poser. Non sans difficulté,
la jurisprudence a dû y répondre, avant l’intervention du législateur
qui semblait atermoyer17. La tâche de la jurisprudence s’est révélée
d’autant plus délicate que les « droits » du « public » ont été, avec
beaucoup d’insistance, mis en avant.
Épisode II : Le « public » s’en mêle ?
La reconnaissance du droit d’auteur s’est faite, dès la fin de
l’ancien régime, en tenant compte des « intérêts du public »18 tout en
affirmant la primauté du droit de l’auteur. Cette prise en compte de
l’intérêt du public ne signifie pas que le droit d’auteur a été reconnu
dans l’intérêt de la société ou des usagers. En fait, les intérêts du
public ont justifié de nombreuses limitations au droit d’auteur, sans
aller jusqu’à la consécration d’un droit des usagers (ou du public)19.
Mais le public a souvent été un acteur passif, ses intérêts étant généralement mis en avant par des exploitants. Avant le texte de 1793, ce
16. Prérogative que l’on peut aussi considérer non pas comme un droit nouveau, mais
comme naturellement incluse dans le droit de reproduction.
17. Le délai pour la transposition était fixé au 22 décembre 2002.
18. L.Y. NGOMBÉ, « Droit naturel, droit d’auteur français et copyright américain.
Rétrospective et prospective », [oct. 2002] Revue internationale du droit d’auteur 3,
spécialement à la page 69.
19. Ce qui fait une différence avec le copyright américain dont on a pu dire qu’il est
un droit des utilisateurs (voir particulièrement L. R. PATTERSON and S. W.
LINDBERG, The Nature of Copyright : A Law of User’s Rights (University of Georgia Press, 1991) et qui historiquement (dans les premières lois des États) accordait
aux lecteurs le droit d’accès à l’œuvre, y compris en en commandant l’impression à
l’issue d’une procédure judiciaire (voir notre article « Droit naturel, droit d’auteur
français et copyright américain. Rétrospective et prospective », [oct. 2002] Revue
internationale du droit d’auteur, aux pages 63-65. Il faut néanmoins noter que si,
historiquement, l’idée selon laquelle l’intérêt du public justifie la limitation du droit
(naturel) de l’auteur a prévalu sur celle selon laquelle l’intérêt du public justifie la
reconnaissance du droit d’auteur, cette dernière n’a pas été absente du débat en
droit français. Par ailleurs, l’utilité de certaines œuvres avait justifié l’intervention
du législateur pour en permettre un meilleur accès au public ; voir notre étude, Le
droit d’auteur français et le copyright américain. Fondements historiques, Thèse
Nantes 2000, no 283 et s. et no 367.
Mesures techniques de protection versus copie à usage privé
537
sont les libraires contestant les privilèges de leurs concurrents qui
invoquaient l’intérêt du public.
Cela est également vrai aujourd’hui. Les exploitants invoquant
l’intérêt du public ne sont plus les libraires20, mais les arguments
sont similaires. Aujourd’hui on invoque notamment le droit à l’information. De même le public, si on considère qu’il est constitué des
utilisateurs (ou amateurs, ou encore usagers) de créations intellectuelles, revendique de plus en plus désormais des « droits ». Nombre
de mélomanes ou de cinéphiles sont convaincus d’être titulaires d’un
« droit à la copie privée », sans d’ailleurs toujours connaître les
contours précis de la notion de « copie privée ». Le débat prend même
une dimension particulière puisque le « public » défend particulièrement les intérêts de ce que l’on peut nommer « la communauté des
consommateurs ». C’est, en effet, d’abord sur le terrain consumériste
que le « public » a exprimé son inquiétude, son incompréhension21 et
même, dans certains cas, son indignation. Le pas parfois pris par
l’approche consumériste sur l’approche culturelle, dans une certaine
confusion, a été critiqué par une partie de la doctrine22.
L’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle a donc
été interprété, par les usagers (constituant le « public »), comme le
droit pour chacun d’eux à pouvoir exiger la possibilité de copier
l’œuvre incorporée dans l’exemplaire acquis. Nombreux sont ceux
qui estiment avoir un véritable droit à copier librement, pour leur
usage, les œuvres de l’esprit. Le public est d’ailleurs conforté dans
son sentiment par le fait qu’il s’estime quitte face à l’auteur en
lui versant indirectement la rémunération pour copie privée23 au
moment de l’achat du support vierge. Ce qui, bien entendu, d’un
point de vue purement juridique, est une erreur. Mais on ne peut s’en
20. Il s’agit aujourd’hui essentiellement de producteurs d’œuvres audiovisuelles ou
d’entrepreneurs du domaine de l’informatique ainsi que des organismes de radiodiffusion.
21. Notamment en obtenant à l’encontre des exploitants des décisions judiciaires ne
statuant pas sur la copie privée mais uniquement sur le droit de la consommation et
notamment l’obligation d’information incombant au professionnel. – Voir Cour
d’appel de Versailles 1re chambre, 1re section 30 septembre 2004 : <legalis.net>. Sur
l’importance du consumérisme, voir V. NISATO, Le consommateur et les droits de
propriété intellectuelle,Thèse Avigon, 2005, spéc. no 295 sq. et 656 sq. (sur la copie
privée).
22. Ph. GAUDRAT et F. SARDAIN, « De la copie privé (et du cercle de famille) ou des
limites au droit d’auteur », Com. com. électr. 2005, Étude no 37, à la page 6.
23. Cet argument a d’ailleurs convaincu la Cour d’appel de Paris dans l’affaire Mulholland Drive.
538
Les Cahiers de propriété intellectuelle
étonner à une époque où le droit d’auteur est de moins en moins compris24. Cette « illusion »25 est sans doute due à la pratique désormais
répandue de la copie privée. On peut même sans être excessif parler,
dans certains cas, d’un dévoiement du bénéfice de l’exception de
copie privée. Que l’on songe, par exemple, à la circulation massive
des œuvres via les réseaux de « pair à pair ». Il est intéressant de
noter que le danger d’une dérive identique avait été signalé par certains auteurs à la veille de l’adoption de la loi du 11 mars 195726.
Pour certains auteurs, l’intérêt du public justifie l’exception
pour copie privée, présentée finalement comme un « droit » pour le
public. La copie privée fait-elle réellement partie des limitations fondées sur l’intérêt du public ? Les arguments avancés pour le soutenir
n’emportent pas la conviction. Néanmoins, on peut douter qu’il soit
possible de ne pas tenir compte de la part active que prennent
désormais les usagers dans les « nouvelles querelles » sur le droit
d’auteur. Comment ne pas tenir compte des revendications faites par
le « public » lui-même, alors qu’historiquement ses intérêts avaient
toujours été invoqués et « pris en compte » sans qu’il n’ait lui-même
pris part au débat ?
On peut se demander si le rôle actif des usagers (particulièrement dans leur approche consumériste de la question) n’a pas
conduit la jurisprudence à des décisions diversement accueillies. La
jurisprudence n’a pas, semble-t-il, apporté la clarté attendue et on
a pu critiquer les raisonnements dans lesquels elle s’est parfois...
« empêtrée »27.
24. P. SIRINELLI, « Le droit d’auteur. Un facteur clé pour le développement de la
société de l’information », CPI, vol. 17, no 2, 2005, à la page 357. Y. GENDREAU,
« The Image of Copyright », EIPR Vol. 28, no 4, 2006, à la page 209.
25. A. et H.-J. LUCAS, Traité de la propriété littéraire et artistique, 2e éd. (Paris, Litec,
2001), no 315, à la page 268.
26. M. SAPORTA, « Les reproductions mécaniques et leur usage privé », [oct. 1953]
Revue internationale du droit d’auteur. Cet auteur, qui ne faisait alors allusion
qu’aux reproductions mécaniques existantes en 1953 (microfiches et magnétophones), écrivait : « [...] l’usage dit ‘privé’ tend à se confondre, de plus en plus, avec un
certain usage public dans la mesure où l’accès des personnes privées aux œuvres de
l’esprit va se trouver facilité au point que le ‘public’ aura la possibilité de se prévaloir
de cette nuance juridique pour s’emparer en masse des créations intellectuelles »
(page 75).
27. V.-L. BÉNABOU, « Les routes vertigineuses de la copie privée au pays des protections techniques... À propos de l’arrêt Mulholand Drive », <www.Juriscom.net>, 30
mai 2005, à la page 3.
Mesures techniques de protection versus copie à usage privé
539
Épisode III : La jurisprudence s’emmêle ?
Entre un public, ou plutôt des amateurs, invoquant un droit à
la copie privée et des titulaires de droits demandant le respect des
mesures techniques de protection non reconnues par le législateur
national, les différentes juridictions ont rendu des décisions qui ont
pu surprendre ou, à tout le moins, laisser perplexe.
Dans un jugement du 10 janvier 2006, le Tribunal de Grande
Instance (TGI) de Paris affirme que les articles L. 122-5 (relatif au
droit d’auteur) et L. 211-3 (relatif aux droits voisins) n’instaurent
pas un droit à la copie privée mais une exception au droit exclusif de
l’auteur ou aux droits reconnus aux bénéficiaires des droits voisins28.
L’exception de copie privée, poursuit le tribunal, est d’ordre public et
s’impose aux titulaires de droit, quel que soit le support utilisé pour
effectuer ladite copie. Interprétant le code de la propriété intellectuelle à la lumière de la directive non encore transposée, le tribunal
procède ensuite au « triple test » et juge que les conditions posées par
l’article 5-5 de la directive sont satisfaites. Au visa de l’article 6-4 de
la directive, le jugement du tribunal de grande instance de Paris précise aussi que les mesures techniques de protection ne sont pas interdites pour autant qu’elles soient compatibles avec l’exception de
copie privée. En définitive, les titulaires de droits ne peuvent faire
disparaître « la limite fixée par le législateur ».
Dans une autre affaire, la Cour d’appel de Versailles29, confirmant la décision des premiers juges30, conclut au défaut d’information du consommateur par le titulaire des droits. Sur le plan
précis du droit d’auteur, la Cour d’appel de Versailles constate que le
demandeur ne rapporte aucunement la preuve du caractère illicite
de la mesure de protection technique. Cet arrêt, dont on a pu regretter le laconisme des motifs31, opte finalement pour une solution plus
prudente et plus orthodoxe.
28. TGI Paris, 10 janv. 2006, 5e Ch. Sect. 1 : <juriscom.net> ; Com. com. électr. 2006,
comm. No 41, obs. C. Caron ; Legipresse, no 229, mars 2006, I, à la page 29 ; Propr.
intell. 2006, no 19, à la page 179, note A. Lucas.
29. CA Versailles 3e ch., 15 avril 2005 : Propr. intell. 2005, no 16, à la page 340, obs. A.
Lucas et P. Sirinelli.
30. TGI Nanterre 6e ch. 2 sept. 2003 : D. 2003, somm. P. 2824, obs. Le Stanc ; Expertises
2003, à la page 358 ; Com. Com. Electr. 2004, comm. No 108, note L. Grynbaum ;
Propr. intell. 2003, no 9, à la page 389, obs. P. Sirinelli.
31. A. Lucas et P. Sirinelli, observations sous cet arrêt.
540
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La séquence jurisprudentielle la plus connue est sans doute
celle relative au DVD du film Mulholland Drive. En première instance, le TGI de Paris32 a, notamment, affirmé que l’acquéreur d’un
DVD ne bénéficie d’aucun « droit » à la copie privée et jugé que la
copie privée d’un film sur support numérique porte une atteinte
anormale à l’exploitation de l’œuvre qui y est incorporée. Le tribunal
a, pour motiver sa décision, procédé au « triple test » (ou test des trois
étapes), se basant sur l’article 9-2 de la convention de Berne.
Ce jugement est infirmé par la Cour d’appel de Paris33 qui, procédant également au test des trois étapes (à la lumière de la directive
DADVSI), a jugé qu’il n’avait pas été démontré que la copie privée
d’un support numérique portait atteinte à l’exploitation normale de
l’œuvre. L’exception pour copie privée, a rappelé la cour, ne concerne
pas les seuls supports analogiques.
La Cour d’appel de Paris, différemment composée, aura à se
prononcer à nouveau dans cette affaire puisqu’un arrêt de cassation34 vient d’être rendu par la juridiction suprême, qui renvoie les
parties devant la Cour d’appel de Paris. Selon la Cour de cassation,
interprétant la loi française à la lumière de la directive DADVSI,
« l’atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, propre à faire écarter
l’exception de copie privée s’apprécie au regard des risques inhérents
au nouvel environnement numérique quant à la sauvegarde des
droits d’auteur et de l’importance économique que l’exploitation de
l’œuvre, sous forme de DVD, pour l’amortissement des coûts de
production cinématographique ». On attend donc avec beaucoup
d’intérêt la prochaine décision de la Cour d’appel de Paris dans cette
affaire.
32. TGI Paris 3e ch., 2e sect., 30 avril 2004, Stéphane P., UFC Que Choisir / société
Films Alain Sarde et autres « Mulholland drive » : <legalis.net> ; Com. com. électr.
2004, comm. No 85, note C. Caron ; Légipresse 2004, III, à la page 148, note M.
Vivant et G. Vercken ; RTD com. 2004, à la page 486, obs. F. Pollaud-Dulian ; JCP
G. 2004, II, 10135, note C. Geiger ; [oct. 2004] Revue internationale du droit d’auteur
323 (jugement), à la page 253 (comm. A. Kéréver).
33. CA Paris 4e ch., 22 avr. 2005, P. Stéphane, UFC Que Choisir / société Films Alain
Sarde et autres « Mulholland Drive » : Propr. intell. 2005, no 16, à la page 340, obs.
A. Lucas et P. Sirinelli ; [janv. 2006] Revue internationale du droit d’auteur 375
(arrêt), à la page 303 (comm. A. Kéréver).
34. C. Cass, Civ. 1re ch. 28 fév. 2006 Stéphane P., UFC Que Choisir / société Films Alain
Sarde et autres « Mulholland drive » :<legalis.net> ; D. 2006, à la page 784, note J.
Deleau ; Gaz. Pal. 5-7 mars 2006, à la page 6, avis D. Sarcelet ; Com. com. électr.
2006, comm. No 86, note C. Caron ; Propr. intell. 2006, no19, à la page 179, note A.
Lucas.
Mesures techniques de protection versus copie à usage privé
541
On peut déjà faire un premier constat, particulièrement concernant les décisions des juges du fond. D’abord, on peut souligner la
tendance à rappeler que la copie privée n’est pas un droit (subjectif)
dont serait bénéficiaire l’usager ; affirmation que les juges contredisent aussitôt en reconnaissant finalement un véritable droit à la
copie privée. Ensuite, on peut relever une inclination à l’appréciation
in abstracto au-delà du litige particulier soumis aux juges. Enfin, et
surtout, le test des trois étapes a été dans toutes ces décisions, ou
presque, la principale règle sur laquelle s’est appuyée la jurisprudence. Pourtant, cette règle s’imposait plutôt au législateur. Tel est
du moins l’avis d’une doctrine largement majoritaire.
Épisode IV : La doctrine se divise ?
Jouant son rôle dans ce feuilleton juridique, la doctrine a fait
entendre sa voix. Ce sont en réalité plusieurs voix, divergentes, qui
se sont fait entendre pour proposer différentes voies. Praticiens et
chercheurs y sont allés de leurs calames, rivalisant d’arguments pertinents, affinant leurs raisonnements au fil des chroniques, des
notes et des observations. Les colonnes des revues gardent ainsi
quelques séquences de ce rôle, précieux comme toujours, joué par la
doctrine35.
Les avis divergent sur bien des points. Ainsi, la nature de cette
limitation au droit d’auteur et son éventuel maintien dans l’environnement numérique. Si la voie principale du retour pur et simple
au droit exclusif constitue l’une des propositions, d’autres pistes ont
aussi été suggérées36. Une partie importante de la doctrine s’accorde
à voir dans la copie privée autre chose qu’un droit reconnu par le
35. Parmi une littérature abondante, voir notamment Y. GAUBIAC et J. GINSBURG,
« L’avenir de la copie privée numérique en Europe », Com. com. électr. 2000, no 1,
2000, à la page 9 ; M. BUYDENS et S. DUSSOLIER, « Les exceptions au droit
d’auteur dans l’environnement numérique : évolutions dangereuses », Com. com.
électr. 2001, chr. no 22, à la page10 ; G. VERCKEN, « La copie privée et le multimédia : quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt », Légipresse 2001, no 187,
à la page 1666 ; F. SARDAIN, « Repenser la copie privée des créations numériques »,
JCP E 2003, étude 584, à la page 646 ; C. CARON, « Les clairs obscurs de la rémunération pour copie privée », D. 2001, chr., à la page 3421 ; V.-L. BÉNABOU, « Les routes vertigineuses de la copie privée au pays des protections techniques... À propos de
l’arrêt Mulholland Drive », <www.juriscom.net> 30 mai 2005 ; C. VILMART,
« Copie privée : Il faut raison garder et appliquer la loi ! », JCP E 2006, I, 148.
36. Ainsi, le professeur André Lucas qui, tout en soulignant l’argument juridique pouvant justifier un retour pur et simple au droit exclusif, proposait plutôt une adaptation. Voir A. LUCAS, Droit d’auteur et numérique (Paris, Litec, 1999), aux pages
193 et s.
542
Les Cahiers de propriété intellectuelle
législateur à l’usager ou au « public ». Pour une majorité de jurisconsultes, il n’y a pas de doute sur ce point. Une autre partie de la doctrine tend néanmoins à affirmer le contraire.
Un autre point divise la doctrine. Il s’agit de la notion d’usage
privé. À côté d’une interprétation restrictive, et plutôt orthodoxe,
existe une interprétation large, qui se réclame de l’esprit de la loi.
D’un côté, on s’en tient à la seule licéité de l’usage de la copie par le
copiste ; de l’autre, on entend par « usage privé » celui réalisé dans le
cercle de famille et parfois même au-delà.
On peut aussi, parmi les interrogations sur lesquelles les avis
sont partagés, relever la question de l’origine de l’exemplaire ayant
permis la copie de l’œuvre. Dans une approche (trop ?) restrictive,
certains auteurs considèrent que l’exemplaire original doit avoir été
acquis par le copiste. Pour d’autres, la copie est licite tant que
l’original n’a pas été acquis de manière frauduleuse. Selon une partie
de la doctrine, il n’est pas possible d’ignorer l’environnement numérique et son impact économique. Certains auteurs ont par exemple
soulevé la question, au demeurant pertinente, du régime particulier
de certains supports numériques tels que les logiciels ou les bases de
données électroniques. Pourquoi ne pas, s’interrogent-ils, prévoir
des règles similaires lorsque ce sont des œuvres musicales ou audiovisuelles qui sont incorporées dans des supports numériques37 ? À
cet argument, il faut ajouter celui relatif à l’imperfection de la compensation censée limiter le manque à gagner subi par le titulaire des
droits. La rémunération pour copie privée est imparfaite aussi bien
en amont qu’en aval. En amont, par les critères retenus pour son
assiette ; en aval, par ceux retenus pour sa répartition.
L’avenir de la rémunération pour copie privée est, d’une certaine manière, lié à celui de la copie privée. Son existence et son
extension à certains supports numériques servent d’argument aux
défenseurs du « droit » à la copie privée. L’argument n’est pas décisif.
En effet, la rémunération pour copie privée est une solution proposée
aux auteurs, faute de mieux. Par ailleurs, elle ne concerne pas tous
les supports numériques38. Cependant, à juste titre, la question du
37. Y. GAUBIAC et J.C. GINSBURG, « L’avenir de la copie privée numérique en
Europe », Com. com. électr. 2000, chron. no 2, à la page 9.
38. Y. GAUBIAC et J.C. GINSBURG, « L’avenir de la copie privée numérique en
Europe », Com. com. électr. 2000, chron. no 2, à la page 9.
Mesures techniques de protection versus copie à usage privé
543
maintien de cette rémunération lorsque la copie est impossible a été
posée39.
Pour une autre partie de la doctrine, plus qu’une simple tolérance, l’exception pour copie privée est un droit et ne saurait, en tout
état de cause, être tributaire des évolutions techniques40. La différence entre « exception » pour copie et « droit » de copie, soulignée par
certains et même affinée par d’autres41, est jugée sans conséquence
par une partie de la doctrine. La question concrète se résumant, il est
vrai, au fait de savoir si la copie privée (numérique) est ou non licite.
Pour autant, le bénéficiaire d’une exception peut-il se prévaloir d’une
« prérogative » à l’égard d’un titulaire de droit ? Par ailleurs, cette
distinction ne s’avérera-t-elle pas utile si le juge est amené, comme
l’y autorisera désormais la loi42, à procéder au triple test ?
Tirant argument d’une jurisprudence rendue en matière de
reprographie, certains auteurs ont tenté de rappeler que le législateur de 1957 n’ignorait pas les moyens modernes de reprographie et
qu’il n’avait pas jugé utile de les exclure et que, surtout, la loi ne peut
s’interpréter dans un sens qui « annihilerait l’essor des moyens
modernes de reproduction »43. En réalité, le législateur de 1957 avait
jugé, à tort selon certains, sans grande conséquence ces moyens
modernes de copie. C’est un élément dont il faut bien tenir compte
avant de considérer le « public » comme bénéficiaire d’un « droit » à la
copie privée. En effet, le législateur n’avait pas envisagé l’ampleur et
l’impact des évolutions technologiques futures. Il semble, aujourd’hui, être plus prudent.
Épisode V : Happy End « législatif » ?
En réalité, le texte à transposer par le législateur n’était pas de
la plus grande clarté44. Il n’est pas certain que la clarté soit le point
39. Aux termes de la loi, la tâche en reviendra, dans une large mesure, à la Commission
de la copie privée (article 14 de la loi du 1er août 2006).
40. C. ROJINSKY, « La copie privée, point d’équilibre du droit d’auteur », <www.juriscom.net>.
41. G. GAUDRAT et F. SARDAIN, « De la copie privé (et du cercle de famille) ou des
limites au droit d’auteur », Com. com. électr. 2005, Etude no 37, à la page 6.
42. Et comme l’y oblige, de toute façon, hélas, le droit communautaire (voir sur ce point
Propr. intell. 2006, no 19, à la page 179, note A. Lucas.
43. Voir C. ROJINSKY, « La copie privée, point d’équilibre du droit d’auteur »,
<www.juriscom.net>, qui s’appuie sur TGI Paris, 28 janvier 1974, D. 1974, Jur. 337,
note H. Desbois.
44. G. VERCKEN, « La protection des dispositifs techniques (II) – Recherche clarté
désespérément. À propos de l’article 6.4 de la directive du 22 mai 2001 », Propr.
intell., 2002, no 2, à la page 52.
544
Les Cahiers de propriété intellectuelle
fort de la loi du 1er août 2006 (loi no 2006-961) transposant la directive.
L’article 8 du projet de loi adopté à l’assemblée disposait : « le
droit au bénéfice de l’exception pour copie privée est garanti »45. La
version initiale du projet ne prévoyait pas cette affirmation solennelle d’un « droit » au bénéfice de l’exception. L’allusion à un « droit »
a été abandonnée par le Sénat et ne figure pas dans la loi.
Aux termes du projet de loi, les titulaires des droits devaient,
dans un délai raisonnable, prendre des mesures nécessaires pour
permettre aux personnes ayant eu licitement accès à l’œuvre de
bénéficier de l’exception pour copie privée46. Le texte définitif ne
porte plus l’exigence d’un « délai raisonnable » mais n’a pas complètement abandonné l’idée. Le nouvel article L. 331-9, issu de l’article 16
de la loi, prévoit, en effet, que les titulaires de droits qui protègent
leurs « œuvres » par des MTP prennent « les dispositions utiles pour
que leur mise en œuvre ne prive pas les bénéficiaires des exceptions
de l’article L. 331-8 [dont la copie privée] de leur exercice effectif ».
Encore faudra-t-il que l’exception (ou plutôt son bénéfice effectif) ne
porte pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ni ne cause un
préjudice injustifié aux intérêts légitimes des titulaires de droit. Est
également prévue, pour les titulaires de droits, la possibilité de
prendre des mesures permettant de limiter le nombre de copies. La
précision du nombre de copies autorisées revient à l’autorité de régulation des mesures techniques. La loi précise que le bénéfice effectif
de l’exception peut être subordonné à l’accès licite à l’œuvre ou à
l’objet protégé (nouvel article L. 331-9 du code de la propriété intellectuelle). Le projet adopté par l’assemblée exigeait expressément
cette condition de licéité de l’accès à l’œuvre copiée.
Il est probable que la solution ne satisfera ni les défenseurs de
la copie privée, ni ceux qui, à l’inverse, auraient souhaité que l’on
reconsidère cette « tolérance ». Les uns pourraient l’interpréter, du
45. La version initiale du projet ne prévoyait pas cette proclamation d’un « droit à bénéficier d’une exception ».
46. Ce que permet l’article 6.4 de la directive. L’obligation pour les titulaires de droit de
prendre des mesures permettant l’accès à l’œuvre n’est imposée par la directive que
pour certaines exceptions dites « privilégiées » et dont ne fait pas partie l’exception
de copie privée. D’autres législateurs se sont abstenus de « garantir » l’exception de
copie privée. Voir sur ce point J. CORBET, « La transposition en droit belge de la
directive droit d’auteur dans la société de l’information », [oct. 2005] Revue internationale du droit d’auteur 5, aux pages 57-59 ; G.W. G. KARNELL, « La transposition
en Suède de la directive européenne sur la société de l’information », [oct. 2005]
Revue internationale du droit d’auteur 160, aux pages 222-224.
Mesures techniques de protection versus copie à usage privé
545
moins à la lumière de la décision de la Cour de cassation dans
l’affaire Mulholland Drive, comme risquant de signifier l’impossibilité47 de la copie privée numérique. Les autres seraient enclins à
y voir la possibilité au cas par cas, mais de manière (trop) fréquente,
d’empêcher au titulaire de droit de contrôler l’utilisation de son
œuvre.
En somme, le schéma peut être le suivant : le titulaire de droits
met sur le marché un support contenant une œuvre et comportant
des mesures techniques de protection. Un utilisateur désire en faire
une copie pour un usage privé. S’il y a eu accès licite (y compris
en l’empruntant ?), l’utilisateur (y compris par l’intermédiaire d’une
personne morale agréée pour le représenter) peut éventuellement
saisir l’Autorité de régulation des mesures techniques qui devra statuer dans les deux mois. Si cette Autorité ne rend pas une décision
conforme à ses souhaits, il pourra alors introduire un recours suspensif devant la Cour d’appel de Paris. À l’inverse, si l’Autorité de
régulation des mesures techniques enjoint au titulaire des droits de
prendre les mesures nécessaires pour permettre la copie, c’est ce
dernier qui pourrait former un recours.
La Cour d’appel de Paris vérifiera alors, notamment, que l’exercice effectif par l’usager de son « bénéfice de l’exception pour copie
privée » ne porte pas un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de
l’auteur. Quid de la justification du préjudice, s’agissant d’une personne désirant enregistrer pour l’écouter dans son véhicule une compilation d’œuvres musicales, par exemple ? Pour extraire d’un CD
quelques chansons, se lancera-t-elle dans la procédure, plutôt compliquée, prévue par la nouvelle loi ? L’appréciation du « bénéfice
effectif de la copie privée » devra, sans doute, tenir compte du secteur
de création en cause.
Concernant le test des trois étapes, certains législateurs ont,
lors de la transposition de la directive, écarté son application par le
juge48. Le texte français prévoit que l’article L. 122-5 comportera un
47. « La fin » ou la « mort » de la copie privée, diront même certains.
48. Même si ces législateurs n’excluent pas que la jurisprudence s’en éclaire. Voir
notamment les cas belge et néerlandais : J. CORBET, « La transposition en droit
belge de la directive droit d’auteur dans la société de l’information », [oct. 2005]
Revue internationale du droit d’auteur 5, à la page 27 ; F. BRISON et B. MICHAUX,
« La loi du 22 mai 2005 adapte le droit d’auteur au numérique », A. & M. 3/2005, à la
page 212 ; S. DUSSOLIER, « Les nouvelles dispositions belges en matière de protection technique du droit d’auteur et des droits voisins », A. & M. 6/2005, à la page
532 ; B. HUGENHOLTZ, « La transposition aux Pays-Bas de la directive 2001/
29/CE », [oct. 2005] Revue internationale du droit d’auteur 116, à la page 126.
546
Les Cahiers de propriété intellectuelle
alinéa (alinéa 9) disposant que les exceptions énumérées à cet article
« ne peuvent porter atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, ni
causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur ». La
conséquence de ce changement n’est pas anodine. En effet, en disposant ainsi, le législateur confie expressément à la jurisprudence la
tâche d’apprécier la licéité d’une copie privé sur la base du test prévu
par la directive DADVSI. On peut penser qu’il s’agira pour le juge
d’apprécier in concreto l’impact ou l’ampleur de l’atteinte que peut
constituer la copie privée vis-à-vis des droits de l’auteur49. D’une
certaine manière, la jurisprudence a donc, par anticipation, commencé à jouer son rôle.
La lecture de la nouvelle loi ne permet pas (d’emblée) de dire
que la question de la confrontation entre la protection des mesures techniques et l’exception de copie privée a trouvé (enfin) une
(heureuse) réponse. Peut-on, néanmoins, en espérer un heureux épilogue ?
Épisode VI : Épilogue
Impossible, à ce jour, de dire ce qu’il adviendra de l’application
de la nouvelle loi. Difficile de savoir si le législateur ne devra pas
intervenir de sitôt. Les mesures techniques évolueront et le législateur s’y adaptera peut-être. L’évolution des mesures techniques
pourrait aussi conduire, de facto, à un nouvel équilibre.
En attendant, c’est par un organe devant privilégier « la conciliation » que le législateur espère aboutir à un compromis. C’est sans
doute dans le cadre de la procédure des nouveaux articles L 331-8 à L
331-16 que certaines questions se dénoueront, certains doutes se dissiperont, certains points s’éclairciront. Par exemple qu’est-ce qu’un
accès licite à une œuvre ? Dans quel cas, malgré l’accès licite à
l’œuvre, le « bénéfice de l’exception de copie privée » ne pourra être
exercé pour cause, par exemple, d’atteinte à l’exploitation normale
de l’œuvre ? Le projet adopté par l’assemblée reconnaissait un « droit
au bénéfice de l’exception de copie privée » à l’article 8 du projet de
loi. On pouvait craindre que l’affirmation par le législateur d’un
« droit » au bénéfice de l’exception ne conforte les utilisateurs dans
leur « illusion » ou, pis (ou mieux50) encore, que finalement le « droit »
à la copie privée soit consacré. L’affirmation d’un « droit » au bénéfice
de l’exception a été retirée par le Sénat. On peut cependant se
demander si l’idée ne demeure pas, en filigrane tout au moins. La
49. Voir, déjà, l’avis de D. SARCELET dans Gaz. Pal. 5-7 mars 2006, à la page 6.
50. Selon le point de vue où l’on se place.
Mesures techniques de protection versus copie à usage privé
547
copie privée demeure, en effet, « garantie » par le législateur (nouvel
L.331-8 du Code de la propriété intellectuelle).
Dans l’appréciation du préjudice éventuel porté à l’exploitation
normale de l’œuvre, le juge devra notamment s’intéresser à la destination de la copie. Se posera alors la question de la notion d’usage
privé. Son acception large défendue par une partie de la doctrine prévaudra-t-elle sur l’approche orthodoxe ?
Le rôle désormais actif du « public » signalé plus haut a considérablement pesé sur le cours de ce feuilleton. Et, au chapitre de la
copie privée, il n’est pas inutile de relever que le ministre de la culture, dans son discours du 7 mars 2006 devant l’assemblée nationale,
a déclaré que « la préservation du droit à la copie privée51, que le passage au numérique ne doit pas remettre en cause, fait partie du nouvel équilibre du texte »52.
Finalement, la question se résoudra au cas par cas, du moins en
théorie, sur le fondement du test des trois étapes.
On peut dire que le législateur a au moins tenté, avec sans
doute moins de hardiesse que certains l’auraient espéré, de ménager
les intérêts en cause. La loi n’est pas uniquement le résultat d’un raisonnement juridique. Elle prend, en réalité, en compte des considérations sociales (dont, sans doute, les « revendications » du public).
Par ailleurs, elle introduit une dose de pragmatisme, même si finalement elle s’en remet, beaucoup, à la possibilité de résoudre la question à partir des sources complémentaires du droit d’auteur53. Tout
dépendra donc de l’Autorité de régulation des mesures techniques et
de la Cour d’appel de Paris, mais aussi, assurément, des principaux
acteurs que seront les titulaires de droits et le « public » (les usagers)54.
Certains le déploreront sans doute et, dans une certaine
mesure, à juste titre. Peut-être le législateur pourra-t-il, au moins, se
targuer d’avoir franchi une étape et faire siens ces vers d’un célèbre
fabuliste : « J’ai du moins ouvert le chemin ; d’autres pourront y
mettre la dernière main »55.
51. Nos italiques.
52. <www.culture.gouv.fr/culture/actualites/conferen/donnedieu/davsi070306.html>.
53. Sur l’importance de ces sources, voir X. Près, Les sources complémentaires du droit
d’auteur (Paris, PUAM, 2004).
54. Du fait, notamment, de leur rôle dans la procédure devant la nouvelle autorité instituée par la loi, puis, éventuellement, devant la Cour d’appel de Paris.
55. J. DE LA FONTAINE, Epilogue (Fables) Livre onzième.
Vol. 18, no 3
La notion d’épuisement des
droits : évolution et rôle actuel
en commerce international
Sophie Verville*
1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 551
2. L’évolution de la notion d’épuisement des droits de
propriété intellectuelle en commerce international . . . . . 553
2.1 Les applications variées de la notion . . . . . . . . . . 554
2.1.1
2.1.2
L’épuisement des droits au Canada . . . . . . 554
2.1.1.1
Marques de commerce . . . . . . . . 554
2.1.1.2
Droit d’auteur. . . . . . . . . . . . . 555
2.1.1.3
Brevets . . . . . . . . . . . . . . . . 556
L’épuisement des droits aux États-Unis. . . . 557
2.1.2.1
Marques de commerce . . . . . . . . 557
2.1.2.2
Droit d’auteur. . . . . . . . . . . . . 559
© Sophie Verville, 2006.
* Avocate, l’auteure est doctorante en droit ; sa thèse, réalisée en cotutelle auprès de
l’Université Laval et de l’Université Montpellier I, porte sur la disponibilité juridique des marchandises et la propriété intellectuelle dans la vente internationale.
549
550
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.1.2.3
2.1.3
Brevets . . . . . . . . . . . . . . . . 560
L’épuisement des droits en Europe . . . . . . 562
2.1.3.1
Marques de commerce . . . . . . . . 563
2.1.3.2
Droit d’auteur. . . . . . . . . . . . . 565
2.1.3.3
Brevets . . . . . . . . . . . . . . . . 566
2.2 Les difficultés d’intégration de la notion au sein
d’accords internationaux . . . . . . . . . . . . . . . . 567
2.2.1
L’Accord sur les aspects des droits de propriété
intellectuelle qui touchent au commerce . . . 568
2.2.1.1
Les négociations qui ont mené à
l’article 6 de l’Accord . . . . . . . . . 568
2.2.1.2
Le texte final de l’article 6
de l’Accord. . . . . . . . . . . . . . . 570
2.2.2
Le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et
le Traité de l’OMPI sur les interprétations et
exécutions et les phonogrammes. . . . . . . . 572
2.2.3
L’Accord sur le libre-échange
nord-américain . . . . . . . . . . . . . . . . . 574
3. Le rôle actuel de la notion d’épuisement des droits de
propriété intellectuelle en commerce international . . . . . 576
3.1 Le contrôle des importations parallèles par la
conception étatique de l’épuisement . . . . . . . . . . 576
3.1.1
Le contexte des importations parallèles . . . . 576
3.1.2
L’influence de la portée retenue de la notion
d’épuisement . . . . . . . . . . . . . . . . . . 578
3.2 Le contrôle des importations parallèles par les
stipulations contractuelles . . . . . . . . . . . . . . . 579
4. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 581
1. Introduction
Les droits de propriété intellectuelle ont été pensés comme
des compléments au commerce, comme une façon d’encourager les
échanges commerciaux1. Pourtant, ils posent un problème d’équilibre entre la protection de l’exclusivité territoriale conférée par titre
de propriété intellectuelle et l’objectif de libre circulation des biens
et services qui fait l’objet d’accords internationaux fondamentaux.
À titre de monopoles d’exploitation, les droits de propriété intellectuelle constituent des entraves à la libre circulation des marchandises. Or, dans l’optique d’équilibrer les divers intérêts en cause, une
limite importante à l’exclusivité a été élaborée : l’épuisement des
droits de propriété intellectuelle 2.
L’épuisement des droits est provoqué par la première mise en
marché du produit et fait perdre au titulaire du droit de propriété
intellectuelle le contrôle sur la circulation ultérieure de ce produit.
En revanche, la première mise en marché lui est réservée exclusivement ; l’épuisement des droits entre donc en action une fois la première mise en marché légitime effectuée, c’est-à-dire directement
par le titulaire du droit de propriété intellectuelle ou avec son
consentement.
1. L’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (ci-après « OMPI ») souligne
d’ailleurs le potentiel important de la propriété intellectuelle à générer la croissance économique ; voir « Message de M. Kamil Idris, Directeur général de
l’OMPI », [En ligne] <http://www.wipo.int/about-wipo/en/dgo/wipo_pub_888_ preface.pdf> (page consultée le 19 juin 2006) ; Conférence des Nations Unies sur le
commerce et le développement, « Politique de concurrence et exercice des droits de
propriété intellectuelle », Rapport révisé par le Secrétariat de la CNUCED (TD/
B/COM.2/CLP/22, 8 mai 2001), à la page 24.
2. Référant à la célèbre analogie entre l’épuisement des droits et un citron qui, une
fois pressé, ne produit plus de jus, Yves Gaubiac rappelle les origines allemandes
du concept, qui remonte au début du XXe siècle ; « The Exhaustion of Rights in the
Analogue and Digital Environment », Copyright Bulletin Vol. XXXVI, No. 4,
October-December 2002, § 2, [En ligne] <http://unesdoc.unesco.org/images/0013/
001397/139700E.pdf#page=2> (page consultée le 19 juin 2006).
551
552
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Après cette première commercialisation, l’acquéreur du bien
pourra l’utiliser et le céder à son tour, sans que le titulaire du droit de
propriété intellectuelle ne puisse s’opposer à cette circulation :
The doctrine of exhaustion addresses the point at which the
IPR holder’s control over the good or service ceases. This termination of control is critical to the functioning of any market
economy because it permits the free transfer of goods and
services. Without an exhaustion doctrine, the original IPR
holder would perpetually exercise control over the sale, transfer or use of a good or service embodying an IPR, and would control economic life.3
La notion d’épuisement des droits joue donc un rôle déterminant dans la façon dont la propriété intellectuelle affecte le mouvement des biens et services en commerce international. La logique de
cette limite au monopole du titulaire tient au rendement économique
de ses efforts de développement et de ses investissements qui est
assuré par l’exclusivité de la première commercialisation.
L’épuisement des droits marque en fait une distinction entre
l’objet corporel et le caractère immatériel de la propriété intellectuelle. Alors que la propriété d’un objet corporel s’identifie aux limites physiques de ce dernier, le caractère intangible de la propriété
intellectuelle ne permet pas une telle identification de l’emprise juridique4. Le droit immatériel ne s’incorpore pas à la chose vendue,
certes, mais il y demeure lié, que ce soit par un symbole de sa provenance (marque de commerce), par le processus inventif qui y est
incorporé (brevet), par ses caractéristiques visuelles touchant la
forme, le motif ou les éléments décoratifs (dessin industriel), par
l’œuvre littéraire et artistique ou encore par le programme d’ordinateur qui en fait l’intérêt (droits d’auteur). Puisqu’une réserve de
contrôle en faveur du titulaire du droit de propriété intellectuelle sur
l’objet physique malgré sa vente subséquente affecterait de manière
abusive la propriété d’une tierce personne dans cet objet, il faut délimiter clairement les limites du monopole octroyé au titulaire. La
notion d’épuisement vise ainsi à fixer l’une de ces limites en conjuguant la séparation de l’objet matériel du caractère intangible de la
propriété intellectuelle qui y est liée.
3. UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), à la page 93.
4. Jacques RAYNARD, « Propriétés incorporelles : un pluriel bien singulier », dans
Mélanges J.-J. Burst, (Paris, Litec, 1997) 527, à la page 538.
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
553
Par ailleurs, l’épuisement des droits peut être national, régional ou international. Dans le premier cas, la mise en marché faite
dans un pays produira l’épuisement sur ce territoire uniquement.
Dans le second, les conséquences de l’épuisement seront étendues au
territoire de tous les pays parties à une entente régionale à cet effet
si la première mise en marché est réalisée sur le territoire de l’un des
pays membres (en matière de marques de commerce au sein de
l’Union européenne, par exemple). Enfin, l’épuisement international
implique des conséquences à l’échelle mondiale dès qu’une première
mise en marché est réalisée, peu importe l’endroit où elle a lieu.
La détermination de la portée de l’épuisement provoqué par
une première mise en marché est donc très importante en commerce
international. C’est en principe selon le droit national pertinent qu’il
convient de s’assurer qu’un titulaire est ou non fondé à entraver
l’importation, l’exportation ou le transit des marchandises sur un
territoire. Or, les droits nationaux présentent sur le sujet des disparités significatives. Bien que la notion générale d’épuisement des
droits soit commune à de nombreux droits nationaux, son régime est
loin de faire l’objet d’un traitement uniforme.
Aussi, le développement de la notion en commerce international s’est réalisé difficilement. La notion est connue et insérée
dans certains accords internationaux, mais ses développements plus
détaillés se rapportent essentiellement aux droits nationaux. Par
ailleurs, la notion d’épuisement en commerce international affecte
de manière fondamentale la dynamique de la libre concurrence, ce
qui justifie le fait que les États ont des conceptions variées quant à sa
portée territoriale.
2. L’évolution de la notion d’épuisement des droits de
propriété intellectuelle en commerce international
Les ententes internationales plus anciennes, telles que la Convention de Paris5 et la Convention de Berne6, ne se prononcent pas
5. Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle du 20 mars
1883, révisée à Bruxelles le 14 décembre 1900, à Washington le 2 juin 1911, à La
Haye le 6 novembre 1925, à Londres le 2 juin 1934, à Lisbonne le 31 octobre 1958, à
Stockholm le 14 juillet 1967 et modifiée le 28 septembre 1979 (OMPI, WO020FR).
6. Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques du
9 septembre 1886, complétée à Paris le 4 mai 1896, révisée à Berlin le 13 novembre
1908, complétée à Berne le 20 mars 1914 et révisée à Rome le 2 juin 1928, à Bruxelles le 26 juin 1948, à Stockholm le 14 juillet 1967, à Paris le 24 juillet 1971 et
modifiée le 28 septembre 1979 (OMPI, WO001FR).
554
Les Cahiers de propriété intellectuelle
sur la question de l’épuisement des droits. Plus récemment, la notion
a été reconnue et insérée au sein de certains accords, quoique de
manière assez superficielle. En fait, les développements de la notion
au sein des droits nationaux révèlent d’importantes variations d’application, ce qui explique l’incorporation assez limitée qui en a été
faite au sein d’accords internationaux.
2.1 Les applications variées de la notion
Les variations sur la notion d’épuisement tiennent tant au
déclenchement du mécanisme (i.e., à la légitimité de la mise en marché) qu’à la portée de ses effets (i.e., épuisement national, régional ou
international). À ce sujet, un bref rappel des aménagements de la
notion réalisés au Canada, aux États-Unis et au sein de l’Union
européenne permettent de constater la variété des applications possibles. Par ailleurs, des variations en fonction des types de droits de
propriété intellectuelle au sein de ces systèmes juridiques sont également observables. Nous nous attacherons à cet égard aux applications courantes de l’épuisement en matière de marques de
commerce, de droit d’auteur et de brevets.
2.1.1 L’épuisement des droits au Canada
Les applications de la notion d’épuisement des droits au
Canada sont relativement récentes. Montrant une certaine ouverture sur les marchés en matière de marques de commerce, l’épuisement international y est en vigueur, alors que l’épuisement est
limité à une échelle nationale en matière de droit d’auteur et, généralement, de brevets.
2.1.1.1 Marques de commerce
Depuis le milieu des années 80, les tribunaux canadiens7
admettent qu’un titulaire de droits de propriété intellectuelle dans
une marque au Canada ne peut empêcher l’importation parallèle de
marchandises marquées lorsqu’elles ont été légalement acquises à
l’étranger du propriétaire de la marque au Canada ou avec son
consentement8. Il s’agit donc d’une consécration de l’épuisement
7. La Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), c. T-13, est pour sa part muette
sur la question de l’épuisement.
8. Coca-Cola Ltd. c. Pardhan (1999), 85 C.P.R. (3d) 489 (C.A.F.) (permission d’appel
refusée (2000), 256, N.R. 1977 (note) (C.S.C.)) ; Smith & Nephew Inc. c. Glen Oak
Inc. (1996), 68 C.P.R. (3d) 153 (C.A.F.) ; Consumers Distributing Co. Ltd. c. Seiko
Time Canada Ltd. [1984] 1 R.C.S. 583 ; Kelly GILL et R. Scott JOLLIFFE, Fox on
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
555
international. Le juge Hugessen, pour la Cour d’appel fédérale,
expliquait à ce sujet : « Goods which originate in the stream of commerce with the owner of a trade-mark are not counterfeit or infringing goods simply because they may have arrived in a particular
geographical market where the trade-mark owner does not wish
them to be distributed »9.
Par ailleurs, l’épuisement vaut pour les biens qui ne présentent
pas de différences substantielles par comparaison avec ceux commercialisés par le titulaire au Canada10. En d’autres termes, si le
client obtient exactement ce à quoi il doit s’attendre du fait de la présence de la marque, il n’y a pas lieu de limiter la concurrence
commerciale.
2.1.1.2 Droit d’auteur
La notion d’épuisement en droit d’auteur produit des effets plus
limités. La première limite tient à la nature des actes exclusifs réservés au titulaire – et n’est donc pas, en principe, réservée au droit
canadien. Conformément au concept d’épuisement, le titulaire perdra son droit de contrôler toute revente ou commercialisation subséquente du support matériel sur lequel l’œuvre est fixée. Par contre,
ses autres droits, comme le droit exclusif d’autoriser la reproduction
de l’œuvre sur un autre support, le droit d’adapter l’œuvre ou ses
droits moraux11, ne seront pas affectés.
Mais de manière plus spécifique au droit canadien, la législation pertinente ainsi que les décisions rendues par les tribunaux
canadiens12 limitent la portée de l’épuisement du droit d’auteur à
Canadian Law of Trade Marks and Unfair Competition, 4e éd., (Toronto, Carswell, 2004), aux pages 12-33 à 12-35 ; Jean-Sébastien BRIÈRE, « Importations
parallèles : quand les marchés gris nous en font voir de toutes les couleurs ! » dans
Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements
récents en propriété intellectuelle, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2002, aux
pages 132-133 ; Sheldon BURSHTEIN, The Corporate Counsel Guide to Intellectual Property Law (Aurora, Canada Law Book, 2000), à la page 70.
9. Smith & Nephew Inc. c. Glen Oak Inc. (1996), 68 C.P.R. (3d) 153 (C.A.F.), § 11
et 14.
10. Smith & Nephew Inc. c. Glen Oak Inc. (1996), 68 C.P.R. (3d) 153 (C.A.F.) ; Consumers Distributing Co. Ltd. c. Seiko Time Canada Ltd., [1984] 1 R.C.S. 583.
11. Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), c. C-42, articles 3 et 14.1.
12. Fly By Nite Music Co. c. Record Wherehouse Ltd. (1975), 20 C.P.R. (2d) 263
(C.F.P.I.) ; Dictionnaire Robert Canada SCC c. Librairie du Nomade Inc. (1987),
16 C.P.R. (3d) 319 (C.F.P.I.), conf. (1990), 37 F.T.R. 240 (note) (C.A.F.) ; Clarke,
Irwin & Co. c. Cole & Co. [1960] O.R. 177 (H.C. d’Ont.) ; A & M Records of Canada
Ltd. c. Millbank Music Corp. (1984), 1 C.P.R. (3d) 354 (C.F.P.I.) ; K. GILL et
556
Les Cahiers de propriété intellectuelle
une échelle nationale. Le paragraphe 27(2) de la Loi sur le droit
d’auteur précise d’ailleurs que constitue un acte de contrefaçon le fait
de vendre, de commercialiser ou d’importer dans ce but des copies
d’une œuvre protégée par droit d’auteur qui ont été produites à
l’étranger sans le consentement du titulaire des droits relatifs à cette
œuvre au Canada.
2.1.1.3 Brevets
La situation est moins formelle à l’égard des brevets. L’article
42 de la Loi sur les brevets13 précise d’abord l’étendue du monopole
accordé au Canada, soit « le droit, la faculté et le privilège exclusif
de fabriquer, construire, exploiter et vendre à d’autres pour qu’ils
l’exploitent, l’objet de l’invention, sauf jugement en l’espèce par un
tribunal compétent »14. En complément, la Cour fédérale a confirmé
que même si la loi ne prévoit pas expressément le droit exclusif
d’importer au Canada des produits incorporant l’invention protégée
par le brevet (comme c’est le cas aux États-Unis15), le droit de
revendre comprend implicitement celui d’importer16.
Les tribunaux canadiens admettent que l’importation parallèle
au pays de biens incorporant une invention protégée par brevet au
Canada ou qui pourraient être produits ou fabriqués par un procédé
protégé par brevet au Canada constitue un acte de contrefaçon17. Par
contre, aucune décision n’a encore été rapportée au sujet de biens qui
auraient été acquis à l’étranger, soit via un distributeur autorisé ou
un licencié légitime, ou encore directement du titulaire du brevet. À
13.
14.
15.
16.
17.
R. S. JOLLIFFE, Fox on Canadian Law of Trade Marks and Unfair Competition,
4e éd. (Toronto, Carswell, 2004), aux pages 12-34 et suivantes ; Howard P.
KNOPF, « Limits on the Nature and Scope of Copyright », dans Copyright and
Confidential Information Law of Canada, Gordon F. Henderson dir. (Toronto,
Carswell, 1996), aux pages 229 et 272.
Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), c. P-4.
Quoique la notion de contrefaçon ne soit pas précisée par la loi canadienne, les tribunaux sont d’avis qu’est contrefacteur tout acte qui gêne la pleine jouissance du
monopole octroyé au titulaire du brevet ; Skelding c. Daly (1941), 1 C.P.R. 266, à
la page 272, (C.A. de C.-B.) ; Steel Co. of Canada Ltd. c. Sivaco Wire and Nail Co.
(1973), 11 C.P.R. (2d) 153 (C.F.P.I.) ; Cabot Corp. c. 318602 Ontario Ltd. (1988),
20 C.P.R. (3d) 132 (C.F.P.I.), à la page 163 ; Lishman c. Erom Roche Inc. (1996),
68 C.P.R. (3d) 72 (C.F.P.I.), à la page 77 ; Harold G. FOX, The Canadian Law and
Practice Relating to Letters Patent for Inventions, 4e éd. (Toronto, Carswell,
1969), à la page 349.
Infra, § 2.1.2.3.
Wellcome Foundation Ltd. c. Apotex Inc. (1990), 32 C.P.R. (3d) 358 (C.F.).
Armstrong Cork Canada Ltd. c. Domco Industries Ltd., 47 C.P.R. (2d) 1 (C.F.P.I.),
conf. (1980), 54 C.P.R. (2d) 155 (C.A.F.), conf. 42 N.R. 254 (CSC) ; Union Carbide
Canada Ltd. c. Trans-Canadian Feeds Ltd (No.1) (1965), 49 C.P.R. 7 (C. d’Éch.).
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
557
ce sujet, Kelly Gill et R. Scott Jolliffe pressentent l’application d’un
régime mixte d’épuisement18 :
If faced with such a situation, Canadian courts will likely limit
exhaustion to the jurisdiction of acquisition in those cases
where the grey marketer had obtained the grey goods through
the Canadian patent owner’s foreign licensee or distributor,189
whereas a direct sale by the patent owner to the grey marketer
may be deemed to result in international exhaustion.190
Note 189 : In accordance with the decision in Beecham Group Limited v. Bristol
Laboratories Ltd., [1978] R.P.C. 153 (H.L.), in which it was held that a purchaser who acquires from a foreign licensee restricted as to territory acquires no
greater rights than such licensee. Accordingly, the first sale in this context
results only in domestic exhaustion as a result of the implied restrictions as to
territory at the time of such sale.
Note 190 : Betts v. Willmott, (1871) L.R. 6 Ch. App. 239 ; in which it was held
that, absent an explicit restriction at the time of first sale by a patent owner,
the purchaser is presumed to be licensed to use or resell in any manner (and in
any jurisdiction) without objection from such patent owner.
En principe, donc, mais sous réserve de développements jurisprudentiels plus détaillés, le droit canadien limite à l’échelle nationale l’épuisement des droits en matière de brevets.
2.1.2 L’épuisement des droits aux États-Unis
Le droit américain présente encore plus de particularités d’applications de la notion d’épuisement que le droit canadien. Caractérisés par plusieurs décisions contradictoires, les monopoles
intellectuels en matière de droit d’auteur et de brevets sont limités
par une notion d’épuisement à portée incertaine. Quant au droit des
marques, une approche mixte semble être en vigueur.
2.1.2.1 Marques de commerce
L’épuisement des droits dans la marque aux États-Unis tire sa
source de deux dispositions légales, soit l’article 42 du Lanham Act et
l’article 526 du Tariff Act :
[...] no article of imported merchandise which shall copy or simulate the name of the any (sic) domestic manufacture, or manufacturer [...] which shall copy or simulate a trademark
18. K. GILL et R. S. JOLLIFFE, Fox on Canadian Law of Trade Marks and Unfair
Competition, 4e éd. (Toronto, Carswell, 2004), à la page 12-37.
558
Les Cahiers de propriété intellectuelle
registered in accordance with the provisions of this Act [...]
shall be admitted to entry at any customhouse of United
States.19
[...] it shall be unlawful to import into the United States any
merchandise of foreign manufacture if such merchandise, or
the label, sign, print, package, wrapper, or receptacle, bears a
trademark owned by a citizen of, or by a corporation or association created or organized within, the United States, and registered in the Patent and Trademark Office by a person domiciled
in the United States [...] unless written consent of the owner of
such trademark is produced at the time of making entry.20
Le corpus jurisprudentiel qui complète ces dispositions est par
ailleurs important, de sorte qu’une approche mixte a été développée.
En fait, le droit américain reconnaît généralement l’épuisement
national des droits du titulaire d’une marque21. L’épuisement peut
toutefois être international en vertu de l’exception de « common control »22. Cette exception entre en jeu lorsque l’entreprise propriétaire
de la marque à l’étranger et l’entreprise propriétaire de la marque
aux États-Unis sont possédées par la même entité ou lorsqu’elles
sont liées par une relation de compagnie mère à filiale.
Cependant, tout comme en droit canadien, les marchandises ne
devront pas comporter de différences significatives, à défaut de quoi
la confusion qui pourra résulter de la circulation des marchandises
justifiera un recours en justice et ce, peu importe la participation du
titulaire aux États-Unis dans la mise en marché à l’étranger23. Cette
particularité semble tout à fait logique, compte tenu de la raison
19. 15 U.S.C. 1124.
20. 19 U.S.C. 1526.
21. Champion Spark Plug Co. c. Sanders, 331 U.S. 125 (1947) ; Darren E.
DONNELLY, « Parallel Trade and International Harmonization of the Exhaustion of Rights Doctrine », 13 Santa Clara Computer & High Technology Law Journal 445 (1997), aux pages 454 et s.
22. KMart Corp. c. Cartier, Inc., 486 U.S. 281 (1988) ; Weil Ceramics and Glass, Inc. c.
Dash, 878 F.2d 659 (3d Cir. 1989) (certiorari refusé, 493 U.S. 853 (1989)) ; Margreth BARRETT, « The United States’ Doctrine of Exhaustion : Parallel Imports
of Patented Goods », 27 Northern Kentucky Law Review 911 (2000), à la page 916.
23. El Greco Leather Prods. Co., c. Shoe World, Inc., 806 F.2d 392 (2d Cir. 1986) (certiorari refusé, 484 U.S. 817 (1987)) ; Original Appalachian Artworks, Inc. c. Granada Elecs., Inc., 816 F.2d 68 (2d Cir. 1987) (certiorari refusé, 484 U.S. 847
(1987)) ; Lever Bros. Co. c. United States, 981 F.2d 1330 (D.C. Cir. 1993) ; Société
des Produits Nestle, S.A. c. Casa Helvetia, Inc., 982 F.2d 633 (1st Cir. 1992) ;
Helene Curtis, Inc. c. National Wholesale Liquidators, Inc., 890 F. Supp. 152
(1995) ; Grupo Gamesa S.A. De C.V. c. Dulceria El Molino, Inc., 39 U.S.P.Q.2d
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
559
d’être des marques de commerce, soit l’information du client quant à
l’origine du produit et sa qualité.
2.1.2.2 Droit d’auteur
Le titulaire des droits d’auteur sur une œuvre aux États-Unis
détient le droit exclusif de distribuer les copies ou les enregistrements sonores de son œuvre dans le public par la vente, la location ou
toute autre forme de transfert de possession de tout support sur
lequel cette œuvre est fixée24. Il s’agit donc d’une particularité du
droit américain par rapport au droit canadien, qui n’accorde pas au
titulaire le droit exclusif de distribuer ou de commercialiser les
copies qui sont réalisées de son œuvre. Par contre, le titulaire
au Canada bénéficie du droit exclusif de réaliser les copies ou d’autoriser la production de copies de son œuvre.
La législation américaine interdit les importations parallèles
en matière de droit d’auteur dans les termes suivants :
Importation into the United States, without the authority of
the owner of the copyright under this title, of copies or phonorecords of a work that have been acquired outside the United
States is an infringement of the exclusive right to distribute
copies or phonorecords under section 106, actionable under section 501.25
Limitant les droits du titulaire de contrôler la distribution, la
loi américaine prévoit aussi : « (a) Notwithstanding the provisions of
section 106(3), the owner of a particular copy or phonorecord lawfully made under this title, or any person authorized by such owner,
is entitled, without the authority of the copyright owner, to sell or
otherwise dispose of the possession of that copy or phonorecord. »26.
L’application de ces dispositions par les tribunaux américains
s’est toutefois révélée incertaine ; la reconnaissance de ce qui constitue une première vente occasionne en effet des divisions au sein du
(BNA) 1531 (C.D. Cal. 1996) ; M. BARRETT, « The United States’ Doctrine of
Exhaustion : Parallel Imports of Patented Goods », 27 Northern Kentucky Law
Review 911 (2000), à la page 916 ; D. E. DONNELLY, « Parallel Trade and International Harmonization of the Exhaustion of Rights Doctrine », 13 Santa Clara
Computer & High Technology Law Journal 445 (1997), 456-457.
24. 17 U.S.C. 106.
25. 17 U.S.C. 602(a).
26. 17 U.S.C. 109 ; des exceptions précises sont toutefois prévues au même article.
560
Les Cahiers de propriété intellectuelle
corpus jurisprudentiel27. Pour certains, il suffit que la première
vente ait eu lieu en sol américain, mais pour d’autres, une première
vente n’aura eu lieu que si le titulaire a reçu la pleine valeur de son
droit d’auteur28. Malgré ces discussions, le courant jurisprudentiel
élaboré sur la base de l’article 109 supporte bien l’épuisement national du droit d’auteur.
2.1.2.3 Brevets
La majorité des décisions américaines pertinentes laissaient
entendre que le droit américain des brevets était limité par un épuisement de type international29. Par contre, si la première commercialisation avait été faite à l’étranger sous condition explicite que le
bien ne soit pas importé ou vendu aux États-Unis, le titulaire du brevet aux États-Unis pouvait valablement s’opposer à l’entrée du bien
en sol américain30. Quant au degré de consentement requis du titulaire, la Cour suprême avait déjà précisé que l’acquéreur étranger
devait avoir obtenu le bien directement du titulaire du brevet ou via
un licencié31.
27. Sebastian International c. Consumer Contacts (PTY) Ltd., 847 F.2d 1093 (3d Cir.
1988) ; BMG Music c. Perez, 952 F.2d 318 (9th Cir. 1991) (certiorari refusé, 505
U.S. 1206 (1992)) ; Columbia Broadcasting Sys. c. Scorpio Music Distrib., 569 F.
Supp. 47 (E.D. Pa. 1983), conf. par 738 F.2d 424 (3d Cir. 1984) ; Parfums Givenchy, Inc. c. Drug Emporium, 38 F.3d 477 (9th Cir. 1994) (certiorari refusé, 1995
U.S. Lexis 1859 (1995)) ; Quality King Distributors, Inc. c. L’Anza Research Int’l,
Inc., 523 U.S. 135 ; D. E. DONNELLY, « Parallel Trade and International Harmonization of the Exhaustion of Rights Doctrine », 13 Santa Clara Computer & High
Technology Law Journal 445 (1997), aux pages 458 et s.
28. Voir notamment les affaires Columbia Broadcasting Sys. c. Scorpio Music Distrib., 569 F. Supp. 47 (E.D. Pa. 1983), conf. par 738 F.2d 424 (3d Cir. 1984) et
Quality King Distributors, Inc. c. L’Anza Research Int’l, Inc., 523 U.S. 135.
29. M. BARRETT, « The United States’ Doctrine of Exhaustion : Parallel Imports of
Patented Goods », 27 Northern Kentucky Law Review 911 (2000), aux pages 928
et suivantes ; D. E. DONNELLY, « Parallel Trade and International Harmonization of the Exhaustion of Rights Doctrine », 13 Santa Clara Computer & High
Technology Law Journal 445 (1997), aux pages 450 et suivantes ; Dickerson c.
Matheson, 57 F. 524 (2d Cir. 1893) ; Curtiss Aeroplane c. United Aircraft, 266 F.
71 (2 Cir. 1920) ; Intel Corp. c. ULSI Corp., 995 F.2d 1566, 27 U.S.P.Q.2d 1136
(Fed. Cir. 1993) (certiorari refusé, 510 U.S. 1092 (1994)) .
30. Dickerson c. Tinling, 84 F. 192 (8th Cir. 1897) ; Mallinckrodt, Inc. c. Medipart,
Inc., 976 F.2d 700 (Fed. Cir. 1992) ; M. BARRETT, « The United States’ Doctrine
of Exhaustion : Parallel Imports of Patented Goods », 27 Northern Kentucky Law
Review 911 (2000), aux pages 271-272.
31. Boesch c. Graff, 133 U.S. 697 (1890) ; Dickerson c. Tinling, 84 F. 192 (8th Cir.
1897).
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
561
La portée des conséquences de la première mise en marché a
cependant été embrouillée par certaines décisions contradictoires32,
dont la plus marquante est celle de la Court of Appeals for the Federal Circuit rendue en 2001 dans l’affaire Jazz Photo33. Cette décision
semble restreindre l’épuisement des droits en matière de brevets à
un épuisement national. Critiquée notamment pour le motif qu’elle
se fonde sur un jugement bien particulier de 189034 qui, lui-même,
ne présentait pas suffisamment de similitude avec l’affaire tranchée,
cette décision laisse certainement les juristes perplexes35.
Par ailleurs, à la suite des négociations menées dans le cadre
du Cycle d’Uruguay, la législation américaine a intégré expressément la possibilité pour le titulaire de contrôler l’importation et la
première mise en marché qui est faite de tout objet incorporant son
invention aux États-Unis : « Except as otherwise provided in this
title, whoever without authority makes, uses, offers to sell, or sells
any patent invention, within the United States, or imports into the
United States any patented invention during the term of the patent
therefore, infringes the patent »36. Ainsi, toutes ventes faites sans
l’autorisation du titulaire sembleraient être prohibées... sous
réserve bien sûr de l’épuisement des droits dans le brevet par la première mise en marché. À ce sujet, un auteur démontre que le courant
32. Il semble clair que les droits ne seront pas épuisés lorsque le titulaire du brevet
n’a pas consenti à la première mise en marché. Toutefois, lorsqu’il a consenti pour
une mise en marché à l’étranger, les tribunaux sont divisés. Voir, par exemple :
Holiday c. Mattheson, 24 F. 185 (S.D.N.Y. 1885) (épuisement international
retenu étant donné que les biens avaient été commercialises à l’étranger sans
interdiction de réimportation aux États-Unis) ; Boesch c. Graff, 133 U.S. 697
(1890) (épuisement national retenu, i.e. que les ventes légitimes effectuées à
l’étranger par une personne sans relation avec le titulaire du brevet aux ÉtatsUnis n’ont pas pour effet d’épuiser les droits dans le brevet américain) ; Curtiss
Aeroplane & Motor Corp. c. United Aircraft Engineering Corp., 266 F. 71 (2 Cir.
1920) (épuisement international retenu) ; Griffin c. Keystone Mushroom Farm,
Inc., 453 F. Supp. 1283 (E.D. Pa. 1978) (épuisement national retenu). Pour une
étude plus détaillée des dissensions au sein du corpus jurisprudentiel, voir D. E.
Donnelly, « Parallel Trade and International Harmonization of the Exhaustion of
Rights Doctrine », 13 Santa Clara Computer & High Technology Law Journal
445 (1997), aux pages 449 et suivantes.
33. Jazz Photo c. ITC, 264 F. (3d) 1094 (C.A.F.C. 2001).
34. Boesch c. Graff, 133 U.S. 697 (1890).
35. Daniel ERLIKHMAN, « Jazz Photo and the Doctrine of Patent Exhaustion :
Implications to TRIPs and International Harmonization of Patent Protection »,
25 Hastings Communication & Entertainment Law Journal 307 (Winter 2003) ;
UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), aux pages 113-114.
36. 35 U.S.C. 271. La nouvelle disposition est entrée en vigueur le 1er janvier 1996.
562
Les Cahiers de propriété intellectuelle
jurisprudentiel relatif à l’épuisement international n’aurait pas été
renversé par la nouvelle disposition37.
2.1.3 L’épuisement des droits en Europe
En contraste avec le droit applicable au Canada et aux ÉtatsUnis, les développements juridiques de la notion d’épuisement des
droits au sein de l’Union européenne présentent une certaine homogénéité. Cet aboutissement fut sans aucun doute nourri par la
volonté d’établir un marché commun. C’est d’ailleurs là l’un des
objectifs les plus importants du Traité de Rome38, soit construire un
espace à l’intérieur duquel les marchandises et les services, une fois
légitimement mis en circulation dans le commerce, pourront circuler
librement d’un État membre à un autre39.
L’harmonisation progressive du droit de la propriété intellectuelle a permis de faciliter la libre circulation de marchandises entre
les États membres et de rendre plus transparentes les règles qui leur
sont applicables, d’où l’intérêt de s’attarder un moment à l’exemple
européen. Jusqu’à présent, l’action de l’Union européenne (ci-après
« UE ») dans le domaine de la propriété intellectuelle a principalement porté sur l’harmonisation du droit matériel national et la création d’un droit communautaire unitaire. C’est ainsi que certains
droits de propriété intellectuelle nationaux en matière de marques,
de brevets, et de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins ont été harmonisés. C’est également ainsi que des droits unitaires, valables immédiatement sur l’ensemble du territoire de l’UE,
ont été créés, tels que la marque communautaire et, prochainement
peut-être, le brevet communautaire.
37. M. BARRETT, « The United States’ Doctrine of Exhaustion : Parallel Imports of
Patented Goods », 27 Northern Kentucky Law Review 911 (2000), aux pages 961
et s.
38. Traité instituant la Communauté économique européenne, Rome, 25 mars 1957.
39. Les articles 28 et 29 (anciennement 30 et 34) du Traité prévoient d’ailleurs
l’interdiction pour les États membres d’adopter toute restriction quantitative à
l’importation ou à l’exportation ainsi que toute mesure ayant un effet équivalent
relativement aux autres États membres. Par ailleurs, l’article 30 (anciennement
36) prévoit que ces dispositions ne doivent pas faire obstacle au droit des États
membres d’imposer des restrictions à l’importation ou à l’exportation lorsque celles-ci sont justifiées par la protection de la propriété intellectuelle de leurs nationaux. De telles restrictions ne doivent toutefois pas constituer un moyen de
discrimination arbitraire ni une restriction déguisée au commerce entre les États
membres. Tout de même, selon l’article 30 du Traité, la propriété intellectuelle
constitue une cause dérogatoire qui autorise chaque État membre à réglementer
l’attribution et le régime des différents droits de propriété intellectuelle.
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
563
Dans ce contexte, l’UE a rapidement dû clarifier l’application
de la notion d’épuisement des droits. En outre, une approche uniforme quant à la portée de ses effets a été retenue ; l’épuisement des
droits y est limité à une échelle communautaire, que ce soit pour les
marques, le droit d’auteur ou les brevets.
2.1.3.1 Marques de commerce
La notion d’épuisement des droits dans la marque s’est d’abord
développée au sein de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (ci-après « CJCE »). Cette Cour a d’ailleurs
eu l’occasion de se prononcer à de multiples reprises sur le rôle de la
marque dans le commerce et, incidemment, sur le rôle de la protection accordée à la marque. Dans l’affaire C-10/89, SA CNL-Sucal NV
c. Hag GF AG, elle explique :
The specific subject matter of a trade mark right is to grant the
owner the right to use the mark for the first marketing of a
product and, in this way, to protect them against competitors
who would like to abuse the position and reputation of the mark
by selling products to which the mark has been improperly
affixed. To determine the exact effect of this exclusive right
which is granted to the owner of the mark it is necessary to take
account of the essential function of the mark, which is to give
the consumer or final user a guarantee of the identity of the origin of the marked product by enabling him to distinguish, without any possible confusion, that product from others of a
different provenance.40
Or, l’article 7 de la première Directive du Conseil du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les
marques41, codifie l’épuisement des droits dans la marque :
(1) Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire
d’interdire l’usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis
dans le commerce dans la Communauté sous cette marque par
le titulaire ou avec son consentement.
40. Décision de la Cour européenne de justice du 17 octobre 1990 rendue dans
l’affaire C-10/89, SA CNL-Sucal NV c. Hag GF AG, Recueil de jurisprudence
1990, à la page 3711 ; voir aussi Arrêt de la Cour du 31 octobre 1974 rendu dans
l’affaire 16/74 Centrapharm c. Winthrop, Recueil de jurisprudence 1974, à la
page 1183 ; Décision de la Cour européenne de justice du 23 mai 1978 dans
l’affaire 102/77, Hoffmann-Laroche c. Centrafarm, Recueil de jurisprudence
1978, à la page 1139 ; Arrêt de la CJCE du 22 juin 1976 rendu dans l’affaire
119/75, Terrapin-Terranova, Recueil de jurisprudence 1976, à la page 1039.
41. (89/104/EEC), J.O. no L 040, 11/02/1989, aux pages 0001-0007.
564
Les Cahiers de propriété intellectuelle
(2) Le paragraphe 1 n’est pas applicable lorsque des motifs légitimes justifient que le titulaire s’oppose à la commercialisation
ultérieure des produits, notamment lorsque l’état des produits
est modifié ou altéré après leur mise dans le commerce.
Il importe par ailleurs de préciser qu’en matière de marques
communautaires, l’article 13 du Règlement (CE) 40/94 du 20 décembre 1993 dispose du même régime d’épuisement.
La notion d’épuisement régional est donc retenue42. En 1998, la
CJCE a d’ailleurs précisé qu’une approche uniforme était imposée à
travers la Communauté en ce qui a trait à la portée de l’épuisement43. Rapidement par la suite, elle a aussi précisé que le consentement auquel il est fait référence s’attache à chacun des exemplaires des produits en cause pris individuellement et non pas à une
catégorie de produits44.
Bien qu’il puisse être donné de manière implicite, le consentement du titulaire d’une marque ne peut lui être opposé que s’il est
démontré de façon non équivoque : « le consentement peut être
implicite, lorsqu’il résulte d’éléments et de circonstances antérieurs,
concomitants ou postérieurs à la mise dans le commerce en dehors de
l’EEE, qui, appréciés par le juge national, traduisent de façon certaine une renonciation du titulaire à son droit de s’opposer à une
mise dans le commerce dans l’EEE »45.
42. Arrêt de la Cour du 16 juillet 1998 rendu dans l’affaire C-355/96, Silhouette International Schmied GmbH & Co. KG c. Hartlauer Handelsgesellschaft GmbH,
Recueil de jurisprudence 1998, à la page 04799 ; Arrêt de la Cour du 4 novembre
1997 rendu dans l’affaire C-337/95, Parfums Christian Dior SA et Parfums Christian Dior BV c. Evora BV, Recueil de jurisprudence 1997, à la page 06013 ; Arrêt
de la Cour du 13 juillet 1966 rendu dans les affaires 56/64, 58/64, Consten and
Grundig c. Commission (où il fut jugé que l’utilisation d’une marque pour diviser
le marché à l’intérieur de l’UE constituait une utilisation abusive des droits de
propriété intellectuelle ; une marque ne peut pas être opposée à l’importation
parallèle dans un cas où il y a distorsion arbitraire du commerce à l’intérieur de
l’Union) ; STEPHENSON HARWOOD, Parallel Imports and the Exhaustion of
Rights : the World Focus, 1999, [En ligne] <http://www.shlegal.com/docs/parallelimports.pdf> (page consultée le 19 juin 2006).
43. Affaire Silhouette, Silhouette International Schmied GmbH & Co. KG c. Hartlauer Handelsgesellschaft GmbH, Recueil de jurisprudence 1998, à la page
04799, particulièrement §23 et s.
44. Arrêt de la Cour du 1er juillet 1999 rendu dans l’affaire C-173/98, Sebago Inc. et
Ancienne Maison Dubois et Fils SA c. GB-Unic SA.
45. Arrêt de la Cour du 20 novembre 2001 rendu dans les affaires C-414/99, Zino
Davidoff SA c. A&G Imports Ltd. et C-415/99, Levi Strauss & Co. c. Tesco Stores
Ltd et C-416/99, Levi Strauss & Co. c. Costco Wholesale UK Ltd, au § 47.
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
565
De plus, le consentement requis ne peut s’inférer, notamment,
du fait que le titulaire de la marque n’a pas expressément imposé de
restriction quant à l’importation des marchandises sur le territoire
de l’UE au moment de leur première vente à l’étranger, que le titulaire de la marque n’a pas placé sur les marchandises en cause un
avertissement quant à l’interdiction de les importer dans l’UE, ou
que le titulaire de la marque soit demeuré silencieux lorsque les
marchandises importées ont été mises sur le marché dans l’UE46.
Par ailleurs, le second paragraphe de l’article 7 comporte une
exception importante au premier paragraphe. La notion de « motif
légitime » qui peut justifier le titulaire à s’opposer à la commercialisation ultérieure des produits en association avec lesquels la marque
est employée laisse un certain pouvoir discrétionnaire aux juges
chargés d’appliquer cette exception. Quant à la précision prévue à la
toute fin du paragraphe, soit le fait que les produits aient été modifiés ou altérés après leur mise dans le commerce doit constituer un
motif légitime d’opposition à une commercialisation ultérieure non
autorisée, la CJCE a clarifié le droit des importateurs parallèles
de réemballer les produits importés légalement à partir d’États
membres de l’UE et d’y apposer de nouveau la marque de commerce
originale47.
2.1.3.2 Droit d’auteur
Plusieurs directives européennes traitent d’épuisement en
matière de droit d’auteur. Ainsi, la Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de
certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société
de l’information48, la Directive 91/250 du 14 mai 1991 sur la protec-
46. Arrêt de la Cour du 20 novembre 2001 rendu dans les affaires C-414/99, Zino
Davidoff SA c. A&G Imports Ltd. et C-415/99, Levi Strauss & Co. c. Tesco Stores
Ltd et C-416/99, Levi Strauss & Co. c. Costco Wholesale UK Ltd, au § 47.
47. La CJCE a aussi rappelé que de telles pratiques ne devaient pas contrevenir aux
droits légitimes du titulaire de la marque et a élaboré une série de lignes directrices afin d’illustrer un compromis entre les divers intérêts en cause. Arrêt de la
Cour du 23 avril 2002 dans les affaires C-143/00, Boehringer Ingeiheim c. Swingward Ltd. et al. et C-443/99, Merck, Sharp & Dohme c. Paranova Pharmazeutika ;
voir également l’arrêt de la Cour du 12 octobre 1999 dans l’affaire C-379/97,
Pharmacia & Upjohn SA c. Paranova A/S, Recueil de jurisprudence 1999, à la
page 06927 (ci-après « Affaire Pharmacia »). Voir aussi Georges BONET, « Épuisement du droit de marque, reconditionnement du produit marqué : confirmations et extrapolations », dans Mélanges J.-J. Burst (Paris, Litec, 1997), à la
page 61.
48. J.O. no L 167 du 22/06/2001, à la page 0010, article 4.
566
Les Cahiers de propriété intellectuelle
tion légale des programmes d’ordinateur49 et la Directive 96/9 du 11
mars 1996 sur la protection légale des bases de données50 édictent
que la première vente, ou autre transfert de propriété, de l’objet par
le titulaire du droit de propriété intellectuelle ou avec son consentement épuise le droit de contrôler la revente de cet objet dans la Communauté.
La position de la CJCE sur la question est que la mission de
protection du droit d’auteur est accomplie si l’auteur est autorisé à
réaliser la première mise en marché sur le territoire d’un État
membre51 ; l’épuisement est donc ici encore communautaire52.
2.1.3.3 Brevets
Le système européen des brevets repose sur deux traités internationaux, soit la Convention de Munich sur le brevet européen et la
Convention du Luxembourg sur le brevet communautaire53. Par
ailleurs, il n’existe pas de directive européenne qui porte spécifiquement sur l’épuisement des droits dans le brevet. Les seules dispositions prévues à ce sujet tant en matière de brevet européen que
de brevet communautaire, sont contenues dans la Convention du
49. J.O. no L 122 du 17/05/1991, à la page 0042, article 4(c) ; cette Directive prévoit
toutefois une exception à l’épuisement pour le contrôle des locations ultérieures
du programme d’ordinateur ou d’une copie de celui-ci (article 4(c)).
50. J.O. no L 77 du 27/03/96, à la page 20, article 5(c).
51. Arrêt de la Cour du 8 juin 1971 rendu dans l’affaire 78/70, Deutsche Grammophon GmbH c. Metro-SB-GroBmärkte GmbH & Co. KG, Recueil de jurisprudence
1971, à la page 487 ; voir aussi l’Arrêt de la CJCE du 20 janvier 1981, Musik-Vertrieb Membran GmbH c. GEMA, Recueil de jurisprudence 1981, à la page 147.
52. Arrêt de la Cour du 8 juin 1971 rendu dans l’affaire 78/70, Deutsche Grammophon GmbH c. Metro-SB-GroBmärkte GmbH & Co. KG, Recueil de jurisprudence
1971, à la page 487 ; voir aussi l’arrêt de la CJCE du 20 janvier 1981, Musik-Vertrieb Membran GmbH c. GEMA, Recueil de jurisprudence 1981, à la page 147 ;
Décision du Tribunal de première instance des Communautés européennes, 3e
Chambre, du 16 décembre 1999 rendue dans l’affaire T-198/98, Micro Leader
Business c. Commission des Communautés Européennes ; Décision de la Cour
européenne de justice du 9 février 1982 dans l’affaire 270/80, Polydor, Ltd c. Harlequin Records Shops Ltd., Recueil de jurisprudence 1982, à la page 329 (ci-après
« Affaire Polydor ») ; Yves GAUBIAC, « The Exhaustion of Rights in the Analogue
and Digital Environment », Copyright Bulletin Vol. XXXVI, No. 4, OctoberDecember 2002, § 2, [En ligne] <http://unesdoc.unesco.org/images/0013/001397/
139700E.pdf#page=2> (page consultée le 19 juin 2006).
53. Convention de Munich sur le brevet européen (Convention sur la délivrance de
brevets européens, 5 octobre 1973) et la Convention de Luxembourg sur le brevet
communautaire (Convention relative au brevet européen pour le marché commun, 26 janvier 1976). La protection sous brevet européen ne crée pas de titre
uniforme de protection, mais permet d’obtenir une protection dans autant d’Etats
parties à la Convention que souhaité par le demandeur (ce type de brevet
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
567
Luxembourg 54 , laquelle n’est toutefois pas encore entrée en
vigueur55.
Néanmoins, la CJCE a déjà reconnu qu’il était contraire à
l’article 28 du Traité de Rome que le titulaire interdise l’importation,
dans l’État où il détient le brevet, d’inventions qu’il a lui-même mises
en marché dans un autre État membre ou qui y ont été commercialisées avec son consentement56.
Ainsi, que ce soit en matière de marques, de brevets ou de droit
d’auteur, l’Union européenne présente des règles d’épuisement de
droits assez homogènes. Par comparaison avec les droits canadien et
américain, les travaux réalisés en Europe, ne serait-ce qu’à l’égard
de la prévisibilité des règles, impressionnent. Ces développements
contrastent d’autant plus avec l’état des travaux internationaux sur
la question, aucun rapprochement équivalent n’ayant pu y être réalisé jusqu’à présent.
2.2 Les difficultés d’intégration de la notion au sein
d’accords internationaux
La notion d’épuisement des droits a été source de division lors
des négociations du Cycle d’Uruguay. Au cours de la même période,
à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (ci-après
« OMPI »), des discussions tout aussi difficiles sur le même sujet
avaient lieu, cette fois dans le cadre plus précis de l’harmonisation
du droit des brevets. Il en est résulté une intégration très incomplète
demeure régi par les différentes lois nationales des pays concernés). En revanche,
le brevet communautaire a pour objet de procurer un titre de protection unitaire
et autonome pour l’ensemble de la Communauté.
54. L’article 32 prévoit l’épuisement du brevet communautaire alors que l’article 81
prévoit l’épuisement du brevet national.
55. À ce jour, 20 ans après sa signature, cette convention n’a été ratifiée que par 7
États membres (la France, l’Allemagne, la Grèce, le Danemark, le Luxembourg,
le Royaume-Uni et les Pays-Bas). L’échec de cette démarche a été attribué au coût
du brevet communautaire (notamment en ce qui a trait à l’exigence d’une traduction dans toutes les langues communautaires) ainsi qu’au système juridictionnel
envisagé qui permet à un juge national d’annuler un brevet communautaire sur
tout le territoire de l’UE. Voir : « Document de travail de la Commission sur la
juridiction prévue en matière de brevet communautaire », Bruxelles le 30 août
2002, COM (2002) 480 final ; et aussi : « Le brevet européen et le brevet communautaire à la lumière des nouveaux développements », [En ligne] <http://www.
ipr-helpdesk.org/documentos/docsPublicacion/html_xml/8_CommunitypatentNewDevelopments[0000003172_01].html> (page consultée le 19 juin 2006).
56. Arrêt de la Cour du 18 octobre 1974 rendu dans l’affaire 15/74, Centrafarm c.
Sterling Drug, Recueil de jurisprudence 1974, à la page 1147 ; Polydor, Ltd c.
Harlequin Records Shops Ltd., Recueil de jurisprudence 1982, à la page 329.
568
Les Cahiers de propriété intellectuelle
de la notion au sein des textes pertinents. Un résultat analogue est
également consacré à l’Accord sur le libre-échange nord-américain.
2.2.1 L’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle
qui touchent au commerce
L’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle
qui touchent au commerce (ci-après « Accord sur les ADPIC ») oblige
les États membres à adhérer à un minimum international de standards pour la protection de tous les domaines de la propriété intellectuelle, incluant les marques, le droit d’auteur et les brevets57. La
réalisation de cet accord était très attendue dans la mise sur pied
d’un système de protection internationale de la propriété intellectuelle. Les ambitieux objectifs de libre échange, pourtant enchâssés
dans l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, n’ont
cependant pas réussi à motiver un rapprochement des diverses
conceptions pour un régime harmonisé de l’épuisement des droits.
Malgré des tentatives pour une entente plus substantielle dans le
cadre des négociations, une intégration assez superficielle de la
notion d’épuisement des droits figure maintenant à l’article 6.
2.2.1.1 Les négociations qui ont mené à l’article 6 de l’Accord
La notion d’épuisement des droits a fait l’objet de bien des
échanges lors des négociations du Cycle d’Uruguay. À cet égard, tant
la portée (nationale ou internationale) de la notion que la nécessité
de la soumettre à un consentement de la part du titulaire étaient au
centre des préoccupations58.
Comme le démontre une comparaison entre le texte proposé
pour l’article 6 de l’Accord sur les ADPIC lors des négociations
tenues à la Conférence ministérielle de Bruxelles en 1990 et le
texte finalement adopté, les délégations nationales ont bien tenté de
s’entendre sur des obligations plus substantives :
57. Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, 15 avril 1994, Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du
commerce, Annexe 1C, 33 I.L.M. 1197 (1994), article 2(1).
58. Notes du Secrétariat concernant les réunions du Groupe de négociation sur les
ADPIC, y compris le commerce des marchandises de contrefaçon tenues des 12 au
14 juillet 1989 (MTN.GNG/NG11/14, 12 septembre 1989), § 45, des 3 au 4 juillet
1989 (MTN.GNG/NG11/13, 16 août 1989), § 25 (D.7) et des 30 octobre au
2 novembre 1989 (MTN.GNG/NG11/16, 4 décembre 1989), § 19, des 11 au
14 décembre 1989 (MTN.GNG/NG11/17, 23 janvier 1990), § 48, des 2 au 5 avril
1990 (MTN.GNG/NG11/20, 24 avril 1990), § 17, 19 et 22, des 14 au 16 mai 1990
(MTN.GNG/NG11/21, 22 juin 1990), § 18, 19 et 39, et le 1er novembre 1990
(MTN.GNG/NG11/27, 14 novembre 1990), § 4 ; Y. GAUBIAC, « The Exhaustion of
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
569
Proposition de Bruxelles59
Texte final
Article 6 : Exhaustion3
Article 6 : Exhaustion
Subject to the provisions of
Articles 3 [National Treatment]
and 4 [Most-Favoured-Nation
Treatment] above, nothing in
this Agreement imposes any
obligation on, or limits the freedom of, PARTIES with respect
to the determination of their
respective regimes regarding
the exhaustion of any intellectual property rights conferred
in respect of the use, sale,
importation or other distribution of goods once those
goods have been put on the
market by or with the
consent of the right holder.
For the purposes of dispute
settlement under this Agreement, subject to the provisions
of Articles 3 [National Treatment] and 4 [Most-Favoured-Nation Treatment], nothing
in this Agreement shall be
used to address the issue of
the exhaustion of intellectual
property rights.
[Footnote 3] : For the purposes of exhaustion, the European Communities
shall be considered a single Party.
À l’égard des difficultés soulevées par l’épuisement des droits
dans le cadre de l’élaboration du texte de l’Accord, le Resource Book
on TRIPS and Development60 rapporte un résumé des commentaires
du secrétaire au groupe de négociation commerciale pendant le Cycle
d’Uruguay, Adrian Otten :
[...] The formula in Article 6, TRIPS Agreement, reflects a compromise between governments favoring an explicit recognition
Rights in the Analogue and Digital Environment », Copyright Bulletin Vol.
XXXVI, No. 4, October-December 2002, § 15, [En ligne] <http://unesdoc.unesco.
org/images/0013/001397/139700E.pdf#page=2> (page consultée le 19 juin 2006) ;
UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), aux pages 97 et suivantes ; Daniel GERVAIS, The
TRIPS Agreement : Drafting history and Analysis (London, Sweet & Maxwell,
2003), § 2.67.
59. UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), à la page 101 ; D. GERVAIS, The TRIPS Agreement : Drafting history and Analysis (London, Sweet & Maxwell, 2003), § 2.67.
60. UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), aux pages 103-104, citant un extrait du texte de
Frederick M. Abbott, Second Report (Final) to the Committee on International
Trade Law of the International Law Association on the Subject of the Exhaustion
570
Les Cahiers de propriété intellectuelle
of national discretion in regard to exhaustion practices, including the choice of national or international exhaustion, and governments not wanting to provide such recognition although
not seeking to regulate such practices specifically. The penultimately (sic) proposed formula would have indicated that the
TRIPS Agreement did not address the issue of exhaustion of
rights, while the final formula indicates that for purposes of
dispute settlement under the TRIPS Agreement, nothing in
that Agreement (subject to articles 3 and 4) will be used to
address the issue of exhaustion. Both sides to the negotiations
preferred the final formula. Mr. Otten observed that earlier
proposals, on the one hand, for a provision restricting the scope
for parallel imports in situations where prices had been influenced by government measures such as price controls and for a
specific rule providing rights against parallel imports in the
copyright area and, on the other hand, a provision requiring
international exhaustion, at least in the trademark area, were
rejected during these negotiations. [...]
Compte tenu des vues nationales divergentes, le délaissement
d’un projet élaborant sur des obligations davantage substantives au
profit d’une entente beaucoup plus limitée ne surprend pas.
2.2.1.2 Le texte final de l’article 6 de l’Accord
Le texte figurant finalement à l’article 6 de l’Accord pose certaines difficultés. Le premier segment, « Aux fins du règlement des différends dans le cadre du présent accord », a fait l’objet de diverses
interprétations. D’une part, puisque l’épuisement des droits est intimement lié à la libre circulation des marchandises, certains assimilent les droits de propriété intellectuelle à une forme de quota. Vu
sous cet angle, l’épuisement national porterait atteinte à l’article XI
de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 194761.
D’autre part, certains envisagent l’Accord sur les ADPIC comme un
ensemble de règles particulières aux droits de propriété intellectuelle dans le commerce international et, à ce titre, les différends
of Intellectual Property Rights and Parallel Importation, presented in London,
July 2000, at the 69th Conference of the International Law Association, rev. 1.
61. Voir Thomas COTTIER, « The WTO System and the Exhaustion of Rights », draft
of November 6, 1998, for the Conference on Exhaustion of Intellectual Property
Rights and Parallel Importation in World Trade, Geneva, (Nov. 6-7, 1998) ;
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
571
susceptibles de survenir dans ce domaine ne pourraient être débattus sous le système de règlement des différends de l’OMC62.
S’attachant au texte de l’Accord sur les ADPIC, le Resource
Book on TRIPS and Development explique :
There is no WTO DSB jurisprudence on this issue, and for the
time being the subject matter is open. However, the Appellate
Body has placed great reliance on the plain language and
meaning of the WTO Agreements, and the plain meaning certainly appears to support the view that the issue of exhaustion
and relevant TRIPS rules could be examined in a dispute under
an agreement other than TRIPS. [...]
Article 6 says that the rules of the Agreement may not be used
to address the subject of exhaustion for purposes of WTO dispute settlement. This suggests that the rules of the Agreement
may be used to address the subject in national court proceedings. It does not, however, say that Members are restricted in
their choice of exhaustion policies, and these are very different
matters.
Article 28, for example, grants patent holders the right to prevent third parties from importing patent protected goods without their consent. It does not, however, prescribe a rule as to
how their consent will be determined. [...] TRIPS does not prescribe a rule regarding the geographic basis on which consent is
determined, and clearly allows for international exhaustion.
Footnote 6 to Article 28, TRIPS Agreement, provides : « This
right, like all other rights conferred under this Agreement in
respect of the use, sale, importation or other distribution of
goods, is subject to the provisions of Article 6. » This indicates
that the right of importation granted to patent holders under
Article 28 may not be used to address the subject matter of
exhaustion in dispute settlement under TRIPS. In other words,
no Member may be challenged in the WTO for adopting an
international exhaustion rule based on the word “import” in
Article 28.63
UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), aux pages 104-105.
62. Voir : Marco Bronckers, « The Exhaustion of Patent Rights under World Trade
Organization Law », 32 Journal of World Trade Law 32 (1998) ; UNCTADICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), aux pages 104-105.
63. UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), aux pages 105-106.
572
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Pour un compromis face aux divergences des délégations nationales, le texte de l’article 6 créait beaucoup d’incertitudes. Aussi,
devant les inquiétudes soulevées à l’égard de l’interdiction potentielle de l’application de la notion d’épuisement par la rédaction
nébuleuse de l’article 6, la Déclaration sur l’Accord sur les ADPIC et
la santé publique adoptée le 14 novembre 200164, a précisé :
En conséquence et compte tenu du paragraphe 4 ci-dessus, tout
en maintenant nos engagements dans le cadre de l’Accord sur
les ADPIC, nous reconnaissons que ces flexibilités incluent ce
qui suit : [...]
d) L’effet des dispositions de l’Accord sur les ADPIC qui se rapportent à l’épuisement des droits de propriété intellectuelle est
de laisser à chaque Membre la liberté d’établir son propre
régime en ce qui concerne cet épuisement sans contestation,
sous réserve des dispositions en matière de traitement NPF et
de traitement national des articles 3 et 4.
Les pratiques des États membres ne peuvent être débattues
sous le système de règlement des différends de l’OMC, sous réserve
du respect des dispositions relatives au traitement national et au
traitement de la nation la plus favorisée65, telle est donc la signification du compromis.
2.2.2 Le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et le Traité de
l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les
phonogrammes
À partir du milieu des années 80, un comité d’experts sur
l’harmonisation de certaines dispositions du droit pour la protection
des inventions s’est intéressé à la notion d’épuisement. Optant également pour une description substantive mais indépendante du projet
de l’Accord sur les ADPIC, le projet de texte pertinent se limitait à
64. Conférence ministérielle, 4e session, Doha, du 9 au 14 novembre 2001, WT/MIN
(01)/DEC/2, 20 novembre 2001. Voir Frederick M. Abbott, « The Doha Declaration on the TRIPS Agreement and Public Health : Lighting A Dark Corner at the
WTO », Journal of International Economic Law (2002), aux pages 469-505.
65. Ce dernier point soulève un problème intéressant en ce qui concerne les États
appliquant la notion d’épuisement régional : « [...] whether a national of an EC
member state or another regional arrangement could succeed on a claim that it
was subject to less protection of IPRs than a national residing outside the EC.
The EC claims that Article 4(d) allows it to discriminate against IPR holders residing within the region by precluding them from preventing the intra-Community
free movement of goods and services. », UNCTAD-ICTSD, Resource Book on
TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), à la
page 108.
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
573
permettre à un État l’adoption du concept d’épuisement national ou
régional pour les cas suivants : « where the act concerns a product
which has been put on the market by the owner of the patent, or with
his express consent, insofar as such an act is performed after that
product has been put on the market in the territory of that Contracting Party, or, in the case of a regional market, in the territory of one
of the members States of such group »66.
Ce texte aurait donc empêché l’application de l’épuisement
international. Toutefois, la portée de l’épuisement a été, ici aussi,
source d’importants désaccords lors des négociations, lesquelles ont
finalement été suspendues.
En revanche, deux nouveaux traités ont été adoptés en 1996
sous l’égide de l’OMPI, soit le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur
(WCT)67 et le Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions
et les phonogrammes (WPPT)68. Ces textes contiennent chacun une
disposition relative à la question de l’épuisement des droits, soit respectivement les articles 6 et 8 :
Article 6
Droit de distribution
1) Les auteurs d’œuvres littéraires et artistiques jouissent du
droit exclusif d’autoriser la mise à la disposition du public de
l’original et d’exemplaires de leurs œuvres par la vente ou tout
autre transfert de propriété.
2) Aucune disposition du présent traité ne porte atteinte à
la faculté qu’ont les Parties contractantes de déterminer les
conditions éventuelles dans lesquelles l’épuisement du droit
prévu à l’alinéa 1) s’applique après la première vente ou autre
opération de transfert de propriété de l’original ou d’un exemplaire de l’œuvre, effectuée avec l’autorisation de l’auteur.5
[Note 5 : Déclaration commune concernant les articles 6 et 7 : Aux fins
de ces articles, les expressions « exemplaires » et « original et exemplaires », dans le contexte du droit de distribution et du droit de location
prévus par ces articles, désignent exclusivement les exemplaires fixés
qui peuvent être mis en circulation en tant qu’objets tangibles.]
66. UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), aux pages 102-103.
67. Adopté à Genève, le 20 décembre 1996 (WO033FR), entré en vigueur le 6 mars
2002.
68. Adopté à Genève, le 20 décembre 1996 (WO034FR), entré en vigueur le 20 mai
2002.
574
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Article 8
Droit de distribution
1) Les artistes interprètes ou exécutants jouissent du droit
exclusif d’autoriser la mise à la disposition du public de l’original et de copies de leurs interprétations ou exécutions fixées
sur phonogrammes par la vente ou tout autre transfert de
propriété.
2) Aucune disposition du présent traité ne porte atteinte à la
faculté qu’ont les Parties contractantes de déterminer les conditions éventuelles dans lesquelles l’épuisement du droit
énoncé à l’alinéa 1) s’applique après la première vente ou autre
opération de transfert de propriété de l’original ou d’une copie
de l’interprétation ou exécution fixée, effectuée avec l’autorisation de l’artiste interprète ou exécutant.7
[Note 7 : Déclaration commune concernant les articles 2.e), 8, 9, 12 et
13 : Aux fins de ces articles, les expressions « copies », « copies ou exemplaires » et « original et copies » dans le contexte du droit de distribution et du droit de location prévus par ces articles désignent
exclusivement les copies ou exemplaires fixés qui peuvent être mis en
circulation en tant qu’objets tangibles.]
Tout comme dans le cas de l’Accord sur les ADPIC, il fut
impossible de rapprocher de manière substantielle les conceptions
nationales sur la notion d’épuisement des droits de propriété intellectuelle. Les articles pertinents des traités de l’OMPI demeurent
néanmoins plus clairs et leur contenu à l’égard de l’épuisement est
malgré tout heureux si l’on considère que la deuxième hypothèse du
projet élaboré pour les deux traités69 consistait en l’exclusion du
concept d’épuisement international.
2.2.3 L’Accord sur le libre-échange nord-américain
Dans la même visée que l’Accord sur les ADPIC, les dispositions
relatives à la propriété intellectuelle de l’Accord sur le libre-échange
nord-américain70 (ci-après « ALENA ») ont pour objet d’assurer une
69. Chairman of the Committee of Experts, « Basic Proposal for the Substantive Provisions of the Treaty on Certain Questions Concerning the Protection of Literary
and Artistic Works to be Considered by the Diplomatic Conference », OMPI,
Doc. CRNR/DC/4, 30 août 1996, article 8.
70. Accord sur le libre-échange nord-américain, rédigé le 12 août 1992, révisé le
6 septembre 1992, U.S.-Can.-Mex., 32 I.L.M. 289 (entré en vigueur le 1er janvier
1997).
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
575
protection adéquate et effective des droits de propriété intellectuelle
sur les territoires des États parties71. Les dispositions pertinentes de
l’ALENA ont d’ailleurs été inspirées des négociations pour l’Accord
sur les ADPIC : « The intellectual property provisions of the NAFTA
were designed with the pending TRIPS agreement in mind. In most
aspects TRIPS affords roughly the same protection for intellectual
property as does the NAFTA »72.
Par ailleurs, sous réserve de ce que prévoit l’article XI de
l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, l’article 309
consacre la libre circulation des marchandises dans une manière
assez similaire au Traité de Rome : « Sauf disposition contraire du
présent accord, aucune des Parties ne pourra adopter ou maintenir
une interdiction ou une restriction à l’importation d’un produit d’une
autre Partie ou à l’exportation ou à la vente pour exportation d’un
produit destiné au territoire d’une autre Partie [...] ». Toutefois,
l’harmonisation de la notion d’épuisement des droits entre les États
parties ne semble pas découler de manière aussi évidente qu’en
Europe.
D’ailleurs, l’ALENA limite la reconnaissance de la notion au
droit d’auteur et aux droits de propriété intellectuelle relatifs
aux enregistrements sonores (respectivement articles 1705 et 1706).
L’ALENA prévoit à cet égard que chaque État partie accordera au
titulaire le droit d’autoriser ou d’interdire l’importation sur le territoire de l’État où il détient des droits de propriété intellectuelle
d’exemplaires de l’œuvre faits sans son autorisation, ainsi que le
droit d’autoriser ou d’interdire la première distribution au public de
l’original et de chaque exemplaire d’une œuvre, par vente, location
ou autrement.
En somme, l’harmonisation plus ou moins substantielle de la
notion d’épuisement des droits à l’échelle internationale semble bien
difficile. Or, les objectifs économiques qui sont à la source des interprétations nationales et qui, en fait, révèlent le rôle de la notion en
commerce, ne sont pas étrangers aux difficultés d’intégration de la
notion au sein d’accords internationaux.
71. Accord sur le libre-échange nord-américain, rédigé le 12 août 1992, révisé le 6
septembre 1992, U.S.-Can.-Mex., 32 I.L.M. 289 (entré en vigueur le 1er janvier
1997), article 102(1)(d).
72. Jeffrey J. SCHOTT, « The Uruguay Round : An Assessment » Institute for
International Economy 30 (1994).
576
Les Cahiers de propriété intellectuelle
3. Le rôle actuel de la notion d’épuisement des droits de
propriété intellectuelle en commerce international
Au point de rencontre entre le monopole intellectuel et la libre
concurrence, la notion d’épuisement des droits permet aux autorités
nationales d’aménager un certain équilibre. Tel qu’illustré dans le
cadre de la première partie, la notion permet de contrôler l’influence
des droits de propriété intellectuelle dans la circulation des biens et
services. C’est ainsi qu’elle prend son sens, principalement, en situation d’importations parallèles.
Par ailleurs, l’épuisement dépend de la première mise en marché, laquelle relève typiquement du domaine de la vente. Or, si le
droit des contrats est un droit largement supplétif, les effets de
l’épuisement pourraient-ils être contrôlés par des stipulations contractuelles ?
3.1 Le contrôle des importations parallèles par la
conception étatique de l’épuisement
Les importations parallèles proviennent d’un contexte spécifique qui les rend ni complètement souhaitables, ni entièrement
injustes. Le tableau de ce type de pratique commerciale peut difficilement être brossé en noir et blanc. Entre le marché blanc, qui se
caractérise par le respect de la loi, et le marché noir, qui se distingue
par l’illégalité, la place des importations parallèles se situe plus ou
moins à mi-chemin et est même communément désignée « marché
gris ».
Sur cette trame, outre le contraste évident avec les intérêts de
l’importateur parallèle, les intérêts du titulaire de droits de
propriété intellectuelle s’opposent à ceux de la libre concurrence
ainsi qu’à ceux des consommateurs. Aussi, les différentes dimensions du problème tendent à être balancées par les divers aménagements nationaux qui sont réservés à la notion d’épuisement des
droits, témoignant ainsi de son rôle de contrôle dans les échanges
économiques.
3.1.1 Le contexte des importations parallèles
L’accès aux marchés internationaux exige souvent la mise sur
pied d’un réseau de distribution. Par ailleurs, puisque les marchés
étrangers impliquent des goûts et des façons de faire différents,
la commercialisation est pensée en fonction des particularités des
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
577
diverses régions du globe. Ainsi, les qualités d’un produit peuvent
être adaptées pour répondre aux attentes particulières des clients
(ajustement des ingrédients pour un produit comestible ou traduction de manuels d’instructions, par exemple) et les prix pour un
même article peuvent varier de façon significative (que ce soit selon
la politique de prix ou de promotions élaborée par l’entreprise, de
manière à accroître les profits, ou en vertu de règles imposées par les
autorités étatiques, comme c’est souvent le cas dans l’industrie
pharmaceutique).
Or, d’autres entrepreneurs peuvent être tentés de tirer parti de
cette situation. Flairant la bonne affaire, ces compétiteurs entreprendront d’importer les produits de l’étranger, de manière parallèle
aux réseaux de distributions officiels. Ces concurrents pourront également être attirés par la fluctuation de la valeur des devises, par les
variations régionales au sein de la dynamique de l’offre et de la
demande ou encore par le « dumping » en territoire étranger73. Le
commerce parallèle a ainsi gagné en importance avec l’ouverture des
marchés.
Quant au profil des personnes qui opèrent sur le marché des
importations parallèles, Kelly Gill et R. Scott Jolliffe expliquent :
There are many types of grey marketers. Some companies specialize in this type of trade, operating essentially as trading
companies or commodity brokers. This type of grey marketer
simply arranges for the purchase and sale of goods without taking physical possession of them. Other companies trade in grey
goods as wholesalers or jobbers and are sometimes involved in
the actual importing, warehousing and distribution of these
goods in Canada. It is also becoming more common for larger
retailers to do their own grey marketing by sourcing cheaper
branded products outside of Canada. The common result of
such activities, however, is the undercutting of the optimum
sale prices for the goods and evasion of the selective distribution network established by the owner of the intellectual property right, to the detriment of such owner, its licensees and
authorized distributors.74
Il peut donc y avoir abus de la part de l’importateur parallèle
qui tire profit du réseau officiel de distribution pour obtenir les pro73. K. GILL et R. S. JOLLIFFE, Fox on Canadian Law of Trade Marks and Unfair
Competition, 4e éd., (Toronto, Carswell, 2004), aux pages 12-32 et 12-33.
74. K. GILL et R. S. JOLLIFFE, Fox on Canadian Law of Trade Marks and Unfair
Competition, 4e éd., (Toronto, Carswell, 2004), à la page 12-33.
578
Les Cahiers de propriété intellectuelle
duits dans des conditions économiques avantageuses et qui fait
ensuite concurrence au titulaire du droit de propriété intellectuelle
sur le territoire où il s’est déjà impliqué. Par contre, il peut tout
autant y avoir abus de la part du titulaire du droit de propriété intellectuelle qui cherche, lui aussi typiquement, un profit plus grand,
mais cette fois par le cloisonnement des marchés.
3.1.2 L’influence de la portée retenue de la notion d’épuisement
En réponse à toutes les nuances de gris qui se présentent sur le
marché des importations parallèles, les solutions proposées par les
droits nationaux comportent logiquement bien des particularités.
Deux visions générales se distinguent néanmoins quant au contrôle de telles pratiques, soit l’imposition d’un régime d’épuisement
national ou international. Le premier régime est davantage favorable aux titulaires de droits de propriété intellectuelle, alors que le
second limite la protection des droits de propriété intellectuelle et
privilégie la concurrence :
[...] Under national exhaustion, IPR holders have the poser to
segregate markets.
There is considerable debate concerning whether granting IPR
holders the power to segregate markets is good or bad from various perspectives – economic, social, political and cultural.
From the stand point of those favouring open markets and competition, it may appear fundamentally inconsistent to permit
intellectual property to serve as a mechanism to inhibit trade.
Yet IPR holders argue that there are positive dimensions to
market segregation, and corollary price discrimination.75
Le régime d’épuisement national correspond à une restriction
internationale de la distribution verticale, en ce sens que chaque
État l’adoptant sépare son marché de celui des autres États pour ce
qui est des biens et services concernés par la protection des droits de
propriété intellectuelle76. La nature territoriale des droits de pro-
75. UNCTAD-ICTSD, Resource Book on TRIPS and Development (Cambridge, Cambridge University Press, 2005), à la page 94.
76. Keith E. MASCUS, Intellectual Property Rights in the Global Economy, Washington D.C., Institute for International Economics, 2000, à la page 211 ; Carsten
FINK et Keith E. Maskus, ed., Intellectual Property and Development – Lessons
from Recent Economic Research (Oxford, Oxford University Press, 2005), aux
pages 174 et s.
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
579
priété intellectuelle est à cet égard largement invoquée pour justifier
une approche favorable à un épuisement strictement national77. À
l’opposé, l’épuisement international des droits de propriété intellectuelle équivaut à ne pas segmenter les marchés et à permettre
davantage les importations parallèles. Cette dernière approche favorise ainsi la concurrence.
Tout est donc question de choix, de choix économiques, mais
aussi politiques. D’une part se trouve la protection des efforts d’innovation, de créativité et des investissements des titulaires de droits
de propriété intellectuelle. D’autre part figurent l’apparition de nouvelles idées, le développement de nouvelles façons de faire (qui permettent des standards de productivité et de qualité mieux adaptés),
de même que des prix moindres. Le consommateur tire d’ailleurs
bénéfice d’une économie de marché, non seulement de par un meilleur rapport qualité/prix, mais de par les choix qui lui sont proposés.
Enfin, les choix s’adressent aussi à chaque type de droits de propriété intellectuelle, car ils ont des régimes propres et des raisons
d’être particulières.
Ces choix faits par les États quant aux adaptations de la notion
d’épuisement des droits ont conséquemment une incidence sur leur
position à l’égard de la circulation des marchandises et des services
(et vice versa bien sûr). Or, comme le montre la diversité des adaptations nationales, il n’existe aucune réponse évidente. Aussi, la possibilité d’une privatisation du contrôle des importations parallèles
mérite-t-elle une certaine attention.
3.2 Le contrôle des importations parallèles par les
stipulations contractuelles
L’interface entre le commerce et la propriété intellectuelle, qui
se trouve au cœur même de l’application de la notion d’épuisement
des droits, est la première mise en marché. Après tout, et malgré les
débats sur l’étendue à accorder aux droits de propriété intellectuelle,
l’épuisement de ceux-ci dépend bien d’une opération commerciale,
somme toute assez simple, qui prend normalement la forme d’une
vente. Or, puisque la vente relève du droit des contrats, un droit largement supplétif, les effets de l’épuisement pourraient-ils être contrôlés par des stipulations contractuelles ?
77. Nicolas BOUCHE, Le principe de territorialité de la propriété intellectuelle (Paris,
L’Harmattan, 2002), aux pages 290 et s.
580
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Un frein important à l’aménagement contractuel des effets
d’épuisement de la première vente réside dans le fait que l’épuisement est considéré comme une matière gouvernée par les régimes nationaux de propriété intellectuelle. Aussi, ces droits sont des
droits de propriété produisant des effets à l’égard de tous les tiers.
Un contrat de vente ne saurait avoir d’effet sur cette situation. En
principe, donc, des limitations contractuelles imposées par un titulaire de droits de propriété intellectuelle ne pourraient être utilisées
pour limiter l’effet de l’épuisement.
Cependant, certains droits nationaux aménagent la possibilité
de procéder à la première commercialisation avec une telle entente
ou par le marquage à cet effet des marchandises. C’est notamment le
cas aux États-Unis en matière de brevets78.
Parallèlement aux divers aménagements nationaux quant à la
possibilité de restreindre ou non la portée de l’épuisement par stipulation contractuelle, il convient toutefois de rappeler le cadre juridique d’un réseau de distribution. Par essence, cette construction
commerciale relève du droit contractuel, non pas immatériel. Si les
acteurs réunis au sein d’un même réseau de distribution sont libres
de stipuler leur exclusivité territoriale, ils sont tout aussi libres de
stipuler leur loyauté. Car en fait, si des situations d’importations
parallèles existent, c’est bien par une fuite au sein du réseau officiel.
Il reviendrait donc logiquement au titulaire de droits de propriété
intellectuelle de s’assurer de l’étanchéité contractuelle du réseau
qu’il conçoit.
Dans cette optique, il semblerait peut-être préférable de permettre les importations parallèles tout en acceptant la solution
privée des stipulations contractuelles d’exclusivité territoriale et de
loyauté. Resterait cependant à voir dans quelle mesure de telles
ententes sont limitées par le droit de la concurrence :
The significance of the exhaustion doctrine depends also on the
extent to which private contractual means can substitute for
territorial rights exhaustion in restricting parallel imports.
Territorial restraints in licensing agreements and restrictive
purchasing contracts can limit active and passive parallel imports, respectively, even though IPRs may exhaust internationally. The extent to which such private contractual means can be
78. Dickerson c. Tinling, 84 F. 192 (8th Cir. 1897) ; Mallenckrodt, Inc. c. Medipart,
Inc., 976 F.2d 700 (Fed. Cir. 1992).
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
581
used depends, in turn, on whether they are considered to be
anticompetitive by prevailing competition laws. 79
Compte tenu de la multiplicité des causes aux importations
parallèles, une solution internationale harmonisée semble improbable, du moins à moyen terme. En définitive, le problème relève
plutôt de l’expérience, presque de l’expérimentation, et dépend largement des circonstances. Ainsi, il n’existe pas, à proprement parler,
de bien et de mal dans les conceptions du rôle actuellement aménagées pour la notion d’épuisement de droits, mais plutôt du meilleur
et du pire, selon les points de vue80.
4. Conclusion
L’épuisement des droits pose, en commerce international, le
dilemme entre les intérêts des titulaires de droits de propriété intellectuelle et les intérêts découlant d’une économie de marché. Ses
applications offrent un moyen efficace d’affecter la territorialité des
droits de propriété intellectuelle après la première mise en marché.
Les variations d’application sont certes nombreuses, mais elles ont le
mérite de tenter de répondre aux divers problèmes des importations
parallèles.
Par ailleurs, une approche uniforme à l’égard de tous les types
de droits de propriété intellectuelle n’est pas nécessairement souhaitable. Il faut d’abord s’attacher à la finalité de chaque propriété
intellectuelle, sans quoi elles perdront leur sens. Une marque, qui
véhicule une information à l’attention du client quant à la source du
produit et sa qualité, a un potentiel d’existence à perpétuité. Au contraire, les brevets constituent une forme de monopole à durée limitée
en échange du partage des renseignements relatifs à l’invention avec
le public. Les particularités de la marque en comparaison de celles
du brevet justifient donc une attention personnalisée quant à l’épuisement des droits qui leur sont relatifs. Le résultat actuellement en
79. C. FINK et K. E. MASKUS, ed., Intellectual Property and Development – Lessons
from Recent Economic Research (Oxford, Oxford University Press, 2005), à la
page 172. Cette analyse ne fait toutefois pas l’objet du présent texte.
80. Madame SCHMIDT-SZALEWSKI observe d’ailleurs que « l’épuisement des
droits dans le cadre international n’est économiquement supportable que dans
les relations entre des pays dont le niveau de développement économique et social
est comparable : cette condition est remplie sur le marché intérieur européen
mais est loin de l’être sur le marché mondial. », Joanna SCHMIDT-SZALEWSKI,
« L’avenir international de la propriété industrielle », dans Mélanges J.-J. Burst
(Paris, Litec, 1997) 571, aux pages 575-576.
582
Les Cahiers de propriété intellectuelle
vigueur en Europe reste un cas particulier par son application de
l’épuisement régional tant aux marques et au droit d’auteur qu’aux
brevets. L’exemple européen est par ailleurs – et surtout – impressionnant compte tenu de la clarté et de la prévisibilité de ses règles.
Il faut considérer aussi d’autres intérêts que ceux des titulaires
de droits de propriété intellectuelle dans l’élaboration d’un régime
d’épuisement, spécialement ceux avec qui ils entrent en conflit, à
savoir, particulièrement, ceux de la libre concurrence. Or, c’est bien
de là que proviennent les divergences des points de vue nationaux
sur la question, ce qui laisse entrevoir une harmonisation difficile de
la notion au niveau international. La possibilité d’aménager un contrôle par le titulaire du droit de l’effet de l’épuisement provoqué par
la première vente s’avère dans ce contexte fort intéressante. Mais
alors, le problème d’harmonisation n’aurait-il pas seulement été
déplacé sur le terrain de la concurrence ?
S’agissant d’un type de réservation d’une part de marché, les
droits de propriété intellectuelle ne prennent en effet leur sens que
dans un monde de compétition81. Or, l’expansion de la propriété
intellectuelle en commerce international est actuellement sérieusement critiquée. À ce sujet, le professeur Vivant explique : « [La] multiplication [des droits de propriété intellectuelle] qui en fait autant
de « bastilles », autant de « péages » barrant la route aux tiers ne
va-t-elle pas finalement à l’encontre du but poursuivi, ressuscitant sous un vocable libéral une sorte de féodalisme d’un nouveau
genre ? »82. Un peu plus loin, il en arrive même à la conclusion :
« Mais alors, avec cette expansion continue, le système s’entretient
lui-même. Il acquiert une logique neuve où le « libre parcours » n’est
plus la règle et la « réservation » l’exception mais où le « tout protection » prédomine »83.
81. Michel VIVANT, « La fantastique explosion de la propriété intellectuelle : Une
rationalité sous le big bang ? », dans Mélanges Victor Nabhan (2004) Cahiers de
propriété intellectuelle, numéro hors série 393, à la page 397. Aussi, bien que le
droit d’auteur ait pu être un cas à part, à l’origine, de par son domaine plus rapproché des arts que du commerce, il appert que les ambitions marchandes se sont
bien emparées de tous les types de propriété intellectuelle ; il suffit de songer à la
protection par voie de droit d’auteur des programmes d’ordinateur et, aux ÉtatsUnis, des méthodes pour faire les affaires.
82. M. VIVANT, « La fantastique explosion de la propriété intellectuelle : Une rationalité sous le big bang ? », dans Mélanges Victor Nabhan (2004) Cahiers de propriété intellectuelle, numéro hors série 393, à la page 397.
83. M. VIVANT, « La fantastique explosion de la propriété intellectuelle : Une rationalité sous le big bang ? », dans Mélanges Victor Nabhan (2004) Cahiers de
La notion d’épuisement des droits : évolution et rôle actuel...
583
À travers ce surcroît de la propriété intellectuelle, les discussions à l’égard de la notion d’épuisement des droits tombent à point.
De par son rôle considérable en commerce international et de par
l’ampleur des débats qu’il provoque, il est permis de croire que le
sujet est loin d’être épuisé...
propriété intellectuelle, numéro hors série 393, à la page 408. L’exemple est aussi
donné du système des brevets, qui est non seulement mal adapté pour faire face à
l’explosion du nombre de demandes auxquelles il doit répondre, mais qui n’exige
plus autant de rigueur dans l’octroi des brevets. Ceci a pour répercussion une certaine contradiction avec la nature de la protection originalement conçue pour les
brevets. Voir notamment « A market for ideas – A Survey of Patents and Technology », The Economist, October 22nd, 2005 ; « The Cost of Ideas », The Economist,
November 13th, 2004, 71.
Capsule
Des photos de la rue et l’exception
artistique en matière de droit
à la vie privée
Vivianne de Kinder*
1. Introduction
Au Québec, depuis l’arrêt Aubry c. Éditions Vice Versa1, la
publication à des fins artistiques ou documentaires de « photos de la
rue » est censurée.
Ce genre de photos a pour objet des scènes de la rue croquées
sur le vif. Pour peu que les personnes représentées soient reconnaissables, la publication de telles images pose un problème en
matière de droit au respect de la vie privée. En effet, cette publication serait attentatoire à tel droit à moins qu’elle n’ait été autorisée
par ces personnes. Ce principe prévaudrait même si l’image ainsi
publiée ne comporte rien qui soit dégradant ou susceptible d’exposer
les personnes visées au sarcasme ou à l’humiliation.
Au regard des décisions respectivement rendues dans l’arrêt
précité par la Cour d’appel du Québec et la Cour suprême du
© Vivianne de Kinder, 2006.
* Avocate.
1. Aubry c. Editions Vice Versa Inc., [1991] R.R.A. 421, 1991 CarswellQue 1243, J.E.
91-787, EYB 1991-75892 (C.Qué ; 1991-03-19) ; conf. 141 D.L.R. (4th) 683, [1996]
R.J.Q. 2137, 39 C.C.L.T. (2d) 100, [1996] R.R.A. 982, 1996 CarswellQue 704, 71
C.P.R. (3d) 59, J.E. 96-1711, [1996] Q.J. 2116, EYB 1996-65174 (C.A. Que. 199608-15) ; conf. 157 D.L.R. (4th) 577, 5 B.H.R.C. 437, [1998] 1 S.C.R. 591, 45 C.C.L.T.
(2d) 119, 224 N.R. 321, 1997 CarswellQue 1500, 1997 CarswellQue 1501, 78 C.P.R.
(3d) 289, 50 C.R.R. (2d) 225 (C.S.C. ; 1998-04-09).
585
586
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Canada, il semble que le caractère « artistique » de la photographie et
de sa publication ne puisse être justifié par le droit à la liberté
d’expression ou, son corollaire, le droit à l’information :
[56] La seule prise de la photo dans une rue ne constituerait pas
une atteinte à l’intimité de la vie privée de l’intimée, qui ne pouvait alors alléguer violation de cette zone d’intimité, puisqu’elle
en était sortie. Restait l’atteinte à l’anonymat. L’acte du photographe n’aurait aucun effet en l’absence d’une diffusion ou
d’une publication. Dans ces circonstances, pour se réaliser,
l’atteinte à l’article 5 de la Charte suppose une forme de diffusion. Si celle-ci a lieu, l’atteinte survient et comporte violation
des droits garantis par l’article 5 de la Charte, à moins qu’elle
soit justifiée par un autre intérêt légitime, comme celui du droit
à l’information.
[57] Cette justification ne semble pas se retrouver dans l’activité artistique comme telle. [...]2
Le droit à la vie privée serait-il un obstacle à la création artistique ? La jurisprudence serait à cet effet, même si le Code civil du
Québec3 et la Charte des droits et libertés de la personne4 ne le
prévoient pas expressément.
Aux États-Unis, du moins dans l’état de New York, la création
artistique ferait exception au respect du droit à la vie privée, tel
qu’il apparaît de la décision rendue le 8 février 2006 dans l’affaire
Nussenzweig c. DiCorcia5.
2. Les faits
À l’automne 2001, la galerie Pace à New-York tient une exposition de photographies de Philip-Lorca diCorcia, un photographe de
renommée internationale. Cette exposition, intitulée « HEADS », est
circonscrite à dix-sept photographies représentant chacune le visage
d’une personne et prises sur la rue à New York, Tokyo, Calcutta
et Mexico. L’une de ces images représente le demandeur, Emo
Nussenzweig, à Time Square.
2.
3.
4.
5.
Ibid., Cour d’appel du Québec, LeBel J.A.
L.Q., 1991, c. 64.
L.R.Q., c. C-12.
Décision du 2006-02-15 de la juge Judith H. Gische de la Supreme Court of New
York County ; 2006 NY Slip Op 50171(U) (dossier 108446/05).
Des photos de la rue et l’exception artistique...
587
Les œuvres ainsi exposées font l’objet de reproductions dans le
catalogue de la galerie et dans des réclames et comptes rendus
publiés dans plusieurs journaux, périodiques et magazines dont W,
The New York Time et The Village Voice.
Par ailleurs, la preuve démontre des ventes par la galerie de dix
exemplaires à un prix variant de 20 000 $ à 30 000 $ chacun.
La création, l’exposition et la vente des œuvres auraient procédé d’actes exécutés en l’absence du consentement des personnes
représentées, dont le demandeur Emo Nussenzweig. Pour celui-ci,
les utilisations plus haut mentionnées portent atteinte à sa vie
privée en ce qu’elles desservent des fins commerciales :
Plaintiff denies that the photograph is art. He argues that
defendants’ intended purpose was to sell the photograph and
reproductions thereof. Plaintiff claims that the sale and/or
intended sale of the photographs constitutes a commercial use
that is actionable under the privacy laws. He points to the
actual sales made to support his argument and also to the fact
that the exhibition was in a venue operating for profit (e.g. an
art gallery) and not a museum.
3. Questions en litige
Selon les lois de l’état de New York6, le droit à la vie privée
protège l’image d’autrui contre l’appropriation à des fins commerciales ou publicitaires.
Ce droit ne sanctionnerait que l’usage de cette image aux fins
précitées et non la création en soi de celle-ci.
Ferait exception à l’application de ce droit, la création artistique :
Civil Rights Laws §§ 50 and 51 prohibit the unconsented-to use
of identity within the State of New York “for advertising purposes or for the purposes of trade.” The rights contained in
these statutes are the exclusive remedies allowed in New York
State for an unauthorized use of one’s likeness. Howell v. Post,
81 NY2d 115 (1993). Right of privacy laws are intended to
6. Consolidated Laws, New York’s privacy laws, article 5, paragraphes 50 et 51.
588
Les Cahiers de propriété intellectuelle
defend the average person from unwanted public exposure and
the potential emotional damage thereby inflicted. Weisfogel,
Fine Arts v. Uncertain Protection : The New York Right of Privacy Statute and the First Amendment, 20 Columbia – VLA
J.L. & Arts 91 (1995). New York’s Privacy laws were enacted to
strike a balance between the right to privacy, on the one hand
and the right to first amendment free speech on the other.
La juge Judith J. Gische a rejeté la demande du demandeur au
motif que l’utilisation de l’image d’autrui à des fins artistiques est
protégée par la Constitution américaine en matière de liberté d’expression :
In recent years, some New York courts have addressed the
issue whether an artistic use of an image is a use exempted
from action under New York States Privacy Laws. Altbach v.
Kulon, 302 AD2d 655 (3rd dept. 2003) ; Simeonov v. Tiegs, 159
Misc 2d 54 (NY Civ Ct 1993) ; Hoepker v. Kruger, 200 FSupp2d
340 (SDNY 2002). They have consistently found “art” to be constitutionally protected free speech, that is so exempt. This court
agrees.
Dans l’affaire Hoepker c. Kruger7 citée par la cour, le litige avait
pour objet l’utilisation de l’image d’autrui dans un collage de photographies et de textes. Plusieurs musées avaient exposé ce collage et
vendu toutes sortes de produits dérivés de celui-ci (cartes postales,
papeterie et autres marchandises). À propos de cette exploitation du
collage, le tribunal avait conclu ce qui suit :
Museum gift shops sell merchandise that, in general, replicates
the art displayed in the museum, thus enabling the museum to
distribute art in a common and ordinary form that can be
appreciated in everyday life. That the art is reproduced in formats and in quantities sold for modest sums makes the art popular, but does not change the essential nature of the artistic
expression that is entitled to First Amendment protection.
Pour la juge Gische, la vente par la galerie Pace de quelques
exemplaires des œuvres exposées ne suffisait pas pour conclure à
une appropriation commerciale de l’image d’autrui :
7. 200 F. Supp. 2d 340, 353-354 (S.D.N.Y. 2002).
Des photos de la rue et l’exception artistique...
589
In their moving papers defendants have prima facie shown that
the photograph is « art ». This is not a subjective determination,
and cannot be based upon the personal preferences of either
party. Defendant DiCorcia has demonstrated his general reputation as a photographic artist in the international community.
With respect to the HEADS project, DiCorcia has described the
creative process he used to shoot, edit and finally select the photographs, ultimately used. The photographs were not simply
held for sale in the Pace gallery, but they were exhibited and
reviewed by the relevant artistic community.
Il semble que chez nos voisins américains, le « droit à l’image »
que sous-tend le droit au respect de la vie privée ne puisse prévaloir à
l’encontre de la liberté artistique, pour peu que l’image publiée soit
une scène de la rue.
Capsule
Marques célèbres au Canada :
veuve et poupée éplorées
Daniel S. Drapeau*
1. INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 593
2. LA QUESTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 593
3. L’ÉTAT DU DROIT CANADIEN . . . . . . . . . . . . . . . 593
4. LES DÉCISIONS DE LA COUR SUPRÊME
DU CANADA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 594
5. QU’EN DÉDUIRE ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 596
6. LE CONTEXTE INTERNATIONAL . . . . . . . . . . . . . 598
7. LES IMPLICATIONS POUR LE CANADA ? . . . . . . . . 599
© Daniel S. Drapeau 2006.
* L’auteur est avocat et agent de marques de commerce, associé de l’étude Ogilvy
Renault.
591
1. Introduction
Le 2 juin 2006, la Cour suprême du Canada a permis que la
marque CLIQUOT, employée en liaison avec des boutiques de vêtements pour dames, coexiste avec la célèbre marque de champagne
VEUVE CLICQUOT et ce, nonobstant l’intervention exceptionnelle
de l’International Trade-Mark Association. La Cour a également
permis que la marque semi-figurative BARBIE’S soit enregistrée en
liaison avec des services de restauration, nonobstant l’opposition
formulée par Mattel Inc., fabricant de la célèbre poupée BARBIE.
2. La question
S’il est possible, au Canada, d’étendre à la grandeur du pays le
droit à l’usage exclusif d’une marque de commerce par le biais d’un
enregistrement de marque de commerce, il est toutefois important
de noter que ce droit exclusif porte sur les marchandises et services
en liaison avec lesquels la marque de commerce est enregistrée.
Dans le cas d’une marque célèbre, la question suivante se pose : la
protection accordée à celle-ci peut-elle s’étendre à des marchandises
ou services autres que ceux en liaison avec lesquels elle est enregistrée ? L’extension d’une telle protection nierait-elle le fondement
même du système canadien d’enregistrements de marques, lequel
repose sur des marchandises ou services spécifiques ? Que faire de
ceux qui, peu scrupuleux, cherchent à attirer l’attention du consommateur sur leurs produits en y apposant une marque célèbre ?
3. L’état du droit canadien
En 1998, la Cour d’appel fédérale1 a permis l’enregistrement de
la marque PINK PANTHER en liaison avec des produits et services
1. Pink Panther Beauty Corp. c. United Artists Corp., [1998] 3 C.F. 534 aux paragraphes 50-51, les juges Isaac, Linden et McDonald. Le même raisonnement a guidé la
Cour d’appel fédérale dans deux autres cas impliquant des marques célèbres ou en
voie de le devenir :
• Toyota Jidosha Kabushiki Kaisha c. Lexus Foods Inc., [2001] 2 C.F. 15 au paragraphe 9, les juges Strayer, Linden et Malone. Dans cette affaire, la Cour a
593
594
Les Cahiers de propriété intellectuelle
de beauté, nonobstant l’objection de la United Artists Corporation,
titulaire de la célèbre marque PINK PANTHER, enregistrée en liaison avec des films. En effet, la Cour a déterminé que les marchandises et services des parties étaient à ce point différents qu’il ne
pouvait y avoir de confusion dans l’esprit du consommateur. En
d’autres termes, la Cour a estimé que la cliente du salon de beauté
PINK PANTHER ne serait pas susceptible de croire que les services
qu’elle s’y procure proviennent de la United Artists Studios ou ont
reçu l’assentiment de cette dernière.
4. Les décisions de la Cour suprême du Canada
Dans l’affaire Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot
Ltée2, la Cour suprême a confirmé les décisions des instances inférieures qui, conformément à l’affaire Pink Panther, ont toujours
tranché en faveur de la coexistence.
Après avoir reconnu la notoriété de la marque VEUVE CLICQUOT, la Cour suprême a néanmoins rejeté l’action en violation de
marque et en dépréciation d’achalandage intentée par le fabricant de
champagne à l’encontre d’une chaîne de boutiques de vêtements de
moyenne gamme pour dames. Pour la Cour, le point central était la
différence entre les marchandises des parties : « Le champagne de
luxe et les vêtements de gamme intermédiaire pour dames sont aussi
différents que peuvent l’être le jour et la nuit... »3 dixit la Cour.
permis l’enregistrement de la marque LEXUS en liaison avec des aliments en
conserve, malgré les objections de Toyota, estimant que « Bien que la célébrité
de la marque puisse fort bien être un facteur significatif à considérer, ..., elle
n’est pas déterminante. La célébrité à elle seule ne protège pas une marque de
commerce de façon absolue » et « Quelle que soit la notoriété de la marque, elle
ne peut servir à créer un lien qui n’existe pas ».
• Baylor University c. Hudson’s Bay Co., [2000] A.C.F. no 984, Ottawa #A-35-99
au paragraphe 38 (C.A.F.) les juges Robertson, Noël et McDonald. Dans cette
affaire, la Cour a permis l’enregistrement de la marque BAYLOR en liaison
avec des vêtements et articles promotionnels malgré l’objection de la Compagnie de la Baie d’Hudson, détentrice d’une famille de marques de commerce
comportant le mot BAY, lesquelles sont enregistrées, entre autres, avec des
vêtements. Selon la Cour, « La notoriété de la Compagnie de la Baie d’Hudson,
bien qu’elle soit considérable au Canada, n’est quand même pas telle qu’elle a
pour effet d’interdire automatiquement aux tiers d’utiliser un mot dont les
trois premières lettres sont BAY ».
2. Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, 2006 CSC 23, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
3. Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, 2006 CSC 23, les juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au
paragraphe 31.
Marques célèbres au Canada : veuve et poupée éplorées
595
Résultat : la Cour suprême estime qu’il n’y pas de risque que le
consommateur quelque peu pressé établisse un lien entre les deux
marques. Notons que la preuve de l’utilisation de la marque VEUVE
CLICQUOT en liaison avec des vêtements promotionnels, la commandite d’un prix pour femmes d’affaires, de la publicité ciblant les
femmes et la commandite de jeunes couturiers n’a pas suffi pour établir un lien avec les produits de la défenderesse, soit des vêtements
pour femmes.
Dans l’affaire Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc.4, la Cour n’a
pas explicitement reconnu la notoriété de la marque de commerce
BARBIE, mais s’est plutôt contentée de faire référence à la décision
de la Commission des oppositions à l’effet que la notoriété de la
marque BARBIE était limitée aux poupées commercialisées sous son
égide5. Points intéressants à noter, la Cour a mentionné qu’il n’y
avait aucune preuve à l’effet que la marque de commerce BARBIE
était gage de qualité et que, si la poupée BARBIE est un élément de
la culture pop, cela ne signifie pas qu’elle soit nécessairement une
recommandation favorable pour tous les types de marchandises et de
services. Un commentaire formulé par la Cour retient l’attention :
« l’association de la poupée BARBIE avec la nourriture pourrait
être interprétée comme une mise en garde contre la fadeur »6.
Finalement, la Cour a permis l’enregistrement de la marque semifigurative BARBIE’S au motif que le consommateur n’était pas
susceptible d’établir un lien entre la source des poupées BARBIE et
la source des restaurants (moins connus, il est vrai) BARBIE’S7.
Ainsi, au Canada, la seule notoriété d’une marque ne lui fournit
pas une protection absolue. Elle est plutôt un facteur, parmi plusieurs, dont le tribunal peut tenir compte dans l’appréciation de la
probabilité de confusion.
4. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc. [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major,
Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
5. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc. [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major,
Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, aux paragraphes
30 et 82.
6. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc. [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major,
Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe
79.
7. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc. [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major,
Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, aux paragraphes
6 et 83.
596
Les Cahiers de propriété intellectuelle
5. Qu’en déduire ?
Tout d’abord, l’impact de ces décisions est limité par les faits
qui les sous-tendent. En effet, les différences mises en exergue par
les titulaires des marques junior s’étendent bien au-delà de la simple
nature des marchandises et services ; les clientèles visées et les créneaux de vente des parties diffèrent également considérablement.
Dans le coin gauche : la femme à la recherche d’une robe moyenne
gamme et l’adulte qui fréquente un restaurant de la banlieue montréalaise ; dans le coin droit : le connaisseur fortuné, friand de l’élixir
exclusif et les fillettes encore en âge de jouer aux poupées. De plus,
notons l’absence de preuve de confusion potentielle entre les marques des parties.
Si ces décisions apparaissent, à première vue, défavorables aux
titulaires des grandes marques, quelques commentaires de la Cour
pourraient leur être d’un certain réconfort :
• La notoriété d’une marque peut transcender une gamme de produits : la Cour a suggéré que certaines marques célèbres, comme
Walt Disney, peuvent franchir un écart important entre différentes gammes de produits8 et que, bien que la gamme de produits
représente généralement un obstacle important, la notoriété de la
marque célèbre peut néanmoins passer d’une gamme de produits
à une autre9.
• Les marques célèbres n’ont pas toutes le même profil : la Cour a
reconnu que certaines marques, tout en étant bien connues, sont
associées à des marchandises ou services très spécifiques10. Ainsi,
selon la Cour : « la publicité du sirop pour la toux Buckley vante
son efficacité malgré son mauvais goût, ce qui porte à croire que
son image de marque ne serait pas très indiquée pour un restaurant »11.
8.
Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, [2006] CSC 23, les juges
McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron,
au paragraphe 32.
9. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major,
Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, aux paragraphes
63 et 78.
10. Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, [2006] CSC 23, les juges
McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron,
au paragraphe 32.
11. Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, [2006] CSC 23, les
juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et
Charron, au paragraphe 32.
Marques célèbres au Canada : veuve et poupée éplorées
597
• La différence entre les marchandises et services n’est pas une
défense absolue : des faits différents pourraient donner lieu à des
décisions différentes. En effet, la Cour a mentionné qu’il faut
juger chaque situation en considérant l’ensemble de son contexte
factuel et qu’une différence entre les marchandises ou services des
parties n’est pas fatale12. La Cour a confirmé que, dans le cas où
l’emploi de la nouvelle marque aurait pour effet de créer de la
confusion sur le marché, son enregistrement devrait être refusé,
que ces marchandises ou ces services soient ou non de la même
catégorie générale13.
• Obligation de protection : la Cour a spécifiquement reconnu l’obligation légale qui incombe au titulaire d’une marque de protéger
celle-ci contre le piratage ou contre le risque qu’elle perde son
caractère distinctif et, éventuellement, sa protection légale 14.
• L’absence de preuve de confusion réelle n’est pas fatale : si une
conclusion défavorable peut être tirée de l’absence d’une telle
preuve dans les cas où les marques ont coexisté, la Cour a néanmoins rappelé qu’elle pourrait conclure qu’il existe une probabilité de confusion même en l’absence d’une telle preuve15.
• Dépréciation de l’achalandage : la Cour a reconnu que le recours à
l’encontre de la dépréciation de l’achalandage, prévu à l’article 22
de la Loi sur les marques de commerce, est bien différent de celui à
l’encontre de la violation d’une marque pour cause de confusion,
prévu à l’article 20 de cette même Loi. En effet, en matière de
dépréciation d’achalandage, la preuve d’une probabilité de confusion entre les deux marques n’est pas nécessaire puisque c’est la
démonstration d’une probabilité de dépréciation, laquelle inclut
néanmoins une association potentielle entre les deux marques
dans l’esprit du consommateur16, qui prévaut.
12. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major,
Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe 72.
13. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major,
Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe 63.
14. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major,
Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe 26.
15. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major,
Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe 55.
16. Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, [2006] CSC 23, les
juges McLachlin, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et
Charron, aux paragraphes 38 et 46.
598
Les Cahiers de propriété intellectuelle
6. Le contexte international
Ces décisions de la Cour suprême sont conformes aux obligations qui incombent au Canada en vertu de l’article 16(3) de l’Accord
sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au
commerce17 et de l’article 6bis de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle (1967)18. Ces textes apportent
quelques nuances sur l’impact que peut avoir la différence entre les
marchandises ou services des parties au niveau de l’appréciation de
la probabilité de confusion lorsque l’emploi par un tiers de la marque
notoire indique un lien entre ses produits ou services et le titulaire
de la marque notoire si cet usage risque de nuire aux intérêts du titulaire de la marque enregistrée19. Compte tenu des différences entre
les marchandises des parties, la Cour a déterminé qu’il n’y avait pas
de lien possible entre les marques dans l’esprit du consommateur.
Plus précisément, elle ajoute, dans l’affaire Mattel, que « Dans le cas
17. Annexe 1C de L’Accord instituant l’organisation mondiale du commerce, signée à
Marrakesh, Maroc, le 15 avril 1994 (et auquel le Canada est partie depuis le 1er janvier 1995). L’article 16(3) de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce prévoit que :
L’article 6bis de la Convention de Paris (1967) s’appliquera, mutatis mutandis, aux
produits ou services qui ne sont pas similaires à ceux pour lesquels une marque de
fabrique ou de commerce est enregistrée, à condition que l’usage de cette marque
pour ces produits ou services indique un lien entre ces produits ou services et le titulaire de la marque enregistrée et à condition que cet usage risque de nuire aux intérêts du titulaire de la marque enregistrée.
18. L’article 6bis de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle
(1967) prévoit :
(1) Les pays de l’Union s’engagent, soit d’office si la législation du pays le permet,
soit à la requête de l’intéressé, à refuser ou à invalider l’enregistrement et à interdire l’usage d’une marque de fabrique ou de commerce qui constitue la reproduction,
l’imitation ou la traduction, susceptibles de créer une confusion, d’une marque que
l’autorité compétente du pays de l’enregistrement ou de l’usage estimera y être
notoirement connue comme étant déjà la marque d’une personne admise à bénéficier de la présente Convention et utilisée pour des produits identiques ou similaires.
Il en sera de même lorsque la partie essentielle de la marque constitue la reproduction d’une telle marque notoirement connue ou une imitation susceptible de créer
une confusion avec celle-ci.
19. Dans l’affaire General Motors Corporation c. Yplon SA, (1999) E.T.M.R. 950 à la p.
958, la Cour européenne de justice a eu l’occasion d’interpréter l’article 6bis de la
Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle (1967). Dans cette
affaire, General Motors, titulaire de la marque notoire CHEVY, enregistrée en liaison avec des véhicules, cherchait à empêcher l’usage de cette même marque par
Yplon SA en liaison, entre autres, avec des détergents. En donnant raison à General
Motors, la Cour a conclu qu’une marque déposée bien connue du public peut bénéficier d’une protection qui s’étend à des produits différents de ceux en liaison avec lesquels elle est connue. Qui plus est, la Cour a également mentionné que le caractère
distinctif inhérent et la notoriété d’une marque faciliteront la preuve d’un dommage
causé au titulaire de celle-ci par l’usage qui peut en être effectué par un tiers.
Marques célèbres au Canada : veuve et poupée éplorées
599
où l’emploi de la nouvelle marque aurait pour effet de créer de la
confusion sur le marché, son enregistrement devrait être refusé, que
ces marchandises ou ces services soient ou non de la même catégorie
générale »20, ce qui est tout à fait en accord avec les obligations internationales du Canada.
7. Les implications pour le Canada ?
Certains sont d’avis que le Canada n’est pas assez vigilant en ce
qui a trait à la protection des droits de propriété intellectuelle21. Ces
décisions de la Cour suprême ne manqueront certes pas de décevoir
plus d’un détenteur de marque célèbre. Néanmoins, les faits très
particuliers qui sous-tendent ces décisions laissent subsister la possibilité de résultats différents, comme ce fut le cas dans la décision
rendue plus tôt cette année par la Cour fédérale dans l’affaire
Remo22. Dans cette affaire, le fabricant des célèbres voitures a réussi
à mettre fin à un usage vieux de plus de 20 ans de la marque
JAGUAR en liaison avec des articles de maroquinerie (les marques
enregistrées de Remo Imports Ltd. comportant le mot JAGUAR ont
également été radiées). La clef du succès dans cette affaire tient au
fait qu’il a été démontré, preuves à l’appui, que les articles de maroquinerie se situaient dans la zone d’expansion naturelle de Jaguar
Cars Limited. Un appel a été logé de cette décision auprès de la Cour
d’appel fédérale. Le dernier mot n’a donc peut-être pas encore été dit
sur la question des marques célèbres au Canada.
20. Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] CSC 22, les juges McLachlin, Major,
Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron, au paragraphe 63.
21. En 2004, les États-Unis plaçaient le Canada sur une liste des pays qu’ils considèrent trop peu sévères envers les contrefacteurs (The Office of the United States
Trade Representative, 2004 Special 301 Report, 5 March 2004, online : <http://
www.ustr.gov/assets/Document_Library/Reports_Publications/2004/2004_Special_
301/asset_upload_file16_5995.pdf>.), et en 2005 a ordonné une révision (hors cycle)
du régime Canadien de propriété intellectuelle, The Office of the United States
Trade Representative, 2005 Special 301 Report, 29 April 2005, online :<http://
www.ustr.gov/assets/Document_Library/Reports_Publications/2005/2005_Special_
301/asset_upload_file195_7636.pdf>. <http://www.ustr.gov/assets/Document_
Library/Reports_Publications/2005/2005_Special_301/asset_upload_file662_7650.
pdf>.
22. Remo Imports Ltd. c. Jaguar Canada Ltd., 2006 CF 21, le juge Shore.
Capsule
Adoption du Traité de Singapour
sur le droit des marques
Dominique Henrie*
Le 27 mars 2006, les États membres de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (« l’OMPI ») ont conclu un nouveau Traité international sur les marques de commerce. Celui-ci
porte le nom de « Traité de Singapour sur le droit des marques » en
l’honneur du pays où s’est tenue la Conférence diplomatique menant
à son adoption.
Bien qu’il se fonde sur le Traité sur le droit des marques (1994)
(« le TLT 1994 ») et qu’il poursuive les mêmes objectifs que ce dernier
en ce qui a trait à l’harmonisation internationale des aspects procéduraux de l’enregistrement des marques de commerce, le Traité de
Singapour sur le droit des marques (« le Traité de Singapour ») constitue un Traité distinct et indépendant du TLT 1994, lequel continuera d’être appliqué parallèlement.
Certaines des dispositions du TLT 1994 ont été transposées
directement dans le Traité de Singapour. À titre d’exemple, tout
comme le TLT 1994, le Traité de Singapour prévoit que les produits
et services doivent être groupés selon la classification de Nice. De
même, les dispositions du TLT 1994 qui portent sur les déclarations
d’intention d’utiliser la marque et les déclarations d’usage effectif
de la marque ont été incorporées comme telles dans le Traité de
Singapour.
© Dominique Henrie, 2006.
* Dominique Henrie est avocate aux Services juridiques d’Industrie Canada.
601
602
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Le Traité de Singapour comporte néanmoins certaines nouveautés qui lui donnent un champ d’application plus large que le
TLT 1994. Ainsi, alors que le TLT 1994 prévoit explicitement que sa
portée ne s’étend pas aux marques hologrammes et aux marques
ne consistant pas en des signes visibles, le Traité de Singapour
s’applique à toutes marques consistant en des signes qui peuvent
être enregistrés par les Parties contractantes. Une Partie contractante qui permet l’enregistrement de marques non visibles telles que
les marques olfactives, les marques sonores ou les marques gustatives, devra donc appliquer les dispositions du nouveau Traité à
celles-ci.
Le Traité de Singapour reflète aussi les avancées récentes dans
le domaine des communications. En effet, alors que le TLT 1994
oblige les Parties contractantes à accepter les communications soumises par écrit, le Traité de Singapour permet aux Parties contractantes de choisir le mode de transmission et la forme des
communications qu’elles acceptent. Il leur permet ainsi de décider si
elles veulent ou non accepter des communications sur papier, des
communications sous forme électronique ou toute autre forme de
communication.
Contrairement au TLT 1994, le Traité de Singapour prévoit
l’octroi de sursis dans le cadre de procédures devant l’office des
Parties contractantes. Il stipule en effet que les Parties contractantes doivent prévoir une ou plusieurs des mesures de sursis suivantes
lorsqu’un déposant, un titulaire ou une autre personne intéressée n’a
pas observé un délai imparti pour l’accomplissement d’un acte, si une
requête à cet effet est présentée à l’Office :
• une prorogation du délai ;
• la poursuite de la procédure ;
• le rétablissement des droits, si l’inobservation du délai a eu
lieu bien que toute la diligence requise ait été exercée ou, si
elle n’était pas intentionnelle.
Le Règlement d’exécution du Traité de Singapour sur le droit
des marques (« le Règlement d’exécution ») énumère les conditions
associées à l’octroi de ces mesures de sursis et énumère les situations
dans lesquelles les mesures n’auront pas à être offertes par les
Parties contractantes.
Adoption du traité de Singapour sur le droit des marques
603
Le Traité de Singapour incorpore en outre certaines dispositions concernant les licences de marques. Il établit entre autres les
exigences maximales relatives à l’inscription des licences auprès de
l’Office d’une Partie contractante, ainsi que les exigences maximales
relatives à la modification ou à la radiation de ces inscriptions. À cet
égard, le Traité de Singapour interdit entre autres aux Parties contractantes d’exiger la remise d’un contrat de licence ou d’une traduction de celui-ci comme condition à l’inscription d’une licence auprès
de leur Office. Il limite aussi l’effet du défaut d’inscription d’une
licence auprès de l’Office d’une Partie contractante.
Le Traité de Singapour crée aussi une Assemblée pour les Parties contractantes. Cette Assemblée détient le pouvoir i) de traiter
des questions concernant le développement du Traité ; ii) de modifier
le Règlement d’exécution ; iii) de fixer les conditions concernant la
date de prise d’effet de chaque modification ; et iv) de s’acquitter de
toute autre tâche qu’implique la mise en œuvre des dispositions du
Traité.
Enfin, la Conférence diplomatique a adopté une « Résolution de
la Conférence diplomatique complétant le Traité de Singapour sur le
droit des marques et son règlement d’exécution », dont l’objectif est
de déclarer que les Parties contractantes s’entendent sur certains
éléments du Traité. La résolution précise entre autres que les Parties contractantes n’ont aucune obligation concernant respectivement l’enregistrement des nouveaux types de marques et la mise en
œuvre de systèmes de dépôt électronique ou d’autres systèmes d’automatisation. La résolution traite aussi du besoin d’assistance technique et de renforcement des capacités institutionnelles dans les
pays en développement et les pays les moins avancés, afin de faciliter la mise en œuvre du Traité dans ces pays. Enfin, la résolution
précise que tout différend pouvant survenir entre deux Parties contractantes ou plus concernant l’interprétation ou l’application du
Traité devrait être réglé à l’amiable par voie de consultation et de
médiation sous les auspices du Directeur général de l’OMPI.
Le Traité de Singapour entrera en vigueur trois mois après que
dix instruments de ratification auront été déposés auprès du Directeur général de l’OMPI. Aucune décision n’a encore été prise par le
gouvernement canadien quant à la ratification de ce Traité.
Capsule
L’affaire John Stagliano ou
les difficultés pouvant être
rencontrées lors de l’exécution
d’une ordonnance Anton Piller
Marie-Josée Lapointe et Caroline Jonnaert*
1. INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 607
2. NATURE DE L’ORDONNANCE ANTON PILLER . . . . . 608
3. L’EXÉCUTION DE L’ORDONNANCE ANTON PILLER
À LA LUMIÈRE DE L’AFFAIRE STAGLIANO . . . . . . . 609
4. CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 616
© Marie-Josée Lapointe et Caroline Jonnaert, 2006.
* Respectivement avocate et stagiaire chez BCF.
605
1. Introduction
« L’ordonnance d’injonction de type Anton Piller est la procédure la plus puissante du juriste en droit civil »1. C’est d’ailleurs pour
cette raison que les tribunaux ont, au fil des ans, établi des paramètres très rigoureux visant son émission et son exécution. La récente
décision John Stagliano Inc. c. Elmaleh2 témoigne de cette double
réalité.
Dans cette affaire, les requérants demandaient entre autres à
la Cour fédérale, de confirmer que l’émission de l’ordonnance Anton
Piller était bien fondée et qu’elle avait été exécutée conformément
aux principes applicables. En contrepartie, les défendeurs souhaitaient obtenir l’annulation de l’ordonnance Anton Piller, la remise de
tous les documents et éléments saisis, des dommages ainsi que les
dépens sur une base avocat-client.
Dans sa décision, la Cour résume d’abord les circonstances
dans lesquelles l’ordonnance Anton Piller a été exécutée. Dans un
deuxième temps, le tribunal procède à une analyse de fond relativement au bien-fondé de l’émission de cette ordonnance. C’est au terme
de cette dernière analyse que la Cour rejette la requête en révision
des demandeurs et annule l’émission de l’ordonnance Anton Piller le
tout, sur la base que les demandeurs n’ont pas satisfait aux conditions propres à son émission. La Cour ordonne de surcroît la remise
aux défendeurs de tout le matériel saisi au cours de l’exécution de
l’ordonnance Anton Piller ainsi que le paiement de dépens en faveur
des défendeurs.
L’intérêt de cette décision ne réside cependant pas tant dans
l’examen des conditions d’émission d’une ordonnance Anton Piller
que dans la présentation des difficultés pouvant être rencontrées
1. Mathieu PICHÉ-MESSIER, « L’ordonnance « Anton Piller » en droit de la propriété
intellectuelle – Application particulière au droit du divertissement » dans Service
de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en
droit de la propriété intellectuelle, (Cowanswille, Éditions Yvon Blais, 2006).
2. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585 [ci-après « l’affaire Stagliano »].
607
608
Les Cahiers de propriété intellectuelle
lors de l’exécution de cette ordonnance. Partant de ce constat, nous
analyserons ci-après ce second aspect. Dans cette perspective, nous
résumerons la trame factuelle de l’affaire Stagliano et ce, à la
lumière des principes devant guider l’exécution des ordonnances
Anton Piller. Mais, avant toute chose, il convient de rappeler brièvement la nature de ce recours.
2. Nature de l’ordonnance Anton Piller
Déjà décrite par les tribunaux comme étant « l’arme nucléaire
du droit »3, l’ordonnance Anton Piller tire son nom de l’arrêt Anton
Piller KG c. Manufacturing Processes Ltd.4 rendu en 1976 par la
Cour d’appel d’Angleterre. Une telle ordonnance renferme à la fois
une injonction et une saisie avant jugement5. En raison de sa nature
extraordinaire et parce qu’elle est délivrée ex parte, l’émission de
cette ordonnance est soumise à des conditions d’application rigoureuses.
À ce titre, précisons que les tribunaux canadiens appliquent
essentiellement les critères élaborés par la Cour d’appel
d’Angleterre, dans la décision Anton Piller. Ainsi, la Cour suprême
du Canada, dans un récent arrêt du 27 juillet 20066, expose que
l’émission de toute ordonnance Anton Piller est subordonnée aux
quatre conditions suivantes :
1. le demandeur doit présenter une preuve prima facie solide ;
2. le préjudice causé ou risquant d’être causé au demandeur par
l’inconduite présumée du défendeur doit être très grave ;
3. il doit y avoir une preuve convaincante que le défendeur a en sa
possession des documents ou des objets incriminants ;
3. Bank Mellat c. Nikpour, [1985] F.S.R. 87 (H.C. R.-U.), à la page 92, juge Donaldson,
citée entre autres dans M. PICHER-MESSIER, « L’ordonnance « Anton Piller » en
droit de la propriété intellectuelle – Application particulière au droit du divertissement » dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowanswille, Éditions Yvon
Blais, 2006).
4. Anton Piller KG c. Manufacturing Processes Ltd., [1976] Ch. 55 (C.A.).
5. Marek NITOSLAWSKI, « Les recours en propriété intellectuelle », dans Service de
la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit
de la propriété intellectuelle (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2005).
6. Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., EYB 2006-108007 (C.S.C.).
L’affaire John Stagliano...
609
4. il faut démontrer qu’il est réellement possible que le défendeur
détruise ces pièces avant que le processus de communication
préalable puisse être amorcé.
Par ailleurs, l’honorable juge Hughes, dans l’arrêt Netbored
Inc. c. Avery Holdings Inc.7, réitère les propos tenus par Lord Denning dans l’arrêt Anton Piller KG c. Manufacturing Processes Ltd. à
l’effet qu’il est également nécessaire de démontrer que « the inspection ordered must do no harm to the defendant »8. Cette condition est
généralement analysée avec l’obligation qu’a le demandeur de divulguer d’une manière pleine et entière les faits pertinents à l’affaire,
laquelle est une condition propre aux requêtes ex parte puisque
aucun contre-interrogatoire portant sur le contenu des affidavits
produits au soutien de la requête ne peut être effectué à ce stade9.
En somme, à la lumière de ces principes, force est de constater
que les objectifs visés par l’ordonnance Anton Piller sont doubles.
D’une part, cette mesure vise à protéger des éléments de preuve et,
d’autre part, elle tente d’assurer le respect du droit de propriété du
requérant10. Ces principes étant posés, il convient de nous pencher
sur l’exécution de ce type d’ordonnance et ce, à la lumière de l’affaire
Stagliano11.
3. L’exécution de l’ordonnance Anton Piller à la lumière de
l’affaire Stagliano
La Cour fédérale, dans l’affaire Stagliano12, articule son analyse autour du respect ou non des critères susmentionnés. Quoi qu’il
en soit, les passages de la décision que nous résumerons ci-dessous
7.
Netbored Inc. c. Avery Holdings Inc., 2005 FC 1405, au paragraphe 40 (C.F.) ; en
appel.
8. Anton Piller KG c. Manufacturing Processes Ltd., [1976] Ch. 55 (C.A.), à la page 61.
Pour une application de cette condition, voir Netbored Inc. c. Avery Holdings Inc.,
2005 FC 1405 ; en appel. Dans cette affaire, l’exécution de l’ordonnance Anton Piller
s’est faite, entre autres, à l’appartement d’un tiers, c’est-à-dire un appartement
n’appartenant pas à la défenderesse. Une jeune fille de quinze ans a ouvert la porte
aux demandeurs. Une telle situation, selon la Cour, n’est pas acceptable puisque les
demandeurs n’ont présenté aucune preuve démontrant que l’ordonnance visait la
saisie des biens dans des lieux n’appartenant pas aux défendeurs, ni dans des lieux
où serait présente une adolescente. Le juge conclut qu’en l’espèce, « that is a real
harm » et annule entre autres pour cette raison l’ordonnance Anton Piller.
9. Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., EYB 2006-108007 (C.S.C.), au
paragraphe 36.
10. Céline GERVAIS, L’injonction, 2e éd. (Cowanswille, Blais, 2005), à la page 143.
11. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585.
12. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585.
610
Les Cahiers de propriété intellectuelle
traitent de l’exécution de l’ordonnance Anton Piller. À ce titre, précisons que, « [c]ompte tenu de la nature intrusive de l’ordonnance
Anton Piller et de l’abus qui pourrait en être fait, le demandeur qui
se prévaut d’un tel remède a des obligations toutes particulières tant
envers le défendeur que la Cour, laquelle exerce un contrôle très
serré sur l’exécution de telles ordonnances »13. L’exécution d’une
ordonnance Anton Piller doit effectivement obéir à certaines règles
bien spécifiques14. Selon la Cour suprême du Canada, « la partie
visée par une ordonnance Anton Piller devrait bénéficier d’une triple
protection : une ordonnance soigneusement rédigée décrivant les
documents à saisir et énonçant les garanties applicables notamment
au traitement de documents privilégiés, un avocat vigilant et indépendant des parties, nommé par le tribunal, et un sens de la mesure
de la part des personnes qui exécutent l’ordonnance »15.
D’ailleurs, la Cour suprême du Canada a récemment confirmé
que, tant et aussi longtemps que des ordonnances types n’auront pas
été conçues par voie législative ou recommandées par des barreaux
conformément à leur responsabilité en matière de déontologie professionnelle, les lignes directrices suivantes devront guider l’exécution d’une ordonnance Anton Piller :
(i) En général, l’ordonnance devrait prévoir que la perquisition commencera pendant les heures d’ouverture normales,
au moment où la partie chez qui la perquisition est sur le
point d’être effectuée est vraisemblablement plus en mesure de
consulter son avocat. Voir Grenzservice, par. 85 ; Universal
Thermosensors Ltd. c. Hibben, [1992] 1 W.L.R. 840 (Ch. D.).
(ii) La perquisition ne devrait être effectuée et les objets ne
devraient être retirés qu’en présence du défendeur ou d’une
personne qui paraît être un employé responsable du défendeur.
(iii) L’ordonnance devrait préciser qui peut effectuer la perquisition et saisir des éléments de preuve, ou limiter expressément
13. Daniel DRAPEAU, « L’Abézedaire des ordonnances Anton Piller et des saisiesrevendications en droits fédéral et québécois », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2004), à la page 10 (les italiques sont
nôtres).
14. Voir Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., EYB 2006-108007 (C.S.C.),
au paragraphe 40 ; Anton Piller KG c. Manufacturing Processes Ltd., [1976] Ch. 55
(C.A.).
15. Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., EYB 2006-108007 (C.S.C.), au
paragraphe 1.
L’affaire John Stagliano...
611
le nombre des personnes ainsi autorisées. Voir Adobe Systems,
par. 43 ; Grenzservice, par. 85 ; Nintendo of America, pp. 201202.
(iv) Lorsqu’ils sont présents sur les lieux de la perquisition qui
a été autorisée, les avocats du demandeur (ou l’avocat superviseur) devraient, en tant qu’officiers de justice, signifier une
copie de la déclaration, de l’ordonnance et des affidavits produits au soutien de la requête et expliquer clairement au défendeur ou au dirigeant ou à l’employé responsable de l’entreprise
la nature et l’incidence de l’ordonnance. Voir Ontario Realty
Corp., par. 40.
(v) Avant de permettre l’entrée dans ses locaux, le défendeur ou
ses représentants devraient bénéficier d’un délai raisonnable
pour consulter un avocat. Voir Ontario Realty Corp., par. 40 ;
Adobe Systems, par. 43 ; Grenzservice, par. 85 ; Sulphur Experts
Inc. c. O’Connell (2000), 279 A.R. 246, 2000 ABQB 1422.
(vi) Une liste détaillée de tous les éléments de preuve saisis
devrait être dressée et l’avocat superviseur devrait, à la fin de
la perquisition et avant que les documents saisis soient retirés
des lieux, remettre cette liste au défendeur pour qu’il l’examine
et la vérifie. Voir Adobe Systems, par. 43 ; Grenzservice, par. 85 ;
Ridgewood Electric, par. 25.
(vii) Si une liste ne peut être dressée, la garde des documents
saisis devrait être confiée à l’avocat superviseur indépendant,
et les avocats du défendeur devraient avoir la possibilité raisonnable d’examiner ces documents de manière à pouvoir invoquer le privilège avocat-client avant qu’ils soient remis au
demandeur.
(viii) Si la propriété d’un document est contestée, la garde de ce
document devrait être confiée à l’avocat superviseur ou aux
avocats du défendeur.16
Le non-respect de ces conditions par les demandeurs a fait
l’objet de plusieurs décisions17 au cours des dernières années. L’af16. Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., EYB 2006-108007 (C.S.C.), au
paragraphe 40.
17. Voir notamment les décisions Ridgewood Electric Ltd. (1990) c. Robbie (2005), 74
O.R. (3d) 514 (Ont. S.C.J.) ; Universal Thermosensors Ltd. c. Hibben, [1992] 1
W.L.R. 840 (Ch. D.) citées dans Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp.,
EYB 2006-108007 (C.S.C.), aux paragraphes 30 et 40.
612
Les Cahiers de propriété intellectuelle
faire Stagliano18 ne s’inscrit toutefois pas dans cette lignée en ce
sens que l’intérêt de ce jugement réside plutôt dans l’absence de
coopération de la part du défendeur au moment de l’exécution de
l’ordonnance Anton Piller.
D’entrée de jeu, la Cour fédérale, dans l’affaire Stagliano, sous
la plume de l’honorable juge Gauthier, précise que l’ordonnance
Anton Piller avait pour but de permettre aux demandeurs de saisir et
d’obtenir des informations concernant un réseau de contrefaçon de
films pour adultes. À cet effet, la Cour rappelle la teneur de la
requête des demandeurs :
[o]n October 12, 2005, the plaintiffs filed their notice of motion
in this Court seeking, on an ex parte basis, an order in the
nature of an Anton Piller Order [...] authorizing the search and
the seizure of the Defendants’ premises to secure evidence of
the nature and extent of the Defendants’ copyright infringement.19
Cette requête, accordée le même jour, est exécutée le 18 octobre
à l’encontre des défendeurs Sylnet, Jacky One Stop Distribution inc.
et MM. Ouzzan, Elkeslassy, Elmaleh et Kaytel. Étant donné que
seule la saisie effectuée chez Sylnet et le défendeur Ouzzan a posé
des difficultés, nous limiterons notre analyse à cette situation.
Ainsi, le 18 octobre 2005, les demandeurs, accompagnés de leur
avocat et d’un procureur indépendant, arrivent à la place d’affaires
de Sylnet20. Rapidement, ils constatent que les lieux sont également
la résidence du défendeur Ouzzan. Celui-ci affirme alors qu’il n’est ni
au courant de cette procédure, ni de l’existence de vidéos pour adultes contrefaits. Or, il est bien établi dans la jurisprudence propre aux
ordonnances Anton Piller que les défendeurs ont l’obligation de colla18. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585.
19. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585, au paragraphe 9.
20. « C’est le procureur du demandeur, en sa qualité d’officier de la Cour, qui doit procéder à l’exécution de l’ordonnance Anton Piller. Le procureur qui exécute l’ordonnance ne devrait pas être un dirigeant ou un administrateur du client pour
lequel il agit ». Voir les décisions Nike Canada Ltd. c. Jane Doe, (1999) 2 C.P.R. (4th)
501 (C.F.P.I.) ; Tommy Hilfiger Licensing, Inc. c. Jane Doe, (2000) 8 C.P.R. (4th) 194
(C.F.P.I.) ; Adobe Systems Inc. c. KLJ Computer Solutions Inc., [1999] 3 C.F.
621(C.F.P.I.), au paragraphe 36, citées dans Daniel DRAPEAU, « L’Abézedaire des
ordonnances Anton Piller et des saisies-revendications en droits fédéral et québécois », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowansville, Éditions Yvon
Blais, 2004).
L’affaire John Stagliano...
613
borer et de fournir toute information pertinente aux demandeurs
concernant la contrefaçon alléguée lors de l’exécution d’une ordonnance Anton Piller21. En l’espèce, le comportement récalcitrant du
défendeur Ouzzan allait clairement à l’encontre de ce principe.
Or, peu de temps après, le défendeur Ouzzan, en compagnie de
son avocat, se rétracte et indique qu’il est effectivement impliqué
dans l’entreprise de Sylnet, laquelle a sa principale place d’affaires
dans un lieu autre que sa résidence. Le défendeur Ouzzan précise
toutefois qu’il ne lui est pas possible de conduire les demandeurs en
ces lieux et ce, en raison de la fête juive Sukkot : « Ouzzan indicated
that because of his observance of the Jewish holiday Sukkot, he
could not provide access to Sylnet’s business premises as he could not
drive there »22. Après discussion, le défendeur Ouzzan décide malgré
tout de marcher jusqu’à cette entreprise. Arrivés sur les lieux, le
défendeur Ouzzan et son avocat expliquent alors qu’il leur est impossible de fournir l’accès à l’immeuble :
[Ouzzan and his counsel] indicated that they could not provide
access to the building because neither could operate the electronic key pad in light of their observance of Sukkot. Ouzzan’s
then counsel refused to provide the code to the electronic key
pad, stating that he and Ouzzan would only provide it to a sheriff (whom they knew was no longer available) or to a police officer. The police were called, but an officer was not dispatched in
sufficient time.23
Précisons que cette situation est considérablement distincte de
la saisie effectuée chez les autres défendeurs. En effet, l’exécution
de l’ordonnance Anton Piller à la place d’affaires du défendeur
Jacky Elkeslassy n’a posé aucun problème : « Patrick Ferland, who
attended on behalf of the plaintiff’s Canadian counsel, along with
independent counsel, indicates in his affidavit that Elkeslassy cooperated fully with them »24. Quant à la dernière exécution de l’ordonnance Anton Piller qui a eu lieu à l’établissement de Kaytel,
celle-ci s’est également déroulée dans un esprit de collaboration de la
part du défendeur. En somme, alors que les autres défendeurs ont
21. Voir notamment Adobe Systems Inc. c. KLJ Computer Solutions Inc., [1999] 3 C.F.
621 (C.F.P.I.), au paragraphe 46.
22. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585, au paragraphe 46.
23. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585, au paragraphe 47 (les italiques sont
nôtres).
24. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585, au paragraphe 52 (les italiques sont
nôtres).
614
Les Cahiers de propriété intellectuelle
coopéré lors de l’exécution de l’ordonnance, le défendeur Ouzzan et
son avocat ont plutôt montré une forte réticence à collaborer.
Par voie de conséquence, l’exécution de l’ordonnance aux établissements d’affaires du défendeur Ouzzan s’est soldée par un échec
cette journée-là, aucun matériel n’ayant pu être saisi. L’exécution a
alors été reportée au 20 octobre 2005, soit deux jours plus tard.
Encore là, le procureur du défendeur Ouzzan a tenté de faire échec à
l’exécution de l’ordonnance en invoquant qu’il s’agissait d’un congé
férié juif (et ce, même si le défendeur Ouzzan était au travail ce
jour-là et qu’il avait lui-même suggéré cette date). Le procureur s’est
cependant par la suite ravisé et a indiqué qu’il s’agissait d’un « half
day holiday »25. L’ordonnance Anton Piller a donc pu être exécutée.
Au cours de cette seconde exécution, plusieurs documents ont été saisis.
Cette situation illustre bien les difficultés que peuvent rencontrer les demandeurs au cours de l’exécution d’une ordonnance Anton
Piller. En effet, bien que l’injonction de type Anton Piller ordonne à
la partie défenderesse « de se laisser saisir » et de collaborer entièrement, celle-ci n’autorise pas pour autant la partie demanderesse à
pénétrer dans les locaux de la partie défenderesse contre sa volonté
et sans son consentement26 :
L’ordonnance n’est cependant pas un mandat de perquisition
autorisant un demandeur à pénétrer dans les locaux du défendeur contre son gré, mais une ordonnance adressée au défendeur in personam pour qu’il autorise l’entrée du demandeur,
sous peine de poursuites pour outrage au tribunal et au risque
que des conclusions défavorables soient tirées contre lui au procès.27
Dès lors, si le défendeur refuse de consentir à l’exécution de
l’ordonnance et d’autoriser l’entrée du demandeur, ce dernier ne doit
25. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585, au paragraphe 50.
26. Mathieu PICHÉ-MESSIER, « L’ordonnance « Anton Piller » en droit de la propriété
intellectuelle – Application particulière au droit du divertissement » dans Service de
la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de
la propriété intellectuelle, (Cowanswille, Éditions Yvon Blais, 2006).
27. Adobe Systems Inc. c. KLG Computer Solutions Inc., [1999] 3 C.F. 621 (C.F.P.I.). au
paragraphe 33 (les italiques sont nôtres).
L’affaire John Stagliano...
615
pas s’imposer par la force28. Aussi, advenant un refus de la part du
défendeur :
le procureur du demandeur n’aura d’autre choix que de
rebrousser chemin, en ayant pris bien soin, au préalable, de :
a. signifier et expliquer, dans la mesure du possible, l’ordonnance au défendeur ;
b. prendre correctement note du refus du demandeur ; et
c. prendre, s’il le peut, des photographies, depuis l’extérieur
des lieux, de toute preuve se trouvant à l’intérieur de
ceux-ci.29
Toutefois, en agissant de la sorte, le défendeur qui refuse
l’exécution d’une ordonnance Anton Piller pourra être déclaré coupable d’outrage au tribunal30 et ainsi se voir condamner à une
amende ou à une peine d’emprisonnement31, en plus de la conclusion
défavorable que pourrait tirer la Cour à son encontre32. Par voie
de conséquence, les défendeurs sont habituellement33 enclins à
coopérer lors de l’exécution d’une ordonnance Anton Piller. L’affaire
Stagliano34 constitue cependant une illustration que l’exécution
d’une ordonnance Anton Piller peut comporter certaines difficultés
pour le demandeur. En effet, dans cette affaire, le défendeur ainsi
que son avocat ont clairement tenté de freiner ladite exécution.
En invoquant systématiquement la fête juive Sukkot, le défendeur
28. Nintendo of America Inc. c. Coinex Video Games inc., [1983] 2 C.F. 189 (C.F.P.I.)
citée dans Daniel DRAPEAU, « L’Abézedaire des ordonnances Anton Piller et des
saisies-revendications en droits fédéral et québécois », dans Service de la formation
permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété
intellectuelle (Cowansville, Blais, 2004).
29. Daniel DRAPEAU, « L’Abézedaire des ordonnances Anton Piller et des saisiesrevendications en droits fédéral et québécois », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2004).
30. Voir la décision EchoStar Satellite Corporation c. Lis, REJB 2004-65064 (C.S.Q.) où
les défendeurs ont été déclarés coupables d’outrage au tribunal.
31. Règles des Cours fédérales, art. 472 ; Code procédure civile du Québec, art. 761.
32. Daniel DRAPEAU, « L’Abézedaire des ordonnances Anton Piller et des saisiesrevendications en droits fédéral et québécois », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2004).
33. Voir cependant cette décision, dans laquelle le défendeur a manifestement refusé de
collaborer : Directiv Inc. c. Boudreau (2004), 31 C.P.R. (4th) 286 (C.F.).
34. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585.
616
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Ouzzan évitait manifestement de coopérer avec le demandeur. De
fait, l’exécution de l’ordonnance Anton Piller, prévue initialement le
18 octobre 2005, a été reportée au 20 octobre 2005, laissant ainsi
l’opportunité au défendeur de faire disparaître la preuve incriminante, le tout à l’encontre du principal motif justifiant l’émission
d’une ordonnance Anton Piller.
4. Conclusion
La récente décision John Stagliano Inc. c. Elmaleh35 est riche
d’enseignements en ce qui a trait aux difficultés pouvant survenir
lors de l’exécution d’une ordonnance Anton Piller. L’attitude récalcitrante du défendeur Ouzzan témoigne de cette réalité. Aussi, s’il est
admis que le refus de la part du défendeur d’obtempérer à l’exécution
d’une telle ordonnance peut conduire à diverses sanctions, dont une
condamnation pour outrage au tribunal, il appert que le comportement récalcitrant n’est pas pour autant condamnable.
En effet, il semble que les demandeurs n’avaient pas d’autre
choix que d’accepter le comportement récalcitrant du défendeur
puisque, tel que mentionné dans la décision Adobe36, l’ordonnance
Anton Piller n’octroie pas au demandeur un mandat de perquisition ;
en effet, celui-ci doit obtenir l’autorisation expresse du défendeur
avant de pouvoir pénétrer dans les locaux de ce dernier37. En ce sens,
les propos du juge Denning sont fort éloquents à ce sujet :
[an Anton Piller order] does not authorize the plaintiffs’ solicitors or anyone else to enter the defendants’ premises against
their will. It does not authorize the breaking down of any doors,
nor the slipping in by a back door, nor getting in by an open door
or window. It only authorizes entry and inspection by the permission of the defendants. The plaintiffs must get the defendants’ permission. But it does do this : it brings pressure on the
defendants to give permission. It does more. It actually orders
them to give permission with, I suppose, the result that if they
do not give permission, they are guilty of contempt of court.38
35. John Stagliano Inc. c. Elmaleh, 2006 F.C. 585.
36. Adobe Systems Inc. c. KLG Computer Solutions Inc., [1999] 3 C.F. 621(C.F.P.I.), au
paragraphe 33.
37. Mathieu PICHÉ-MESSIER, « L’ordonnance « Anton Piller » en droit de la propriété
intellectuelle – Application particulière au droit du divertissement » dans Service de
la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de
la propriété intellectuelle (Cowanswille, Éditions Yvon Blais, 2006).
38. Anton Piller KG c. Manufacturing Processes Ltd., [1976] Ch. 55 (C.A.), aux pages
782-783 (les italiques sont nôtres).
L’affaire John Stagliano...
617
Le comportement du défendeur dictait donc le déroulement de
l’exécution et aurait pu avoir des conséquences dommageables pour
les demandeurs. En l’espèce, Ouzzan n’a jamais refusé explicitement
de se « laisser perquisitionner ». Par contre, son attitude ralentissait
les procédures et permettait la fuite des documents incriminants. Il
sera intéressant de voir si la Cour, lors de son évaluation au mérite
de cette cause, tirera une inférence négative de cette attitude récalcitrante du défendeur Ouzzan.
Capsule
L’affaire Fortier c. Gestion B.
Brisson et associés : l’artiste,
le galeriste et la Loi
Anne-Marie McSween*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 621
1. Le contexte factuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 621
2. L’analyse contractuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 623
2.1 Le caractère impératif des dispositions de la LSP . . . 623
2.2 Les pratiques du milieu des arts visuels et
l’interprétation des contrats . . . . . . . . . . . . . . 627
2.3 La responsabilité personnelle du diffuseur . . . . . . 628
3. La LSP : une loi qui gagne à être connue . . . . . . . . . . 628
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 630
© Anne-Marie McSween, 2006.
* L’auteure est avocate chez Borden Ladner Gervais.
619
INTRODUCTION
Le jugement Fortier c. Gestion B. Brisson et associés1, rendu le
16 mai dernier par la juge Carole Julien, a été applaudi par des intervenants du milieu des arts visuels2. Ce jugement réaffirme l’importance du respect des formalités prévues à la Loi sur le statut
professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs3 (ci-après la « LSP »)
au chapitre des contrats en arts visuels. Nous examinerons tout
d’abord le contexte factuel du litige pour ensuite nous tourner vers
les questions abordées par la Cour, questions qui sont d’intérêt
quant à l’interprétation de la LSP.
1. Le contexte factuel
« Marc-André Fortier soumet au tribunal l’histoire d’une trahison »4. Tels sont les premiers mots de la juge Julien pour décrire la
relation entre l’artiste et son galeriste. Marc-André Fortier est un
artiste-peintre et sculpteur autodidacte. Il a exposé ses œuvres au
Canada et aux États-Unis. Il a reçu des bourses et des prix pour son
travail. Plusieurs publications traitent de son œuvre. Ses œuvres
font partie de collections privées et publiques en Amérique du Nord
et en Europe. Il poursuit Brian Brisson et Gestion B. Brisson et associés. Cette dernière compagnie, dont Brian Brisson est l’unique
actionnaire et dirigeant, agit à titre de galeriste sous le nom et la raison sociale de Galerie Saint-Dizier à Montréal.
1. Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, J.E. 2006-1320 (C.S. Qué.) ; inscription en
appel, 2006-06-15 (C.A. Qué.), 500-09-016777-062.
2. Voir par exemple : RAAV. « Arts visuels : la Cour supérieure tranche dans l’affaire
Fortier c. Brisson : Victoire d’un artiste du RAAV contre une galerie privée »
[En ligne]. Site web du RAAV. Adresse électronique : <http://www.raav.org/
pls/htmldb/f?p=105:39:16431561207835502075::::P39_ID_NOUVELLE,LAST_PA
GE:4367,97>. (Page consultée le 18 juillet 2006).
3. L.R.Q. c. S-32.01.
4. Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, J.E. 2006-1320 (C.S. Qué.), au paragraphe 1.
621
622
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La relation d’affaires entre les parties a débuté en 1996 et s’est
terminée en 1999. Ainsi, en 1996, Marc-André Fortier a confié à
Brian Brisson le soin d’exposer et de vendre ses œuvres, des sousproduits dérivés et des accessoires. Cette relation tourne finalement
au cauchemar. Marc-André « Fortier voue d’abord une confiance
totale à Brisson, le considère comme un ami. Progressivement, Fortier se perçoit comme abusé, utilisé, volé. Il en est convaincu. Brisson
lui a pris son épouse, ses œuvres, son argent. »5. Un litige en résulte.
La mise en état du dossier a duré six ans.
Essentiellement, la Cour devait établir le montant des sommes
encore dues à Marc-André Fortier à la suite de la fin de sa relation
d’affaires avec Brian Brisson. La Cour a donc eu à s’interroger sur la
portée d’ententes verbales et écrites. Celles-ci abordaient différents
sujets dont, notamment, le partage des revenus de la vente des
œuvres et de certains produits dérivés, la production d’un catalogue,
le partage des coûts d’une exposition etc. Marc-André Fortier et
Brian Brisson avaient des différends quant à l’interprétation de plusieurs de ces ententes. Ainsi, par exemple, les parties s’étaient
entendues verbalement au début de leur relation d’affaires pour que
Marc-André Fortier reçoive 50 % du prix de détail des œuvres vendues. Ce prix était fixé au moment de la consignation des œuvres. En
fait, par la suite, le galeriste ajoutait au prix de détail convenu une
somme de 15 % pour permettre une marge de négociation avec
l’acheteur et inclure les frais de livraison de transport à l’étranger.
Marc-André Fortier a donc revendiqué la moitié du prix de vente au
détail, incluant le 15 % additionnel.
La Cour donna raison à Marc-André Fortier sur ce point et en
arriva à la conclusion que les parties étaient convenues d’un partage
égal du prix de vente réel. Ultimement, à la suite de l’analyse de
l’ensemble des ententes, la Cour a notamment condamné les défendeurs, conjointement et solidairement, à payer à Marc-André Fortier
près de 50 000 $. Elle a également ordonné aux défendeurs de
remettre plusieurs œuvres et produits dérivés à Marc-André Fortier
et de divulguer le nom des acheteurs des œuvres de 1996 à 1999. La
réclamation du demandeur concernant « la perte de ses investissements à long terme reliée à la construction d’une relation d’affaires durable » a cependant été rejetée, cet aspect n’ayant pas été
prouvé de façon prépondérante et reposant sur des « spéculations
non étayées »6.
5. Ibid., au paragraphe 3.
6. Ibid., au paragraphe 163.
L’affaire Fortier c. Gestion B. Brisson et associés...
623
Notons, au passage, que la Cour semble avoir eu à faire face à
d’importants défis au chapitre de la preuve dans le cadre de ce litige :
« La preuve était un fouillis inextricable de factures, d’ententes
verbales contradictoires, de trocs, d’échanges, de consignations et de
dispositions de 62 œuvres et 415 photolithographies »7. Les registres
comptables de la Galerie présentaient d’importantes lacunes de
contenu. La juge Julien souligne à cet effet : « les registres comptables de la Galerie sont à ce point erratiques que Brisson lui-même
suggère des hypothèses de travail pour évaluer s’il doit des sommes à
Fortier »8. Les parties ont finalement convenu, pendant le procès, à
l’instigation de la Cour et avec l’aide d’un expert comptable, d’un
quantum de réclamation9.
2. L’analyse contractuelle
Trois points du raisonnement de la juge ont retenu notre attention et seront d’un intérêt certain pour les juristes du milieu des arts
visuels.
2.1 Le caractère impératif des dispositions de la LSP
L’intérêt de ce jugement réside tout d’abord dans l’attention
accordée aux dispositions de la LSP. La juge Julien reconnaît que
Marc-André Fortier et Brian Brisson/Gestion B. Brisson et associés sont respectivement artiste et diffuseurs au sens de la LSP et
sont donc visés par celle-ci10. Elle constate également que plusieurs
ententes dérogent aux articles 30 à 42 de la LSP qui prévoient
un certain encadrement du contrat de diffusion. Ces dispositions
auraient pour but, entre autres, d’informer les parties de la portée de
7.
8.
9.
10.
Ibid., au paragraphe 6.
Ibid., au paragraphe 90.
Ibid., au paragraphe 113.
L’article 7 de la LSP souligne que : [Exigences requises] « A le statut d’artiste professionnel, le créateur du domaine des arts visuels, des métiers d’art ou de la littérature qui satisfait aux conditions suivantes : (1) il se déclare artiste professionnel ;
(2) il crée des œuvres pour son propre compte ; (3) ses œuvres sont exposées, produites, publiées, représentées en public ou mises en marché par un diffuseur ; (4) il a
reçu de ses pairs des témoignages de reconnaissance comme professionnel, par une
mention d’honneur, une récompense, un prix, une bourse, une nomination à un jury,
la sélection à un salon ou tout autre moyen de même nature. ». De même, les mots
« diffuseur » et « diffusion » sont définis à l’article 3 de la LSP : « diffuseur » : personne, organisme ou société qui, à titre d’activité principale ou secondaire, opère à
des fins lucratives ou non une entreprise de diffusion et qui contracte avec des artistes ; « diffusion » : la vente, le prêt, la location, l’échange, le dépôt, l’exposition,
l’édition, la représentation en public, la publication ou toute autre utilisation de
l’œuvre d’un artiste.
624
Les Cahiers de propriété intellectuelle
leurs engagements, tout en assurant des conditions minimales au
bénéfice des artistes :
Selon l’auteur Gilker, la Loi propose une série de dispositions
ayant force obligatoire et devant régir les relations individuelles entre l’artiste et le diffuseur. Le contrat individuel de
diffusion inclus à la Loi impose au diffuseur le respect d’un
« plancher contractuel ». L’objectif avoué est d’informer les
cocontractants de la portée de leurs engagements, tout en assurant des conditions contractuelles minimales au bénéfice des
artistes.11
Ainsi, par exemple, certaines ententes dans la présente affaire
ne sont pas conformes au formalisme imposé par les articles 31 à 34
de la LSP qui exigent, notamment, que les contrats soient constatés
par un écrit12. Par ailleurs, le galeriste n’a pas respecté les exigences
des articles 38 à 40 de la LSP quant à la tenue de livres et la création
de certains registres13. En s’appuyant sur les articles 30 et 42 et sur
11. Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, précité, note 1, par. 116.
12. [Contenu du contrat] Art. 31. Le contrat doit être constaté par un écrit rédigé en
double exemplaire et identifiant clairement : (1) la nature du contrat ; (2) l’œuvre ou
l’ensemble d’œuvres qui en est l’objet ; (3) toute cession de droit et tout octroi de
licence consentis par l’artiste, les fins, la durée ou le mode de détermination de la
durée et l’étendue territoriale pour lesquelles le droit est cédé et la licence octroyée,
ainsi que toute cession de droit de propriété ou d’utilisation de l’œuvre ; (4) la transférabilité ou la non transférabilité à des tiers de toute licence octroyée au diffuseur ;
(5) la contrepartie monétaire due à l’artiste ainsi que les délais et autres modalités
de paiement ; (6) la périodicité selon laquelle le diffuseur rend compte à l’artiste des
opérations relatives à toute œuvre visée par le contrat et à l’égard de laquelle une
contrepartie monétaire demeure due après la signature du contrat. [Formation]
Art. 32. Le contrat est formé lorsque les parties l’ont signé. [Responsabilité de
l’artiste] L’artiste n’est tenu à l’exécution de ses obligations qu’à compter du
moment où il est en possession d’un exemplaire du contrat. [Stipulations au contrat]
Art. 33. Toute entente entre un diffuseur et un artiste relativement à une œuvre de
ce dernier doit être énoncée dans un contrat formé et prenant effet conformément à
l’article 31 et comportant des stipulations sur les objets qui doivent être identifiés
en vertu de l’article 31. [Exigences relatives à l’entente]
Art. 34. Toute entente entre un diffuseur et un artiste réservant au diffuseur
l’exclusivité d’une œuvre future de l’artiste ou lui reconnaissant le droit de décider
de sa diffusion doit, en plus de se conformer aux exigences de l’article 31 : (1) porter
sur une œuvre définie au moins quant à sa nature ; (2) être résiliable à la demande
de l’artiste à l’expiration d’un délai d’une durée convenue entre les parties ou après
la création d’un nombre d’œuvres déterminées par celles-ci ; (3) prévoir que l’exclusivité cesse de s’appliquer à l’égard d’une œuvre réservée lorsque, après l’expiration d’un délai de réflexion, le diffuseur, bien que mis en demeure, n’en fait pas la
diffusion ; (4) indiquer le délai de réflexion convenu entre les parties pour l’application du paragraphe 3. (Les italiques sont nôtres.].
13. [Compte distinct] Art. 38. Pour chaque contrat le liant à un artiste, le diffuseur doit
tenir dans ses livres un compte distinct dans lequel il inscrit dès réception, en
L’affaire Fortier c. Gestion B. Brisson et associés...
625
les propos du juge Lebel dans Desputeaux c. Éditions Chouette (1987)
inc.14, la juge Julien reconnaît le caractère impératif des exigences
de la LSP à l’égard des contrats de diffusion :
L’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Desputeaux c.
Éditions Chouette (1987) inc. traite de ces dispositions. Le
débat portait sur la juridiction de l’arbitre désigné en vertu de
l’article 37 de la Loi. Toutefois, au cours de son analyse, le juge
LeBel souligne, de façon incidente, le caractère impératif de ces
dispositions, déterminant, quant à la forme, la validité du
contrat. [...]15
Les contrats deviennent ainsi, selon elle, annulables par l’une
des parties. Cette nullité est cependant relative pour différentes
raisons.
[147] Le Tribunal conclut que les contrats entre les parties sont
annulables, puisqu’ils ne sont pas conformes aux exigences de
formalisme édictées par la LSP. Il s’agit d’une nullité relative,
et ce, pour les raisons suivantes :
• La LSP est une loi particulière qui s’applique aux contrats
entre les artistes et les diffuseurs ;
regard de chaque œuvre ou de l’ensemble d’œuvres qui en est l’objet : (1) tout paiement reçu d’un tiers de même qu’une indication permettant d’identifier ce dernier ;
(2) le nombre et la nature de toutes les opérations faites qui correspondent aux paiements inscrits et, le cas échéant, le tirage et le nombre d’exemplaires vendus.
[Compte rendu des opérations] Dans les cas où une contrepartie monétaire demeure
due à l’artiste après la signature du contrat, il doit, selon une périodicité convenue
entre les parties d’au plus un an, rendre compte par écrit à l’artiste des opérations et
des perceptions relatives à son œuvre. [Examen des livres]
Art. 39. L’artiste peut, après en avoir avisé par écrit le diffuseur, faire examiner par
un expert de son choix, à ses frais, toute donnée comptable le concernant dans les
livres du diffuseur. [Mise à jour du registre]
Art. 40. Le diffuseur doit tenir à jour à son principal établissement, un registre relatif aux œuvres des artistes des domaines des métiers d’art et des arts visuels qu’il a
en sa possession et dont il n’est pas propriétaire. [Contenu] Ce registre doit comporter : (1) le nom du titulaire du droit de propriété de chaque œuvre ; (2) une mention
permettant d’identifier l’œuvre ; (3) la nature du contrat en vertu duquel le diffuseur en a la possession. [Consultation] Ces inscriptions doivent être conservées
dans le registre du diffuseur tant qu’il assume la responsabilité des œuvres en
application d’un contrat. L’artiste lié par contrat avec le diffuseur peut consulter ce
registre en tout temps pendant les heures normales d’ouverture des services administratifs.
14. [2003] 1 R.C.S. 178.
15. Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, J.E. 2006-1320 (C.S. Qué.), au paragraphe 126.
626
Les Cahiers de propriété intellectuelle
• La LSP est une loi d’ordre public et les dispositions qu’elle
contient doivent obligatoirement être observées par les cocontractants ;
• Il s’agit d’un ordre public de protection destiné à protéger des
intérêts particuliers et non d’un ordre public de direction destiné à protéger des intérêts généraux ;
• La LSP ne mentionne pas expressément que le non-respect de
ses dispositions engendre une nullité absolue ;
• En cas de doute sur la qualification de la protection d’ordre
public, il y a lieu de prononcer la nullité relative, en vertu de la
présomption de l’article 1420 C.c.Q.16
Les parties n’ayant pas demandé la nullité des ententes, les
prestations ayant par ailleurs été exécutées, la Cour, en constatant
les valeurs sous-tendant les dispositions 30 à 42 de la LSP, choisit
d’interpréter la validité des ententes au bénéfice de l’artiste :
[148] Ici, les parties ne demandent pas la nullité des ententes,
sauf Fortier à l’égard de l’entente P-13.
[149] Même si les deux parties ont tout à gagner en clarifiant et
précisant les éléments exigés par les articles 30 à 42 de la Loi
lorsqu’elles contractent, l’objectif de la Loi est d’assurer le respect de conditions contractuelles minimales au bénéfice de
l’artiste. Les prestations ayant été exécutées, le Tribunal favorisera la position de Fortier sur l’aspect de la validité des ententes. La remise en état et le temps écoulé pourraient causer un
préjudice important aux parties.17
Notons également que le vieil adage « nul n’est censé ignorer la
loi » a encore une fois trouvé application. En effet, la juge n’a pas
accordé de poids au fait que les parties ignoraient l’existence de la
LSP au moment de la conclusion des ententes :
[117] En l’espèce, les parties ne nient pas qu’elles soient visées
par l’application de la Loi. Brisson plaide plutôt que cette Loi
était méconnue et n’a pas été considérée lors des ententes inter-
16. Ibid., au paragraphe 147.
17. Ibid., aux paragraphes 148-149.
L’affaire Fortier c. Gestion B. Brisson et associés...
627
venues avec Fortier. Or, l’ignorance de la loi n’est pas une
excuse.18
2.2 Les pratiques du milieu des arts visuels et
l’interprétation des contrats
Un autre point intéressant de ce jugement vient du fait que les
pratiques du milieu des arts visuels sont utilisées pour interpréter
les contrats et rechercher l’intention des parties19. Ainsi, un galeriste fut appelé à témoigner à titre d’expert pour traiter de la pratique des galeries dans la fixation des prix des œuvres. Son expertise
permit à la juge Julien de choisir la version des faits de Marc-André
Fortier pour déterminer l’intention commune des parties dans le
cadre de certaines ententes :
Un galeriste prend en moyenne 35 à 50 % de la valeur du prix
de vente au détail d’une œuvre consignée par l’artiste. Cette
valeur du prix de détail est évidemment pleinement assumée
par l’artiste qui devra construire, avec l’aide du galeriste, son
offre et sa demande, la protéger ainsi que développer sa fluctuation progressive ou non-progressive. Le galeriste n’a aucunement le droit de fluctuer un prix, sans avoir le consentement
préalable de l’artiste, ce dernier étant le seul par la suite à subir
les contrecoups d’un prix trop élevé par rapport au marché
développé.
Selon la facilité à vendre les œuvres de l’artiste, le galeriste
injectera, seul ou avec la contribution de l’artiste, dans la diffusion de son art. Par exemple, une publicité faite dans une revue
spécialisée utilisant l’œuvre et le nom d’un artiste sert de publicité à celui-ci mais surtout à la galerie. Le galeriste ayant un
grand éventail d’œuvres d’artistes de différents styles cherche
à attirer la curiosité en son lieu. Les artistes de la galerie en
sont donc tous bénéficiaires et c’est pourquoi la galerie absorbe
par elle-même la plupart, sinon la totalité des coûts reliés à
cette publicité.
En ce qui concerne l’organisation des expositions solo et des
coûts reliés aux vernissages, la galerie partage généralement
18. Ibid., au paragraphe 117.
19. Voir le texte de Georges Azzaria à ce sujet : Georges AZZARIA, « L’affaire Fortier : le
droit au secours des artistes »[En ligne]. Site web du RAAV. Adresse électronique :<http://www.raav.org/pls/htmldb/f?p=105:39:16431561207835502075::::P3_
ID_NOUVELLE,LAST_PAGE :4367,97>. (Page consultée le 13 juillet 2006).
628
Les Cahiers de propriété intellectuelle
avec l’artiste une partie des coûts de ces événements. Ses coûts
se traduisent en frais d’impression pour le carton d’invitation,
frais postaux et frais publicitaires. Traditionnellement le galeriste prend à sa charge les frais de la soirée du vernissage (vin,
location de verres, serveurs, musiciens).20
Comme nous l’indiquait Georges Azzaria, il faut bien comprendre qu’il s’agit ici « d’usage [...] et non pas d’une norme juridique
rigide » 21. Les galeristes et les artistes auront toujours la liberté de
convenir par contrat de normes différentes pour régir leur relation
d’affaires. Cependant, ces usages semblent pouvoir servir à déterminer l’intention des parties lorsque les contrats prêtent à interprétation. Les parties auront donc tout intérêt à indiquer clairement leurs
intentions lorsqu’elles voudront s’éloigner des usages reconnus et
acceptés.
2.3 La responsabilité personnelle du diffuseur
Finalement, notons que la juge Julien a refusé d’écarter la responsabilité de Brian Brisson au motif que seule Gestion B. Brisson et
associés aurait été liée par les ententes conclues avec Marc-André
Fortier. En observant la preuve documentaire et factuelle, elle a
recherché la commune intention des parties quant aux personnes
visées par la relation d’affaires. Elle est arrivée à la conclusion que
Gestion B. Brisson et associés ainsi que Brian Brisson sont des alter
ego et que, dans le contexte des ententes intervenues avec MarcAndré Fortier, ils ne forment qu’une seule et même entité. Vu les
faits en l’espèce, l’existence de l’entité corporative n’a pas occulté la
responsabilité personnelle de l’administrateur.
3. La LSP : une loi qui gagne à être connue
Ce jugement fait prendre conscience de l’importance des exigences des dispositions de la LSP. Au-delà du but ultime de ces
dispositions qui visent essentiellement par leur formalisme à protéger les artistes22, leur respect permet, à notre avis, d’éviter des liti20. Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, J.E. 2006-1320 (C.S. Qué.), au paragraphe
117.
21. G. AZZARIA, « L’affaire Fortier : le droit au secours des artistes »[En ligne]. Site
web du RAAV. Adresse électronique :<http://www.raav.org/pls/htmldb/f?p=>.
22. Stéphane GILKER, « Analyse de la Loi sur le statut professionnel des artistes des
arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs, L.R.Q., c. S-32.01 » dans Actes de la journée d’étude sur le statut de l’artiste
(Montréal, ALAI-CANADA, 1991) 59, à la page 60.
L’affaire Fortier c. Gestion B. Brisson et associés...
629
ges inutiles. Ainsi, dans Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, si le
galeriste avait respecté les dispositions de la LSP et les exigences
quant aux entrées comptables et à la tenue des registres, les parties
en seraient probablement arrivées plus facilement à une entente
négociée plutôt que d’avoir à subir les affres d’un procès qui s’est
étendu sur plusieurs années et qui a entraîné des coûts importants
et une publicité probablement non désirée. Le jugement en fait
d’ailleurs état :
Ce procès n’aurait pas eu lieu si sa comptabilité [celle du galeriste] avait été adéquate, si les transactions, les paiements,
les trocs et les échanges avaient été documentés. Des pratiques douteuses, comme le troc, aucunement documenté, d’une
œuvre de Fortier contre une montre Cartier pour Brisson, suscitent la méfiance envers lui.23
Par ailleurs, si l’artiste avait connu les exigences de la LSP, il
aurait pu demander plus tôt, avant que la situation ne devienne conflictuelle, à inspecter les registres de son galeriste24. En voyant que
les préceptes de la LSP n’étaient pas respectés, certains correctifs
auraient pu être exigés pour éviter tout litige futur.
Notons également que, compte tenu du contexte civil dans
lequel l’affaire Fortier c. Gestion B. Brisson s’inscrivait, les dispositions pénales de la LSP n’ont pas été analysées25. Ces dispositions
prévoient, notamment, des amendes pour certaines contraventions
aux articles 38 et 40 de la LSP. Les diffuseurs ont donc une raison
additionnelle de bien connaître leurs obligations à cet égard.
Il reste à souhaiter que ce jugement ait un certain retentissement ne serait-ce que pour assurer une meilleure connaissance générale de la LSP dans le milieu des arts visuels.
23. Fortier c. Gestion B. Brisson et associés, J.E. 2006-1320 (C.S. Qué.), au paragraphe
111.
24. Voir notamment à ce sujet les articles 39 et 40 de la LSP.
25. [Fausse inscription] Art. 46. Quiconque pour éluder le paiement d’une somme due à
un artiste omet une inscription prévue au premier alinéa de l’article 38 ou fait dans
le compte distinct une inscription fausse ou inexacte, commet une infraction et est
passible d’une amende maximum de 5 000 $ et en cas de récidive d’une amende
maximum de 10 000 $.
[Faux renseignements] Art. 47. Le diffuseur qui contrevient à une disposition de
l’article 40 ou dont le registre comporte des renseignements qu’il sait faux ou
inexacts commet une infraction et est passible d’une amende maximum de 5 000 $
et, en cas de récidive, d’une amende maximum de 10 000 $.
630
Les Cahiers de propriété intellectuelle
CONCLUSION
Bref, ce jugement risque d’être souvent cité en ce qui concerne
l’interprétation des contrats en arts visuels. À notre avis, il démontre
l’importance, pour les diffuseurs, de respecter les préceptes de la
LSP au chapitre de la tenue des registres et de l’information comptable. Il a le mérite d’avoir tenu compte des usages du milieu des arts
visuels pour interpréter les ententes contractuelles et d’avoir souligné, sans équivoque, l’obligation d’avoir un contrat écrit qui respecte
un certain formalisme en vertu de la LSP. Comme le jugement a été
porté en appel, il sera intéressant de voir ce que la Cour d’appel en
pensera dans les mois à venir...
Capsule
À la poursuite du dossier de
poursuite : les figures supprimées
d’un dossier de poursuite de
brevet canadien utilisées comme
« publication » pour invalider
un brevet américain
Adam Mizera*
1. INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 633
2. CONTEXTE DE L’AFFAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . 633
3. ANALYSE DU TRIBUNAL. . . . . . . . . . . . . . . . . . 634
4. COMPARAISON AVEC LE CANADA . . . . . . . . . . . . 639
5. CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 641
© CIPS, 2006.
* Avocat et ingénieur, Adam Mizera est membre de LEGER ROBIC RICHARD,
S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et
d’agents de marques de commerce.
631
1. Introduction
La Cour d’appel du Circuit fédéral américain a considéré dans
une affaire récente la nature d’une publication pouvant être utilisée
pour invalider un brevet pour manque de nouveauté. Plus particulièrement, dans l’affaire Bruckelmyer c. Ground Heaters, Inc.1, la Cour
a dû déterminer si des figures supprimées du texte final publié d’un
brevet canadien et apparaissant seulement dans le dossier de poursuite pouvaient être qualifiées de « printed publication » selon la loi
américaine sur les brevets.
Cette décision de la Cour est intéressante du point de vue de
l’analyse et du débat entre les juges sur les critères d’admissibilité
d’un document comme art antérieur pouvant invalider un brevet
américain. En effet, dans le texte du jugement, la Cour d’appel
semble donner une interprétation large du niveau d’accessibilité
publique que doit avoir un document pour être considéré comme
étant bel et bien une publication. Par conséquent, une partie défenderesse dans une action de contrefaçon de brevets aux États-Unis se
retrouve ainsi avec d’autres sources de documents à sa disposition
lorsqu’elle considère soulever une défense attaquant la validité du
brevet mis en cause.
2. Contexte de l’affaire
Mark Bruckelmyer est l’inventeur et propriétaire des brevets
US 5,567,085 déposé le 20 juillet 1995 et US 5,820,301 (une « Continuation-in-part » du brevet US 5,567,085). Le brevet principal
US 5,567,085 est intitulé « Method for thawing frozen ground for
laying concrete » et traite d’une méthode qui utilise une technique de
réchauffement de sol avant l’application de ciment sur celui-ci afin
de ralentir la solidification du ciment et réduire l’apparition de
défauts qui apparaissent lorsque la solidification s’effectue trop rapidement pendant des temps froids. Le dégel est accompli en faisant
1. No 05-1412, 455 F.3d 1374 (Fed. Cir. 20 avril 2006), (Petition for panel rehearing,
Petition for rehearing en banc refusées le 28 juin 2006, No 05-1412o).
633
634
Les Cahiers de propriété intellectuelle
circuler un liquide chaud au travers de tubes placés en contact avec
le sol.
Plus de treize ans avant le dépôt des demandes de brevet de
Bruckelmyer, Norman Young invente et dépose le 7 mai 1982 au
Canada une demande qui devient, le 6 décembre, 1983 le brevet
CA 1,158,119, intitulé « Portable heater (heat hoser) ». Ce brevet
décrit une méthode pour réchauffer des structures lors de l’application de ciment sur celles-ci. Entre autres applications pour
l’invention, le texte du brevet mentionne : « system is suitable for
applying heat to other subjects and is not necessarily confined to use
in relation to concrete placement. Other typical uses are : [...] thawing frozen ground ». À l’origine, la demande contient quatre figures,
dont deux, les figures 3 et 4, qui illustrent les applications de dégel
du sol. Toutefois, au cours de la poursuite de la demande, ces figures
ont été supprimées de la demande lors d’un amendement. Même si
les figures 3 et 4 n’apparaissent pas dans le brevet émis par le
Bureau des brevets, les figures supprimées sont demeurées dans le
dossier de poursuite.
Le 15 juillet 2002, Bruckelmyer intente une poursuite contre
Ground Heaters pour contrefaçon de ses brevets. Ground Heaters, en
défense, dépose une demande reconventionnelle visant à obtenir une
déclaration d’invalidité des brevets de Bruckelmyer. Le 19 décembre
2002, Ground Heaters dépose une requête pour jugement sommaire
d’invalidité basée, entre autres, sur les figures 3 et 4 du brevet
CA 1,158,119. À la suite d’un va-et-vient procédural, au cours duquel
Bruckelmyer a concédé et reconnu que les figures 3 et 4 étaient de
l’art antérieur pertinent attaquant la nouveauté de ses brevets,
Ground Heaters obtient gain de cause avec un jugement sommaire
d’invalidité accordé par le tribunal de première instance le 13 mai
2005. Bruckelmyer porte alors la décision en appel, ne considérant
pas les figures 3 et 4 du dossier de poursuite canadien comme étant
une « printed publication » pouvant affecter la nouveauté de son
invention.
3. Analyse du tribunal
La Cour entame son analyse en reconnaissant que la seule
question en litige est de déterminer si les figures 3 et 4 supprimées
du brevet CA 1,158,119 sont des « printed publications » selon
l’article 102(b) de la loi américaine sur les brevets.
À la poursuite du dossier de poursuite...
635
Les dispositions pertinentes de 35 U.S.C 102 sont les suivantes :
§102. A person shall be entitled to a patent unless–
(a) the invention was known or used by others in this country,
or patented or described in a printed publication in this or a
foreign country, before the invention thereof by the applicant
for patent, or
(b) the invention was patented or described in a printed publication in this or a foreign country or in public use or on sale in
this country, more than one year prior to the date of the application for patent in the United States, [...] [Les italiques sont
nôtres.]
Selon Bruckelmyer, pour qu’un document soit une telle publication, le document doit être accessible publiquement. C’est pourquoi
ce dernier réfère dans son appel à deux décisions du Circuit fédéral,
In re Klopfenstein2, et In re Cronyn3, pour suggérer deux critères possibles d’évaluation de l’accessibilité publique d’un document :
For a prior art reference to be considered “publicly accessible,”
it must either (1) be published to those interested in the art for
a sufficient amount of time to allow them to captur[e], process [ ] and retain [ ] the information conveyed by the reference,
or (2) those interested must be able to locate the material in a
meaningful way.4
Selon Bruckelmeyer, dans le cas présent, aucun de ces deux critères n’est respecté. En effet, toujours selon ce dernier, la seule
copie du dossier de poursuite était seulement disponible au Bureau
des brevets du Canada à Gatineau au Québec. De plus, le brevet
CA 1,158,119 n’était indexé d’aucune façon officielle par le Bureau
des brevets au moment de l’invention de Bruckelmeyer (aujourd’hui,
l’abrégé du brevet CA 1,158,119 est disponible pour consultation par
Internet, ce qui n’était pas le cas en 1995).
Ground Heaters, quant à elle, a répondu à l’argumentation de
Bruckelmyer en soumettant au tribunal qu’une personne versée
2. 380 F.3d 1345, à la page 1350 (Fed. Cir. 2004).
3. 890 F.2d 1158, à la page 1161 (Fed. Cir. 1989).
4. No 05-1412, 455 F.3d 1374 (Fed. Cir. 20 avril, 2006), à la page 5.
636
Les Cahiers de propriété intellectuelle
dans l’art de l’invention aurait facilement été menée au dossier de
poursuite et aux figures supprimées après avoir lu l’extrait du texte
de la description du brevet CA 1,158,119 qui présente l’application de l’invention pour dégeler un sol froid. Ainsi, si le brevet
CA 1,158,119 pouvait être repéré, le dossier de poursuite associé à ce
brevet pouvait tout aussi facilement être trouvé et consulté.
La Cour d’appel a alors cité des principes de l’affaire In re
Wyer5, afin de donner raison à la position de Ground Heaters. Dans
In re Wyer, une demande de brevet australien avait été publiée deux
ans avant la date de dépôt d’une demande de brevet correspondant
aux États-Unis. Afin de déterminer si la demande de brevet australien pouvait être considérée comme une « printed publication », le tribunal a dû déterminer si le document était accessible publiquement.
La cour dans ce cas a énoncé le principe suivant :
A given reference is « publicly accessible » upon a satisfactory
showing that such document has been disseminated or otherwise made available to the extent that persons interested and
ordinarily skilled in the subject matter or art exercising reasonable diligence, can locate it and recognize and comprehend
therefrom the essentials of the claimed invention without need
of further research or experimentation.6
[Les italiques sont nôtres.]
Dans In re Wyer, la Cour a conclu que le texte de l’abrégé de la
demande de brevet australien donnait suffisamment d’information à
une personne diligente versée dans l’art de l’invention pour qu’elle
aille consulter le document complet de la demande afin d’y trouver la
matière pouvant invalider le brevet correspondant américain.
Dans le cas présent, la Cour d’appel a jugé que le texte du brevet CA 1,158,119 contient une indication encore plus claire qui amènerait une personne diligente à consulter le dossier poursuite. En
effet, le texte de la description décrit une utilisation possible de
l’invention de Young qui correspond presque mot pour mot à l’utilisation de l’invention de Bruckelmyer. À la suite de la lecture d’une
telle description, une étude du dossier de poursuite devient alors
une conséquence logique du processus de recherche d’art antérieur,
5. 655 F.2d 221, à la page 226 (CCPA 1981).
6. 655 F.2d 221, à la page 226 (CCPA 1981), citant I.C.E. Corp. c. Armco Steel Corp.,
250 F. Supp. 738, 745 (S.D.N.Y. 1966).
À la poursuite du dossier de poursuite...
637
même si les figures supprimées du brevet ne se retrouvent pas directement dans le texte du brevet émis, mais plutôt indirectement dans
le dossier de poursuite associé à ce brevet. Par conséquent, la Cour
d’appel a accordé un jugement sommaire en faveur de Ground Heaters.
La décision de la Cour d’appel du Circuit fédéral inclut aussi
une dissidence du juge Linn. Ce dernier mentionne que le lien entre
le texte du brevet et le contenu du dossier de poursuite n’est pas
aussi évident pour lui, contrairement à la position de la majorité :
In my opinion, it is not entirely sound to view the issued ‘119
patent as a roadmap to the underlying file history. An abstract,
which is similar in many respects to a library index card, is a
brief statement of the contents of something else ; i.e., the more
extensive text to which it refers. It is intended to serve as a tool
to steer researchers to the content of a larger and more comprehensive work. The abstract contained in an issued patent, for
example, is a summary of the technical information contained
in the specification. On the other hand, the printed text of an
issued patent – including the abstract, written description, and
claims – is not necessarily looked to as a summary or index of
the underlying file history. While it is commonplace for parties
to examine patent file histories for guidance on matters of
claim interpretation, surrender, estoppel, disclaimer, or disavowal, researchers normally expect the text of printed patents
to correspond to and be coextensive with the applications from
which they have been issued. In that sense, the text of an issued
patent does not generally serve to guide researchers to the file
history for a more expansive disclosure of the described invention, and it certainly does not lead researchers to the file history for disclosure of subject matter not described in the issued
text.7
Le juge Linn fait ainsi une distinction entre deux liens : le lien
entre l’abrégé et le texte d’un brevet de l’affaire In re Wyer et le lien
entre le texte d’un brevet et le contenu du dossier de poursuite dans
l’affaire Bruckelmyer. Selon lui, il est clair que l’abrégé amène un
recherchiste à consulter le texte du brevet associé avec celui-ci
puisque l’abrégé est un résumé du contenu du brevet. Cependant, le
texte du précis d’un brevet ne suggère pas toujours le contenu d’un
7. No 05-1412, 455 F.3d 1374 (Fed. Cir. 20 avril, 2006), à la page 2 de la dissidence.
638
Les Cahiers de propriété intellectuelle
dossier de poursuite, surtout lorsque ce dossier comprend des figures
ayant été supprimées du brevet émis.
Par la suite, Bruckelmyer a tenté de faire réentendre sa cause
par l’ensemble des juges de la Cour d’appel en soumettant une
requête « for panel rehearing and rehearing en banc ». Cette requête
a été refusée par la Cour d’appel le 28 juin 2006. Toutefois, ce refus
du tribunal contient une autre opinion dissidente du juge Newman
qui vient soutenir la position du juge Linn dans la première décision
de la Cour d’appel.
En effet, le juge Newman réitère la distinction qu’avait faite le
juge Linn entre les faits de l’affaire In re Wyer et la présente affaire,
en comparant l’accessibilité respective de la demande de brevet australien et du dossier de poursuite canadien :
Appellant filed an application for an Australian patent which
resulted in copies of that application being classified and laid
open to public inspection at the Australian Patent Office and
each of its five “sub-offices” over one year before he filed his
application in the United States. [...]
In contrast, the drawings in the Canadian patent application
were not available in multiple locations, could not be ordered
from the Canadian patent office, were not indexed or catalogued, and their presence cannot be divined from the Canadian patent that eventually issued.8
Malheureusement, l’opinion du juge Newman est entachée
d’une inexactitude en ce qui a trait à l’accessibilité d’un dossier de
poursuite pour un brevet canadien. En effet, contrairement à l’affirmation du juge Newman, le dossier de poursuite d’une demande
de brevet canadien peut être commandé de l’extérieur du Bureau des
brevets. Ainsi, le juge a potentiellement mal interprété le niveau
d’accessibilité publique d’un dossier de poursuite. L’accès au dossier n’est pas restreint à des gens ayant des privilèges d’accès.
Bien qu’aujourd’hui un dossier de poursuite canadien ne soit pas
aussi facilement accessible que son homologue américain (qui est
même disponible presque en totalité par Internet pour des demandes
récentes), ce dossier canadien est néanmoins disponible à tout membre du public qui en fait la demande pour une copie papier. Par
8. No 05-1412o, aux pages 2-3 (Fed. Cir. 28 juin, 2006).
À la poursuite du dossier de poursuite...
639
conséquent, l’argument du juge Newman parvient difficilement à
soutenir la position du juge Linn.
4. Comparaison avec le Canada
Au Canada, la notion d’accessibilité publique d’un document
pouvant servir de motif d’invalidité d’un brevet pour manque de nouveauté est reflétée dans le texte de la Loi sur les brevets9, notamment
à l’article 28.2 :
28.2 (1) L’objet que définit la revendication d’une demande de
brevet ne doit pas :
a) plus d’un an avant la date de dépôt de celle-ci, avoir fait,
de la part du demandeur ou d’un tiers ayant obtenu de lui
l’information à cet égard de façon directe ou autrement,
l’objet d’une communication qui l’a rendu accessible au
public au Canada ou ailleurs ;
b) avant la date de la revendication, avoir fait, de la part
d’une autre personne, l’objet d’une communication qui l’a
rendu accessible au public au Canada ou ailleurs ; [...]
[Les italiques sont nôtres]
La jurisprudence canadienne a aussi établi des critères permettant de déterminer si un document publié est accessible publiquement. Entre autres, la Cour fédérale dans l’affaire Xerox of Canada
Ltd. c. IBM Canada Ltd.10 a énoncé le principe suivant, en expliquant que la partie défenderesse dans une action de contrefaçon qui
cite une publication a le fardeau de prouver que ledit document
publié était accessible au public :
I am content to adopt the plaintiffs’ summary of the effect of the
cases relied on by them ; that for a document to qualify as a
“publication” it must : (1) have become generally available,
without restriction, to members of the public, (2) the person or
persons receiving the document, to be categorized as members
of the public, must have no special relationship to the author of
the so-called publication.11
9. L.R.C. 1985, c. P-4.
10. (1977), 33 C.P.R. (2d) 24 (C.F.P.I.).
11. (1977), 33 C.P.R. (2d) 24 (C.F.P.I.), à la page 85.
640
Les Cahiers de propriété intellectuelle
L’affaire Xerox traitait de la situation d’un document transmis
entre deux companies, d’où le ton du principe qui se concentre sur les
notions de « aucune restriction » et « aucun lien spécial avec l’auteur
de la publication ». Toutefois, le principe énoncé d’accessibilité publique, dans l’affaire Xerox, en se concentrant sur cette notion plus
objective de restriction et lien avec l’auteur, est beaucoup moins
dépendant de la notion un peu plus subjective de la diligence de la
recherche par la personne versée dans l’art (« persons interested and
ordinarily skilled in the subject matter or art exercising reasonable
diligence, can locate it »), tel que mentionné dans le principe établi
dans l’affaire In re Wyer aux États-Unis.
Ces notions de l’analyse des restrictions entourant le document
potentiellement publié de l’affaire Xerox ont été réitérées dans l’affaire Owens-Illinois Inc. c. Koehring Waterous Ltd.12 qui a établi :
I am of the view that to constitute publication within the meaning of s. 28(1)(b) of the Patent Act, there must be general availability without restriction or putting it another way, there must
be no inhibiting fetter so to make the concept of the invention
unavailable to the public ; and that, therefore, s. 28(1)(b) of the
Patent Act being a substantive statutory bar of anticipation to
the issuance of a patent is not applicable unless there is dissemination of the secret of the concept of the invention to the public,
and further that the party asserting publication within this
statutory meaning has the onus of proving publication.13
L’affaire Owens-Illinois traitait d’un document seulement disponible dans une bibliothèque privée accessible uniquement aux
membres d’une association professionnelle. Par conséquent, la logique de l’affaire Xerox trouve application dans le cas présent, où
l’expression « without restriction » est précisée par l’expression
« there must be no inhibiting fetter so to make the concept of the
invention unavailable to the public ». Ainsi, encore une fois, il y a une
analyse dans la jurisprudence canadienne qui se concentre sur les
restrictions entourant le document et évite les considérations de ce
qui constitue une recherche diligente pour une personne versée dans
l’art.
12. (1978), 40 C.P.R. (2d) 72 ; affirmé 52 C.P.R. (2d) 1 (C.A.F.).
13. (1978), 40 C.P.R. (2d) 72 ; affirmé 52 C.P.R. (2d) 1 (C.A.F.), au paragraphe 36.
À la poursuite du dossier de poursuite...
641
5. Conclusion
Le jugement de la Cour d’appel du Circuit fédéral dans l’affaire
Bruckelmyer, en comparaison avec les décisions canadiennes sur le
sujet des publications, illustre bien comment l’énoncé d’un principe
d’analyse peut avoir une influence sur les débats entourant la nature
d’une publication selon les différentes lois sur les brevets d’un côté
ou l’autre de la frontière canado-américaine.
Il est fort probable que, si les juges Newman et Linn n’avaient
pas considéré la notion plus subjective de l’affaire In re Wyer de la
diligence de la recherche par la personne versée dans l’art, mais plutôt la notion plus objective de la jurisprudence canadienne des restrictions entourant la publication, ils auraient été moins tentés de
présenter une dissidence dans l’affaire Bruckelmyer.
En effet, il est beaucoup plus difficile d’avoir un débat d’analyse
sur des restrictions entourant un dossier de poursuite canadien. Une
fois que l’on détermine que le document est disponible au public en
général, le débat est clos. Le débat peut durer beaucoup plus longtemps lorsqu’on inclut une discussion sur les probabilités qu’une
personne aurait recherché et facilement trouvé ce même document.
De cette façon, il est clair que la question des publications au Canada
suscite beaucoup moins de controverse qu’aux États-Unis et assure
ainsi de la stabilité dans l’environnement légal. Cependant, pour les
commentateurs légaux au Canada, la poursuite du dossier de poursuite sera toujours moins intéressante à suivre...
Capsule
La nécessaire protection des
entreprises cessionnaires de marques
constituées de noms patronymiques
Nicolas Pelèse*
1. INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 645
2. CADRE JURIDIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 646
3. FAITS ET PROCÉDURE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 646
4. QUESTIONS PRÉJUDICIELLES . . . . . . . . . . . . . . 647
5. ARRÊT DE LA COUR DE JUSTICE DES
COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (CJCE) . . . . . . . . 648
6. COMMENTAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 650
© Nicolas Pelèse, 2006.
* Conseil en propriété intellectuelle, du cabinet GERMAIN & MAUREAU (Paris).
643
1. Introduction
En raison de leur simplicité de choix et de leur distinctivité évidente, les noms patronymiques ont été parmi les premiers signes distinctifs de l’histoire et sont, encore de nos jours, souvent privilégiés
lorsqu’il s’agit de désigner une activité économique.
C’est à ce titre qu’ils ont tout naturellement été inclus dans les
catégories de signes susceptibles d’être protégés comme marques.
Pour bénéficier de cette protection, les patronymes doivent,
comme les autres signes, remplir les conditions classiques de validité
des marques, à savoir être distinctifs, disponibles et licites.
Pour être licite, une marque doit notamment ne pas être trompeuse sur la nature, la qualité ou la provenance géographique des
produits ou services qu’elle désigne.
Il en va de même pour les noms patronymiques.
Cependant, la vie des affaires a vite révélé les limites de
l’assimilation des patronymes aux autres marques, notamment en
raison de leur fonction première : celle de désigner des personnes
physiques.
En effet, le dépôt d’un nom a titre de marque confère à un même
signe deux rôles qui ne sont pas nécessairement compatibles : d’une
part, celui de désigner une personne physique et, d’autre part, celui
de désigner des produits ou services.
Dès lors, s’est posée la question des prérogatives du porteur
d’un nom patronymique lorsque ce patronyme fait également l’objet
d’une protection au titre du droit des marques.
645
646
Les Cahiers de propriété intellectuelle
L’arrêt de la Cour de Justice des Communautés Européennes
(CJCE) du 30 mars 20061 concerne précisément l’hypothèse selon
laquelle le titulaire d’un nom patronymique déposé comme marque
se retrouve dépossédé de celle-ci à la suite de cessions successives.
2. Cadre juridique
Aux termes du paragraphe 3(1) de la directive 89/104 :
Sont refusés à l’enregistrement ou susceptibles d’être déclarés
nuls s’ils sont enregistrés : [...]
g) les marques qui sont de nature à tromper le public, par
exemple sur la nature, la qualité ou la provenance géographique du produit ou du service ; [...]
Aux termes du paragraphe 12(2) de la même directive :
le titulaire d’une marque peut [...] être déchu de ses droits
lorsque, après la date de son enregistrement, la marque : [...]
b) est propre, par suite de l’usage qui en est fait par le titulaire
ou avec son consentement pour les produits ou les services pour
lesquels elles est enregistrée, à induire le public en erreur,
notamment sur la nature, la qualité ou la provenance géographique de ces produits ou de ces services.
3. Faits et procédure
La présente affaire trouve son origine au Royaume-Uni.
En 1996, Mme Emanuel, styliste renommée dans le domaine de
la mode nuptiale, crée en association avec la société Hamlet International Plc une société dénommée Elizabeth Emanuel Plc, afin de
développer son activité.
Lors de la création de cette société, Mme Emanuel cède à la nouvelle entité son activité de création et de commercialisation de vêtements, ainsi que l’ensemble des actifs de son entreprise, parmi
lesquels sa clientèle et la marque « Elizabeth Emanuel » (en lettres
minuscules), qui sera enregistrée en 1997.
1. CJCE Aff. C-259/04, 30 mars 2006, Elizabeth Florence Emanuel.
La nécessaire protection des entreprises cessionnaires...
647
À son tour, en septembre 1997, la société Elizabeth Emanuel
Plc cède son fonds de commerce, sa clientèle et la marque « Elizabeth
Emanuel » à la société Frostprint, Ltd. qui change immédiatement
de dénomination sociale pour adopter celle de Elizabeth Emanuel
International, Ltd.
En novembre 1997, Elizabeth Emanuel International Ltd. cède
la marque « Elizabeth Emanuel » à une société dénommée Oakridge
Trading, Ltd., laquelle dépose, par ailleurs, une nouvelle demande
d’enregistrement de la marque « ELIZABETH EMANUEL » (en lettres majuscules).
Le 7 janvier 1999, Mme Emanuel forme opposition à l’enregistrement de cette dernière, et le 9 septembre de la même année, introduit une requête en déchéance des droits de la société Oakridge
Trading, Ltd. sur la marque antérieure « Elizabeth Emanuel » qu’elle
avait initialement déposée.
Par une décision du 17 octobre 2002, l’agent d’audience, saisi en
première instance des actions en opposition et en déchéance, rejette
les prétentions de Mme Emanuel.
Il considère que, s’il existe effectivement un risque de tromperie du public en raison de la dissociation des marques « Elizabeth Emanuel » et « ELIZABETH EMANUEL » de la personne de
Mme Emanuel, cela est la conséquence inévitable de la cession d’une
entreprise et d’une clientèle précédemment exploitées sous le nom de
leur propriétaire originaire.
Devant les difficultés mises en lumière par cette affaire, les
juridictions britanniques saisies d’un recours par la société Continental Shelf, Ltd., devenue entre-temps cessionnaire des marques
« Elizabeth Emanuel » et « ELIZABETH EMANUEL », décident de
surseoir à statuer et de saisir la Cour de Justice des Communautés
Européennes de questions préjudicielles.
4. Questions préjudicielles
La juridiction d’appel britannique pose à la Cour de Justice des
Communautés Européennes deux séries de questions préjudicielles
qui sont, en substance, les suivantes :
– Quelles sont les conditions dans lesquelles une marque peut être
refusée à l’enregistrement au motif qu’elle serait de nature à trom-
648
Les Cahiers de propriété intellectuelle
per le public, au sens de l’alinéa 3(1) g) de la directive 89/104,
lorsque la clientèle attachée à cette marque a été cédée avec
l’entreprise fabriquant les produits qui en sont revêtus ?
– Quelles sont les conditions dans lesquelles le titulaire d’une marque peut être déchu de ses droits au motif que cette marque induirait le public en erreur, au sens de l’alinéa 12(2) b) de la directive
89/104, quand la clientèle attachée à ladite marque a été cédée
avec l’entreprise fabriquant les produits qui en sont revêtus et que
cette marque correspond au nom du créateur et premier fabricant
desdits produits ?
5. Arrêt de la Cour de Justice des Communautés
Européennes (CJCE)
La CJCE est appelée à se prononcer sur les conditions dans lesquelles une marque peut être refusée à l’enregistrement, ou son titulaire se voir déchu de ses droits sur celle-ci, au motif qu’elle serait de
nature à induire le public en erreur quant à l’origine des produits,
lorsque la clientèle attachée à cette marque a été cédée avec l’entreprise fabriquant lesdits produits, et que la marque correspond au
nom de leur créateur et premier fabricant.
Outre les arguments des parties en présence, l’un des éléments
ayant probablement influencé la CJCE est l’interprétation faite par
le gouvernement du Royaume-Uni de l’alinéa 3(1) g) de la directive
89/104.
Selon les autorités britanniques, l’adoption de cet article aurait
eu pour seul but d’empêcher l’enregistrement de marques qui trompent le public, non sur l’origine des produits et services concernés,
mais sur les caractéristiques des produits eux-mêmes.
Dans sa décision, la CJCE rappelle que la fonction essentielle
d’une marque est de garantir au consommateur ou à l’utilisateur
final l’identité d’origine du produit ou du service couvert par la
marque, en lui permettant de distinguer ceux-ci des produits ayant
une autre provenance.
Ainsi, la marque doit constituer la garantie pour le consommateur que l’ensemble des produits ou services qu’elle désigne ont
La nécessaire protection des entreprises cessionnaires...
649
été fabriqués ou distribués sous le contrôle d’une entité unique à
laquelle peut être attribuée la responsabilité de leur qualité 2.
La CJCE rappelle également que les marques composées d’un
patronyme sont soumises aux règles communes à l’ensemble des
marques, et ne bénéficient pas d’un traitement particulier ou de
règles spécifiques3.
La Cour rappelle enfin que l’application de l’alinéa 3(1) g) de la
directive 89/104 et que le refus d’enregistrement d’une marque au
motif qu’elle serait trompeuse supposent que l’on puisse retenir
l’existence d’une tromperie effective ou d’un risque suffisamment
grave de tromperie pour le consommateur4.
Or, en l’espèce, la CJCE considère que si le consommateur
moyen peut être influencé dans son acte d’achat d’un vêtement portant la marque « ELIZABETH EMANUEL » en imaginant que la
requérante a participé à la création de ce vêtement, il n’en demeure
pas moins que la société qui commercialise des vêtements sous cette
marque demeure garante des caractéristiques et qualité de ceux-ci.
En d’autres termes, ce n’est pas parce que Mme Emanuel n’intervient plus dans le processus de création des produits portant la
marque « ELIZABETH EMANUEL » que la qualité de ceux-ci s’en
trouve diminuée.
En conséquence, la CJCE estime que l’emploi de la marque
« ELIZABETH EMANUEL » par une entreprise qui n’aurait aucun
lien avec la personne de Mme Emanuel n’est pas, en soi, de nature à
tromper le public sur la nature, la qualité ou la provenance des marchandises qu’elle désigne.
Dans ces conditions, la Cour en conclut qu’un tel usage ne
s’apparente pas à une tromperie effective du consommateur et que
l’alinéa 3(1) g) de la directive 89/104 ne trouve pas à s’appliquer au
cas d’espèce.
Elle précise également que même si le titulaire de la marque
« ELIZABETH EMANUEL » présentait celle-ci de telle sorte que le
consommateur croit que Mme Emanuel est toujours la créatrice des
2. CJCE 12 novembre 2002, C-206/01, Arsenal Football Club.
3. CJCE 16 septembre 2004, C-404/02, Nichols.
4. CJCE 4 mars 1999, C-87/97, Consorzio per la tutela del fromaggio Gorgonzola.
650
Les Cahiers de propriété intellectuelle
produits portant ladite marque, il s’agirait certes d’actes de tromperie, mais que ceux-ci ne pourraient être analysés en une tromperie
au sens de l’alinéa 3(1) g) de la directive 89/104. La validité de la
marque ne s’en trouverait donc pas affectée.
Dans son arrêt du 30 mars 2006, la CJCE répond donc à la première série de questions qu’une marque correspondant au nom du
créateur et premier fabricant des produits revêtus de celle-ci ne peut,
en raison de cette seule particularité, être refusée à l’enregistrement
au motif qu’elle induirait le public en erreur au sens de l’alinéa 3(1)
g) de la directive 89/104, notamment quand la clientèle attachée à
ladite marque a été cédée avec l’entreprise fabriquant les produits
marqués.
La Cour, transposant son raisonnement à la deuxième série de
questions, répond à cette dernière que le titulaire d’une marque correspondant au nom du créateur et premier fabricant des produits
revêtus de celle-ci ne peut, en raison de cette seule particularité, être
déchu de ses droits au motif que ladite marque induirait le public en
erreur au sens de l’alinéa 3(1) g) de la directive 89/104, notamment
lorsque la clientèle attachée à ladite marque a été cédée avec l’entreprise fabriquant les produits marqués.
6. Commentaire
Deux considérations opposées sous-tendent la jurisprudence
relative aux marques constituées de noms patronymiques.
La première est la nécessaire protection du titulaire du nom
patronymique, ce dernier constituant un droit de la personnalité
de nature extrapatrimoniale qui devrait, en principe, être protégé
contre toute atteinte.
La seconde est la sécurité des sociétés cessionnaires de marques constituées de noms patronymiques, dans la mesure où le nom
déposé à titre de marque peut avoir acquis une valeur patrimoniale
très importante, et son emploi conditionner la survie même d’une
entreprise.
La jurisprudence en la matière est un ajustement constant
entre ces deux facettes des marques constituées de patronymes et,
partant, entre les intérêts du porteur du nom et la sécurité économique des entreprises cessionnaires de telles marques.
La nécessaire protection des entreprises cessionnaires...
651
En l’espèce, la CJCE privilégie la notion de sécurité économique, considérant que le porteur d’un nom patronymique qui a cédé
sa marque éponyme à une société tierce ne peut ni s’opposer au dépôt
par le cessionnaire d’une nouvelle demande d’enregistrement reprenant ce nom, ni demander la déchéance des droits du cessionnaire
sur la marque cédée au motif qu’elle serait devenue trompeuse à
l’égard des consommateurs.
Cet arrêt s’inscrit dans la tendance jurisprudentielle actuelle
qui semble se ranger du côté de la sécurité économique et tend à protéger davantage les sociétés cessionnaires de marques constituées
par des noms patronymiques face aux réclamations des porteurs de
ces noms.
C’est également la position retenue, en France, par la Cour de
cassation qui, dans un arrêt du 31 janvier 20065, a cassé un arrêt de
la Cour d’appel de Paris qui avait prononcé la déchéance des droits
de la société Inès de la Fressange sur ses marques constituées du
patronyme de « INES DE LA FRESSANGE », au motif qu’elles
étaient devenues « déceptives ».
Dans cette affaire similaire au cas d’espèce, Mme de la Fressange avait cédé ses marques « INES DE LA FRESSANGE » à une
société éponyme, dont elle avait assuré un temps la direction artistique, avant d’être licenciée.
La société Inès de la Fressange poursuivant l’exploitation des
marques composées du nom « INES DE LA FRESSANGE », Mme de
la Fressange invoqua la « déceptivité » de celles-ci au motif que
les consommateurs étaient induits en erreur par l’emploi de cette
marque en croyant, à tort, que Mme de la Fressange intervenait toujours dans le processus de création des produits revêtus de la marque
« INES DE LA FRESSANGE ».
Dans un premier temps, la Cour d’appel avait fait droit aux prétentions de Mme de la Fressange, considérant que le public pouvait,
en effet, être induit en erreur par l’emploi des marques concernées
par une société sans lien avec la porteuse du nom patronymique.
La déchéance des droits de la société Inès de la Fressange sur
les marques en litige avait donc été prononcée au motif qu’elles
étaient devenues « déceptives ».
5. Cass. Com. 31 janvier 2006, no 151 FS-P.
652
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La Cour de cassation, saisie d’un pourvoi formé par la société
Inès de la Fressange, a cassé cet arrêt au motif que Mme de la Fressange était tenue, en tant que cédante des marques, de garantir le
cessionnaire contre l’éviction et ne pouvait, de ce fait, réclamer leur
déchéance, d’autant qu’elle s’était engagée, dans l’acte de cession, à
s’abstenir « de tout fait, acte ou comportement public qui pourrait [...]
avoir pour conséquence de diminuer la valeur » des marques cédées.
La Cour a, en outre, estimé qu’une marque constituée par un
nom patronymique pouvait légitimement être exploitée par une
entreprise sans lien avec la porteuse du nom, dans la mesure où une
telle marque « n’a pas pour fonction de garantir que la création des
produits et services marqués se fait sous la maîtrise ou l’intervention
d’un personne, même notoire, dont le patronyme constitue le signe
objet de la marque ».
Enfin, se rapprochant en cela des considérants de la CJCE, la
Cour de cassation estime que « tant que le titulaire d’une marque
peut mettre fin à la confusion qu’il a pu ponctuellement entretenir, le
signe n’est pas devenu intrinsèquement et définitivement trompeur
pour les produits et services visés au dépôt » et que, par conséquent,
il n’y a pas lieu de prononcer la déchéance des droits du titulaire des
marques en litige au motif qu’elles seraient devenues « déceptives ».
Les arrêts de la CJCE et de la Cour de cassation vont dans le
même sens, en ce qu’ils tendent à protéger plus efficacement des cessionnaires de marques constituées par des noms patronymiques.
L’harmonisation jurisprudentielle qui se dessine est la bienvenue, tant les intérêts en jeu sont importants, qu’il s’agisse de
l’industrie du luxe ou de l’ensemble des secteurs d’activités dans lesquels les noms patronymiques sont des signes distinctifs de choix.
Capsule
Bojangles’ : quand être connu
ne suffit plus
Giovanna Spataro*
1. Introduction
Dans une décision rendue le 31 mai 20061, la Cour fédérale du
Canada a précisé le test applicable pour décider si, en l’absence
d’emploi au Canada, la marque de commerce d’un opposant est suffisamment connue au Canada pour nier le caractère distinctif de la
marque de commerce du requérant. En effet, la Cour a décidé qu’il
est nécessaire de démontrer non seulement l’exposition du consommateur canadien moyen à la marque de commerce, mais également
l’existence d’une réputation suffisante de cette marque au Canada.
Cette décision, rendue en appel d’une décision de la Commission des oppositions2, donnait à la Cour l’occasion de revenir sur
ses enseignements antérieurs dans les affaires Andres Wines3 et
Motel 64, et de les préciser.
2. La décision de la Commission des oppositions
Le 27 janvier 1998, Bojangles Café Ltd. (ci-après « BCL ») a produit une demande d’enregistrement de la marque BOJANGLES
CAFÉ pour emploi en liaison avec des services de restauration et des
©
*
1.
2.
3.
4.
Giovanna Spataro, 2006.
Avocate et agent de marques de commerce chez Gowling Lafleur Henderson.
Bojangles’ International, LLC c. Bojangles Café Ltd., [2006] C.F. 657.
Bojangles’ International, LLC c. Bojangles Café Ltd. (2004), 40 C.P.R. (4th) 553.
Andres Wines Ltd. c. E. & J. Gallo Winery (1975), 25 C.P.R. (2d) 126 (C.A.F.).
Motel 6, Inc. c. No. 6 Motel Ltd. (1981), 56 C.P.R. (2d) 44 (C.F.P.I.).
653
654
Les Cahiers de propriété intellectuelle
produits de boulangerie, vêtements, ustensiles et contenants de cuisine. BCL revendiquait, notamment, le 4 mars 1996 comme date de
premier emploi de la marque pour les services de restauration.
Le 4 juillet 2000, Bojangles’ International, LLC et Bojangles’
Restaurants, Inc. (ci-après collectivement « BI ») produisaient une
déclaration d’opposition à l’encontre de l’enregistrement de la marque de commerce BOJANGLES CAFÉ de BCL. Dans son opposition,
BI prétendait que la marque de commerce BOJANGLES CAFÉ n’avait pas été employée au Canada en liaison avec les marchandises et
services aux dates revendiquées dans la demande. BI alléguait également que la marque BOJANGLES CAFÉ prêtait à confusion avec
les marques et noms BOJANGLES’ des opposantes, lesquels avaient
été révélés au Canada. BI soutenait de plus que l’emploi de la
marque BOJANGLES CAFÉ constituait une violation de l’alinéa 7b)
de la Loi sur les marques de commerce (ci-après « LMC »). Finalement, BI alléguait que la marque BOJANGLES CAFÉ n’était pas
apte à distinguer les marchandises et services de BCL.
Bien que BI ait soulevé quatre motifs d’opposition, seuls les
motifs fondés sur la violation de l’alinéa 7b) de la LMC et sur le
caractère distinctif de la marque BOJANGLES CAFÉ ont fait l’objet
d’une discussion, les autres motifs d’opposition ayant été retirés par
les opposantes. Par conséquent, la décision de la Commission des
oppositions ne portait pas sur la question de la confusion entre la
marque de BCL et une marque révélée au Canada au sens de
l’article 16 de la LMC, mais plutôt sur la violation de l’alinéa 7b) et
sur l’aptitude de la marque BOJANGLES CAFÉ à distinguer les
marchandises et services de BCL de ceux de BI, eu égard à la réputation de la marque BOJANGLES’ de cette dernière.
La preuve produite par BI a démontré l’emploi de la marque
BOJANGLES’ par BI dans près de 600 restaurants répartis aux
États-Unis, ainsi qu’au Honduras, en Jamaïque et dans les Antilles
britanniques, et un chiffre d’affaires excédant les trois milliards
de dollars. Cependant, BI n’opère aucun restaurant au Canada.
BI a donc tenté de démontrer la connaissance de la marque
BOJANGLES’ par les Canadiens, laquelle serait issue de l’exposition aux panneaux publicitaires faisant la promotion des restaurants BOJANGLES’ situés le long des autoroutes empruntés par les
Canadiens voyageant aux États-Unis. La preuve produite par BI
comprenait également des affidavits portant sur la fréquentation
des restaurants BOJANGLES’ aux États-Unis par des Canadiens.
Bojangles’ : quand être connu ne suffit plus
655
Sur la question de la violation de l’alinéa 7b), la Commission des oppositions a rejeté l’opposition, au motif que la preuve
présentée par BI ne permettait pas de conclure que la marque
BOJANGLES’ avait acquis une réputation suffisante pour qu’il y ait
risque de confusion avec la marque BOJANGLES CAFÉ de BCL.
L’opposition a également été rejetée quant au motif alléguant
l’absence de caractère distinctif de la marque BOJANGLES CAFÉ.
Ainsi, l’agent d’audience Herzig a conclu que la preuve de BI ne
permettait pas de démontrer que la marque BOJANGLES’ de BI
était suffisamment connue au Canada pour nier le caractère distinctif de la marque BOJANGLES CAFÉ. L’agent d’audience Herzig a
fait le parallèle entre la preuve présentée par BI et la preuve devant
la Cour dans l’affaire Motel 6 pour conclure à l’insuffisance de la
preuve de BI :
In the instant case the opponents have established that there is
a concentration of its restaurants and advertising along the
major highways that are used by Canadians travelling from
eastern Canada to the Southern states. However, unlike Motel
6, above, there is scant evidence of information about the opponents’ restaurants being disseminated in Canada, or about the
percentage of visitors to the opponents’ restaurants who were
Canadian, or contacts from Canada regarding the opponents’
services (other than a minimal number interested in operating
a franchise), or confusion by persons with some experience in
the restaurant trade, or the reputation of the opponents’ restaurants being spread in Canada by word of mouth. As I understand it, the bar that has been set by Motel 6, above, is that for a
mark to have become “known sufficiently to negate” the distinctiveness of another mark, then the offended party must have
become well known in at least in one area of Canada.5
En effet, il convient de rappeler que dans l’affaire Motel 6, la
preuve soumise par l’entreprise américaine titulaire de la marque
MOTEL 6 aux États-Unis faisait état de Canadiens ayant séjourné
dans ses motels situés le long de la côte ouest américaine. L’entreprise américaine avait également démontré que ses services d’hébergement hôtelier sous la marque MOTEL 6 jouissaient d’une
réputation certaine au Canada, ou à tout le moins en Colombie-Britannique en raison des recommandations faites par des agents de
5. Bojangles’ International, LLC c. Bojangles Café Ltd. (2004), 40 C.P.R. (4th) 553, à
la page 565.
656
Les Cahiers de propriété intellectuelle
voyages canadiens à leurs clients, ainsi que par les recommandations faites de bouche à oreille par des Canadiens ayant séjourné
dans ses motels.
Or, quoique BI ait démontré que des visiteurs canadiens aient
été servis dans des restaurants BOJANGLES’ aux États-Unis, et
que la marque BOJANGLES’ faisait l’objet de promotion par l’intermédiaire de panneaux publicitaires situés le long des autoroutes
empruntées par les touristes canadiens se rendant sur la côte est
américaine, ces éléments ne permettaient pas de conclure que la
marque BOJANGLES’ jouissait d’une réputation auprès des Canadiens.
Ainsi, bien que l’agent d’audience Herzig ait accepté que la
marque BOJANGLES’ était connue au Canada, il a rejeté les arguments de BI quant au degré de connaissance, en jugeant la preuve
insuffisante pour conclure que la marque BOJANGLES’ bénéficiait
d’une réputation telle qu’elle niait le caractère distinctif de la marque BOJANGLES CAFÉ.
3. La Cour fédérale
L’appel logé par BI en Cour fédérale ne portait que sur la question du caractère distinctif de la marque BOJANGLES CAFÉ, eu
égard à la réputation, au Canada, de la marque BOJANGLES’ de BI.
Bien que la question principale en appel ait été de déterminer si la
Commission des oppositions avait erré en faits ou en droit en décidant que la marque BOJANGLES CAFÉ était apte à distinguer marchandises et services de BCL, la Cour fédérale devait déterminer si
l’agent d’audience avait appliqué le standard approprié pour décider
de la question du caractère distinctif.
Il convient de rappeler que cette décision ne porte pas sur les
critères applicables pour démontrer l’existence d’une marque révélée
décrite à l’article 16 de la LMC. Il s’agit plutôt de déterminer le
niveau de connaissance requis d’une marque de commerce pour que
celle-ci puisse nier le caractère distinctif d’une autre marque, tel
qu’il est défini à l’article 2 de la LMC. À cet égard, la Cour a d’ailleurs
rappelé que BI n’avait pas le fardeau de démontrer que la marque
BOJANGLES’ était connue au Canada au sens de l’article 5 de
la LMC. BI devait démontrer que la marque BOJANGLES’ était
connue au Canada, « au moins jusqu’à un certain point » (« to some
extent at least »). La preuve de la réputation de la marque au Canada
Bojangles’ : quand être connu ne suffit plus
657
pouvait donc être faite par tous moyens, BI n’étant pas restreinte par
les critères de l’article 5.
La Cour a passé en revue les enseignements de la jurisprudence sur la question du degré de connaissance requis pour nier le
caractère distinctif d’une marque de commerce, plus particulièrement les décisions dans Andres Wines6 et Motel 67 :
In both the Motel 6 and Andres Wines cases, the Courts noted
that the evidence satisfied more than the jurisprudential requirement that the mark be known “to some extent at least” in
Canada, and further mentioned that the mark was “well
known” (Andres Wines). However, in order for an opposition to
succeed, such a threshold need not be reached. The expression
“well known” should be avoided in describing the legal test,
as the courts expressly stated in Motel 6 and Andres Wines.
On the other hand, the expressions “substantial”, “significant”
(Bousquet v. Barmish Inc., above, pp. 528 and 529) and “sufficiently [known] to negate the distinctiveness of the mark under
attack” (Motel 6, at para. 41) were never said to be wrong. In my
view, these expressions give a clearer meaning to the expression “to some extent at least” and it should be adopted as a complement to the legal standard set down by the Federal Court in
Motel 6 (“to some extent at least”). Like Justice Cullen, I believe
this to be a “salutary principle” (See Bousquet v. Barmish Inc.,
above, at p. 528).
A mark must be known to some extent at least to negate the
established distinctiveness of another mark, and its reputation
in Canada should be substantial, significant or sufficient. This
is consistent with the jurisprudence. To require that the reputation of the mark be “substantial”, “significant” or “sufficient”
is neither incompatible with the standard “to some extent at
least” set out in Motel 6, above, nor is it contrary to the statements of the Federal Court of Appeal in Andres Wines, hence
the Court’s use of the expression “substantial number of Canadian viewers” to describe the evidence of the applicant with
respect to T.V. advertising (see Andres Wines, at para. 19).
Finally, I note that the Federal Court of Appeal did not disrupt
the standard as set down by Justice Cullen in Bousquet v.
6. Andres Wines Ltd. c. E. & J. Gallo Winery (1975), 25 C.P.R. (2d) 126 (C.A.F.).
7. Motel 6, Inc. c. No. 6 Motel Ltd. (1981), 56 C.P.R. (2d) 44 (C.F.P.I.).
658
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Barmish Inc., above (See Bousquet v. Barmish Inc., [1993]
F.C.J. No. 34).8
Pour considérer qu’une marque est connue « jusqu’à un certain
point », la Cour indique qu’il n’est pas suffisant qu’une marque soit
connue ; celle-ci doit bénéficier d’une réputation substantielle, significative ou suffisante (« substantial », « significant » or « sufficient »).
On aurait pu penser que le degré de connaissance requis pour conclure qu’une marque est connue « jusqu’à un certain point » n’est pas
particulièrement élevé ; cependant, la Cour place la barre assez
haut, puisqu’une réputation substantielle, significative ou suffisante
requiert plus qu’une simple connaissance de la part du consommateur.
La Cour a conclu que l’agent d’audience avait appliqué un standard erroné en exigeant de BI qu’elle démontre que la marque
BOJANGLES’ était « well known in at least one part of Canada or
widely known [in Canada] ». Cependant, cette apparente victoire
n’était qu’une victoire morale pour BI, qui voyait son appel rejeté.
Nous nous devons de commenter le traitement accordé par la
Cour à la preuve additionnelle présentée par BI dans le cadre de
l’appel. En effet, afin de suppléer aux lacunes de la preuve, BI a produit devant la Cour fédérale un affidavit faisant état des résultats
d’un sondage effectué en août 2004, soit après la décision de la Commission des oppositions. La preuve additionnelle comprenait également des affidavits de Canadiens indiquant connaître la marque de
commerce et les restaurants BOJANGLES’ de BI.
Le sondage effectué pour le compte de BI démontrait que 7,8 %
des Canadiens connaissaient la marque BOJANGLES’. Cependant,
le sondage avait été effectué en août 2000, alors que la date critique
en ce qui a trait à la détermination du caractère distinctif de la
marque faisant l’objet de l’opposition était la date de dépôt de la
déclaration d’opposition, soit le 4 juillet 2000. La Cour a accepté les
critiques de l’expert de BCL portant sur la fiabilité du sondage,
notamment les conclusions de celui-ci sur l’impossibilité de tirer
quelque conclusion que ce soit quant à la connaissance des Canadiens de la marque BOJANGLES’ à la date critique de juillet 2000,
compte tenu que le sondage avait été effectué quatre ans plus tard.
De plus, la fiabilité du sondage était diminuée par la méthodologie
8. Bojangles’ International, LLC c. Bojangles Café Ltd., [2006] C.F. 657, aux paragraphes 33 et 34.
Bojangles’ : quand être connu ne suffit plus
659
employée par les sondeurs, laquelle avait été dictée par les procureurs de BI. En effet, il appert que les questions posées aux répondants avaient été préparées par les procureurs de BI, qui avaient
également indiqué aux sondeurs qu’il n’était pas nécessaire d’inclure
une mesure de contrôle. La Cour est même allée jusqu’à dire que la
validité du sondage en était affectée :
In addition, it is admitted that the solicitor for the Applicants,
Mr. A. David Morrow, drafted the survey questions (Applicants’
Record, Tab 47, p. 1542 to 1545 and 1665-1666), which were
accepted as drafted by the Applicants’ expert. This defect casts
further doubts as to the validity of the survey. Why rely on a
survey expert if it is not to make sure that the survey is conducted according to scientific standards from the beginning to
the end ?
Second, no control condition was used. It appears that the reason for this is that Mr. Morrow suggested that it was not necessary (Applicants’ Record, Tab 47, pp. 1636 and 1637). I believe
this to be an important flaw (see Toys “R” Us (Canada) Ltd. v.
Manjel Inc., 2003 FCT 283, at para. 43 (F.C.) ; Labatt Brewing
Co. v. Molson Breweries, [1996] B.C.J. No. 2191, at para. 17
(B.C.S.C.) and also Corbin, Gill and Jolliffe, “Trial by survey :
Survey Evidence and the Law”, Carswell, 2000 at page 26 (Tab
12, Respondent Book of authorities). Taking into consideration
the wording of question 2, a control condition was essential.9
En ce qui a trait aux affidavits de Canadiens affirmant connaître la marque et les restaurants BOJANGLES’ de BI, ceux-ci ont
reçu peu de considération. Il est intéressant de noter que ces affidavits avaient été signés par des avocats, des comptables et des
employés de cabinets juridiques et comptables, y compris des avocats
du cabinet ayant représenté BI dans le cadre de la procédure d’opposition. Certains affidavits ont été jugés non pertinents puisqu’ils
indiquaient que la connaissance de la marque BOJANGLES’ de BI
avait été acquise après juillet 2000. D’autres avaient été signés par
des avocats spécialisés en droit de la franchise ou qui avaient habité
aux États-Unis et qui, par conséquent, ne représentaient pas le
consommateur canadien moyen.
9. Bojangles’ International, LLC c. Bojangles Café Ltd., [2006] C.F. 657, aux paragraphes 59 et 60.
660
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Quant à la preuve produite devant la Commission des oppositions, la Cour a indiqué que, bien que l’on puisse dire que des touristes canadiens ont connu la marque BOJANGLES’ par la publicité le
long des autoroutes et en achetant des repas dans les restaurants du
même nom, on ne pouvait conclure que ces Canadiens avaient un
souvenir de la marque BOJANGLES’.
3. Conclusion
L’affaire Bojangles’ nous démontre une fois de plus l’importance de soumettre la meilleure preuve possible en toute première
instance. Malgré qu’il soit possible de soumettre de la preuve additionnelle dans le cadre d’un appel, il reste que la Cour accorde une
grande déférence à l’agent d’audience ; elle ne modifiera pas facilement les conclusions de la Commission des oppositions. Elle nous
rappelle également les dangers reliés aux affidavits signés par des
avocats.
Cette décision place la barre haut en ce qui a trait à la qualité
de la preuve nécessaire pour démontrer qu’une marque de commerce
est suffisamment connue pour nier le caractère distinctif d’une autre
marque. En l’absence d’emploi au Canada, le titulaire de la marque
devra démontrer l’existence d’une réputation suffisante au Canada.
Il ne suffit pas de faire référence au chiffre d’affaires relié à une
marque. Il faudra démontrer que les Canadiens se souviennent
d’une marque qu’ils auraient connue lors d’un voyage à l’étranger. La
publicité d’une marque de commerce dans les médias de tous genres
auxquels les Canadiens sont exposés devient un élément de preuve
essentiel. Bien que la preuve de la connaissance de la marque au
Canada puisse être faite par tous moyens, et non seulement ceux
prévus à l’article 5 de la LMC pour la marque révélée, il n’en reste
pas moins que le degré de connaissance requis pour considérer
qu’une marque est connue « jusqu’à un certain point », soit l’existence
d’une « réputation substantielle, significative ou suffisante », nous
rapproche des exigences de l’article 5 traitant de la marque révélée.
Compte rendu
Droit d’auteur et protection des
œuvres dans l’univers numérique –
Droits et exceptions à la lumière
des dispositifs de verrouillage
des œuvres*
Estelle Derclaye**
Depuis le début des années 1990 et les traités OMPI de 1996
sur le droit d’auteur et les droits voisins, ainsi que le Digital Millenium Copyright Act et la Directive 2001/29 sur le droit d’auteur et les
droits voisins dans la société de l’information (Directive Infosoc) qui
s’ensuivirent, les mesures techniques et la protection contre leur
contournement n’ont cessé d’occuper la doctrine. L’objet de cette
recension, qui est la thèse de Séverine Dusollier, est le premier livre
en français qui aborde le sujet de manière exhaustive1.
Le sujet, toujours de grande actualité (la France vient à peine
de transposer la Directive Infosoc à la suite de longs et houleux
débats notamment sur les mesures techniques de protection (MTP)),
pose en effet la question de l’ampleur de la réservation de l’auteur
sur l’œuvre. Celle-ci s’étend-elle à tout accès et tout usage? Les titu© Estelle Derclaye, 2006.
* Séverine Dusollier, Droit d’auteur et protection des œuvres dans l’univers numérique, Droits et exceptions à la lumière des dispositifs de verrouillage des œuvres,
Collection Création Information Communication (Bruxelles, Larcier, 2005), 584
pages. ISBN 2-8044-1716-6, 128 €.
** Professeure à Université de Nottingham.
1. Une thèse antérieure sur le même sujet fut publiée en néerlandais par K. Koelman,
Auteursrecht en technische voorzieningen (La Haye, SDU, 2003).
661
662
Les Cahiers de propriété intellectuelle
laires de droit peuvent-ils empêcher l’exercice des exceptions? C’est
la question à laquelle la thèse de Séverine Dusollier tente de répondre. Pour cela, elle revisite les fondements du droit d’auteur au
regard des nouvelles dispositions concernant les MTP qui ont chamboulé les notions traditionnelles des droits et exceptions à ces droits.
Sa thèse est que cette réservation ne peut être absolue et au
terme de l’analyse, l’auteure propose de réviser l’article 6.4 de la
Directive Infosoc à cet effet. Il était temps de remettre les pendules à
l’heure et l’analyse de l’auteure est tout entière empreinte de maturité, justesse, rigueur et clarté, ce qui lui donne une grande force qui
devrait convaincre le législateur communautaire de modifier les dispositions sur les MTP en conséquence.
La thèse, qui se concentre sur les droits belge et français, avec
quelques références au droit américain, commence dans une première partie par exposer les dispositions concernant les MTP ainsi
que celles sanctionnant leur contournement et leurs effets sur l’ampleur de la réservation de l’œuvre. Après une typologie des MTP,
l’auteure passe en revue les diverses dispositions protégeant les
MTP (le régime est différent pour les programmes d’ordinateur et les
autres œuvres). L’analyse de l’article 6 de la Directive Infosoc et du
Digital Millenium Copyright Act montre que l’étendue de la protection des MTP en Europe et aux États-Unis va plus loin que l’étendue
traditionnelle en droit d’auteur et que le Traité de l’OMPI sur le droit
d’auteur puisqu’elle couvre les actes d’accès et d’utilisation de l’œuvre. De plus, l’exercice des exceptions par les utilisateurs est très
réduit ou même carrément inexistant. Les deux lois favorisent nettement les auteurs, car ce sont eux qui déterminent l’étendue de la
réservation sur l’œuvre et non le législateur. C’est ce private ordering que l’auteure confronte dans sa deuxième partie aux fondements du droit d’auteur.
Dans un style fluide et efficace, et de manière persuasive,
l’auteure nous emmène visiter le droit d’auteur, tel un guide dans un
château, poussant les portes de ses diverses pièces et en racontant
l’histoire. Les MTP lui servent plutôt de prétexte pour revisiter le
droit d’auteur de fond en comble. Ainsi, l’on (re)découvre que selon
les justifications naturalistes et de l’histoire des idées, le droit d’auteur n’a jamais été absolu, qu’il existe un espace public échappant au
contrôle de l’auteur pour permettre notamment la critique et le
débat et que les MTP doivent respecter au risque d’un changement
de justification du droit d’auteur. Cette absence de pouvoir absolu se
reflète également dans les intérêts sous-jacents au droit d’auteur,
Droit d’auteur et protection des œuvres dans l’univers...
663
dont l’intérêt public, et dans la nature du droit d’auteur que l’auteure
qualifie, à juste titre à notre sens, de droit sui generis et non pas de
droit de propriété, ce dernier étant par essence absolu.
Cette visite permet également à l’auteure d’approfondir certains points et de remettre en question certains aspects du droit
d’auteur sur lesquels jusqu’alors la doctrine s’accordait. On en citera
quelques-uns. On trouve par exemple un résumé clair et fouillé ainsi
qu’une solide critique de l’analyse économique du droit. Pour Séverine Dusollier, l’analyse économique ne peut pas rendre compte de
l’entièreté et de la complexité du droit d’auteur. L’on doit, selon elle,
intégrer une vision fondée plutôt sur la justice et l’éthique, et même
peut-être abandonner l’analyse économique du droit d’auteur, une
vision avec laquelle on peut ne pas être d’accord. C’est condamner
peut-être un peu vite une science encore jeune et en plein développement (l’auteure l’admet un tant soit peu quand même). Le droit de
destination et le droit de reproduction temporaire sont aussi battus
en brèche comme des extensions critiquables au droit d’auteur.
On assiste également à un véritable et bien nécessaire cours
sur le principe de l’indépendance du droit d’auteur sur l’œuvre et du
droit de propriété sur le support tangible de l’œuvre. Ceci permet à
l’auteure de brosser un joli et efficace tableau de la récente jurisprudence sur l’image des biens. Après avoir analysé l’étendue des droits
de l’auteur, le fondement et la nature juridique des exceptions sont
passés en revue et l’analyse conclut avec un plaidoyer pour la nature
impérative d’au moins celles qui traduisent des libertés civiles.
Le livre est donc non seulement une démonstration exhaustive de
l’inadéquation du pouvoir actuellement exorbitant des auteurs à
travers l’utilisation des MTP et de la sanction de la loi par les dispositions anti-contournement mais simultanément une source de références bien utiles au praticien sur divers aspects du droit d’auteur.
Toutes ces analyses, qui ne manqueront certainement pas de
susciter quelques débats de par leur caractère parfois un peu subversif (en tout cas pour les puristes du droit d’auteur) bien que souvent
justifié, permettent à Séverine Dusollier de démontrer avec conviction que le droit d’auteur dans son ensemble n’est pas en faveur
d’une absolue maîtrise qui inclurait chaque acte d’accès et d’utilisation des œuvres et qu’il s’oppose à ce que l’auteur détermine
lui-même l’étendue de sa réservation sur l’œuvre. En conclusion,
la protection appropriée des MTP doit donc épouser exactement
les contours du droit d’auteur traditionnel (tels que redéfinis par
664
Les Cahiers de propriété intellectuelle
l’auteure dans ses développements précédents) et rester entre les
mains du législateur.
Un mot sur des considérations plus pratiques. A l’instar de
maints livres plus souvent anglo-saxons, le livre gagnerait encore en
utilité s’il comportait un index et une liste des décisions. Il est toutefois doté d’une ample et belle bibliographie. Le livre parut avant
que le projet de loi belge transposant la Directive Infosoc ne soit
adopté mais les changements réalisés par rapport au texte finalement adopté sont minimes, de telle sorte que le livre est toujours
relativement bien à jour par rapport au droit en vigueur.
La thèse est une belle illustration de l’allégorie que le droit est
le fruit d’une balance d’intérêts et qu’il doit toujours tendre vers
l’équilibre le plus harmonieux entre ceux-ci. Il est heureux que les
chercheurs aient le temps de se pencher sur ces questions pour rectifier le tir souvent imparfait des législateurs face à la vitesse de la
technologie et aux revendications généralement féroces des titulaires de droit. Pourvu que ces longues années de travail méticuleux au
terme desquelles la thèse de Séverine Dusollier a abouti permette au
droit d’auteur de retrouver sa justesse.
Compte rendu
La diversité culturelle
en question(s)*
Sylvia Israël**
Ouvrage pluridisciplinaire initié lors du colloque organisé par
les chaires Jean Monnet des Universités de Plymouth et de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines les 14 et 15 novembre 2003, « La
diversité culturelle en question(s) » rassemble des études françaises,
britanniques et québécoises sur le thème des identités culturelles et
des politiques visant à en promouvoir la diversité.
À titre d’introduction, Marie-Françoise Labouz brosse un
tableau complet des débats et enjeux de la diversité culturelle qui
permet de mieux prendre conscience de l’étendue mais aussi de la
pertinence du sujet.
Les diverses contributions sont regroupées autour de deux parties, la première axée sur les identités et diversités culturelles qui
fait la part belle aux diversités linguistiques, la deuxième consacrée
aux politiques culturelles et régimes juridiques.
Dans la première partie, Mark Wise, dont la contribution porte
sur les langues et l’intégration européenne, procède à l’analyse histo-
© CIPS, 2006.
* La diversité culturelle en question(s), Ouvrage collectif sous la direction de MarieFrançoise Labouz et Mark Wise (Bruxelles, Bruylant, 2005), 319 pages, ISBN
2-8027-2045-7.
** Étudiante française, en stage de formation auprès de LEGER ROBIC RICHARD,
S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et
d’agents de marques de commerce.
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Les Cahiers de propriété intellectuelle
rique éclairée et objective des arguments qui s’affrontent dans le
débat sur la nécessité de la diversité linguistique au sein de l’Union
européenne. Avec Sophie Wise, il apporte en outre un éclairage original et quelque peu à contre-courant du pessimisme ambiant sur le
mouvement de standardisation culturelle, prenant en exemple certaines données chiffrées de l’édition littéraire.
Marie-Marthe Gervais-Le Garff se penche quant à elle sur une
autre forme de diversité qu’est la féminisation langagière. L’auteure
définit dans une étude socio-linguistique détaillée les différences
d’intégration de la féminisation dans plusieurs pays, avec en toile de
fond le rôle du politiquement correct ou encore la forte polarisation
du débat en France, au contraire du Québec.
D’autres auteurs, tels Armelle Le Bras-Chopard, Abdelwahab
Biad et David Head, complètent cette réflexion en apportant d’utiles
éléments sociologiques ou géopolitiques sur le dialogue culturel et
social.
En tant que pierre angulaire de la diversité culturelle, la question des politiques culturelles et des régimes juridiques est au centre
des préoccupations des contributeurs de la deuxième partie.
Gilbert Gagné y expose les enjeux et les originalités des politiques culturelles du Canada et du Québec, notamment dans une
perspective comparative avec les autres pays industrialisés, tandis
que Nanette Neuwahl consacre son article à l’émergence difficile
d’une politique culturelle de l’Union européenne. Plus précisément, Isabelle Pingel détaille la politique communautaire relative à
l’audiovisuel, particulièrement la Directive « Télévision sans frontières », fruit d’un compromis fragile et parfois insuffisamment contraignante.
Au cœur même de la question majeure que représente l’articulation entre diversité culturelle et droit de la concurrence, Frédérick Amiel, qui aborde le problème des concentrations dans le
domaine de l’édition, constate que les enjeux culturels n’ont pas un
impact déterminant sur les décisions européennes en matière de
concurrence. Quant à Mark Wheeler, il explicite la « troisième voie »
choisie par le gouvernement britannique en matière de régulation de
la concurrence en matière de communication.
Le volet spécifiquement juridique de la diversité culturelle est
enfin abordé autour de trois problématiques, le rôle de la propriété
La diversité culturelle en question(s)
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intellectuelle, l’émergence d’une définition juridique de la diversité
culturelle et les perspectives de traité international.
Valérie-Laure Bénabou consacre sa contribution aux relations
entre diversité culturelle et propriété intellectuelle. Elle démontre
tout d’abord que la propriété intellectuelle est un stimulus de diversité en tant que mode d’incitation à la création pour peu qu’elle soit
libérée des contingences territoriales. L’auteure s’attache ensuite de
façon pertinente à nuancer ce postulat en décrivant les freins à
l’accès aux œuvres pour les pays en développement ainsi que les
excès des industries de la culture.
La définition juridique de la diversité culturelle demeure le
principal clair-obscur pour ceux qui tentent d’en faire une notion
contraignante. Thierry Leterre introduit ce débat par des considérations historiques et sociales autour de la notion de culture. La
contribution de Marie Cornu est aussi particulièrement riche d’enseignements puisque l’auteure, par une analyse précise des divers
instruments juridiques pertinents, parvient à esquisser les contours
d’une notion autonome. Elle distingue ainsi avec conviction « exception culturelle » et « diversité culturelle », ce en quoi elle s’oppose à
Serge Regourd dont l’article déplore vigoureusement cette mutation
terminologique, motivée selon cet auteur par des considérations de
stratégie politique et qui favoriserait un certain flou juridique.
Sans un instrument juridique précis et contraignant, la diversité culturelle risquerait certainement de rester lettre morte.
Bernard Gournay et Gilbert Gagné, dans leurs contributions respectives, s’attachent à ouvrir les perspectives d’évolution en insistant
judicieusement sur l’historique de la Convention de l’UNESCO et
sur l’articulation difficile entre les différents instruments internationaux qui touchent au commerce et à la culture, dans un contexte où
les oppositions politiques sont exacerbées.
Cependant, malgré la qualité de ces interventions, l’on peut
déplorer la publication tardive de l’ouvrage deux ans après la tenue
du colloque, après même l’adoption de la Convention de l’UNESCO
du 20 octobre 2005.