PAR-DELÀ L`ÉTAT

Transcription

PAR-DELÀ L`ÉTAT
PAR-DELÀ L'ÉTAT-NATION
Politique et groupes marginalisés dans les « villes globales » des États-Unis
Saskia Sassen
P.U.F. | Diogène
2003/3 - n° 203
pages 70 à 78
ISSN 0419-1633
Article disponible en ligne à l'adresse:
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-diogene-2003-3-page-70.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article :
Sassen Saskia, « Par-delà l'État-nation » Politique et groupes marginalisés dans les « villes globales » des États-Unis,
Diogène, 2003/3 n° 203, p. 70-78. DOI : 10.3917/dio.203.0070
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F..
© P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
PAR-DELÀ L’ÉTAT-NATION
POLITIQUE ET GROUPES MARGINALISÉS
DANS LES « VILLES GLOBALES » DES ÉTATS-UNIS
par
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
Sous la logique impérialiste revitalisée qui sous-tend l’économie
politique actuelle des États-Unis, émergent des dynamiques
sociales qui permettent aux groupes marginalisés et défavorisés de
développer des formes diverses de revendications. De nouveaux
types d’acteurs politiques voient le jour, qui modifient la relation
entre État et individu. Certains ne sont pas formalisés et
pourraient être qualifiés de pré-politiques (comme l’est, par
exemple, un électeur, un membre de parti politique ou un
parlementaire). Mais je dirais plutôt qu’il faut les considérer
comme des modes politiques informels ou non encore formalisés1.
Ce bref essai s’attache à définir les espaces politiques et les
acteurs politiques émergeants. Le sujet dont je vais traiter ici
concerne les modes politiques ne relevant pas du système politique
formel, système qui offre de moins en moins de choix aux citoyens
américains et aux immigrés. Les acteurs politiques informels et la
street politics en sont les principaux exemples. Les villes
américaines ont une longue histoire pour ce qui est de la street
politics. Les contenus, les objectifs, les promoteurs et acteurs de ces
politiques ont changé dans le temps. Aujourd’hui, les villes globales
constituent des espaces très spécifiques en ce qu’elles rassemblent
en un seul espace complexe, d’une part à la fois les secteurs les
plus mondialistes du capital et les nouveaux professionnels
transnationaux, et d’autre part un nombre croissant d’immigrés et
d’Américains marginalisés. C’est ce phénomène particulier que je
tiens à étudier2.
Ces nouvelles formes de politique ne sont pas spécifiques aux
États-Unis. Elles ont cours dans de nombreux pays et se manifestent sous des formes très différentes, précisément parce qu’elles
ne sont pas totalement formalisées. Le cas de l’Amérique actuelle
est cependant tout à fait remarquable car il s’agit d’une puissance
1. À titre exceptionnel, Libération a publié, le 28 juillet 2003, dans la rubrique
« Rebonds », de larges extraits de cet article sous le titre « Des villes au-delà de
l'État », texte qui a repris la traduction assurée par Francine Marthouret et AiméeCatherine Deloche pour ce numéro de Diogène.
2. Pour de plus amples détails, voir : Saskia SASSEN, “Emergent Subjects and
Spaces for Politics”, dans Berkeley Journal of Sociology 2002, et Saskia SASSEN,
« Global Cities and Diasporic Networks: Microsites in Global Civil Society », dans
Global Civil Society Annual 2002, Oxford University Press 2002.
Diogène n° 203, juillet-septembre 2003.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
SASKIA SASSEN
PAR-DELÀ L’ÉTAT-NATION
71
politique, économique et militaire dominante dans le monde, et
aussi parce que les États-Unis ont mis en place les restrictions les
plus sévères – et à certains égards inconstitutionnelles – aux droits
civiques des citoyens et des immigrés.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
L’espace de la ville est un espace beaucoup plus concret pour la
politique que celui du système politique national. Il peut abriter
des modalités politiques informelles et des acteurs politiques
informels. C’est ce qui se produit dans les grandes cités du monde.
C’est également ce qui se passe aux États-Unis malgré l’irrésistible
renouveau du nationalisme et du patriotisme qui s’est emparé des
unes des journaux. Le système politique formel souffre d’une
déstabilisation partielle due aux profondes transformations
actuelles à la fois internationales et sub-nationales. Ce qui offre
des ouvertures pour de nouvelles formes de politiques, tant au
niveau mondial qu’au niveau local, et ce, même si le niveau
national demeure le plus prégnant et le plus institutionnalisé. Il
s’agit alors, aux États-Unis, d’une histoire de micro-transformations et de micro-espaces, mais de plus en plus de pays doivent
se rendre à cette évidence croissante.
Au niveau international, la mondialisation et l’ascendant du
système des droits de l’homme ont contribué à donner aux acteurs
non gouvernementaux des possibilités légales et opérationnelles
d’intervenir dans des domaines qui auparavant étaient l’apanage
exclusif des États-nations. Diverses instances, bien que très
secondaires, révèlent souvent que l’état n’est plus le sujet exclusif
du droit international ou le seul acteur des relations internationales. D’autres acteurs – des ONGs aux peuples premiers (FirstNations) en passant par les immigrants et les réfugiés qui tombent
sous le coup du droit pour des décisions relevant des droits de
l’homme – émergent de plus en plus en tant que sujets du droit
international et acteurs de la politique internationale. Ce qui veut
dire que les acteurs non-gouvernementaux peuvent gagner en
visibilité comme individus et comme collectivités et sortir de
l’anonymat de membre associé que leur impose l’État-nation
représenté exclusivement par son souverain (c’est-à-dire le
gouvernement). Au plan sub-national, ces tendances, accompagnées des mesures politiques dites de dérégulation et de
privatisation néo-libérales, contribuent à un démantèlement
partiel de l’autorité exclusive sur un territoire et sur des habitants
que nous avons longtemps associée à l’État national.
Le lieu le plus stratégique de ce démantèlement est sans doute
la cité globale, qui sert de plate-forme en partie dénationalisée
pour le capital mondial et émerge en même temps comme espaceclé pour un étonnant mélange de populations venues du monde
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
Les espaces ouverts à la politique
SASKIA SASSEN
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
entier. Qui plus est, l’intensité croissante des transactions entre
ces villes à l’échelle mondiale crée – pour les capitaux, les
professionnels, les immigrants, les hommes d’affaires – des
géographies transfrontalières stratégiques qui évitent en partie
l’État-nation. Ce démantèlement partiel passe même pour un État
aussi puissant que celui des États-Unis. Les nouvelles technologies
des réseaux informatiques renforcent davantage ces rapports
transfrontialiers, qu’il s’agisse de transferts électroniques de
services spécialisés entre entreprises ou de communications sur
Internet entre les membres de diasporas et de groupes d’intérêt
dispersés à travers le monde3.
On peut considérer que ces villes et les nouvelles géographies
stratégiques qui les relient font partie intégrante de la société
civile mondiale ; et ce sur toutes les strates, opérant à partir de
multiples micro-espaces qui s’agrègent les uns aux autres. Parmi
ces micro-espaces et ces micro-transactions, il existe un ensemble
d’organisations diverses chargées des questions transfrontalières
comme l’immigration, le droit d’asile, les manifestations féminines
internationales, les luttes anti-mondialisation, et bien d’autres.
Même si ces organisations et mouvements ne sont pas
nécessairement urbains dans leur orientation originelle, leurs
opérations géographiques s’inscrivent partiellement dans un grand
nombre de villes. Les nouvelles technologies des réseaux, et en
particulier Internet, ont paradoxalement renforcé l’implantation
urbaine de ces réseaux transfrontaliers. Ce qui ne devrait pas être
le cas, mais les villes et les réseaux qui les relient fonctionnent à ce
stade comme des ancres et facilitent les luttes transfrontalières.
Ces mêmes développements et conditions facilitent aussi
l’internationalisation des réseaux trafiquants et terroristes.
Les villes globales sont donc des environnements potentiellement très porteurs pour ce type d’activités, même si les
réseaux ne sont pas urbains en eux-mêmes4.
Réinvention d’une vieille histoire américaine : la lutte pour la
reconnaissance
Les principales villes des États-Unis – New York, Los Angeles,
Chicago, Miami, Boston, San Francisco – fonctionnent toutes
comme des espaces où des acteurs politiques informels ont la
possibilité de participer et d’intervenir sur la scène politique, ce qui
3. Un bon exemple de ceci est la coordination qui a donné lieu à des
manifestations simultanées le 15 février 2003 contre la guerre en Irak dans au
moins 600 villes du monde entier.
4. À cet égard et par ailleurs, ces villes permettent également à des groupes de
se vivre comme partie de réseaux globaux non gouvernementaux. Elles incarnent ce
que nous en sommes venus à appeler la « société civile globale » dans les microespaces de la vie quotidienne, plutôt qu’à un niveau global putatif.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
72
73
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
leur serait bien plus difficile au plan national, où la politique passe
nécessairement par des systèmes formels établis : qu’il s’agisse du
système politique électoral ou du système judiciaire (possibilité de
faire un procès à une instance d’État). Dans l’espace de la politique
nationale, les acteurs politiques informels sont exclus et
deviennent invisibles.
Ces villes abritent un très large éventail d’activités politiques –
squats, manifestations contre la brutalité policière, luttes pour les
droits des immigrés et des sans-abri, politiques culturelles et
identitaires, comme de reconnaissance des homosexuels, des
lesbiennes et des queers. C’est de plus en plus perceptible au
niveau de la rue. Une bonne partie de la politique urbaine est
concrète et plutôt mise en œuvre par la population elle-même que
par une massification des technologies médiatiques. La street
politics permet la formation de nouveaux types de sujets politiques
qui, pour « exister », n’ont pas à passer par les systèmes politiques
formels.
Toutefois, les possibilités d’expression de ces nouvelles formes
du politique et de ce type d’acteurs politiques ne se limitent pas
aux manifestations et autres activismes. En arriver à des
problèmes qui dépassent la street politics demande, quoiqu’il en
soit, une approche plus indirecte. Pour ce qui suit, je m’en tiendrais
à deux types de questions. La première est liée au fait que, même
pour l’institution formelle emblématique de l’acteur politique – le
citoyen –, l’histoire des États-Unis a montré une certaine détermination à intégrer constamment de nouveaux droits. Ce qui fut
tout à fait le cas des Civil Rights Acts dans les années 1960. Il
s’agit aujourd’hui de savoir si les transformations en cours
signifient une fois de plus – en particulier pour ce qui est des
défavorisés – que l’institution de la citoyenneté n’est pas encore
morte aux États-Unis.
La seconde concerne le fait que les pratiques et questions
politiques informelles qui ne sont pas totalement reconnues
peuvent néanmoins faire partie du paysage politique. J’en prendrai
à témoin deux exemples. Le premier est celui des immigrés sanspapiers qui sont depuis longtemps résidents et qui, dans la vie
quotidienne, ont des pratiques similaires à celles de citoyens
officiellement reconnus ; ce qui signe un contrat social informel
entre la communauté et ces immigrés sans papiers. Le deuxième
concerne le cas de sujets par définition « non politiques », comme
les femmes au foyer, qui peuvent néanmoins avoir un poids
politique considérable et devenir de ce fait des sujets politiques
émergeants.
Le combat pour une égalité réelle
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
PAR-DELÀ L’ÉTAT-NATION
SASKIA SASSEN
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
Il existe aujourd’hui une tension croissante entre l’égalité légale
de la citoyenneté institutionnelle et le projet normatif d’égalité
réelle. Améliorer l’intégration est depuis longtemps le but de
diverses minorités et de secteurs défavorisés. C’est ce sur quoi a
notamment porté l’effort de lutte des années 1960. Aujourd’hui, les
États-Unis connaissent un éventail encore plus large de citoyens
marginalisés, insatisfaits de l’égalité formelle et qui recherchent la
visibilité et la reconnaissance de leurs revendications. Un problème
particulièrement critique réside dans l’échec des États-Unis (et en
fait de la plupart des pays) à assurer ce que la citoyenneté est
supposée accorder : une égalité réelle et non une simple égalité
formelle.
Dans la mesure où la citoyenneté dépend en partie des
conditions dans lesquelles elle s’inscrit, le nouveau paysage actuel
peut parfaitement donner lieu à toute une série de changements –
une fois de plus dans la longue histoire de l’institution. Ces
changements peuvent n’être pas encore formalisés et certains ne
jamais le devenir complètement. Mais les États-Unis sont,
certainement à notre époque, parmi les pays où les minorités ont
fait preuve d’une immense détermination dans la conquête de leurs
droits.
Des conditions spécifiquement américaines sont à l’origine de
tout cela, en partie de par la façon dont le pays a vu le jour : des
populations déshéritées colonisant les terres d’autres peuples et
faisant à leur tour de ceux-ci des populations défavorisées :
esclavage et capitaines d’industrie. C’est peut-être la raison pour
laquelle peu d’États-nation modernes ont connu comme les ÉtatsUnis le trauma d’une tension aiguë entre la citoyenneté de droit et
la réalité de la vie de citoyen quand on n’appartient pas aux
privilégiés. Pour une multitude de défavorisés aux États-Unis, la
citoyenneté apparaît comme un projet normatif ou comme une
aspiration. Ce sont les exclusions réelles dont ont souffert les
citoyens de droit qui ont engendré à leur tour les actions politiques
de revendication et de lutte pour les droits des minorités,
caractéristiques de l’histoire des États-Unis. L’égalité formelle des
citoyens américains après la législation sur les droits civiques dans
les années 60 n’a que rarement pris en compte le besoin d’égalité
réelle sur le plan social.
Aujourd’hui, avec plus de 50 millions d’Américains vivant en
dessous du seuil officiel de pauvreté et une attaque en règle contre
les droits civiques de certains groupes de citoyens, nous voyons que
les luttes revendicatives mettent l’accent sur des droits et
aspirations qui vont bien au-delà d’une définition juridique
formelle des droits et obligations5. La prévalence croissante du
5. Voir par exemple le site de l’American Civil Liberties Union, pour obtenir plus
d’informations et de détails sur les limitations et restrictions progressives des droits
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
74
75
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
système international des droits de l’homme a défini des zones de
convergence avec les droits des citoyens tout en faisant ressortir les
différences entre ces deux types de droits6. Le contenu et la forme
des droits et obligations juridiques peuvent changer.
Il y a dans tout cela une réponse proprement américaine. Et
comme, tout d’abord, le principe d’une citoyenneté égale pour tous
demeure insatisfait, en dépit des luttes victorieuses et des
avancées législatives des cinq dernières décennies (Karst, 1997), on
assiste à une prolifération d’initiatives politiques et universitaires.
Des groupes encore exclus de la participation de plein droit à la vie
politique ont multiplié leurs auto-définitions – de race, ethnie,
religion, sexe, orientation sexuelle, ou autres critères identitaires.
C’est particulièrement le cas au niveau des pratiques et des
revendications de pleine visibilité. Comme, d’autre part, la pleine
participation en tant que citoyen repose sur une base matérielle
(voir T. H. Marshall; Joël Handler), la pauvreté exclut de larges
franges de la population du processus formel politique, et le fossé
s’agrandit. Des études universitaires critiques sur les questions
féministes ou raciales ont montré l’échec d’une utilisation neutre
des concepts attachés au sexe ou à la race en matière de
citoyenneté et de droits. En même temps, la position défavorisée de
ces divers groupes a elle-même engendré les pratiques et les luttes
qui ont imposé des changements au sein de l’institution formelle de
la citoyenneté.
En résumé, la citoyenneté est en partie le fait des pratiques des
exclus. Cette histoire très américaine d’interactions entre les
positionnements différentiels et les intégrations successives
indique que les nouvelles conditions d’inégalité et de différence
constatées aujourd’hui et le nouveau type de revendications
qu’elles suscitent pourraient engendrer de nouvelles formes
d’intégration.
Les sujets politiques informels comme acteurs de la politique
Il y a donc dans l’histoire américaine une interaction
dynamique entre exclusion et intégration. C’est en ce sens que l’on
peut dire que certains sujets politiques informels d’aujourd’hui
peuvent être considérés comme des acteurs politiques. Dans les
lignes qui vont suivre, j’ai examiné cette question plus en détail en
m’attachant au cas des immigrés sans papiers qui sont en quelque
civils des immigrés et des citoyens, et sur le démantèlement de nombreux
programmes de soutien aux immigrés et aux citoyens défavorisés.
6. KARST (1997) observe qu’aux États-Unis, c’est le droit national qui « a tressé
les fils de la citoyenneté » – statut juridique formel, droits, appartenance – en un
principe de citoyenneté égale pour tous, et ceci par le truchement d’une série de
Décisions de la Cour Suprême et de Lois du Congrès, en commençant par la Loi de
1964 sur les Droits civils.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
PAR-DELÀ L’ÉTAT-NATION
SASKIA SASSEN
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
sorte des « non-personnes », et à celui des femmes au foyer
immigrées, personnes non politiques – du moins dans leur rôle de
femme au foyer.
Même lorsqu’il s’agit d’immigrés sans-papiers, les individus
peuvent parcourir les multiples significations de la citoyenneté.
Les routines auxquelles les immigrés sans papiers sont confrontés
dans la vie quotidienne de la communauté où ils résident (élever
une famille, envoyer les enfants à l’école, assumer un emploi) leur
vaut un type particulier de reconnaissance. On peut parler ici de
« contrat social informel » entre de tels immigrés sans papiers et la
communauté de leur lieu de résidence7. De fait, les immigrés qui ne
bénéficient pas d’une autorisation de séjour en bonne et due forme
mais qui montrent une implication civique et sociale méritoire et
leur loyauté envers la nation américaine peuvent demander
légalement à résider aux États-Unis. Moins officiellement, certains
se disent qu’on donne ainsi à ces immigrés sans papiers le droit de
revendiquer une citoyenneté informelle, même si le statut formel,
ou la régularisation officielle continue probablement à leur
échapper8.
Différent du cas de l’immigré sans papiers dont les pratiques lui
permettent de se faire accepter comme membre de la communauté
politique, est celui de ceux et celles qui jouissent d’une autorisation
légale de résidence mais ne sont pas encore reconnus en tant que
sujets politiques. Au-delà du cas des minorités qui font l’objet de
discriminations, cela peut certes s’appliquer également à des
personnes nées dans le pays et ne souffrant d’aucune
discrimination. Je veux parler ici des immigrés jouissant du droit
de séjour, en particulier des femmes au foyer, puisqu’il s’agit de
sujets « non politiques ».
Comment évaluer la dimension politique informelle d’un sujet
en la personne d’une femme immigrée dans son rôle de femme au
foyer ? Les études sur les femmes immigrées aux États-Unis
montrent – cela ne surprendra personne – qu’un travail salarié
7. Voir Peter H. SCHUCK et Rogers M. SMITH, Citizenship Without Consent:
Illegal Aliens in the American Polity, 1985.
8. Souvent, dans de nombreux pays de la planète, y compris les États-Unis, les
sans-papiers ayant longtemps résidé dans le pays peuvent obtenir le droit de séjour
s’ils peuvent fournir la preuve de la durée de leur séjour et de leur « bonne
conduite ». Les lois américaines sur l’immigration reconnaissent ce type de
participation officieuse informelle comme critère permettant d’accorder la résidence
légale. Ainsi, avant la nouvelle loi sur l’immigration votée en 1996, les individus
pouvant i) prouver qu’ils avaient résidé pendant plus de sept années d’affilée aux
États-Unis, ii) témoigner d’un comportement moral correct et iii) faire valoir qu’une
expulsion constituerait un préjudice moral sévère à leur encontre étaient
susceptibles de voir leur menace d’expulsion levée et de se voir ainsi accorder le
droit de résider dans le pays. Par exemple, Nacara (Nicaraguan Adjustment and
Central American Relief Act, signé en 1997, par le président Clinton) a étendu cette
possibilité de levée de menace d’expulsion à environ 300 000 Salvadoriens et
Guatémaltèques qui avaient vécu en résidents non-autorisés aux États-Unis.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
76
77
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
régulier et une amélioration de l’accès à d’autres sphères publiques
ont pour ces femmes un impact sur leur rôle, culturellement
déterminé, et subordonné aux hommes au sein de leur foyer,
comme dans celui de mères de famille9.
Ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, c’est que c’est
précisément dans leur rôle de mères de famille qu’elles ont la
responsabilité des enfants, ce qui implique de s’adresser à diverses
institutions publiques de l’État : écoles, services de santé, police,
administrations... Il y a deux sphères dans lesquelles les femmes
immigrées ont des rôles qu’on pourrait décrire comme appartenant
à la sphère publique : les institutions d’assistance publique, et leur
communauté ethnique. Ces femmes immigrées sont plus actives
dans la consolidation des liens entre leurs familles et les
institutions de l’État, et dans l’activisme communautaire, que les
hommes immigrés. Elles occupent une place différente de celle des
hommes immigrés face à ces deux types de sphères publiques. Ce
sont elles qui vont devoir affronter la vulnérabilité légale de leurs
familles dans la recherche de services publics et sociaux.
Tout ceci revient à leur donner une participation à la sphère
publique et à les faire émerger en tant qu’actrices potentielles de la
vie publique. Ce sont souvent ces femmes qui exercent dans leur
foyer un rôle médiateur. Il est probable que certaines tirent
avantage plus que d’autres de cette situation. Cependant, la
dynamique d’importance à retrouver réside dans le fait que c’est
précisément dans leur rôle de femmes au foyer et mères de famille,
rôle défini comme non politique, qu’elles émergent comme un type
de sujet politique et civique informel. On a là affaire à une
dimension de la citoyenneté et à des pratiques citoyennes qui ne
correspondent pas aux catégories et critères courants d’analyse de
la vie politique et citoyenne. Les femmes dans leur rôle de mères
de famille ne rentrent ni dans les catégories, ni dans les
indicateurs définis pour juger de la participation à la vie publique.
*
C’est en ce sens que ceux qui n’ont aucun pouvoir, les personnes
défavorisées, les outsiders, les minorités discriminées peuvent
avoir une présence dans le domaine public et y conquérir leur place
en étant « présents », présents vis-à-vis du pouvoir et présents visà-vis des autres défavorisés. Ce gain de « présence » est facilité par
la complexité de l’espace urbain et prend une dimension
internationale dans les villes globales. Pour moi, c’est le signe
avant-coureur d’un nouveau type de politique reposant sur de
9. Les femmes immigrées acquièrent une plus grande autonomie personnelle et
plus d’indépendance alors que les hommes immigrés perdent du terrain par rapport
à ce qu’étaient leurs conditions et prérogatives dans leurs cultures d’origine. Les
femmes ont davantage la maîtrise de leur budget et des décisions d’ordre
domestique.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
PAR-DELÀ L’ÉTAT-NATION
78
SASKIA SASSEN
nouveaux types d’acteurs politiques. Il n’est pas simplement
question d’avoir ou de ne pas avoir le pouvoir. Il s’agit là de
nouvelles bases hybrides à partir desquelles agir.
Aux États-Unis, on assiste aujourd’hui à une nouvelle vague de
revendications. Nombre des transformations que nous avons
évoquées deviennent lisibles dans les villes. Dans la cité, ces
dynamiques prennent facilement des formes concrètes, expression
d’un large éventail d’intérêts particuliers : marches contre les
brutalités policières et pour la défense des droits des immigrés,
politiques de défense et respect des préférences sexuelles ou
occupation anarchiste de logements vides par des squatters. Je
l’interprète comme une avancée vers des pratiques citoyennes qui
tournent autour de la revendication du droit à la ville. Ce ne sont
pas là des pratiques exclusivement ou nécessairement urbaines.
Mais c’est tout particulièrement dans les grandes villes que l’on
rencontre simultanément, à la fois certaines des inégalités les plus
extrêmes et les conditions qui permettent ces pratiques citoyennes.
Dans les villes globales, ces pratiques portent également en elles la
possibilité d’un engagement direct dans des formes de pouvoir
stratégiques, fait significatif dans un contexte où le pouvoir est de
plus en plus privatisé, mondialisé et insaisissable.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Francine Marthouret et Aimée-Catherine
Deloche.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.250.237.252 - 01/10/2012 21h44. © P.U.F.
Saskia SASSEN.
(Université de Chicago.)