Les attentes déçues de la reconversion
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Les attentes déçues de la reconversion
DOSSIER DÉFENSE : NOUVELLES POLITIQUES Les attentes déçues de la reconversion ROLAND DE PENANROS* A Aucun groupe français de défense, amené à se désengager du domaine militaire, n’a poussé jusqu’à son terme la reconversion de ses activités. Les dirigeants hésitent à affronter la concurrence qui règne sur les marchés civils ; les salariés craignent de perdre leur statut protecteur ; enfin, pour l’Etat, l’objectif prioritaire reste de muscler les grands groupes, pas nécessairement de les reconvertir. L Sociétal N° 38 4e trimestre a défense et le développement sont deux réponses au besoin humain de sécurité. A l'approche répressive de la défense qui consiste, par la force, à contenir les tensions et à réprimer les conflits, le développement oppose une approche préventive, fondée sur l’idée que l'amélioration des conditions de vie et l'émancipation économique et culturelle participent à la réduction des sources de conflits et à l’établissement d'une paix durable. Pour les partisans de cette seconde approche, la reconversion des industries d'armement prend un relief particulier : elle contribue à préserver l'emploi ; elle permet de réemployer à la fabrication de biens civils socialement utiles des ressources productives jusque là affectées à des fins militaires ; 2002 * Maître de conférence en Sciences économiques, Université de Bretagne occidentale à Brest. 82 enfin, elle est pour les travailleurs une occasion à saisir pour imposer de nouveaux rapports sociaux au sein des entreprises de défense. C'est cette logique qui sous-tendra, au milieu des années 70, le plan de reconversion élaboré par les travailleurs du groupe britannique Lucas Aerospace, ou, quelques années plus tard, ceux des collectifs de travailleurs des chantiers navals allemands, notamment le projet de « bateau écologique du futur », conçu par les ouvriers de Bremer Vulkan, le grand chantier brêmois, aujourd'hui disparu. Reconvertir, c'est-à-dire désarmer pour dévellopper, c'est encore la voie que retiendra, dès la fin de la guerre froide, l'association internationale d'économiste ECCAR (Economistes contre la course aux armements) et les sept prix Nobel de son conseil de direction. Pour tous les partisans d'un tel désarmement constructif, les années 90, marquées par la contraction des budgets militaires, apparaissaient comme une occa- LES ATTENTES DÉÇUES DE LA RECONVERSION sion unique de reconversion du potentiel militaire et d'avancée significative vers une économie de paix. Dix ans plus tard, alors que la phase de freinage des dépenses militaires semble terminée, quel bilan peut-on tirer pour la France ? électrique, système de pêches sélectives…) ou dans d'autres domaines encore, les exemples sont nombreux. tions de diversification n'ont jamais remis en cause la logique militaire de production des entreprises d'armement. Pour rompre avec cette logique, il aurait fallu que les produits civils soient fabriqués au sein même des usines et ateliers habituellement affectés aux productions militaires. Cela n'a jamais été le cas. En règle générale, il s'est agi d'une diversification externe, menée dans des unités de productions distinctes : firme civile existante, ou créée à cette occasion, souvent sous la forme d’une coentreprise avec un partenaire industriel du secteur privé. Une façon de procéder qui, contrairement aux attentes, ne permet pas de faire de la reconversion un processus irréversible. Cependant, à la différence de Philips qui, au début des années 90, se déleste de ses activités militaires pour se recentrer sur l'électroDurant la dernière décennie, la nique grand public, ou du géant part des ventes militaires dans le allemand de l'acier Preussag, qui chiffre d'affaires des groupes ins’est reconverti dans le tourisme, dustriels français de défense aurait aucun groupe français n'a poussé chuté en moyenne de 25 %1. Avec deux exceptions notoires : GIAT la logique jusqu'à se désengager Industries et DCN, les totalement du domaine deux groupes issus de militaire (voir tableau 1). Les industries de nos anciens arsenaux Seule la SNPE, sans la terrestres et de marine, défense ont contrainte du maintien dont la part militaire du perdu 30 % à d'une activité militaire chiffre d'affaires se mainque lui impose l'Etat, 40 % de leurs tient au-dessus de 90 % aurait peut être franchi tout au long de la pé- emplois. A part le pas. riode. la région PACA, Pour les autres groupes, INDUSTRIELS ET elles représentent Cette réduction d'actiil s'agit le plus souvent SALARIÉS RÉTICENTS vité, conjuguée à une moins de 10 % d'opérations de diversirecherche de meilleure de l’activité n l'absence d'une volonté fication temporaire, productivité, s'est tradéterminée de sortie du dans l'attente d'une industrielle. duite par une diminution domaine militaire, la reconversion reprise des activités sensible des emplois était condamnée d'avance. Or, au militaires, parfois aussi industriels de défense. Sur ce plan, cours de la dernière période, ni les dans l'attente du rachat par un dans les régions où elles sont directions, ni les salariés des groupes industriel du secteur civil d'un principalement implantées, les industriels de défense, brevet d'exploitation industries de défense ont sensibleni même les pouvoirs qu'on aurait renoncé à Pour se ment perdu de leur importance. publics n'ont témoigné valoriser dans le champ reconvertir A l'exception de la région PACA, un grand intérêt pour la militaire. Dans tous les elles représentent désormais reconversion. cas, dès que les circons- dans le civil, moins de 10% de l'activité tances le permettent, l’entreprise doit industrielle. Pour l'industriel, passer l'activité militaire reprend renoncer aux à des productions civiles le dessus. Ainsi, l'une des est un exercice à haut unités les plus foison- avances sur UNE DIVERSIFICATION risque puisqu’il doit faire nantes en projets de contrat. HÉSITANTE face à de nouveaux diversification au cours our soutenir autant que poscoûts : réorganisation de la des années 90 – la division des sible l'activité et l'emploi, les production pour passer d'une systèmes sous-marins de Thales groupes industriels de défense gestion par affaire, prévalant dans (précédemment Thomson Sintra, ont souvent eu recours à le domaine militaire, à une gestion puis Thomson Marconi Sonar) – a par produit, plus souple et mieux la substitution de productions renoncé à poursuivre ses actions adaptée aux marchés civils ; civiles aux productions militaires. dans ce domaine l'été dernier, marketing, dans la mesure où les Que ce soit dans la sécurité après avoir décroché le contrat savoir-faire commerciaux (très automobile (airbags, systèmes de de fabrication des sonars de longues négociations, lobbying) freinage, radar anti-collision…), l'hélicoptère NH90 qui lui garantit sont souvent spécifiques des la prospection pétrolière (platesune pleine activité pour les dix marchés de défense et, de ce formes offshore, flûtes sismiques…), années à venir. l'instrumentation médicale (imagerie fait, difficilement transposables. médicale, prothèses…), la protecL’entreprise doit, dans le même Simples palliatifs à la crise des tion de l'environnement (véhicule temps, renoncer aux avances sur industries d'armement, ces opéra- E P 1 Cf. la base de données SANDIE : un outil d'analyse économique, Vincent Medina, ECODEF, mars 2001. Sociétal N° 38 4e trimestre 2002 83 DOSSIER DÉFENSE : NOUVELLES POLITIQUES diversification au sein des industries de défense. Ce mot d'ordre, porté, selon le cas, par l’un ou l’autre des syndicats (durant les années 80 et 90, la CGT chez Le tout pour un résultat Thomson-CSF, la CFDT qui n’est pas acquis Ce sont les chez GIAT Industries), d'avance. On comprend n'a jamais reçu des pourquoi les industriels travailleurs privés salariés qu'un accueil de défense répugnent à de la sousmitigé. Pour le personnel pousser trop avant leur traitance qui aussi, la diversification est démarche de diversificaune aventure risquée, tion. C'est souvent sous sont demandeurs que l’on est prompt à la pression de leurs de diversification. abandonner dès que salariés, préoccupés les contrats militaires pour leur emploi, qu'ils consentent reviennent… à s'engager temporairement dans de telles opérations. Dans les chantiers de DCN, où se côtoient travailleurs de l'Etat et de La position des salariés est plus amla sous-traitance, la situation est biguë. Promotrices d'une culture encore plus complexe. Généralede paix, les grandes confédérations ment, ce sont les travailleurs privés syndicales sont, par principe, de la sous-traitance, les seuls favorables au développement de la directement menacés en cas de contrat, qui sont une pratique courante dans le milieu de la défense et une source de revenu financier non négligeable. réduction d'activité, qui sont porteurs de la revendication de diversification. Ce sont eux qui à Brest, à la fin des années 90, ont imposé, pour compenser la chute du plan de charge, la construction de plates formes offshore. Les salariés de DCN sont plus réservés : ils craignent que leur statut protecteur, contrepartie des astreintes militaires, ne soit remis en cause si DCN s'ouvre trop largement aux activités civiles. L’ÉTAT CHERCHE LES REGROUPEMENTS L a reconversion des groupes industriels de défense n'a pas été une priorité de l'Etat au cours des dix dernières années, pas plus que leur diversification vers les marchés civils. Face à la nouvelle donne des marchés de la défense, Tableau 1. LE RETRAIT DES ACTIVITÉS DE DÉFENSE DES GROUPES INDUSTRIELS Groupes industriels Aerospatiale EADS Evolution de la part militaire du chiffre d'affaires 1993 ** 2000 *** 30 % 20 % 80 % 29 % Eurocopter 52 % 45 % Snecma 35 % 16 % 160 équipementiers de l'aéronautique* 47 % 23 % 70 % 57 % 25 % 21 % SNPE 58 % 19 % GIAT 95 % > 90 % DCN 97 % 91 % Dassault Aviation Thomson-CSF Thales Sagem Sociétal N° 38 4e trimestre 2002 84 Sources : * Rapport du GIFAS, juillet 2002. ** La Production d'armement, J.P. Hébert, La Documentation Française, 1995. *** Le Débat stratégique, n° 55, mars 2001 ; Le Monde, 28-04-2001 ; rapports annuels et divers. LES ATTENTES DÉÇUES DE LA RECONVERSION l'action publique a principalement consisté à favoriser les regroupements au plan national, afin de « muscler » les groupes leaders (Thomson-CSF-Thales, Aerospatiale-Matra, GIAT et DCN) et de leur permettre d'être mieux armés pour défendre leur place au sein des futurs consortiums européens. La logique qui a prévalu a été essentiellement industrielle. Il s'est agi avant tout de restructurer les groupes de défense, les aides à la reconversion ou à la diversification n'étant là que pour gérer les « effets collatéraux » que ces grandes manœuvres industrielles provoquent sur le terrain. La modicité des moyens financiers affectés à la reconversion témoigne du peu d'intérêt que l'Etat lui porte. Mesurées à l'aune des 233 millions d'euros 2 versés à la Polynésie française entre 1997 et 1999 au titre des compensations pour la fermeture du centre d'expérimentation du Pacifique et la perte de 2000 emplois, les aides attribuées aux 21 zones métropolitaines frappées par les restructurations des activités de défense paraissent bien modestes : toutes RESTRUCTURATION, DIVERSIFICATION, RECONVERSION La restructuration est la réorganisation d’une branche d’activité ou d’un groupe, à la suite d e c h a n g e m e n t s p ro f o n d s intervenus dans les conditions de fabrication ou de commercialisation. Elle conduiten général à la disparition d’un certain nombre d’entreprises et au renforcement, par intégration et fusion, des entités subsistantes. sources publiques de financement nationales et européennes confondues, elles n'auraient été, pour la même période, que de 207,3 millions d'euros3. Faut-il conclure à l'utopie de la reconversion ? Tant que l'Europe s'acharnera – en vain4 – à rivaliser avec les Etats-Unis sur le terrain de la puissance militaire, la réponse à cette question est certainement oui. Si demain, en revanche, l'Europe prenait conscience qu'en matière La diversification, qui consiste pour une entreprise à se lancer dans de nouvelles activités, est un concept voisin de la diversification (transfert de ressources d’un domaine de production à l’autre), mais cette dernière est un passage qui ne prévoit pas de retour. Pour les entreprises liées au militaire, se reconvertir consiste à quitter les marchés de la défense, dont l’Etat reste l’unique client, pour accepter les aléas de la concurrence sur les marchés civils. de sécurité humaine, le modèle d'intégration, de coopération et de développement accompagné, qu'elle applique depuis plus de quarante ans, peut être avantageusement opposé au modèle répressif américain, et que son rayonnement au plan international, plus que de la puissance de ses armes, dépend de sa capacité à en étendre l'aire d'exercice, alors la reconversion redeviendrait vraiment d'actualité.l Tableau 2. LA BAISSE RELATIVE DES EMPLOIS « DÉFENSE » Emploi dans les industries de défense (en milliers) FRANCE dont : Aquitaine Bretagne Centre Ile-de-France Midi-Pyrénées Provence-Alpes-Côte-d'Azur Rhône-Alpes Part de l'emploi industriel de défense dans l'emploi industriel total 1992 1999 % de variation 1992 1999 247,4 174,4 -29,5 % 5,4 % 4,2 % 19,1 17,6 14,2 91,5 12,5 25,5 15,8 11,7 13,4 10,2 65,2 9,1 18,0 10,0 -38,7 % -23,9 % -28,2 % -28,7 % -27,2 % -29,4 % -36,7 % 10,6 % 9,0 % 6,1 % 10,4 % 7,4 % 12,6 % 2,9 % 7,1 % 6,9 % 4,9 % 9,6 % 6,0 % 10,0 % 2,0 % 2 Extrait du rapport spécial Défense du projet de loi de finances 2001 de J.M.Boucheron, Assemblée Nationale, novembre 2000. 3 Chiffres extraits d'une déclaration du délégué interministériel aux restructurations de défense, rapportée par le journal La Tribune du 01.03.2000. 4 Mis bout à bout, les budgets de Défense des 15 pays de l'Union européenne représentent à peine 40 % du budget du Pentagone. Sociétal N° 38 4e trimestre 2002 Source : INSEE, DGA 85