RÉPONSE M. Alain DECAUX M. Max GALLO

Transcription

RÉPONSE M. Alain DECAUX M. Max GALLO
RÉPONSE
DE
M. Alain DECAUX
AU DISCOURS
DE
M. Max GALLO
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Monsieur,
Tout le démontre : vous n’ignorez rien des règles que notre
compagnie doit au cardinal de Richelieu et auxquelles nous obéissons
de notre mieux. Je ne sais si l’on vous a informé : nous sommes
quelques-uns, ici, à cultiver l’une d’elles avec constance. Elle vient
de Jacques Chastenet et Maurice Druon nous en a transmis l’usage.
Pour être accueilli à l’Académie française, il faut démontrer sa
notoriété, son talent et sa courtoisie. Les deux premières exigences
vont de soi. La troisième ne demande qu’un peu de réflexion : nous
allons fréquenter le nouvel élu pendant des années...
Qui oserait vous dénier la notoriété ? Le nombre de vos livres
et leurs tirages font de vous l’un des écrivains les plus célèbres de ce
pays. Le talent ? Il jaillit de toutes vos pages. La courtoisie ? Il suffit
de vous rencontrer un instant pour n’en plus jamais douter.
Vous avez été élu, Monsieur, au 24e fauteuil de cette académie
qui, sans les décès en nombre qui nous ont accablés ces derniers
temps, devrait compter quarante membres. Tel que vous êtes, avide
de tout connaître et tout savoir, vous n’avez pas dû tarder à vous
pencher sur la liste de vos prédécesseurs. Je présume que le premier
regard vous aura laissé réjoui, voire triomphant. Ce n’est pas rien que
de succéder à Colbert, à La Fontaine, à Marivaux, au poète Sully
Prudhomme, au mathématicien Henri Poincaré, à Jean-François
Revel ! Après quoi, cette liste, vous l’avez relue. Hélas ! Vous avez
constaté alors que le tout premier nom – au temps de Louis XIII –
n’est autre que celui d’un certain Silhon ; que, sur cette liste, on
trouve un Clérembault qui n’est pas le compositeur ; un Massieu, un
Pastoret, un Houtteville. Peut-être vous êtes-vous attristé. Rassurezvous : nous tous ici avons connu le même sort. Ainsi se présente
l’Académie française. Stendhal lui-même qui, hélas ! ne fut pas des
nôtres montre, dans Le Rose et le Vert, une dame assise dans un dîner
à côté – je cite – d’un « écrivain peu connu qui, en cette qualité,
voulait entrer à l’Académie française ».
Il me reste à vous découvrir un avantage dont on parle peu :
vous pénétrez en un lieu plus favorable qu’aucun autre à la rencontre
d’hommes et de femmes qui, ailleurs, auraient rarement eu l’occasion
de se croiser. Nous sommes, les uns et les autres, si différents !
Soyez donc averti : d’ores et déjà une place vous a été
attribuée dans la salle de nos séances. Sachez qu’elle est immuable.
Elle ne vous sera ôtée que le jour – assurément lointain – où l’on
posera votre épée sur votre cercueil.
Ne négligez pas ce double voisinage. Il ne dépend pas de vous
seul qu’il soit fructueux mais, j’en suis assuré, aucun de vos
compagnons ne vous refusera sa sympathie. Le plus réticent ne
pourra résister à la vivacité de votre pensée, à la chaleur qui émane
de tout votre être et, plus encore, à cette modestie restée identique
depuis le temps où je vous ai connu, bien avant La Baie des Anges,
votre premier best-seller. Vos succès n’y ont rien changé.
Qu’est-ce qu’un roman historique ? Zélateur, vous le savez,
d’Alexandre Dumas, je me suis convaincu très vite que, se présentant
ouvertement comme tel, le roman historique porte en lui ses lettres de
noblesse. De grands auteurs l’ont cultivé et des chefs-d’œuvre en
sont nés. En revanche, il faut proclamer que l’histoire romancée,
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genre hybride et masqué, trompe le lecteur en lui faisant accroire
qu’elle est vraiment de l’histoire.
C’est d’évidence du roman historique que vous pouvez vous
réclamer. Celui-ci remonte à la plus haute antiquité. Notre confrère
André Roussin, qui fut mon ami et montrait tant d’esprit, aimait
présenter Homère comme l’ancêtre de tous les romanciers
historiques. L’Iliade, poème épique, se fonde sur une guerre
nullement imaginaire : celle de Troie. « Ne peut-on pas dire – je cite
Roussin – qu’Homère prit avec l’époque d’Agamemnon et de Priam
autant de libertés – sinon plus – qu’Alexandre Dumas avec celle de
Louis XIII et de Buckingham ? Il n’est pas absurde de penser,
ajoutait-il, que, dans une mythologie guère différente, le vaillant,
l’invincible d’Artagnan est un lointain descendant – au talon près –
du vaillant et invincible Achille. »
J’ai trop longtemps méconnu que le premier roman historique
indiscuté fut celui d’Alexandre le Grand, écrit à Alexandrie, en grec,
au IIe siècle de notre ère. Dans cette histoire fabuleuse du plus illustre
des conquérants, déjà l’imaginaire se glissait au sein du réel. Traduit
plus tard en latin, puis en roman – c’est le cas de le dire –, les poètes
du XIIIe siècle, en l’adaptant à leur tour, se sont servi, pour la première
fois, de vers de douze pieds. Ainsi naquirent les alexandrins.
Qui douterait que l’Écossais Walter Scott soit le premier
romancier historique des temps modernes ? À partir de 1814, on lui
doit un nombre prodigieux d’ouvrages : lequel d’entre nous oublierait
Ivanhoé ou Quentin Durward ? Ses livres lui ont procuré une gloire
universelle. Quand le jeune Alexandre Dumas, alors troisième clerc
chez un notaire de Villers-Cotterêts, eut l’audace, muni seulement
d’une pièce de vingt francs, de partir pour Paris afin d’atteindre la
gloire au travers de la littérature, la seule porte qui se soit ouverte à
lui fut celle d’un bureau au Palais-Royal. Constatant sa belle écriture,
on l’a engagé comme copiste. D’où ce mot spécifiquement
dumasien : « Je vais vivre de mon écriture. Un jour je vivrai de ma
plume ! »
Les Français lisaient depuis longtemps les traductions de
Walter Scott. Telle est la raison, sans doute, pour laquelle un des
collègues de bureau du jeune Dumas s’écria devant lui :
– La France attend le roman historique.
Reconnaissons-le : la boutade n’est pas tombée dans l’oreille
d’un sourd.
Non seulement les Français ont toujours apprécié ce genre
littéraire mais la connaissance de l’histoire en France lui doit
beaucoup. Si l’époque de Louis XIII et de Louis XIV est si familière
à nos concitoyens, n’est-ce pas parce qu’ils l’ont découverte dans Les
Trois Mousquetaires, Vingt ans après et Le Vicomte de Bragelonne ?
Le Moyen Âge a cessé de leur être impénétrable depuis qu’ils ont lu
Les Rois maudits. Votre œuvre entière, Monsieur, a rendu claires
bien d’autres périodes de notre histoire.
Le mieux, ici, est de vous écouter : « Mon projet, écrivezvous, est de rendre vivante une personnalité. Tout en étant
respectueux des apports de la recherche historique, je fais en sorte,
par l’écriture, par la composition du récit, que le lecteur, peu à peu,
pénètre tous ses aspects. Qu’il acquière ainsi de son sujet une
connaissance presque charnelle ainsi que l’intelligence d’une période
historique. »
Tout est dit.
À la façon de Zola pour les Rougon-Macquart, vous avez fait
précéder le premier volume de La Baie des Anges d’un tableau
généalogique. Ainsi est-il possible de se retrouver parmi les membres
abondants de la famille Revelli. À l’origine, trois frères venus du
Piémont : Carlo, vingt-huit ans ; Vincente, vingt ans ; Luigi, fils
tardif, dix ans. Pour fuir le chômage, ils quittent l’Italie en 1888. De
Mondovi à Nice, ils voyagent naturellement à pied : « Ils venaient de
là-bas, écrivez-vous, le pays de la montagne. Ils marchaient au milieu
de la route, la veste rejetée sur l’épaule cachant la musette de toile,
les manches de la chemise blanche retroussées à mi-bras. Ils
regardaient loin devant, au-delà des broussailles, des arbres secs, des
pentes de galets soudés par la terre jaune, suivant des yeux la crête
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vers laquelle montait le chemin et qui fermait l’horizon comme un
mur de clôture hérissé de tessons. » De telles lignes permettent de
déceler, dès vos débuts de romancier, votre don des images fortes et
des sentiments qui en découlent. La Baie des Anges est un superbe
roman.
Qu’ont de commun les Gallo avec les Revelli ? Les uns et les
autres sont des immigrés italiens. Les frères Gallo, tous trois tailleurs
de pierre, rejoignent Nice, comme les Revelli, dans les dernières
années du XIXe siècle. L’un d’eux est votre grand-père.
Votre mère – vous l’avez beaucoup écoutée – répétait que les
siens avaient travaillé « depuis qu’ils avaient su se tenir debout ».
Elle ajoutait : « C’étaient des bêtes de somme, des gens comme eux.
Qu’est-ce qu’ils avaient à vendre ? Leur force. » À Nice, votre grandpère fut de ceux, au milieu de quelques dizaines d’autres, qui se
campaient au petit matin, place Garibaldi, dans l’espoir qu’un patron,
passant parmi eux, arrête son choix, désigne les plus vigoureux, dicte
son prix. « Comme du bétail », ponctuait votre mère.
Pour vous percer à jour, j’affirme que lire l’histoire de Joseph
Gallo, votre père, s’impose. Tous les siens l’appelaient Djé. Cela
s’écrivait J-é mais se prononçait Djé. Vous lui avez rendu le plus bel
hommage qu’un fils puisse adresser à son père. Non seulement vous
avez écrit l’histoire de sa vie mais, à celle-ci, vous avez donné un
titre révélateur : Djé, histoire modeste et héroïque d’un homme qui
croyait aux lendemains qui chantent.
À onze ans, le fils d’immigré obtient, premier de sa classe, son
certificat d’études. Son instituteur – qu’il vénère – aurait bien aimé le
pousser, comme on disait. Il y a renoncé. De quelle façon, en ce
temps-là, convaincre un ouvrier de se priver d’un salaire attendu ?
Apprenti chez un plombier, Djé devient le gosse à tout faire qui,
bousculé, injurié du matin au soir, apprend le métier à coups de pied
dans le derrière. Deux ans plus tard, toujours apprenti, il entre chez
un électricien. Il s’y trouve bien. En cinq ans, il en sait plus que des
compagnons plus anciens et frappe son patron par sa rapidité
d’exécution. Ce n’est que par instinct ; il le sait et s’en irrite. Il
économise pour acheter un Manuel pratique du monteur électricien,
par Laffargue et Jumeau. Un monument de 1 066 pages. Vous le
possédez toujours, Monsieur.
Joseph Gallo sympathise avec un ouvrier de trente ans, un
certain Dufourcq qui, lui, a suivi des cours d’électricité. Frappé par
tant de précocité, Dufourcq lui propose une association. L’équipe ne
tarde pas à être connue, les entreprises l’engagent volontiers. Ainsi
votre père a-t-il participé à l’électrification des grands hôtels de la
promenade des Anglais. Il découvre ce qu’il a toujours ignoré : le
luxe et même un luxe qui éclabousse. Comment ne pas comparer le
train de vie des princes russes, des lords anglais et des millionnaires
français avec l’existence des gens qu’il côtoie depuis qu’il est né ?
Ce constat, Dufourcq l’a fait, lui, depuis longtemps. Il explique à Djé
ce qu’est la lutte des classes. Il lui prête des livres et, à la fin, lui fait
lire Marx. Du coup, Djé adhère au parti socialiste qui – à l’époque –
est révolutionnaire. Sur la page de garde du fameux Manuel pratique
du monteur électricien, il inscrit, de la sage écriture apprise à l’école
communale : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
En 1914, Djé est mobilisé dans la Marine de guerre : « Ils
m’ont pris plus de six ans de vie », se plaindra-t-il lors de sa
démobilisation, car six mois après l’armistice son bateau naviguait
toujours. À l’instar des mutins de la mer Noire, l’équipage était prêt à
s’insurger. Il fallait à sa fureur un porte-parole. Ce fut Djé. Il a dû
remplir sa mission avec vigueur puisqu’on le jugera et condamnera à
une peine légère : la guerre était heureusement finie !
Redevenu civil, il retrouve avec passion sa chère électricité,
agrandit son entreprise mais n’oublie rien. En 1920, après la scission
de Tours, il adhère au parti communiste.
Il s’est choisi une épouse italienne, originaire de la région de
Parme. Vous naissez, en 1932, d’un père communiste et d’une mère
qui, pas un instant, aurait imaginé que le baptême ne vous fût pas
administré.
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C’est donc maintenant de vous seul, Monsieur, que nous
allons nous entretenir. À l’école primaire, on vous reconnaît des
facilités. Le lycée vous attend. Djé vous interroge :
- As-tu une idée de ce que tu veux faire plus tard ?
- Oui.
- Et quoi donc ?
- Officier mécanicien dans la Marine.
Profonde réflexion de votre père, suivie d’une décision dont
on ne peut contester l’extrême logique :
- Je t’inscris dans un collège technique.
Vous allez donc découvrir en même temps des professeurs et
des machines. Cela ne vous suffit pas. Dès l’âge de quinze ans,
inspiré par Dumas, Hemingway ou Jack London, vous ne cessez
d’écrire des romans dont, bien sûr, rien ne subsiste. Même, à seize
ans, vous rédigez un essai sur ce thème audacieux : De Gaulle égalet-il Bonaparte ? Vous passez victorieusement votre bac
mathématiques et technique. Depuis longtemps, vous ne pensez plus
à la Marine. Votre père est toujours communiste. Vous l’êtes devenu
vous-même.
La radio recrute des techniciens. Si vous vous présentez au
concours, est-ce parce que l’on y traite parfois de littérature ? Vous
êtes reçu. Vous vous réjouissez de ne pas quitter Nice mais, en 1951,
l’avancement fait de vous un contrôleur des installations de la
télévision. Il vous faut donc devenir parisien. La télévision vous
séduit. Vos supérieurs vous prédisent un brillant avenir. Quelle sera
leur déception quand, moins de trois ans plus tard, vous
démissionnez. Il est clair que vous vous sentiez gêné aux
entournures. Seules vous habitaient la littérature et l’histoire. Vous
auriez pu, à l’instant, vous installer à votre table et, sans tarder, vous
mettre au travail. L’idée ne semble pas vous avoir caressé. Selon
vous, pour écrire, il faut recevoir une formation littéraire reconnue.
Vous vous inscrivez donc à la Sorbonne. Vous interdisant de
demander de l’argent à votre père, vous vous faites engager comme
maître auxiliaire dans un lycée. Une licence en histoire ne vous suffit
pas. Vos professeurs sont désormais Ernest Labrousse, Pierre
Renouvin ou Raoul Girardet. Vous passez aisément l’agrégation
d’histoire. Ceux qui, surtout jaloux de vos succès, ont exprimé des
doutes sur le sérieux de vos connaissances feraient bien de s’en
souvenir. Nommé, à vingt-huit ans, professeur au lycée Masséna de
Nice, vous retrouvez avec bonheur votre ville natale et un Djé dont
les soixante-dix ans n’ont pas effacé la soif de savoir. Au point que
votre frère et vous l’abonnez au journal Le Monde. Il le lit chaque
jour intégralement. Chaque fois que vous lui rendez visite, il
commente l’actualité en posant la même question :
– Tu as vu ça ?
Est-il toujours communiste ? Les atrocités staliniennes
dénoncées par Khrouchtchev l’ont gravement touché. Comment
croire encore aux lendemains qui chantent ? Il ne veut pas pour
autant renoncer à l’espoir. Et vous ? À vingt-quatre ans, vous le
quittez, ce parti. Vous vous en êtes expliqué : « Je ne suis pas entré
au parti communiste comme un fils de bourgeois qui a des complexes
de classe mais comme fils d’ouvrier confronté à des inégalités
insupportables. Le jour est venu où j’ai trouvé absurde de rester
communiste. »
Nommé, en 1965, maître assistant à la faculté des lettres de
Nice, vous demeurez clairement un homme de gauche.
Dès l’enfance, vous avez ressenti pour Mussolini et son
régime une antipathie instinctive. Cette réalité vous pèse à ce point
qu’elle devient le sujet de votre thèse : Contribution à l’étude des
méthodes et des résultats de la propagande fasciste dans l’immédiate
avant-guerre. Lisant indistinctement le français et l’italien, vous vous
êtes informé à la source. Vous en savez bien davantage que la plupart
des Français. Pourquoi ne pas consacrer un livre – votre premier – à
un tel sujet ? Ce fut L’Italie de Mussolini.
Rien de commun avec ce que vous écrirez plus tard. J’y vois
l’œuvre d’un universitaire avide d’utiliser ses sources et qui, les
faisant parler, prend soin d’affirmer son impartialité. Vous montrez
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clairement la mascarade initiale muée en tragédie. Les fascistes ne se
contentent pas de faire boire de l’huile de ricin à leurs adversaires, ils
tuent. Ils tuent beaucoup. J’admire le calme immense avec lequel
vous nous faites trembler.
Prenons-y garde : de temps à autre la mise en valeur d’une
situation, la peinture aiguë d’un personnage tel que Mussolini
déversant des torrents sonores du haut du balcon de la place de
Venise ; cela et bien d’autres choses font naître un suspense qui,
d’évidence, annonce le genre et le style que nous apprécions en vous.
Ce qui frappe, c’est que, durant plusieurs années, vos livres
restent de la pure histoire : en 1967, L’Affaire d’Éthiopie ; en 1969,
Histoire de l’Espagne franquiste ; en 1970, Cinquième colonne ; en
1971, Tombeau pour la Commune et La Nuit des longs couteaux.
Déjà, le rythme se précipite.
Un essai publié en 1968 montre de votre part un intérêt accru
pour la vie politique : Gauchisme, réformisme et révolution.
Quand Djé mourra, le 16 mars 1986, à quatre-vingt-treize ans,
il aura pu lire vingt-huit de vos livres. Vous le montrez à l’hôpital,
« son bras droit, maigre, blanc, les veines trouées par les piqûres de
perfusion, pendant le long du lit. Les doigts étaient repliés comme
s’il avait voulu mourir le poing fermé ». Après avoir embrassé son
visage exsangue, vous vous souvenez d’avoir saisi ce poignet et
découvert, tatouée sur la face intérieure de l’avant-bras, une ancre de
marine portant dans l’anse deux dates : 1914 et 1917. Au-dessous,
cette inscription presque effacée : « Vive la Révolution ! » Je vous
cite encore : « J’ai placé le bras sous le drap et suis allé marcher dans
le parc de l’hôpital, mon poing dans la bouche pour ne pas hurler. »
Nourri dans la noble science de l’histoire, pourquoi avez-vous
tout à coup ressenti le besoin, voire la nécessité, de vous consacrer au
roman historique ? Pour le comprendre, il faut se souvenir que les
auteurs préférés de votre enfance étaient des romanciers. Ne pas
oublier non plus que votre premier roman, Le Cortège des
vainqueurs, est pétri d’histoire et que les quatorze suivants sont tous
historiques. Nous découvrons en même temps cette puissance de
travail démesurée dont peut-être vous ne soupçonniez pas la réalité.
Le premier volume de La Baie des Anges a paru en 1975 ; le
deuxième et le troisième dans la seule année 1976. Chacun de ces
deux derniers tomes est un livre épais, mêlant des dizaines de
personnages et des situations multiples, allant de la fin du XIXe siècle
jusqu’à notre guerre d’Algérie. Qui pourrait, comme vous, avec un
talent qui ne se dément jamais, démêler tant de fils et soutenir autant
de destins en l’espace de deux années ? Vous ne vous en cachez pas.
Au contraire. À la dernière page du dernier tome, je lis cette
précision que certains ont peut-être prise pour un aveu naïf, mais qui
vient du plus profond de votre sincérité : vous énoncez le lieu, Paris,
et la date, 1975, auxquels vous avez commencé. Ensuite vient le lieu,
Speracedes et la date, 1976, auxquels vous avez achevé.
Vous êtes redevenu parisien. On vous propose une chaire à
l’université de Vincennes mais vous êtes las des universités. Vous
préférez devenir maître de conférences à l’Institut d’études
politiques, autrement dit Sciences-po, ce qui n’affaiblit en rien le
rythme de vos publications : des livres, bien sûr, mais aussi des
articles. Collaborateur régulier de L’Express, vous y rencontrez JeanFrançois Revel. Je n’y reviendrai pas puisque, sur ce sujet, vous nous
avez tout dit. Vous tenez la rubrique « essais et documents » pendant
une dizaine d’années. Revel s’étant brouillé avec L’Express, vous
quittez l’hebdomadaire en même temps que lui.
François Dufay a vu en vous un « homme-fleuve », comme on
dit roman-fleuve. Seul Dumas a écrit davantage, mais il requérait
souvent l’aide de Maquet. Vous êtes tout seul, Max Gallo. Vous vous
levez à 4 heures du matin et travaillez tant que l’inspiration vous
soutient.
Il est rare que l’une de vos histoires tienne en un seul volume.
Il vous en faut au moins deux et souvent trois. Cela ne vous a pas
suffi : vous êtes passé à ce que vous appelez des suites romanesques,
livres différents mais se situant tous dans le même contexte
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historique. Y entrent : Les hommes naissent tous le même jour, deux
volumes ; La Machinerie humaine, 10 volumes ; Bleu, blanc, rouge,
trois volumes ; Les Patriotes, quatre volumes ; Les Chrétiens, trois
volumes ; Morts pour la France, trois volumes ; L’Empire, trois
volumes ; La Croix de l’Occident, deux volumes ; Les Romains, cinq
volumes.
Marcel Thiébaut, qui fut directeur de La Revue de Paris, me
disait un jour : « Il y a ceux qui publient beaucoup et mal, ceux qui
publient peu et bien. Rares sont ceux qui publient beaucoup et bien. »
Vous en êtes, Monsieur.
Dans vos romans historiques, l’invention ne trahit jamais la
vérité et même, parfois, ajoute à nos connaissances. J’ai, entre autres,
apprécié votre suite intitulée La Croix de l’Occident. Le thème se
situe en ce XVIe siècle dont Agrippa d’Aubigné disait que les enfants
« avaient Satan pour nourrice ». En Français égocentriques que nous
sommes, nous ne voulons y voir que nos guerres de Religion, le
massacre de Wassy, les Guises catholiques et les Bourbons
protestants, des assassinats en cascade – Coligny, le duc de Guise,
Henri III – et, en apothéose, la Saint-Barthélemy. Il vous suffit, au
début du premier volume, de décrire la bataille de Lépante – en quels
termes, avec quelles images ! – pour nous convaincre de notre erreur.
L’évènement majeur du XVIe siècle, c’est le moment où s’affrontent la
flotte du sultan turc et celle de la Sainte Ligue chrétienne. François Ier
étant l’allié du sultan, la France n’est pas à Lépante. Vous mettez en
scène des chevaliers français qui, se battant pour leur foi, sont
contraints de rompre avec le roi de France et d’affronter l’Infidèle
aux côtés d’Espagnols, de Génois et de chevaliers de Malte. Le Turc
règne sur l’Afrique du Nord, où s’entassent les chrétiens réduits en
esclavage. D’autres chrétiens rament sur les galères du sultan. Le
chef de la marine turque est un chrétien converti à l’islam. C’est
infiniment moins simple que nous l’avons cru. Vous nous jetez au
plein de deux croyances mais aussi – et surtout – de deux
civilisations. Vous nous coupez le souffle, Monsieur.
Vous fuyez la monotonie. À plusieurs reprises, vous vous êtes
éloigné du roman historique pour revenir à la biographie. Formé,
comme plusieurs générations d’étudiants, à l’école de Mathiez, j’ai
voué à Robespierre un véritable culte dont je conserve plus que des
bribes. Votre Robespierre, histoire d’une solitude aurait pu me
choquer. Bien au contraire ! Garibaldi m’a toujours fasciné. En vous
lisant, j’ai cru l’avoir croisé dans son île en votre compagnie. Votre
Grand Jaurès, votre Jules Vallès, votre Rosa Luxemburg sont des
livres de plain-pied avec l’espoir que leur titre a pu susciter.
Jugeant que vous ne pouvez enfermer certains personnages
géants dans les trois ou quatre cents pages d’une biographie
classique, vous élargissez votre territoire. Ainsi, en 1997, nous
donnez-vous un Napoléon en quatre volumes : nous avons droit au
Chant du départ, suivi du Soleil d’Austerlitz, lequel est tenaillé par
L’Empereur des rois et aboutit, bien sûr, à L’Immortel de SainteHélène. Huit cent mille exemplaires vendus ! Toute la France s’en est
entretenue : « Avez-vous lu le Napoléon de Gallo ? » Entre Napoléon
et les Français, il existe des affinités peu niables mais, quand vous
passez par là, vos lecteurs se muent en fils adoptifs de l’Empereur.
À peine avez-vous conduit Napoléon au tombeau et vous
cherchez à mettre en scène un héros qui soit à sa mesure. Vous le
trouvez sans mal : c’est De Gaulle. Les dates de publication parlent
d’elles-mêmes. Le dernier tome de Napoléon paraît en 1997 et c’est
en 1998 que le premier volume de De Gaulle est en librairie. Qui va
pouvoir prendre le relais ? Victor Hugo bien sûr. Premier des poètes
français – le perfide hélas d’André Gide est oublié –, monstre sacré,
détenteur d’un record inégalé – celui des rues de France à son nom –,
il a droit à deux tomes qui sont écrits et publiés en une seule année.
Vous ne dissimulez nullement que vous chérissez les grands
hommes. « Parler des grands hommes, dites-vous, c’est toujours
parler de la nation. »
La vie, dans ses aspects les plus quotidiens, nous force à
définir notre origine. Les questionnaires que nous remplissons sans
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cesse portent souvent cette interrogation : nationalité ? Et nous
répondons : Français. En ce qui vous concerne, vous devriez écrire :
profondément Français. À la France s’attachent toutes les fibres de
votre corps, toutes les vibrations de votre esprit. Vous lui avez
consacré des livres entiers comme si la France méritait, elle aussi,
une biographie : Fier d’être français ; L’âme de la France ; et
même : L’Amour de la France expliqué à mon fils.
Faut-il voir dans cette passion un nationalisme exacerbé ?
Nullement. Ceux qui voudraient mettre en danger la démocratie vous
font horreur. Il y a des pays que vous n’aimerez jamais, d’autres qui
ont votre sympathie, parfois votre amitié, mais votre amour unique,
c’est la France.
À ceux qui vous comprennent mal, vous avez répondu : « Il
faut bien que quelqu’un monte sur le ring et dise : "Je suis fier d’être
français !" » Vous y êtes monté.
L’un de mes amis aimait la France au point d’estimer que ses
frontières étaient providentielles. Il n’en démordait pas et, si je
tentais de le détromper, il se fâchait. Grand réalisateur de télévision,
cet ami s’appelait Stellio Lorenzi. Il était fils d’un immigré chassé
d’Italie par le fascisme. À une époque où le débat sur l’immigration
prend la place que nous savons, faudrait-il admettre que ce
phénomène, dans certains cas, soit à l’origine d’un amour plus absolu
que les autres ?
Tant de succès ont fait de vous le familier des plateaux de
télévision. Bernard Pivot reconnaît aujourd’hui que vous détenez, à
égalité avec notre confrère Jean d’Ormesson, le record de
participation à ses émissions. C’est sur le plateau d’Apostrophes que,
vers la fin des années 1970, vous avez croisé François Mitterrand.
Faut-il situer ici le début d’une carrière politique ?
En 1981, le même Mitterrand est élu président de la
République. Les socialistes niçois cherchent un candidat qui puisse,
de son piédestal, faire tomber Jacques Médecin, député-maire depuis
des décennies. À Nice, La Baie des Anges a quasiment fait de vous
un demi-dieu. Vous seul pouvez chasser le despote. On entreprend
votre siège, vous répondez en vous inscrivant au parti socialiste. À
Nice, votre campagne est restée dans les mémoires. Jean-Pierre
Chevènement vous écoute et vous reconnaît comme « l’un – je le cite
– des plus remarquables orateurs de notre époque : du coffre, dit-il,
de l’inspiration, de la culture ». Vous n’écrivez jamais vos discours –
à l’exception, bien sûr, de celui que nous venons d’entendre – et vous
avouez : « Parler, faire un vrai discours, prendre une salle, la
maîtriser, faire en sorte que pas une tête bouge, c’est un plus grand
plaisir que d’écrire, parce qu’on y ajoute le plaisir physique. »
Aisément, vous êtes élu député des Alpes-Maritimes. Vos
fidèles ont attendu la suite. Elle est venue moins de deux ans plus
tard. François Mitterrand, remarquable expert en relations publiques,
vous appelle à rejoindre le gouvernement de Pierre Mauroy en tant
que secrétaire d’État et porte-parole. Vous choisissez pour directeur
de cabinet un certain François Hollande. Ainsi découvrez-vous,
autrement que par les livres, les pièges internes du pouvoir. Il n’est
jamais mauvais pour un historien de les étudier de l’intérieur.
Vous avez fait rapidement le tour de ces dédales. Vos
responsabilités ministérielles vous empêchaient d’écrire : vous
n’avez pu longtemps le supporter. En 1984, vous quittez le
gouvernement. Vous acceptez néanmoins un mandat de député
européen que vous exercerez pendant dix ans. Qui l’a rappelé quand
vous avez fait campagne pour le non à l’Europe ? Entre-temps, vous
quittez le parti socialiste pour fonder, avec M. Chevènement, le
Mouvement des citoyens, dont vous devenez même, en 1992, le
président. Toujours député européen, vous voici souverainiste. En
2005, vous voterez non au référendum sur la Constitution
européenne. Ce non de votre part et le oui de la mienne entraînera
entre nous un léger froid, le seul et fort court, qui n’a en rien nui à
notre amitié. Deux ans plus tard, la télévision vous montrera, à la
Cascade du bois de Boulogne, auprès de l’actuel président de la
République à peine élu. Dans un très beau discours, vous célébrerez
les trente-cinq jeunes résistants qui, le 16 août 1944, ont été fusillés
là.
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Je ne trouve pas négligeables trois lignes au verso de la
couverture de votre dernier livre, ce Louis XIV publié à l’automne
dernier : « Max Gallo n’exerce plus de fonction politique depuis
plusieurs années et se consacre tout entier à l’écriture. » Seules les
personnes éloignées du monde littéraire attribueront cette phrase à
l’éditeur.
L’un de nos confrères n’avait pas voté pour vous. Quelque
temps après votre élection, il a confié être finalement satisfait que
vous nous ayez rejoints. La raison qu’il a fournie n’est étrange qu’au
premier abord :
– L’élection de Gallo a enrichi la conversation nationale.
Explication de texte : les médias ont abondamment commenté
cette élection et ont insisté souvent sur votre évolution politique. La
franchise étant l’un des traits de votre caractère, vous n’avez pas
songé à la dissimuler. Nous nous sommes vus, quant à nous,
entraînés dans les débats, plus souriants que déplaisants, qui en ont
découlé. En suivant à la trace votre parcours, je me suis convaincu
quant à moi que cette évolution n’a rien contenu, jamais, que l’on pût
qualifier de politicien.
J’avais lu et relu Jean-François Revel et m’étais émerveillé de
son intelligence. Je dois à l’Académie de l’avoir rencontré et d’avoir
mieux discerné sa finesse et – disons le mot – son charme. Au fait,
n’a-t-il pas évolué, lui aussi ? D’abord rédacteur des pages littéraires
à France-Observateur, publication fortement ancrée à gauche, il
achève sa carrière de journaliste à l’hebdomadaire Le Point qui, sans
être à la droite de la droite, est loin d’être à gauche. Clemenceau,
d’abord blanquiste, n’a-t-il pas, en tant que président du Conseil,
brisé des grèves et, plus tard, en proclamant superbement : Je fais la
guerre, ne l’a-t-il pas gagnée ? Adolescent, Victor Hugo ne jurait que
par le roi et, jeune poète, mettait en vers le sacre de Charles X. N’a-til pas fini idolâtré par toutes les gauches dont il était devenu le
chantre ?
L’évolution des idées politiques n’est-elle pas avant tout un
signe de liberté d’esprit ?
Êtes-vous pour autant une personnalité parisienne ? Ce n’est
pas votre genre. On ne peut pas mener à bien une œuvre comme la
vôtre et dîner tous les soirs en ville. Vous êtes marié, vous avez eu
deux enfants, Anne et David. Notre vote vous avait fait nôtre depuis
trois jours lorsque, vous rencontrant, je vous ai trouvé radieux. Je me
suis dit : « La joie de l’élection perdure. » Alors, vous vous êtes
écrié : « Mon fils vient d’obtenir l’agrégation d’histoire. » Tel père,
tel fils.
Dans les années 1970 ou 1980, vous convenez que, voyant
dépérir les vieilles religions et, plus particulièrement, la catholique,
vos doutes ont pris le dessus : pouvait-on leur concevoir un avenir ?
Vous souhaitiez avec bien d’autres « que la religion fût ensevelie
sous ses compromissions avec les pouvoirs ». Quand quelqu’un citait
devant vous la prophétie de Malraux – qu’il n’a jamais prononcée
d’ailleurs – selon laquelle le XXIe siècle serait religieux ou ne le serait
pas, vous vous moquiez.
Or vous avez traversé une tragédie familiale. Votre fille aînée,
Anne, s’est donné la mort. Elle avait seize ans. Il n’est pas de jour –
vous me l’avez confié – sans que cette brûlure vous déchire. Anne
n’était pas sortie intacte de mai 1968. Elle se cherchait, s’égarait. À
l’annonce de cette mort, vous vous êtes précipité dans l’église SaintSulpice, la plus proche de chez vous, vous avez récité les prières de
votre enfance que vous aviez crues oubliées. « Elles me revenaient en
mémoire, dites-vous, comme les seules paroles capables non pas
d’atténuer la douleur mais de me faire accepter ce qui m’apparaissait
inconcevable. »
Une pensée de saint Augustin a plus tard ouvert la voie à une
évolution de plus. Vous aviez souhaité l’inscrire en épigraphe de l’un
de vos livres, avant d’y renoncer. Cette pensée, la voici : « La terre
porte les humains comme des feuilles. Elle est pleine d’hommes qui
se succèdent. Les uns poussent tandis que d’autres meurent. Cet
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arbre-là non plus ne dépouille jamais son vert manteau. Regarde
dessous, tu marches sur un tapis de feuilles mortes. »
Lors de la cérémonie du baptême du fils d’un ami cher, vous
n’avez manqué aucun des gestes de l’officiant. Quand il vous a vu,
presque seul, rester dans la nef, cet officiant, le père V – l’initiale
suffit –, est venu s’asseoir auprès de vous. Vous avez parlé tous deux
jusqu’à la nuit. « Ce ne fut pas une confession », dites-vous
aujourd’hui. Le père V avait lu vos derniers livres et y avait repéré
des phrases et même, disait-il, « des vides entre les mots ». Selon lui,
il était temps que vous renouiez les fils.
Il s’est levé. Vous vous êtes levé. Vous êtes sortis tous deux
de l’église. Vous vous êtes arrêtés au haut des marches. Le père V
s’est une dernière fois tourné vers vous :
– N’oubliez pas. Saint Bernard a dit : « Ce n’est pas dans la
connaissance qu’est le fruit, c’est dans l’art de le saisir. »
Quelques jours plus tard, vous avez commencé à écrire votre
suite sur les chrétiens.
Pour vous avoir connu depuis longtemps, Monsieur, je suis en
droit d’affirmer à mes confrères que vous êtes le plus tolérant des
hommes. C’est à ce titre aussi que je salue votre venue parmi nous.
Nous sommes ici une compagnie qui, se nourrissant de ses
dissemblances, ne peut vivre qu’en liberté.
Alors, vive la liberté, Monsieur !