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Le burn-out
des petits patrons.
La souffrance au travail n’est pas réservée aux salariés.
Journées à rallonge, carnets de commandes en berne,
paperasserie kafkaïenne… De plus en plus de chefs
de PME repoussent leurs limites. Jusqu’à l’épuisement.
Pour leur venir en aide, des dispositifs voient le jour.
PAR
LOUISE COUVELAIRE —
ILLUSTRATION
JOAN CORNELLÀ
I
L EST LÀ, JEUNE HOMME SOURIANT AUX CHEVEUX
assis dans son fauteuil de patron,
comme s’il ne l’avait jamais quitté. Pourtant,
Clément Guiraud vient seulement de
reprendre sa place, après plus de deux mois
d’absence. A la tête de l’entreprise de ravalement créée par son père voilà quarante ans, à
Carcassonne, il est resté vissé à son bureau
ces cinq dernières années. Jusqu’à ce qu’il
s’effondre. Pendant plus d’un an, il n’a rien
dit. A personne. Pas même à son épouse. Jour
après jour, il a sombré en silence, perdant le
sommeil et dix kilos, se débattant seul avec
les clients qui désertent et le chiffre d’affaires qui chute. Il était
convaincu qu’il tiendrait bon. A tort. Il a fallu attendre son
troisième burn-out et une dépression pour qu’il se décide à
sortir du déni. S’il a réussi à redresser les comptes de l’entreprise et à préserver les vingt-neuf emplois salariés, son mariage
n’a pas résisté. Ni sa santé. « J’ai tout cassé, mon sommeil, mon
équilibre, ma vie de famille…, dit le jeune patron de 33 ans, d’une
voix posée, la main gauche tremblant légèrement (effet secondaire de son traitement). Il faut tout réapprendre. »
Se pencher sur le mal-être des chefs d’entreprise ? Parler de
« souffrance patronale » ? Un sujet longtemps tabou. Pourtant, comme lui, des centaines de chefs d’entreprise de PME
et de TPE taisent leur détresse et craquent en secret. Frappés
par la crise. Habités par la honte de l’échec. Ignorés par une
société qui, estiment-ils, les stigmatise. Assommés par des
normes « absurdes » imaginées par des politiques qui, jugent•••
ils, les confondent avec les multinationales.
GOMINÉS,
16 avril 2016 — Illustration Joan Cornellà pour M Le magazine du Monde
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“Le même jour,
le ‘Midi Libre’
consacrait une
pleine page
au suicide
d’un salarié
de Renault et
quelques lignes
à celui d’un
patron de PME.
Au nom de quoi
l’un a droit à une
page et l’autre à
un entrefilet ?”
Olivier Torrès, créateur de l’observatoire Amarok
••• Une épouse de commerçant qui trouve son mari en larmes
avant de découvrir un petit mot suicidaire sur l’oreiller ; un
entrepreneur du bâtiment qui ne dort pas plus de deux heures
par nuit depuis six mois ; trois artisans qui, en 2014, ont mis fin
à leurs jours dans le sud de la Vendée ; ce patron de 58 ans qui,
début mars, s’est immolé par le feu dans la cour de son entreprise de BTP, à Vieux-Ferrette (Haut-Rhin)… Des exemples
comme ceux-là, Olivier Torrès en égrène par dizaines.
A 49 ans, cet enseignant-chercheur, spécialiste des PME à
l’université de Montpellier, ne se sépare jamais d’un petit
bout de papier jauni aux bords abîmés, qui a fini par se déchirer en deux. Cela fait huit ans qu’il conserve dans son portefeuille cette brève du quotidien régional Midi Libre résumant
le suicide d’un patron de PME, poussé à bout par les difficultés financières de son entreprise. « Le même jour, raconte le
chercheur, le journal consacrait une pleine page au suicide d’un
salarié du technocentre Renault de Guyancourt. Mais pourquoi l’un
a droit à une page et l’autre à quelques lignes dans la rubrique fait
divers ? Au nom de quoi ? » Il a la réponse : « Dans le monde du
travail, on a longtemps estimé que la souffrance naissait de la domination. Le patron étant le dominant, il ne peut donc pas être
concerné. » Un postulat que le chercheur s’emploie depuis à
démentir. En 2009, il a créé l’observatoire Amarok, spécialisé
dans l’étude de la santé des dirigeants de PME. L’objectif ?
Explorer cet aspect méconnu du tissu économique, qui
compte pourtant plus de 3 millions d’acteurs. En France, plus
de 99 % des entreprises sont des PME, selon l’Insee.
Plus de 1 000 patrons de petites et moyennes entreprises ont
ainsi été auscultés à ce jour, à raison de six questionnaires par
an, réalisés par téléphone, portant sur leur sommeil, leur
niveau de stress, de frustration, d’angoisse, de difficultés financières… Conclusion : « Guidés par “l’idéologie du leadership”, qui
ne laisse aucune place au moindre signe de faiblesse, les petits patrons
en difficulté ignorent leur mal-être, sacrifient leur santé et s’isolent. »
Olivier Torrès ne compte plus les fois où il a entendu ces mots :
« Je n’ai pas le temps d’être malade », « Sans moi, l’entreprise va
déposer le bilan », « Je n’ai pas le droit d’échouer », « Je vais y arriver ». Face aux difficultés, au surendettement, à la faillite, aux
licenciements et aux carnets de commandes vides, ils travaillent soixante heures par semaine, suppriment leurs loisirs, rognent sur leur vie de famille, perdent le sommeil…
Jusqu’à l’épuisement professionnel. « Chez ces entrepreneurs, le
risque de burn-out tourne autour de 10 % », évalue le président
d’Amarok, qui évoque, dans le désordre, la règle des 3D : dépôt
de bilan, dépression, divorce. Cette découverte l’a conduit
à aller plus loin. En septembre 2015, dans le cadre de l’observatoire, il a ouvert une ligne d’écoute à destination de
ces hommes et femmes en détresse.
L
AURE CHANSELME CONSERVE PRÉCIEUSEMENT
dans un
tiroir fermé à clé. Il y en a une quinzaine, que personne, à part elle, n’a le
droit de consulter. Psychologue du travail, c’est elle qui reçoit les appels à
l’aide. « J’essaie de rompre leur isolement,
de comprendre comment ils en sont arrivés
là, de leur faire admettre que la priorité c’est eux, que s’ils vont
jusqu’au burn-out, cela durera quatre mois, explique la jeune
femme de 30 ans. Nous réfléchissons à ce qu’ils peuvent mettre en
place pour l’éviter : hiérarchiser, déléguer, faire du sport, aller voir un
ostéopathe, un sophrologue, dormir… » Elle oriente certains
M Le magazine du Monde — 16 avril 2016
SES PETITES FICHES CARTONNÉES
d’entre eux vers un thérapeute. Pour l’instant, treize antennes
régionales de fédérations professionnelles (Fédération française du bâtiment, Medef, Chambre des notaires, Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment…) ont
souscrit au forfait assistance proposé par l’observatoire :
750 euros pour douze heures d’écoute. Sans compter les
dizaines de conférences auxquelles Olivier Torrès est désormais convié. « Nos sociétés prônent l’entrepreneuriat comme autrefois les sergents recruteurs de l’armée vous exhortaient à vous engager,
souligne-t-il. Aujourd’hui, nous sommes dans une guerre économique, mais on a oublié l’infirmerie ! Or, il y a de la casse. »
M
ARC BINNIÉ A LUI AUSSI CONSTATÉ
LES DÉGÂTS. Il en a vu défiler
des chefs d’entreprise irascibles, incohérents, en larmes,
mutiques, au bord du gouffre,
« tellement mal qu’ils étaient en
réalité incapables d’exercer leurs
droits ». Greffier au tribunal
de commerce de Saintes (Charente-Maritime) depuis plus de
vingt ans, il a décidé de créer, en septembre 2013, le dispositif
Apesa (Aide psychologique pour les entrepreneurs en souffrance psychologique aiguë). « Quand un chef d’entreprise perd
sa société, sa femme, sa maison, ça ne va pas du tout, et nous n’avions pas grand-chose à leur dire, raconte l’homme de 53 ans. Nous
ne voulions plus rester étrangers à ces situations. » Aujourd’hui,
tout le personnel du tribunal – mandataires, greffiers, juges et
président – est formé à la détection de la crise suicidaire et
peut, à tout moment et en accord avec le chef d’entreprise,
remplir une fiche d’alerte qui donne droit à cinq séances de
thérapie gratuites. En 2015, à Saintes, quarante patrons ont
ainsi accepté d’être aidés sur trois cents procédures (sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaires). Depuis sa
création, le dispositif a essaimé dans une trentaine de tribunaux de commerce en France. D’autres vont suivre. « Je ne
m’attendais pas à cet effet boule de neige, commente Marc Binnié.
Mais, à un certain stade, les patrons n’ont plus aucune réticence à
accepter de l’aide. Certains, même, la réclament. Le paradoxe, vu
qu’ils sont au tribunal, c’est que nombre d’entre eux nous disent que
pour la première fois, ils ne se sentent pas jugés. Et ils sont très
contents. » Comme s’ils échappaient à la double peine. Car
certains vivent d’autant plus mal leurs difficultés entrepreneuriales qu’ils se sentent également « incompris », voire « mal
aimés », par une société qui réduit souvent le monde patronal
aux seules entreprises du CAC 40.
A 58 ans, Eric Froger a lui aussi fait trois burn-out. C’était
en 2010, à l’époque où sa société montpelliéraine FD
Conseil (trois salariés), qui publie DA Mag, un mensuel de la
distribution automatique, a perdu « beaucoup d’argent, très
vite ». En bon petit soldat de la France PME qui ne s’accorde
pas le droit de flancher, il a ignoré les deux premiers. Il a fini
à l’hôpital, puis cloué au lit pendant deux mois. Difficile
d’imaginer ce grand gaillard monté sur ressorts rester immobile plus d’une minute. Dans le bureau d’à côté, Françoise,
sa compagne, cogérante depuis la création de l’entreprise, il
y a dix-sept ans. Des accros du boulot ces deux-là. « On ne
décroche jamais, commente Françoise. Il n’y a rien d’autre que
le travail. » Et Candy Crush, le jeu vidéo : elle a atteint le
niveau 1 116. C’est elle qui gère les comptes de la société et
« hurle » régulièrement : « Nous avons une nouvelle taxe ou une
augmentation de taxe par jour ouvrable en moyenne. » « Toutes les
lois sont faites pour les Vivendi, les PSA, les GDF… Pas pour
nous ! peste son mari. Nous subissons les mêmes règles, les mêmes
charges, les mêmes pénalités que les multinationales alors que nous
sommes tout petits. Comment peut-on pondre des lois aussi éloignées
de la réalité des patrons de PME et TPE ? Comment les politiques
peuvent-ils être aussi déconnectés de l’entreprise ? »
Eric Froger n’est pas le seul à fulminer. Dans les rangs du petit
patronat, la colère gronde. Une cible privilégiée pour l’extrême
droite. Avec la création du cercle Cardinal, chargé de prospecter les milieux patronaux, et du collectif Audace – jeunes actifs
patriotes (destiné aux moins de 35 ans) –, le Rassemblement
Bleu Marine met les bouchées doubles pour convertir ces
dirigeants au vote frontiste. Même si le programme économique du parti de Marine Le Pen (sortie de l’euro, fermeture des frontières…) a du mal à convaincre, les dirigeants
d’entreprise seraient 19 % à être séduits par le FN, selon
un sondage IFOP-Fiducial publié en octobre dernier, un
chiffre en hausse de sept points par rapport aux européennes
de 2014. Françoise Froger a voté FN aux dernières élections
régionales. « Je ne l’aurais jamais fait du temps de Jean-Marie
Le Pen, précise-t-elle. Mais je veux simplement qu’on arrête de
me faire perdre mon temps avec des règles aberrantes et qu’on me
laisse travailler ! » Avant d’ajouter qu’il s’agissait d’un coup de
gueule et qu’à l’avenir, elle votera blanc. Comme son mari, qui
boude les urnes depuis deux ans. Et comme Clément Guiraud,
le jeune patron de Ravalements 2000, qui a pris le parti d’ignorer les politiques – « trop décevants », « trop frustrants » – et
d’éteindre le téléviseur – « Les infos, c’est très mauvais pour le
moral quand on est un peu fragile. » Le projet de loi El Khomri
sur la réforme du travail ? Il n’a pas suivi les débats. Il pense
connaître le refrain. « En France, on a une vision très négative
des patrons, déplore-t-il. On confond les grands dirigeants des
multinationales, leurs gros salaires, leurs parachutes dorés et
leurs paradis fiscaux avec les patrons de PME. C’est comme si vous
compariez une Ferrari à une 2 CV ! »
Eric Froger, lui, a vu les lycéens manifester. Et ce qu’il a
entendu le désespère : « L’esprit “salauds de patrons” qui règne
en France, je le vis très mal. Comme si un patron se levait le matin
en se disant “Tiens, aujourd’hui, je vais me payer un salarié !” Moi,
poursuit-il sur sa lancée, j’ai mis ma maison en caution, c’est mon
pognon, je mouille ma chemise. Si ma boîte flanche, je perds tout et je
n’ai pas le chômage. » Pour autant, il ne veut pas comparer son
sort à celui des agriculteurs, eux aussi assommés par des
normes « aberrantes », « mais qui bossent comme des malades pour
500 euros par mois ». Lui est conscient de gagner sa vie correctement : son salaire s’élève à 5 000 euros nets mensuels, soit
400 euros au-dessous du salaire moyen d’un patron de PME,
selon une étude menée par l’Insee. On est loin des montants
exorbitants perçus par les grands patrons, surtout si on raisonne en termes de temps de travail. « A 45 heures par semaine,
j’ai l’impression de ne rien foutre », lance-t-il gaiement.
Aujourd’hui, comme Clément Guiraud, il répond au questionnaire d’Amarok tous les deux mois et conserve précieusement
son dernier rapport personnalisé fourni par l’observatoire après
chaque « consultation », sur son bureau, à portée de main.
« J’aime bien le regarder de temps en temps, pour voir où j’en étais,
dit-il, et comparer avec là où j’en suis aujourd’hui. » Comme un
garde-fou qui l’alerterait au moindre signe de récidive.