POLEMIQUE SUR LE BURKINI – UN REGARD DU SENEGAL
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POLEMIQUE SUR LE BURKINI – UN REGARD DU SENEGAL
NEWS / ACTUALITES 05/2016 ROSA LUXEMBURG STIFTUNG WEST AFRICA POLEMIQUE SUR LE BURKINI – UN REGARD DU SENEGAL ARMIN OSMANOVIC Photo : Odile Jolys La polémique sur l’interdiction du burkini dans 30 plages de villes côtières françaises n’a pas épargné le Sénégal. Amadou Tidiane Wone, un ancien ministre de la Culture du Sénégal, déplore dans le journal dakarois Le Soleil, l’interdiction du maillot de bain islamique. Cette interdiction traduirait la volonté de la France d’imposer au monde ses valeurs laïques.i Qu’il soit permis en France que des femmes puissent bronzer les seins nus et vêtues de maillots de bain moulants ou que des plages soient pleines de nudistes, mais que le burkini soit interdit, signifie selon Wone que le monde est à l’envers. La société française est à ses yeux en décadence. L’interdiction du burkini, finalement annulée sur décision judiciaire, est critiquée dans les rues de Dakar. Le souhait d’interdire le burkini n‘est aux yeux des Sénégalais que le signe d‘une montée croissante de l’islamophobie en France. Mais ils rejettent cependant le burkini qu’ils perçoivent comme étant quelque chose de « non sénégalais ». On peut chercher le burkini, la plupart du temps en vain, dans les plages et piscines sénégalaises. Pourtant, 95% de la population de ce pays d’Afrique de l’ouest est musulmane. On trouve sur les plages du pays de jeunes sénégalais vêtus de shorts de bain, de bikinis à la mode ou de maillots de bain. En ce qui concerne du moins la mode, les plages de Dakar ne sont pas différentes de celles de Nice ou Cannes. Comme autrefois sur les plages européennes au début du 20ème siècle, les femmes d’âge mûr couvrent leurs jambes, car il n’est convenable pour elles de les montrer. Par contre que leurs filles et petites filles portent des bikinis ne les dérangent point. On peut trouver le burkini chez la petite minorité des libano-sénégalais. Les porteuses de burkini sont toutefois très rares au sein de cette communauté ; elles préfèrent plutôt les nouvelles collections de maillots de bain en provenance de l’Europe. Est-ce convenable ? Que dois-je montrer de mon corps? Telles sont les questions sans cesse agitées au Sénégal. Le président Macky Sall avait interdit en novembre de l’année dernière le port du burqa en public; interdiction faisant suite à l’arrestation de quelques extrémistes salafistes. À travers cet acte, le président voulait montrer l’image de cet islam tolérant régnant dans son pays contrairement à d’autres plus conservateurs. Il y a eu, et il y a encore, très peu de femmes en burqa au Sénégal. S’il y a des femmes voilées, alors elles portent pour la plupart des voiles aux couleurs bariolées et encore plus rarement le hijab. Dans la capitale sénégalaise Dakar, les jeunes femmes portent en public des habits épousant leur forme et des minijupes et pas seulement dans les boîtes de nuit les plus courues de la ville. La polémique sur la minijupe a lieu au sein des familles. La courte robe et la poitrine à peine voilée de la femme sur la statue du Monument de la Renaissance Africaine qui accueille depuis 2006 les personnes en visite à Dakar font l’objet de débats publics. Quelques érudits de l’islam ont été choqués par cette représentation de la famille africaine, surtout celle d’une femme africaine à moitié dénudée. Qu’est-ce que la tradition, comment s’habiller, comment se comporter en public, qu’est-ce qui est « sénégalais », « islamique », tels sont, entre autres, les thèmes qui occupent la société sénégalaise postcoloniale. Ancienne partie de l’empire colonial français et société d‘émigration avec une forte présence de sa diaspora en Europe et aux États-Unis, le Sénégal fait depuis des décennies l’objet d’une intensive internationalisation. Rien que les milliers de français vivant en permanence au Sénégal et les migrants qui chaque année vont en vacances chez eux au Sénégal contribuent à changer les mentalités et les comportements. Les téléfilms et films jouent bien entendu un rôle important dans l’apparition de styles de vie et de modes nouveaux. Le changement dans la culture quotidienne n’est cependant pas à sens unique. Il y a eu, et il y a encore, au Sénégal comme partout ailleurs, des gardiens de la morale qui luttent contre les influences étrangères et qui déterminent pour eux-mêmes et les autres, ce qui est « sénégalais », « islamique », etc. Au Sénégal, la lutte pour les valeurs islamiques est une longue tradition. Dans la course pour la conquête des esprits, les confréries soufies islamiques dominantes dans le pays avaient appelé au djihad contre le colonisateur français. L’influence grandissante de la France, le rayonnement de sa culture, le changement de comportement et de styles dans la région, constituaient aux yeux d’érudits comme le fondateur du mouridisme, Cheikh Ahmadou Bamba, un danger manifeste pour les musulmans dans leur quête de proximité avec Dieu. La pureté de la foi devait être défendue en cette fin de 19ème siècle. Le djihad d’Ahmadou Bamba et d’autres érudits a été couronné de succès. L’islam qui n’était pas encore la religion majoritaire va ainsi s’imposer au Sénégal. Les fonctionnaires coloniaux français étaient 2 Rosa Luxemburg Stiftung obligés de trouver dans la nouvelle réorganisation politique un équilibre avec les mourides et les autres confréries soufies. L’islam s’est ainsi établi comme religion majoritaire au Sénégal et joue un rôle important depuis lors la vie quotidienne dans les anciens royaumes Wolof. Ce qui est valable pour le Sénégal, l’est également pour la France, ou parfois le développement se fait « à reculons ». Durant la colonisation, la France respectait les coutumes au Sénégal, même si elles allaient à l’encontre de la conception laïque de la République. Ce respect était valable pour les communes qui depuis le 19ème siècle étaient une partie intégrante de la France. Des traditions islamiques dont la polygamie furent même reconnues aux citoyens français issus de ces communes. On était obligé de s’accommoder de la multiculturalité dans les territoires français d’outremer en particulier lorsqu’après la deuxième guerre mondiale il fut tenté de développer les colonies et que les exigences de sujets aspirant à se faire enfin reconnaître comme citoyens à part entière devinrent de plus en plus audibles.ii Cette « multiculturalité » coloniale comme approche privilégiée dans le domaine sensible des différences culturelles et des droits d’égalité (travail égal, salaire égal), n’a été, comme du reste tout le projet colonial, qu’une aire de jeux pour l’élite. Cette expérience « multiculturelle » de la France se perdit de plus en plus avec l’avènement des indépendances. À la place, on a assisté dans ses rapports avec l’Afrique à un clientélisme de droite (« notre Afrique ») et une fraternalisme de gauche (« mes africains ») qui deviennent de moins en moins présents. La crise économique en France a d’abord rendu l’arrivée de migrants encore plus difficile avant de faire place à un chauvinisme national avec l’ascension de l’extrême droite, du Front National notamment. Les récents attentats terroristes islamistes ont déclenché en France une vague d’islamophobie sur laquelle vogue le centre droit, avec en première ligne Nicolas Sarkozy, ancien président et désormais candidat déclaré à la prochaine élection présidentielle. La décision de la plus haute juridiction administrative française (le Conseil d’État) de suspendre l’interdiction du burkini dans certaines plages laisse espérer que la France se consacrera à la préservation des droits et des libertés et que le gouvernement socialiste renoncera à toute modification de la législation comme le souhaiterait Marine Le Pen, la présidente du Front National. Une telle restriction des libertés individuelles serait, quelle que soit l’opinion personnelle qu’on a sur le port du burkini, « non civilisée ».iii i « Insoumis Burkinis !! » Le Soleil, Dakar, 24 août 2016. Frederick Cooper, Citizenship between empire and Nation. Remaking France and French Africa, Princeton University 2014. iii La Révocation par Louis XIV de l’Édit de Nantes en 1685 qui garantissait la liberté de culte aux protestants réformés, avait soulevé un tollé dans l’opinion publique européenne qui décrivait l’acte posé par le roi comme « non civilisé » (voir Charles Taylor, A Secular Age, Cambridge 2007). ii ROSA LUXEMBURG STIFTUNG WEST AFRICA Villa Mermoz | 43 Mermoz-Sotrac Dakar Senegal Telephone: +221 33 869 75 19 | Fax: +221 33 824 19 95 | Website: www.rosalux.sn ROSA LUXEMBURG STIFTUNG Les points de vue et opinions exprimées par l'auteur ne reflètent pas nécessairement ceux de la Fondation Rosa Luxemburg.