sommaire et première partie - Gustave Flaubert

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sommaire et première partie - Gustave Flaubert
1
UNIVERSITE DE NICE - SOPHIA ANTIPOLIS
U.F.R DE LETTRES, ARTS ET SCIENCES HUMAINES
N° attribué par la bibliothèque
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ANNEE 2001
THESE DE NOUVEAU DOCTORAT EN LANGUE, LITTERATURE ET CIVILISATION FRANCAISES
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITE DE NICE SOPHIA-ANTIPOLIS
Discipline : Lettres Modernes
présentée et soutenue publiquement
par
François PINEL
le 17/11/2001
Le rapport au féminin et l’espace épistolaire dans la Correspondance de Gustave Flaubert
—
Directeur de thèse : Marie-Claire Grassi
- Professeur à l’Université de Nice - Sophia Antipolis —
Jury
Madame Violaine Géraud - Professeur à l’Université de Lyon III - Jean Moulin
Madame Marie-Claire Grassi - Professeur à l’Université de Nice - Sophia Antipolis
Madame Colette Guedj - Professeur à l’Université de Nice - Sophia Antipolis
Monsieur Yvan Leclerc - Professeur à l’Université de Rouen, Directeur du Centre Flaubert,
Président
2
Remerciements
- A mes proches pour leur soutien.
- A Marie-Claire Grassi pour son écoute et ses conseils.
- A Yvan Leclerc, Violaine Géraud et Colette Guedj pour l’intérêt qu’ils ont porté à cette étude.
3
Table des matières
Introduction
8
PREMIERE PARTIE
LETTRES, QUESTIONS D’ÊTRES ET DE LANGAGES
13
1. L’écart épistolaire
13
1.1 - Les différences de personnalités
19
1.2 - La complexité de l’écrivain
29
1.3 - Une dialectique de l’éloignement
37
2. L’écriture intime à l’épreuve du style
51
2.1 - Les pôles de l’énonciation
51
2.2 - Les discours à l’amante et à l’amie
60
2.3 - Les modalités phrastiques
71
2.4 - Variations sur la certitude
82
4
2.5 - La lettre nihiliste
87
3. Eloquence et vocabulaire
95
3.1 - Un idiome entre familiarité et raffinement
95
3.2 - L’originalité lexicale
118
3.3 - La personnalisation du mot
112
3.4 - L’évolution de l’expressivité épistolaire
136
DEUXIEME PARTIE
ESPACES NARRATIFS ET ENJEUX RELATIONNELS
1. L’intention pragmatique
147
148
1.1 - Le rapport à la femme fatale
149
1.2 - Le rapport au sexe faible
161
1.3 - Le rapport au troisième sexe
164
2. La portée symbolique
172
2.1 - Eros et logos
173
2.2 - L’allégorisation des destinataires
197
2.3 - Epistolarité et androgynie
204
3. La question de l’altérité
210
3.1 - La féminisation de l’épistolaire et de l’épistolier
211
3.2 - Représentation de soi et procédés d’exposition de l’écriture
216
4. La rhétorique du Je au Tu
222
4.1 - Incipit et rencontre
223
4.2 - Corps de la lettre et intimité
238
5
4.3 - Les protocoles de clôture de l’amour à l’amitié
246
TROISIEME PARTIE
DU DON AFFECTIF AU PARTAGE INTELLECTUEL
261
1. L’expérience sentimentale
261
1.1 - L’abîme de la passion
263
1.2 - La compréhension de la souffrance
274
1.3 - Les voix de l’amitié
279
2. L’engagement romanesque
284
2.1 - L’analyse du réalisme
286
2.2 - Les recherches formelles
294
2.3 - L’idée de style
302
3. Ecriture intime et écriture de l’Oeuvre
307
3.1 - Les représentations féminines
307
3.2 - Logique du pessimisme
326
QUATRIEME PARTIE
EPISTOLAIRE ET ENTRE-DEUX LITTERAIRE
1. Une correspondance égocentrée
338
340
1.1 - Figures du moi écrivant
340
1.2 - Les principes du processus créatif
347
1.3 - L’ouverture artistique
356
6
2. Naissance de la phrase
363
2.1 - La recherche de l’expression
364
2.2 - Le refus de la répétition
369
2.3 - Les articulations du discours
378
3. L’impuissance d’écriture
387
3.1 - Ironie et contradiction
390
3.2 - Le sens du néant
396
CINQUIEME PARTIE
ECRITURE INTIME ET SOCIETE
405
1. La critique sociale
407
1.1 - Temporalité et analyse
409
1.2 - Caricature et polémique
416
1.3 - Progrès et illusion
429
2. La lettre ouverte sur la politique
437
2.1 - Le rejet des pouvoirs
438
2.2 - L’examen de la vie économique
444
2.3 - La philosophie de l’Histoire
452
3. La satire de la religion
461
3.1 - Moralisme et moralité
466
3.2 - De la censure au pamphlet
468
3.3 - L’aliénation de la femme
472
Conclusion
493
7
Bibliographie
501
J’ai rêvé parfois d’élaborer un système de connaissance
humaine basé sur l’érotique, une théorie du contact, où
le mystère et la dignité d’autrui consisteraient
précisément à offrir au Moi ce point d’appui d’un autre
monde. La volupté serait dans cette philosophie une
forme plus complète, mais aussi plus spécialisée, de
cette approche de l’Autre (...) Même les rapports les
plus intellectuels ou les plus neutres ont lieu à travers ce
système de signaux... (YOURCENAR, M., Mémoires d’Hadrien.
Paris : Gallimard, 1972. - 490 p. - pp. 26-27)
8
INTRODUCTION
Tu parles des misères de la femme. Je suis dans ce
milieu. Tu verras qu’il m’aura fallu descendre bas, dans
le puits sentimental. Si mon livre est bon, il chatouillera
doucement mainte plaie féminine. - Plus d’une sourira en
s’y reconnaissant. J’aurai connu vos douleurs, pauvres
âmes obscures, humides de mélancolie renfermée,
comme vos arrière-cours de province, dont les murs ont
de la mousse. (1 - C., 1er septembre 1852, Corr. II, p. 147)
9
La Correspondance (1) de Flaubert est un témoignage fascinant sur un homme, son oeuvre,
son histoire. Par son ampleur - bientôt cinq volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade1 - cette
somme demeure inégalée dans la production épistolaire du dix-neuvième siècle. Intellectuel névrosé
et cyclothymique, parangon de la souffrance et du Gueuloir, Flaubert est un épistolier riche de
complexités. Aussi sa Correspondance invite-t-elle à une interrogation s’inscrivant dans l’actuel
renouveau critique des études sur l’écriture intime. Selon J. Bruneau, trois catégories de lettres y
cohabitent :
D’abord les quelques lettres destinées à une publication certaine ou éventuelle : par exemple
la lettre à la Revue de Paris du (15 décembre 1856) (...) La seconde catégorie concerne les
lettres de voyages (Pyrénées - Corse, 1840; Italie, 1845; Orient, 1849-1851; Tunisie,
1858) (...) La troisième catégorie, enfin, qui comprend la très grande majorité des lettres de
Flaubert, ce sont les lettres familières envoyées aux parents, aux amis, aux connaissances 2.
Ces lettres familières répondent à la typologie proposée par M.-C. Grassi dans Lire l’épistolaire :
« La lettre d’amour, la lettre confession, la lettre didactique, (...) la lettre morale, (...) la lettre
polémique »3. Par leurs approches respectives de la relation s’établissant entre sociabilité et
créativité, elles présentent toutes un intérêt particulier.
Auteur épris de franchise et traversé de solitudes, Flaubert est d’une nature orgueilleuse et
idéaliste. Epistolier, il exprime sans détours à ses amis son incompatibilité avec le sexe «faible ». Il
félicite Bouilhet d’avoir su mettre l’«élément maîtresse » à distance de sa vie :
... tu as fait parfaitement de l’envoyer se faire foutre... par d’autres. - Et sans savoir tes
raisons je t’approuve. On ne saurait trop se dépêtrer de l’élément maîtresse. Le mythe de La
Cote des deux amants est éternel. Tant que l’homme vivra, il aura de la femme plein le
dos !4
Comme la plupart de ses contemporains, Flaubert cultive une misogynie de bon aloi pour asseoir son
identité masculine. En référence à un ténor de l’idéologie discriminatoire du Second Empire, il
soutient à Ernest Feydeau :
Elles (les femmes) sont les plus durs et les plus cruels des êtres : « La femme est la
désolation du juste. » Cela est un mot de Proudhon, j’admire peu ce monsieur, mais cet
aphorisme est une pensée de Génie, tout bonnement. (...) « Femme, qu’y a-t-il de commun
1
Edition de référence : 1 - FLAUBERT, G., Correspondance. - Edition établie, présentée et annotée par Jean BRUNEAU. Paris :
Gallimard, 1973-1998. - 4 vol., T.1 : janvier 1830 - juin 1851, 1183 p., 1973, avec une bibliographie, T.2 : juillet 1851 - décembre
1858, 1542 p., 1980, T.3 : janvier 1859 - décembre 1868, 1991, T.4 : janvier 1869 - décembre 1875, 1484 p., 1998, T.5 : à
paraître. - (« Bibliothèque de la Pléiade »). (Pour les lettres actuellement hors Pléiade - Lettre à Leroyer de Chantepie du 17 juin
1876, Lettres à Sand des 6 et 18 février 1876, 8 et 10 mars 1876, 3 et 15 avril 1876, l’édition de référence est celle du Club de
l’Honnête Homme (8).)
2
(52 - BRUNEAU, J., « Autour du style épistolaire de Flaubert ». RHLF, juillet-octobre 1981, n°4-5.- pp. 532-541)
3
(182 - GRASSI, M.-C., Lire l’épistolaire. Paris : Dunod, 1998. - p. 93. - 194 p.)
4
(1 - Lettre à Louis Bouilhet, 31 août 1856, Corr. II, p. 628)
10
entre vous et moi ? » est un mot qui me semble plus beau que tous les mots vantés dans les
histoires. C’est le cri de la pensée pure, la protestation du cerveau contre la matrice5?
Après Molière, dans la lignée d’Auguste Comte et de Taine-Graindorge, l’écrivain se targue de
considérer la femme comme un potage6, une espèce stupide, un animal vulgaire7. Il confère à ses
préjugés sexistes la force d’un repoussoir. Personnalité hantée par la recherche du vrai, contemplatif
des mots et des choses, Flaubert s’assigne d’interminables séances d’écriture et travaille la beauté de
son art au sacrifice de sa vie. Aussi se persuade-t-il que la femme est un élément négligeable afin que
personne ne puisse s’interposer entre son Oeuvre et lui.
Malgré cette charge critique et cette apparente réserve, l’écrivain cultive sa vie durant une
correspondance étonnamment féconde avec l’autre sexe. De lettre en lettre, au gré de ses
interlocutrices, au fil d’un lien passionnel ou affectif, Flaubert se confie avec une profondeur inédite
sur ce qu’il est, pense et écrit. Homme de représentation, il développe dans l’épistolaire une
ontologie, une esthétique et une idéologie. Cet éclairage intime est étranger à sa correspondance
familiale - sans doute trop hypertrophiée affectivement pour permettre une analyse - et aux lettres à
Amélie Bosquet - forum de discussion littéraire générale -, Edma Roger des Genettes - échange de
digressions et d’amabilités -, et à la Princesse Mathilde. C’est avant tout dans ses correspondances
à Louise Colet, Marie-Sophie Leroyer de Chantepie et George Sand - respectivement riches de
279, 46 et 218 lettres - que Flaubert se révèle de la façon la plus significative 8. Etendues de mises en
abyme esthétiques, horizon littéraire et texte de littérature, avant-texte et métatexte, ces lettres ont
plus qu’un intérêt documentaire et biographique. Souffles de vie pour reprendre la formule de
Goethe9, elles sont au coeur des enjeux existentiels et artistiques de l’écrivain.
Aliéné à une mère qu’il aime plus que tout et dont il n’entend pas se séparer10, veuf de sa
soeur et figure paternelle de sa nièce, Flaubert est condamné à l’écartèlement affectif. Meurtri par
ces charges féminines, il tente de s’évader dans l’amour et l’amitié épistolaires - mais sans pouvoir
jamais s’affranchir de ses regrets et de son mal-être. Cette phrase de Lévinas semble résumer ses
états de conscience : « L’épreuve suprême de la volonté n’est pas la mort, mais la souffrance »11. En
5
(1 - Lettre à Ernest Feydeau, 11 janvier 1859, Corr. III, pp. 4-5)
(1 - Lettre à Ernest Chevalier, 11 octobre 1838, Corr. I, p. 29)
7
(1 - Lettre à Ernest Chevalier, 28 mars 1841, Corr. I, p. 78)
8
(Corpus d’étude : Lettres à Colet (4-5 août 1846 - 6 mars 1855), à Leroyer de Chantepie (19 février 1857 - 17 juin 1876), à
Sand (31 janvier 1863 - 15 avril 1876). Les trois correspondances seront ainsi identifiées dans cette étude : C. pour Colet, L.d.C.
pour Leroyer de Chantepie, S. pour Sand).)
9
(259 - GOETHE, J.-W von, Les affinités électives. Paris : Gallimard, 1954. - p. 300 - (Bibliothèque de la Pléiade))
10
(1 -. Lettre à sa mère, 15 décembre 1850. Corr. I, p.720)
11
(310 - LEVINAS, E., Totalité et infini - Essai sur l’extériorité. Paris : Librairie Générale Française, 1971. - 343 p. - p. 267. (Collection Biblio Essais, Le Livre de poche))
6
11
amour, Flaubert demeure partagé entre Eros et Thanatos, Philia et Agapé. Et à défaut d’opter
durablement pour l’un ou l’autre de ses penchants, l’insatisfaction creuse son existence. Afin de
clarifier ses paradoxes, il interagit dans l’éloignement.
Toute proximité prolongée avec une femme est vécue comme une atteinte à son imaginaire. Tel
Baudelaire qu’il affectionne, Flaubert voit en elle un facteur de perdition. Aussi cultive-t-il la solitude.
La lettre à l’amante et à l’amie naît de cette incapacité à être en prise direct avec l’autre. Aussi la
mise à distance du réel relationnel prédispose-t-elle l’écrivain à la fiction : celle de soi et de la femme,
de l’Oeuvre et de la vie. La correspondante est altérée par la relation épistolaire. L’éloignement
produit l’idéalisation, et par conséquent la représentation. Les images de Colet, Leroyer de
Chantepie et Sand nourrissent autant chez Flaubert une certaine idée de la femme que ne le font ses
héroïnes. Une relation triangulaire s’établit dés lors entre l’écrivain, la femme et le roman. Le rapport
à la femme et au féminin est un révélateur sur la plaque sensible de la conscience créatrice. Par sa
forme ouverte et sa liberté de contenu, l’épistolaire en est l’espace privilégié.
En regard des études sur la Correspondance, C. Gothot-Mersch dénonce les limites d’une
critique de fond plus que de forme : « On n’en étudie généralement que le contenu. Or la forme en
est très typée; le jeu par lequel l’écrivain dit et ne dit pas ce qu’il pense mériterait d’être observé
... »12. En effet, les lettres de Flaubert méritent d’être examinées en elles-mêmes autant qu’en relation
avec l’écriture romanesque. La complexité de ce tissu textuel sollicite un permanent va-et-vient entre
deux formes de lecture : une lecture « interne » - relative aux différentes modalités stylistiques de la
lettre ou épistolarité13, et une lecture externe - interrogeant le fait épistolaire à travers une réflexion
artistique, historique, sociologique, philosophique et psychanalytique. Ces deux régimes d’analyse
permettent de mieux comprendre la personnalité égocentrée et la culture relationnelle de l’écrivain,
ses rapports avec la société du Second Empire, ses convictions politiques, sa vision des institutions
et de la religion. En procédant au regroupement par séries des leitmotive de Flaubert, un « roman »
personnel émerge des trois correspondances. Images symboliques et implicites psychologiques en
constituent la trame.
Entre distance et proximité, l’épistolier apparaît à la recherche d’un point de vue omniscient
sur l’homme et l’existence. Cette intelligence de l’écart et cet esprit de dissection appréhendent des
personnalités hétérogènes à travers un répertoire de formes orales ou littéraires. Outils énonciatifs,
12
(63 - GOTHOT-MERSCH, C., « Sur le renouvellement des études de Correspondances littéraires : l’exemple de Flaubert ».
Romantisme, 1991, n° 72, p. 6)
13
(Par ce terme , J. Altman définit dans Epistolarity, approach to a form (176) les particularités d’écriture liées à la pratique
épistolaire d’un individu.)
12
types de discours et modalités phrastiques mettent en question l’être et le langage. Economie
syntaxique et structuration thématique matérialisent les mouvements souffrants d’une pensée. Un
usage particulier de la négation consolide l’expression d’un nihilisme dévorant. Et un idiolecte varié
complète ce dispositif par l’exploitation conjointe de dominantes lexicales, de créations et de
localismes, avec une évolution notable entre 1846 et 1875.
Afin d’écrire à l’amante et à l’amie, Flaubert mobilise des espaces narratifs au sein desquels
ses attentes relationnelles sont précisément définies. L’épistolaire est structuré en fonction de finalités
rhétoriques. Les parties de la lettre sont investies par les temps forts de la rencontre, de la volonté de
convaincre et de la prise de congé. Pragmatique, l’épistolier transforme la lettre en arme contre la
menace féminine, prescription au sexe faible, argumentaire pour le troisième sexe. Ainsi se protège-til de Colet, prend-il en charge Leroyer de Chantepie, et ferraille-t-il avec Sand. L’épistolaire
acquiert dès lors une dimension symbolique. Il devient sexuel, allégorique, fantasmatique. Située à la
croisée du désir de l’absente, de l’esquisse d’un idéal féminin et de la chimère de l’androgyne, la
lettre pose les questions de l’altérité, de la féminisation de l’épistolaire et de l’épistolier, de
l’autoportrait et des procédés d’exposition de l’écriture.
Flaubert vit sa sociabilité épistolaire dans l’ambivalence du don affectif et du partage
esthétique. La lettre à Colet, Leroyer de Chantepie et Sand est le lieu de sa réflexion sur les aléas de
l’amour, la responsabilité morale et l’échange intellectuel. Cet examen de conscience nourrit son
engagement romanesque. A partir de lui, l’écrivain édifie son analyse du réalisme, sa recherche de la
forme et son idée du style. L’écriture intime articule l’esthétique et l’écriture de l’Oeuvre. Ses
représentations féminines dialoguent avec celles du roman. Sa tonalité pessimiste contamine
l’imaginaire littéraire.
Terrain d’exercice et de définition stratégique, la lettre à l’amante et l’amie devient un entredeux littéraire et un espace de maïeutique. Egocentrée, elle met en scène les figures du moi écrivant,
ses grandeurs, ses décadences. Flaubert y rend compte de ses difficultés et de ses drames en
discutant ses principes et ses objectifs artistiques. Le travail de la phrase est la première de ses
obsessions. A la recherche du concret, du précis et de l’expressif, il refuse la répétition et porte une
grande attention aux liaisons et ruptures discursives. Son labeur stylistique le mène jusqu’aux limites
de lui-même : le motif de l’impuissance hante sa correspondance.
Cette incapacité à produire est liée à un malaise existentiel. L’histoire de Flaubert se confond
avec celle de la société dégradée du Second Empire. Et l’épistolaire se transforme en pamphlet.
Dans sa critique sociale, l’écrivain se joue de la temporalité afin de distinguer ses regrets de ses
13
dégoûts et de ses craintes. Il distille de féroces caricatures de l’humanité alimentant sa mythologie
romanesque à grand renfort de scènes de la bêtise ordinaire. Progrès et illusion y sont inscrits comme
autant de valeurs collectives mais obsolètes. La lettre se fait politique. Elle stigmatise une période de
fractures et d’indécisions. Entre anarchisme fervent et conservatisme bourgeois, l’épistolier se
cherche une idéologie sans jamais pourtant en cautionner aucune. Destructeur, il rejette les pouvoirs,
l’évolution économique - et développe une logique personnelle de l’Histoire. Sceptique, il se livre à
une satire de la religion et oppose sa mystique de l’art au moralisme catholique. Forfaitures
spirituelles et institutionnalisation de la censure sont dénoncées. A travers elles, Flaubert problématise
l’aliénation sociale de la femme et réfléchit sur le conditionnement éducatif, le mariage et le rapport
aux Filles.
PREMIERE PARTIE
[*1][*2]
14
LETTRES, QUESTIONS D’ÊTRES ET DE LANGAGES
Le Dire est cette rectitude de moi à toi, cette droiture du
face-à-face, droiture par excellence de la rencontre. (316
- LEVINAS, E., Altérité et transcendance. Paris : Fata Morgana, 1995. 183 p. - p. 105)
Interface d’une absence physique et d’une présence d’écriture, la correspondance de
Flaubert avec Colet, Sand et Leroyer de Chantepie matérialise l’ouverture d’un homme d’écriture
sur la relation féminine. Elle est par conséquent riche des ambiguïtés d’une personnalité marquée par
une culture de la mise à distance et de l’intellectualisation. Profondément enracinées dans l’épistolier,
ces équivoques comportementales affleurent dans la lettre en d’infinies variations sur l’écart de soi et
d’autrui.
1. L’écart épistolaire
... la lettre est essentiellement féminine, se détache d’elle,
la femme, comme un fragment amoureux : elle est ainsi
de part en part hantée par l’expérience douloureuse de
la séparation. (181 - CORNILLE, J.-L., L’amour des lettres ou le
contrat déchiré. Manheim : édition Mana 1985. - 304 p. - p. 176)
Ecrire une lettre à l’amante ou à l’amie, c’est une certaine façon de penser la différence et de
la représenter. Dans l’expérience de l’altérité, le sentiment de solitude se trouve étroitement lié à la
confrontation des personnalités et à son improbable issue. Esthète, Flaubert souffre des
compromissions de l’existence. Sa sociabilité porte les stigmates de son idéalisme. Il refuse de
s’abaisser à l’action et s’emploie à se distinguer du vulgaire. C’est pourquoi il se représente dans ses
lettres comme un inadapté à la vie pratique et un étranger à la norme. Pour ce faire, il ne dissimule
pas ses défauts à ses correspondantes - mais s’ingénie au contraire à les hypertrophier. Le 20
septembre 1846, il confie à Colet à l’orée de leur liaison : « Ne crois pas que je sois paresseux, que
je passe mes journées à regarder le plafond en rêvant à toutes ces songeries; je suis naturellement
15
actif et laborieux. Je lis, j’écris, je m’occupe; mais j’ai des bondissements intérieurs qui m’emportent
malgré moi »14. Cette différence est filée tout au long de cette correspondance. En 1847, les amants
ont construit une relation antithétique ponctuée d’intimité et de séparations. Des dissensions jalonnent
leur actualité. Insaisissable, Flaubert refuse de se livrer à sa maîtresse. En marge de récits de voyages
chimériques, il souligne son goût forcené de l’inaction physique et reconnaît les risques encourus dans
sa relation. Mais il ne fait rien pour s’en départir. « ... je déteste me remuer »15clame-t-il à Colet en
guise d’avertissement et de découragement. La Muse a beau réclamer des attentions, rien n’y fait.
L’épistolier fait de sa méditation sur l’inaction un leitmotiv épistolaire. Il avoue à sa maîtresse
ressentir « pour tout ce qui vous fait rentrer dans l’organisme d’ici-bas un dédain facétieux et
amer »16. Flaubert développe avec habileté son inertie naturelle pour s’opposer implicitement au
rapprochement avec Colet. Les 11-12 décembre 1847, la situation en fin d’énoncé de la forme
verbale « augmente » est significative de cette orientation de sa personnalité, et ce faisant de sa
sociabilité amoureuse : « Mon apathie à me mouvoir, à l’action en général quelle qu’elle soit,
augmente. Voilà trois semaines que nous sommes ici à R(ouen). Je n’ai depuis ce temps pris l’air que
sur mon balcon »17. En 1851, la séparation avec Colet laisse inchangée cette incapacité à agir 18 hors
de l’Oeuvre. Caractéristique de son épilepsie ou non, il s’agit avant tout pour l’écrivain de mettre en
place un dispositif relationnel dissuasif lui permettant de mener à bien son entreprise littéraire. Après
la parenthèse d’un voyage en Orient, il renoue avec la Muse une relation qui, s’il elle eût pu être
changée par les apports d’une maturité grandissante, consacre au contraire la pérennité de ce
principe de distanciation.
Flaubert manipule tous les possibles du rendez-vous. Dans ses lettres, il use de mille et une
précautions de langage afin d’ajourner ses départs de Croisset. Par l’image, il assoit à mots couverts
son immobilisme. « Une fois que mon horloge (est remontée), elle va longtemps; mais il ne faut pas
qu’on l’arrête. Et pour la remonter, c’est avec des cabestans et des machines »19 soutient-il à son
amante au moment même où il se débat dans les marécages créatifs de la première partie de
Madame Bovary. Irrité, incapable de s’éloigner ne serait-ce qu’un instant de cette écriture si rétive,
il met de nouveau en garde la Muse. Par une métaphore in absentia, il lui rappelle comment, pour se
préserver, il a su prendre congé de Du Camp :
14
(1 - C, 20 septembre 1846, Corr. I, p. 355)
(1 - C., 20 mars 1847, Corr. I, p. 448)
16
(1 - C., 30 avril 1847. Corr. I, p. 453)
17
(1 - C., 11-12 décembre 1847, Corr. I, p. 489)
18
(1 - C., 26 juillet 1851. Corr. II, p. 3)
19
(1 - C., 1er mars 1852, Corr. II, p. 55)
15
16
Je suis un Barbare, j’en ai l’apathie musculaire, les langueurs nerveuses, les yeux verts
et la haute taille; mais j’en ai aussi l’élan, l’entêtement, l’irascibilité. Normands, tous que
nous sommes, nous avons quelque peu de cidre dans les veines; c’est une boisson
aigre
et
fermentée et qui quelquefois fait sauter la bonde20.
Lettre après lettre, il situe avec davantage de force son équilibre instable entre névrose et ataraxie.
Outil à double tranchant, l’épistolaire lui permet de cerner ses incapacités et, ce faisant, de
consolider l’assise de sa tranquillité. « L’action m’a toujours dégoûté au suprême degré. Elle me
semble appartenir au côté animal de l’existence »21 affirme-t-il à Colet. L’expression de ce sentiment
obsédant est un rempart contre sa peur de la femme active et « performative ». Colet bouleverse ses
habitudes en tentant de l’arracher à son cabinet de travail. Congédier l’action apparaît dés lors
comme une manière de modaliser son angoisse du changement et de l’impermanence. Aussi prend-il
soin d’appuyer sa prise de position par de solides références historiques. Sous forme
d’interrogations et de sentences, il tente d’emporter l’adhésion d’une amante en mal de présence :
« Que reste-t-il de tous les Actifs ? Alexandre, Louis XIV, etc., et Napoléon même, si voisin de
nous ? La pensée est comme l’âme, éternelle, et l’action comme le corps, mortelle. (...) quand il l’a
fallu ou quand il m’a plu, je l’ai menée, l’action, et raide, et vite, et bien »22. En fait, Flaubert
accentue sciemment ce qui, pour une femme, constitue le signe tangible de l’« enferrage » d’un
homme dans des manies de célibataire. Il renverse le topique de la lettre amoureuse en faisant d’elle
un forum de découragement. Répétitif, il scande son dégoût de la vie et de la sociabilité. Sa
correspondance avec Colet met en lumière l’enfermement de sa personnalité. « Je suis long à
prendre des déterminations, à quitter des habitudes »23 assène-t-il à la Muse. Ce constat signe une
hétérogénéité globale à l’existence et à autrui. L’épistolier se révèle incapable d’intégrer dans sa vie
un élément extérieur à sa vocation. Rien d’étonnant ainsi à ce qu’il cultive un passéisme vibrant.
Enseignant d’histoire de sa nièce Caroline, il déclare à son amante : « Les rêveurs du Moyen Âge
étaient d’autres hommes que les actifs des temps modernes »24. Ce regard rétrospectif lui permet
d’assimiler l’activisme à l’affairisme et l’action à la dégradation : « Ô hommes pratiques, hommes
d’action, hommes sensés, que je vous trouve malhabiles, endormis, bornés ! »25. Chez Flaubert, la
contestation de l’activisme féminin croise celle de l’activisme social. Refuser une relation féminine
équivaut alors à refuser l’humanité. L’épistolaire retrace l’histoire de cet écart. La famille même de
20
(1 - C., 3 juillet 1852, Corr. II, p. 123)
(1 - C., 5 mars 1853, Corr. II, p. 257)
22
(Ibid.)
23
(1 - C., 6 juin 1853, Corr. II, p. 347)
24
(1 - C., 14 août 1853, Corr. II, p. 393)
21
17
l’écrivain n’échappe pas à cette négation centrifuge. Sur son frère Achille, l’épistolier déclare à la
Muse : « Tous ces gens d’action sont si peu habitués à penser que cela les dérange comme un
événement »26.
Ce discours fragmenté sur l’inaction est révélateur de la philosophie du non-engagement
animant l’écrivain. Celle-là même qui irrita Sartre tant elle était étrangère à ses convictions marxistes.
Pour Flaubert, il n’y a de combat que dans l’écriture. L’agitation des hommes est réduite au néant
dans l’épreuve d’un temps fugitif. Il essaie de convertir Colet à cette religion :
Rien ne prouve mieux le caractère borné de notre vie humaine que le déplacement. Plus on
la secoue, plus elle sonne creux. Puisqu’après s’être remué, il faut se reposer; puisque notre
activité n’est qu’une répétition continuelle, quelque diversifiée qu’elle ait l’air, jamais nous ne
sommes mieux convaincus de l’étroitesse de notre âme que lorsque notre corps se répand 27.
Cette ataraxie véhicule un corps de doctrines existentielles et relationnelles, esthétiques et stylistiques.
Stigmatisant l’absence de plan et de clarté du sixième volume de la Révolution de Michelet, Flaubert
précise à son amante son enseignement mystique : « le calme est le caractère de la beauté, comme la
sérénité l’est de l’innocence, de la vertu. Le repos est attitude de Dieu »28. Epris de vie de l’esprit,
l’écriture, la fumée et la compagnie de son chien suffisent à rendre l’écrivain sinon heureux, du moins
à même de s’accomplir dans une oeuvre. Il se reconnaît pour cela dans le mode de vie
ecclésiastique. Autosuffisant, il ne comprend pas les besoins passionnels de son amie « païenne ».
Obstiné, il décline inlassablement sa profession de foi ascète sur tous les tons de la métaphore. Le 14
décembre, il écrit à Colet :
Je suis un catholique. J’ai au coeur quelque chose du suintement vert des cathédrales
normandes. Mes tendresses d’esprit sont pour les inactifs, pour les ascètes, pour les rêveurs.
- Je suis embêté de m’habiller, de me déshabiller, de manger, etc.29.
Sa personnalité apparaît fatalement close sur elle-même. Après avoir reproché à la Muse d’avoir
tenu des propos désobligeants sur Alphonse Karr, il subordonne son idéal de détachement à une
nécessaire distance critique : « Pour vivre en paix, il ne faut se mettre ni du côté de ceux dont on rit,
ni du côté de ceux qui rient. Restons à côté, en dehors, mais pour cela il faut renoncer à
l’action »30. Flaubert puise l’énergie d’écrire dans cette inaction relationnelle et sociale. Il s’en
explique à sa maîtresse : « L’inaction musculaire où je vis me pousse à des besoins d’action
25
( 1 - C., 16 août 1853, Corr. II, p. 398)
(1 - C., 27 août 1853, Corr. II, p. 421)
27
(1 - C., 2 septembre 1853, Corr. II, pp. 423-424)
28
(1 - C., 12 septembre 1853, Corr. II, p. 430)
29
(1 - C., 14 décembre 1853, Corr. II, p. 478)
30
(1 - C., 15 janvier 1854, Corr. II, p. 508)
26
18
furibonde. - Il en est toujours ainsi. La privation radicale d’une chose en crée l’excès. Et il n’y a
de salut pour les gens comme nous que dans l’excès »31. Considérant le monde comme un théâtre de
vanités, l’épistolier s’étonne de la sociabilité exacerbée de Colet. « Le remuement que certaines gens
se donnent vous occasionne le vertige, n’est-ce pas ? Voilà à quoi se passe la vie, à un tas d’actions
imbéciles qui font hausser les épaules au voisin. Rien n’est sérieux en ce bas monde »32 ironise-t-il.
Dans les lettres à Leroyer de Chantepie et Sand, ces propos sur l’inaction varient
légèrement. Avec ces correspondantes, l’écrivain s’entretient moins de son immobilisme qu’il ne le
fait avec sa maîtresse. Sans doute est-ce parce qu’il se sent moins menacé en amitié qu’en amour.
Les enjeux relationnels sont différents. Leroyer de Chantepie et Sand ne représentent aucun danger
pour l’accomplissement de son Oeuvre. Des digressions significatives prennent toutefois place ici et
là dans les lettres à l’amie. Toujours adaptées à la personnalité de la correspondante, elles ont
davantage valeurs de détails psychologiques que de justifications implicites d’une posture
relationnelle. A la nerveuse Leroyer de Chantepie, Flaubert précise : « Je m’y suis cependant mêlé
quelquefois (la vie); mais par fougue, par crises, - et bien vite je suis revenu (et je reviens) à ma
nature réelle qui est contemplative »33.
A Sand, son aînée qualifiée de maître en psychologie, il se plaint tour à tour de ses lenteurs et
de ses attendrissements. Fondée sur la compréhension et l’acceptation des différences, la relation
des deux écrivains est un échange fructueux. Son amie lui recommande-t-elle de sortir de temps en
temps de son cabinet de travail pour pratiquer l’action physique, Flaubert aussitôt s’exécute.
Volontiers badin, il prend plaisir à manifester dans ses lettres l’heureuse influence de Sand sur sa vie.
« J’ai suivi vos conseils, chère Maître. J’ai fait de l’exercice !!! Suis-je beau, hein ? »34 lui écrit-il.
A la différence des lettres à Colet, l’épistolaire matérialise ici tolérance et bienveillance mutuelles,
conseil désintéressé et libre assentiment. Cette heureuse complicité avec l’amie est pourtant
tempérée par des épreuves existentielles.
Dans l’après-Commune, l’écrivain est sollicité de part et d’autre par des activités qui, aussi
artistiques soient-elles, lui sont de plus en plus pénibles. En décembre 1871, il fait imprimer et
travaille à la préface d’un recueil de poèmes de Bouilhet, son ami disparu en 1869. Le premier
décembre, très affecté, il se raconte à Sand en des termes où sourd le désespoir d’exister et d’agir :
« je suis exténué ! et triste ! triste à en crever ! Quand il faut que je me livre à l’action, je me jette
31
(1 - C., 4 avril 1854, Corr. II, p. 543)
(1 - C., 7 avril 1854, Corr. II, p. 546)
33
(1 - L.d.C, 30 mars 1857, Corr. II, p. 697)
34
(1 - S., 23 janvier 1867., Corr. III, p. 597)
32
19
dedans tête baissée. mais le coeur m’en saute de dégoût. Voilà le vrai » . Dans les premiers mois de
35
1872, la mort investit chaque jour davantage les lettres d’un écrivain inquiet de la déliquescence
physique de sa mère - elle décédera en avril de la même année - et harassé par ses recherches
documentaires relatives à La Tentation de Saint Antoine. Flaubert rend compte au Chère Maître
de son horreur de l’action, de son dégoût des rapports humains, et de son refuge dans « la sacrosainte littérature »36. Stoïcien, il veut en finir avec une vie de bêtise et de deuil. Il exprime à son amie
son désespoir : «...j’ai durement souffert l’hiver dernier. Toutes les fois que je me suis livré à
l’Action, il m’en a cuit. Donc, assez ! assez ! « Cache ta vie », maxime d’Epictète. Toute mon
ambition maintenant est de fuir les embêtements »37. Cette compréhension aiguë de tout ce qui le
sépare de l’humanité ne fait qu’accentuer son isolement. En 1874, il connaît un échec retentissant
avec Le Candidat. Four de son propre aveu, cette expérience théâtrale le laisse amer. Devant la
cabale des critiques multipliant les règlements de compte, Flaubert contre-attaque par le retrait de sa
pièce. Le 12 mars, il écrit à Sand : « Comme il aurait fallu lutter et que Cruchard a en horreur
l’action, j’ai retiré ma pièce sur 5 mille fr. de location ! tant pis ! »38. Un peu après cet épisode, à
l’heure de la ruine et du marasme psychologique et créatif, l’écrivain scande son ennui radical de
l’existence, celui-là même qui l’emportera quatre années plus tard : « Je suis raisonnable, je sors tous
les jours, je fais de l’exercice. Et je rentre chez moi las et encore plus embêté. Voilà ce que j’y gagne
»39.
La sociabilité problématique de Flaubert est étroitement liée à ses hésitations entre la vie et
l’Oeuvre. Prend-il Colet pour maîtresse qu’aussitôt il a le sentiment d’être menacé dans sa créativité,
met en avant sa personnalité solitaire, développe son culte de l’inaction. Et lorsqu’il trouve en
Leroyer de Chantepie et Sand des individus d’exception, à même de le comprendre et d’accepter
ses singularités, il se rend immédiatement compte de ce qui le sépare de l’humanité ordinaire, ce qui
l’incite à faire de l’écart une règle de pensée et de comportement. Avec leurs spécificités respectives,
les lettres à Colet, Leroyer de Chantepie et Sand sont des espaces de définition d’un devoir de
singularité et de créativité. Les complaintes d’un souffrant y affleurent, un idéaliste pour qui il s’avère
nécessaire de se séparer d’autrui et du monde pour mieux s’en rapprocher par la fiction.
35
(1 - S., 1er décembre 1871, Corr. IV, p. 424)
(1 - S., 26 février 1872, Corr. IV, p. 487)
37
(1 - S., 28 octobre 1872, Corr. IV, p. 600)
38
(1 - S., 12 mars 1874, Corr. IV, p. 780)
39
(1 - S., 27 mars 1875, Corr. IV, p. 917)
36
20
1.1 - Les différences de personnalités
Nous nous sommes rencontrés déjà plus que mûrs sous
le rapport du coeur, ô ma vieille amie, et nous avons fait
mauvais ménage comme les gens qui se marient vieux. (1 C., 7 novembre 1847, Corr. I, p. 480)
Flaubert cultive les disparités de caractère en lui-même comme dans sa relation à l’amante et
à l’amie. Il est l’homme des contrastes d’idées, des inégalités de sentiments et des divergences de
perceptions : un acteur de la dissemblance et de l’opposition. Son écriture épistolaire a des objectifs
variés selon qu’elle s’adresse à Colet, Leroyer de Chantepie ou Sand.
En 1846, Colet est une belle femme blonde de trente-six ans. Elle se consacre d’une plume
sans talent à la littérature. Mais sachant faire profiter les autorités critiques de sa généreuse
sensualité, Karr, Cousin, Hugo, Musset, Villemain, Champfleury, Vigny contribueront parmi d’autres
à lui donner ses lettres de noblesse. La Muse - comme se plaît à la surnommer Flaubert - est une
personnalité reconnue, aux « talents supérieurs » ajoute E. de Mirecourt40. Elle connaît la gloire
poétique dès 1842. A cette époque, il est encore dans l’ombre. Colet est une provençale habitant à
Paris. La Normandie est le berceau de l’écrivain résidant dans les environs de Rouen. Elle est mariée
et adultère. Il est célibataire et relativement chaste. Tout semble s’opposer à la rencontre de ces
deux personnalités, et pourtant l’histoire lie leur sort. Au début de l’été 1846, Flaubert, âgé de vingtquatre ans, fait la rencontre de Colet par l’entremise du sculpteur Pradier dont elle est le modèle. Ils
sont tous deux artistes et d’une beauté certaine. Réciproquement séduits, ils décident de se revoir.
Devenus amants, ils partagent ensemble quelques nuits d’amour, d’intenses moments d’ivresse, puis
une première séparation. Le 4 août, Flaubert regagne son domicile. Le soir même, il écrit à son
21
amante. Les soupirs et les images de bonheur se déploient sous sa plume, en marge toutefois d’une
première mise en garde. En l’espace de quelques phrases, une irrémédiable distance est creusée :
Ma mère m’attendait au chemin de fer. Elle a pleuré en me voyant revenir. Toi tu as pleuré
en me voyant partir. Notre misère est donc telle que nous ne pouvons nous déplacer d’un
lieu sans qu’il en coûte des larmes des deux côtés ! C’est d’un grotesque bien sombre. - J’ai
retrouvé ici les gazons verts, les arbres et l’eau coulant comme lorsque je suis parti. Mes
livres sont ouverts à la même place, rien n’est changé41.
L’écrivain mesure son incapacité à faire cohabiter sa liaison avec ses obligations familiales, ses
aspirations intellectuelles, son célibat. Et son austérité - caractère raisonné et raisonnable à l’extrême,
culte de la franchise déplaisante, pessimisme viscéral - ainsi que l’étrangeté de ses principes de vie
et de pensée sont à même de déconcerter plus d’une femme amoureuse.
Dès la première lettre à Colet, Flaubert met en avant froideur et sécheresse, égoïsme et dégoût du
dérangement42. Plus qu’il ne le fait avec Leroyer de Chantepie et Sand, il brandit à sa maîtresse ses
attributs psychologiques masculins les plus odieux. Il s’insurge en outre contre le caractère
consensuel de l’amour. La relation passionnelle le rabaisse au niveau du commun estime-t-il. Afin de
se défendre, il fait de son ego un rempart et assène à la Muse : « Plus haut ou plus petit je ne suis pas
un homme comme tout le monde; et il ne faut pas m’aimer comme on aime tout le monde »43. Cette
affirmation de soi n’est pas faite pour éteindre les revendications d’une femme fatiguée des absences
de son amant. Même les recommandations de Maxime du Camp n’ont pas raison de ses griefs
44
.
Reconnaissons-le avec Alfred Colling : « Flaubert est bien vis-à-vis d’elle ce chirurgien qui panserait
ses malades avec des gantelets de fer aux mains. Toutes les fois qu’il l’approche, il la déchire. Elle
recule et le rappelle »45. Mais l’essence du différend séparant les amants a peut-être une autre
origine.
Au moment où débute sa liaison avec Colet, Flaubert ne s’est pas débarrassé des scories de
son amour secret pour Elisa Schlésinger. La Muse, dont il connaît les libéralités sexuelles, constitue
un contre-modèle de ce fantôme idéalisé. Epris d’absolu féminin plus que de femme extravertie,
l’écrivain souffre des excès de la poétesse. A la permanence de ses sentiments pour Elisa, il oppose
la finitude programmée de sa liaison avec Colet. La chimère de Trouville fait écran à la mondaine
parisienne. A un rapport réel, Flaubert préfère une relation virtuelle entretenant ses fantasmes de
40
(240 - MIRECOURT, E. de, Louise Colet. Paris : Havard, 1857. - 88 p. - p. 25. - (Collection Les Contemporains))
(1 - C., 4-5 août 1846, Corr. I, p. 273)
42
(Ibid.)
43
(1 - C., 21 octobre 1846, Corr. I, p. 394)
44
(1 - Appendice III, 18 décembre 1846, Corr. I, pp. 819-820)
45
(105 - COLLING, A., G. Flaubert. Paris : Fayard, 1941. - 380 p. - p. 112)
41
22
jeunesse. De ses autres fréquentations passées - Gertrude et Henriette Collier, Eulalie Foucaud ou
les filles de l’amiral anglais - rien de très prégnant ne subsiste dans son esprit. Flaubert connaît une
phase d’abstinence prolongée dans sa post-adolescence. En 1844, une première crise nerveuse le
touche. L’année suivante, il achève la première version de L’Education sentimentale. Son père et
sa soeur décèdent en 1846, son ami intime A. Le Poittevin épouse L. de Maupassant (ce qu’il vit
comme le pire des abandons) sa nièce Caroline naît, il s’installe à Croisset. A la suite de ces
événements, son terrain psychologique est des plus fragiles. L’écrivain a davantage besoin
d’isolement (afin de faire le point sur lui-même et sur son écriture) que de passion. « ... toi, tu es
dévorante et exclusive » prévient-il Colet46. Ancré dans son huis clos avec sa mère et sa nièce, rivé
au souvenir de sa soeur et d’Elisa, l’écrivain de vingt-six ans ne peut ouvrir sa vie sur l’amour et
croire en l’avenir. Recevoir à Croisset lui est impossible. C’est pourquoi il prend soin de
programmer ses entrevues voluptueuses entre Paris et la Normandie. A Mantes, le plus souvent.
Distance et distanciation scellent cette relation. Femme de conquête, Colet est loin d’être
découragée. Sa fierté la pousse à rivaliser avec celui qui se dérobe à son autorité. Les
accusations
d’« infidélité » reviennent souvent dans ses propos. Sa jalousie façonne une
correspondance vengeresse. Le ton monte au fil des lettres. Ce qui n’est pas sans faire ironiser
Flaubert :
Voyons, dis-moi ce qu’il faut faire ? Veux-tu que je te dégoûte de moi ? que je me montre
bien ignoble, bien trivial, bien canaille et tellement repoussant qu’on n’y puisse plus revenir ?
C’est facile. Veux-tu que je te dise que je ne t’aime pas, que je suis fatigué de toi comme tu
l’es de moi ?... conseille-moi... je ferai tout ce que tu voudras47.
La suspicion conforte chaque jour davantage son assise dans ces procès-verbaux. Le 17 février
1847, une scène violente a lieu entre les deux amants. Colet pense que l’écrivain a partagé son
intimité avec Ludovica Pradier. Elle fait irruption dans sa chambre d’hôtel. Quelques heures plus
tard, cette indélicatesse lui vaut une crise d’épilepsie. L’épisode porte atteinte à leur liaison. Au bord
de la rupture, les amants entretiennent une correspondance difficile jusqu’en 1848. Plus ou moins
abstinente, cette étape relationnelle irrite Flaubert et blesse la Muse, désormais « vieille, fidèle et bien
platonique amie »48. Un événement précipite le dénouement tragique. Fruit de son aventure avec
Franc, un amant polonais, la grossesse de Colet49 achève le processus de mise à l’écart de l’«
46
(1 - C., 27 février 1847, Corr. I, p. 437)
(1 - C., 29 octobre 1846, Corr. I, p. 401)
48
(1 - Lettre de Colet à Gustave Flaubert , 9 novembre 1847, Corr. I, p. 484)
49
(1 - C., mars 1848, Corr. I, p. 493)
47
23
élément maîtresse » dans la vie de Flaubert. Hormis une lettre expéditive en août 1848, l’écrivain
rompt tout commerce avec la poétesse. En novembre 1849, il quitte la France pour l’Orient.
Ce départ anonyme bouleverse Colet. Elle s’en explique sur le mode exclamatif dans son
Mémento :
C’est aujourd’hui que Ferrat m’a dit que Gustave passerait par Paris pour aller s’embarquer
pour ce long voyage d’Orient. Il part sans m’écrire, sans me revoir, sans me dire ce qu’il a
fait de mes lettres et de mes souvenirs. Oh ! que c’est sombre, ces amours brisées à jamais,
et qui ne laissent pas de traces ! Pas de traces dans le coeur de l’homme, car, dans le mien,
les plaies ne se referment pas et restent éternellement saignantes ! - Quoi ! se peut-il que
deux êtres se soient aimés, sincèrement aimés, confondus l’un dans l’autre, et que l’un des
deux se détache ainsi, qu’il oublie tout, tout, mon Dieu ! de ces heures si belles50.
Prétendant 51 souhaiter mourir, la Muse restera séparée de Flaubert pendant quatre ans.
Ne pouvant se résoudre à l’oublier, elle le contacte dès son retour d’Egypte. L’écrivain
oppose quelques résistances à ses atermoiements. La Muse fait alors un examen de conscience. Elle
reconnaît ses torts :
Le soir, ouvert le paquet des lettres de Gustave. Emotion déchirante, larmes, regret, il
m’aimait. C’est ma faute, ou plutôt c’est celle de ma nature : s’aimer ainsi et ne pas se voir !
Brûler de désirs et ne jamais les satisfaire, cela se peut-il ? Il fallait son organisation
exceptionnelle pour s’y résigner. Moi, je souffrais trop; j’étais irritée, exagérée, peu
intelligente sur les moyens de le charmer52.
En dépit de cette lucidité, son instinct premier ne tarde pas à refaire surface. Il est plus que jamais
diamétralement opposé à celui de Flaubert. Lequel lui en fait part lors de leurs retrouvailles à l’hôtel
d’Angleterre le 26 juin :
Je serais un misérable de vous tromper, a-t-il répliqué. mais je ne puis rien pour votre
bonheur. Ni vous, ni une autre, rien ne m’attire. Je suis maître de mes sens, si je veux, durant
un an entier; depuis vous, je n’ai rien aimé; en voyage, (en) Egypte, j’ai vu des Almées : c’est
beau, c’est étrange, cela excite53.
Mais Colet ne retient que l’argument du charme dans cette déclaration. Elle exploite la faiblesse
sensuelle de l’écrivain. Flaubert cède - sans doute en mal de douceurs après sa parenthèse orientale.
Et les désaccords ne tardent pas à réapparaître.
Emma Bovary s’interpose aussitôt entre eux. La rêveuse normande requiert toute l’attention
de son créateur. La correspondance des deux amants prend l’allure d’un carnet de croquis et d’un
traité d’esthétique. L’idée de l’héroïne séduit davantage l’écrivain que la réalité de la Muse. Le 23
50
(1 - Appendices, II, Mémento du 28 octobre 1849, Corr. I, p. 809)
(1 - Appendices, II, Mémento du 4 décembre 1849, Corr. I, p. 809)
52
(1 - Appendices, II, Mémento du 23 juin 1851, Corr. I, p. 811)
51
24
octobre, il s’exclame : « Pauvre enfant ! Vous ne voudrez donc jamais comprendre les choses
comme elles sont dites ? »54 - ce qui est annonciateur d’une reprise des hostilités. Des rendez-vous
encore plus espacés qu’ils ne l’étaient auparavant sont fixés à Colet. Rencontrer son amante quatre
fois par an suffit à Flaubert. Et si jamais une partie de son roman reste inachevée, l’écrivain ne
s’embarrasse nullement de ses promesses. Il ajourne brutalement la rencontre. Le rapport à l’amante
se transforme en relation à une correspondante fantoche. La lettre amoureuse se transforme un
espace littéraire. La passion de l’art est substituée à celle de la femme. Colet s’accommode tant bien
que mal de cette situation. Bien qu’elle témoigne de certaines difficultés à interagir avec l’écrivain,
elle a conscience de sa personnalité exceptionnelle. Se sachant d’un talent inférieur au sien, elle
profite des dons de son amant pour réformer le style sans grâce de ses ouvrages. Plus ses signes de
faiblesse sont manifestes, plus Flaubert se montre ravi de lui apporter son soutien en redessinant
l’architecture d’une oeuvre ou en élaguant des idées. L’écart entre elle et lui n’est comblé que
lorsque les réquisitoires de l’amante se substituent à des signes de soumission littéraire. La
divergence des projet de vie s’estompe dans l’exercice de la domination stylistique. Mais les
accalmies occasionnées par ces séances de correction demeurent fugitives. L’estime a disparu.
Flaubert épingle chaque vice de forme sans économiser ses sarcasmes. Sa franchise attise le
caractère vindicatif de la Muse. Elle le place sur l’échafaud épistolaire, le voue aux gémonies de la
lettre pamphlétaire. L’hétérogénéité de leurs attentes relationnelles et intellectuelles ne cesse de
s’accuser. Comme le remarque Lévinas dans son approche phénoménologique de la relation, le sujet
aimant ne peut se résigner longtemps à s’investir dans l’Autre sans rien recevoir en retour :
« L’amour reste un rapport avec autrui virant en besoin; et ce besoin présuppose encore l’extériorité
totale, transcendante de l’autre, de l’aimé »55. Le conflit grandit. Colet pense à Flaubert. L’écrivain
est hanté par son oeuvre. La Muse rêve d’amour. L’homme de lettres est torturé par le style. La
poétesse est ancrée dans le présent et le futur. Le passé habite l’esthète. Ces antagonismes appellent
des constats déchirants.
Flaubert souligne lettre après lettre ce rapport de souffrance réciproque. Il est obsédé par l’idée de
péremption affective, ce que Colet conteste. Une pensée de Jankélévitch éclaire les motivations de
ce pessimisme relationnel :
L’amour sincère, tant qu’il est là, est éternel par définition, mais en fait il cessera un jour. (...)
Le tiers, le philosophe ironique qui le regarde, le sait provisoire; l’optique naïve de l’amant
53
(1 - Appendices, II, Mémento du 27 juin 1851, Corr. I, pp. 814-815 )
(1 - C., 23 octobre 1851, Corr. II, p. 6)
55
(310 - LEVINAS, E., Totalité et infini - Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 281)
54
25
qui en toute bonne foi se veut fidèle dément donc l’optique consciente du témoin qui sait la
vérité; l’amour fulgurant, bien différent en cela de la sereine amitié, cédera quelque jour à un
nouveau choix, à une nouvelle décision56.
Flaubert engage sa maîtresse à réorienter son engagement relationnel, ou bien à accepter de souffrir.
« Il y a un pacte entre nous deux, et indépendant de nous. N’ai-je pas fait tout pour te quitter ?
N’as-tu pas fait tout pour en aimer d’autres ? nous sommes revenus l’un à l’autre, parce que nous
étions faits l’un pour l’autre »57 lui soutient-il. Mais cette tolérance du malheur est mise en échec par
les velléités de la poétesse.
Devenue veuve et feignant des concessions, la Muse entame une politique de séduction accrue afin
que Flaubert l’épouse. Désespérée, elle transgresse dans les derniers mois de 1854 deux interdits
fondamentaux fixés de longue date par son amant : l’accès à la maison de Croisset et la rencontre de
Madame Flaubert. L’écrivain est révolté par ces audaces. Il considère cette intrusion dans sa sphère
privée comme une atteinte impardonnable à son équilibre vital. Le 6 mars 1855, il rompt avec elle :
J’ai appris que vous vous étiez donné la peine de venir, hier, dans la soirée, trois fois, chez
moi. Je n’y étais pas. Et dans la crainte des avanies qu’une telle persistance de votre part,
pourrait vous attirer de la mienne, le savoir-vivre m’engage à vous prévenir : que je n’y
serai jamais58.
De ce jour, Flaubert s’interdit des relations autres que des passades. Il se consacre à son oeuvre, ne
voulant plus connaître un trouble où, comme le remarque Jankélévitch, « l’énergie à tout moment
s’assoupit sur l’oreiller de la féminité; et à tout moment l’énergie quiddifiée, l’énergie « at home »,
l’énergie « sous le charme » maudit les filles-fleurs et les enjôleuses qui ont interrompu son
passionnant périple »59. Fatiguée de maudire la femme et la féminité, la dynamique créatrice de
Flaubert trouve une issue dans la séparation.
Nature du lien affectif, fréquence de la correspondance, éventail des sujets abordés, la relation
avec Leroyer de Chantepie met également en jeu la distance et la distanciation. L’épistolier ne
rencontre pas une seule fois son amie en l’espace de quinze années d’écriture intime et de quarantesix lettres. Leroyer de Chantepie a cinquante-cinq ans lorsqu’elle lui adresse, le 18 décembre 1856,
sa première lettre60. Au cours de ce premier contact, elle rapporte à l’écrivain (de vingt ans son
cadet) son admiration pour Madame Bovary, récemment publiée dans la Revue de Paris. En
56
(309 - JANKELEVITCH, V., Les vertus et l’amour (Traité des vertus II). Paris : Flammarion, 1986. - 402 p. - pp. 305-306 )
(1 - C., 21 août 1853, Corr. II, pp. 403-404)
58
(1 - C., 6 mars 1855, Corr. II, p. 572)
59
(309 - JANKELEVITCH, V., Les vertus et l’amour (Traité des vertus II), op.cit., p. 163)
60
(1 - Lettre de Leroyer de Chantepie à Flaubert, 18 décembre 1856, Corr. II, p. 654)
57
26
s’identifiant à cette héroïne, Leroyer de Chantepie tisse la trame de ses psychoses à fleur de lettre.
Souffrances et plaintes, agonies de l’âme et visions deviennent les leitmotive de sa correspondance.
Originaire d’Angers, Leroyer de Chantepie se plaint d’une existence sans saveur et d’une ville à
l’opéra disparu, de son embêtement radical et de ses accès de nihilisme. Seules les lettres de
Flaubert, Michelet et Sand (28 ans d’amitié entre 1836 et 1864) lui apportent un réconfort passager.
Une entente et un dialogue sur la vie et l’écriture est bâti dans la Correspondance sur cette assise de
solitudes et d’amertumes. Pour se distraire, Leroyer de Chantepie peine à écrire des nouvelles et des
romans destinés à des revues de modes ou des journaux régionaux. Cette différence de vocation ne
dérange pas outre mesure Flaubert. La grande complicité intellectuelle à laquelle il rêve sera
concrétisée avec Sand en 1863. En fait, c’est la personnalité malade de Leroyer de Chantepie qui
l’attire avant tout. Dès ses oeuvres de jeunesse, il se révèle intrigué par les pathologies de la bigote.
Dans Par les champs et par les grèves, l’écrivain sarcastique rapporte cet épisode mystique :
A Rosporden, par exemple, nous vîmes dans le cimetière une femme en prières qui nous en
rappela une autre que nous avions vue dans la cathédrale de Nantes. Elle était à genoux,
raidie, immobile, le corps droit, la tête baissée et regardant la terre avec un oeil fouilleur plein
de rage et de tristesse. Ce regard perçait la dalle blanche, entrait, descendait, pompait à lui
ce qu’il y avait dessous; celle de Nantes, au contraire, dont le teint était blanc comme la cire
des cierges, couchée de côté sur un prie-Dieu, la bouche ouverte dans l’extase, les yeux
portés au ciel, au delà du ciel, plus haut encore, avait l’âme partie au dehors. Toutes deux
priaient avec une aspiration démesurée (...) La première s’acharnait au néant, la seconde
montait à Dieu; ce qui était regret dans l’une était désir dans l’autre; et le désespoir de celleci si âcre qu’elle s’y complaisait comme à une volupté dépravée, et le désir de celle-là si fort
qu’elle en souffrait comme d’un supplice. Ainsi toutes deux tourmentées par la vie
souhaitaient d’en sortir : celle qui priait sur le tombeau, pour rejoindre ce qu’elle avait perdu;
celle qui priait devant la Vierge, pour s’unir à ce qu’elle adorait. Douleur, aspiration, prières,
mêmes rêves et quel abîme ! L’une pivotait sur un souvenir, l’autre gravitait vers l’éternité !61
Flaubert trouve en Leroyer de Chantepie le prototype même de la provinciale névrosée et
mélancolique : un idéal sujet d’étude et de dissection psychologiques. Le 13 décembre 1866, il lui
exprime sa compréhension et sa sympathie en regard de sa tristesse d’avoir perdu un animal
domestique :
Non, chère Demoiselle, je ne trouve pas ridicule votre douleur à propos de la perte d’un
petit chien. Qu’on aime une bête ou un homme (la différence n’est pas si grande), le beau est
d’aimer. Nous ne valons quelque chose que par notre puissance d’affection; c’est pour cela
que vous valez beaucoup. Je sympathise avec vous, n’en doutez pas, et bien que nous ne
connaissions pas nos visages, je vous considère comme une amie62.
61
(FLAUBERT , G., Par les champs et par les grèves In 21 - FLAUBERT, G., Voyages. Texte établi et présenté par René
DUMESNIL. Paris : Société Les Belles Lettres, 1948. - 2 vol. - t. 1, p. 282)
62
(1 - L.d.C, 13 décembre 1866, Corr. III, p. 577)
27
Leroyer de Chantepie est un être fragile et vulnérable pour qui l’épistolaire est catharsis. Flaubert est
ému par cette âme souffrante. Au tout début de leur amitié, il représente une écoute et un conseiller
pour cette vieille demoiselle isolée dans ses lectures. Peu à peu, il s’investira davantage dans cette
relation, acceptera le statut de consolateur 63, et embrassera cette femme dépressive par lettre
interposée. Flaubert et Leroyer de Chantepie, c’est la rencontre de deux solitudes, et comme
l’observe B. Beugnot : « l’épistolier, avant d’être un écrivain ou un artiste, est un artisan de soi. La
lettre invente des liens et des lieux intimes pour nier la solitude première d’où elle sourd; elle a,
comme souvent les mémoires, partie liée avec l’enfermement et la prison »64. Mais ce rapport à la
femme malade ne se réduit pas à une entente sur des problèmes existentiels. Esthète, Flaubert l’est
avec toutes ses correspondantes. Depuis le printemps 1855, il n’écrit plus à Colet. Et il ne
commencera à correspondre avec Sand qu’en 1863. Aussi éprouve-t-il le besoin de se raconter.
Car, selon Blanchot, « Ecrire, c’est entrer dans l’affirmation de la solitude où menace la
fascination »65, les lettres à Leroyer de Chantepie font retentir les tonnerres du style, de l’érudition et
du grand art romanesque. A cette monodie créatrice, l’amie répond par des lamenti religieux et des
angoisses de confession, des ennuis domestiques et des atermoiements moraux. A l’image de la
relation avec Colet, cette correspondance se caractérise par l’écart des personnalités et
l’hétérogénéité des discours en présence.
L’amitié de Flaubert et Sand débute le 31 janvier 1863 suite à une lettre louangeuse de
l’auteur de Lélia sur Salammbô. Le rapport épistolaire des écrivains débute dans la compréhension
et l’estime réciproques. Un fait confondant scelle cette entente. Sand et Flaubert reçoivent par
courrier l’un une plante sèche, l’autre une feuille d’arbre. La femme de lettres attribue à l’épistolier
l’expédition de ce présent 66. Ce dernier, ignorant aussi l’identité du destinateur de son fétiche, nie
pourtant toute responsabilité dans cet envoi67. Leur relation est frappée du sceau de cette générosité
anonyme que ne démentiront pas treize ans d’amitié.
La personnalité de Sand intrigue Flaubert. Son rapport à la masculinité est des plus singuliers.
Exceptionnelle nature féminine, elle est femme par le corps, homme par l’esprit, troubadour par la
sensibilité, mère par le coeur, maître par l’intelligence. Flaubert est attiré par cet écrivain au
63
(1 - L.d.C, 16 janvier 1866, Corr. III, p. 478)
(BEUGNOT, B., « De l’invention épistolaire : à la manière de soi » In 178 - BOSSIS, M., L’épistolarité à travers les siècles geste de communication et/ou d’écriture. Centre culturel international de Cerisy-la-Salle. Stuttgart, Franz Steiner Verlag (Edition),
1990. - p. 36)
65
(294 - BLANCHOT , M., L’espace littéraire. Paris : Gallimard, 1955. - 379 p. - p. 27. - (Collection Idées))
66
(1 - Lettre de Sand à Flaubert, 28 janvier 1863, Corr. III, p. 303)
67
(1 - S., 31 janvier 1863, Corr. III, p. 304)
64
28
pseudonyme bisexuel. Son amitié pour elle semble étrange car leurs trajectoires de vie divergent
sensiblement. Sand est une femme au passé ponctué de scandales littéraires et amoureux, l’auteur de
soixante-quinze romans au féminisme controversé. Flaubert est un ascète aux oeuvres rares ayant
sacrifié ses passions sur l’autel de l’écriture. Ce qui rassemble les écrivains, c’est un rapport
intellectuel aussi riche de différences que de tolérance. Sand est l’aînée de Flaubert, et leur
respectable différence d’âge - 17 ans - exclut a priori toute ambiguïté amoureuse. Exclusivité et
aliénation étant écartés, Flaubert ne se révèle jamais autant qu’avec Sand, la seule personne de son
entourage qui, bien que vivant en couple, demeure toujours disponible. C’est pourquoi il élimine les
éléments parasites lorsqu’il l’incite à lui rendre visite. « Quant aux encombrements qu’y peut
apporter le Beau Sexe, vous ne vous en apercevrez pas (soyez-en sûre), pas plus que les autres.
Mes petites histoires de Coeur ou de Sens ne sortent pas de l’arrière-boutique »68 lui écrit-il.
Flaubert et Sand font de la confrontation fraternelle de leurs différences la dynamique de leur
correspondance. La personnalité de l’homme de lettres - rêvant de lointains et cependant cloué à
son cabinet de travail - intrigue Sand. Elle ne comprend pas les motivations de son chemin de croix
esthétique, mais perçoit spontanément l’étendue de son génie. Goûtant en famille les délices du repos
et de la convivialité, elle essaie d’éloigner son ami du magnétisme fatal de l’écriture. Elle tente de
rompre sa vie de célibataire et lui vante les plaisirs du voyage. Difficilement, Sand lui arrache une
visite dans sa maison de Palaiseau. Plusieurs années passent cependant avant qu’il ne se rende à
Nohant.
Femme d’action, Sand prêche à l’ascète les vertus de la promenade, si salutaire à ses yeux pour
l’intellect. Epicurienne convaincue à la jeunesse jalonnée de liaisons, elle met tout en oeuvre pour que
Flaubert inscrive des parenthèses sensuelles dans sa vie monastique. Ce à quoi l’intéressé lui répond
en prétextant que l’écriture est ennemie de la divagation amoureuse. Et en regard de ses impatiences
créatives et de sa nervosité, Sand lui prêche une philosophie de la résignation. N’a-t-il pas
délibérément fait le choix de l’oeuvre au détriment de celui de la vie ? Les lettres de Flaubert
s’articulent autour des oppositions de caractère et de la complicité.
L’esthétique littéraire est un des premiers motifs discutés par les deux amis. Pour Sand, la
littérature a partie liée avec l’expression d’une affection personnelle. Il n’en est rien aux yeux de
Flaubert. Opposé au sentimentalisme, sa doctrine de l’impersonnalité conteste l’esthétique de la
confession. Mais jamais cette divergence de points de vue n’occasionne de propos blessants.
Seulement des mises au point ici et là - « Je l’ai bien relue dix fois (votre bonne lettre) et je vous
68
(1 - S., 5 mars 1867, Corr. III, p. 612)
29
avouerai que je ne suis pas sûr de la comprendre ? En un mot, que voulez-vous que je fasse ?
Précisez vos enseignements »69. Ainsi Flaubert et Sand ont-ils l’intelligence relationnelle de ne pas
faire de leurs différences des différends.
Enfin, chère maître, et ceci va répondre à votre dernière lettre, voici, je crois, ce qui nous
sépare essentiellement. Vous, du premier bond, en toutes choses, vous montez au ciel et de
là vous descendez sur la terre. Vous partez de l’a priori, de la théorie, de l’idéal. De là votre
mansuétude pour la vie, votre sérénité et, pour dire le vrai mot, votre grandeur. Moi, pauvre
bougre, je suis collé sur la terre comme par des semelles de plomb; tout m’émeut, me
déchire, me ravage et je fais des efforts pour monter. Si je voulais prendre votre manière de
voir l’ensemble du monde, je deviendrais risible, voilà tout. Car vous avez beau me prêcher,
je ne peux pas avoir un autre tempérament que le mien, ni une autre esthétique que celle qui
en est la conséquence. (...) Quant à laisser voir mon opinion personnelle sur les gens que je
mets en scène, non, non, mille fois non ! Je ne m’en reconnais pas le droit. (...) Et notez que
j’exècre ce qu’on est convenu d’appeler le réalisme, bien qu’on m’en fasse un des pontifes.
Arrangez tout cela !70
écrit l’épistolier à son amie. Dans cette correspondance, l’homogénéité des sentiments prévaut
toujours sur l’hétérogénéité des points de vue.
Comme Flaubert, Sand a eu sa vie durant un besoin d’absolu. En société, c’est une femme de coeur
et de sociabilité. Sur cette question, l’écrivain se révèle loin des conceptions de sa correspondante. Il
lui fait part de sa haine de l’humanité :
Vous n’êtes pas comme moi, vous ! vous êtes pleine de mansuétude. - Moi, il y a des jours
où la colère m’étouffe ! Je voudrais noyer mes contemporains dans les Latrines. Ou tout au
moins, faire pleuvoir sur leurs sales crêtes des torrents d’injures, des cataractes d’invectives.
Pourquoi cela ? Je me le demande à moi-même71.
En amour, Sand est une femme en quête de perfection. En littérature, un écrivain au flux d’écriture
jaillissant et indompté. Elle ne cultive pas le style comme Flaubert, et ne comprend rien à ses
lenteurs. Pas de plan et un impressionnant débit d’écriture chez l’une, une complexe architecture et
une difficile rédaction chez l’autre. C’est pourquoi les débats se révèlent souvent animés entre eux :
Vous m’attristez un peu, chère maître, en m’attribuant des opinions esthétiques qui ne sont
pas les miennes. Je crois que l’arrondissement de la phrase n’est rien, mais que bien écrire
est tout, parce que « bien écrire, c’est à la fois bien sentir, bien penser et bien dire »
(Buffon). (...) Ce souci de la beauté extérieure que vous me reprochez est pour moi une
méthode. Quand je découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes
phrases, je suis sûr que je patauge dans le faux. A force de chercher, je trouve l’expression
69
(1 - S., Fin décembre 1875, Corr. IV, p. 999)
(8 - FLAUBERT, G., Oeuvres complètes. - Edition nouvelle établie d’après les manuscrits inédits de Flaubert par la Société des
Etudes littéraires françaises contenant les scénarios et plans des divers romans, la collection complète des Carnets, les notes et
documents de Flaubert avec des notices historiques et critiques, et illustrée d’images contemporaines). Paris : Club de l’Honnête
Homme, 1971-1975. - 16 vol. - 615 pp. Lettre à Sand, 6 février 1876, t.15, p. 435)
71
(1 - S., 14 novembre 1871, Corr. IV, p. 411)
70
30
juste, qui était la seule et qui est, en même temps, l’harmonieuse. Le mot ne manque jamais
quand on possède l’idée72.
Entre les écrivains, l’opposition constructive structure le jeu relationnel et l’espace épistolaire.
Dans la Correspondance, la lettre se définit en fonction de la personnalité de la destinataire
et de la nature de la relation envisagée. Femme menaçante, Colet engage Flaubert dans l’écriture de
la lettre-rempart. Femme malade, Leroyer de Chantepie l’incite à celle de la lettre-thérapeutique.
Femme forte, Sand l’invite à faire de la lettre un forum de discussion. La personnalité de l’épistolier
s’expose de façon plus ou moins changeante au gré des discours à l’amante ou à l’amie.
1.2 - La complexité de l’écrivain
Je suis sûr d’avoir été, sous l’empire romain, directeur
de quelque troupe de comédiens ambulants, un de ces
drôles qui allaient en Sicile acheter des femmes pour en
faire des comédiennes, et qui étaient, tout ensemble,
professeur, maquereau et artiste. (1 - C., 4 septembre 1852,
Corr. II, p. 153)
Des fragments d’autoportrait parsèment les lettres de Flaubert. Ils éclairent la psychologie à
la fois une et multiple d’un homme riche de contradictions, soulignent ses dissociations comme ses
72
(8 - op. cit., Lettre à Sand, 6 février 1876, t.15, p. 443)
31
constantes de caractère, mettent en scène des pensées et des sentiments, des époques et des lieux.
L’écrivain met en question pour Colet sa difficulté à aimer dans la douceur : « Est-ce ma faute de ce
(que) tout mon être n’a rien de doux dans ses allures ? Je te l’ai déjà dit, j’ai la peau du coeur,
comme celle des mains, assez calleuse. Ca vous blesse quand on y touche. - Le dessous peut-être
n’en est que plus tendre »73. Envisagé dans sa globalité, cet autoportrait épistolaire manifeste une anormalité. Par la force de l’image, il légitime des attributs psychologiques singuliers, explique un
mode de vie marginal, met en visibilité un rapport particulier au monde.
Flaubert a souvent recours à l’antithèse pour rendre compte à sa maîtresse de ses
imperfections. En référence à la figure de l’homme grec, il lui exprime son fantasme d’être autre et de
transfigurer l’ordinaire en grandeur :
Tu me trouves beau; je voudrais être beau, je voudrais avoir des cheveux bouclés, noirs,
tombant sur des épaules d’ivoire, comme les adolescents grecs; je voudrais être fort, pur.
Mais quand je me regarde dans la glace et que je pense que tu m’aimes, je me trouve d’un
commun révoltant. J’ai les mains dures, les genoux cagneux et la poitrine étroite74.
Cette relecture du Moi au fil de l’Histoire est un procédé récurrent de la mise en image de l’identité
de Flaubert. Exténué, l’écrivain justifie par son âme barbare son impuissance avec l’amante «au
sang romain » :
... j’ai au fond de l’âme le brouillard du Nord que j’ai respiré à ma naissance. Je porte en
moi la mélancolie des races barbares, avec ses instincts de migrations et ses dégoûts innés de
la vie, qui leur faisait quitter leur pays comme pour se quitter eux-mêmes. Ils ont aimé le soleil
tous les barbares qui sont venus mourir en Italie, ils avaient une aspiration frénétique vers la
lumière, vers le ciel bleu, vers quelque existence chaude et sonore, ils rêvaient des jours
heureux pleins d’amours, juteux pour leurs coeurs comme la treille mûre que l’on presse avec
les mains. J’ai toujours eu pour eux une sympathie tendre comme pour des ancêtres. Ne
retrouvais-je pas dans leur histoire bruyante toute ma paisible histoire inconnue ? Les cris
de joie d’Alaric entrant à Rome ont eu pour parallèle, quatorze siècles plus tard, les délires
secrets d’un pauvre coeur d’enfant 75.
Pêcheur de perles, Flaubert l’est aussi lorsqu’il conteste les appréciations de Colet sur son talent. Il
procède à une métaphorisation marine pour lui représenter son ambition littéraire :
Moi, je suis l’obscur et patient pêcheur de perles qui plonge dans les bas-fonds et qui revient
les mains vides et la face bleuie. Une attraction fatale m’attire dans les abîmes de la pensée,
au fond de ces gouffres intérieurs qui ne tarissent jamais pour les forts. Je passerai ma vie à
73
(1 - C., 31 août 1846, Corr. I, p. 323), ( Une image semblable est présente In 1 - C., 10 août 1847, Corr. I, p. 465)
(1 - C., 11 août 1846, Corr. I, p. 290)
75
(1 - C., 13 août 1846, Corr. I, p. 300), ( Sur ce fantasme d’une origine antique, voir également In 1 - C., 14 décembre 1853,
Corr. II, p. 477 : « ... je crois qu’il y a en moi du Tartare, et du Scythe, du Bédouin, de la Peau-Rouge... »)
74
32
regarder l’océan de l’art où les autres naviguent ou combattent et je m’amuserai parfois à
aller chercher au fond de l’eau des coquilles vertes ou jaunes dont personne ne voudra76.
Mais Flaubert s’« imagine » fréquemment de façon plus conflictuelle. Il attribue les orientations
paradoxales de son écriture romanesque à sa dualité psychologique et sa schizophrénie esthétique :
Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de
gueulades, de lyrismes, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des
sommets de l’idée; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le
petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque
matériellement les choses qu’il reproduit; celui-là aime à rire et se plaît dans les animalités
de l’homme77.
En d’autres lettres, l’épistolier étaie sa haute idée de la vocation littéraire par l’image d’un être lié
corps et âme à l’écriture. Il s’agit du portrait de l’homme-système :
Ce que je fais aujourd’hui, je le ferai demain, je l’ai fait hier; j’ai été le même homme il y a
dix ans. Il s’est trouvé que mon organisation est un système. (...) Je suis un homme-plume. Je
sens par elle, à cause d’elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle 78.
Homme de « patience » et d’« étude », l’écrivain fait preuve d’une imagination fertile, « dalinienne »
avant la lettre, pour figurer à sa maîtresse son investissement dans Madame Bovary :
Je suis, en écrivant ce livre, comme un homme qui jouerait du piano avec des balles de
plomb sur chaque phalange. Mais quand je saurai bien mon doigté, s’il me tombe sous la
main un air de mon goût et que je puisse jouer les bras retroussés, ce sera peut-être bon. Je
crois, du reste, qu’en cela je suis dans la ligne79.
A l’heure de L’Education sentimentale, cette introspection devient plus ontologique. L’anatomiste
du coeur humain80 ne cesse de s’interroger sur le principe de réincarnation. Dans ses lettres à Sand,
il marque sa différence vis-à-vis de son amie quant à leur perception respective de la vie. N’ayant
pas comme elle l’oeil écarquillé sur l’existence et une permanente impression de découverte,
l’épistolier vit dans le passé et l’image de ce qui a été. Le fantasme de l’Orient structure la
description de ses vies antérieures :
Je n’éprouve pas comme vous ce sentiment d’une vie qui commence, la stupéfaction de
l’existence fraîche éclose. Il me semble, au contraire, que j’ai toujours existé ! et je possède
des Souvenirs qui remontent aux pharaons. Je me vois à différents âges de l’histoire très
nettement, exerçant des métiers différents et dans des fortunes multiples. Mon individu actuel
est le résultat de mes individualités disparues. - J’ai été batelier sur le Nil, leno à Rome du
temps des guerres puniques, puis rhéteur grec dans Suburre, où j’étais dévoré de punaises. 76
(1 - C., 7 octobre 1846, Corr. I, p. 378)
(1 - C., 16 janvier 1852, Corr. II, p. 30)
78
(1 - C., 31 janvier 1852, Corr. II, p. 42)
79
(1 - C., 26 juillet 1852, Corr. II, p. 140)
80
(1 - L.d.C, 19 février 1859, Corr. III, p. 16)
77
33
Je suis mort, pendant les Croisades, pour avoir mangé trop de raisins sur la plage de Syrie.
J’ai été pirate et moine, saltimbanque et cocher. Peut-être empereur d’Orient, aussi ? Bien
des choses s’expliqueraient si nous pouvions connaître notre généalogie véritable81.
Un tel homme ne saurait aimer et être aimé. Voilà pourquoi il déploie dans l’épistolaire des
représentations dissuasives de sa monstruosité naturelle. Dans le registre végétal, la noix de coco
symbolise l’hermétisme et la corruption de son coeur :
Il y a des gens qui ont le coeur tendre et l’esprit dur. J’ai au contraire l’esprit tendre et le
coeur âpre; comme le fruit du cocotier qui contient du lait enfermé dans des couches de bois,
on ne l’ouvre qu’avec la hache, et qu’y trouve-t-on souvent ? une espèce de crème
tournée82.
Flaubert met en scène les effets destructeurs de la passion. Il exprime sa peur de la sécheresse
créative en faisant appel à l’image du champignon : « Les gens qui méditent, c’est-à-dire les
champignons intellectuels qui se pourrissent à leur place, comme moi, font bien de temps à autre
d’approcher du feu. Ça leur fait jeter leur jus, ils n’en sont que plus secs après »83. Cette âpreté est
filée. Consumé par sa désillusion existentielle, l’épistolier se présente à sa maîtresse tel un charbon :
« Si je te semble si froid, c’est que j’ai bien brûlé déjà et qu’il n’est pas étonnant que le charbon ne
flambe plus si fort »84. Bûche, il l’est aussi lorsqu’il met en avant son désir de vie végétative. L’état
statique du morceau de bois est revendiqué comme l’attitude idéal pour se désengager d’une
existence douloureuse. « Si je n’avais peur du hachisch, je m’en bourrerais au lieu de pain, et si j’ai
encore trente ans à vivre, je les passerais ainsi, couché sur le dos, inerte, et à l’état de bûche »85
analyse-t-il.
Dans le répertoire des images aquatiques, Flaubert tisse des correspondances entre l’eau et
ses attributs intellectuels. La liquidité est tantôt perçue comme un danger et une corruption tantôt
comme un élément positif. L’écrivain représente son immobilisme grâce à elle : « Je suis comme ces
lacs des Alpes qui s’agitent aux brises des vallées (à ce qui souffle d’en bas à ras du sol); mais les
grands vents des sommets passent par-dessus sans rider leur surface, et ne servent au contraire qu’à
chasser la brume »86. La fréquentation de l’amante perturbe l’élément liquide, renfermé et pestilentiel
de la vie d’un ténébreux portant « au coeur le suintement vert des cathédrales normandes »87. En
81
(1 - S., 29 septembre 1866, Corr. III, p. 536)
(1 - C., 21 janvier 1847, Corr. I, p. 430)
83
(1 - C., 14 juillet 1847, Corr. I, p. 462)
84
(1 - C., 10 août 1847, Corr. I, p. 465)
85
(1 - C., 14 décembre 1853, Corr. II, p. 478)
86
(1 - C., 28 décembre 1853, Corr. II, p. 491)
87
(1 - C., 14 décembre 1853, Corr. II, p. 478)
82
34
août 1846, Flaubert mettait déjà sa maîtresse en garde : « La vieille lie a rebouilli, le lac de mon
coeur a tressailli. mais c’est pour l’océan que la tempête est faite ! - Des étangs, quand on les
trouble, il ne s’exhale que des odeurs malsaines »88. Métaphorisant son existence monotone et sans
relief, les occurrences de /Lac/ abondent dans ses lettres. Et l’idée même de paternité lui donne envie
de se suicider par noyade. Le 24 août, il avertit Colet : « cette idée seule (de l’enfant) me fait froid
dans le dos, et si pour l ’empêcher de venir au monde il fallait que j’en sortisse, la Seine est là, je m’y
jetterais à l’heure même avec un boulet de 36 aux pieds »89. Ce dégoût des « moutards »90
s’explique selon Lévinas par le fait que l’identification dans un Autre soi suppose que le moi de
l’homme « se dépouille de son égoïté tragique, retournant à soi, et, cependant, ne se dissout pas
purement et simplement dans le collectif »91 ce qui est loin d’être le cas de Flaubert. Entre
égocentrisme et haine de soi, l’écrivain ne peut adhérer à l’idée de donner la vie à un « Autre soi ».
« La paternité est une relation avec un étranger qui tout en étant autrui (...) est moi; une relation du
moi avec un soi qui cependant n’est pas moi. (...) Transcendance où le moi ne s’emporte pas,
puisque le fils n’est pas moi; et cependant je suis mon fils »92 précise le philosophe dans Totalité et
Infini. Flaubert veut assurer sa postérité par son oeuvre. L’oeuvre est une pensée qui perdure sans
être altérée par la société comme l’est un enfant. Ce en quoi l’écrivain s’oppose manifestement à la
doctrine platonicienne exposée dans Le Banquet : « C’est de cette manière (la paternité) que tout ce
qui est mortel se conserve, non point en restant toujours exactement le même, comme ce qui est
divin, mais en laissant toujours à la place de l’individu qui s’en va et vieillit, un jeune qui lui
ressemble »93. La paternité est du côté de la vie et non de la « mare stagnante »94 dans laquelle
Flaubert se débat. Le rapport avec l’amante, à une époque où la contraception n’est qu’un jeu de
hasard, se place dans l’orbite menaçante de la procréation. Soucieux, l’épistolier ne pense jamais
autant à Colet qu’en négatif. Et lorsqu’il prend connaissance - en 1852 - d’un retard de
menstruations (liquidité fatale), il clame par une combinaison de néologismes, d’images, de lexique
dysphorique et de négations absolues réitérées, tout l’abîme que lui laisse entrevoir son fantasme noir
de la paternité :
Voici trois semaines que je souffrais horriblement d’appréhensions : je ne dépensais pas à toi
d’une minute, mais d’une façon peu agréable. Oh ! oui, cette idée me torturait. J’ai eu des
88
(1 - C., 8-9 août 1846, Corr. I, p. 281)
(1 - C., 24 août 1846, Corr. I, p. 312)
90
(1 - C., 8 octobre 1846, Corr. I, p. 379)
91
(310 - LEVINAS, E., Totalité et infini - Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 233)
92
(Ibid., p. 250)
93
(319 - PLATON, Le Banquet. Traduction de E. CHAMBRY. Paris : Garnier-Flammarion, 1968. - p. 69)
94
(1 - C., 26 août 1846, Corr. I, p. 312)
89
35
chandelles devant les yeux deux ou trois fois, jeudi entre autres. Il faudrait tout un livre pour
développer d’une manière compréhensible mon sentiment à cet égard. L’idée de donner le
jour à quelqu’un me fait horreur. Je me maudirais si j’étais père. Un fils de moi, oh non,
non, non ! que toute ma chair périsse, et que je ne transmette à personne l’embêtement et les
ignominies de l’existence95.
Entre lac et menstruations, ses identifications à un liquide dégradé sont toujours des plus
symboliques. A l’image de celle-ci destinée à Colet : « Il est étrange combien toutes mes rigoles se
bouchent, comme toutes mes plaies se ferment et font digue vis-à-vis les flots intérieurs. Le pus
retombe en dedans. Que personne n’en sente l’odeur, c’est tout ce que je demande »96. Par cette
profession de foi négative, l’écrivain l’alerte des agitations portant préjudice à sa créativité. Il
s’identifie à l’élément laitier : « Je suis comme les jattes de lait : pour que la crème se forme, il faut les
laisser immobiles »97. La stagnation est soeur de la concentration dans son esprit. Il précise à la Muse
combien c’est dans l’écoulement difficile de l’inspiration que se constitue peu à peu son écriture : «
Moi, je suis comme les vieux aqueducs. Il y a tant de détritus aux bords de ma pensée qu’elle circule
lentement, et ne tombe que goutte à goutte du bout de ma plume »98. L’éloignement de sa table de
travail entame son moral : ses retrouvailles avec Colet obstruent ses jaillissements créatifs :
J’étais prodigieusement irrité et triste. Et puis je suis comme l’Egypte. - Il me faut pour vivre
la régulière inondation du style. Quand elle manque, je me trouve anéanti comme si toutes les
sources fécondantes étaient rentrées en terre, je ne sais où, et je sens, par-dessus moi,
passer d’innombrables aridités qui me soufflent, au visage, le désespoir99.
L’eau, c’est la libre circulation de l’idée, non entravée par la relation féminine. Aussi l’épistolier
propose-t-il à Colet :
J’ai de l’eau du Mississipi. Elle a été rapportée à mon père par un capitaine de vaisseau, qui
la lui a donnée comme un grand présent. Je veux, quand tu auras fait quelque chose que tu
trouveras beau, que tu te laves les mains avec, ou bien je la répandrai sur ta poitrine pour te
donner le baptême de mon amour 100.
En fait, Flaubert ne prête d’heureuses vertus à l’élément liquide que lorsqu’il évolue dans la sérénité
de Croisset, sait la Muse à distance, et ne voit pas son oeuvre en danger.
Tout un bestiaire d’images exprime dans la Correspondance ses traits de caractère et ses
impossibilités constitutives. Dès le début de sa relation avec Colet, l’écrivain met en exergue ses
95
(1 - C., 11 décembre 1852, Corr. II, p. 205)
(1 - C., début février 1847, Corr. I, p. 437)
97
(1 - C., 28 octobre 1853, Corr. II, p. 459)
98
(1 - C., 29 novembre 1853, Corr. II, p. 469)
99
(1 - C., 25 mars 1854, Corr. II, p. 540)
100
(1 - C., 13 août 1846, Corr. I, p. 299)
96
36
déséquilibres nerveux, ses désirs hystériques et son intolérance à la frustration. Entre 1846 et 1847,
les figures du styliste exalté et de l’homme sensuel dominent dans ses lettres. Il modalise sa libido à
travers des sèmes de /férocité/ : « Non, je t’embrasse, je te baise, je suis fou. Si tu étais là, je te
mordrais. (...) Oui, je me sens des appétits de bêtes fauves, des instincts d’amour carnassier et
déchirant »101. Flaubert emploie l’image du félin afin de figurer tantôt son impulsivité passionnelle
tantôt son inadéquation relationnelle. Autodépréciatif et sadomasochiste, il confie : « Moi, je suis
comme les tigres qui ont au bout du gland des poils agglutinés avec quoi ils déchirent la femelle.
L’extrémité de tous mes sentiments a une pointe aiguë qui blesse les autres, et moi-même aussi
quelquefois »102. Solitaire invétéré pour qui la relation féminine est heurt et blessure, il définit parfois
sa nature esseulée par l’image de l’oiseau : « Je ne suis pas le rossignol, mais la fauvette au cri aigre
qui se cache au fond des bois pour n’être entendue que d’elle-même »103.
L’image emblématique de l’ours104 consolide cette métaphorisation épistolaire d’une
sociabilité restreinte. L’écrivain revendique son isolement : « Je ne reçois aucune visite, je n’ai à
Rouen aucun ami. Rien du dehors ne pénètre jusqu’à moi. Il n’y a pas d’ours blanc sur son glaçon
du pôle qui vive dans un plus profond oubli de la terre »105. L’usage figuré du mot « ours » adjoint à
une comparaison de registre religieux matérialise pour Leroyer de Chantepie l’ampleur de son
instinctive sauvagerie :
Permettez-moi de vous dire que j’ai eu un moment de gaieté ce matin, en lisant une phrase
de votre lettre. Moi, « un homme du boulevard, un homme à la mode, recherché » ! Je vous
jure qu’il n’en est rien du tout, vous en seriez bien vite convaincue. Je suis au contraire ce
qu’on appelle un ours106.
La représentation de ces difficultés d’écriture mobilise dans les lettres à Colet un répertoire
animalier des plus symboliques. L’épistolier éclaire par ces attributs sa façon de travailler comme les
étapes de sa création. Il explique les bondissements de son inspiration en s’assimilant à un lièvre :
« je vais toujours par bonds et par sauts, d’un train inégal, et avec une continuité disloquée, à la
manière, un peu, des lièvres, étant un animal de tempérament songeur et de plume craintive » 107.
Flaubert met en lumière les aléas de l’écriture de Madame Bovary par l’image du crapaud : «
101
(1 - C., 8-9 août 1846, Corr. I, p. 282)
(1 - C., 25 février 1854, Corr. II, p. 526)
103
(1 - C., 8-9 août 1846, Corr. I, p. 284)
104
(1 - C., 31 janvier 1852, Corr. II, p. 42)
105
(1 - C., 26 août 1846, Corr. I , pp. 312-313)
106
(1 - L.d.C, 23 janvier 1858, Corr. II, - p. 794)
107
(1 - C., 25 mars 1854, Corr. II, p. 542)
102
37
C’est surtout dans les moments où je saigne par l’orgueil, que je sens grouiller en moi, comme une
compagnie de crapauds, un tas de convoitises vivaces »108.
Critique, il a toujours recours à des images expressives afin de rendre sensible ses intérêts ou ses
dégoûts. En novembre 1851, il s’avoue déprimé par l’écriture. et relate à Colet son indifférence à un
ouvrage de Bouilhet : « D’où vient cette glace de maintenant, impression si différente de l’autre ? Je
vous assure que tout cela ne m’excite nullement et que j’ai grande envie de devenir phoque »109.
Accablé par Madame Bovary, il s’entretient avec la Muse de sa sensibilité. Elle lui apparaît si
exacerbée qu’il la compare à un hérisson : « Elle s’émousse à tout bout de champ, s’use sur les
moindres niaiseries et, pour ne pas crever, je la roule ainsi sur elle-même et me contracte en boule,
comme le hérisson qui montre toutes ses pointes »110.
Homme à la sociabilité problématique, Flaubert fait appel à un vaste registre d’images afin de
représenter l’hétérogénéité de sa personnalité à la femme et à l’humanité. Il oppose l’unité de sa
maîtresse aux facettes de son caractère par une métaphore de la marqueterie :
Jamais par exemple je ne me fais la barbe sans rire, tant ça me paraît bête. Tout cela est fort
difficile à expliquer et demande à être senti. Tu ne le sentiras pas toi qui es d’un seul
morceau, comme un bel hymne d’amour et de poésie. Moi, je suis une arabesque en
marqueterie, il y a des morceaux d’ivoire, d’or et de fer. Il y en a de carton peint. Il y en a de
diamant111.
Ce motif de l’arabesque faite écrivain est un leitmotiv dans les lettres à Colet. Flaubert y exprime le
caractère tortueux de sa personnalité et de son écriture : « Ma volonté seule suit une ligne droite,
mais tout le reste de mon individu se perd en arabesques infinies. C’est un mal du diable pour
redresser toutes ces courbes, amincir ce qui est trop gros, et grossir ce qui est trop grêle »112.
Facettes, miroitements, scintillements dialoguent dans cette imagerie épistolaire avec le motif de la
liquidité précédemment évoqué. La personnalité de Flaubert est définie dans ses contradictions au
gré des éclairages changeants de l’inspiration, des intuitions lumineuses et des obscurités stylistiques.
L’écrivain représente sa rencontre avec la Muse comme la réunion d’éléments non miscibles :
Tu avais espéré le feu qui brûle, flambe, éclaire, envoie des clartés joyeuses, fait sécher les
boiseries humides, assainit l’air et redonne la vie. Hélas, je ne suis qu’une pauvre lampe de
nuit, dont la mèche rouge pétille dans une mauvaise huile toute pleine d’eau et de poussière.
Je m’étais dit : « Si faible que soit cette clarté, si tiède que soit ce rayon, ce sera toujours
108
(1 - C., 19 février 1854, Corr. II, p. 522)
(1 - C., 3 novembre 1851, Corr. II, p. 15)
110
(1 - C., 25 octobre 1853, Corr. II, p. 456)
111
(1 - C., 21 août 1846, Corr. I, p. 308)
112
(1 - C., 13 mars 1854, Corr. II, p. 532)
109
38
quelque chose pour cette pauvre âme. » J’aurais voulu éclairer un peu ta vie, la dorer d’une
teinte douce où le sentiment et l’esprit et le plaisir se seraient trouvés fondus à dose égale 113.
Flaubert assimile sa nature à la structure d’une malle de voyage. Il revendique l’ordre nécessaire
préexistant à sa vie et à son oeuvre : « Aussi moi, gardant chaque chose a sa place, je vis par
casiers, j’ai des tiroirs, je suis plein de compartiments comme une bonne malle de voyage, et ficelé
en dessus, sanglé à triple étrivière »114. Ce constat sur sa rigidité constitutive s’accompagne d’une
réflexion sur le carcan existentiel. Le 6 juin 1853, l’écrivain renoue avec une figure de construction
pour définir à Colet son architecture intérieure : « quand les pierres, à la fin, me tombent du coeur,
elles restent pour toujours à mes pieds et aucune force humaine ensuite, aucun levier n’en peut plus
remuer les ruines. Je suis comme le temple de Salomon, on ne peut plus me rebâtir »115. Colérique,
Flaubert convoque aussi dans ses lettres à Colet des images dépaysantes pour retrouver la sérénité.
Le fantasme de l’errance dans un Orient fabuleux lui permet de se ressourcer : « Il me faudrait de la
brise. J’ai besoin de voir des arbres à grande chevelure et de chevaucher sur une grand-route
d’Asie, en plein soleil, dans de la lumière rouge. De même qu’on prend des bains sans être sale, une
grande lessive intérieure me serait utile »116.
La clé du rapport de l’épistolier à l’image réside dans sa volonté de s’affranchir d’une
personnalité honnie. Distant et solitaire, conscient d’être un « « tout ondoyant et divers », cousu de
pièces et de morceaux, plein de contradictions et d’absurdités »117, esprit critique ayant l’audace de
se présenter à son amante « comme le macaroni au fromage qui file et qui pue » dont « il faut en
avoir l’habitude pour en avoir le goût » et auquel on se « fait à la longue, après que bien des fois le
coeur vous est venu aux lèvres »118, Flaubert se représente dans la Correspondance comme un
intellectuel si étranger à la vie, à lui-même et à autrui qu’il ne peut s’en rapprocher qu’à travers des
identifications fantasques et des substitutions fictionnelles.
113
(1 - C., 2 février 1847, Corr. I, p. 435)
(1 - C., 2 janvier 1854, Corr. II, p. 499)
115
(1 - C., 6 juin 1853, Corr. II, p. 347)
116
(1 - C., 15 janvier 1847, Corr. I, pp. 428-429)
117
(1 - C., janvier 1847, Corr. I, p. 426)
118
(Ibid., p. 427)
114
39
1.3 - Une dialectique de l’éloignement
Ménage tes cris; ils me déchirent. Que veux-tu faire ?
Puis-je quitter tout et aller vivre à Paris ? C’est
impossible. Si j’étais entièrement libre, j’irais; oui, car toi
étant là, je n’aurais pas la force de m’exiler, projet de
ma jeunesse et qu’un jour j’accomplirai. Car je veux
vivre dans un pays où personne ne m’aime ni me
connaisse, où mon nom ne fasse rien tressaillir, où ma
mort, où mon absence ne coûte pas une larme. (1 - C., 9
août 1846, Corr. I, p. 285)
Mettre au loin les problèmes, repousser le prévu, écarter l’hypothétique, transporter dans le
temps, se jouer d’un intervalle, déplacer dans l’espace, augmenter la distance, retarder une arrivée,
différer un départ, quitter un lieu et une personne, provoquer la séparation, instaurer l’absence, voilà
quelques-uns des enjeux traditionnels d’un homme dans sa relation avec une femme. Ces stratégies
sont celles de Flaubert dans ses lettres à Colet, Leroyer de Chantepie et Sand. Entre proximité dans
la séparation et présence absente, l’écrivain conjugue le détachement à tous les temps et à toutes les
personnes. Dès les premiers jours de sa liaison, il se place en marge du bonheur et des illusions. La
condition d’artiste explique une intégration difficile des notions de rapport à l’autre et de sociabilité
remarquent G. Falconnet et N. Lefaucheur :
L’artiste jouit d’un statut d’extra-territorialité par rapport à la morale conjugale : on admet
qu’il ne se marie pas ou qu’il se marie beaucoup, en tout cas qu’il ait beaucoup de femmes;
c’est même un des éléments de la « vie d’artiste ». (...) Créant, ayant donc l’ambition de ne
pas se satisfaire de la réalité présente, l’artiste peut s’en prévaloir pour ne pas se plier aux
coutumes et aux normes sociales. De plus, ses conquêtes sont aussi ses muses, ses
inspiratrices; il les séduit parce qu’il peut devenir célèbre et qu’elles-mêmes alors entreront
peut-être ainsi dans l’histoire (ou dans les journaux...). Génie connu ou méconnu, il est le
support rêvé pour la mystification des midinettes et des adolescentes. C’est le dernier vrai
séducteur de la société bourgeoise. (...) il masque l’existence des classes sociales en
personnifiant l’idéologie de la compétition, de l’élite, des dons naturels119.
Ainsi en est-il de la relation de Flaubert et de Colet. Amour peu désintéressé, le suivi stylistique de
l’écrivain est pour beaucoup dans la destinée littéraire de la poétesse - et a fortiori dans la durée de
leur liaison. Les amants demeurent à la fois très proches et absolument séparés. Le vocabulaire de
119
(234 - FALCONNET, G., LEFAUCHEUR, N., La fabrication des mâles. Paris : Seuil, 1975. - 186 p. - p. 64. - (Collection
Actuels))
40
l’épistolier porte les marques de cette déconstruction relationnelle systématique. Deux champs
lexicaux s’y opposent : la volupté et le travail.
Le 12 septembre 1846, l’usage de termes répondant d’une sémantique de la passion entre
en cooccurrence avec des qualifications négatives concernant un avenir hypothétique et un travail
nécessaire : « heureux (...) affection (...) amour (...) tiédeur exquise (...) songerie voluptueuse (...)
attraction » VS « travail (...) travaillons (...) finit (...) finira (...) affreusement triste (...) vigoureusement
ennuyé (...) soupçons (...) jalousies (...) aigreurs (...) brouilles (...) entêtement (...) méchant (...)
stupide ». Cette opposition se voit renforcée par des constructions intensives juxtaposées et duelles
- « trop bonne », « trop douce », « trop dévouée » VS « si égoïstes » et « si âpres » - mais
aussi
par
cette
construction « privative » : « quand même nous serions longtemps sans nous
voir, cela ne ferait rien ». Ces emplois et ses formes répondent du désir de Flaubert de formuler un
avertissement à sa maîtresse - l’écriture prime pour lui sur le plaisir :
Depuis six semaines environ que je te connais (expression décente), je ne fais rien. Il faut
pourtant sortir de là ! Travaillons, et de notre mieux ! Puis nous nous verrons de temps à
autre, quand nous le pourrons. Nous nous donnerons une bouffée d’air. Nous nous
repaîtrons de nous-mêmes à nous en faire mourir (...) puis nous retournerons à notre
jeûne120.
L’épistolier a soif d’isolement. Sa monade affleure dans chacune de ses propositions. Sa mise à
distance du tiers gênant explique le recours à des comparaisons signifiant son attachement à un lieu Croisset, à une activité - l’écriture, et à une dialectique - l’éloignement. Il fait appel à une
identification végétale in praesentia afin de mettre en relief les deux infinis entre lesquels il se situe « l’abîme » représentant sa sociabilité et l’appel du « large » symbolisant sa vocation :
As-tu vu quelquefois en te promenant sous les falaises, appendue au haut d’un rocher,
quelque plante svelte et folâtre qui épanchait sur l’abîme sa chevelure remuante ? Le vent la
secouait comme pour l’enlever et elle, elle se tendait dans l’air comme (pour) partir avec lui.
Une seule racine imperceptible la clouait sur la pierre tandis que tout son être semblait se
dilater, s’irradier à l’entour pour voler au large. Eh bien, que le vent plus fort un jour
l’emporte, que deviendra-t-elle ? Le soleil la séchera sur le sable, la pluie la pourrira en
lambeaux. Moi aussi je suis attaché à un coin de terre. A un point circonscrit dans le monde,
et plus je m’y sens attaché, plus je me tourne et me retourne avec fureur du côté du soleil et
de l’air121.
120
(1 - C., 12 septembre 1846, Corr. I, p. 336)
(1 - C., 29 août 1847, Corr. I, p. 468)
121
41
De retour du Proche-Orient, après avoir renoué un contact avec la Muse, l’épistolier emploie à
nouveau un vocabulaire réifiant afin de rabaisser la condition humaine à une succession d’états, de
transformations et d’atteintes douloureuses :
Un mot d’explication et ce sera tout ! J’aime à user les choses. Or tout s’use; je n’ai pas eu
un sentiment que je n’aie essayé d’en finir avec lui. Quand je suis quelque part, je tâche
d’être ailleurs. - Quand je vois un terme quelconque, j’y cours tête baissée. Arrivé au terme,
je bâille. - C’est pour cela que lorsqu’il m’arrive de m’embêter, je m’enfonce encore plus
dans l’embêtement. Quand quelque chose me démange, je me gratte jusqu’au sang, et je
suce mes ongles rouges122.
Usé par une amoureuse intransigeante, Flaubert tente en 1853 de l’écarter en l’incitant à s’intéresser
à Leconte de Lisle. Pour ce faire, il fait appel à des termes péjoratifs attribuant une extension
maximale au champ sexuel de Colet : usage de l’adjectif indéfini « tout » et expression globale d’une
totalité en incidence avec le substantif généralisant «monde ». L’emploi de la préposition « Par »
après le participe passé du verbe transitif « Passer » identifie en outre le corps de la Muse à un
espace de libre circulation : « mais tout le monde n’a pas passé par toi (ne t’inquiète pas de l’avenir,
va, tu resteras toujours la légitime), et je persiste à soutenir que si tu pouvais offrir à Leconte quelque
chose de beau et de violent, charnellement parlant, cela lui ferait (du) bien »123. En faisant preuve de
complicité sexuelle et d’adhésion au multipartenariat, Flaubert inscrit dans sa relation amoureuse la
proximité et l’éloignement. Polyphonique, son « cela lui ferait (du) bien » résonne en sous-main
énonciative d’un « cela te ferait (du) bien » et « cela me ferait (du) bien ». Cette bipartition
relationnelle est subordonnée à sa personnalité antithétique. L’écrivain est un pessimiste inconsolable.
Dès 1846, le champ lexical de l’isolement et de la disparition dialogue avec des tournures négatives
dans ses lettres à la Muse. Ainsi en est-il avec ces occurrences de « absences » et « seul » par deux
fois, de « mort » et de « personne » en association avec les structures « n’... rien », « n’... que »,
« ne ... pas », « n’... pas », « aucun » :
Oh ! non, c’est moi qui (suis) seul, qui l’ai toujours été. N’as-tu pas remarqué même l’autre
jour à Mantes deux ou trois absences où tu t’es écriée : « Quel caractère fantasque ! à quoi
rêves-tu ? » A quoi, je n’en sais rien mais ce que tu n’as vu que rarement est mon état
habituel. Je ne suis avec personne, en aucun lieu, pas de mon pays et peut-être pas du
monde. On a beau m’entourer, moi je ne m’entoure pas; aussi les absences que la mort m’a
faites n’ont pas apporté à mon âme un état nouveau mais l’ont perfectionné, cet état. J’étais
seul au dedans, je suis seul au-dehors124.
122
(1 - C., 31 décembre 1851, Corr. II, p. 24)
(1 - C., 21 août 1853, Corr. II, p. 402)
124
(1 - C., 13 septembre 1846, Corr. I, pp. 338-339)
123
42
L’hétérogénéité est une des clés de la relation et de l’écriture féminines de Flaubert. Engagé avec la
Muse, ce motif connaît des prolongements significatifs dans les lettres à Leroyer de Chantepie et
Sand. Le 25 novembre 1872, l’épistolier fait une déclaration d’importance à son « Chère Maître ».
La répétition binaire de l’adjectif « seul » y entretient une parenté certaine avec celle du précédent
extrait :
Je m’étais mal expliqué. Je n’ai pas dit que je méprisais « le sentiment féminin », mais que la
femme, matériellement parlant, n’avait jamais été dans mes habitudes, ce qui est tout
différent. J’ai aimé plus que personne - phrase présomptueuse qui signifie « tout comme un
autre, et peut-être même plus que le premier venu ». Toutes les tendresses me sont connues.
« Les orages du coeur » m’ont versé « leur pluie ». Et puis le hasard, la force des choses fait
que la solitude s’est peu à peu agrandie autour de moi, et maintenant, je suis seul, absolument
seul125.
En corrélation avec l’affirmation de cette solitude, la proximité dans la séparation est exprimée dans
la Correspondance à travers des discours sur la différence.
L’interrogation de Flaubert sur son étrangeté et son originalité a partie liée avec l’analyse de
son huis clos personnel. L’écrivain évoque à Colet son « âpreté » - leitmotiv de son autocritique s’il
en est : « La différence que j’ai toujours eue, dans les façons de voir la vie, avec celle des autres, a
fait que je me suis toujours (pas assez, hélas !) séquestré dans une âpreté solitaire d’où rien ne
sortait »126. Il enracine son isolement et son rejet de la femme dans sa jeunesse. Agé de 25 ans, il
avoue trouver son équilibre dans la séparation physique et la proximité épistolaire :
... j’en suis venu, il y a déjà longtemps, à reconnaître que pour vivre tranquille il faut vivre
seul et calfeutrer toutes ses fenêtres, de peur que l’air du monde ne vous arrive. Je garde
toujours malgré moi quelque chose de cette habitude. Voilà pourquoi j’ai, pendant plusieurs
années, fui systématiquement la société des femmes. Je ne voulais pas d’entrave au
développement de mon principe natif, pas de joug, pas d’influence. J’avais fini par n’en plus
désirer du tout. Je vivais sans les palpitations de la chair et du coeur, et sans m’apercevoir
seulement de mon sexe127.
Le 10 octobre 1846, par l’emploi de termes de séparation, d’isolement et de différence, et une
comparaison explicite entre lui et un «semblable » dissemblable, il s’interroge à nouveau sur son
principe de distanciation :
Ne te semble-t-il pas quelquefois qu’il y a des vues si tristement grotesques qu’on voudrait
mourir pour n’en pas garder la mémoire ? - Chose étrange chez moi ! Est-ce un effet de
l’orgueil, est-ce un résultat de l’isolement de plus en plus grand au milieu duquel je vis, mais
parfois en regardant un homme je me demande s’il est bien vrai que ce soit là mon semblable; et
125
(1 - S., 25 novembre 1872, Corr. IV, p. 611)
(1 - C., 18 septembre 1846, Corr. I, p. 349)
127
(Ibid.)
126
43
quand je m’interroge, que je cherche entre lui et moi les points de ressemblance possible, je
trouve entre nous deux une différence plus grande que si nous habitions deux planètes
séparées128.
Flaubert place son altérité au coeur du débat épistolaire. Proche d’autrui par ambition mais non dans
les faits, séparé en et en dehors de lui-même, l’épistolier problématise ses rapports humains, cette
asocialité viscérale qui toujours lui a dicté des attitudes de retrait : « Je n’ai jamais éprouvé, pour
vivre, la nécessité de la compagnie de personne. Le désir, oui; mais le besoin ? »129. Les atteintes de
la maladie consolident son inclination à la solitude. Victime d’un anthrax, il entérine cette stratégie
relationnelle déviante : « J’étudie avec conscience cet art compliqué qui vous apprend la manière de
se débarrasser du prochain. Le prochain d’ailleurs me gène peu et je n’en vois guère »130.
Cinq ans plus tard, en 1852, Flaubert est au coeur des affres rédactionnelles de sa scène du bal
(Madame Bovary). Epuisé physiquement et moralement, il ne supporte que les visites de Bouilhet
afin de mettre au clair certains problèmes épineux ralentissant l’avancée de son travail. Il fait
remarquer à son amante combien « Entre deux coeurs qui battent l’un sur l’autre, il y a des abîmes. Le néant est entre eux, toute la vie, et le reste. - L’âme a beau faire, elle ne brise pas sa solitude. Elle marche avec lui. On se sent fourmi dans un désert et perdu, perdu »131. Cette oeuvre en cours,
Flaubert est loin de l’inclure dans la communauté et de mettre en perspective la sympathie d’un
lectorat. Il oppose son projet artistique aux attentes vulgaires du public :
Le point d’appui nous fait défaut, à tous, littérateurs et écrivailleurs que nous sommes. A quoi
ça sert-il ? A quel besoin répond ce bavardage ? De la foule à nous, aucun lien. - Tant pis
pour la foule, tant pis pour nous, surtout. - mais comme chaque chose a sa raison, et que la
fantaisie d’un individu me paraît aussi légitime que l’appétit d’un million d’hommes et qu’elle
peut tenir autant de place dans le monde, il faut, abstraction faite des choses, et
indépendamment de l’humanité qui nous renie, vivre pour sa vocation, monter dans sa tour
d’ivoire et là, comme une bayadère dans ses parfums, rester, seul(s), dans nos rêves132.
Par ces propos, l’épistolier signifie à la Muse combien il évolue dans la littérature comme dans un
espace parallèle à la vie.
Les revendications amoureuses de Colet brisent cette relation privilégiée. Flaubert n’est
jamais aussi désespéré que lors de ces troublantes intrusions féminines mettant à mal sa production
romanesque. Aussi prend-il soin d’«épistolariser » autant que possible sa liaison. Ce qui lui permet
de fouiller dans la psychologie et d’aiguiser ses instruments d’analyse romanesque. Privilégiant
128
(1 - C., 10 octobre 1846, Corr. I, p. 382)
(1 - C.,11-12 décembre 1847, Corr. I, p. 488)
130
(1 - C., Fin décembre 1847, Corr. I, p. 491)
131
(1 - C., 8 mai 1852, Corr. II, p. 87)
129
44
l’intellectuel sur le matériel, il se sépare implicitement de sa maîtresse en interposant entre elle et lui
l’écran de la lettre. Effaré par l’affairisme de ses contemporains, il en profite pour méditer sur
l’hypocrisie sociale :
Eh bien, oui, je deviens aristocrate, aristocrate enragé, sans que j’aie, Dieu Merci, jamais
souffert des hommes et que la vie pour moi n’ait pas manqué de coussins, où je me calais
dans des coins, en oubliant les autres. Je déteste fort mes semblables et ne me sens pas leur
semblable. - C’est peut-être un monstrueux orgueil, mais diable m’emporte si je ne me sens
pas aussi sympathique pour les poux qui rongent un gueux que pour le gueux. Je suis sûr
d’ailleurs que les hommes ne sont pas plus frères les uns aux autres que les feuilles des bois
ne sont pareilles. - Elles se tourmentent, voilà tout. Ne sommes-nous pas faits avec les
émanations de l’univers ? La lumière qui brille dans mon oeil a peut-être (été) prise au foyer
de quelque planète encore inconnue, distante d’un milliard de lieues du ventre où le foetus de
mon père s’est formé 133.
Dans la Correspondance, la réflexion de Flaubert sur la sociabilité et l’altérité est riche
d’enseignement sur la singulière économie psychique et relationnel de l’artiste.
L’épistolier apporte d’autres définitions de sa différence dans ses lettres à Leroyer de
Chantepie. La relation sympathique minorant ses doléances, elles sont moins développées que dans
la correspondance à Colet. L’écrivain ne se justifie pas avec son amie le 23 janvier 1858. Il expose
sa personnalité par une identification religieuse - « Je vis comme un moine; quelquefois (même à
Paris) je reste huit jours sans sortir. Je suis en bonnes relations avec beaucoup d’artistes, mais je
n’en fréquente qu’un petit nombre »134 - ou à un nomade le 8 octobre 1865: « Vous me parlez de la
solitude intellectuelle où vous vivez ! Moi aussi je connais cela ! Je passe de longs mois aussi seul
qu’au milieu du désert, et ne croyez pas qu’à Paris même les gens sympathiques foisonnent »135.
Flaubert trouve son équilibre dans les marges de la sociabilité. Achevant un chapitre de L’Education
sentimentale en janvier 1867, il exprime à Sand le recueillement mêlé d’excitation qui est le sien
lorsqu’il compose. L’image du désert - élément symbolique de cet Orient visité dans les années
1849-1850 - est convoqué pour délimiter l’espace de la proximité à soi-même en relation avec celui
de la séparation avec le monde136. Si l’écrivain aime à observer, il évite autant que possible
l’interaction. Haïssant le peuple, sa vulgarité et son inertie, il s’avoue indifférent aux effets
dévastateurs d’un orage de grêle à Rouen : « Je suis peu sensible à ces infortunes collectives.
Personne ne plaint mes misères. Que celles des autres s’arrangent ! Je rends à l’humanité ce qu’elle
132
(1 - C., 24 avril 1852, Corr. II, pp. 76-77)
(1 - C., 26 mai 1853, Corr. II, p. 335)
134
(1 - L.d.C, 23 janvier 1858, Corr. II, p. 794)
135
(1 - L.d.C, 8 octobre 1865, Corr. III, p. 461)
136
(1 - C., 12 janvier 1867, Corr. III, p. 591)
133
45
me donne : indifférence. Va te faire foutre, troupeau; je ne suis pas de la bergerie ! » . Ce rejet du
137
commun concerne jusqu’à ses intimes. Nul n’est épargné par ce détachement mordant. En regard
d’une invitation omise de son frère, l’écrivain formule à la Muse ce jugement : « Mais ces braves
gens (peu braves gens), qui sont la banalité même, ne comprennent guère et n’aiment guère
conséquemment les non-ordinaires »138. Il médite combien la proximité et la compréhension familiales
sont souvent lettres mortes.
Entre isolement choisi et mise à l’écart subie, sa sensibilité nerveuse contribue à le dé-sociabiliser. R.
Dumesnil constate sur cette fragilité :
Depuis que Du Camp révéla (dans ses Souvenirs littéraires, publiés par la Revue des Deux
Mondes de juin 1881 à octobre 1882, et cette même année chez Hachette) « l ’épilepsie »
de Flaubert, un grand nombre d’études ont paru sur le sujet. Il ne peut, semble-t-il, s’agir
d’épilepsie vraie, car l’aura se prolongerait pendant plusieurs minutes et le malade ne perdit
jamais entièrement conscience « même quand il ne pouvait plus parler », écrit-il à Colet.
Deux médecins (Hardy, médecin de l’hôpital Saint-Louis, et plus tard Fortin, voisin de
l’écrivain) le traitent, l’un de « vieille femme hystérique », l’autre de « grosse fille hystérique ».
(...) Flaubert observa très soigneusement ses crises et tira parti de ces observations. Il
déclara même que du point de vue littéraire, sa maladie lui avait été utile139.
Proche de la femme par sa constitution nerveuse, séparée d’elle par son sexe, Flaubert est un
homme en rupture d’identité. C’est la raison pour laquelle il établit dans ses lettres à l’amante et à
l’amie des correspondances entre féminité et masculinité.
Les nuits sont noires comme de l’encre, et un silence m’entoure, pareil à celui du Désert. La sensibilité s’exalte démesurément dans un pareil milieu. J’ai des battements de coeur
pour rien. Chose compréhensible, du reste, dans un vieil hystérique, comme moi. - Car je
maintiens que les hommes sont hystériques comme les femmes et que j’en suis un140
confie-t-il à Sand. Cette assimilation est récurrente. Elle contribue à rapprocher l’homme de lettres
de ses correspondantes. Le 1er janvier 1869, Flaubert fait part à Sand d’une désignation féminine lui
ayant été faite lors d’un séjour dans la capitale :
On m’a trouvé à Paris « frais comme une jeune fille », et les gens qui ignorent ma biographie
ont attribué cette apparence de santé à l’air de la campagne ! Voilà ce que c’est que les
idées reçues ! Chacun a son hygiène. Moi, quand je n’ai pas faim, la seule chose que je
puisse manger, c’est du pain sec. - Et les mets les plus indigestes, tels que des pommes à
cidre, vertes et du lard, sont ce qui me retire les maux d’estomac. Ainsi de suite. Un homme
qui n’a pas le sens commun ne doit pas vivre d’après les règles du sens commun141.
137
(1 - C., 12 juillet 1853, Corr. II, p. 381)
(1 - C., 2 juillet 1853, Corr. II, p. 374)
139
(115 - DUMESNIL, R., La vocation de G. Flaubert. Paris : Gallimard, 1961. - 267 p. - p. 65. - (Collection Vocations))
140
(1 - S., 12 janvier 1867, Corr. III, p. 591)
141
(1 - S., 1er janvier 1869, Corr. IV, p. 3)
138
46
La féminité est pour lui une façon supplémentaire de cultiver sa marginalité.
Entre satisfaction et amertume, la distance de Flaubert vis-à-vis d’autrui éclaire par un
répertoire d’images symboliques sa culture relationnelle de la proximité dans la séparation. Si
l’homme est au coeur de ses romans, il ne l’est pas dans sa vie, et si la femme est un interlocuteur
privilégié dans la Correspondance, elle ne l’est pas toujours (voire jamais pour Leroyer de
Chantepie) de visu. Lévinas remarque combien « le rapport avec Autrui n’annule pas la séparation. Il
ne surgit pas au sein d’une totalité et ne l’instaure pas en y intégrant Moi et l’Autre. (...) le rapport
entre Moi et l’Autre commence dans l’inégalité de termes, transcendants l’un par rapport à
l’autre »142 avant de préciser : « L’extériorité de l’être ne signifie pas, en effet, que la multiplicité soit
sans rapport. Seulement le rapport qui relie cette multiplicité ne comble pas l’abîme de la séparation,
il la confirme »143. Peintre des possibles, amant et ami aussi réel que chimérique, Flaubert pratique
l’épistolaire sur le mode de la relation imaginaire et de la présence absente.
V
Au dix-neuvième siècle, le jeune épistolier apprend dès l’école primaire à mettre en scène
une communication médiate et à pratiquer la comédie des apparences. L’usage épistolaire entretient
dès lors des affinités singulières avec la personnalité de Flaubert. Fuites relationnelles et alibis
créatifs, assiduité d’écriture et effacement physique, fautes d’attention et manques affectifs structurent
les lettres à l’amante et à l’amie. L’écrivain y interroge sans cesse le motif de la présence absente.
Dans Epistolarity : approaches to a form, J. Altman observe comment la médiation épistolaire
procède de l’intention alternative de combler ou d’accroître cette situation paradoxale : « Given the
letter’s function as a connector between two distant points, as a bridge between sender and receiver,
the epistolary author can choose to emphasize either the distance or the bridge »144. La lettre
flaubertienne repose sur ces prises de contact et ces interruptions grâce auxquelles l’intimité
relationnelle est modulée. L’écrivain est acteur et victime de cet équilibre instable. Il néglige sa
destinataire en retardant l’écriture d’une lettre ou s’insurge d’une réponse tardive, s’amuse ou s’irrite
à imaginer l’accueil qui va être fait à un de ses courriers. Il convoque à cette fin un vaste réseau
d’images.
142
(310 - LEVINAS, E., Totalité et infini - Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 281)
(Ibid., p. 328)
144
(176 - ALTMAN, J.-G., Epistolarity : approaches to a form. Columbus : Ohio state university press, 1982. - 235 p. - p. 13)
143
47
« Lieu de mouvance infinie » , la lettre fait de l’image un point de connexion entre le réel et
145
l’imaginaire, le quotidien et l’exceptionnel. Dans les lettres à Colet, l’image est mémoire affective et
serment amoureux. Afin d’apaiser les récriminations de sa maîtresse, la promesses de visite est un
topos affectionné par Flaubert. « Ce mois-ci je t’irai voir. Je te resterai un grand jour entier. Avant
quinze jours, douze même, je serai à toi »146 promet-il. Par l’intermédiaire d’une construction
paratactique et d’un lexique intensif, il confère à la rencontre esquissée un caractère d’éternité - les
adjectifs « grand » et « entier » sont cooccurrents à « jour » - et d’urgence - l’emploi de la
préposition « avant » est associé à la mention d’adjectifs numéraux cardinaux décroissants « quinze »
et « douze ». En août 1846, les promesses de bonheur sont encore plus vigoureuses. Par la réunion
sémantique des /larmes/ de sa maîtresse avec ses /sourires/ et sa /joie/, l’opposition de
dénominations corporelles et de desseins sensuels, Flaubert parvient à la fois à se rendre présent aux
yeux de sa maîtresse et à rendre présente cette dernière dans son imaginaire amoureux. L’efficacité
de ce témoignage de séduction lui permet de conclure par l’affirmation désolée d’une distance
nécessaire :
A trente-trois lieues de distance, je ne peux pas essuyer les larmes qui coulent de tes bons
yeux; tu ne peux pas voir mes sourires quand je reçois tes lettres, ni la joie sans doute qui
doit être sur mon visage quand je pense à toi ou quand je regarde ton portrait, ton portrait
avec ses longues papillotes caressantes, celles-là mêmes qui m’ont passé sur les joues et que
mes lèvres ont mordillonnées. De moi à toi, il y a trop de plaines, de prairies et de collines
pour que nous puissions nous voir147.
Flaubert attribue aux mots un pouvoir de reconstruction du réel amoureux. L’épistolaire est riche
pour lui d’une représentation du désir partagé. Il oppose pour ce faire le cadre spatio-temporel de la
séparation à l’espace de la lettre réunificatrice. Entre l’« ici » de Croisset et le « là-bas » du rendezvous amoureux, il confère à sa liaison l’aura imagée d’un conte des mille et une nuits :
Tu veux venir ici, mon héroïne - c’est par une nuit semblable qu’il ferait bon te recevoir. Je
me figure ta tête et ta gorge nue éclairées par l’astre pâle. Je vois tes yeux briller dans
l’ombre bleue. Sais-tu que ce serait royal et magnifiquement beau ? toi faisant 60 lieues pour
passer quelques heures dans le petit kiosque de là-bas... mais à quoi bon songer à de
pareilles folies148.
145
(185 - CENTRE D’ÉTUDES DES CORRESPONDANCES DES XIXE ET XXE SIÈCLES - UPR 422 DU C.N.R.S, « La
convocation de l’image dans la correspondance » In : Autour de George Sand, mélanges offerts à George LUBIN. Faculté des
lettres et sciences sociales, Université de Brest : novembre 1992. - 248 p. - p. 225)
146
(1 - C., 4-5 août 1846, Corr. I, p. 276)
147
(1 - C., 31 août 1846, Corr. I, pp. 321-322)
148
(1 - C, 2 septembre 1846, Corr. I, p. 324)
48
A l’acmé du désir fantasmatique succède la chute dans un réel impossible. L’écriture amoureuse de
Flaubert apprivoise tous les antagonismes de l’absence. Médium d’une disponibilité future et
toujours ajournée, la lettre est ce par quoi la Muse et lui se rencontrent dans leurs souhaits et leurs
désirs149. Ainsi l’image du rêve a-t-elle un place prépondérante dans cette correspondance.
La communication du désir met en jeu une temporalité. Du présent jussif de l’imaginaire au futur
chargé de la réalisation charnelle, Flaubert conjugue l’amour à tous les temps : « Adieu ma toute
chérie, rêvons-nous cette nuit encore. Nous nous aurons demain. Tu sais comme je t’embrasse »150.
L’image d’une incapacité à combler la tristesse de la séparation s’allie souvent à l’évocation poétique
d’un geste réparateur. Mais cette représentation d’une présence absente n’est pas toujours comprise
: « Quand je suis auprès de toi je peux d’une caresse effacer tes larmes, mais à 30 lieues de distance
le baiser que je t’envoie se glace dans l’air et tu ne l’aperçois pas sur mes lettres quand il arrive »151.
Relation féminine et écriture épistolaire se fécondent l’une l’autre dans la formulation d’un
conditionnel érotique. La projection mentale de l’écrivain dans un ailleurs sexualisé est
prépondérante dans les lettres à la Muse. Expression d’une joie ou d’une réminiscence physiques,
Flaubert y affectionne les évocations d’isolement sensuel et d’étreintes. Il reconstruit les désirs
passés de sa maîtresse : « Il y a 15 jours encore tu ne m’envoyais que les caresses de ta pensée
avec toutes les voluptés que tu pouvais trouver dans tes phrases ... »152. Flaubert traduit cette
mémoire relationnelle à travers un large éventail de métaphores. Il confie à la Muse les pérégrinations
voluptueuses de son esprit : « combien je trouve de douceur dans ton souvenir ! Si tu savais
combien de fois par jour ma pensée voltige sur toi, se pose sur tes seins, se balance au bout de tes
cheveux, s’éclaire au feu humide de tes yeux »153. L’écrivain se montre manifestement plus attaché au
souvenir de sa maîtresse qu’à sa réalité. Evasion privilégiée, la présence de l’amante absente est
magnifiée par l’image de la femme nue et prédatrice :
Je suis plein de toi. Mon linge sent ton odeur. Le souvenir de ta personne, demie-nue, un
flambeau à la main, et m’embrassant dans le corridor, m’a poursuivi hier toute la journée, à
travers mes autres souvenirs, qui s’envolaient de tous les buissons de la route, au
balancement de la diligence154.
La métaphorisation épistolaire de la relation supplée à la relation réelle. La lettre devient un prétexte
à l’exaltation de l’imaginaire féminin. « Je t’aime bien va, je t’aime encore, toujours, ton souvenir a
149
(1 - C., 4-5 septembre 1846, Corr. I, p. 327)
(1 - C., 6 septembre 1846, Corr. I, p. 333)
151
(1 - C., 13 octobre 1846, Corr. I, p. 384)
152
(1 - C., 25 octobre 1846, Corr. I, p. 399)
153
(1 - C., 17 novembre 1846, Corr. I, p. 408)
150
49
pour moi une douceur charmante où ma pensée se berce dans un hamac, balancé par une brise
tiède. - J’espère que demain je recevrai de toi quelques pages »155 assure l’épistolier à Colet. Mais
l’affrontement demeure inévitable. Objective, l’amante ne peut comprendre cette complaisance à la
distanciation et au souvenir, cet ancrage dans l’aboli, cette impossibilité à construire le futur de leur
liaison. L’écrivain lui explique sa philosophie de l’impermanence par la blessure des deuils vécus :
Oh non ! je ne me force pas à me détacher de tout lien, à me séparer de toute affection. mais
ce sont eux qui me quittent d’eux-mêmes, comme des noeuds qui se relâchent et se dénouent
sans qu’aucune main y touche. Combien n’ai-je-pas eu déjà d’amours, d’enthousiasmes,
d’amitiés profondes et de sympathies vivaces que j’ai vu fondre comme neige ! Je me
cramponne au peu qui me reste. J’ai pleuré les morts, j’ai pleuré les vivants et j’ai ri de pitié
sur la vanité de mes meilleurs sentiments et de mes croyances les plus pures, mais je ne jette
pas à la porte ceux qui veulent me rester dans mon isolement enneigé156.
En 1852, l’épistolaire est à Flaubert ce que la lanterne magique est à Proust : un kaléidoscope de
pensées et de fantasmes mettant en scène le réel et l’imaginaire. Le 2 mai, l’écrivain avoue à la Muse
: « Tu vis dans l’arrière-boutique de mon coeur et tu sors le dimanche »157. Le 9 juin, cette
représentation de l’amour le mène à la frontière de la déraison : « Tu te les rappelleras nos 48 heures
de Mantes, ma chère. Ça a été de bonnes heures. Je ne t’ai jamais tant aimée ! J’avais dans l’âme
des océans de crème. Toute la soirée ton image m’a poursuivi comme une hallucination »158. Entre
présence et absence, l’image féminine est un dérivatif à l’ennui et à l’angoisse. Le 22 novembre,
l’épistolier voit ses difficultés de rédaction159 adoucies à la pensée de la Muse : « J’ai ainsi, parmi les
haltes de mon travail, ta belle et bonne figure, comme des temps de repos. Notre amour, par là, est
une espèce de signet que je place d’avance entre les pages, et je rêve d’y être arrivé de toutes
façons »160 . L’influence positive de l’image de Colet est filée de lettre en lettre. Flaubert lui rend
hommage : « Tu te trouves en moi à une place spéciale et qui n’a été occupée par personne. Toi
absente, elle resterait vide »161. Le rêve de la rencontre intime est associé au rêve littéraire.
Ah ! je te désire bien, va, et il me tarde d’être à la conclusion de ce livre, qui pourrait bien à
la longue amener la mienne. J’ai envie de te voir souvent, d’être avec toi. Je perds souvent
du temps à rêver mon logement de Paris, et la lecture que je t’y ferai de la Bovary, et les
soirées que nous passerons 162
154
(1 - C., 9 août 1853, Corr. II, p. 389)
(1 - C., 7 décembre 1846, Corr. I, p. 413)
156
(Ibid.)
157
(1 - C., 2 mai 1852, Corr. II, p. 88)
158
(1 - C., 9 juin 1852, Corr. II, p. 102)
159
(Madame Bovary)
160
(1 - C., 22 novembre 1852, Corr. II, p. 180)
161
(1 - C., 11 décembre 1852, Corr. II, p. 206)
162
(1 - C., 6 avril 1853, Corr. II, p. 296)
155
50
déclare-t-il à Colet. A la fois écran et interface de son oeuvre, cette relation épistolaire éclaire ses
passions irréductibles. Il envisage avec nostalgie l’amante absente : « Si tu savais combien de fois je
te regarde travaillant sur ta petite table, dans ton cabinet, et avec quelle impatience j’aspire à
l’époque où nous serons réunis ! » 163. Profondément déprimé, il convoque toujours avec un grand
empressement son amour fantôme. Ecoeuré par la lenteur de son travail, il se réfugie par la pensée
dans l’enceinte charnelle féminine. Il se « presse » contre sa maîtresse164. Il l’embrasse et l’étreint165.
Dans les lettres à Sand et Leroyer de Chantepie, la métaphorisation de la présence absente
éclaire non plus un conflit entre amour et écriture mais bien davantage une attention à l’autre. « Il me
semble que le visage d’un ami me sourit quand j’aperçois votre bonne grosse écriture »166 avoue
l’écrivain à Leroyer de Chantepie. A ce travail de la mémoire articulé autour de l’image de la
correspondante se conjugue parfois l’évocation de son portrait. Flaubert réclame à Sand ce présent
symbolique de leur grande amitié : « Il me serait bien doux d’avoir votre portrait pour l’accrocher à
la muraille dans mon cabinet, à la campagne, où je passe souvent de longs mois tout seul. La
demande est-elle indiscrète ? »167. Cette représentation de la présence absente prend des dimensions
considérables dans les dernières années de la Correspondance. Le 3 mars 1870, les disparitions, la
ruine matérielle, les difficultés d’écriture font regretter à l’écrivain la compagnie du « Chère Maître » :
« J’ai fait ce matin, au milieu de la souffrance intense qui m’étouffait, une foule de réflexions
amèrement grotesques. - Et personne à qui parler ! - personne qui sente comme vous ! »168.
L’épistolier sanctionne son impossibilité à entrer en relation :
Il me semble que je deviens un fossile, un être sans rapport avec la création environnante. Je
ne demanderais pas mieux que de me rejeter sur une affection nouvelle. Mais comment ?
Presque tous mes vieux amis, officiels, pensent à leur petit commerce tout le long de l’année,
à la chasse pendant les vacances, et au whist après leur dîner. Je n’en connais pas un seul qui
soit capable de passer avec moi un après-midi à lire un poète169.
« ... je vois fort peu de monde. D’ailleurs, qui fréquenter ? La Guerre a creusé des abîmes »170
poursuit-il. Rescapé de la société post-communarde, Flaubert se définit comme un homme absent à
la vie : « Dans mes loisirs, je ne fais pas autre chose que de songer à ceux qui sont morts. -
163
(1 - C., 2 juillet 1853, Corr. II, p. 373)
(1 - C., 12 septembre 1853, Corr. II, p. 430)
165
(1 - C., 28 décembre 1853, Corr. II, p. 490)
166
(1 - L.d.C, 15 juin 1859, Corr. III, p. 26)
167
(1 - S., 29 août 1863, Corr. III, p. 304)
168
(1 - S., 3 mars 1870, Corr. IV, p. 168)
169
(1 - S., 21 mai 1870, Corr. IV, p. 190)
170
(1 - S., 3 février 1873, Corr. IV, p. 642)
164
51
Et je vais vous dire un mot bien prétentieux, personne ne me comprend ! J’appartiens à un autre
monde. Les gens de mon métier sont si peu de mon métier ? »171.
« Songer » / « personne », présent / absent sont des mots, des états et des notions
entretenant une correspondance intime chez un homme aliéné à son Oeuvre et brisé par la vie. Dans
les lettres à Colet, l’épistolier exprime l’impossible coexistence de l’épanouissement amoureux et de
la vocation littéraire, dans celles à Leroyer de Chantepie et Sand, il met en question l’irréductibilité
de l’intellectualisme et de la sociabilité. La lettre assume les rôles de cahier de doléances et de scène
imaginaire, de médium d’outre-tombe et de commerce de fantômes. Les variations opérées par
Flaubert dans la convocation de son image et de celle de la femme se révèlent parties prenantes
d’une mise en abyme de l’évasion épistolaire.
V
A longueur de lettres et toutes correspondantes confondues, quels que soient les problèmes
se posant à lui (relationnels et financiers, physiques ou intellectuels), Flaubert porte en lui un «sang
de voyageur »172, un instinct de fuite, des mélancolies migratrices aux couleurs de lumière et de soleil.
Harassé et en quête d’ailleurs, il se réclame tour à tour « renégat, camaldule, pirate »173, ou
brahmane174. Il se ressource par des changements de rôle et des échappées dans les Indes ou en
Chine, à Rhodes ou à Smyrne, en Japon ou en Espagne, dans des pays calmes ou sauvages.
L’« immobiliste » a des envies récurrentes de voyages. La lettre à l’amante et à l’amie lui permet de
laisser libre cours à son imaginaire itinérant.
Dès le début de sa liaison avec Colet, Flaubert exprime son pessimisme relationnel par une
réflexion sur la temporalité mélancolique du voyage. Pour lui, le voyage est pareil à une relation
féminine. C’est une expérience passagère de découverte, une période de transition incertaine, un
espace-temps ouvert sur la rupture. Il lie ces motifs par le trait d’union du bonheur fugitif :
Mais pourquoi faut-il que toute joie m’apporte une peine ? Je pense déjà à notre séparation,
à ta tristesse. (...) Vis-à-vis de tout ce que j’ai eu de bon je fais comme les Arabes qui à un
jour de l’année se tournent encore du côté de Grenade et regrettent le beau pays où ils ne
vivent plus175.
Prédominance dans son rapport amoureux de la pulsion de Thanatos sur celle de l’Eros, Flaubert fait
part à sa maîtresse de son désir de « faire n’importe quoi, pour sortir au moins, ne fût-ce qu’en rêve,
171
(1 - S., 2 décembre 1874, Corr. IV, p. 894)
(1 - L.d.C, 29 août 1862, Corr. III, p. 243)
173
(1 - C., 12 septembre 1846, Corr. I, p. 335)
174
(1 - C., 30 janvier 1847, Corr. I, p. 432)
175
(1 - C., 12 août 1846, Corr. I, p. 295)
172
176
de l’affreux milieu où l’on étouffe »
.
52
L’évasion psychique est un paramètre déterminant dans son
rapport à la vie et à l’art. Il constate son inadéquation à l’argent et esquisse sa tentation de fuir les
responsabilités : « comme je ne serai jamais propre à gagner deux liards, je m’en irai vivre dans
quelque coin où il y ait du soleil, ce qui me tiendra lieu d’habit »177. Déçu par l’absence d’énergie de
ses contemporains, Flaubert s’évade comme Emma dans ses lectures. Il célèbre l’ailleurs mythifié
des Lapons, de l’Inde ou de l’Australie 178. Il fait référence à l’Orient, cet ultime foyer de forces
vives :
Ah ! ces bons Turcs ! ces vieux Bakaloum ! comme je les aime ! Quels souhaits je fais pour
eux ! J’y pense sans cesse. Que ne puis-je reprendre mon tarbouch, quitter mon prépuce, et
courir par tout Stamboul en criant : « Allah ! Allah ! Emsik el Daroud ! (au nom de Dieu ! au
nom de Dieu ! prenez vos armes !) ». Je sens à ces pensées comme une brise du désert qui
m’arriverait sur la figure. j’y pense sans cesse179.
Afin d’échapper à la démocratisation de la société, l’épistolier, plus que jamais réactionnaire,
rapporte à Leroyer de Chantepie sa fascination pour la liberté des Bédouins 180. Meurtri par la vie, il
se réfugie dans un imaginaire idéalisé où correspondent son détachement intérieur et son idée des
pays méditerranéens. « J’ai l’idée que je retournerai plus tard en Orient, que j’y resterai et que j’y
mourrai. J’ai d’ailleurs, à Beyrouth, une maison toute prête à me recevoir. Mais je n’en finirais plus si
je me mettais à vous parler des pays du soleil »181. Dans cette opposition du rêve à la réalité,
Flaubert se représente davantage en homme de pensée qu’en homme de fait. Contemplatif, il aime
à voyager dans l’Histoire pour s’affranchir de son époque : « le musée Campana et le jardin
d’Acclimatation. On peut là rêver, pendant de longues heures, à des époques disparues et à des
pays lointains »182.
Les lettres à Sand - davantage inscrites dans une chronologie d’événements dramatiques que
ne le sont celles à Colet et Leroyer de Chantepie - véhiculent nombre de représentations de ce
refuge dans la fiction. Au Chère Maître, Flaubert définit sa volonté contradictoire de voyager et de
travailler : « J’aurais besoin de voir du bleu ou de travailler avec fureur »183. Au coeur des horreurs
de la guerre de 1870, il a plus que jamais conscience de cette séparation intérieure. En rupture avec
l’actualité, ses convictions politiques achoppent contre les exactions de ses contemporains. Il signifie
176
(1 - C., 12 septembre 1846, Corr. I, p. 336)
(1 - C., 20 septembre 1846, Corr. I, p. 354)
178
(1 - C., 14 août 1853, Corr. II, p. 394)
179
(1 - C., 26 septembre 1853, Corr. II, p. 442)
180
(1 - L.d.C, 18 mai 1857, Corr. II, p. 719)
181
(1 - L.d.C, 12 décembre 1857, Corr. II, p. 785)
182
(1 - L.d.C, 14 avril 1862, Corr. III, p. 212)
183
(1 - S., 31 août - 1er septembre 1869, Corr. IV, p. 96)
177
53
à Sand son désir de s’évader de la barbarie : « Oh ! si je pouvais m’enfuir dans un pays où l’on
n’entende pas le tambour, où l’on ne parle pas de massacre, où l’on ne soit pas obligé d’être citoyen
! mais la terre n’est plus habitable pour les pauvres mandarins ! »184.
Flaubert appartient à cette espèce d’homme qui, aux dires d’A. Manguel, « au lieu de voir le
monde en direct, préfère scruter les mots sans vie sur une page imprimée ou se réfugier dans les
chimères de la pensée plutôt que dans l’environnement immédiat »185. Critique, Colet reproche à
l’écrivain de vivre « en brahmane, dans une absorption suprême, et humant, les yeux clos, le parfum
de ses songes »186. Elle ne peut comprendre cette personnalité évasive et paradoxale se cloîtrant
dans son cabinet de travail. Dans les lettres à l’amante et à l’amie, le voyage est relation : report et
rapport à un ailleurs, réciprocité et exclusivité de soi à autrui, culture ou rejet de la différence. Et la
relation est voyage. Elle implique une analyse interpersonnelle, un éloignement puis un retour
identitaires, un transport du Je dans le Tu, une croisade contre l’égocentrisme, un lieu de passage
dans lequel se constitue l’être, un développement et une progression de la personnalité, une migration
de l’esprit à l’horizon de la différence. Cette dialectique de l’éloignement est mise en oeuvre par un
vocabulaire de la proximité et de la séparation, un répertoire d’images de la présence absente et des
représentations d’évasion. La Correspondance met ainsi en question les procédés d’écriture de
Flaubert.
184
(1 - S., 27 novembre 1870, Corr. IV, p. 264)
(297 - MANGUEL, A., Une histoire de la lecture. Paris : Le Grand Livre du Mois, 1998. - p. 350)
186
(1 - C., 21 septembre 1853, Corr. II, p. 433)
185
54
2. L’écriture intime à l’épreuve du style
... la lettre en exil ne cesse de revenir à ses terres
littéraires, comme nos fictions ne cessent de venir se
ressourcer au commerce épistolaire. (181 - CORNILLE, J.-L.,
L’amour des lettres ou le contrat déchiré. Manheim : édition Mana 1985
- 304 p. - p. 14)
L’épistolaire flaubertien repose sur l’ambiguïté de la littérarité - travail romanesque ou non
sur le langage - et de l’oralité - reproduction en différé d’une conversation. Il mobilise des pôles
énonciatifs, assigne un rôle aux embrayeurs et une valeur aux déictiques, convoque des types de
discours narratif ou descriptif, explicatif et argumentatif. Les mouvements de la pensée y sont
exprimés sur les modes de l’assertion et de l’interrogation, de l’ordre et de l’exclamation.
L’économie syntaxique et la structuration thématique de ces lettres se jouent de l’écart par rapport à
l’ordre canonique par un travail sur les variantes emphatiques. Et le nihilisme de l’épistolier est
médiatisé par des usages particuliers de la négation corrélative ou réduite à un seul élément.
2.1 - Les pôles de l’énonciation
Le langage, consiste dans le rapport avec un être qui
dans un certain sens, n’est pas par rapport à moi; ou, si
l’on veut, qui n’est en rapport avec moi que dans la
mesure où il est entièrement par rapport à soi... (310 LEVINAS, E., Totalité et infini - Essai sur l’extériorité. Paris : Librairie
Générale Française, 1971. - 343 p. - p.71 - (Collection Biblio Essais, Le
Livre de poche))
La parole épistolaire se construit autour d’une personne, d’un espace et d’un temps
déterminés. La communication s’établit de façon mouvante au gré des locuteurs, des formes de
contact, des destinataires, de la situation générale d’expression, du contenu sémantique des énoncés,
du registre de langue et de la stylisation du message1. Les embrayeurs d’énonciation sont essentiels
1
(Voir 274 - CULIOLI, A., Pour une linguistique de l’énonciation. Gap : Ophrys, 1991. - (Collection L’homme dans la langue))
55
dans l’affirmation de soi, et la déixis fait le lien entre l’épistolier et ses correspondantes, l’espace et le
temps2.
V
Les embrayeurs sont des mots dont les différentes coordonnées énonciatives font varier le
sens. Autrement dit, selon D. Maingueneau,
On appelle embrayeurs des unités linguistiques dont la valeur référentielle dépend de
l’environnement spatio-temporel de leur occurrence. (...) Cette catégorie recouvre en
particulier les personnes linguistiques (Je-Tu), les démonstratifs (ce livre, cela, etc.), les
temps du verbe (passé, présent, futur)3.
Dans la Correspondance, ces éléments confrontent un destinateur (Flaubert) et des destinataires
(Colet, Leroyer de Chantepie et Sand). Destinateur et destinataires sont les acteurs du discours
épistolaire. Leur présence est matérialisée par l’intermédiaire d’une série de signes, de formes
verbales et de pronoms personnels. La dialectique du « je » et du « vous » délimite les frontières
identitaires du dialogue épistolaire. Par le « je », Flaubert s’affirme dans son être. Par le « tu » et le
« vous », il pose dans l’énoncé la présence de sa correspondante. L’amante et l’amie sont
implicitement invitées à devenir le sujet d’une énonciation-réponse : le « tu » n’est jamais qu’un autre
« je » à l’énonciation en devenir. Comme le souligne E. Benveniste : « Ce qui en général caractérise
l’énonciation est l’accentuation de la relation discursive au partenaire... Cette caractéristique pose ce
qu’on peut appeler le « cadre figuratif de l’énonciation »4. Ce cadre est malmené par Flaubert.
L’épistolier articule la plupart de ses énoncés autour de son « Je ». Il est très préoccupé de lui-même
et met en visibilité son narcissisme à travers les embrayeurs5. Par l’emploi réitéré des marques de
personne, il modalise un acte de parole qui - s’il est illocutoire car adressé à une destinataire - est
avant tout porteur d’un effet de sens égocentré. A Colet, il formule son dépit de la voir installée par
sa faute dans une relation souffrante : « Vous me navrez de tristesse à vous voir si malheureuse, et
quand je pense que c’est moi qui en suis la cause, moi ! moi ! »6. Sous couvert de l’expression
triomphante de l’Ego, les croisements des pronoms personnels « vous » et « je » illustrent une tension
de l’énoncé entre locuteur et allocutaire.
2
(Voir 280 - KLEIBER, G., SCHNEDECKER, C., TYVAERT, J.-E., La continuité référentielle. Paris : Klincksieck, 1997. - 228 p.)
(282 - MAINGUENEAU, D., Les termes clés de l’analyse du discours. Paris : Seuil, 1996. - 93 p. - p. 33)
4
(284 - BENVENISTE, E., « L’appareil formel de l’énonciation ». Langages, mars 1970, n° 17. - p. 17)
5
(Voir 277 - GRIMBERG, H., La phase métonymique de l’énonciation. Saint-Mandé : H. Grimberg, 1998. - 61 p.)
6
(1 - C., 11-12 décembre 1847, Corr. II, pp. 486-487)
3
56
L’embrayeur construit les autoportraits épistolaires de Flaubert . Traumatisé par ses rides,
7
ses clous et sa myopie, l’écrivain accuse sa dégradation physique. Il adresse à la Muse cette analyse
tournant en cercles concentriques autour de son « Je » :
Je n’ai eu que deux ou trois années où j’ai été entier (de dix-sept à dix-neuf ans environ).
J’étais splendide, je peux le dire maintenant, et assez pour attirer les yeux d’une salle de
spectacle entière, comme cela m’est arrivé à Rouen, à la première représentation de Ruy
Blas. Mais depuis, je me suis furieusement détérioré. Il y a des matins où je me fais peur8.
Afin de se décrire à Leroyer de Chantepie, Flaubert mobilise une série d’embrayeurs pour conférer
à sa déclaration une tonalité d’expression des plus intimes : « j’ai trente-cinq ans, je suis haut de cinq
pieds huit pouces, j’ai des épaules de portefaix et une irritabilité nerveuse de petite maîtresse. Je suis
célibataire et solitaire »9. Ce « Je » exprime une fragilité et une part de féminité.
Avec sa maîtresse, l’épistolier use de nombreuses précautions de langage quand il aborde la question
de ses relations féminines. Son Ego prédomine dans des évocations où la femme n’est qu’un arrièreplan rêvé, un prétexte à la réminiscence. A Colet, il rapporte une expérience passée - faisant sans
doute référence à Henriette Collier - dans laquelle les embrayeurs véhiculent une nostalgie dynamisée
par l’opposition entre présent et imparfait : « J’agitais au gré de ma parole tout ce beau coeur où il
n’y avait rien que du pur. - Je la vois encore couchée sur son oreiller rose et me regardant, quand je
lisais, avec ses grands yeux bleus »10. Flaubert confère à l’épistolaire l’apparence d’un confessionnal
dans cette énonciation à la forte charge affective. Les embrayeurs posent son identité et ses attentes,
ses goûts et ses dégoûts. Aussi avoue-t-il son excentricité à Colet l’été même de leur rencontre : « Je
suis avant tout l’homme de la fantaisie, du caprice, du décousu. J’ai songé longtemps et très
sérieusement (ne va pas rire, c’est le souvenir de mes plus belles heures) à aller me faire renégat à
Smyrne »11. L’usage de l’italique traduit ici dans l’énonciation le décalage social de l’écrivain. Ce
procédé récurrent 12 accentue la singularité du Je flaubertien. L’épistolier traverse les extrêmes de la
vie. Esprit curieux de tout et pourfendeur des médiocrités, il fait entendre à l’amante et à l’amie ses
contestations de «Garçon » - versant fantaisiste de sa personnalité. Homme du Gueuloir et de
l’antithèse, il plaisante sur sa nature en plaçant au centre de ses énoncés la figure d’un « Je »
d’exception :
7
(Voir 283 - TAMBA-MECZ, I., Le sens figuré : vers une théorie de l’énonciation figurative. Paris : Presses universitaires de
France, 1981. - 199 p.)
8
(1 - C., 31 mars 1853, Corr. II, pp. 289-290)
9
(1 - L.d.C, 18 mars 1857, Corr. II, p. 691)
10
(1 - C., 22 septembre 1846, Corr. I, p. 359)
11
(1 - C., 6-7 août 1846, Corr. I, p. 278)
12
(Voir entre autres les notes 17, 23, 27, 36, 54, 64, 67, 84)
57
Le fond de ma nature est, quoi qu’on dise, le saltimbanque. J’ai eu dans mon enfance et ma
jeunesse un amour effréné des planches. J’aurais été peut-être un grand acteur si le ciel
m’avait fait naître plus pauvre. J’aurais mieux aimé être Talma que Mirabeau parce qu’il a
vécu dans une sphère de beauté plus pure13.
Au printemps 1852, Flaubert met en avant à sa maîtresse sa culture de la curiosité. Il fait de son
« Je » le spectateur de sa nature et de ses ambitions : « Personne plus que moi n’a au contraire
aspiré les autres. J’ai été humer des fumiers inconnus, j’ai eu compassion de bien des choses où ne
s’attendrissaient pas les gens sensibles »14. Ainsi en est-il également le 9 décembre 1852 quand il se
retourne vers ce qu’il est et a été : « Je suis communiquant et débordant (je l’étais est plus vrai) et,
quoique doué d’une grande faculté d’imitation, toutes les rides qui me viennent en grimaçant ne
m’altèrent pas la figure »15. Idéaliste, Flaubert ancre son « Je » dans le sublime et l’infini. Amoureux
de la forme et de la beauté, il décèle dans son existence une dualité dont l’embrayeur d’énonciation
est le relais :
... moi qui mène la vie la plus bourgeoise et la plus ignorée de la terre. (...) Je ne saisis pas
bien l’extravagance d’une si vulgaire existence. - Mais en-dessous de celle-là, il en est une
autre, une autre secrète, toute radieuse et illuminée pour moi seul. Et que je n’ouvre à
personne parce qu’on en rirait 16.
Corollaire de cette personnalité mystérieuse, le doute le frappe au coeur de ses projets littéraires.
« Je » articule l’énoncé autour de sa détresse artistique : « A mesure que j’avance, je perds en verve,
en originalité ce que j’acquiers peut-être en critique et en goût. J’arriverai, j’en ai peur, à ne plus oser
écrire une ligne. La passion de la perfection vous fait détester même ce qui en approche »17. Il
renseigne sur ses aléas créatifs. Parfois fêlure, il scelle aussi sa détermination à réaliser et à se
réaliser.
Non, ce qui me soutient, c’est la conviction que je suis dans le vrai, et si je suis dans le
vrai, je suis dans le bien. J’accomplis un devoir, j’exécute la justice. - Est-ce que j’ai
choisi ? Est-ce que c’est ma faute ? Qui me pousse ? Est-ce que je n’ai pas été puni
cruellement d’avoir lutté contre cet entraînement ? Il faut donc écrire comme on sent, être sûr
qu’on sent bien, et se foutre de tout le reste de la terre18
confie l’écrivain à la Muse. Extraordinaire et fantastique, métaphysique et mythologique, Flaubert
n’est pas sans percevoir le risque de déséquilibre inhérent à son égocentrisme. L’ampleur de ses
13
(Ibid., p. 276)
(1 - C., 8 mai 1852, Corr. II, p. 84)
15
(1 - C., 9 décembre 1852, Corr. II, p. 201)
16
(1 - C., 30 août 1846, Corr. I, p. 320)
17
(1 - C., 17 septembre 1846, Corr. I, p. 346)
18
(1 - C., 13 avril 1853, Corr. II, pp. 303-304)
14
58
paradoxes le fait s’interroger sur sa santé mentale. A Colet, il exprime sa décomposition psychique
en une prolifération de « je » introspectifs :
Qu’ai-je donc ? Je sens bien en moi de grands tourbillons, mais je les comprime. Transpiret-il quelque chose de tout ce qu’on ne dit pas ? Suis-je un peu fou moi-même ? Je le crois.
Les affections nerveuses d’ailleurs sont contagieuses et il m’a peut-être fallu une constitution
d’âme robuste, pour résister à la charge que mes nerfs battaient sur la peau d’âne de mon
entendement19.
Attiré par les états et les situations limites, ce qui fait peur et stupéfie, il définit souvent ses attentes
esthétiques en contrepoint de jugements acerbes sur tel ou tel écrivain, telle ou telle oeuvre. Le 16
septembre 1853, il critique la Graziella de Lamartine. En l’espace d’une phrase, il multiplie les
embrayeurs et assoit sa réalité esthétique dans l’énonciation : « Mais moi, j’aime mieux les choses
plus épicées, plus en relief, et je vois que tous les livres de premier ordre le sont à outrance. lIs sont
criants de vérité, archidéveloppés et plus abondants de détails intrinsèques au sujet »20. Dans les
lettres à Leroyer de Chantepie, « je » assume tout autant ce rôle de modalisateur identitaire. Le
pronom personnel affirme une existence, une pensée, une ambition. L’écrivain s’explique à son amie
sur sa personnalité en lui retraçant quelques-unes de ses vies fictives :
Si je suis arrivé à quelque connaissance de la vie, c’est à force d’avoir peu vécu dans le sens
ordinaire du mot, car j’ai peu mangé, mais considérablement ruminé; j’ai fréquenté des
compagnies diverses et vu des pays différents ? J’ai voyagé à pied et à dromadaire. Je
connais les boursiers de Paris et les juifs de Damas, les rufians d’Italie et les jongleurs nègres.
Je suis un pèlerin de la Terre Sainte et je me suis perdu dans les neiges du Parnasse, ce qui
peut passer pour un symbolisme21.
Ces occurrences de « je » retracent en d’infinies modulations sémantiques les positionnements de
son Ego dans le rapport à l’autre, à l’art et au monde.
Ah ! je n’accuse personne que moi-même ! Je me suis abîmé dans des gymnastiques
sentimentales insensées. J’ai pris plaisir à combattre mes sens et à me torturer le coeur. J’ai
repoussé les ivresses humaines qui s’offraient. Acharné contre moi-même, je déracinais
l’homme à deux mains, deux mains pleines de force et d’orgueil. De cet arbre au feuillage
verdoyant je voulais faire une colonne toute nue pour y poser tout en haut, comme sur un
autel, je ne sais quelle flamme céleste... Voilà pourquoi je me trouve à trente-six ans si vide
et parfois si fatigué ! Cette mienne histoire que je vous conte, n’est-elle pas un peu la vôtre
?22
19
(1 - C., 1er juin 1853, Corr. II, p. 341)
(1 - C., 16 septembre 1853, Corr. II, p. 432)
21
(1 - L.d.C, 18 mars 1857, Corr. II, p. 692)
22
(1 - L.d.C., 4 novembre 1857, Corr. II, p. 775)
20
59
déclare Flaubert à Leroyer de Chantepie. Par delà l’isolement monadique, ce « je » s’ouvre dans un
mouvement de sympathie sur l’expérience de la correspondante. Embrayeur meurtri ou héroïque, il
apparaît dans les lettres à l’amante et à l’amie comme le support énonciatif de la personnalité
contradictoire d’un écrivain partagé entre repli et ouverture.
V
Les déictiques sont des éléments linguistiques représentant le référent dans l’énoncé et y
positionnant des objets. La déixis a une forte valeur d’ostension. Par la correspondance des
pronoms et des adjectifs démonstratifs, l’épistolier apporte des coordonnées énonciatives
essentielles.
L’ancrage du Moi est marqué par l’usage du déictique de première personne du singulier,
lequel participe d’une désignation égocentrée. Flaubert affirme et réaffirme sa présence par
l’association du pronom personnel renforcé « Moi » avec le pronom personnel « Je ». Le 12 octobre
1871, il écrit à Sand pour prendre congé d’elle : « Moi je vous envoie cent mille tendresses »23. Le 9
avril 1873, il lui annonce sa venue prochaine à Nohant : « Moi, j’arrive à Nohant samedi, chère
maître »24. Dans ses lettres, son sujet favori demeure avant tout lui-même. Lorsqu’il ne se remémore
pas les chimères de son ambition adolescente et ses folies passées, il réfléchit sur l’écueil de ses
ambitions adultes.
En 1846, l’épistolier se projette dans la réussite de Madeleine, drame de Colet, et s’associe par la
déixis - « cette », « moi » - à son hypothétique succès :
Oh ! ces trépignements que je rêvais au collège, le coude appuyé sur mon pupitre en
regardant la lampe fumeuse de notre étude ! Cette gloire bruyante, dont le fantôme évoqué
me faisait tressaillir, j’aurai donc tout cela, moi, et dans toi, c’est-à-dire dans la partie
sensitive de moi-même. Le soir j’embrasserai cette noble poitrine dont le sentiment aura
remué la foule comme un grand vent fait sur l’eau25.
Ce partage de l’expérience de l’amante croise celui de l’épreuve personnelle. Flaubert s’exprime
souvent sur lui à travers l’autre. Naufragé de la sensibilité, un héroïsme certain transparaît dans ses
évocations du passé où sa personne est identifiée par le déictique personnel. Ainsi en est-il le 6 juillet
1852 :
J’ai eu aussi, moi, mon époque nerveuse, mon époque sentimentale, et j’en porte encore,
comme un galérien, la marque au cou. Avec ma main brûlée, j’ai le droit maintenant d’écrire
23
(1 - S., 12 octobre 1871, Corr. IV, p. 394)
(1 - S., 9 avril 1873, Corr. IV, p. 655)
25
(1 - C., 14 octobre 1846, Corr. I, p. 389)
24
60
des phrases sur la nature du feu. Tu m’as connu, comme cette période venait de se clore, et
arrivé à l’âge d’homme26.
L’irruption du déictique de première personne juxtaposé au groupe verbal provoque un puissant effet
d’égocentrage énonciatif dans ces deux passages. Ce qui confirme l’attention portée par Flaubert à
son Moi dans la lettre à l’amante et à l’amie.
Le 19 juin 1852, l’écrivain souhaite achever au plus vite Madame Bovary. Nourrissant le plaisir de
la lecture complice, il envisage de partager son oeuvre avec son amante. Séducteur, il souligne un de
ses attributs par l’intermédiaire du déictique « Cette » :
- Sais-tu ce que j’attends ? C’est le moment, l’heure, la minute, où j’écrirai la dernière ligne
de quelque longue oeuvre mienne, comme Bovary ou autres, et que, ramassant de suite
toutes les feuilles, j’irai te les porter, te les lire de cette voix spéciale avec quoi je me berce,
et que tu m’écouteras, que je te verrai t’attendrir, palpiter, ouvrir les yeux. Je tiendrai là ma
jouissance de toutes les manières27.
L’épistolier manifeste davantage le souci de soi que celui de la correspondante. Par le schéma
écrivain/auditrice, il se représente tel un mâle dominant paradant devant une femelle ébahie. Le 14
décembre 1853, il appuie une variation égocentrique sur sa vocation par le déictique « celui-là » :
Comment veux-tu qu’un homme abruti d’art comme je le suis, continuellement affamé d’un
idéal qu’il n’atteint jamais, dont la sensibilité est plus aiguisée qu’une lame de rasoir, et qui
passe sa vie à battre le briquet dessus pour en faire jaillir des étincelles (exercices qui fait des
brèches à la dite lame), etc., etc., comment veux-tu que celui-là aime avec un coeur de vingt
ans, et qu’il ait cette ingéniosité des passions qui en est la fleur28.
Le recours à la question rhétorique est une façon pour lui de mettre en avant sa personnalité et ses
idées, et de clore toute discussion sous couvert d’un échange fictif.
Entre le « Moi » et le démonstratif, s’immisce souvent le ça. « Ça » est un pronom sans
dénotation précise. Il est privilégié dans le registre oral où il s’emploie à la place de cela et contribue
de ce fait à « oraliser » l’épistolaire. Il a une très forte valeur déictique et se révèle bien souvent
péjoratif dans la Correspondance. « Ça » repose soit sur l’énonciation d’un discours préexistant
dans un emploi anaphorique29, soit sur une communication différée qui, par un suspens énonciatif, ne
permet pas de prendre immédiatement connaissance des éléments par lesquels le référent peut être
identifié30. Ce deuxième type de déictique est rare chez Flaubert privilégiant avant tout l’anaphorique
26
(1 - C., 6 juillet 1852, Corr. II, p. 128)
(1 - C., 19 juin 1852, Corr. II, p. 111)
28
(1 - C., 14 décembre 1853, Corr. II, p. 479)
29
(Exemple personnel : Elle est déjà là, ça me dérange.)
30
(Exemple personnel : Mais ça ne constitue pas une raison pour la chasser.)
27
61
afin de contextualiser ses lettres. Le 20 septembre 1846, l’écrivain rapporte sur le ton de la boutade
à Colet un jugement de sa belle-soeur :
Ma belle-soeur a vu tantôt ton portrait qu’elle ne connaissait pas. Elle a d’abord trouvé que
tu ressemblais à une dame de connaissance, puis en le regardant de plus près, elle a trouvé
que non et, faisant attention aux papillotes : « Est-ce qu’elle en a autant que ça ? - Oui. C’est
comme des oreilles de caniche ! » Voilà un éloge. J’ai trouvé ça drôle. Et moi, ai-je pensé, je
suis le berger de ce caniche 31.
Dans son expérience de la littérature et des enjeux esthétiques de Madame Bovary, Flaubert se
trouve confronté à une effrayante entité. Il a recours au démonstratif « ça » pour lui donner forme
dans l’énoncé. Ce déictique représente à l’amante une étendue infinie de désirs et de peurs :
Toute la valeur de mon livre, s’il en a une, sera d’avoir su marcher droit sur un cheveu,
suspendu entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire (que je veux fondre dans une
analyse narrative). Quand je pense à ce que ça peut être, j’en ai des éblouissements. mais
lorsque je songe ensuite que tant de beauté m’est confiée - à moi - j’ai des coliques
d’épouvante à fuir me cacher n’importe où. Je travaille comme un mulet depuis quinze
longues années. J’ai vécu toute ma vie dans cet entêtement de maniaque, à l’exclusion de
mes autres passions que j’enfermais dans des cages, et que j’allais voir quelquefois
seulement, pour me distraire.- Oh ! si je fais jamais une bonne oeuvre, je l’aurai bien
gagnée32.
Réfléchir sur son Oeuvre, c’est pour Flaubert partir à la recherche du temps perdu. Et il est des
moments dans la Correspondance où l’épistolier apparaît tel un romantique en manque de
dépressions poétiques. Le 2 septembre 1853, par l’intermédiaire du déictique, il réfléchit pour Colet
sur la durée :
Ce qui prouve peut-être que l’on vieillit, c’est que le temps, à mesure qu’il y en a derrière
vous, vous semble moins long. Autrefois, un voyage de six heures en bateau à vapeur (ou
pyroscaphe, comme dirait le pharmacien) me paraissait démesuré. J’y avais des ennuis
abondants. Aujourd’hui, ça a passé en un clin d’oeil. J’ai des souvenirs de mélancolie et de
soleil qui me brûlaient, tout accoudé sur ces bastingages de cuivre et regardant l’eau. Celui
qui domine tous les autres est un voyage de Rouen aux Andelys avec Alfred (j’avais seize
ans). Nous avions envie de crever, à la lettre. Alors, ne sachant que faire et par ce besoin de
sottises qui vous prend, dans les états de démoralisation radicale, nous bûmes de l’eau-devie, du rhum, du kirsch, et du potage (c’était un riz au gras!)33.
Le déictique « Ça » porte en lui de nombreux aléas existentiels. Il représente une masse obscure
d’ennuis et de frustrations, de regrets et de douleurs. En mai 1870, ayant quelques dettes liées à des
retards de paiement de son éditeur, Flaubert refuse l’aide de Sand lui ayant proposé de lui faire une
31
(1 - C., 20 septembre 1846, Corr. II, p. 356)
(1 - C., 20 mars 1852, Corr. II, p. 57)
33
(1 - C., 2 septembre 1853, Corr. II, p. 424)
32
62
avance de fonds afin de le préserver de la gêne. Après avoir fait part à son amie d’une découverte
financière inespérée, l’épistolier utilise le démonstratif pour rendre compte de son incohérence : « J’ai
bien des remerciements à vous faire. 1° Merci de votre offre mais je n’ai pas besoin d’argent.
Car j’ai trouvé chez mon neveu trois mille francs à moi, et dont j’ignorais l’existence. C’est comme
ça que je suis ! »34.
Le pronom « Cela », tout comme « ça », fait allusion à ce qui a déjà été formulé dans l’énoncé où il
s’insère, ou à un des énoncés l’ayant précédé. Flaubert en fait un usage fréquent pour synthétiser le
contenu de sa pensée et réengager un propos. Le 30 août 1846, il adresse à la Muse cette mise au
point :
Souviens-toi donc que ma première parole a été un cri d’avertissement pour toi, et lorsque
l’entraînement nous a saisis ensemble dans son tourbillon, je n’ai cessé de te dire de te
sauver quand il en était temps encore. Etait-ce de la vanité cela ? Etait-ce de l’orgueil ?
N’aurais-je pas pu au contraire mentir, me grandir, me dresser, me faire sublime. Tu
m’aurais cru tel. C’est alors que tu aurais cru que j’étais bon parce que j’aurais été
hypocrite35.
Le 7 décembre 1846, Flaubert réfléchit sur les revirements de la sensibilité. Par l’usage de « cela », il
rassemble la somme d’interrogations qui ont précédé son constat dans la lettre :
C’est dans l’inconséquence conséquente du coeur humain, dans la constitution de l’homme,
et je suis bien homme, homme au sens le plus vulgaire et le plus vrai du mot, quoique dans la
prévention de ton bon amour tu me croies quelque chose de plus élevé que cela, et que moi
à de certains moments plus rares de jour en jour, j’ai eu cette prétention inavouée36.
Les déictiques anaphoriques sont des instruments de cohérence à l’intérieur des récits et des
argumentations de l’épistolier.
La Correspondance est également prolixe en déictiques temporels. Grâce à cet outil, Flaubert situe
son énoncé dans une chronologie précise. Extrêmement dépensier, l’écrivain fait fréquemment part à
sa maîtresse de la dilapidation de ses revenus - ce qui est une manière de l’inciter à se désintéresser
de lui. La Muse le plaisante sur l’opportunité de rencontrer une héritière afin de parer à ces
difficultés. Il lui répond en opérant des distinctions entre « ici » et « Maintenant » :
Me prends-tu donc pour un être si sot que je tienne à l’estime de mes concitoyens et que
j’ambitionne leurs filles ? J’espère bien jamais de la vie ne me marier, et, si tu le veux, j’en
fais ici le serment. Je t’en donnerai les raisons quand tu voudras. Il fut un temps où j’avais
tant besoin d’argent que j’aurais épousé n’importe quoi. Maintenant que je suis devenu plus
34
(1 - S., 4 mai 1870, Corr. IV, p. 188)
(1 - C., 30 août 1846, Corr. I , p. 319)
36
(1 - C., 7 décembre 1846, Corr. I, p. 413)
35
63
philosophe je n’épouserais pas pour un million n’importe qui. Ma cupidité a fini par faire de
moi un homme très peu soucieux de la fortune37.
Le déictique spatial a une grande importance dans l’écriture de la lettre. Il confère à l’énoncé effet de
réel et profondeur référentielle. Le 7 juillet 1853, l’écrivain fait part à Colet de l’endroit où,
adolescent, il a pris conscience de l’anormalité. Il emploie pour ce faire le déictique à valeur
cataphorique « ici » : « La première fois que j’ai vu des fous, c’était ici, à l’hospice général, avec ce
pauvre père Parain »38.
Flaubert pratique à la fois une déixis de « rupture » - articulée autour de son Moi - et une
déixis « consensuelle » - mettant en partage entre sa correspondante et lui des propriétés, des
personnes et des références préétablies. Cette orientation énonciative trouve des échos significatifs
dans son rapport au discours.
2.2 - Les discours à l’amante et à l’amie
Moi qui ne désire pas la gloire (et plus naïvement que le
renard de la fable), je voudrais en avoir pour toi, pour
te la jeter comme un bouquet, afin que ce soit une
caresse de plus et une litière douce où s’étalerait ton
esprit quand il rêverait à moi. (1 - C., 11 août 1846, Corr. I, p.
289)
L’analyse littéraire de la Correspondance a souvent été négligée. C. Gothot-Mersch
s’interroge sur cette absence :
Etudier la lettre comme texte, ce serait encore se demander quels registres Flaubert utilise le
plus volontiers. Contrairement à Vigny, il recourt fort peu - sauf dans quelques lettres de
jeunesse - à la scène et au dialogue. Il est évidemment paysagiste dans les lettres d’Orient.
Est-il portraitiste ? et fait-il du portrait moral ? Est-il volontiers narrateur ? Dans ce domaine,
presque tout reste à étudier39.
37
(1 - C., 21 octobre 1846, Corr. I, p. 395)
(1 - C., 7 juillet 1853, Corr. II, p. 376)
39
(63 - GOTHOT-MERSCH, C., « Sur le renouvellement des études de Correspondances littéraires : l’exemple de Flaubert ».
Romantisme, 1991, n° 72. - p. 21)
38
64
Voila pourquoi il est nécessaire de réfléchir sur l’économie stylistique des lettres à Colet, Leroyer
de Chantepie et Sand, et plus particulièrement sur celle de ses discours. « Unité linguistique
constituée d’une succession de phrases. (....) le discours forme une unité de communication
associée à des conditions de production déterminées »40 selon D. Maingueneau, le discours
épistolaire assume chez Flaubert une fonction de substitut du discours réel. Il prend en charge les
différentes coordonnées de l’interlocution dans l’ambivalence de l’ouverture et de la fermeture.
Egocentrée, la lettre qui dit « je » l’est toujours, puisque ce « je » de l’énonciateur ne peut prendre
en compte en cours d’énonciation les réactions de la destinataire. Ouverte sur l’autre, la lettre qui dit
« je » l’est aussi car l’énonciateur doit intégrer dans son discours d’absence tout l’arrière-monde des
réactions hypothétiques de sa correspondante. Un contrat de reconnaissance lie les deux acteurs de
la lettre. Les réactions prêtées par l’énonciateur à sa correspondante doivent être reconnues comme
globalement recevables par cette dernière afin de « crédibiliser » l’énonciation, et d’assurer la
légitimité de la prise de parole.
La lettre est le creuset de l’intersubjectivité. Le jeu des formules et le choix des discours
narratif et descriptif, explicatif et argumentatif participe d’un rituel relationnel de Captatio
Benevolentiae. L’épistolaire se prête dès lors à la confidence et à l’épanchement, aux compliments et
aux critiques. Flaubert s’exprime sous forme de narration et d’explication, de description et
d’argumentation. Ces dominantes discursives sont composées de résumés - énoncé d’un élémenttitre suivi d’un éclairage thématique, d’opinions - ensemble de commentaires serti de conclusions, de
faits généraux - événement essentiel couronné par la formulation d’une conséquence, de faits
quotidiens - évocation d’une situation actuelle suivies d’événements probables et actualité inscrite
dans une chronologie répétitive, d’histoires - exposé d’une situation historique donnée avec un
rappel d’événements passés, compte-rendu mélangeant des informations et des opinions, exposition
ambivalente d’une situation à la fois globale et particulière, communication banale mélangeant des
informations passées et présentes.
Certaines lettres infirment l’existence des correspondantes. D’autres entérinent leur mode de
vie. Le substrat thématique de la lettre à l’amante et à l’amie repose sur l’expression de différents
topoi : verbalisation du sentiment d’absence et de manque, débordement affectif, déclaration
d’amour, de sympathie et de passion, appel à la discrétion, représentation de l’accueil d’un courrier,
témoignages de présence, états de santé, images du vécu, attente d’une réponse, insurrection contre
l’oubli et instrumentalisation du silence par souci de vengeance.
40
(282 - MAINGUENEAU, D., Les termes clés de l’analyse du discours. Paris : Seuil, 1996. - 93 p. - p. 28)
65
V
Le discours narratif répond dans la Correspondance à une visée esthétique. Le 15 janvier
1854, Flaubert conseille à Colet au sujet de sa Servante : « Il faut avant tout, dans une narration,
être dramatique, toujours peindre ou émouvoir, et jamais déclamer »41. Bien que littéraire, cette
remarque définit malgré elle une poétique épistolaire.
Par le discours narratif, l’épistolier raconte des histoires et formule des anecdotes. Le va-etvient des unités anaphoriques et cataphoriques caractérise ses narrations. Le 2 septembre 1846, il
rapporte à Colet le récit d’un vieillard pour lui rendre sensible les risques de la passion. Il y oppose
les anaphoriques - « cela », « il » - au cataphorique - « lettres » :
J’en connais un (vieillard) qui m’a, il y a quelques mois, narré tout au long un grand amour
qui lui avait duré près de vingt ans. Pendant les premières sept années de sa séparation
d’avec sa maîtresse, il s’échappait de chez lui le matin avant le jour et il allait à 4 lieues de là
à pied pour voir à un bureau de poste s’il n’était pas venu de lettres. Les lettres venaient
irrégulièrement, comme cela se trouvait quand la pauvre femme avait pu écrire. L’amant s’en
retournait donc comme il était venu, quelquefois avec son cher butin, le plus souvent sans rien
du tout. Il rentrait chez lui en sautant par-dessus les murs, et se remettait au lit pour que rien
n’y parût. - Cela a duré sept ans (sept ans sans la voir !). Ils se sont revus une fois, et puis ne
se sont plus revus, peu à peu ne (se) sont plus écrit et se sont oubliés. La femme est morte,
l’homme ensuite a eu d’autres amours, et voilà. Telle est la vie42.
Narrateur, Flaubert manipule le cadre temporel de la lettre. Il confronte des périodes antagonistes de
sa vie en exploitant les différents aspects du temps verbal. Il narre à Colet les événements capitaux
ayant façonné sa sensibilité douloureuse. Il se joue des paramètres de l’imparfait de la réminiscence
et du présent de constat :
Il me semble qu’il y a des choses que je sens seul et que d’autres n’ont pas dites et que je
peux dire. Ce côté douloureux de l’homme moderne, que tu remarques, est le fruit de ma
jeunesse. J’en ai passé une bonne avec ce pauvre Alfred. Nous vivions dans une serre idéale
où la poésie nous chauffait l’embêtement de l’existence à 70 degrés Réaumur. C’était là un
homme, celui-là ! Jamais je n’ai fait de voyages pareils. Nous allions loin sans quitter le coin
de notre feu. Nous montions haut quoique le plafond de ma chambre fût bas. Il y a des
après-midi qui me sont restés dans la tête, des conversations de six heures consécutives, des
promenades sur nos côtes et des ennuis à deux, des ennuis, des ennuis ! Tous souvenirs qui
me semblent de couleur vermeille et flamber derrière moi comme des incendies43.
L’écrivain exprime souvent sa vocation littéraire sur le mode narratif. Entre analepse et état des lieux
de son ambition, il abolit la chronologie de ses élans esthétiques par un sommaire existentiel. Le 11
41
(1 - C., 15 janvier 1854, Corr. II, p. 508)
(1 - C., 2 septembre 1846, Corr. I, pp. 325-326)
43
(1 - C., 31 janvier 1852, Corr. II, p. 41)
42
66
décembre 1852, il communique à sa maîtresse sa vision du vieillissement physique et de la jeunesse
intellectuelle en une parabole sur le temps retrouvé :
Depuis mon enfance jusqu’à l’heure présente, ce n’est qu’une grande ligne droite. Et comme
je n’ai rien sacrifié aux passions, que je n’ai jamais dit : il faut que jeunesse se passe,
jeunesse ne se passera pas; je suis encore tout plein de fraîcheurs comme un printemps, j’ai
en moi un grand fleuve qui coule, quelque chose qui bouillonne sans cesse et qui ne tarit
point. Style et muscles, tout est souple encore, et si les cheveux me tombent du front, je crois
que mes plumes n’ont encore rien perdu de leur crinière44.
Par ces manipulations temporelles, l’épistolier évoque davantage les chimères de son imaginaire
adolescent qu’il ne les identifie. Est-ce une tactique de séduction ou la manifestation d’une pudeur
naturelle ? Le 25 mars 1853, ce mystère donne lieu à un récit singulatif où les événements sont narrés
à Colet par des imparfaits à valeur de présent dans le passé :
J’étais comme les cathédrales du XVe siècle, lancéolé, fulgurant. Je buvais du cidre dans une
coupe en vermeil. J’avais une tête de mort dans ma chambre, sur laquelle j’avais écrit :
« Pauvre crâne vide, que veux-tu me dire avec ta grimace ? » Entre le monde et moi existait
je ne sais quel vitrail peint en jaune, avec des raies de feu, et des arabesques d’or, si bien
que tout se réfléchissait sur mon âme, comme sur les dalles d’un sanctuaire embelli,
transfiguré et mélancolique cependant. - Et rien que de beau n’y marchait. C’étaient des
rêves plus majestueux et plus vêtus que des cardinaux à manteau de pourpre. Ah ! quels
frémissements d’orgue ! quels hymnes ! et quelle douce odeur d’encens, qui s’exhalait de
mille cassolettes toujours ouvertes !45
Cette mise en accusation de la jeunesse est un leitmotiv épistolaire. De ce tissu de mélancolies et de
maladie nerveuses, de profonds ennuis et d’hypothèses suicidaires, Flaubert ne regrette rien46. Ses
lettres à l’amante et à l’amie sont marquées par cette intelligence de la folie et de la mort, de la
souffrance et de la dégradation. Le 7 juillet 1853, l’épistolier établit pour Colet des corrélations entre
son psychisme infantile et des faits morbides par l’intermédiaire d’un imparfait narratif :
La première fois que j’ai vu des fous, c’était ici, à l’hospice général, avec ce pauvre père
Parain. Dans les cellules, assises et attachées par le milieu du corps, nues jusqu’à la ceinture
et tout échevelées, une douzaine de femmes hurlaient et se déchiraient la figure avec leurs
ongles. J’avais peut-être à cette époque six à sept ans. Ce sont de bonnes impressions, à
avoir jeune; elles virilisent. Quels étranges souvenirs j’ai en ce genre ! l’amphithéâtre de
l’Hôtel-Dieu donnaient sur notre jardin. Que de fois, avec ma soeur, n’avons-nous pas
grimpé au treillage et, suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ! Le
soleil donnait dessus; les mêmes mouches qui voltigeaient sur nous et sur les fleurs allaient
s’abattre là, revenaient, bourdonnaient ! Comme j’ai pensé à tout cela, en la veillant pendant
44
(1 - C., 11 décembre 1852, Corr. II, p. 206)
(1 - C., 25 mars 1853, Corr. II, pp. 278-279)
46
(1 - C., 31 mars 1853, Corr. II, p. 290)
45
67
deux nuits, cette pauvre et chère belle fille ! Je vois encore mon père levant la tête de dessus
sa table de dissection et nous disant de nous en aller. Autre cadavre aussi, lui47.
Sa trajectoire de vie se voit résumée à Leroyer de Chantepie avec une semblable précision. Il
soumet ses origines à l’inquisition épistolaire. L’espace spatio-temporel de l’hôpital de Rouen dans
les années 1830 est à nouveau son objet d’analyse :
Je suis né à l’hôpital (de Rouen - dont mon père était le chirurgien en chef; il a laissé un nom
illustre dans son art) et j’ai grandi au milieu de toutes les misères humaines - dont un mur me
séparait. Tout enfant, j’ai joué dans un amphithéâtre. Voilà pourquoi, peut-être, j’ai les
allures à la fois funèbres et cyniques. Je n’aime point la vie et je n’ai point peur de la mort.
L’hypothèse du néant absolu n’a même rien qui me terrifie. Je suis prêt à me jeter dans le
grand trou noir avec placidité48.
Par cette investigation, Flaubert installe dans la lettre une corrélation émotionnelle entre un lieu Rouen - et une période - sa jeunesse.
La temporalité verbale comme l’analyse des répétitions de constituants font des discours
narratifs une composante essentielle de l’écriture épistolaire. L’écrivain y est énonciateur et
coénonciateur de ce qu’il exprime, car sur un même sujet, dans le même espace ou non, il mesure
ses propos, se corrige et se complète. Tant et si bien qu’il semble parfois n’écrire qu’une seule lettre.
La narration flaubertienne participe en fait d’un souci ininterrompu d’écrire et de décrire.
V
Dans la Correspondance, le discours descriptif est partie prenante de l’esprit d’examen
flaubertien. Lévinas observe combien :
Le discours n’est pas simplement une modification de l’intuition (ou de la pensée), mais une
relation originelle avec l’être extérieur. Il n’est pas un regrettable défaut d’un être privé
d’intuition intellectuelle - comme si l’intuition qui est une pensée solitaire, était le modèle de
toute droiture dans la relation. Il est la production de sens 49.
Dans les lettres à Colet, Leroyer de Chantepie et Sand, les éléments descriptifs installent une
géographie du discours. L’itinéraire d’un regard est reconstitué par l’épistolier narrateur. Personnes,
objets et matériaux composites de la description acquièrent le rôle de balises. Qu’il soit fragmenté ou
global, ce discours descriptif désigne et caractérise une somme de souvenirs et de désirs, de regrets,
47
(1 - C., 7 juillet 1853, Corr. II, p. 376)
(1 - L.d.C, 30 mars 1857, Corr. II, p. 698)
49
(310 - LEVINAS, E., Totalité et infini - Essai sur l’extériorité. Paris : Librairie Générale Française, 1971. - 343 p. - p.61. (Collection Biblio Essais, Le Livre de poche))
48
68
d’attentes et d’expériences. Il les définit, les amplifie, les transpose librement ou préserve un effet de
réel. Le 12 août 1846, Flaubert livre à sa maîtresse cette réminiscence :
Aujourd’hui, tantôt j’ai passé par hasard, à pied, dans la rue du collège. J’ai vu du monde
sur le perron de la chapelle. C’était la distribution des prix. J’entendais les cris des élèves, le
bruit des bravos, de la grosse caisse et des cuivres. Je suis entré. J’ai tout revu, comme de
mon temps. Les mêmes tentures aux mêmes places. - J’ai rêvé à l’odeur des feuilles de
chênes mouillées que l’on mettait sur nos fronts, j’ai repensé au délire de joie qui s’emparait
de moi, ce jour-là, car il m’ouvrait deux mois de liberté complète; mon père y était, ma soeur
aussi, les amis morts, partis, ou changés. Et je suis sorti avec un serrement de coeur affreux50.
Dans la correspondance d’un ensemble décoratif statique et de sa mobilité personnelle, il opère une
imperceptible oscillation entre description objective et subjective.
Anecdotique, colorée et pittoresque, la description est tout cela dans la Correspondance.
L’épistolier aime à se focaliser sur un détail, interroger un décor, et tisser du sens autour de ces
éléments. Le 9 août 1853, la description d’une visite impromptue au château de Lassay - dans le but
de faire boire sa nièce Caroline - est l’occasion de dépeindre à Colet l’anatomie, l’accoutrement et
la compagnie d’une femme grotesque par une série d’images très expressives :
La femme qui nous servait (sa fille, je crois) était une commère de cinquante ans, court vêtue,
avec des mollets comme les balustres de la place Louis XV, et coiffée d’un bonnet de coton.
Elle allait, venait, avec ses bas bleus et son gros jupon, et Badinguet, splendide au milieu de
tout cela, cabré sur un cheval jaune, tricorne à la main, saluant une cohorte d’invalides dont
toutes les jambes de bois étaient bien alignées51.
Récits de promenade, d’actions et de pensées, de perceptions et d’impressions sont le lot commun
des descriptions de Flaubert. L’épistolier accumule les séquences verbales afin de décrire son
évolution dynamique ou passive, ses observations et ses pratiques. Elégiaque, il rapporte à Colet une
expérience maritime particulièrement intense :
L‘autre jour, en plein soleil, et tout seul, j’ai fait six lieues à pied, au bord de la mer. - Cela
m’a demandé tout l’après-midi. Je suis revenu ivre. - Tant j’avais humé d’odeurs et pris de
grand air. J’ai arraché des varechs et ramassé des coquilles. - Je me suis couché à plat dos
sur le sable et sur l’herbe. - J’ai croisé les mains sur mes yeux et j’ai regardé les nuages. Je
me suis ennuyé. J’ai fumé. J’ai regardé les coquelicots. Je me suis endormi cinq minutes sur
la dune. Une petite pluie qui tombait m’a réveillé. Quelquefois j’entendais un chant d’oiseau
coupant par intermittences le bruit de la mer. - Quelquefois un ruisselet filtrant à travers la
falaise mêlait son clapotement doux au grand battement des flots. - Je suis rentré comme le
soleil couchant dorait les vitres du village. - Il était marée basse. Les marteaux des
charpentiers résonnaient sur la carcasse des barques à sec. On sentait le goudron avec
l’odeur des huîtres52.
50
(1 - C., 12 août 1846, Corr. I, p. 295)
(1 - C., 9 août 1853, Corr. II, p. 393)
52
(1 - C., 21 août 1853, Corr. II, pp. 404-405)
51
69
Le discours descriptif est lié du reste à la dimension dialogique de l’épistolaire. Par un jeu de
référence, l’épistolier répond en différé à ses correspondantes. Sa lecture cynique des faits affleure à
cette occasion. A Leroyer de Chantepie, il décrit son point de vue sur l’imaginaire féminin afin
d’interpréter un événement l’ayant touchée. La description prend une valeur interactive des plus
explicites :
C’est une triste histoire que celle de cette jeune fille, votre parente, devenue folle par suite
d’idées religieuses, mais c’est une histoire commune. Il faut avoir le tempérament robuste
pour monter sur les cimes du mysticisme sans y perdre la tête. Et puis, il y a dans tout cela
(chez les femmes surtout) des questions de tempérament qui compliquent la douleur. Ne
voyez-vous pas qu’elles sont toutes amoureuses d’Adonis ? C’est l’éternel époux qu’elles
demandent. Ascétiques ou libidineuses, elles rêvent l’amour, le grand amour; et pour les
guérir (momentanément du moins) ce n’est pas une idée qu’il leur faut, mais un fait, un
homme, un enfant, un amant. Cela vous paraît cynique. mais ce n’est pas moi qui ai inventé la
nature humaine53.
Les réflexions sur la femme et la féminité abondent dans les lettres à l’amante et à l’amie.
Archéologue du coeur, Flaubert y exhume ses amours passées et présentes en rétrécissant ou non
son champ d’analyse. Le 23 février 1869, dans une lettre à Sand, il étaie par l’image un
raisonnement sur l’indistinction de l’enfant entre réel et fantastique : « Je me souviens très
nettement qu’à cinq ou six ans je voulais « envoyer mon coeur » à une petite fille dont j’étais
amoureux (je dis mon coeur matériel). Je le voyais au milieu de la paille, dans une bourriche, une
bourriche d’huîtres ! »54.
Dans la Correspondance, le discours descriptif expose avec une grande acuité les
contradictions de Flaubert. La lettre devient l’espace d’une topographie de soi et d’autrui, de l’ici et
de l’ailleurs, de l’hier et du maintenant55. Entre observation et réflexion, dénotation et connotation,
l’écrivain célèbre les pouvoirs de l’épistolaire en matière de cadrage spatio-temporel et de fixation
émotive d’un instant vécu.
V
En quête de transparence, Flaubert a recours au discours explicatif pour appuyer ses
assertions, expliciter une attitude, clarifier une expression, minorer un point de vue ou réfuter une
interprétation. Dans les lettres à Colet, il répond par cette forme aux récriminations de sa maîtresse
53
(1 - L.d.C, 19 février 1859, Corr. III, p. 16)
(1 - S., 23 février 1869, Corr. IV, p. 24)
55
(Voir 279 - KLEIBER, G., Problèmes de référence : descriptions définies et noms propres. Paris : Klincksieck, 1981. - 538 p.)
54
70
concernant son égoïsme et sa froideur. Appuyant son raisonnement par des locutions conjonctives à
valeur causale, il met en lumière sa complexité affective :
Tu m’accuses sans cesse d’égoïsme et de dureté. En toi-même depuis longtemps tu as
reconnu que je ne t’aimais pas. Erreur ! Erreur, ma pauvre amie. Je suis venu à toi parce que
je t’aimais. Je t’aime encore tout autant. Je t’aime à ma façon, à ma mode, selon ma nature.
Il t’eût fallu, je te l’ai dit dès les premiers jours, un homme plus jeune et plus naïf, dont le
coeur moins mûr ait eu un parfum plus vert56.
Dans l’optique de se comprendre et de se faire comprendre, Flaubert expose ses sentiments à
longueur de lettres. Il n’use d’aucune précaution de langage pour renseigner son amante sur sa
conception fatale de l’amour. Le connecteur interphrastique « c’est-à-dire que » lui permet
d’articuler la dissidence de ses pensées par rapport aux attentes de la poétesse :
Franc je le suis toujours et tu ne peux pas m’accuser d’avoir menti ni posé une minute, car
dès la première heure, dès le premier mot j’ai dit tout cela. Dès le baptême, j’ai annoncé
l’enterrement. Tu veux savoir si je t’aime. Eh bien, autant que je peux aimer, oui, c’est-à-dire
que pour moi l’amour n’est pas la première chose de la vie, mais la seconde. C’est un lit où
l’on met son coeur pour le détendre. Or on ne reste pas couché toute la journée. Toi tu en
fais un tambour pour régler le pas de l’existence. Non, non, mille fois non57.
Partition à deux voix, le discours explicatif de Flaubert fait fréquemment référence au discours de la
correspondante en opposant l’imparfait (les égarements de Colet) et le présent (la mise en garde de
l’écrivain). L’épistolier souligne dans un crescendo de désaveu et de réprobations les décalages le
séparant de la Muse dans leur concerto amoureux joué sur le mode mineur :
Tes idées de moralité, de patrie, de dévouement, tes goûts en littérature, tout cela était
antipathique à mes idées, à mes goûts. Homme de fantaisie avant tout, esprit désordonné,
pouvais-je, malgré l’attrait de ta personne, me plier toujours et me courber à cette étroite loi
du devoir et de la règle que tu posais devant chaque chose ? Amoureux exclusif de la ligne
pure, du galbe saillant, de la couleur criante, de la note sonore, je retrouvais toujours chez toi
je ne sais quel ton noyé de sentiment qui atténuait tout, et altérait jusqu’à ton esprit. Jamais tu
n’as, je ne dis pas répondu, mais eu la moindre pitié pour mes instincts de luxe. Un tas de
besoins qui me rongent comme de la vermine, et dont je te laissais voir le moins possible
n’ont excité en toi que le dédain dont le bourgeois m’accable. Les trois quarts de ma journée
habituellement se passent à admirer Néron, Héliogabale ou quelque autre figure secondaire,
qui converge comme des astres autour de ces soleils de beauté plastique. Quel enthousiasme
alors voulais-tu que j’aie pour les petits dévouements moraux, pour les vertus domestiques
ou démocratiques que tu voulais que j’admirasse ? L’explication pourrait se continuer plus
longue. Mais elle est assez pénible pour moi pour que (je) la finisse vite58.
56
(1 - C., 16 décembre 1846, Corr. I, p. 419)
(1 - C., 21 janvier 1847, Corr. I, pp. 429-430)
58
(1 - C., 7 mars 1847, Corr. I, p. 446)
57
71
Flaubert éclaire sans cesse ses singularités. Le discours explicatif lui permet de cerner les
conséquences relationnelles de ses troubles psychiques et nerveux. L’enchaînement des propositions
à valeurs causales confère une grande cohérence à ces éclaircissements. Le 16 janvier 1852, cette
dominante stylistique est appuyée par des analogies aussi poétiques que significatives :
Si je suis dur pour toi, pense que c’est le contre-coup des tristesses, des nervosités âcres et
des langueurs mortuaires qui me harcèlent ou me submergent. J’ai toujours au fond de moi
comme l’arrière-saveur des mélancolies moyen âge de mon pays. Ca sent le brouillard, la
peste rapportée d’Orient, et ça tombe de côté avec ses ciselures, ses vitraux et ses pignons
de plomb, comme les vieilles maisons de Rouen59.
L’incompréhension de la droiture de Flaubert est à l’origine de nombre de dissensions avec Colet.
Les explications de l’écrivain constituent des insurrections contre les inférences de la Muse. Aussi
privilégie-t-il logiquement les adverbes de liaison. Le 21 août 1853, cette occurrence de « pourtant »
traduit son opposition à une « méprise » :
Tu t’es étrangement méprise sur ce que je disais relativement à Leconte. - Pourquoi veux-tu
que dans toutes ces matières je ne sois pas franc ? Je ne peux pourtant, (et avec toi surtout),
au risque des déductions forcées et allusions lointaines que tu en tires, déguiser ma pensée.
J’exprime en ces choses ce qui me semble complètement à refaire ou plutôt à laisser60.
Les explications de l’écrivain ne sont pas exemptes de réactions intolérantes ou paradoxales. A la
limite parfois de la tautologie, le prédicat n’y diffère pas vraiment du thème, ce qui permet à
l’épistolier d’affirmer de façon catégorique et d’échapper à la démonstration. Le 28 juillet 1868,
Leroyer de Chantepie s’insurge contre le destin promis par Flaubert aux théâtres. Le 10 août,
l’homme de lettres répond à son amie de façon sentencieuse : « Je suis désolé que vous ayez si mal
compris ma dernière lettre. Je ne croyais pas que vous trouveriez dans l’expression franche de ma
pensée la moindre dureté ! Vous avez pris pour de l’égoïsme ce qui n’est que la vérité »61. Accablé
par la disparition de Théophile Gautier, il s’explique ainsi sur son égoïsme. Le 28 octobre 1872, les
emplois conjoints des adverbes - « néanmoins », « enfin » - et de la conjonction de coordination
« mais » marquent la progression logique de son commentaire et appuient la synthèse sur son éthique
relationnelle rapportée à Sand au style direct :
Je ne me crois pas néanmoins un monstre d’égoïsme. Mon moi s’éparpille tellement dans les
livres que je passe des journées entières sans le sentir. J’ai de mauvais moments il est vrai.
Mais je me remonte par cette réflexion : « Personne, au moins, ne m’embête », après quoi, je
59
(1 - C., 16 janvier 1852, Corr. II, p. 33)
(1 - C., 21 août 1853, Corr. I, p. 401)
61
(1 - L.d.C, 10 août 1868, Corr. III, p. 784)
60
72
me retrouve d’aplomb. Enfin, il me semble que je marche dans ma voie naturelle, donc je
suis dans le Vrai ?62
Dans les lettres à l’amante et à l’amie, l’armature stylistique du discours explicatif est conditionnée
par l’ambition illocutoire de Flaubert. L’épistolier cherche à convaincre ses destinataires, à leur
prouver sa sincérité, à remédier à l’écart se creusant parfois entre elles et lui. Mais ces explications
ne sont pas toujours suffisantes. Il lui faut alors argumenter.
V
Le modèle du texte argumentatif - établi par Van Dijk à partir du schéma de Toulmin repose sur la série d’éléments suivants :
- Argumentation = ( démonstration + application ) - Démonstration = ( situation - cadre +
inférence ) - Inférence = ( prémisse + conclusion ) - Prémisses = ( Faits + garant-support )63.
Les discours épistolaires de Flaubert répondent de cette structure. Par ses raisonnements, l’écrivain
multiplie les assertions pertinentes afin de prouver à sa correspondante le bien-fondé d’une opinion
ou d’un jugement. Le 12 septembre 1853, il adresse à Colet une suite d’arguments horaires afin
d’ajourner un déplacement perturbant l’avancée de son travail. Son raisonnement mathématique est
conclu par cette litote relationnelle :
Tu n’as pas songé, bonne chère Muse, à la distance et au temps, quant au voyage de Gisors.
Nous passerions notre journée en chemin de fer et en diligence. Il faut, quand on a quitté le
chemin de fer, de Gaillon aux Andelys une heure, et certainement des Andelys à Gisors au
moins deux, ce qui fait 3, plus 2 du chemin de fer, 5. Autant pour revenir : 10. Et cela pour
se voir deux heures. Non ! Non ! Dans six semaines, à Mantes, nous serons seuls et plus
longtemps (pour si peu d’ailleurs je n’aime point les amis) et ça ne vaut pas la peine de se
voir pour n’avoir que la peine de se dire adieu64.
Sa réflexion sur le processus créatif n’appelle pas davantage la contradiction féminine. L’épistolier
rapproche les procédés d’écriture épistolaire de ceux du roman. Le 26 août 1853, l’argument par
lequel il assimile le détail littéraire à la composition du collier fait toute l’originalité et la force de son
raisonnement. Cette comparaison démonstrative destinée à Colet opère un transfert sémantique des
plus efficaces :
Lorsqu’on écrit quelque chose de soi, la phrase peut être bonne par jets (et les esprits
lyriques arrivent à l’effet facilement et en suivant leur pente naturelle), mais l’ensemble
manque. Les répétitions abondent, les redites, les lieux communs, les locutions banales.
62
(1 - S., 28 octobre 1872, Corr. IV, p. 599)
(272 - COIRIER, P., GAONACH, D., PASSERAULT, J.-M., Psycho-linguistique textuelle - Approche cognitive de la
compréhension et de la production des textes. Paris : Armand Colin, 1996. - 297 p. - p. 75)
64
(1 - C., 12 septembre 1853, Corr. II, p. 429)
63
73
Quand on écrit au contraire une chose imaginée, comme tout doit alors découler de la
conception et que la moindre virgule dépend du plan général, l’attention se bifurque. Il faut à
la fois ne pas perdre l’horizon de vue et regarder à ses pieds. Le détail est atroce, surtout
lorsqu’on aime le détail comme moi. Les perles composent le collier, mais c’est le fil qui fait
le collier. Or, enfiler les perles sans en perdre une seule et toujours tenir son fil de l’autre
main, voilà la malice65.
Sur la question des femmes, Flaubert argumente sans retenue. Il défend ses conceptions et raille
fréquemment l’objet de sa cible discursive par l’argument ironique et métaphorique66. Sur le mode
badin, il juge dans une lettre à Colet une jeune femme fréquentée par une de ses relations :
L’amour de Mlle Chéron m’émeut médiocrement. Elle est trop laide, cette chère fille !
Quand on a un nez comme le sien, on ne devrait penser qu’à avoir des rhumes de cerveau et
non des amants. Et puis cette mère qui l’engage à aimer me paraît stupide. C’est charmant,
cela ! mais après ? Est-ce que Leconte peut l’épouser ? Et si enfin, excédé d’elle, il a la
faiblesse de la baiser, crois-tu qu’il ne la plantera pas là, très parfaitement ? Quelle atroce
existence il se préparerait le malheureux ! mais je l’estime trop pour ne pas le préjuger
insensible aux charmes de cette infortunée67.
Argumenter lui permet de s’excuser de certaines négligences auprès de ses correspondantes. Aussi
a-t-il recours à des éléments de mise en relief68. Plus que dilettante pour répondre aux lettres de
Leroyer de Chantepie, il se justifie le 17 juin 1863 grâce à un argument introduit par le tour
démonstratif « c’est ... que ». Afin d’emporter l’adhésion de son amie, il s’approprie ses langueurs
l’espace d’un énoncé :
Si j’ai eu l’air de vous oublier ces derniers temps, chère Demoiselle, c’est que depuis le mois
de mars dernier j’ai été en proie à la même maladie que vous. J’ai passé trois mois à
Croisset, fort pénibles, sans rien écrire, sans rien lire. Cela m’arrive presque toujours entre
deux oeuvres. L’ennui est pour moi une vieille connaissance69.
Les démêlés littéraires de Flaubert avec les figures critiques contemporaines sont également vecteurs
d’argumentations. L’épistolier fait part à Sand de son dépit en regard des affections napoléoniennes
de Sainte-Beuve. La construction « c’est ... que » sert à nouveau l’articulation de sa pensée logique :
La Princesse avait pris, dès le début, la chose trop sérieusement. Je le lui ai écrit, en donnant
raison à Sainte-Beuve, lequel, j’en suis sûr, m’a trouvé froid. C’est alors que, pour se
justifier par devers-moi, il m’a fait ces protestations d’amour isidorien qui m’ont un peu
humilié. - Car c’était me prendre pour un franc imbécile70.
65
(1 - C., 26 août 1853, Corr. II, p. 417)
(Voir 273 - CULIOLI, A., Opérations et représentations. Gap : Ophrys, 1991. - 225 p. - (Collection L’homme dans la langue))
67
(1 - C., 28 octobre 1853, Corr. II, p. 460)
68
(Voir 271 - ANSCOMBRE, J.-C. - DUCROT, O., L’argumentation dans la langue. Bruxelles : Mardaga, 1988. - 184 p. (Collection philosophie et langage))
69
(1 - L.d.C, 17 juin 1863, Corr. III, p. 327)
70
(1 - S., 2 février 1869, Corr. IV, p. 15)
66
74
Ce type de raisonnement contestataire jalonne cette correspondance. Le contrepoids des principes
esthétiques de l’épistolier est posé sur la balance discursive : l’argument prend une tournure
alternative. Le 24 juin 1869, Flaubert met en débat un ouvrage de Renan grâce à la construction
« plutôt que » :
Je viens de relire le Jésus de Renan. C’est un joli livre plutôt qu’un beau livre. Quel singulier
esprit ! L’élément féminin et l’élément épiscopal y dominent trop. Son Saint Paul est dédié à
sa femme comme son Jésus l’était à sa soeur. Il me semble qu’une intelligence éprise avant
tout du Vrai et du Juste n’aurait pas ainsi arboré deux cotillons au frontispice de son
oeuvre71.
Ses structures argumentatives se modifient dans ses dernières années épistolaires. Il a davantage
recours aux constructions paratactiques et privilégie les arguments sériés par un chiffre. Le 16
novembre 1869, il demande à son « chère Maître » de lui pardonner un oubli prolongé : « J’aurais dû
vous écrire. mais j’ai eu : 1° mes épreuves, 2° la Féerie que je retravaille depuis 15 jours, sans
désemparer, 3° des courses à faire (...), 4° à recevoir ma mère (...), et 5° une affaire qui ne me
regarde pas »72.
Entre implicite et explicite, Flaubert se révèle tour à tour sérieux ou amusé, apitoyé ou
enchanté. Il module en souplesse une logique assertive s’immisçant entre dit et non-dit dans la faille
discursive. Et d’ailleurs, comme le remarque Lévinas :
L’extériorité du discours ne se convertit pas en intériorité. L’interlocuteur ne peut trouver - et
en aucune façon - place dans une intimité. Il est à jamais dehors. Le rapport entre les êtres
séparés ne les totalise pas, « Rapport sans rapport » que personne ne peut englober ni
thématiser73.
En argumentant, l’écrivain s’assimile à un énonciateur ou s’en distancie en rapportant son point de
vue. Il se situe dans un écart entre le même et l’autre.
Ensemble hiérarchisé de phrases, le discours flaubertien - narratif ou descriptif, explicatif ou
argumentatif - tend à communiquer sur le mode pragmatique74 des sentiments et des expériences.
L’écrivain cherche de façon plus ou moins déguisée à convaincre ses correspondantes, à influer sur
elles. C’est pourquoi il nourrit son écriture épistolaire de procédés rhétoriques conférant aux énoncés
une valeur de vérité d’évidence. En formulant des intentions, en anticipant des réactions, il interroge
dans la lettre les finalités de la communication entre homme et femme.
71
( 1 - S., 24 juin 1869, Corr. IV, p. 64)
(1 - S., 16 novembre 1869, Corr. IV, p. 128)
73
(310 - LEVINAS, E., Totalité et infini - Essai sur l’extériorité, op. cit, p. 329)
74
(Voir 281 - MAINGUENEAU, D., Approche de l’énonciation en linguistique française : embrayeurs, temps, discours rapporté.
Paris : Hachette, 1981. - 127 p. )
72
75
2.3 - Les modalités phrastiques
Qu’est-ce qu’on a besoin de s’atteler au même timon
que les autres et d’entrer dans une compagnie
d’omnibus, quand on peut rester cheval de tilbury ?
Quant à moi, je serais fort content si cette idée se
réalise. Mais quant à faire partie effectivement de quoi
que ce soit en ce bas monde, non ! non ! et mille fois
non ! (1 - C., 31 mars 1853, Corr. II, p. 291)
Dans la lignée des travaux de Bakhtine, quatre finalités peuvent être attribuées à l’interaction
verbale : « informer (transmettre une connaissance, des impressions), activer (faire agir), clarifier
(rendre compréhensible), créer un contact »75. Ces lignes de force sont inhérentes à la démarche
épistolaire. Assurance ou doute, autorité ou émotion, Flaubert manifeste à tous moments ses
sentiments vis-à-vis du contenu de ses énoncés. Ce qui se traduit dans la lettre par une variation
constante des dispositions de la phrase.
V
L’assertion est un énoncé donné pour vrai par l’énonciateur. Chantre du Gueuloir, Flaubert
met toujours ses idées en avant et fait montre de sincérité jusqu’à l’outrance. Il emploie la modalité
assertive pour régler ses comptes, avec lui-même ou ses correspondantes. Conscient des
souffrances qu’il inflige à son entourage, il remet en cause son incapacité à vivre et à aimer. Le 11
août 1846, la violence des assertions formulées au style direct à la Muse - au sujet de Madame
Flaubert - témoigne de sa dureté :
Les larmes que je retrouve sur tes lettres, ces larmes causées par moi, je voudrais les
racheter par autant de verres de sang. Je m’en veux; cela augmente le dégoût de moi-même.
Sans l’idée que je te plais, je me ferais horreur. Au reste, il en est toujours ainsi : on fait
souffrir ceux qu’on aime, ou ils vous font souffrir. Comment se fait-il que tu me reproches
cette phrase : « Je voudrais ne t’avoir jamais connue ! » Je n’en sais pas de plus tendre. Veux-tu que je te dise celle que j’y mettrais en parallèle ? C’en est une que j’ai poussée la
veille de la mort de ma soeur, partie comme un cri et qui a révolté tout le monde. On parlait
de ma mère : « Si elle pouvait mourir ! » Et, comme on se récriait : « Oui, si elle voulait se
jeter par la fenêtre, je la lui ouvrirais tout de suite76.
75
(272 - COIRIER, P., GAONACH, D., PASSERAULT, J.-M., Psycho-linguistique textuelle - Approche cognitive de la
compréhension et de la production des textes. Paris : Armand Colin, 1996. - 297 p. - p 29)
76
(1 - C., 11 août 1846, Corr. I, pp. 288-289)
76
L’écrivain n’est pas moins pessimiste quand il s’interroge sur ses capacités de séduction. Afin de
rassurer Colet, il multiplie les modalisateurs en vérité - adverbes ou locutions adverbiales. Il se
déprécie « sincèrement » :
Je ne me souviens que fort vaguement de ces deux dames dont tu me parles dans ta lettre de
ce matin, et qui sont venues à l’atelier un jour que nous y étions. Je crois que tu as, en me le
rapportant, exagéré ce qu’elles ont pu te dire sur mon fameux regard. Ce sont de ces choses
que les femmes n’avouent pas ressentir, d’ordinaire. Quand elles l’éprouvent elles le cachent,
et quand elles le manifestent c’est qu’elles y ont intérêt. Or quel intérêt avaient-elles à te dire
cela, si ce n’est peut-être un motif de curiosité, pour voir ce que tu sentais toi-même, ou bien
tout bonnement pour dire quelque chose de drôle sans y attacher aucune idée. - Je ne me
crois pas les yeux attirants ni séduisants. - Ils vont à la nature animale, ils appellent les
enfants, les idiots et les bêtes parce que j’ai peut-être beaucoup vécu dans ce monde-là et
que j’en ai gardé quelque chose, un air de famille, un vieux levain de naturalisme mystérieux
que l’intensité de la pensée fait épancher au-dehors vers les phénomènes qui le reproduisent.
Mais je crois sincèrement que je plais à peu de femmes77.
En amour, l’écrivain est aussi fataliste qu’idéaliste. Son absolutisme relationnel est exprimé sur le
mode du posé - pour reprendre un terme de Ducrot78, à savoir tel un élément nouveau véhiculé par
l’assertion. Le 15 novembre 1846, il fait part à sa maîtresse de ses convictions affectives au moyen
du présentatif : « Il me semble que l’amour doit résister à tout, à l’absence, au malheur, à l’infidélité
même, à l’oubli. C’est quelque chose d’intime qui est en nous, et au-dessus de nous tout à la fois.
Quelque chose d’indépendant de l’extérieur et des accidents de la vie »79. Cette promotion de
l’amour spirituel s’accompagne d’un désaveu des finalités sociales de la relation entre homme et
femme. Le cadre temporel des énoncés est fréquemment défini par une série de verbes conjugués à
l’indicatif - mode personnel actualisant - tandis que le cadre personnel est précisé par des pronoms.
Le 21 janvier 1847, l’écrivain remet en cause l’enfantement d’une façon à la fois individuelle et
collective. La valeur de vérité attribuée aux énoncés semble totale, et d’autant plus terrible :
Tu compares ton amour à celui de ma mère, je l’y compare aussi, et tu me demandes si je le
raille celui-là. On ne raille pas ce qui vous assomme, car cette affection-là me gêne
horriblement dans les entournures. J’en suis bien las, sur l’honneur. D’ailleurs je ne peux pas
m’empêcher de garder une rancune éternelle à ceux qui m’ont mis au monde et qui m’y
retiennent, ce qui est pire. Ah ! parbleu ! c’était de l’amour aussi ça, sans doute. La belle
chose ! ils s’aimaient ! Ils se le disaient et une nuit ils m’ont fait, pour leur plus grande
satisfaction. Et quant à la mienne ils ne s’en souciaient guère. Maudit soit l’homme qui crée,
maudit l’homme qui aime. - Que la vie de son fils soit son supplice et que l’ennui démesuré,
77
(1 - C., 17 novembre 1846, Corr. I, pp. 407-408)
(288 - DUCROT, O. - TODOROV, T., Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage. Paris : Seuil, 1972. - 470 p. - p.
63)
79
(1 - C.,15 novembre 1846, Corr. I, p. 406), ( Cette même idée est reprise In 1 - C., Fin décembre 1846, Corr. I, p. 423)
78
77
que l’ennui colossal, gourmand et dévorant qui ronge l’enfant soit pour le père un remords
qui lui aussi le fasse se repentir d’avoir vécu80.
Mais la modalité assertive ne se limite pas à cet enchaînement de propositions. Flaubert pratique
l’axiome : l’assertion la plus réduite syntaxiquement et la plus expressive sémantiquement. Après
avoir médité sur ses instincts de richesse, il annonce à Colet : « Axiome : Le superflu est le premier
des besoins »81. Une semaine plus tard, l’écrivain recourt à cette construction à valeur de vérité
générale pour exprimer un parti-pris relationnel : « Retiens cette grande maxime, ma chère enfant : la
défiance est la mère de la sûreté »82. Le 7 juillet 1852, Flaubert critique la conduite de la Muse lors
d’une promenade avec Musset dont l’issue a été violente. Il satisfait encore son penchant pour les
déclarations brèves et imagées : « Il y a du vent dans la tête des femmes, comme dans le
ventre d’une contrebasse ! »83. Le 16 avril 1853, Colet est inquiète de l’issue du concours de
l’Académie auquel elle présente La Paysanne. L’écrivain tente de la rassurer. Il lui conseille de ne
pas se brouiller avec Villemain. Sur le mode de la sentence, il lui fait part de ce qui lui paraît être le
principe de conduite le plus approprié dans sa situation : « Il ne faut jamais obéir aux passions
infructueuses »84. Idéologique, l’axiome l’est aussi sous la plume du critique. Flaubert craint la
censure de sa pièce Le sexe faible car il y met à mal une figure militaire. A l’attention de Sand, il
conclut son raisonnement sur les abus de pouvoir par ce postulat : « Axiome : tous les
gouvernements exècrent la Littérature. Le Pouvoir n’aime pas un autre Pouvoir »85. Formulation
synthétique à caractère assertif, l’axiome permet d’asseoir ses convictions dans la phrase. Dans les
lettres à l’amante et à l’amie, il assume le rôle de transmetteur d’une conception du monde et des
rapports humains. Par delà le caractère gnomique et les effets de sens de la modalité assertive,
l’écriture épistolaire de Flaubert met en débat des valeurs morales et intellectuelles.
V
En marge de l’expression de ses certitudes, Flaubert aime parfois à suspendre son jugement
de vérité. L’interrogation est pour lui une manifestation d’angoisse plus qu’une opportunité de
réjouissance. Il situe grâce à elle dans le domaine du possible le contenu propositionnel de ses
énoncés. Entre vérité et falsification, il sollicite la validation de ses correspondantes.
80
(1 - C., 21 janvier 1847, Corr. I, p. 431)
(1 - C., 20 septembre 1846, Corr. I, p. 354)
82
(1 - C., 27 septembre 1846, Corr. I, p. 363)
83
(1 - C., 7 juillet 1852, Corr. II, p. 130)
84
(1 - C., 16 avril 1853, Corr. II, p. 307)
85
(1 - S., 5 septembre 1873, Corr. IV, p. 710)
81
78
En cet été 1846 où il est ivre d’amour, nombre de questions habitent son esprit. Aussi
projette-t-il son imaginaire dans des hypothèses épistolaires sur ce que Colet fait, pense ou désire.
Le 8 août, il adresse à sa maîtresse cette succession d’énoncés juxtaposés : « Et toi, dors-tu ? - Estu à ta fenêtre ? Penses-tu à celui qui pense à toi ? Rêves-tu ? Quelle est la couleur de ton songe ?
»86. La modalité interrogative est ici demande d’information et invitation à la communication.
L’interrogation se fait plus souffrante lorsque Flaubert s’inquiète de la santé de la Muse : « Qu’estce qu’il y a ? Es-tu malade ? Une de mes lettres a-t-elle (été) égarée ? Ou une des tiennes ? »87.
Interroger, c’est aussi apporter des réponses en déstabilisant sa correspondante. En automne 1846,
Colet se plaint de son dépit affectif et de ses espoirs déchus. Le 25 octobre, l’écrivain prend le
contre-pied de ses propos par une suite de questions oratoires et pragmatiques :
Est-ce sûr ? est-ce qu’il y a désillusion ? est-ce que je ne suis pas le même ? n’est-ce plus
moi ? n’est-ce pas toujours toi ? est-ce que maintenant nos deux âmes ne sont pas
ensemble ? A quelle autre qu’à toi vais-je faire avant de m’endormir la dédicace de ma nuit
?88
Cette modalité lui permet également de discuter les limites de son raisonnement. L’interrogation
devient un acte de discours par lequel il se met en relation d’interlocution avec lui-même. Il
monologue (sous couvert d’écrire à la Muse) en une succession d’interrogations plus ou moins
rhétoriques :
Il est permis de tout faire, si ce n’est de faire souffrir les autres. Voilà toute ma morale. Mais
quand les autres souffrent malgré vous ? quand cela est le résultat d’une volonté fatale et audessus de la nôtre et comme la pure expression de la constitution interne de la vie, que dire ?
que faire ? quel remède ?89
Cette variante oratoire de la modalité interrogative permet à l’écrivain de faire part à sa maîtresse de
la relation métaphorique qu’il établit entre les précautions de l’âme et les protections vénériennes :
On donne dans les bordels des capotes anglaises pour ne point attraper la vérole au contact
des vagins pestiférés. Ayons toujours à l’intérieur une vaste capote anglaise, afin de ménager
la santé de notre âme, parmi les immondices où elle se plonge. - On jouit moins, c’est vrai, et
quelquefois la précaution se déchire ?90
Même si elle est bien souvent négative, l’interrogation matérialise quelquefois son bonheur. Et tout
spécialement le plaisir de recevoir une lettre de la Muse. Le 21 mai 1853, en l’espace d’une phrase,
86
(1 - C., 8-9 août 1846, Corr. I, p. 280)
(1 - C., 20 octobre 1846, Corr. I, p.393)
88
(1 - C., 25 octobre 1846, Corr. I, p. 399)
89
(1 - C., 2 février 1847, Corr. I, p. 434)
90
(1 - C., 18 janvier 1854, Corr. II, p. 510)
87
79
trois occurrences de point d’interrogation renforcent l’expressivité de cette phrase : « Sais-tu que tu
m’a écrit deux lettres charmantes, superbes et avec qui j’ai eu (comme le père Babinet avec sa
femme délicieuse ) « le plus grand plaisir » ??? »91.
En 1870, l’état d’esprit de Flaubert est dévasté par la guerre franco-prussienne. Les
panachages interrogatifs de demande d’information et d’interrogation totale sont fréquents dans ses
lettres à Sand. Il confie à son amie sa profonde détresse de voir la France en pleine débâcle. Il se
pose et pose ces questions : « Pourquoi nous exècrent-ils si fort ? Ne vous sentez-vous pas écrasée
par la haine de 40 millions d’hommes ? Cet immense gouffre infernal me donne le vertige »92.
Quelques années plus tard, en 1875, l’épistolier est accablé par sa ruine. La modalité interrogative
est une plaie énonciative ouverte sur la barbarie de l’Histoire. Le 3 octobre, Flaubert évoque à son
« chère maître » le passage hypothétique de la pièce Le Marquis de Villemer à la ComédieFrançaise : « J’ai lu dans une feuille qu’on va reprendre aux Français, une pièce de vous. Est-ce vrai
? Dans ce cas-là viendrez-vous à Paris, cet hiver ? quand serait-ce ? »93. Incertain, l’épistolier met
en débat l’ensemble du contenu propositionnel de son premier énoncé, et y adjoint des demandes
d’informations complémentaires. Dans le cas de l’interrogation totale « est-ce vrai ? », Sand est
appelée à confirmer ou à infirmer la valeur de vérité de l’énoncé. L’épistolaire se trouve façonné par
un souci dialogique.
Entre interrogation réelle et interrogation rhétorique, Flaubert s’exprime en se jouant de
toutes les nuances de sens de l’interrogation et partage ses énoncés entre posé et présupposé. Il
délibère, tantôt en toute authenticité, tantôt sous couvert d’affirmations déguisées, au fil des libres
mouvements de sa pensée. Ce faisant, il interroge autant qu’il s’interroge. En contrepoint de cette
inclination stylistique, les expressions de son autorité naturelle transparaissent de part et d’autre dans
les lettres à l’amante et à l’amie.
V
Par la modalité jussive, l’écrivain affirme sa volonté d’une manière tantôt douce tantôt
autoritaire, et plus ou moins voilée. A Colet, Leroyer de Chantepie ou Sand, il donne des ordres
ou formule des requêtes physiques, intellectuelles et morales. Sa forte personnalité l’engage à influer
sur ces femmes aimées dans l’espoir de remédier à une situation problématique ou de les aider à
mieux vivre et à penser.
91
(1 - C., 21 mai 1853, Corr. II, p. 328)
(1 - S., 27 novembre 1870, Corr. IV, p. 264)
93
(1 - S., 3 octobre 1875, Corr. IV, p. 971)
92
80
Les impératifs verbaux sont les fers de lance de cette démarche. Ils permettent d’exclure de
l’énoncé toute alternative. Le 12 août 1846, Flaubert intime à sa maîtresse - recroquevillée sur sa
passion - de renouer avec ses relations : « Adieu, toi que j’aime, reprends ta vie habituelle, sors,
reçois, ne refuse pas ta porte aux gens qui y étaient le dimanche où j’y étais »94. Une semaine après,
et déjà emploie-t-il à nouveau la modalité jussive pour repousser l’amante. Par l’impératif, il la
rappelle à la raison : « Souviens-toi donc que ma première parole a été un cri d’avertissement pour
toi, et lorsque l’entraînement nous a saisis ensemble dans son tourbillon, je n’ai cessé de te dire de te
sauver quand il en était temps encore »95. Dans son rapport à la sexualité féminine, il manifeste tout
autant cette tendance à ordonner. Un mois et demi après leur rencontre, la Muse a un retard
menstruel. Il est tourmenté par ce « maudit sang » et ces « vomissements ». Afin de remédier à ce
problème, il écrit à Colet le 13 septembre :
Consulte là-dessus ton médecin. S’il est un peu intelligent il te comprendra de suite. Ou vasen consulter un autre, un bon pourvu qu’il ne te connaisse pas. Dis-lui que cela t’est arrivé
quelquefois et demande-lui ce qu’on pourrait tenter pour être sûr de la chose96.
Extrêmement dirigiste, Flaubert se présente aux femmes comme une figure tutélaire. La modalité
jussive participe dans son écriture d’une entreprise d’assujettissement. La multiplication des formes à
l’impératif constitue l’assise de l’ordonnance verbale prescrite à Colet pour lutter contre sa
« maladie » de coeur. Minorant sans cesse ses élans sentimentaux, il lui stipule :
Ne travaille pas à te rendre malheureuse. Pense toujours que je t’aime, dis-le toi, complaistoi dans cette idée, mets-la à part dans ton coeur, non pas pour le troubler et l’emplir
jusqu’aux bords, mais pour le réchauffer et pour le pénétrer de chaleur. Fais-lui prendre
un bain d’amour si tu veux, à ton pauvre coeur, mais ne le noie pas97.
Avec Leroyer de Chantepie, Flaubert agit de semblable façon, mais dans le registre de l’amitié.
Être en permanente dérive psychologique, cette correspondante a besoin de solides repères pour
retrouver équilibre et sérénité. L’écrivain est pour elle une autorité incontestable. Il se sent investi
d’un permanent devoir d’assistance à l’égard de cette femme en souffrance. A cette fin, il lui
administre des recommandations sous forme d’impératifs juxtaposés. Energique, il essaie de la sortir
de sa neurasthénie : « Tâchez donc de ne plus vivre en vous. Faites de grandes lectures. Prenez un
plan d’études, qu’il soit rigoureux et suivi. Lisez de l’histoire, l’ancienne surtout. Astreignez-vous à
un travail régulier et fatigant »98. La tentative de renflouement moral est un leitmotiv de cette
94
(1 - C., 12 août 1846, Corr. I, p. 297)
(1 - C., 30 août 1846, Corr. I, p. 319)
96
(1 - C., 13 septembre 1846, Corr. I , p. 337)
97
(1 - C., 2 septembre 1846, Corr. I , p. 326)
98
(1 - L.d.C, 18 mai 1857, Corr. II, p. 716)
95
81
relation. Le 6 juin 1857, l’épistolier adresse à son amie cette série d’ordres : « Etudiez (...) Lisez
des traductions (...) acharnez-vous dessus (...) Elargissez votre horizon (...) Etudiez (...) Lisez-le
(Montaigne) (...) Ne croyez pas (...) comptez toujours ... »99. Le 23 août, il poursuit cette cure
d’énoncés à valeur d’exhortations :
Dites-moi (...) laissez donc là tous les médecins (...) Sortez ! Voyagez ! Régalez-vous (...)
Humez (...) laissez tout souci (...) permettez à ma franchise (...) assurez le strict nécessaire
(...) Partez ! (...) Quittez votre maison (...) Soyez-en sûre ! ne souffrez pas (...) Allez ! (...)
Permettez-moi (...) Ecrivez-moi (...) croyez à tout mon attachement 100.
Flaubert ordonne à Leroyer de Chantepie des activités intellectuelles à même de lui ouvrir l’esprit. Il
veut occulter son misérabilisme obsessionnel. Afin de mettre un frein à sa psychose paranoïaque de
confession, il lui conseille : « Soyez donc votre prêtre à vous-même. Devenez stoïque (ou plus
chrétienne, si vous voulez); détachez-vous de l’idée de votre personne »101.
Le ton se révèle plus modéré dans les lettres à Sand. La modalité jussive est employée afin
de formuler non des ordres véhéments mais des conseils plus ou moins appuyés. Afin de parer aux
problèmes d’anémie de son amie, l’épistolier lui prescrit un traitement. Il résume sa pensée par une
phrase de structure assertive mais à finalité jussive - dynamisée par un bref changement
typographique : « IL FAUT boire du fer, se promener et dormir »102. Enfin, sur les dernières années
de sa vie, ayant après la disparition de sa mère et de Gautier un vif besoin d’affection, il a recours à
l’impératif pour inciter Sand à continuer de l’aimer : « Adieu, chère bon maître. Continuez à
m’aimer »103.
Exhortation et requête dessinent toutes deux en une palette de demi-teintes le paysage jussif
de l’écriture épistolaire de Flaubert. Autoritaire, l’écrivain entend souvent modifier le cours des
événements de la vie de ses correspondantes. Quelquefois au contraire, il souhaite avant tout
continuer à recevoir le témoignage d’une affection. C’est dans l’ambivalence de l’expression de cette
force et de cette fragilité que se situe la particularité des structures jussives dans les lettres à l’amante
et à l’amie. Mais l’expression de cette émotivité n’exclut pas le recours à l’exclamation.
V
99
(1 - L.d.C, 6 juin 1857, Corr. II, p. 732)
( 1 - L.d.C, 23 août 1857, Corr. II, p. 762)
101
(1 - L.d.C, 15 juin 1859, Corr. III, p. 25), ( Voir également l’invitation au voyage réitérée à l’impératif In 1 - L.d.C, 18 janvier
1862, Corr. II, p. 198)
102
(1 - S., 6 février 1867, Corr. III, p. 602)
103
(1 - S., 28 octobre 1872, Corr. IV, p. 600)
100
82
Dans les lettres à Colet, Leroyer de Chantepie et Sand, l’exclamation est souvent proche de
l’indignation. Flaubert fait appel à cette modalité afin d’exprimer ses réactions affectives en regard
d’un événement. L’exclamation traduit son implication personnelle dans le discours : elle n’appelle
pas une adhésion ou une réfutation de la part de la correspondante.
La modalité exclamative est liée dans les lettres à la Muse à des manifestations sentimentales.
Au début de sa liaison, Flaubert est des plus amoureux et s’enivre de considérations voluptueuses
sur cette intimité nouvelle. La répétition de l’exclamation est pour lui le médium privilégié d’une petite
mort de la réminiscence. Le 11 août 1846, une envolée lyrique étaie cette idée : « Que n’es-tu la
première femme que je connaisse ! Que n’ai-je pour la première fois senti dans tes bras les
ivresses du corps et les spasmes bienheureux qui nous tiennent en extase ! »104. Confondu de
bonheur, l’épistolier traduit quelques jours plus tard son émerveillement en usant de l’adverbe
d’intensité « Qu ’ » - mot exclamatif véhiculant l’expression du haut degré : « Etions-nous heureux !
Etions-nous fous et jeunes ! Je n’en reviens pas ! J’en ai le coeur encore charmé. Qu’il y en a
peu, dans la vie, de ces journées-là ! »105. En marge de cette stylistique épicurienne, la modalité
exclamative confine à l’expression d’une crise. Les malentendus s’accumulent rapidement entre les
amants. Colet désapprouve l’éloignement de Flaubert. Et l’écrivain lui communique en retour
l’intensité de sa lassitude. L’exclamation est le relais énonciatif de son exaspération : « Plus de tout
cela ! de grâce ! C’est moi qui te prie ! »106. Les mois passent. Flaubert se trouve chaque jour
davantage mis en accusation par sa maîtresse. Le 4 septembre 1852, il est attristé plus que de
coutume par une incompréhension. Dans un mouvement de colère, il réprouve cette manifestation de
féminité : « Ô femme ! femme, sois-le donc moins, ne le sois qu’au lit ! »107. Par l’exclamation, il se
réfugie dans un imaginaire littéraire afin de prendre une certaine distance vis-à-vis des aléas
passionnels. L’exclamation véhicule son regret de ne pas avoir vécu au temps des « rhéteurs grecs !
»108, de Ronsard ou de Néron, de Périclès et d’Aspasie.
Sa critique littéraire est elle aussi porteuse d’irritations et d’envolées exclamatives. En 1853, Colet se
refuse à adopter des corrections concernant L’Acropole d’Athènes. Flaubert est ivre de colère
devant tant d’obstination. Ses exclamations modalisent l’intensité de son indignation : «Dernière
imprécation. Par tous les dieux ! écoute-nous donc ! pour tous les vers corrigés et les coupures
104
(1 - C., 11 août 1846, Corr. I, p. 290)
(1 - C., 12 septembre 1846, Corr. I, p. 335)
106
(1 - C., 13 novembre 1846, Corr. I, p. 404)
107
(1 - C., 4 septembre 1852, Corr. II, p. 148)
108
(1 - C., 4 septembre 1852, Corr. II, p. 152)
105
109
!»
.
83
Le 30 avril, il conteste les poètes ouvriers et les Chants d’une étrangère d’Emilie Solmer
Blake. Quatorze occurrences de points d’exclamation sont mobilisées dans un élan de colère en
l’espace de quelques phrases :
Tout cela est monstrueusement pitoyable ! C’est plus que médiocre ! ta jeune Anglaise !
quel vide ! et quelle pose ! ces épigraphes en hébreu ! en grec ! et quels vers plats ! plats, et
avec de faux chics de Casimir Delavigne ! - Vois comme tout ce qu’il y a de médiocre en
littérature par les deux bouts, soit le canaille ou bien le Vide, se tourne invariablement vers
Béranger ou Lamartine. - Dieu ! comme je suis dégoûté des poètes ouvriers ! et des ouvriers
! Dans la lettre de ce bon Baillet, il s’emporte justement contre la seule chose qui rachète
l’ouvrier et le colore, le cynisme, et il est malgré cela content d’être ouvrier ! Quel amour de
la crasse pour la crasse !110
L’exclamation rend également compte de sa stupéfaction concernant ses singularités. Flaubert
exprime davantage un étonnement amusé qu’une redoutable consternation. Il fait montre de dérision
à l’égard de son physique : « Je ne sais si c’est une sympathie de nos organes, mais il me pousse, au
même endroit que toi, un clou qui, s’il ne rentre pas, sera monstre ! Chou colossal ! Orgueil de la
Chine ! Arbor sancta ! »111
Dans les lettres à Leroyer de Chantepie, cet emploi dominant matérialise un épuisement à
voir la correspondante s’enliser dans des contradictions psychiques. Fatigué de ses plaintes,
l’épistolier la renseigne sur son principe de vie en s’exclamant : «Travaillez ! travaillez ! »112. Un an
après cette recommandation, son ton ne change pas. Sans aucune précaution oratoire, il lui assène
avec autorité ces solutions existentielles : « Enfin, mon conseil permanent est celui-ci : voulez ! En
avez-vous essayé ? Prenez donc un parti ! ne soyez pas lâche envers vous ! »113.
Dans les lettres à Sand, l’exclamation a d’autres valeurs. Elle participe d’une mise en
accusation beaucoup plus violente, contemporaine de la tragédie de la Commune et des grandes
épreuves. Flaubert fait des femmes de son entourage les boucs-émissaires de son malaise : « Quelle
maison que la mienne ! 14 personnes qui gémissent et vous énervent. Je maudis les femmes !
c’est par elles que nous périssons ! »114. Il porte un regard désabusé sur la guerre de Prusse, se
perd en conjectures et en désaveux sanglants de cette inanité barbare. Grâce à la modalité
exclamative, il exprime à Sand sa stupeur, son refus et son émotion :
109
(1 - C., 11 mars 1853, Corr. II, p. 265)
(1 - C., 30 avril 1853, Corr. II, pp. 318-319)
111
(Ibid.)
112
(1 - L.d.C, 18 mai 1857, Corr. II, p. 720)
113
(1 - L.d.C, 11 juillet 1858, Corr. II, p. 821)
114
(1 - S., 10 septembre 1870, Corr. IV, p. 233)
110
84
Quel effondrement ! quelle chute ! quelle misère ! quelles abominations ! (...) Les phrases
toutes faites ne manquent pas : « La France se relèvera ! Il ne faut pas désespérer !
C’est un châtiment salutaire, nous étions vraiment trop immoraux ! », etc. Oh ! éternelle
blague ! Non ! on ne se relève pas d’un coup pareil ! Moi, je me sens atteint jusqu’à la
moelle. (...) Oh ! si je pouvais m’enfuir dans un pays où l’on ne voie plus d’uniformes, où
l’on n’entende pas le tambour, où l’on ne parle pas de massacre, où l’on ne soit pas obligé
d’être citoyen ! mais la terre n’est plus habitable pour les pauvres mandarins !115
Cette stigmatisation de la guerre est récurrente dans la correspondance des années 1870-1871. Elle
s’appuie sur l’emploi combiné de l’exclamation et des adverbes d’intensité. L’épistolier souligne
l’arriération politique du pays :
Quels rétrogrades ! quels sauvages ! comme ils ressemblent aux gens de la Ligue ! et aux
maillotins ! Pauvre France, qui ne se dégagera jamais du Moyen-âge ! qui se traîne encore
sur l’idée gothique de la Commune, qui n’est autre que le municipe romain ! J’ai peur que la
Colonne Vendôme n’épargne la graine du Troisième Empire ! Ah ! j’en ai gros sur le coeur,
je vous le jure ! Et la petite réaction que nous allons avoir après cela ! Comme les bons
ecclésiastiques vont re-fleurir !116
En 1872, l’exclamation la plus significative n’est pourtant pas à mettre sur le compte de l’Histoire
mais de la stupeur du décès maternel. Le 6 avril, l’économie extrême de cet énoncé en témoigne :
« Ma mère vient de mourir ! »117. Quelques temps après les crises de deuils et de guerre, Flaubert
retrouve des centres d’intérêts et reprend goût à la vie. Sa correspondance avec Sand s’en ressent.
Son ironie mordante vis-à-vis des contemporains réapparaît aussitôt. Le 3 juillet 1874, il adresse à
son amie cette succession d’exclamations amusées :
Je vous plains d’avoir à faire à Duquesnel ! Il m’a fait remettre le manuscrit du sexe faible
par l’intermédiaire de la Direction des Théâtres, sans un mot d’explication ! Et dans
l’enveloppe ministérielle se trouvait une lettre d’un sous-chef, qui est un morceau ! Je vous
la montrerai. C’est un chef-d’oeuvre d’impertinence ! On n’écrit pas de cette façon-là à un
gamin de Carpentras apportant un vaudeville au théâtre Beaumarchais. Le procédé vient de
Chennevières ! voilà à quoi servent les amis !118.
Dans les dernières années, une grave dépression fait à nouveau jour. Elle ne se résorbera pas. La vie
de Flaubert s’achève dans la solitude. Ses exclamations deviennent tragiques. A la fin du mois de
décembre 1875, il adresse à Sand ce message de désengagement total par rapport à l’existence :
« « J’aimerais mieux ne pas mourir », comme disait Marat. Ah ! non ! assez ! assez de fatigue ! »119.
115
(1 - S., 27 novembre 1870, Corr. IV, p. 264)
(1 - S., 24 avril 1871, Corr. IV, pp. 308-309)
117
(1 - S., 6 avril 1872, Corr. IV, p. 509)
118
(1 - S., 3 juillet 1874, Corr. IV, p. 823)
119
(1 - S., Fin décembre 1875, Corr. IV, p. 1001)
116
85
De la traduction de ses réactions à l’expression du haut degré de ses enthousiasmes et
condamnations, l’épistolier domestique tous les effets de sens de l’exclamation. Par le recours à cette
modalité, il tutoie l’absolu de ses émotions et se confie de façon privilégiée à l’amante et à l’amie.
V
Les associations de modalités énonciatives sont significatives des réactions variées de
Flaubert vis-à-vis d’un fait ou d’un propos de Colet, Leroyer de Chantepie ou Sand. Le 23
décembre 1853, grivois, l’écrivain interroge la Muse sur l’adultère avant de s’exclamer : «As-tu
songé quelquefois à cette quantité de femmes qui ont des amants, à ces quantités d’hommes qui ont
des maîtresses, à tous ces ménages sous les autres ménages ? Que de mensonges cela suppose, que
de manoeuvres et de trahisons et de larmes et d’angoisses ! »120. En combinant interrogation et
exclamation, l’épistolaire devient une parodie de question-réponse. Flaubert confie ainsi sa fragilité à
la Muse : « Est-ce que tu ne t’es pas aperçue combien j’étais timide et gauche, peu sûr de moi,
combien j’avais peu d’aplomb ? Il a fallu que je fusse irrésistiblement entraîné ! »121. La réunion de
l’assertion, de l’exclamation et de l’interrogation est très présente. Elle exprime toute la vivacité
d’une pensée paradoxale, conquise par l’héroïsme antique :
J’ai admiré dans un temps l’héroïsme d’Origène, qui me paraît un des grands actes de bon
sens dont un homme puisse s’aviser. Que n’en peut-on faire de même pour le coeur ! Mais
où est le fer pour couper cet organe-là ? - S’il n’y avait que celui qui le porte qui en souffrît,
le mal ne serait pas grand. mais si on fait souffrir un autre ?122
Antithétique, l’écrivain a souvent recours au rythme binaire exclamation/interrogation pour exprimer
ses déconvenues. Le 22 novembre 1847, il fait part à Colet de sa nostalgie de la rencontre : « Quel
mauvais adieu nous avons eu hier ! Pourquoi ? pourquoi ? Le retour sera meilleur ! Allons, courage !
espoir ! »123.
La combinaison des modalités assertive et jussive permet quant à elle de formuler conjointement
récriminations et exhortations. En janvier 1854, Flaubert connaît une nouvelle dépression dans sa
relation avec Colet. Il lui exprime à la fois son étonnement et son inquiétude : « Muse ! Muse !
qu’as-tu donc ? Quel vent te souffle en tête ? Qu’est-ce qui t’agite si fort ? pourquoi ? Qu’y a-t-il
de changé entre nous deux ? »124. Mais ce procédé stylistique est surtout spécifique aux lettres à
120
(1 - C., 23 décembre 1853, Corr. II, p. 485)
(1 - C., 17 novembre 1846, Corr. I, p. 408)
122
(1 - C., 13 avril 1847, Corr. I, p. 449)
123
(1 - C., 22 novembre 1853, Corr. II, p. 464)
124
(1 - C., 4 janvier 1854, Corr. II, p. 499.)
121
86
Leroyer de Chantepie. Grâce à cet outil de direction de conscience, Flaubert adresse à son amie une
invitation appuyée au travail : « Vous me demandez des consolations; ne vous-ai je pas assez
rabâché les mêmes choses. Travaillez excessivement à un travail dur et long »125.
Par l’intermédiaire des modalités énonciatives, l’épistolier manifeste sa subjectivité :
l’assertion exprime ses principes existentiels et intellectuels, l’interrogation confère une dynamique
dialogique à ses discours, l’exclamation rend compte de la spontanéité de ses sentiments, et l’ordre
renseigne son désir d’influer sur ses correspondantes. Le passage de l’une à l’autre de ces modalités
est opéré en souplesse par un styliste variant sans cesse le registre et la couleur de ses interventions
pour le meilleur de l’expression des idées et de la communication des sentiments, de l’entente ou de
la mésentente, de l’amour ou de l’amitié. Ces dominantes formelles et relationnelles s’inscrivent dans
une économie syntaxique et une structuration thématique où la personnalité et le pouvoir de
conviction de l’homme de lettres prennent un relief particulier.
2.4 - Variations sur la certitude
... tu as cru que j’étais jeune, que j’étais frais, que j’étais
pur. Il y a des gens frisés, cors(e)tés et fardés qui ont
encore l’air jeune. Au lit ce sont des vieillard décrépits. Il y a des coeurs pareils, que des maladies ont usés et
que de grands excès ont rendus invalides. - Tu as voulu,
toi, tirer du sang d’une pierre. Tu as ébréché la pierre et
tu t’es fait saigner les doigts. Tu as voulu faire marcher
un paralytique, tout son poids est retombé sur toi et il est
devenu plus paralytique encore. (1 - C., 7 mars 1847, Corr. I,
pp. 446-447)
Groupement d’éléments articulés autour du verbe et occupant une fonction par rapport à lui,
la phrase a une distribution et une longueur variables dans la Correspondance. En marge de l’ordre
canonique, l’épistolier opère des variations syntaxiques en synergie avec ses enjeux relationnels. Afin
d’apporter cohésion et relief à ses propos, il porte un accent spécifique sur tel ou tel constituant de la
phrase.
V
125
(1 - L.d.C, 11 juillet 1858, Corr. II, p. 821)
87
Ecrivain, Flaubert est à la recherche de la simplicité. « Je sens peut-être plus que je ne dis,
car j’ai relégué toute emphase dans mon style; elle s’y tient et n’en bouge pas »126 confie-t-il à Colet.
Epistolier, il méconnaît ce credo esthétique. Son écriture laisse apparaître les mouvements impétueux
de sa pensée. Il aime à s’exprimer par l’intermédiaire de constructions syntaxiques opérant des mises
en relief sans équivoques. Pour signifier son amitié à Leroyer de Chantepie, il souligne un prédicat
par l’usage des deux points : « je ne sais que vous dire, si ce n’est que : je vous aime bien
franchement »127.
La première de ses variantes emphatiques est l’indication chiffrée. Ce procédé lui permet de
sérier les arguments. A Leroyer de Chantepie, il retrace les étapes fondamentales de sa guérison
nerveuse : « Vous me demandez comment je me suis guéri des hallucinations nerveuses que je
subissais autrefois ? Par deux moyens : 1° en les étudiant scientifiquement, c’est-à-dire en tâchant de
m’en rendre compte, et, 2° par la force de la volonté »128. L’indication chiffrée participe d’un désir
de clarté. Flaubert la met au service des éléments syntaxiques phares de ses raisonnements et
autoportraits épistolaires. Le 6 avril 1858, il fait part à Leroyer de Chantepie de son désaveu de la
critique littéraire :
Il y a seulement, dans les journaux prétendus sérieux, un homme qui fait à la brassée et tant
bien que mal la critique des livres : 1° pour les éreinter si les susdits ouvrages sont
antipathiques au journal ou à quelqu’un des rédacteurs; et 2° pour les pousser, toujours sur
la recommandation de quelqu’un129.
Entre 1865 et 1870, cette structuration thématique est fortement mobilisée. Elle traduit l’ampleur et
la fréquence de ses drames. Le 11 mai 1865, Flaubert fait ressortir les prédicats de sa douleur dans
une lettre à Leroyer de Chantepie : « Mon hiver a été assez triste. J’ai souffert de rhumatismes et de
névralgies violemment, résultat 1° de chagrins assez graves qui m’ont assailli depuis six mois, et
2° de l’atroce hiver par lequel nous avons passé »130. A mesure que le malaise s’accroît dans sa vie,
cette variante emphatique conquiert chaque jour davantage son style épistolaire, surtout dans les
lettres à Sand. La guerre de 1870 n’est pas là pour contribuer à restaurer son moral dévasté. Il fait
montre à son amie de son affliction de voir l’humanité s’entre-déchirer et sombrer dans la bêtise :
Je ne crois pas qu’il y ait en France un homme plus triste que moi ! (Tout dépend de la
sensibilité des gens.) Je meurs de chagrin. Voilà le vrai. Et les consolations m’irritent. - Ce
qui me navre, c’est : 1° La férocité des hommes; 2° la conviction que nous allons entrer dans
126
(1 - C., 23 octobre 1851, Corr. III, p. 13)
(1 - L.d.C, 29 août 1862, Corr. III, p. 243)
128
(1 - L.d.C, 18 mai 1857, Corr. II, p. 716)
129
(1 - L.d.C, 6 avril 1858, Corr. II, p. 804)
130
(1 - L.d.C, 11 mai 1865, Corr. III, p. 438)
127
88
une ère stupide. On sera utilitaire, militaire, américain et catholique. Très catholique ! vous
verrez ! La guerre de Prusse termine la Révolution française, et la détruit131.
En 1872, après la réinstallation à Croisset et à l’heure de l’embellie psychologique, ce procédé de
mise en relief devient un facteur positif de détachement d’éléments informatifs. Flaubert retrace à
Sand la prolixité des confidences l’habitant : « Mais j’ai tant de choses à vous dégoiser que je ne m’y
reconnais plus. 1° Votre petite lettre du 4 janvier qui m’est arrivée le matin même de la 1ère d’Aïssé,
m’a touché jusqu’aux larmes, chère maître bien aimé »132.
En marge de ce découpage chiffré des énoncés, l’écrivain fait appel à d’autres types de
sélection thématique. Afin de formuler une synthèse à Sand, il utilise le signe algébrique d’égalité : « Il
sera dévoré par les internationaux = les Jésuites de l’avenir »133. Flaubert joue sur la hiérarchie des
contenus propositionnels : la mise en relief par détachement d’un élément de la phrase est
omniprésente. Il souligne souvent la fin d’un raisonnement par une construction indiquant le
rhème. Le 12 décembre 1872, la proforme relative « ce qui » présente son jugement sur la
difficulté financière inhérente à la vie d’artiste : « je maintiens qu’une oeuvre d’art (digne de ce nom
et faite avec conscience) est inappréciable, n’a pas de valeur commerciale, ne peut pas se payer.
Conclusion : si l’artiste n’a pas de rentes, il doit crever de faim ! ce qui est charmant »134. L’écrivain
formule souvent des hypothèses en plaçant le thème en début de phrase. Ce qui confère à ses
énoncés un caractère prophétique. Le 19 septembre 1852, il fait part à Colet de l’évolution probable
de la liaison d’Edma Roger des Genettes et de Bouilhet : « Prédiction : ils se baiseront, et au 72e
coup sonné, elle te soutiendra encore qu’il n’y a rien et qu’elle aime seulement notre ami de coeur ou
de tête »135. Par cette « prédiction », Flaubert assoit sa croyance en l’hypocrisie sexuelle des
femmes. En d’autres occasions où il représente le thème de la proposition, le détachement du
pronom personnel lui permet de se mettre ironiquement en scène. Le 14 juillet 1874, l’épistolier
« remotive » le signifiant /Moi/ par la série de désignations égocentrées « Cruchard », « J’ »
présentes en co-texte : « Moi, vous soupçonner d’oubli envers Cruchard ! allons donc ! j’ai, primo,
trop de vanité, et ensuite trop de foi en vous »136.
Pour mettre en relief un prédicat, Flaubert fait un grand usage de la question rhétorique. Des
affirmations déguisées en interrogations contrebalancent ses manifestations d’enthousiasmes. Il fait
131
(1 - S., 27 novembre 1870, Corr. IV, p. 264)
(1 - S., 21 janvier 1872, Corr. IV, p. 463)
133
(1 - S., 8 septembre 1871, Corr. IV, p. 376)
134
(1 - S., 12 décembre 1872, Corr. IV, p. 624)
135
(1 - C., 19 septembre 1852, Corr. II, p. 158)
136
(1 - S., 14 juillet 1874, Corr. IV, p. 837)
132
89
ainsi part à Sand de son appréciation de Don Quichotte : « Je relis, en ce moment, Don
Quichotte. Quel gigantesque bouquin ! Y en-a-t-il un plus beau ? »137. L’écrivain accroît la
dynamique de ses propos en jouant avec la ponctuation. Il jalonne ses lettres de points de
suspension matérialisant tantôt une incapacité partielle d’expression tantôt un inachèvement de la
pensée. Le 27 mars 1875, il évoque pour Sand sa santé instable : « J’ai... je ne sais quoi. Le
bromure de potassium m’a calmé, et donné un eczéma au milieu du front. Il se passe dans mon
individu des choses anormales »138. Les structures d’emphase reposent sur une distribution spécifique
des éléments syntaxiques auxquels il entend conférer une importance particulière. L’ordre syntaxique
Prédicat / Thème associé à l’usage de la particule démonstrative « Voilà » est extrêmement répandu
dans ses lettres à Sand, un peu comme s’il s’effaçait derrière ses problèmes existentiels. Il rend
compte à son amie de cette détresse :
Une goutte errante, des douleurs qui se promènent partout, une invincible mélancolie, le
sentiment de « l’inutilité universelle » et de grands doutes sur le livre que je fais, voilà ce que
j’ai, chère et vaillant maître. - Ajoutez à cela des inquiétudes d’argent, et l’envie permanente
de crever avec des retours mélancoliques sur le passé, voilà mon état139.
Mais un schéma syntaxique concurrent s’impose parfois : un même thème se voit suivi de plusieurs
prédicats. L’évocation de certains sujets est à l’origine de développements argumentatifs relatifs à la
défense d’intérêts personnels. Le 5 septembre 1846, une velléité de visite de Colet à Croisset est
placée au coeur de l’arène épistolaire :
C’est pour toi que je t’ai dit de ne pas venir. Pour ton nom, pour ton honneur, pour ne pas te
voir salie par les plaisanteries banales du premier venu, pour ne pas te faire rougir devant les
douaniers qui se promènent le long du mur, pour qu’un domestique ne te ricane pas au visage
!140
L’écrivain emploie cette prolifération prédicative autour d’un même thème pour faire l’état des lieux
de sa passion. Les ramifications syntaxiques des phrases croissent selon l’intensité des sentiments.
Elles entremêlent pour Colet les désirs aux serments : « Oui j’aimerais à me rendre malade de toi, à
m’en tuer, à m’en abrutir, à n’être plus qu’une espèce de sensitive que ton baiser seul ferait
vivre »141. Au début de cette liaison, la juxtaposition des segments traduisent la déraison sensuelle.
Les 15-16 septembre 1846, une suite de propositions relatives rend implicitement compte de la
subordination de l’imaginaire flaubertien au désir féminin : « Je voudrais bien avoir quelqu’un avec qui
137
(1 - S., 23 février 1869, Corr. IV, p. 25)
(1 - S., 27 mars 1875, Corr. IV, p. 916)
139
(1 - S., 10 mai 1875, Corr. IV, p. 924)
140
(1 - C., 5 septembre 1846, Corr. I, p. 330)
141
(1 - C., 14 septembre 1846, Corr. I, p. 341)
138
90
causer de toi, qui te connût, qui ait été dans ton intérieur, qui puisse me parler de toi, ne fût-ce que
de tes meubles ou de ta bonne »142. La répétition syntaxique permet par ailleurs de mettre en relief
une idée ou de « filer » un sentiment à la manière d’une métaphore. Le 17 septembre 1846, l’écrivain
remercie Colet suite au don d’un portrait : « Oh ! un baiser pour cela, un bon baiser, un long, un
doux, un de ceux dont parle Montaigne (les âcres baisers de la jeunesse, longs, savoureux,
gluants) »143. Base de l’enseignement, la répétition transforme l’épistolaire en espace didactique.
Homme de l’affirmation négative et de la dénégation de la pensée féminine, l’écrivain formule des
assertions et argumente, conteste et met en débat. Son arme favorite est la preuve a contrario. Il
multiplie pour ce faire les propositions circonstancielles d’opposition, de concession et de
conséquence. Il paralyse les contestations de la Muse en lui apportant une abondance de preuves :
Pourquoi ne pas s’aimer comme on doit s’aimer quand on a l’esprit. Pourquoi tout
bonnement n’avoir pas du plaisir à être ensemble, en chercher, se l’écrire de temps à autre,
se revoir le visage épanoui et le coeur ouvert, et que tout soit là. C’est bien la peine de ne
pas être tout à fait des imbéciles pour vivre comme des fous. Quand on veut qu’une rivière
coule plus vite on la resserre, elle devient plus profonde, mais l’eau en est trouble. Quand on
se mouche trop fort on fait venir le sang. Quand on plonge trop avant on se brise la tête.
Quand on aime déraisonnablement on souffre démesurément144.
L’argumentation est consolidée par l’emploi de l’adverbe interrogatif «Pourquoi »; l’absence de
signe de ponctuation en fin d’énoncé traduit une affirmation rhétorique, et l’usage de la conjonction
de subordination «Quand » accentue le caractère polysémique de cette assertion masquée. La
dernière lettre à Colet avant le départ de Flaubert pour l’Orient résume à elle seule ce jeu sur la
distribution et la fréquence lexicales. Le 25 août 1848, l’épistolier remercie son amante du cadeau
des cheveux de Chateaubriand par ces énoncés laconiques :
Merci du cadeau
Merci de vos très beaux vers
Merci du souvenir145.
Colet recevra non sans raison cette lettre comme une réponse « brève et froide »146.
La dislocation syntaxique est un autre procédé d’emphase. Grâce à elle, Flaubert rend sensible à
Colet son dégoût du vulgaire en littérature :
L’idéal de la prose est arrivé à un degré inouï de difficulté; il faut se dégager de l’archaïsme,
du mot commun, avoir les idées contemporaines sans leurs mauvais termes, et que ce soit
142
(1 - C., 15-16 septembre 1846, Corr. I, p. 345)
(1 - C., 17 septembre 1846, Corr. I, p. 347)
144
(1 - C., 27 février 1847, Corr. I, p. 443)
145
(1 - C., 25 août 1848, Corr. I, p. 493)
146
(1 - Lettre de Colet à Gustave Flaubert, 14 mai 1851, Corr. I, p. 782)
143
91
clair comme du Voltaire, touffu comme du Montaigne, nerveux comme du La Bruyère et
ruisselant de couleur, toujours147.
Ce « toujours » traduit le façonnage catégorique des énoncés dans les lettres à Colet, Leroyer de
Chantepie et Sand.
Si Flaubert se révèle extrêmement soucieux dans la Correspondance de la distribution des
mots et des segments syntaxiques, c’est afin d’accroître les effets de sens de ses énoncés. Aussi
adjoint-il à ce dispositif propositionnel un usage particulier de la négation.
2.5 - La lettre nihiliste
Celui qui dit qu’il y a quelque chose est le plaignant, il
doit en apporter la démonstration, au moyen de phrases
bien formées et de procédures d’établissement de
l’existence de leur référent. (...) De même, on ne peut
pas dire qu’une hypothèse est vérifiée, mais seulement
qu’elle n’est pas falsifiée jusqu’à nouvel ordre. La
défense est nihiliste, l’accusation plaide l’étant. (215 LYOTARD, J.-F., Le différend. Paris : Edition de Minuit, 1983. - 279 p. p. 23. - (Collection Critique))
Flaubert inverse à tout propos la valeur de vérité de ses discours ou de ceux de Colet,
Leroyer de Chantepie et Sand. Il pense et écrit par la négative, sanctionne les inanités, se défie des
approbations du commun, érige son esprit critique en bastion. Amant et ami paradoxal, amoureux du
dialogue à distance, il n’est jamais aussi nihiliste que dans ses lettres. Un peu comme si aller à
l’encontre de ses correspondantes équivalait pour lui à partir à leur rencontre. Système corrélatif ou
élément isolé, la négation constante des valeurs étrangères à l’art installe dans l’épistolaire un climat
de pessimisme et de désenchantement infinis.
V
147
(1 - C., 13 juin 1852, Corr. II, p. 105)
92
Flaubert met le renversement et le rien à l’épreuve du système corrélatif. Le schéma Ne...
Forclusif malmène tantôt la personnalité de l’épistolier, tantôt les réaction passées ou probables de
ses correspondantes, ou encore les deux. Par ses désaveux, l’écrivain se réfute ou essaie d’influer
sur l’amante ou l’amie.
« Ne me dis jamais que je ne t’aime pas puisque tu me fais éprouver des mélancolies que je
n’avais jamais eues »148, déclare-t-il à sa maîtresse. Le mouvement négatif est initié par l’adverbe de
négation « Ne » et fermé par l’adjonction des éléments « pas » et « jamais » : Colet se voit invitée à
faire taire ses récriminations. Cette négation corrélative de l’opinion féminine est particulièrement
active dans les lettres à Leroyer de Chantepie. Elle traduit l’investissement de l’épistolier dans le
renflouement moral de son amie. Flaubert combat un de ses a-priori en définissant sa ligne de vie
par des négations « Ne... pas / jamais » combinées aux déterminants «Aucune » et à l’adverbe
« Plus » :
Et d’abord, je ne crois pas à tout ce que vous m’écrivez de défavorable sur votre compte.
D’ailleurs, quand ce serait, je ne vous aime pas moins. Ne me placez pas non plus si haut
(dans la sphère impassible des esprits). J’ai au contraire beaucoup aimé et on ne m’a jamais
trahi; je n’ai à importuner la Providence d’aucune plainte. Mais les choses se sont usées
d’elles-mêmes. Les gens ont changé, et moi je ne changeais pas149.
Le 24 août 1846, en se reprochant d’être improductif, il accuse les dommages passionnels causés
par la Muse : « Je ne fais rien, je ne lis plus, je n’écris plus. Si ce n’est à toi
»
150
.
Après l’orage
amoureux, la solitude ne l’épanouit pas davantage. Elle n’arrive pas à le désengager de son écriture
négative. Le 27 mars 1875, cerné par les morts et le désarroi financier, il exprime à Sand l’ampleur
de son désoeuvrement. Un premier mouvement négatif semble fermé (N’... plus rien) sur ses attentes
existentielles avant d’être ouvert par le mot « que » sur la soustraction d’un élément « positif » : « Je
n’attends plus rien de la vie qu’une suite de feuilles de papier à barbouiller de noir. Il me semble que
je traverse une solitude sans fin, pour aller je ne sais où, et c’est moi qui suis tout à la fois le désert, le
voyageur, et le chameau ! »151. En fait, d’un bout à l’autre de sa vie, Flaubert demeure un inadapté
au bonheur. Et c’est pourquoi il exploite dans l’épistolaire toutes les données de la négation.
Dans les énoncés axiomatiques, la négation a une valeur universelle. La conjonction « ni » est
corrélée avec l’adverbe « ne » pour exprimer une pleine valeur négative. Le 16 décembre 1846,
148
(1 - C., 2 décembre 1846, Corr. I, p. 410)
(1 - L.d.C, 12 décembre 1857, Corr. II, p. 784)
150
(1 - C., 24 août 1846, Corr. I, p. 311)
151
(1 - S., 27 mars 1875, Corr. IV, p. 917)
149
152
l’écrivain formule à Colet ce credo : « Rien n’est nécessaire ni utile »
.
93
Il accompagne souvent ce
type de négation corrélative d’expansions métaphoriques développant sur le mode lyrique le contenu
de l’assertion antérieure. Le 13 décembre 1846, il définit la colère à sa maîtresse : « La colère n’a
pas de force, c’est un colosse dont les genoux chancellent et qui se blesse lui-même encore plus que
les autres »153.
Flaubert donne à la négation forclusive des portées variées. Dans les lettres à Colet, elle se
révèle absolue eu égard à l’importance des assertions réfutées. S’indignant contre l’idée que la Muse
l’imagine las de ses charmes, il s’exclame dans une débauche de négations : « Non encore une fois
non. Je te le proteste., je te le jure, si les autres n’ont que du dédain après la possession je ne suis
pas comme eux et je m’en fais gloire »154. La négation forclusive en « ne ... rien » sert un fantasme
ataraxique. Le 11 août 1846, grâce au passage de « ne ... pas » à « ne ... rien » (répété par deux
fois), ce sentiment est vibrant de ce désir : « Au fond je ne me trouve pas à plaindre, car je n’envie
rien et ne veux rien »155.
Grâce à « ne ... pas », Flaubert confère une dimension polémique à l’épistolaire. Quand il réfléchit
sur l’identité féminine, il réfute par la négation syntaxique :
Tout cela est pour dire que les femmes qui ont tant aimé ne connaissent pas l’amour, pour en
avoir été trop préoccupées, elles n’ont pas un appétit désintéressé du Beau. Il faut toujours
pour elles qu’il se rattache à quelque chose, à un but, à une question pratique, elles écrivent
pour se satisfaire le coeur mais non par l’attraction de l’Art156.
La formulation de ses ambitions n’échappe pas à ce procédé de définition a contrario. Flaubert
souligne l’assertion par la négation. Ce qui lui permet de préciser à la Muse son rapport à la postérité
: « Non, je ne méprise pas la gloire : on ne méprise pas ce qu’on ne peut atteindre »157. La négation
est le médiateur stylistique de son nihilisme. C’est pourquoi la distribution des marqueurs «n’...
pas », « ne ... pas plus ... qu’ » et « n’... aucune » y est si importante. Le 23 octobre 1846, à travers
des formes complémentaires, elle traduit un doute viscéral. La négation du comparatif de degré
supérieur « ne ... pas plus ...qu’ » dénote sa distanciation :
Je n’ai pas besoin d’être soutenu dans mes études par l’idée d’une récompense quelconque,
et le plus drôle c’est que, m’occupant d’art, je ne crois pas plus à ça qu’à autre chose, car le
fond de ma croyance c’est de n’en avoir aucune. Je ne crois même pas à moi158.
152
(1 - C., 16 décembre 1846, Corr. I, p. 419)
(1 - C., 13 décembre 1846, Corr. I, p. 418)
154
(1 - C., 28 septembre 1846, Corr. I, p. 365)
155
(1 - C., 11 août 1846, Corr. I, p. 288)
156
(1 - C., 12 août 1846, Corr. I, p. 296)
157
(1 - C., 23 octobre 1846, Corr. I, p. 396)
158
(Ibid., p. 398)
153
94
A l’heure de la mort de Sand, dans sa dernière lettre à Leroyer de Chantepie, l’épistolier confie à
son amie : « je ne vous avais pas oubliée, parce que je n’oublie pas ceux que j’aime. Mais je
m’étonnais de votre long silence, ne sachant à quelle cause l’attribuer »159. La négation corrélative
par « ne ... rien » ou « rien ... ne » modalise également la négativité de Flaubert. L’épistolier l’utilise
pour prévenir sa maîtresse de ses exigences tyranniques : « ... l’idée que tu veux une lettre chaque
jour m’empêchera de la faire. Laisse-moi t’aimer à ma guise, à la mode de mon être, avec ce que tu
appelles mon originalité. Ne me force à rien, je ferai tout »160.
Dans la Correspondance, le système corrélatif est une boucle allant du positif au négatif, et
réciproquement. Le 21 janvier 1847, ce nihilisme fait sens dans un mouvement alternatif allant du
« tout » au « rien » et de Colet à Flaubert : « je me console de tout parce que rien ne me divertit et je
me passe de tout, parce que rien ne m’est nécessaire »161. Lorsque la combinaison forclusive « ne ...
rien » entre en cooccurrence avec « ne ... pas », la portée de la négation est totale : toutes les
propositions sont renversées. Le 20 mars 1847, plus aucun espoir n’est permis à la Muse : « Quand
nous reverrons-nous ? Je n’en sais rien. Il vaut mieux pour toi que tu ne me voies pas. Est-ce que tu
n’es pas ennuyée de vivre et de sentir ? »162.
L’inversion dans l’ordre de la négation est un autre moyen auquel l’épistolier a recours pour
accroître la portée de ses propos. Le 6 mai 1867, il fait part à Sand de son besoin de proximité :
« Si elle va bien vers le mois d’août et que je sois sans inquiétude, pas n’est besoin de vous dire que
je me précipiterai vers vos Pénates »163. Farceur, Flaubert commet une contrepèterie entre « pas
n’est » et « Pénates ».
Les lettres à l’amante et à l’amie sont à l’épreuve d’un travail grammatical, lexical et
sémantique sur la négation. La négation de l’intégralité du prédicat, par l’intermédiaire du système
corrélatif à deux éléments et en rapport avec le syntagme verbal, permet d’ébaucher le fond
phrastique sur lequel les ombres de son nihilisme se projettent en une confusion savamment
orchestrée d’implicitations et d’explicitations. Mais le rôle de la négation réduite à un seul élément
n’en est pas moins essentiel dans ce paysage épistolaire à la couleur sépia.
159
(8 - FLAUBERT, G., Oeuvres complètes. - Edition nouvelle établie d’après les manuscrits inédits de Flaubert par la Société des
Etudes littéraires françaises contenant les scénarios et plans des divers romans, la collection complète des Carnets, les notes et
documents de Flaubert avec des notices historiques et critiques, et illustrée d’images contemporaines). Paris : Club de l’Honnête
Homme, 1971-1975. - 16 vol. - 615 pp. Lettre à Leroyer de Chantepie, 17 juin 1876, t. 15, p.455)
160
(1 - C., 4-5 août 1846, Corr. I, p. 279)
161
(1 - C., 21 janvier 1847, Corr. I, p. 431)
162
(1 - C., 20 mars 1847, Corr. I, p. 447)
163
(1 - S., 6 mai 1867, Corr. III, p. 635)
95
Dans ses phrases, Flaubert manipule l’adverbe de négation «Non » de façon autonome.
Quand il le situe dans la dépendance du syntagme verbal, il fait appel à « Ne ». Ces deux cas de
figure résument l’usage courant de la négation réduite à un seul élément dans les lettres à Colet,
Leroyer de Chantepie et Sand. Ils traduisent différents degrés de réfutation.
« Ne » employé seul suffit à assurer la négation. L’absence de forclusif confère une élégance
certaine à l’expression du refus. L’écrivain fait part à sa maîtresse de sa réserve eu égard à ses
exigences : « Tu me dis par exemple de t’écrire tous les jours, et si je ne le fais tu vas m’accuser
»164. « Ne » accompagne aussi la manifestation de l’hypothétique. Ceci sans doute afin de réfuter à
l’avance les idées et les sentiments de la correspondante. Dans une lettre à la Muse, les 15-16
septembre 1846, cette proposition conditionnelle suppositive introduite par « Si » rend compte de
ce procédé : « Toi, toi, que je te fasse souffrir exprès ? Non; si cela m’arrive pardonne-moi, dis-toi
alors; c’est qu’il ne pouvait faire autrement, c’est que le ciel le voulait car s’il ne m’aime plus il
m’aime encore, j’en suis sûre; d’une autre manière mais il m’aime »165. La présence du «Ne »
explétif est relativement marginale dans la Correspondance - l’écrivain affectionne davantage la
valeur pleine de la négation que sa valeur réduite.
L’emploi exclusif et répété de l’adverbe « Non » a une portée réfutative totale. « Non, voistu, jamais les femmes ne sauront tout cela, jamais, elles le sauront encore moins. Elles aiment bien,
elles aiment peut-être mieux que nous, plus fort, mais pas si avant »
166
explique l’épistolier à Colet.
« Non » apporte un démenti définitif à une assertion antérieure ou exprime le rejet d’une proposition.
« Non ! je ne méprise pas Sedaine, parce que je ne méprise pas ce que je ne comprends point. Il en
est de lui, pour moi, comme de Pindare et de Milton, lesquels me sont absolument fermés. Pourtant
je sens bien que le citoyen Sedaine n’est pas absolument de leur taille »167 s’exclame-t-il à l’attention
de Sand. Ce « Non » constitue fréquemment un centre d’énoncé. Il représente avec force une
distanciation intellectuelle ou affective. En octobre 1846, soucieux de minorer l’idolâtrie de son
amante à son égard, Flaubert a recours par deux fois à cet outil dans une proposition conclusive :
« Moi parce que tu m’aimes tu me crois beau, intelligent, sublime, tu me prédis de grandes choses.
Non, non, tu te trompes »168. « Non » dynamise en outre des termes négatifs cooccurrents - ce qui
contribue grandement à accroître la portée nihiliste des phrases. Le 20 mars 1847, l’épistolier
164
(1 - C., 4-5 août 1846, Corr. I, p. 279)
(1 - C., 15-16 septembre 1846, Corr. I, p. 343)
166
(1 - C., 12 août 1846, Corr. I, p. 296)
167
(8 - FLAUBERT, G., Oeuvres complètes, op. cit., Lettre à Sand, 10 mars 1876, t.15, p. 443)
168
(1 - C., 7 octobre 1846, Corr. I, p. 378)
165
96
apporte une correction à un propos de la Muse à travers une séquence négative constituée de quatre
adverbes juxtaposés de sens plein : « J’ai pu en être blessé, mais quant à t’en tenir rancune, jamais,
jamais, non, jamais contre toi le moindre sentiment méchant »169. La négation à un élément assume
encore la fonction de renfort anaphorique d’une négation corrélative située dans la partie initiale d’un
discours. Le 13 avril 1847, Flaubert réfute par un « Non » répété l’idée selon laquelle il se plairait à
faire souffrir sa maîtresse : « Mais ne pense pas, je t’en prie, je t’en supplie, ne pense jamais que
j’aie jamais voulu ni t’humilier ni te railler, et qu’il y ait eu en moi ironie, dédain ou intention de te faire
souffrir ! Non, non, mille fois »170.
Face à l’incompréhension constante de son amante, il éprouve le besoin de définir et de redéfinir ses
attentes relationnelles. Aussi résume-t-il ses griefs avant de les réfuter point par point ou bien les
met-il en accusation plus synthétiquement, comme c’est le cas dans cette « ultima » du 30 avril 1847.
Afin de clore une polémique jugée stérile, il emploie l’adverbe «Non » en position détachée et
terminale :
Si tu entends par aimer, avoir une préoccupation exclusive de l’être aimé, ne vivre que par
lui, ne voir que lui au monde de tout ce qu’il y a sur le monde, être plein de son idée, en avoir
le coeur comblé ainsi que le tablier d’une enfant qui est rempli de fleurs et qui déborde de
tous côtés, quoiqu’elle en porte les coins dans sa bouche et qu’elle serre avec ses mains,
sentir enfin que votre vie est liée à cette vie-là et que cela est devenu un organe particulier de
votre âme : non !171
Dans les lettres-séances de correction, la répétition de la négation simple est récurrente. En février
1852, l’écrivain conteste par ce procédé l’esthétique et la stylistique littéraires de la Muse : « C’est
toi qui nous nourris, non, non, vilain »172. Il critique de semblable façon une métaphore de La
Paysanne : « la soif qu’on puise, métaphore usée et qui n’en est pas une ! On va puisant la soif dans
l’ivresse ? Non, non, mille fois non ! »173
En matière de paternité, Flaubert n’est pas moins assassin. Par la négation, il éclaire à tout
propos sa maîtresse sur les horribles inquiétudes que lui causent le retard des « Anglais ». Le 27
mars 1852, il s’exclame par une double négation suivie d’une métaphore tragique : « Moi un fils
! Oh non, non, plutôt crever dans un ruisseau écrasé par un omnibus »174. Mais son négativisme ne se
limite pas à cette question. Tout ce qui à trait de près ou de loin à un investissement concret avec une
169
(1 - C., 20 mars 1847, Corr. I, p. 447)
( 1 - C., 13 avril 1847, Corr. I, p. 450)
171
(1 - C., ultima du 30 avril 1847, Corr. I, p. 453)
172
(1 - C., Fin février 1852, Corr. II, p. 52)
173
(1 - C., 10 avril 1853, Corr. II, p. 301)
170
97
femme suscite l’émergence de franches dénégations grammaticales. Réclamant la présence de Colet
dans les moments difficiles de Madame Bovary tout en niant consécutivement ce désir, il lui
déclare : « Je voudrais te presser sur moi dans mes défaillances. Mais après ? - Non ! non ! Les
jours de fête, je le sais ont de tristes lendemains »175.
Dans les lettres à Leroyer de Chantepie, la négation réduite à un élément complète la
négation corrélative. Aucune possibilité de contestation ou de refus n’est laissée à la correspondante.
Le 6 juin 1857, Flaubert critique le mode de lecture de son amie. La négation « Non » ferme
définitivement le mouvement de négation initié par la corrélation « ne ... pas » la précédant : « Mais
ne lisez pas, comme les ambitieux lisent, pour vous instruire. Non. Lisez pour vivre »176. Ce type de
réprobation abonde dans les lettres à Sand. Pour réfuter les inquiétudes de santé du « Chère Maître
»177, l’épistolier lui répond par l’intermédiaire d’un «Non » catégorique appuyé par une négation
forclusive : « Non, chère Maître, vous n’êtes pas près de votre fin »178. Il nie pareillement l’idée179
selon laquelle il aurait des problèmes financiers : « Non, je n’ai pas ce qui s’appelle des soucis
d’argent »180.
Ses convictions, Flaubert les défend par l’utilisation répétée de la négation réduite à un seul
élément. Ayant invité Sand à Croisset - laquelle ne s’y rendra pas - il formule son désir impérieux de
quitter Paris en sa compagnie : « Je pars lundi, sans faute. Partirai-je seul ? Tâchez que Non »181.
Mais la négation réduite à un seul élément représente aussi son engagement dans la défense de ses
proches. A Sand prétendant que Bouilhet et lui ont toujours brutalisé les bourgeois 182, il répond avec
véhémence : « Non ! chère maître ! ce n’est pas vrai. Bouilhet n’a jamais blessé les bourgeois de
Rouen »183.
Cette rapide évocation des amours épistolaires de Flaubert pour la négation met en jeu les
rapports complémentaires de la négation grammaticale et de la négation lexicale. Le 2 juillet 1853,
l’écrivain vient de découvrir que son frère a donné une soirée sans les inviter sa mère et lui. Par une
négation restreinte et un substantif auquel il greffe un préfixe privatif, il confie à sa maîtresse l’image
174
(1 - C., 27 mars 1852, Corr. II, p. 67), ( Voir également en ce sens « Un fils de moi, oh non, non, non ! » In 1 - C., 11
décembre 1852, Corr. II, p. 205)
175
(1 - C., 13 septembre 1852, Corr. II, p.157)
176
(1 - L.d.C, 6 juin 1857, Corr. II, p. 731)
177
(1 - Lettre de Sand à Flaubert, 9 janvier 1867, Corr. III, p. 589)
178
(1 - S., 12 janvier 1867, Corr. III, p. 590)
179
(1 - Lettre de Sand à Flaubert, 27 janvier 1867, Corr. III, p. 599)
180
(1 - S., 6 février 1867, Corr. III , p. 603)
181
(1 - S., 4 juin 1869, Corr. IV, p. 50)
182
(1 - Lettre de Sand à Flaubert, 26 janvier 1872, Corr. IV, p. 469)
183
(1 - S., 28 janvier 1872, Corr. IV, p. 471)
98
conventionnelle qu’il se fait de son parent : « mais ces braves gens (peu braves gens), qui sont la
banalité même, ne comprennent guère et n’aiment guère conséquemment les non-ordinaires »184. Il
fait constamment appel à la négation lexicale soit pour conforter une négation grammaticale soit pour
y suppléer. Il conclut une réflexion sur l’évanescence temporelle grâce à cet outil. « Quelque chose
d’indéfini vous sépare de votre propre personne et vous rive au non-être » 185 écrit-il à Colet. Le 15
janvier 1854, il émet des réserves quant à La Servante. Négatif, il ajoute à l’encontre de son amante
cette remarque désobligeante : « J’y joins la non-gradation des caractères »186. Quelques jours plus
tard, s’étonnant des irrégularités de la correspondance de Hugo, il sanctionne encore dans un élan
privatif la « non-régularité de ses enveloppes ! »187. Ce préfixe « non - » a une pleine valeur réfutative
et manifeste sa prédisposition à la contradiction.
Au printemps 1854, sa relation avec Colet est agitée. Le 18 avril, il réfléchit sur les constituants du
bonheur et considère combien « le non-malheur ne s’obtient que par la plénitude d’un sentiment
unique »188. Ce « Non » est la valeur-pivot d’un regard sur le monde. La pleine mesure de cette
négativité dévorante est prise le 7 mars 1847 dans une lettre à Colet. La répétition par deux fois en
fin d’énoncé d’une négation sémantique - « néant, néant » - ne laisse guère de doute sur l’issue
tragique guettant les amants : « J’aurais voulu t’aimer comme tu m’aimais, je me suis débattu en vain
contre la fatalité de ma nature, néant, néant »189.
Epistolier, Flaubert compose avec les marqueurs négatifs et les cooccurrences dysphoriques
pour se distinguer aussi bien de ce qu’il a pu penser que de ce que pensent ses correspondantes. Par
ses négations simples, corrélatives ou lexicales, ses assertions accompagnées d’un « Non » clôturant
la séquence - autrement appelées interro-négations, il fait de la négation un instrument stylistique qui,
combiné aux modalités phrastiques, participe d’une volonté d’emporter l’adhésion féminine. La
négation grammaticale complète les négations sémantiques et lexicales. Elle interagit avec elles pour
le meilleur de l’expression d’une contestation ou d’une scission, d’une polémique ou d’un
184
(1 - C., 2 juillet 1853, Corr. II, p. 374)
(1 - C., 2 septembre 1853, Corr. II, p. 424)
186
(1 - C., 15 janvier 1854, Corr. II, p. 508)
187
(1 - C., 18 janvier 1854, Corr. II, p. 510)
188
(1 - C., 18 avril 1854, Corr. II, p. 551)
189
(1 - C., 7 mars 1847, Corr. I, p. 445)
185
99
avertissement, d’une représentation péjorative ou d’un rejet d’autrui. Et peut-être doit-on voir dans
cette faveur de l’écrivain pour le « Non » et ses variantes l’empreinte de ses origines. A la question
de savoir si Flaubert s’avère être par son usage épistolaire de la négation un pessimiste résigné ou un
nihiliste invétéré, le critique peut-il risquer autre chose qu’une réponse de normand ?
100
3. Eloquence et vocabulaire
Que de fois, sans le vouloir, n’ai-je pas fait pleurer mon
père, lui si intelligent et si fin ! mais il n’entendait rien à
mon idiome, lui comme toi, comme les autres. J’ai
l’infirmité d’être né avec une langue spéciale dont seul
j’ai la clef. (1 - C., 11 août 1846, Corr. I, p. 288)
Entre amour « gluant »1, « gaudriole »2, « baisade d’oiseaux »3 et « fosses-Domange
intérieures »4, « anti-déclarations »5 et « bêtise barodetienne »6, Flaubert déchaîne dans la
Correspondance tous les pouvoirs de sa créativité lexicale. Les lettres à Colet, Leroyer de
Chantepie et Sand se révèlent riches d’un vocabulaire haut en couleurs où originalités, primeurs et
localismes prolifèrent, disparaissent ou évoluent au gré des correspondantes et aléas relationnels,
exaltations et dépressions de l’épistolier.
3.1 - Un idiome entre familiarité et raffinement
D’abord, je me gaudys... (1 - C., 2 janvier 1854, Corr. II, p. 497)
Flaubert est hanté par le souci du terme adéquat et la conjugaison des niveaux de langue.
Epistolaire ou romanesque, son approche est liée à une certaine idée de la perfection de
l’expression.. Effets de série ou d’opposition, singularités et hapax animent ses lettres à l’amante et à
l’amie. Mots et tours familiers, expressions et adjectifs, participes et verbes, exclamations,
interjections, jurons et appellations-phares font d’elles un formidable espace d’expérimentation
lexicale.
1
(1 - C., 1er mars 1852, Corr. II, p. 55)
(1 - C., 27 juin 1852, Corr. II, p.119)
3
(1 - C., 28 juin 1853, Corr. II, p. 367)
4
(1 - C., 31 décembre 1851, Corr. II, p. 23)
5
(1 - C., 12 avril 1854, Corr. II, p. 548)
6
(1 - S., 24 avril 1873, Corr. IV, p. 657)
2
101
Les mots et les tours de Flaubert oscillent entre archaïsme et novation, familiarité et
raffinement. « Faites-moi des grimaces dans le dos tant que vous voudrez : mon cul vous
contemple »7 lance-t-il à Colet - afin de lui préciser sa conception particulière des rapports sociaux.
Du substantif au pronom en passant par l’adverbe, il apprivoise les mots pour les plier aux formes de
ses pensées et émotions. En complémentarité ou en dissidence avec les autres éléments lexicaux, le
substantif caractérise physiquement (individus et parties corporelles), idéologiquement (choses,
notions et jugements) et esthétiquement.
L’écrivain privilégie les désignations imagées et souvent dépréciatives. Anonymes ou
proches, connaissances ou personnalités, il n’épargne rien ni personne. Pour Colet, il qualifie Boileau
de « vieux croûton »8. Cinq jours plus tard, il précise à sa maîtresse qu’Edma Roger des Genettes
est une « poseuse »9. Flaubert attribue à ses contemporains les substantifs les plus infamants.
Formulant un éblouissant cours d’esthétique sur les bottes, il déplore d’être livré « à l’anarchie des
gnaffs »10. « Gnaff » est un terme populaire désignant un mauvais cordonnier. Les lettres à Sand sont
fécondes en représentations ridicules de personnalités politiques. Thiers est un des premiers visés par
cette caricature substantivale. Le 18 décembre 1867, l’épistolier écrit à son amie : « Non ! rien ne
peut donner l’idée du vomissement que m’inspire ce vieux melon diplomatique, arrondissant sa
bêtise sur le fumier de la Bourgeoisie ! » 11. Il affectionne les noms propres énormes de Bêtise. Le 30
avril 1871, il se révèle angoissé à l’idée qu’un descendant de « Plonplon »12, alias Napoléon III, ne
règne un jour en France. Ses personnages sont à l’épreuve de ces désignations corrosives. Evoquant
Le Candidat, il s’inquiète le 7 février 1873 d’une réaction du Pouvoir : « Une chose m’embête. La
Censure a abîmé un rôle de petit gandin légitimiste »13. Par ironie, « Gandin » fait référence à un
jeune homme ridiculement précieux. La corporation médicale n’est pas mieux vue dans la
correspondance à Colet. Préoccupé par la santé de la Muse, Flaubert voit dans ses médecins de
redoutables « ganaches »14. Le Robert définit la ganache comme une « personne sans intelligence »
et un « vieillard radoteur »15. Ce substantif familier n’est pourtant pas toujours aussi péjoratif. « Votre
7
(1 - C., 28 juin 1853, Corr. II, p. 366)
(1 - C., 13 septembre 1852, Corr. II, p. 157)
9
(1 - C., 19 septembre 1852, Corr. II, p.158)
10
(1 - C., 26 août 1853, Corr. II, p. 420)
11
(1 - S., 18 décembre 1867, Corr. III, p. 711)
12
(1 - S., 30 avril 1871, Corr. IV, p. 315)
13
(1 - S., 7 février 1873, Corr. IV, p. 766)
14
(1 - C., 9 décembre 1853, Corr. II, p. 476)
15
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française. Paris : édition Dictionnaires Le
Robert, 1995. - 2 Vol., 1156 p. (t. 1), 2383 p. (T.2). - t. 1, p. 868)
8
16
vieille ganache romantique et libérale vous embrasse tendrement »
102
conclut affectueusement une
lettre à Sand.
Le nom commun - et même extrêmement commun quand il relève du registre argotique distrait ou attendrit l’espace d’un mot la correspondante. Dans les lettres au « Chère Maître », les
désignations précédant la signature sont des plus touchantes. Qu’il s’agisse de « Votre vieille
bedolle »17 ou encore de « CRUCHARD de plus en plus bedolle »18, l’idiolecte épistolaire se joue
des niveaux de langue pour conférer aux énoncés un caractère extra-ordinaire et une grande intimité.
Hormis le masque de « ganache » ou de « bedolle », il porte celui de « nourrice » lorsqu’il évoque sa
nièce ou les enfants gravitant autour de Sand. Le 5 septembre 1873, cette désignation maternelle
manifeste sa tendresse : « bécots de nourrice aux petites »19. Le substantif « bécots » est d’un emploi
récurrent en cooccurrence avec de douces désignations diminutives. Ainsi l’écrivain accompagne-t-il
une lettre au « Chère Maître » de « Bécots aux fillettes »20. Mais son vocabulaire nominal ne se limite
pas à ces représentations globales. Il interroge, critique et raille souvent les parties corporelles de
figures-cibles.
L’épistolier aime à détailler ironiquement ses semblables. Il n’économise pas les substantifs
pour souligner leurs ridicules. Certains noms familiers le séduisent plus que d’autres. De «balle » à
« boule » en passant par « Binette », un glossaire physionomique véhicule cette verve sarcastique.
Le rire de l’écrivain commence dès son observation de la tête de ses contemporains. Dans
les lettres à Colet, il emploie le nom « balle » pour désigner métaphoriquement cette partie du corps.
Le 27 mars 1852, il s’esclaffe de l’aspect de ses congénères : « J’ai été à Rouen, au concert,
entendre Alard le violoniste, et j’en ai vu là, des balles ! »21. Le 24 avril, il se gausse de la manoeuvre
de Cousin - amant de Colet - lors d’une remise de prix : « La balle du Philosophe s’esquivant au
moment où l’on va lire ton nom est d’un comique de haut goût »22. Mais il se moque aussi des
visages de son entourage : « la balle du père Roger »23, la « belle balle de P. Chasles »24, « la balle
du jardinier « faisant son beurre » chez le bourgeois »25. Ces « balles » drolatiques se retrouvent dans
ses lectures. Flaubert identifie ces physionomies dans des écrits antiques : « Ce sont de belles balles,
16
(1 - S., 3 février 1873, Corr. IV, p. 642)
(1 - S., 13 janvier 1875, Corr. IV, p. 903)
18
(1 - S., 11 octobre 1875, Corr. IV, p. 978)
19
(1 - S., 5 septembre 1873, Corr. IV, p. 711)
20
(1 - S., 6 septembre 1871, Corr. IV, p. 373)
21
(1 - C., 27 mars 1852, Corr. II, p. 62)
22
(1 - C., 24 avril 1852, Corr. II, p. 75)
23
(1 - C., 13 juin 1852, Corr. II, p. 105)
24
(1 - C., 25 mars 1853, Corr. II, p. 279)
17
103
dans les comédies de Plaute, que ces gredins-là » . Parfois, c’est le travail du souvenir qui lui
26
permet de se remémorer des « balles rouennaises oubliées »27 à un enterrement. Proche parent de
« Balle », l’épistolier fait aussi appel à « Boule » quand il souhaite émettre un jugement marqué sur
quelqu’un. Le 19 février 1854, il pense à la « boule de vieille garce fort excitante »28 d’Edma Roger
des Genettes - amante de Bouilhet. C’est dire la liberté de parole qui est la sienne lorsqu’il écrit à
Colet sur les femmes - et combien il aime se « payer la tête » d’autrui. Ces emplois significatifs de
« Balle » et de « Boule » dans les lettres à l’amante entrent en écho avec ceux de « binette » dans la
correspondance avec Sand.
En argot comme dans le langage familier, « Binette » désigne selon Le Robert 29 une « figure
ridicule ». Le 12 juin 1867, Flaubert réclame la présence de son amie à ses côtés, ou plus
exactement son « illustre et aimée binette »30. Deux ans plus tard - au mariage de la fille du Préfet - il
évoque son observation cocasse de l’environnement : « Mes compatriotes ont des binettes
gigantesques »31. Cette désignation sarcastique interroge l’Oeuvre. Le 31 décembre 1873, l’écrivain
émet cette remarque concernant les comédiens de Le Candidat : « Delannoy et Saint-Germain ont
des binettes excellentes et jouent comme des anges. Je crois que ça ira »32. Son outrance langagière
ne se manifeste jamais autant que dans ces micro-caricatures substantivales. Mais le rire du
« garçon » ne s’arrête pas à ces représentations. Il tourne en dérision les moindres objets, concepts
et opinions faisant irruption dans le champ de sa critique. Entre pessimisme et apitoiement, Flaubert
brasse dans ses lettres des idées et des sentiments, des mots et des choses. Ses substantifs
embrassent un grand nombre de réalités et de fantasmes. Le 19 septembre 1852, il réfléchit sur le
caractère agité de son amour pour Colet en faisant référence à la dramaturgie classique : « Cet
amour, phraseur et emporté, la nacre de la joue, dont tu parles, et les bouillons de tendresse,
comme eût dit Corneille »33. Il fait preuve de son goût pour les images fortes : chaque substantif se
voit chargé d’un arrière-monde métaphorique. Il dépeint à la Muse la Fantaisie riant « comme une
rangée de dents blanches, au-dessus du bavolet noir »34. Il s’entretient de sa « pécune »35 avec Sand.
25
(1 - C., 2 juillet 1853, Corr. II, p. 374)
(1 - C., 4 septembre 1852, Corr. II, p. 153)
27
(1 - C., 1er-2 octobre 1852, Corr. II, p. 166)
28
(1 - C., 19 février 1854, Corr. II, p. 522)
29
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 1, p. 222)
30
(1 - S., 12 juin 1867, Corr. III, p. 654)
31
(1 - S., 14 janvier 1869, Corr. IV, p. 9)
32
(1 - S., 31 décembre 1873, Corr. IV, p. 759)
33
(1 - C., 19 septembre 1852, Corr. II, p. 161)
34
(1 - C., 23 décembre 1853, Corr. II, p. 485)
35
(1 - S., 6 février 1867, Corr. III, p. 603)
26
104
Au dix-neuvième siècle, « Bavolet » comme « Pécune » sont des archaïsmes d’un emploi restreint et
aux effets raffinés.
Nombre de substantifs très spécialisés sont présents dans ses correspondances. En avril
1871, Flaubert fait part à Sand d’ « un ami à Rouen qui a proposé la fabrication de « piques », pour
lutter contre des chassepots »36. Cette cooccurrence des substantifs « piques » et « chassepots » se
joue de l’archaïsme et de la novation. L’épistolier fait référence à une arme ancienne et à un « fusil de
guerre à aiguille utilisé de 1866 à 1874 »37 et l’emploi de « chassepots » ancre historiquement
l’énoncé dans les événements de la Commune. La lettre flaubertienne se révèle loin de l’écriture
blanche ambitionnée par Barthes. Mais l’écriture intime peut-elle vraiment être « déshistoricisée » ?
Flaubert n’est pas moins amateur de précision dans les désignations de son travail littéraire. Les
substantifs médiatisent sans concessions aucunes ses jugements sur la fonction d’écrivain et l’écriture.
La littérature est une activité consubstantielle à son existence. Elle occupe un espace
considérable dans ses lettres à l’amante et à l’amie. Apportant des corrections à La Paysanne de
Colet, il observe dans le texte « quelques verrues qu’il faut enlever au plus vite »38. Ce faisant, il
témoigne de sa prédilection pour les substantifs véhiculant des métaphores dermatologiques. Un an
s’est écoulé. Il modère quelque peu ses critiques : La Paysanne ne flatte pas les classes pauvres et
n’est pas démagogique. Le 23 janvier 1853, il félicite Colet « d’avoir tiré d’un sujet commun une
histoire touchante, et pas canaille »39. Deux mois plus tard, un substantif des plus évocateurs est
convoqué pour témoigner de ses difficultés de correction de l’écrit féminin. Il représente comme une
« pioche »40 la correction de L’Acropole d’Athènes. Du substantif-métaphore à « pioche » et
« canaille », du littéraire au populaire puis au familier, son écriture épistolaire présente une
considérable mixité de niveaux de langue. Elle lui permet de se critiquer ou de mettre en accusation
les prises de position des uns et des autres.
En avril 1852, l’écrivain réprouve l’attitude littéraire de Théophile Gautier. Il dénonce à Colet la
corruption de son talent comme un « putinage d’esprit »41. Le nom « putinage » - qui se substitue aux
noms d’usage « putanisme », « putanat », ou « putasserie » - associé au substantif « esprit »
provoque un effet d’antithèse des plus saisissants - débauche VS activité intellectuelle. Les 15-16
mai, l’épistolier ne voit plus dans l’idéologie des écrivains contemporains que « bourgeois(is)me
36
(1 - S., 30 avril 1871, Corr. IV, p. 315)
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 1, p. 394)
38
(1 - C., 3 janvier 1852, Corr. II, p. 227)
39
(1 - C., 23 janvier 1853, Corr. II, p. 240)
40
(1 - C., 14 mars 1853, Corr. II, p. 266)
41
(1 - C., 24 avril 1852, Corr. II, p. 79)
37
105
pur » . Le 2 septembre 1853, il précise à la poétesse combien l’appréciation critique de Jean
42
Verdun sur les Poèmes Antiques de Leconte de Lisle lui « semble une vraie janoterie »43. Lorsqu’il
discute sur une oeuvre amie avec une de ses correspondantes, ses substantifs deviennent parfois
flatteurs. Le 28 octobre 1853, il se prononce en faveur de l’idée que toutes les poésies de Bouilhet
soient réunies en un seul volume et se prétend réjoui de la « crânerie »44 de son ami - autrement dit
de son courage. L’épistolaire n’échappe pas à ses désignations tranchées. Des substantifs acérés
désavouent ou stigmatisent les travers de pensée de ses correspondants. Le 23 mars 1854, il
reproche via Colet à Hugo de « tourner au ganachisme avec ses rabâchages perpétuels »45.
« Ganachisme » est dérivé de « ganache » précédemment évoqué. Comme « rabâchage », son
emploi est extrêmement péjoratif. Le théâtre n’est pas davantage épargné. En 1874, Flaubert confie
à Sand la réprobation publique dont il est victime quant au lieu de représentation du Sexe faible. Il
fait appel à un substantif familier pour mettre en relief l’idée d’une scène mal famée : « Il va sans dire
que tout le monde me blâme de me faire jouer dans un pareil boui-boui »46. Par-delà cet usage
particulier du substantif, son idiolecte épistolaire est riche d’adverbes apportant des appoints
sémantiques déterminants aux autres éléments syntaxiques de l’énoncé.
Les adverbes de manière intégrés à la phrase sont pléthoriques dans la Correspondance.
Ces occurrences sont postposées à l’adjectif dont elles précisent le sens. Le 14 octobre 1846, dans
une lettre à Colet, l’emploi de l’adverbe « crapuleusement » confère une dimension péjorative à
l’adjectif « aimable » (traditionnellement mélioratif ), et l’expression de l’intensité se voit rendue par
la forme grammaticale adjointe «si » : « J’y ai été (chez Phidias) si crapuleusement aimable »47.
L’adverbe de manière - forgé ou non - permet de surajouter du sens à l’énoncé, et par conséquent
de le personnaliser. Il « fait » image. Le 14 septembre 1846, en employant « topographiquement »,
l’épistolier place une distance irrémédiable entre sa maîtresse et lui : « Ne viens jamais ici, il nous
serait impossible topographiquement parlant de nous réunir »48. L’adverbe précise également un
terme véhiculant déjà en lui-même une caractérisation. Il mesure des propriétés dans une optique
d’évaluation. Et dans le bien comme dans le pire, il relève souvent du haut degré. Le 26 juin 1852,
Flaubert complimente Colet d’une heureuse rédaction : « Sais-tu que ton récit de la visite de
42
(1 - C., 15-16 mai 1852, Corr. II , p. 91)
(1 - C., 2 septembre 1853, Corr. II , p. 427)
44
(1 - C., 28 octobre 1853, Corr. II, p. 461)
45
(1 - C., 23 mars 1854, Corr. II, p. 539)
46
(1 - S., 26 septembre 1874, Corr. IV, p. 867)
47
(1 - C., 14 octobre 1846, Corr. I, p. 389)
48
(1 - C., 14 septembre 1846, Corr. I, p. 340)
43
49
M(usset) est crânement bien écrit »
.
106
« Crânement » est fréquemment utilisé pour féliciter les
correspondantes. Le 21 mai 1853, réjoui d’avoir reçu une lettre, l’épistolier congratule la Muse : «
ton chic raide chez les Chevreau : tout cela est crânement troussé »50. Malheureusement pour
cette dernière, les louanges ne sont pas toujours au rendez-vous des adverbes. Le 16
décembre 1852, « superlativement » marque toute l’ampleur de son irritation en regard de la
mauvaise volonté de sa maîtresse pour corriger La Paysanne : « J’en suis agacé superlativement »51.
Parfois, Flaubert a recours à un adverbe non intégré à la phrase afin de formuler un jugement ou un
sentiment. L’adverbe de discours lui permet de modaliser le contenu de ses affirmations. Le 16 août
1847, l’adverbe « Présentement » apporte un cadrage temporel à une réflexion sur la séparation :
« Présentement donc je n’avise pas comment nous voir »52. En marge de cette polysémie
adverbiale, la forme pronominale «Ça » favorise elle aussi l’expression de la familiarité.
« Eh bien, sache-le donc, quand même tu voudrais ne plus m’aimer, tu m’aimeras toujours,
va, malgré toi, et j’en suis fier. Il n’y a pas de brûlure sans cicatrice. Ça restera, puisque ça reste en
moi »53 assure l’écrivain à son amante. L’usage fréquent du pronom démonstratif neutre « ça » est un
signe de convivialité. Le 26 juin 1852, en référence à un rendez-vous fixé avec Colet, Flaubert fait
succéder à la formulation d’un souhait cette désignation de forme renforcée : « Ça m’arrangerait »54.
Un peu plus loin dans la même lettre, il lui fait part de l’impression positive qu’il garde d’un de ses
récits : « Ça empoigne ! »55. Le 24 avril 1852, il se réjouit d’un prix qu’elle a reçu en ayant recours à
l’élision du démonstratif neutre : « Ah ! je suis bien content, ç’a été un bon réveil »56. Le pronom
souligne dans l’énoncé un élément déjà présent dans la suite du discours. Mais là n’est pas la seule
vertu stylistique de « Ça » et de ses dérivés. En octobre 1847, l’épistolier se prononce sur le motif
d’un tableau. Il en désigne les protagonistes par un démonstratif vieilli des plus expressifs : «avec
Dorosko et la catin d’iceluy »57. Ainsi en est-il également de cette forme pronominale prenant place
dans une réflexion sur sa manière de gérer ses revenus. « ... il est dans l’habitude de votre ami
d’anticiper sur iceux »58 écrit-il à Sand. Le démonstratif archaïque est omniprésent. Grâce à lui,
l’écrivain tourne en dérision ce dont il a une sainte horreur. Le 6 juin 1853, dans une lettre à
49
(1 - C., 26 juin 1852, Corr. II, p. 118)
(1 - C., 21 mai 1853, Corr. II, p. 328)
51
(1 - C., 16 décembre 1852, Corr. II , p. 208)
52
(1 - C., 16 août 1847, Corr. I , p. 466)
53
(1 - C., 21 octobre 1846, Corr. I, p. 395)
54
(1 - C., 26 juin 1852, Corr. I, p. 118)
55
(Ibid.)
56
(1 - C., 24 avril 1852, Corr. II, p. 75)
57
(1 - C., octobre 1847, Corr. I, p. 476)
50
107
Colet, une réflexion sur Lamartine participe de cette moquerie : « « Encore une illusion ! », comme
dirait iceluy barde »59. En complémentarité avec ces formes pronominales familières, Flaubert
développe un réseau d’expressions représentatives de sa volonté de conforter l’éloquence de son
écriture épistolaire.
V
De l’axiome à l’image, l’épistolier - qui aime à se foutre « une bosse comme un matelot »60 déploie un large éventail d’expressions. Il les administre à ses correspondantes sur le mode de la
sentence ou de l’encouragement. En liaison avec les autres éléments de la phrase, ces expressions
ancrent l’épistolaire dans un registre d’images en prise direct sur le réel ou l’imaginaire. Cette
prédilection pour les expressions naît d’une fascination pour les idées reçues. Des lieux communs
sont assénés à longueur de lettres. « Axiome : c’est la vie qui console de la mort et c’est la mort qui
console de la vie »61 soutient l’écrivain à Colet les 15-16 septembre 1846. L’expression
flaubertienne est une proche parente du principe de conduite ou du précepte moral, du postulat ou
de la vérité d’évidence. Entre maxime et expression, la forme change mais le contenu demeure. Le
29 août 1853, Flaubert incite la Muse à l’action par l’intermédiaire de cette formule populaire : « Il
ne faut pas s’endormir sur le fricot, comme eût dit ce bon Pradier »62. Après un séjour à Trouville,
il voit dans la perspective de son retour à Croisset la promesse d’un travail intense. Afin de rendre
compte à sa maîtresse de ce sentiment, il a recours à une expression familière exprimant son
enracinement dans l’étude : « Quelle bosse de travail je vais me donner une fois rentré »63. Flaubert
s’avère très avisé de l’origine et des effets de sens de ses expressions. Aussi se permet-il des
intrusions d’auteur. Le 6 novembre 1853, il manifeste sa réserve quant à une « (expression
provinciale) » : « Je t’assure enfin que cela me dérangerait beaucoup de descendre si loin du centre
(expression provinciale) »64. La Correspondance oscille ainsi entre expressions communes - «Je
couve un rhume »65 - et personnelles. Le fil d’Ariane de ces catégories demeurant la force de
l’image.
58
(1 - S., 6 février 1867, Corr. III, p. 603)
(1 - C., 6 juin 1853, Corr. II, p. 349)
60
(1 - C., 27 mars 1853, Corr. II, p. 282)
61
(1 - C., 15-16 septembre 1846, Corr. I, p. 342)
62
(1 - C., 29 janvier 1853, Corr. II , p. 244)
63
(1 - C., 26 août 1853, Corr. II , p. 415)
64
(1 - C., 6 novembre 1853, Corr. II , p. 463)
65
(1 - C., 28 octobre 1853, Corr. II, p. 461)
59
108
Flaubert traduit souvent son angoisse existentielle par des expressions. Le fameux «
cache ta vie » d’Epictète motive sa fuite dans l’écriture. Principe de vie, il est transformé au gré de
ses associations d’idées. Le 27 mars 1852, l’épistolier s’explique à sa maîtresse sur son désir de ne
pas publier : « Ma répugnance à la publication n’est au fond que l’instinct que l’on a de cacher son
cul, qui, lui aussi, vous fait tant jouir »66. Il à le sens des formules. Par sa force de conviction, ses
assertions acquièrent une valeur de vérités générales. Et rien n’est suffisamment expressif quand il
s’agit de représenter son ennui et son dégoût. Le 3 février 1873, l’expression « scier le dos »
témoigne de son mépris pour Joseph de Maistre. « Nous a-t-on scié le dos avec ce monsieur-là ! »67
annonce-t-il à Sand. En regard de son oeuvre, il n’est pas moins franc. Le 12 mars 1874, il rapporte
au « vieux troubadour » son indifférence devant l’échec du Candidat : « je m’en bats l’oeil
profondément »68. Et s’il ne trouve pas dans le lexique traditionnel des termes lui convenant, il les
choisit lui-même et les assemble.
Homme des « éperduments de style »69, Flaubert projette dans les expressions toutes les
singularités de sa conception du monde et de la sociabilité : désaccord et mépris, tristesse et
moquerie. Ces expressions ne fonctionnent pas isolément. Un lien sémantique les rattache à d’autres
éléments du lexique, et en premier lieu aux adjectifs.
V
Dans la Correspondance, Flaubert entretient un rapport privilégié avec les adjectifs.
Expansions nominales, l’adjectif est un mot qui est ajouté à un autre mot dont il précise le sens.
L’adjectif qualificatif exprime les propriétés des noms qu’il caractérise et structure sémantiquement
les énoncés.
L’expression du haut degré est le dénominateur commun de la plupart des emplois
adjectivaux de Flaubert. A cette fin, le lexique familier est toujours privilégié. Le 21 octobre 1846,
exprimant sa timidité enfantine et adolescente à Colet, l’écrivain emploie un intensif suivi d’un adjectif
attributif : « tout enfant, j’étais très poltron »70. Le 11 juin 1853, touché rétrospectivement par
l’affection d’un proche, il a recours à un adjectif non moins original et explicite pour se confier à la
Muse : « Il (le père Parain) m’aimait d’une façon canine et exclusive ! »71. En 1874, ce rapport à
66
(1 - C., 27 mars 1852, Corr. II, p. 66)
(1 - S., 3 février 1873, Corr. IV, p. 642)
68
(1 - S., 12 mars 1874, Corr. IV, p. 780)
69
(1 - C., 16 janvier 1852, Corr. I, p. 31)
70
(1 - C., 21 octobre 1846, Corr. I, p. 395)
71
( 1 - C., 11 juin 1853, Corr. II , p. 351)
67
109
l’adjectif est enrichi par l’expérience d’une vie d’éreintement intellectuel. Le 26 mai, Flaubert
apporte à Sand des précisions sur cette fatigue à travers une suite d’attributs aussi familiers que
significatifs. « Je me sens bedolle, vache, éreinté, sheik, déliquescent, enfin calme et modéré, ce qui
est le dernier terme de la décadence »72. Mais l’adjectif lui permet aussi de caractériser la
personnalité de ses relations. Qu’il s’agisse de cousines « assez égrillardes »73 venant troubler le
calme de Croisset ou de « foutus drôles »74 convoitant Colet, son cynisme n’épargne personne. Il
définit à Sand le czar de Russie comme un « pignouf »75 et il lui déclare avoir souhaité un exil « plus
crâne »76 pour la Princesse Mathilde. Cet idéal de crânerie est concrétisé à la lecture des Fossiles de
Bouilhet - qui jamais « n’a été si crâne de forme »77 soutient-il à Colet. Ses appréciations littéraires
drainent dans l’épistolaire des emplois adjectivaux extrêmement singuliers. Surtout quand elles
concernent l’oeuvre de la Muse. Le 3 janvier 1853, l’écrivain juge « amphigourique
d’expression »78 une inversion de vers dans La Paysanne. Le 23 janvier, il demande à sa maîtresse
de retrancher de son ouvrage le terme « Christ » afin d’éviter toute dérive « néo-catholique »79.
Pour les adjectifs comme pour les autres formes lexicales, Flaubert manifeste un penchant
prononcé pour les archaïsmes. Il caractérise tantôt son oeuvre - à l’image des 114 pages « roides »80
de Madame Bovary - mais aussi ses lectures - infériorité de la « Poésie françoyse »81 par rapport au
Roi Lear de Shakespeare ou célébration de l’« esprit françois »82 de Rabelais. Ce prurit de drôlerie
et de critique convoque des adjectifs, tantôt épithètes - évoquant une qualité ressentie comme
inhérente à la chose ou à la personne désignée par le substantif, tantôt attributs - ils participent à la
dynamique d’une phrase prédicative en véhiculant une qualité attribuée à une chose ou à une
personne. Le participe se situant aux limites de l’adjectif, son rôle se révèle également décisif.
V
Le participe présent est propice à la prédication. Les 11-12 décembre 1847, l’écrivain
apporte à Sand une information décisive sur ses problèmes nerveux : « je vivrai comme je vis,
toujours souffrant des nerfs, cette porte de transmission entre l’âme et le corps par laquelle j’ai voulu
72
(1 - S., 26 mai 1874, Corr. IV, p. 800)
(1 - C., 15-16 mai 1852, Corr. II, p. 89)
74
(1 - C., 10 avril 1853, Corr. II , p. 300)
75
(1 - S., 12 juin 1867, Corr. III, p. 653)
76
(1 - S., 12 octobre 1871, Corr. IV, p. 392)
77
(1 - C., 2 juin 1853, Corr. II, p. 344)
78
(1 - C., 3 janvier 1853, Corr. II, p. 227)
79
(1 - C., 23 janvier 1853, Corr. II, p. 240)
80
(1 - C., 2 juillet 1853, Corr. II, p. 373)
81
(1 - C., 29 janvier 1854, Corr. II, p. 517)
73
83
peut-être faire passer trop de choses »
.
110
Mais le participe présent dynamise aussi le caractère
dialogique de la lettre. En 1853, Flaubert essaie de réparer les dommages de sa relation amoureuse.
Le 15 juillet, l’emploi de « considérant » lui permet de faire prendre conscience à la Muse de la
relativité de son point de vue :
Tandis que je te reprochais ta lettre, bonne chère Muse, tu te la reprochais à toi-même. Tu
ne saurais croire combien cela m’a attendri, non à cause du fait en lui-même (j’étais sûr que,
considérant la chose à froid, tu ne tarderais pas à la regarder du même oeil que moi), mais à
cause de la simultanéité d’impression84.
Le participe passé exprime l’accomplissement d’un procès. Il apporte une information sur le nouvel
état corollaire de cet accomplissement verbal. Dans les lettres à Colet, il s’agit de la Bovary « tirée
au cordeau, lacée, corsetée et ficelée à étrangler »85 ou de l’issue hypothétique - via une construction
passive - des frasques sexuelles de Bouilhet avec Edma Roger des Genettes : «A propos de
chauffage, cette pauvre mère Roger est-elle définitivement embrochée ? »86. Le participe passé
permet par ailleurs de désigner des états ou des actions antérieurs au procès principal, et de conférer
par conséquent à ses propos une profondeur particulière. Le 12 novembre 1866, Flaubert souligne
pour Sand sa tristesse depuis qu’elle l’a quitté : « Je suis tout dévissé depuis votre départ; il me
semble que je ne vous ai pas vue depuis dix ans ! Mon unique sujet (de) conversation avec ma mère
est de parler de vous. Tout le monde ici vous chérit »87. La forme adjective du verbe matérialise
quant à elle l’avènement d’une propriété, elle présente bien plus qu’un état ou une action. Ecrivain en
quête de « fouetté »88, Flaubert rapporte le 6 novembre 1853 à la Muse son point de vue sur
Madame Bovary afin de contrebalancer l’opinion favorable de Bouilhet : « Moi, ça me paraît un
peu sanglé, un peu trop cassé, et rude »89.
Dans la Correspondance, ces trois types de participes sont complémentaires les uns des
autres. Le participe présent a une valeur descriptive et exprime le procès d’une souffrance
incessante. Flaubert semble observer ses maux à l’intérieur d’un verbe en expansion : états troublés
et actions pesantes de sa pensée sont sublimés dans l’aspect non accompli du verbe. Le participe
passé évoque au contraire un procès achevé, l’action ou l’état nouveaux résultant de cet
82
(1 - C., 25 juin 1853, Corr. II, p. 361)
(1 - C., 11-12 décembre 1847, Corr. II, p. 488)
84
(1 - C., 15 juillet 1853, Corr. II, p. 384)
85
(1 - C., 29 janvier 1853, Corr. II, p. 245)
86
(1 - C., 29 novembre 1853, Corr. II, p. 471)
87
(1 - S, 12 novembre 1866, Corr. II, p. 553)
88
(1 - C., 25 janvier 1852, Corr. I, p. 35)
89
(1 - C., 6 novembre 1853, Corr. II, p. 464)
83
111
achèvement. « Les clous sont à la mode. Ma belle-soeur en est capitonnée » déclare ironiquement
90
l’écrivain à Colet le 2 mai 1852. La forme adjective du verbe rapporte quant à elle l’état ou l’action
succédant à l’accomplissement du procès. Dans les lettres à l’amante et à l’amie, elle arbitre souvent
des divergences. Flaubert complète ce dispositif par des emplois verbaux des plus singuliers.
V
Les verbes familiers confèrent aux phrases épistolaires un caractère des plus intimes. Quand
l’écrivain se prononce sur un sujet, il lui arrive de différer la narration de ses impressions en usant du
verbe transitif « causer ». « Je te causerai de ça plus au long »91 écrit-il à sa maîtresse les 4-5 août
1846. L’emploi de «causer » est récurrent. Il entre souvent en cooccurrence sémantique avec
d’autres verbes dénotant une communication orale. Le 26 août, dans une lettre à la Muse, l’épistolier
désavoue les palabres publics. « J’ai vu ça de trop près (Monville), j’en ai entendu causer, disserter
et baver tout un hiver, j’en suis saoul ! »92 confronte trois niveaux de langue : le registre familier
(« causer »), littéraire (« disserter »), vulgaire (« baver »). Cette diversité confère mouvement et
couleur au vocabulaire. Leitmotive relationnels, les causeries amoureuses ou amicales sont initiées,
interrompues, reprises, et souvent promises. « ... nous nous séparerons de bonne heure et serons
chez vous, je l’espère, encore assez à temps pour causer un instant »93 propose Flaubert à la Muse
le 21 décembre 1851. Quand l’épistolier s’emporte contre quelqu’un ou quelque chose, le verbe
« causer » se voit substitué par des verbes beaucoup plus expressifs. L’idiome s’enrichit de nouvelles
formes populaires. Le 13 septembre 1852, l’écrivain blâme l’attitude de Colet vis-à-vis d’Edma
Roger des Genettes. Il la sanctionne par ce sarcasme : « Tu crois tout ce que la mère Roger t’a
débité, avec une bonne foi d’enfant »94.
Incompris de tous et de toutes, Flaubert est des plus méfiants quant à l’intrusion de l’«
élément-femme » dans sa vie. Les verbes des lettres à Colet en portent la trace. Le 31 août 1846,
l’épistolier avertit sa maîtresse par l’intermédiaire du verbe « fouiller » - « Fouille-moi tant qu’il (te)
plaira, tu ne découvriras rien qui doive t’attrister, ni dans le passé, ni dans le présent »95. Ce sens de
la réserve, il le met lui-même en application le 20 mars 1852 en déclarant ne pas être séduit par
90
(1 - C., 2 mai 1852, Corr. II, p. 83)
(1 - C., 4-5 août 1846, Corr. I, p. 273)
92
(1 - C., 26 août 1846, Corr. I, p. 313)
93
(1 - C., 21 décembre 1851, Corr. II, p. 23)
94
(1 - C., 13 septembre 1852, Corr. II, p. 158)
95
(1 - C, 31 août 1846, Corr. I, p. 321)
91
96
l’« idée de fourrager après »
112
le capitaine d’Arpentigny. Les verbes issus du latin classique
« fodire » - altération du classique « fodere » signifiant « creuser » - abondent dans la
Correspondance. Gardant le souvenir d’une promenade à Vétheuil, Flaubert se plaît à imaginer «
ces gens qui fouissaient au pied des vignes »97. La « fouille » apparaît ici telle une métaphore
obsédante hantant son esprit. Elle relève d’un mythe personnel de l’attirance et du rejet de
l’introspection et de la recherche sur le langage. L’expression verbale de la difficulté est corollaire de
cet élan antithétique. Elle est souvent matérialisée par l’intermédiaire du verbe « Caler » - employé au
propre et au figuré dans le sens de blocage « par suite d’une défaillance » évoqué par Le Robert 98.
Ces emplois de « Caler » concernent autant des jugements sur autrui - « Ce Soubiranne a jadis calé
en duel devant un de mes amis » 99 précise-t-il le 22 septembre 1853 - que des remarques sur luimême - « Je ne boude pas du tout, je ne cale pas »100 confie-t-il le 13 janvier 1854. Flaubert
emploie des verbes oscillant entre eros et thanatos, évocations joyeuses ou morbides. Attristé, il fait
part à Colet du décès d’un proche en employant le verbe « crever » : « un de mes camarades de
collège (cousin de mon beau-frère), qui vient de crever à Alger »101. Optimiste, il évoque les
aventures sexuelles d’Edma Roger des Genettes en usant du verbe pronominale archaïque « se
gaudir » : « Je me suis gaudy des détails sur la mère Roger »102.
Cette éloquence verbale sert la mise en accusation des contemporains de Flaubert. Le 12
mars 1874, l’écrivain évoque pour Sand les gens qui le « débinaient »103 à l’occasion de l’échec du
Candidat. Le verbe « débiner » dénote un acte de dénigrement des plus négatifs, pour ne pas dire
hostile. L’épistolier désavoue aussi bien le peuple que les notables. Il utilise un vocabulaire
scatologique. Dans une lettre au « Chère Maître », il assimile les discours de candidats au Conseil
général de la Seine-Inférieure à des professions de foi « vessées par la fine fleur de la
bourgeoisie »104. « Vesser » est un verbe familier dont l’usage, fréquent au dix-neuvième siècle, a
aujourd’hui disparu. Pour fuir le monde, l’homme de lettres s’isole chaque jour davantage dans
l’écriture. « (...) on se guinde »105 confie-t-il à Colet.
96
(1 - C., 20 mars 1852, Corr. II, p. 58)
(1 - C., 17 mai 1853, Corr. II, p. 326)
98
( 291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 1, p. 327)
99
(1 - C., 22 septembre 1853, Corr. II, p. 436)
100
(1 - C., 13 janvier 1854, Corr. II, p. 505)
101
(1 - C., 9 juin 1852, Corr. II, p. 101)
102
(1 - C., 13 juin 1852, Corr. II, p. 105)
103
(1 - S., 12 mars 1874, Corr. IV, p. 779)
104
(1 - S., 14 novembre 1871, Corr. IV, p. 411)
105
(1 - C., 23 octobre 1846, Corr. I, p. 397)
97
113
La littérature et la critique sont les premières maîtresses d’un écrivain préférant s’inoculer
« sainte Thérèse »106 que de s’investir pleinement dans une relation amoureuse. Les verbes familiers
dynamisent ses discours sur la littérature. Le 27 mars 1852, aux premières heures de Madame
Bovary, il tente de pénétrer l’imaginaire féminin des adolescentes en ayant recours au verbe
« barbouiller » dont le sens traditionnel est celui d’«écrire souvent et inutilement ou mal sur ... » et de
« peindre mal »107. « J’ai fini ce soir de barbouiller la première idée de mes rêves de jeune fille. »108
écrit-il à la Muse. Pour rendre compte de sa torture intellectuelle, il fait appel au verbe « piocher » le
24 avril 1852 - « j’ai exclusivement toute la semaine pioché ma Bovary »109 - ou le 14 novembre
1871 : « J’ai pioché d’une manière frénétique »110.
La littérature éprouve son moral et ses nerfs, lui brise l’échine et l’échigne. Aussi le verbe
« Echigner » est-il présent dans la correspondance à Colet à la fois dans les acceptions de « mettre à
mal » et de « critiquer fortement ». Ecrivain, Flaubert se déclare « échigné »111 par Madame Bovary.
Lecteur, il accuse la préface de L’Oncle Tom d’échigner le livre112. Critique, il reproche à Colet de
ne pas tenir compte de ses corrections et de celles de Bouilhet113 ou bien commente l’idée de la
Muse de fonder une Revue : « Ne faut-il pas faire mousser les uns, échigner les autres ?
»114. Il sanctionne également les « philosophes » qui, à ses yeux, « échignent tout »115.
A la grande période de Madame Bovary, et par conséquent des lettres à la Muse, Flaubert
développe dans l’épistolaire une vision mécaniste de son Oeuvre. Et même s’il lui arrive parfois de se
« gaudir » tel un « gredin »116 à l’occasion d’un travail documentaire, il ne se révèle jamais aussi
pessimiste que lorsqu’il écrit. Son lexique verbal est des plus outillés. Aplanissant quelques
irrégularités romanesques, il affirme le 1er mars 1852 à sa maîtresse : « Je suis en train de raboter
quelques pages de mon roman pour m’arrêter à un point »117. En janvier 1853, l’homme de lettres
est toujours mécontent de son travail. Il utilise une série de verbes véhiculant des métaphores
familières afin de décider des modifications à effectuer : « Ca ne marche pas. C’est une série de
paragraphes tournés, arrêtés, et qui ne dévalent pas les uns sur les autres. Il va falloir les dévisser,
106
(1 - C., 16 août 1847, Corr. I, p. 467)
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 1, p. 181)
108
(1 - C., 27 mars 1852, Corr. II, p. 63)
109
(1 - C., 24 avril 1852, Corr. II, p. 75)
110
(1 - S., 14 novembre 1871, Corr. II, p. 410)
111
(1 - C., 28 novembre 1852, Corr. II, p. 199)
112
(1 - C., 9 décembre 1852, Corr. II, p. 204)
113
(1 - C., 9 mars 1853, Corr. II, p. 262)
114
(1 - C., 31 mars 1853, Corr. II, p. 289)
115
(1 - C., 7 juillet 1853, Corr. II, p. 375)
116
(1 - C., 25 juin 1853, Corr. II, p. 363)
107
114
lâcher les joints, comme on fait aux mâts de navire quand on veut que les voiles prennent plus de
vent »118. Cette vision mécaniste de la littérature interroge aussi l’écriture de la Muse. Face au refus
de Colet de prendre en compte ses corrections de L’Acropole d’Athènes, Flaubert s’obstine à
tenter de la convaincre en utilisant un vocabulaire constructiviste. « Nous recalons tout cela, nous
serrons les écrous, et mettons un peu de mastic dans les fissures, - et l’oeuvre renvoyée tu ne la
reconnais plus »119 lui assure-t-il le 14 mars 1853. Parallèlement à cette activité de correcteur, la
rédaction de Madame Bovary n’avance guère en ce printemps de 1853. Elle « traînotte »120
même le 25 mars. Ce retard le désespère. Son roman lui apparaît comme un bateau dont certains
éléments sont trop visibles. Il se confie à la Muse en employant deux verbes du registre mécanique :
« J’espère d’ici à 15 jours avoir fait un grand pas. J’en ai beaucoup relu. Le style est inégal et trop
méthodique. - On aperçoit trop les écrous qui serrent les planches de la carène. Il faudra donner du
jeu »121. A d’autres moments, Madame Bovary lui apparaît comme un édifice à l’érection
problématique. Le 2 juillet 1853, les verbes « Enlever » et « retasser » - en cooccurrence syntaxique
avec les substantifs « pierres », « ciment », « joints » - sont des plus explicites concernant ces Grands
Travaux : « j’ai eu bien du ciment à enlever, qui bavachait entre les pierres, et il a fallu retasser les
pierres pour que les joints ne parussent pas »122.
L’écriture est un terrain détrempé où Flaubert évolue difficilement. Le verbe « patauger »
véhicule cet effet de sens dans les lettres à Colet. Le 13 juin 1852, l’écrivain se prononce sur le
poème intitulé Pradier par cette sentence marécageuse : « Dans la fin de la strophe suivante il y a du
vague : onde, quiétude, sérénité, cela patauge »123. En regard de Madame Bovary, Flaubert n’est
pas plus indulgent. Il déclare à sa maîtresse patauger « dans un gâchis continuel »124 et regrette
d’avoir tant « esquissé, gâché, pataugé, tâtonné »125. En 1854, alors même qu’il se jette à corps
perdu dans la documentation sur les pieds bots afin d’écrire les malheurs d’Hippolyte, il confie
toujours à la Muse patauger « en plein dans la chirurgie »126.
117
(1 - C., 1er mars 1852, Corr. II, p. 54)
(1 - C., 29 janvier 1853, Corr. II, p. 243)
119
(1 - C., 14 mars 1853, Corr. II, p. 271)
120
(1 - C., 25 mars 1853, Corr. II, p. 279)
121
(Ibid.)
122
(1 - C., 2 juillet 1853, Corr. II, p. 373)
123
(1 - C., 13 juin 1852, Corr. II, p. 108)
124
(1 - C., 26 juin 1852, Corr. II, p. 118)
125
(1 - C., 31 janvier 1852, Corr. II, p. 439)
126
(1 - C., 18 avril 1854, Corr. II, p. 551)
118
115
Dans les lettres à Sand, Flaubert parodie son entreprise avec d’autres verbes. Il interroge
l’avancée d’une oeuvre en avouant continuer à « tripoter »127 son roman. Cette représentation
souffrante de l’écriture est omniprésente dans sa thématique épistolaire. En 1874, la pièce Le
Candidat lui pose de sérieux problèmes. Il estime avoir été « blasé »128 de corrections par Carvalho.
L’image de la lourdeur de l’écriture resurgit en mai 1875, telle une besogne qui « pèse sur l’âme
comme un poids de 500 mille kilogrammes »129.
Dans les lettres à Colet, Flaubert exprime autant de difficultés à agir. S’agit-il de se prononcer sur
une proposition de rédaction d’un article qu’il estime devoir « entortiller la chose de précautions
oratoires »130 afin de convaincre un Bouilhet réticent. En 1853, l’emploi de verbes incisifs perdure
quand il s’oppose à sa maîtresse. En regard des défauts de L’Acropole d’Athènes - pour laquelle il
a tant oeuvré - il souligne combien l’élément réaliste a « blousé »131 la Muse. Mais la charge ironique
du verbe est souvent plus prononcée. L’écrivain se réjouit du fait que La Paysanne « syncopera »132
Béranger - un poète qu’il honnit. Le 17 mai 1853, il relate à Colet son interprétation des
compromissions littéraires de Du Camp en supposant sa volonté de « se faire mousser »133. Le 6
juin 1853, sa prise de position à l’égard d’une pièce de Leconte n’est pas moins véhémente. Il y
exploite un participe passé issu d’un verbe de registre équestre et technique - « enseller » - afin de
développer une métaphore dépréciative : « Ses plans généralement sont trop ensellés, comme on
dirait en termes de maquignons; l’échine de l’idée fléchit au milieu, ce qui fait que la tête porte au
vent »134. La bêtise et la mauvaise foi de ses concitoyens ne font qu’accentuer le cynisme de
l’écrivain.
En septembre 1847, Flaubert affirme se foutre de tout 135. Après que du Camp l’ait offensé, il
soutient à la Muse lui « avoir dit tout net » qu’il se foutait « radicalement de tout et de tous »136. Le 7
juillet 1852, irrité par le récit que Colet lui a fait des incivilités de Musset, il nourrit le projet de lui
fourrer personnellement son « pied dans le ventre, et avec quelque chose avec » avant d’envisager
que la Muse foute le susdit « à la porte crânement devant trente personnes ! »137. Du délaissement de
127
(1 - S., 12 janvier 1867, Corr. III, p. 591)
(1 - S., 12 mars 1874, Corr. IV, p. 779)
129
(1 - S., 10 mai 1875, Corr. IV, p. 925)
130
(1 - C., 20 mars 1852, Corr. IV, p. 60)
131
(1 - C., 14 mars 1853, Corr. II, p. 271)
132
(1 - C., 26 avril 1853, Corr. II, p. 316)
133
(1 - C., 17 mai 1853, Corr. II, p. 326)
134
(1 - C., 6 juin 1853, Corr. II, p. 349)
135
(1 - C., septembre 1847, Corr. I, p. 472)
136
(1 - C., 3 juillet 1852, Corr. II, p. 123)
137
(1 - C., 7 juillet 1852, Corr. II, p. 130)
128
116
Bouilhet à l’égard d’Edma Roger des Genettes, Flaubert estime qu’« Il l’a décidément envoyée faire
foutre ... par d’autres »138. En esthétique, il ne se montre pas plus positif. Méditant sur la fidélité à
soi-même, il invite Colet à « se foutre de tout le reste sur la terre »139. Il se désengage autant de
Madame Bovary140 qu’il se prononce défavorablement sur Lamartine : « je m’en fous »141. La
littérature le met sur les nerfs et accentue en lui une intolérance généralisée. Il préconise à Colet
d’envoyer « se faire foutre » tout critique malveillant de La Paysanne142. Le différend le séparant
des hommes est viscéral, sans appel. Il ira jusqu’à confier à sa maîtresse ses envies de « foutre » son
camp de L’Europe143.
Dans la lignée de « foutre » et de sa variante pronominale, le verbe « gueuler » complète le
panorama de ses difficultés à s’inscrire dans la vie, les rapports humains et la création artistique.
Quand il stigmatise les travers de la bourgeoisie, Flaubert n’économise pas les familiarités lexicales
pour représenter à l’amante et à l’amie l’étendue de ses dégoûts. Les 1er-2 octobre 1852, il se
prononce contre les positions intellectuelles d’Aglaé Didier et de son salon en dénonçant leurs
invectives : « Les voilà maintenant (Mme Didier et ses amis) qui gueulent comme des bourgeois
contre Proudhon... »144. C’est l’horreur de l’humain et l’exécration d’une vocation fatale qui
expliquent l’emploi dominant du verbe-exutoire «Gueuler » et de ses variantes «dégueuler » ou
« casser la gueule » dans l’écriture épistolaire. En référence à la torture de Bouilhet dans Les
Fossiles (il a mis dix jours pour changer deux vers) - Flaubert rapporte à la Muse combien un
écrivain a l’envie de se « casser la gueule »145 en de semblables circonstances. Harassé de style, il
déclare à Colet sur son propre travail : « Je suis exténué d’avoir gueulé toute la soirée en
écrivant »146. Après une séance de relecture de Madame Bovary, il ne rêve que de tout
« dégueuler » à Bouilhet147 le lendemain. « Dégueuler » est riche d’une idée de trop-plein intellectuel,
romanesque et existentiel. L’épistolier veut « dégueuler tout l’immense mépris » qui l’étouffe envers
l’humanité148. Et près de vingt ans après, mais cette fois dans une lettre à Sand, il ambitionne toujours
138
(1 - C., 9 mars 1853, Corr. II, p. 261)
(1 - C., 10 avril 1853, Corr. II, p. 301)
140
(1 - C., 16 avril 1853, Corr. II, p. 309)
141
(1 - C., 20 avril 1853, Corr. II, p. 311)
142
(1 - C., 22 avril 1853, Corr. II, p. 314)
143
(1 - C., 26 avril 1853, Corr. II, p. 317)
144
(1 - C., 1er-2 octobre 1852, Corr. II, p. 168)
145
(1 - C., 5 mars 1853, Corr. II, p. 255)
146
(1 - C., 21 mars 1853, Corr. II, p. 275)
147
(1 - C., 25 juin 1853, Corr. II, p. 361)
148
(1 - C., 26 avril 1853, Corr. II, p. 317)
139
117
d’« engueuler ses contemporains » . Les synonymes ou parents proches de « gueuler » ne sont pas
149
oubliés. Sur les colportages d’un dénommé Jourdan, l’écrivain écrit à la poétesse le 29 janvier 1853
: « Il irait clabauder chez lui ce qui s’est fait et dit chez toi »150. « Clabauder » signifie
étymologiquement « aboyer fort » puis « crier à tort et à travers ». Ce verbe est d’un usage limité et
littéraire151. Flaubert exprime également son rejet par des verbes plus rares. Ainsi, face à l’ennui du
plébiscite, il adopte une stratégie de dérobade et utilise pour Sand un verbe familier emprunté à
l’argot italien - « sbignare » signifiant à la fois « courir » et « fuir en se cachant ». « Aussi je
m’esbigne »152 précise-t-il à son amie.
En marge de cette tonalité tragique, Flaubert est parfois plus amène, surtout dans les lettres à
Sand. Il sait mettre sa truculence verbale au service d’évocations débridées de son quotidien. Ainsi
en est-il du verbe « corner » dans cette pensée amicale : « - Les oreilles ont dû vous corner hier au
soir ? »153. Le 15 février 1870, l’écrivain porte le regard sur sa convalescence et résume à son amie
toute l’intensité d’un bonheur passager : « Je me chauffe, je roupille, et je pense à vous »154. Le 21
janvier 1872, il est étourdi devant l’ampleur de ce qu’il désire confier à son amie. «Dégoiser »
s’impose alors dans sa lettre : «...j’ai tant de choses à vous dégoiser que je ne m’y reconnais
plus »155. En guise de clôture, il a également recours à des verbes familiers pour adresser à sa
correspondante un geste sympathique - et le plus souvent au verbe « bécoter ». Le 29 avril 1870,
faisant référence à Aurore Sand, petite-fille de Sand, il écrit à son « Chère Maître » : « Bécotez bien
Lolo de ma part »156.
Dans les lettres à Colet et Sand plus que dans celles à Leroyer de Chantepie - Flaubert
entretient une relation trop convenue avec elle pour jouer sur les niveaux de langue - le verbe familier
traduit l’extrémisme de son rapport à la vie. Rarement euphorique, il est le plus souvent porteur
d’états douloureux, d’actions violentes et d’événements contrariants soumis à la durée interne d’une
prise de conscience réaliste. Inscrit dans une chronologie d’atteintes personnelles et de blessures
esthétiques, il conjugue le malaise et l’ironie à tous les temps du passé, du présent et du futur. Le
verbe flaubertien est prédicatif. Il apporte des informations cruciales sur un homme en souffrance et
149
(1 - S., 30 avril 1871, Corr. IV, p. 316)
(1 - C., 29 janvier 1853, Corr. II, p. 244)
151
( 291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 1, p. 428)
152
(1 - S., 29 avril 1870, Corr. IV, p. 183)
153
(1 - S., 27 novembre 1866, Corr. III, p. 566)
154
(1 - S., 15 février 1870, Corr. IV, p. 160)
155
(1 - S., 21 janvier 1872, Corr. IV, p. 463)
156
(1 - S., 29 avril 1870, Corr. IV, p. 184)
150
118
une oeuvre lente à naître. Il actualise un procès permanent de l’existence et se voit enrichi par un
travail sur les exclamations, les interjections et les jurons.
V
.
L’exclamation est une assertion accompagnée d’un point d’exclamation. Ayant une
dimension émotive et expressive, Flaubert l’affectionne particulièrement. Jaloux de l’autorité d’un
tiers sur Colet, il s’exclame de la façon la plus explicite : « Voilà mon opinion sur les corrections
proposées par le gars Pelletan : merde ! »157. Parallèlement à cet emploi, il fait un grand usage des
interjections. L’interjection est un « bruit humain prononcé par le locuteur, dont le sens varie suivant
le contexte et la forme, mais qui jouit d’un début de codification »158. Le 26 mai 1874, Flaubert a
envie de retrouver Sand au plus vite. Il fait appel à une interjection pour rendre compte à son amie
de l’intensité de son désir : « Ah ! saprelotte, comme j’ai envie de vous voir »159. Exclamation
familière, apparentée à l’interjection, avec laquelle il partage un caractère blasphématoire, le juron est
très répandu. Le 6 septembre 1871, Flaubert s’emporte au sujet des frasques sexuelles d’une
activiste ouvrière : « Est-ce bête, nom de Dieu ! est-on bête ! »160. En toute connexité ou effet de
contraste, exclamations, interjections et jurons servent la communication de l’émotion.
Entre solitude et gueuloir, l’écrivain cultive les apparences de l’extraversion. Déclamations
éloquentes et prises de position fracassantes constituent le versant antithétique de sa prise de
distance volontaire et de sa réclusion à Croisset. Son écriture épistolaire évolue sur la ligne de crête
délimitant ces deux versants de sa personnalité. Les exclamations lui permettent de signifier
graphiquement les mouvements chaotiques de sa fragilité nerveuse. Le 21 janvier 1847, dans une
lettre à Colet, il s’exclame en regard de la force d’un souvenir amoureux : « Ah, parbleu ! c’était de
l’amour aussi ça, sans doute »161. Quelques semaines plus tard, l’exclamation devient au contraire le
fer de lance de son négativisme. Le 15 février 1847, il confie à sa maîtresse sa sombre vision du
monde : « je parle toujours de la pourriture qui viendra sur les fruits, quand à peine ils sortent de
la fleur ! hélas oui ! hélas oui ! »162. L’exclamation renforce le caractère d’évidence conféré à
l’énoncé. Ailleurs, elle représente l’adhésion ou la distance. Le 27 février 1847, Flaubert raille
légèrement sa maîtresse sur sa complaisance narcissique : « tu me parles toujours de ton
157
(1 - C., 20 avril 1853, Corr. II, p. 309)
(289 - DUPRIEZ, B., Gradus - Les procédés littéraires. Paris : Union générale d’Editions, 1984. - 540 p. - p. 256. - (Collection
10/18))
159
(1 - S., 26 mai 1874, Corr. IV, p. 800)
160
(1 - S., 6 septembre 1871, Corr. IV, p. 372)
161
(1 - C., 21 janvier 1847, Corr. I, p. 429)
158
119
dévouement, de la grandeur qu’il y a dans ta vie, des devoirs que tu remplis, etc. C’est bien
! »163. Cette ironie est aussi traduite par les appels au divin accompagnant des constats relationnels.
Isolée dans son coeur « qui n’a pour habitants que des ennuis et des chagrins que j’ (Flaubert) ai
augmentés, mon Dieu ! que j’ai augmentés »164, la Muse est un sujet d’exclamation majeur.
Dans les lettres à Colet, les problèmes matériels de Flaubert sont créateurs d’une pléiade
d’exclamations. En 1852, l’écrivain connaît des difficultés financières. Il en discute souvent avec son
amante - ce qui est une manière de se prémunir contre d’éventuelles sollicitations. « ... mon compte
fait et ma place payée il me restera 3 francs. Il m’en aurait fallu au moins une dizaine. J’en suis vexé.
Enfin ! ... c’eût été de l’argent agréablement jeté par la fenêtre ! »165 lui écrit-il le 9 janvier. Ses
réflexions sur les rapports sociaux ne sont pas moins hautes en exclamations. Le 26 juin, il ironise :
« Ah mon Dieu ! mon Dieu ! quel monde ! »166. Le 13 septembre, il s’indigne de
l’embourgeoisement d’Ernest Chevalier : « Ah mon Dieu ! quels êtres que les bourgeois ! »167.
L’exclamation est soeur du sarcasme chez Flaubert. En regard de femmes présentes à une soirée de
Colet et de la nécessité d’être aimable à leur égard, il observe le 7 avril 1854 : « L’esprit de société,
saperlotte !!! »168.
Dans les lettres à Sand, le monde politique n’est pas épargné par cette dérision mordante. Flaubert
dénonce la bêtise de la Droite à l’Assemblée nationale : « ... ô, profondeur ! problème ! rêverie
! »169. Mais avec le « Chère Maître », les exclamations sont le plus souvent affectueuses. L’écrivain
conjugue la ponctuation émotive à tous les temps de ses sentiments. En avril 1868, il regrette de ne
pas voir Sand à ses côtés. « nom d’une balle ! »170 s’écrie-t-il.
Dans cette correspondance, l’exclamation véhicule la facétie. Le 14 mars 1872, Flaubert adresse à
son amie ce commentaire amusé du voyage à Antibes d’Edmond Scherer : « Cré coquin ! ça fait
rêver ! »171. Ces exclamations représentent un appoint stylistique dans l’expression hyperbolique des
pensées et des sentiments. Impératives et souvent négatives, les exclamations suivent le courant de
son humeur. A leur côté, les interjections jouent un rôle décisif.
162
(1 - C., 15 février 1847, Corr. I, p. 438)
(1 - C., 27 février 1847, Corr. I, p. 443)
164
(1 - C., 11 juin 1847, Corr. I, p. 456)
165
(1 - C., 9 janvier 1852, Corr. II, p. 27)
166
(1 - C., 26 juin 1852, Corr. II, p. 117)
167
(1 - C., 13 septembre 1852, Corr. II, p. 156)
168
(1 - C., 7 avril 1854, Corr. II, p. 546)
169
(1 - S., 25 novembre 1872, Corr. IV, p. 612)
170
(1 - S., 15 mars 1868, Corr. III, p. 737)
171
(1 - S., 14 mars 1872, Corr. IV, p. 496)
163
120
Les interjections sont des outils de choix pour matérialiser une émotion difficile à cerner. Elles
ponctuent les lettres de réactions vives et significatives. Après une période troublée où le « vous »
s’était imposé, l’épistolier invite sa maîtresse à une intimité retrouvée : « Ah, tutoyons-nous, voyons
! »172. Trait d’union stylistique, l’interjection confère ou accentue le caractère intime de l’épistolaire.
L’interjection « Eh » est caractéristique du style parlé. Elle participe d’une certaine « oralité » de la
lettre. Par cet outil, l’écrivain attire l’attention et interpelle sa correspondante. « Eh, moi aussi je
t’aime ... »173 annonce-t-il à Colet. Sarcastique et grivois, « Eh » l’est aussi dans la
Correspondance. Le 15 avril 1852, l’épistolier se gausse de la liaison d’un ami : « Eh ! eh ! Et le
petit Simon que j’accusais, il y a quatre mois, d’aspirer au téton »174. Le 23 octobre 1846, Flaubert
est préoccupé par sa liaison avec Colet. Il est persuadé que la Muse recherche les « duretés ». Aussi
lui exprime-t-il son refus de lui en formuler par l’interjection « eh bien » : « Eh bien, si c’est là ton
envie je ne la satisfais pas pour deux raisons »175. Fréquente, « Eh bien » exprime un lien logique à
caractère consécutif. Selon Le Robert, elle introduit plus exactement « une digression, une
information, etc., par rapport à un contexte donné »176. Le 25 octobre 1846, constatant le
« malheur » qu’il a introduit dans la vie de Colet, Flaubert emploie l’interjection « Eh bien » pour
formuler à sa maîtresse son mea culpa : « Eh bien, pour le bonheur passé, au nom de lui, et non pas
de moi, pardonne-le moi. »177. En 1847, cette problématisation amoureuse de l’interjection demeure
d’actualité. Le 27 février, « Eh bien » est partie prenante de cet argumentaire : « Eh bien, cet honneur
te déclare que jamais je n’ai eu l’intention de te faire souffrir comme tu m’en accuses ... »178. Elle
modalise un constat. Le 7 mars, Flaubert rassure Colet sur les sentiments qu’il lui porte. « Eh bien »
rend compte d’une pause réflexive dans l’énoncé : « Tu me demandes que nos souvenirs au moins
me rappellent quelque chose; eh bien, comme le premier soir un chaste baiser sur le front »179. Cet
effet suspensif de l’interjection est récurrent. Les 11-12 décembre, l’écrivain y a recours pour
ajourner une rencontre avec Colet : « Eh bien oui, patientez, nous nous reverrons, je veux vous
revoir d’ailleurs ... »180. Dans les lettres à Sand, « Eh bien » véhicule des constats amusés plus que
172
(1 - C., 11-12 décembre 1847, Corr. I, p. 488)
(1 - C., 21 janvier 1847, Corr. I, p. 429)
174
(1 - C., 15 avril 1852, Corr. II, p. 72)
175
(1 - C., 23 octobre 1846, Corr. I, p. 398)
176
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 1, p. 668)
177
(1 - C., 25 octobre 1846, Corr. I, p. 400)
178
(1 - C., 27 février 1847, Corr. I, p. 442)
179
(1 - C., 7 mars 1847, Corr. I, p. 447)
180
(1 - C., 11-12 décembre 1847, Corr. I, p. 488)
173
121
cette ironie froide. Le 15 mars 1868, Flaubert adresse à son amie ce reproche : « Eh bien ? c’est joli
! Pas de nouvelles depuis un grand mois ! »181.
Forme-phare des lettres à Colet, «Hein » est une « interjection employée pour inviter à
répéter un énoncé mal entendu, ou que l’on feint d’avoir mal compris, ou à expliciter un propos »182.
Aussi incite-t-elle la correspondante à l’adhésion. « Veux-tu que je t’embrasse, hein ? - Eh bien, si tu
as peur que ça encore ne te remue, sur la main, et détourne la tête. »183 écrit Flaubert à son amante,
incertain de l’accueil du geste esquissé. En septembre 1851, il cherche à nouveau à obtenir
l’assentiment de la Muse : « Suis-je intelligent en affaires, hein ? »184. Lecteur des contes de fées de
Perrault, il prend parti en affirmant : « Est-ce énorme d’effet, hein ? »185. Volontiers critique, il
structure fréquemment ses énoncés en combinant à «Hein » une autre interjection. Le 12 juillet
1852, il reprend son souffle après un sévère portrait-charge de Musset : « Ouf ! - assez, hein ? n’en parlons plus »186.
Affectionnée par l’écrivain, «Oh » est une interjection exprimant les sentiments les plus
divers. Selon le Robert, « Oh marque la surprise ou donne de l’énergie à une phrase. Il s’emploie
aussi en combinaison (...) avec diverses valeurs. On notera l’emploi de « Oh » pour interpeller et
attirer l’attention »187. « Oh » est un signe d’empathie. Le 14 juillet 1847, il rend compte d’une
complicité : « Oh ! j’ai compris cela, va, et ce que tu as ressenti »188. Mais « Oh » exprime aussi la
force des désirs de Flaubert. « Oh si vous saviez l’envie, le besoin que je me sens de faire mon
paquet »189 confie-t-il en manque d’évasion à la Muse.
Variante de « Oh », « Ô » permet d’interpeller ou d’invoquer quelqu’un ou quelque chose. Il
témoigne d’une profonde émotion. « Ô ! dieu des songes, fais-moi rêver ma Dulcinée ! »190 invoque
l’écrivain dans un hommage féminin. En 1872, citoyen et non plus amoureux, l’épistolier se révèle
inquiet de l’issue du procès janvier. Aussi profère-t-il à Sand le 3 mars : « Ô Calme du grand
Goethe, personne ne t’admire plus que moi, car personne ne te possède moins ! »191.
181
(1 - S., 15 mars 1868, Corr. III, p. 736)
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 1, p. 951)
183
(1 - C., 7 juillet 1847, Corr. I, p. 459)
184
(1 - C., 28 septembre 1851, Corr. II, p. 6)
185
(1 - C., 16 décembre 1852, Corr. II, p. 209)
186
(1 - C., 12 juillet 1852, Corr. II, p. 132)
187
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 1, p. 951)
188
(1 - C., 14 juillet 1847, Corr. I, p. 462)
189
(1 - C., septembre 1847, Corr. I, p. 472)
190
(1 - C., 20 mars 1852, Corr. I, p. 59)
191
(1 - S., 3 mars 1872, Corr. IV, p. 491)
182
122
L’interjection « ouf » traduit quant à elle son soulagement. Le 14 novembre 1871, Flaubert se
réjouit d’avoir achevé l’épisode mythologique de La Tentation de Saint Antoine. Il exprime à Sand
son contentement : « Ouf ! je viens de finir mes Dieux ! » 192. Mais les réjouissances littéraires sont
de courte durée chez un écrivain aussi insatisfait de nature. L’interjection « Hum » exprime l’ampleur
de son doute. Le 25 janvier 1852, il donne à Colet son point de vue sur le Don Juan de Mallefille : «
Hum ! hum ! Il y a du reste de grands efforts »193. Flaubert n’est pas moins sceptique quant à
l’écriture de sa maîtresse. Qu’il s’agisse d’une réserve formelle - « Lorsque la forme juvénile ( Hum
! hum ! c’est juvénile) »194 - ou d’une correction problématique : « Peut-on mettre : sous son corps
la foulait ? Ce serait plus clair ??? hum ? »195.
Dans les lettres à Sand, l’écrivain ne dédaigne pas le « Zut », cette « exclamation, à peine
familière, exprime le dépit, la colère. C’est souvent un euphémisme pour merde »196 précise A. Rey.
« Zut » manifeste souvent sa fatigue à poursuivre une évocation - à une époque où les problèmes
s’agrègent autour de lui. Pour conclure un propos sur ses revenus et le fait que ses héritiers ne
seront pas dans la gêne, il conclut pour Sand le 6 février 1867 : « donc, zut ! »197. Ah, Eh,
Hein, Ouf, Oh, Ô, Hum ou Zut sont les stylisations émotives les plus courantes. Réaction spontanée
et assemblage de sons faisant sens, elles n’empruntent à la langue que leur support graphique.
Epistolaires, elles dialoguent dans les lettres à l’amante et à l’amie avec des emplois particuliers du
juron.
Le juron est un dérivé de l’interjection à dénotation grossière. Il traduit l’irritation ou
l’ébahissement. Le 17 décembre 1851, dans une lettre à Colet, Flaubert se reproche une négligence :
« Sacré nom de Dieu ! l’héritage ! Faites-moi penser à vous en parler »198. En regard de
L’Education sentimentale - version de 1845 - il reconnaît les limites de son oeuvre. «Comme
c’est inexpérimenté de style, bon Dieu ! »199 s’écrie-t-il pour Sand . L’offense lexicale au divin
accentue fréquemment la grandiloquence de ses colères. Apitoyé par la tristesse de Bouilhet, il
déclare à la Muse : « Sacré nom de Dieu ! il faut se raidir et emmerder l’humanité qui nous emmerde
! »200.
192
(1 - S., 14 novembre 1871, Corr. IV, p. 410)
(1 - C., 25 janvier 1852, Corr. I, p. 35)
194
(1 - C., 13 juin 1852, Corr. II, p. 106)
195
(1 - C., 28 novembre 1852, Corr. II, p. 185)
196
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 1, p. 2304)
197
(1 - S., 6 février 1867, Corr. III, p. 603)
198
(1 - C., 17 décembre 1851, Corr. II, p. 22)
199
(1 - C., 12 janvier 1852, Corr. II, p. 27)
200
(1 - C., 28 juin 1853, Corr. II, p. 367)
193
123
Le juron « nom de Dieu » véhicule les désaveux les plus cinglants. Le 21 septembre 1853, Flaubert
se préoccupe des problèmes de Colet avant de blasphémer : « Ah ! la vie n’est pas gaie, sacré nom
de Dieu ! »201. Si la vie est si difficile, c’est qu’elle l’oblige à fréquenter un vulgaire qui est loin de
recueillir ses suffrages. Il se représente comme un anti-populiste : « Non, sacré nom de Dieu ! non !
je ne peux admirer le peuple »202. Critique, Flaubert emploie aussi le juron pour exprimer
l’enthousiasme ou le mécontentement. En octobre 1853, épuisé par Madame Bovary, il profère sa
lassitude : « Sacré nom de Dieu, comme je rage ! »203.
« Nom
de Dieu » est rarement positif dans la
Correspondance. A l’exception de ce commentaire élogieux de la Nanon de Sand : « Nom de
Dieu, comme c’est beau ! »204.
Le juron participe chez l’épistolier d’une mise à distance par rapport au thème de l’énoncé.
Grâce au juron, la phrase s’anime d’un mouvement d’observation et se colore d’un jugement sans
ambiguïté. Exclamations, interjections et jurons participent dans la lettre à l’amante et à l’amie d’une
mimésis émotionnelle. Frappées du sceau d’une personnalité entière et sans compromis, ces formes
peignent par petites touches lexicales les mille et une facettes du complexe rapport au monde de
l’écrivain : ce que réalise également mais à une autre échelle l’appellation-phare de « Coco ».
Péjoratif, « Coco » désigne un « vilain personnage ». A. Rey précise qu’il s’agit sans doute
d’un « emploi antiphrastique de « coco » qui sert familièrement à s’adresser aux enfants (1808), puis
à des adultes »205. Ce terme est représentatif d’un grand nombre de figures caricaturées. Dans les
lettres à Colet, l’écrivain voit dans Sainte-Beuve un « lymphatique coco »206 et il envisage les poètesouvriers comme des « cocos sans muscles »207. Dans celles à Sand, il n’est pas plus tendre à l’égard
des « autorités » critiques. Irrité, il déclare : « Oh ! rien ne les gêne, ces cocos-là ! »208. Les
différends l’opposant à son éditeur sont riches de cette appellation. Le 31 mars 1872, il évoque à
son amie un nouveau conflit avant de conclure : « Michel Lévy (...) est un joli, bien joli coco ! »209.
Le 4 décembre 1872, le substantif fait référence à Erckmann et Chatrian, « deux cocos »210
201
(1 - C., 21 septembre 1853, Corr. II, p. 434)
(1 - C., 26 septembre 1853, Corr. II, p. 442)
203
(1 - C., 17 octobre 1853, Corr. II, p. 453)
204
(1 - S. 26 novembre 1871, Corr. IV, p. 614)
205
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. Cit., t. 1, p. 440)
206
(1 - C., 16 février 1852, Corr. II, p. 43)
207
(1 - C., 5 mars 1853, Corr. II, p. 256)
208
(1 - S., 15 décembre 1866, Corr. III, p. 579)
209
(1 - S., 31 mars 1872, Corr. IV, p. 504)
210
(1 - S., 4 décembre 1872, Corr. IV, p. 620)
202
124
plumitifs. Le 6 février 1876, c’est le « sieur Flamarande », un personnage de Sand, qui se voit
attribué le terme d’« abominable coco » dans une lettre au « Chère Maître »211.
« Coco » est tout particulièrement égocentré dans les lettres à Sand. Accablé par les
événements, Flaubert se représente à cette période comme un clown triste. Le 30 octobre 1867, se
voyant dans l’impossibilité de se rendre à Nohant, il constate : « je suis un triste coco ! »212. Et «
triste coco »213 il le sera encore le 27 mars 1875. Mécontent de l’image qu’ont de lui ses amies,
l’écrivain se désigne par ce substantif. Le 7 octobre 1871, déçu par un article de Sand le
concernant, il s’imagine dans le regard de son amie comme un « coco peu aimable »214. Affligé par
les excès de sa personnalité durant la rédaction de Bouvard et Pécuchet, il se confie le 13 janvier
1875 : « Je deviens trop bête ! j’assomme tout le monde. Bref, votre Cruchard est devenu un
intolérable coco, à force d’être intolérant »215.
Le terme de « coco » n’appartient pas en propre à l’idiome de Flaubert. Il est en vogue aux
dix-neuvième et vingtième siècles. Dans Du côté de chez Swann, Proust traite - par l’intermédiaire
de Bloch, camarade du narrateur - Musset de coco malfaisant. Ironie de l’intertexte, l’écrivain tenait
aussi cet amant de Colet pour un « coco » de la pire espèce. Le « coco » - comme le « garçon » véhicule dans la microstructure épistolaire le mythe de la Bêtise et contribue à la dynamique des
créations lexicales de Flaubert.
3.2 - L’originalité lexicale
Plusieurs passages (de Madame Bovary) auront besoin
d’être réécrits, et d’autres désécrits. (1 - C., 25 octobre 1853,
Corr. II, p. 458)
Inventeur de formes romanesques, Flaubert se révèle être un grand créateur de mots dans
l’épistolaire. L’épistolier a le goût de l’extraordinaire. Son vocabulaire - existant ou inventé - est
sujet à d’incessants changements de fonctions et de sens dans un mouvement linguistique permanent.
Récurrences ou hapax le personnalisent ou le codifient. Ses emplois marginaux et ses créations
211
(8 - FLAUBERT, G., Oeuvres complètes. - Edition nouvelle établie d’après les manuscrits inédits de Flaubert par la Société des
Etudes littéraires françaises contenant les scénarios et plans des divers romans, la collection complète des Carnets, les notes et
documents de Flaubert avec des notices historiques et critiques, et illustrée d’images contemporaines). Paris : Club de l’Honnête
Homme, 1971-1975. - 16 vol. - 615 pp. Lettre à Sand, 6 février 1876, t.15, p. 434)
212
(1 - S., 30 octobre 1867, Corr. III, p. 697)
213
(1 - S., 27 mars 1875, Corr. IV, p. 917)
214
(1 - S., 7 octobre 1871, Corr. IV, p. 385)
125
lexicales interrogent les pratiques de la dérivation impropre, de la dérivation par adjonction affixale,
de la composition par juxtaposition et de la déformation lexicale.
V
La dérivation impropre consiste à transférer sans changer sa forme d’origine un mot
appartenant à une classe grammaticale dans une autre. Flaubert emploie la dérivation impropre afin
d’accroître l’expressivité de ses énoncés. Dérivé du substantif « melon », l’adjectif « melones » est
en une illustration. Le 5 décembre 1866, l’écrivain fait remarquer à Sand l’intérêt très relatif de
l’apparition d’un bocal de poissons rouges dans son intérieur : « Est-ce bête de s’intéresser à des
choses si melones ! »216. Le 29 mai 1852, évoquant Musset, il adresse à Colet un participe passé
substantivé des plus péjoratifs. « Etriqué » marque les limites de l’intelligence créative de l’amant de
sa maîtresse : « Cette manie de l’étriqué (comme idées et comme oeuvres) détourne des choses
sérieuses »217. En regard d’enfants à la nervosité excessive, Flaubert a recours le 6 juillet 1852 à un
nom propre substantivé afin de désigner métaphoriquement les périls guettant les talents prématurés.
« Ce ne sont point là les Mozarts de l’avenir »218 précise-t-il à Colet. En février 1853, les
engouements littéraires d’Eugène Crépet suscitent son ironie critique. L’emploi de deux noms
propres substantivés et suffixés péjorativement est propice au désaveu. Flaubert constate la
prédilection du susdit pour les « Micheletteries, Quinetteries »219. Le 30 avril 1853, l’épistolier
change à nouveau de classe grammaticale des noms propres. Il les transforme en noms communs
pour faire référence à un propos de Cousin à Colet : « Il a dit cela sans doute comme une injure, ce
bon Cousin ! Les Ronsards qui vous conseillent ! les Homères de vos amis ! »220. Le 3 juillet 1854, il
manifeste à Sand sa lassitude en pronominalisant un verbe non pronominal : « Je trouve aussi qu’on
me trépigne un peu trop depuis quelque temps »221. M. Shöne observe non sans raison combien «
Les verbes étranges ne figurent que dans les lettres aux tout à fait intimes »222. Le 26 septembre
1853, afin de juger une lettre de Babinet, l’écrivain fait cette fois appel à un participe passé dérivé
improprement du premier groupe verbal dans le troisième groupe : une terminaison en - u apparaît là
où une terminaison en - é aurait été attendue : « c’est fouillu, touffu, nourri »223. Cette substitution de
215
(1 - S., 13 janvier 1875, Corr. IV, p. 902)
(1 - S., 5 décembre 1866, Corr. III, p. 575)
217
(1 - C., 29 mai 1852, Corr. II, p. 97)
218
(1 - C., 6 juillet 1852, Corr. II, p. 127)
219
(1 - C., 23 février 1853, Corr. II, p. 250)
220
(1 - C., 30 avril 1853, Corr. II, pp. 320-321)
221
(1 - S., 3 juillet 1874, Corr. IV, p. 823)
222
(91 - SHÖNE, M., « Langue écrite et langue parlée, A propos de la Correspondance de Flaubert ». Le Français Moderne, Paris,
1943-1944, t. XI, pp. 87-108, 175-191, 263-276 et t. XII, pp. 25-42. - t. XI, p. 107)
223
(1 - C., 26 septembre 1853, Corr. II, p. 439)
216
126
terminaison n’est pas sans conférer une tonalité comique à l’énoncé. Car si « Fouillu » est une
invention, la fouillure - autre base possible du mot - existe bel et bien. Elle désigne l’action de fouiller,
en parlant des porcs et des sangliers. Rien n’est le fruit du hasard : ce choix signe une propension à
« animaliser » ses prochains pour mieux s’en moquer. Par ces adjectifs et ces substantifs, ces verbes
et ces participes hors du commun, l’écrivain projette ses singularités dans la lettre.
V
Pour personnaliser le lexique et lui conférer des effets de sens inédits, Flaubert a recours à la
dérivation par affixes. Il procède à des adjonctions préfixales et suffixales. Le 15 décembre 1866,
félicitant Sand de sa pièce Mont-Revêche, il lui prédit un grand succès en faisant référence à une
pièce - Le Marquis de Villemer - qui avait gagné toutes les faveurs du public en février 1864. La
préfixation en « re - » célèbre les pleins-pouvoirs de l’itératif : « Tant mieux qu’on soit content à
l’Odéon, chère Maître. Je m’attends à un re-Villemer »224. Sur le mode suffixal, « - isme » lui
permet le 27 septembre 1870 d’élever la mauvaise éducation et la vulgarité au rang d’une science. «
Et le pignouflisme commence ! »225 écrit-il à Sand. Dans la Correspondance, les affixes sont
porteurs de sens complétant celui de la base et déterminant par conséquent celui du dérivé, et ceci
tant au niveau des substantifs et des adjectifs que des verbes et des adverbes. Le substantif est une
classe de mots très créative dans les lettres à Colet et Sand. Et ce tant au niveau des substantifs
radicaux que des substantifs préfixés ou suffixés.
Dysphorique ou « extra-gentille »226, l’adjonction préfixale oscille entre un type en « re - » et
des formes variées. L’adjonction en « re - » traduit le caractère répété des activités de l’écrivain et
certains détails obsédants de son environnement. Elle met en avant une idée de cycle ou de retour en
arrière. Toute optique que Flaubert a en horreur. Le 3 mars 1853, l’épistolier conseille à Colet de
lire la fin du Livre posthume de Du Camp. Il lui précise qu’elle pourra y lire « des réengueulades de
l’ami à Béranger »227. Si l’adjonction au substantif d’un préfixe itératif est tant privilégiée, c’est
qu’elle traduit un réel sentiment d’exaspération vis-à-vis des lieux communs existentiels, intellectuels,
sociaux et relationnels. Hugo lui-même n’échappe pas à cette critique. Dans une lettre du
« crocodile », l’épistolier sanctionne le 15 mai 1853 un « re-discours »228, propos redondant auquel il
se propose de répondre de façon définitive 229. Par ce préfixe, la correspondance des deux écrivains
224
(1 - S., 15 décembre 1866, Corr. III, p. 578)
(1 - S, 27 novembre 1870, Corr. IV, p. 264)
226
(1 - S., 31 octobre 1868, Corr. III, p. 820)
227
(1 - C., 3 mars 1853, Corr. II, p. 254)
228
(1 - C., 15 mai 1853, Corr. II, p. 324)
229
(1 - Lettre à Hugo, 2 juin 1853, Corr. II, p. 342)
225
127
se voit placée sous le signe de la répétition. Elle l’est encore quand l’écrivain confie à la Muse les
précautions d’envoi par destinataires interposés de ses lettres à Hugo : « L’autre consistait en un repaquet (inclus dans le tien ) à l’adresse de Mme B »230. L’adjonction préfixale en « re - » exprime
l’implacable rengaine de ses activités - tantôt négatives, « J’ai été assez dérangé (...) jeudi par du vin
(...) et aujourd’hui enfin par le re-vin qu’il a fallu classer »231 confie-t-il à la Muse - tantôt positives,
« Il y a re-calme »232 rapporte-t-il à Sand. Le 21 mai 1870, l’écrivain s’excuse ainsi auprès de son
amie d’un retard : « Non ! chère Maître ! je ne suis pas malade, mais j’ai été occupé par mon
déménagement de Paris et par ma ré-installation à Croisset »233. Son insistance à «itériser » des
substantifs communs par la préfixation en « re - » traduit son souci forcené d’originalité lexicale. Le 9
septembre 1868, au sujet de Cadio, il forge à l’attention de Sand le terme de « re-apparition » au
lieu d’employer comme le voudrait l’usage celui de « réapparition » : « On dit que Thuillier fera sa
re-apparition dans votre pièce ? »234. Le 21 janvier 1872, l’occurrence de «re-four » illustre à
nouveau cette démarche stylistique. L’épistolier identifie le nouvel insuccès d’un opéra de Jacques
Offenbach - Fantasio, d’après une pièce de Musset - en adjoignant « - re » à un substantif familier
et péjoratif; ce qui accroît la portée ironique de la remarque : « Ce bon Offenbach a eu un re-four à
l’Opéra-comique »235.
Privatifs ou répétitifs, collectivistes ou totalitaires, d’autres préfixes habillent le substantif
épistolaire de Flaubert. L’écrivain confie à Colet le « désenthousiasme » puis le « renthousiasme »236
de son frère concernant un éventuel achat immobilier - tous préfixes traduisant sarcastiquement sa
versatilité. Suite à la débauche littéraire de Colet avec La Servante, il conseille à sa maîtresse de
réaliser « - Une oeuvre in-sexuelle, in-passionnelle »237. Ces adjonctions préfixales apparaissent
comme des instruments de négation renforcée et d’affirmation antithétique. Ce sont des éléments
d’insistance permettant d’asséner une opinion.
Quand il s’agit de rendre compte d’une simultanéité ou d’une association d’actions et de sentiments,
l’écrivain fait appel au préfixe « co - ». Le 13 mars 1854, il évoque à Colet le caractère non-exclusif
d’un adultère de Bouilhet : « Il préfère le co-partage avec du velours »238. En matière de désaveu, il
230
(1 - C., 22 novembre 1853, Corr. II, p. 464)
(1 - C., 20 juin 1853, Corr. II, p. 358)
232
(1 - S., 19 mars 1868, Corr. III, p. 737)
233
(1 - S., 21 mai 1870, Corr. IV, p. 190)
234
(1 - S., 9 septembre 1868, Corr. III, p. 797)
235
(1 - S., 21 janvier 1872, Corr. IV, p. 464)
236
(1 - C., 16 août 1853, Corr. II, pp. 397-398)
237
(1 - C., 18 décembre 1853, Corr. II, p. 482)
238
(1 - C., 13 mars 1854, Corr. II, p. 532)
231
128
fait aussi un grand usage de préfixes aux effets de sens les plus originaux. Le 15 mai 1872, invité par
le maire de Vendôme à l’inauguration d’une statue de Ronsard, il envisage dans une lettre à Sand de
prononcer un discours de « protestation contre le panmuflisme moderne »239, c’est-à-dire de réaliser
une insurrection textuelle contre la grossièreté de la société contemporaine. « Pan - » exprime l’idée
de totalité et d’ensemble. Cet élément contribue selon Le Robert à
former « des noms de
mouvements d’unification politique ou raciale »240.
Retours en arrière, séparation et écartement, mouvement antithétique et pratique de la
contestation, privation et éloignement appartiennent en propre à l’idiosyncrasie de Flaubert. Et
l’épistolier transfère plus ou moins consciemment ces données de sa personnalité dans ses affixes.
L’adjonction suffixale n’est pas vraiment marquée chez lui par des dominantes formelles
spécifiques. Elle se manifeste à travers une extrême variété de suffixes. Le 3 novembre 1851, le
suffixe « - ance » est substitué au suffixe « - ment » afin d’exprimer un sensuel rapprochement
sémantique des substantifs « assouvissement » et « concupiscence ». S’entretenant avec Colet de ses
élans adolescents, l’écrivain déclare : « c’est l’assouvissance d’un tas d’appétits qui nous ravageaient
le coeur »241. Le suffixe « - isme » est d’un usage traditionnellement réservé à la désignation des
disciplines scientifiques. Grâce à lui, Flaubert identifie ironiquement les ridicules de son temps. « Il y
a plus de bourgeois(is)me pur dans les gens de lettres que dans les épiciers. »242 fait-il observer à sa
maîtresse. Ce type de préfixation lui permet de désavouer les tendances intellectuelles ou spirituelles
les plus insolites. Le 11 mars 1871, il identifie pour Sand les trois tendances idéologiques
majeures du genre humain : « Paganisme, christianisme, Muflisme : voilà les trois grandes évolutions
de l’humanité. Il est triste de se trouver au début de la troisième »243.
Mais Flaubert ne dédaigne pas pour autant le suffixe péjoratif en « - erie ». Les 15-16 mai 1852, le
substantif « lorette » est dynamisé par cette adjonction. « Le jeune Dumas, pour le quart d’heure, va
se concilier à perpétuité toute la lorettanerie avec sa Dame aux camélias. »244 assure-t-il à Colet.
Cet effet de sens négatif du suffixe adjoint à un substantif déjà sémantiquement dépréciatif est un
procédé dominant dans les lettres à la Muse. Le 3 janvier 1853, Flaubert s’associe à l’entreprise
239
(1 - S., 15 mai 1872, Corr. IV, p. 530)
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit.,t. 2, p. 1412.)
241
(1 - C., 3 novembre 1851, Corr. II, p. 14)
242
(1 - C., 15-16 mai 1852, Corr. II, p. 91)
243
(1 - S., 11 mars 1871, Corr. IV, pp. 287-288)
244
(1 - C., 15-16 mai 1852, Corr. II, p. 92)
240
129
littéraire de sa maîtresse. Il exprime son désir de suprématie intellectuelle par l’emploi d’un terme
argotique : « N’aie pas peur, nous leur grimperons sur le dos à tous ces merdaillons-là ! »245.
L’adjonction suffixale est un instrument de choix dans la formation des néologismes. Le 23
mai 1852, l’association du substantif «saoul » avec le suffixe « - eur » est à l’origine de ce qui
apparaît selon J. Bruneau246 comme une création lexicale. « Saouleur » exprime avec force le malaise
existentiel et créatif de l’écrivain : « j’éprouve, en revanche, de belles lassitudes, de fiers ennuis, et
des saouleurs de moi, à me vomir moi-même si je pouvais »247. Ces créations lexicales sont parties
prenantes d’une vision caricaturale du monde.
Dans les lettres à Colet, Flaubert fait la satire des autorités critique et politique par l’usage de
néologismes classifiants en « - eur » tels que le dérivé verbal « analysateurs » le 2 juillet 1853 - « Ce
ne sont ni des mathématiciens, ni des poètes, ni des observateurs, ni des faiseurs, ni même des
exposeurs, des analysateurs »248 - qui se voit associé aux substantifs « explicateurs »
et
« prôneurs » pour désigner le 30 septembre 1853 les maîtres de Boileau : « Quels piètres
explicateurs et prôneurs il a eus ! »249.
La dérivation en « - age », « - ade » et « - ard » complète ce dispositif suffixal. Le 29 janvier 1853,
Flaubert interroge Colet sur un « petit prônage de Bouilhet »250. « Classificateur » cynique, il fait
allusion le 28 octobre 1853 par le terme de « baisade »251 à l’écriture des amours sylvestres d’Emma
et de Rodolphe. Et pour désavouer Thiers dans une lettre à Sand, il déforme le substantif « croûton »
en « croûtard ». Le 18 décembre 1867, ce substantif est cooccurrent au néologisme scatologique
« étroniforme » : « Peut-on voir un plus triomphant imbécile, un croûtard plus abject, un plus
étroniforme bourgeois ! »252.
L’adjonction suffixale représente parfois un refuge de fantaisie lexicale au sein d’une existence
morose. Le 26 juin 1870, l’épistolier fait part à Sand de l’absence de sa nièce et de la surdité
croissante de sa mère avant de conclure : « mon existence manque de folichonnerie »253. Né en
245
(1 - C., 3 janvier 1853, Corr. II, p. 229)
(1 - Notes et variantes, Note 1, Corr. II, pp. 1056-1057)
247
(1 - C., 23 mai 1852, Corr. II, p. 94)
248
(1 - C., 2 juillet 1853, Corr. II, p. 371)
249
(1 - C., 30 septembre 1853, Corr. II, p. 445)
250
(1 - C., 29 janvier 1853, Corr. II, p. 243)
251
(1 - C., 28 octobre 1853, Corr. II, p. 459)
252
(1 - S., 18 décembre 1867, Corr. III, p. 711)
253
(1 - S., 26 juin 1870, Corr. IV, pp. 196-197)
246
130
1858, ce mot est formé sur le suffixe « - ichon » qui exprime la légèreté et la gaieté . Originaux et
254
expressifs, les suffixes substantivaux rencontrent dans la lettre les suffixes adjectivaux.
Enjeu capital dans l’énoncé, l’adjectif apporte une précision sémantique au mot auquel il se
rapporte. Il désigne une propriété objective - c’est le cas le plus fréquent dans la Correspondance ou une caractérisation subjective exprimant le point de vue ou le sentiment de l’amateur de lettre
« longuissime »255. En bien ou en mal, le choix d’un affixe adjectival oriente de façon décisive la
caractérisation d’un terme.
Le préfixe « archi - » est un « classique » de l’adjonction adjectivale dans les lettres à Colet.
Désignant le haut degré, il traduit une vision hyperbolique : l’imaginaire de Flaubert se nourrit
d’extrêmes. Le 13 juin 1852, l’épistolier sanctionne sa maîtresse en commentant une tournure
coupable dans une de ses oeuvres : « une fraîche Hébé, archi-commun »256. Réformateur, il utilise
« archi - » pour la prévenir de ses errances lexicales. Le 28 novembre, il critique une de ses
antépositions adjectivales dans La Paysanne : « archimauvais, quoi que tu en dises »257. Quelques
jours après, le 9 décembre, il renouvelle cet avertissement.: « Les répétitions de mères avec leurs
enfants sont archirépétées »258. L’année suivant cette polémique, Flaubert administre toujours des
leçons d’esthétique à grands renforts d’énoncés intensifs. Le 16 septembre 1853, il fait part à la
Muse de la poétique qui lui semble à l’origine des grandes oeuvres, « Ils (les livres de premier ordre)
sont criants de vérité, archidéveloppés et plus abondants de détails intrinsèques au sujet »259. Un
idéal bien loin aussi du style jugé «archiplat »260 du voyage en Egypte de Du Camp. Le 18 avril
1854, Flaubert corrige toujours Ma Fille et questionne sa maîtresse : « que signifie (...) cette
tournure archi-prétentieuse « tendre, tu m’habilles » ? »261. Le préfixe « extra - » corrobore cette
faveur de l’hyperbole. Flaubert ressent en lui « Quelque chose de profond et d’extra-voluptueux »262.
Ces occurrences de préfixations adjectivales témoignent du goût pour les formes intensives d’un
épistolier déplorant de vivre dans un monde « archi-cocu. »263. Suffixales, les adjonctions répondent
quant à elles à d’autres finalités.
254
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 1, p. 819)
(1 - S., 3 juillet 1874, Corr. IV, p. 825)
256
(1 - C., 13 juin 1852, Corr. II, p. 108)
257
(1 - C., 28 novembre 1852, Corr. II, p. 190)
258
(1 - C., 9 décembre 1852, Corr. II, p. 204)
259
(1 - C., 16 septembre 1853, Corr. II, p. 432)
260
(1 - C., 7 octobre 1853, Corr. II, p. 448)
261
(1 - C., 18 avril 1854, Corr. II, p. 553)
262
( 1 - C., 27 mars 1853, Corr. II, p. 287)
263
(1 - C., 13 mars 1854, Corr. II, p. 532)
255
131
La suffixation en « - isé » de noms propres adjectivés par dérivation impropre participe d’un
processus de transformation d’une personne ou d’une chose. Le 20 septembre 1851, commençant
la rédaction de Madame Bovary, Flaubert émet ironiquement ces réserves à Colet : « J’ai peur de
tomber dans le de Kock ou de faire du Balzac chateaubrianisé »264. Cette dérivation prend aussi
pour base des surnoms. Le 2 février 1869, l’écrivain évoque pour Sand une discussion avec SainteBeuve. Il modifie ainsi le surnom de Napoléon III - autrement appelé Isidore : « il m’a fait ces
protestations d’amour isidorien »265. Le suffixe « - ide » concerne quant à lui des adjectifs indiquant
des propriétés. Flaubert dérive pour Colet l’adjectif « turpide » à partir du substantif « turpitude ». Il
qualifie par cet intermédiaire la vie menée par Musset. « C’est l’idée qu’il ne sort rien de bon de
cette vie turpide »266. La suffixation en « - ique » repose sur les mêmes enjeux. Le 23 février 1853,
dans une lettre à la Muse, Flaubert sanctionne Eugène Crépet d’être trop « hugotique »267. Comme
c’est le cas avec les substantifs, il a recours au suffixe « - ard » afin de caractériser un nom de façon
plus prononcée. Le 9 mars 1853, il félicite Colet d’un passage « pompeux, lyrique et gueulard »268
de L’Acropole d’Athènes. «Gueulard » est un emploi marginal, son sens était vieilli dès le dixneuvième siècle. Le suffixe « - esque » confére quant à lui au mot une coloration affective. En mars
1875, dans un moment de tristesse partagé avec Sand, Flaubert minore le caractère joyeux de sa
personnalité par ce dérivé amical : « Enfin votre troubadour (peu troubadouresque) »269. Le suffixe
« - ousse » fait parfois son apparition dans ce répertoire. Il rend compte d’une certaine fantaisie. En
1872, sollicité par le maire de Vendôme à l’inauguration d’une statue de Ronsard, l’écrivain envisage
de prononcer un discours mais il déplore que la «vigousse »270 lui manque. « Vigousse » peut
apparaître comme un heureux croisement de « vigueur » et « secousse » - l’expression conjuguée
des effets de sens d’énergie et d’ébranlement propres à ces deux mots. Epistolier pointilliste,
Flaubert inscrit dans ses affixes des micro-touches psychologiques ou morales, intellectuelles ou
esthétiques. Grâce à ces éléments lexicaux et en combinaison avec ses créations verbales, il fait de
l’écriture de la lettre un observatoire critique et un médium prédicatif.
Volontiers badin, l’écrivain plaisante par et sur le verbe. Il évoque ou dresse des procès à
partir de ce support. A l’image des autres catégories lexicales, ces emplois connaissent des
264
(1 - C., 20 septembre 1851, Corr. II, p. 5)
(1 - S., 2 février 1869, Corr. IV, p. 15)
266
(1 - C., 27 juin 1852, Corr. II, p. 119)
267
(1 - C., 23 février 1853, Corr. II, p. 249)
268
(1 - C., 9 mars 1853, Corr. II, p. 260)
269
(1 - S., 27 mars 1875, Corr. IV, p. 917)
270
(1 - S., 15 mai 1872, Corr. IV, p. 530)
265
132
transmutations stylistiques des plus saisissantes. Sous le coup de l’admiration ou de l’invective, de la
haine ou de la reconnaissance, Flaubert se joue de l’affixation pour représenter son ambivalence
sentimentale. Amoureux, il adresse à Colet cette splendide création verbale : «Voici trois semaines
que je souffrais horriblement d’appréhensions : je ne dépensais pas à toi d’une minute, mais d’une
façon peu agréable »271.
Inscrit dans un cercle de pratiques d’écriture ré-itérées et de problèmes relationnels «réaccusés »272, Flaubert est l’homme de l’itératif. Il scande à longueur de Correspondance le
« recopié », le « renvoyé », le « retravaillé »273. Avec Madame Bovary, ce roman qui « remarche »
souvent après avoir stagné 274, il a l’ambition de se faire « re-connaître »275 de ses contemporains. A
la poursuite de la perfection formelle, il demande à Colet de réclamer à Babinet une pièce de
Lebrun car il éprouve le besoin de « la regueuler avec les intonations lyriques qu’il y mettait »276.
Le préfixe «re - » exprime sa condamnation vis-à-vis de l’« itérativité » fatale de sa vocation
littéraire. Flaubert met en scène sa farouche détermination à plier les mots et les choses au gré de sa
volonté. Sur son laborieux apprentissage du Grec, il rapporte à sa maîtresse : « J’ai rempoigné cet
éternel grec, dont je viendrai à bout dans quelques mois, car je me le suis juré, et mon roman qui
sera fini Dieu sait quand »277. Le préfixe « re - » indique la répétition des difficultés. Après avoir
perdu sa mère, Flaubert a quelque peine pour retrouver le chemin de La Tentation de Saint
Antoine. Le 15 mai 1872, il informe Sand de ce problème : « J’y re-travaille. Mais le coeur n’y
est pas »278. Parfois, le préfixe « sur - », également intensif, se substitue au préfixe « re - ». Le 31 mai
1873, absorbé par ses activités théâtrales, il annonce à Sand : « Je bûche et surbûche Le Sexe
faible »279.
Flaubert invite en toute occasion la Muse à « recorriger », « refondre » et « rechanger » La
Paysanne280. Incessante réforme, travail de reprise, il reformule sans cesse ses commandements
esthétiques. S’entretenant avec elle d’un article sur Melaenis, il sature un de ses énoncés des
préfixes « r - » et « re - » afin d’exprimer à son amie la nécessité d’un réexamen critique de son
271
(1 - C., 11 décembre 1852, Corr. II, p. 205)
(1 - C., 2 février 1847, Corr. I, p. 434)
273
(1 - C., 24 mars 1853, Corr. II, p. 277)
274
(1 - C., 25 octobre 1853, Corr. II, p. 457)
275
(1 - C., 10 avril 1853, Corr. II, p. 300)
276
(1 - C., 5 mars 1853, Corr. II, p. 258)
277
(1 - C., 20 mars 1852, Corr. II, p. 55)
278
(1 - S., 15 mai 1872, Corr. IV, p. 526)
279
(1 - S., 31 mai 1873, Corr. IV, p. 669)
280
(1 - C., 20 avril 1853, Corr. II, p. 309)
272
281
entrefilet journalistique : « nous rarrangerons un peu le tien et le reverrons »
.
133
Ce retour de
l’adjonction préfixale en « re - » est le signe tangible d’une obsession de la perfection. Correcteur de
La Paysanne, Flaubert pratique à nouveau cette préfixation itérative d’un néologisme verbal :
« Chaleur torride, expression consacrée, et le mot embrasé la re-encommunise encore »282. Il
condamne un mouvement lyrique de Colet en ayant recours à ce procédé : « Vouloir me réattendrir
là-dessus, de nouveau »283. Flaubert poursuit paradoxalement les répétitions en multipliant les
marques discursives d’itération. Il maugrée à l’idée de savoir Colet commencer sa comédie Les
Lettres d’amour alors que La Paysanne n’est pas terminée : « quel besoin de re-travailler
maintenant à ta comédie, quand les dernières corrections de La Paysanne ne sont pas finies »284.
La préfixation en « - re » d’un verbe familier accroît encore l’effet injonctif de l’itération. En regard
de vers omis dans la première version de La Paysanne, l’épistolier sollicite la Muse : « à une 2e
édition, refourre-moi-les »285. Le recoupement de ces occurrences atteste d’une souffrance
lancinante. La répétition est vécue comme un fléau stylistique et une nécessité absolue.
Respectivement à la longueur considérable de La Servante, Flaubert prend parti contre Colet : « Il
faut re-penser cela d’un bout à l’autre »286. Le 25 mars 1854, l’écrivain rapporte à la Muse un
problème similaire concernant L’homme futur de Bouilhet : « Ce brave B(ouilhet) vient de passer
quinze tristes jours à re-corriger »287. Par la préfixation en « - re », il confère à son rapport à la
littérature un mouvement alternatif diastole / systole.
En novembre 1871, l’épistolier confie à Sand avoir été « re-ému » par la lecture d’un passage de sa
Nanon288. Mais cette préfixation n’est pas pour autant le strict apanage d’un retour métaphorique sur
l’écrit. « Re - » matérialise le retour. Touché dans sa fierté par l’envoi inopiné d’une somme d’argent
de la part de Colet, Flaubert lui propose de la lui renvoyer : « Les re-veux-tu (les 200 francs)
? »289 . En avril 1853, il traduit ses difficultés par l’itératif : « Le commencement de la semaine a été
mauvais. Mais maintenant ça re-va »290. Le 13 janvier 1854, il réitère cet emploi pour renseigner son
amie sur sa modeste fortune : « il me faudra re-vivre comme maintenant »291. Par cette répétition
281
(1 - C., 26 juin 1852, Corr. II, p. 117)
(1 - C., 28 novembre 1852, Corr. II, p. 182)
283
(Ibid., p. 196)
284
(1 - C., 23 janvier 1853, Corr. II, p. 241)
285
(1 - C., 22 avril 1853, Corr. II, p. 314)
286
(1 - C., 9-10 janvier 1854, Corr. II, p. 503)
287
(1 - C., 25 mars 1854, Corr. II, p. 541)
288
(1 - S., 26 novembre 1871, Corr. IV, p. 614)
289
(1 - C., 4 septembre 1852, Corr. II, p. 148)
290
(1 - C., 22 avril 1853, Corr. II, p. 314)
291
(1 - C., 13 janvier 1854, Corr. II, p. 505)
282
134
obsédante, il stigmatise aussi les illusions des gens «avancés ». Il fait remarquer à Sand combien
« Si la République revenait, ils rebéniraient les arbres de la liberté »292. Lors de la parution dans Le
Gaulois d’un article de Francisque Sarcey, il rapporte à son amie la cabale dont il est victime :
« Sarcey a re-publié un second article contre moi »293. Avec Sand, le préfixe « re - » lui permet en
outre de reprendre le fil d’un discours, après un aparté sur les prussiens - « re-causons ! »294, un
bilan de santé - « je re-suis à flot »295, « je suis re-empoigné par la grippe »296.
En marge de « re - », Flaubert conforte son expressivité épistolaire en employant « dé - ».
Dans les lettres à Colet, ce préfixe porte en lui toutes les nuances de la privation. Le 22 novembre
1852, l’écrivain apporte à sa maîtresse un témoignage sur ses sympathies et ses antipathies littéraires
: « En fait de lectures, je ne dé-lis pas Rabelais »297. Le 9 mars 1853, il ironise sur l’intérêt porté par
la Muse à la relation d’Edma Roger de Genettes et de Bouilhet : « Pour te désagacer, sache que la
Sylph(ide) et B(ouilhet) ne s’écrivent plus »298. Le 29 janvier 1854, il établit un rapport entre
costume et religion : «L’Orient se démusulmanise par la redingote »299. Le 26 mai 1874, dans une
lettre à Sand, « Dé - » lui permet encore d’envisager partir en voyage se « dépaffer » et se
« dénévropathiser »300.
Itérative ou privative, l’adjonction préfixale des verbes éclaire dans les lettres à l’amante et à
l’amie les deux dominantes de la personnalité de l’écrivain : la souffrance de la répétition, et le
renversement systématique des croyances et des faits établis. Si Flaubert délaisse la suffixation
verbale, c’est sans doute qu’il ne la juge pas à même d’exprimer ses idées. A ses choix affixaux, il
associe dans la Correspondance les effets de sens de mots composés par juxtaposition.
V
« Que les mots soient réunis par des traits d’union ou collés ensemble (juxtaposition
graphique), le résultat est le même. Il s’agit d’amalgamer un syntagme ou des lexèmes, en somme de
forger un mot nouveau, dont le sens est fait de ceux de plusieurs segments »301 constate B. Dupriez.
292
(1 - S., 2 février 1869, Corr. II, p. 16)
(1 - S., 7 décembre 1869, Corr. IV, p. 136)
294
(1 - S., 12 octobre 1871, Corr. IV, p. 393)
295
(1 - S., 15 février 1872, Corr. IV, p. 482)
296
(1 - S., 3 février 1873, Corr. IV, p. 641)
297
(1 - C., 22 novembre 1852, Corr. II, p. 179)
298
(1 - C., 9 mars 1853, Corr. II, p. 261)
299
( 1 - C., 29 janvier 1854, Corr. II, p. 519)
300
(1 - S., 26 mai 1874, Corr. IV, p. 799)
301
(289 - DUPRIEZ, B., Gradus - Les procédés littéraires, op. cit., p. 272)
293
135
La création d’un idiome épistolaire original et représentatif d’un sentiment ou d’une pensée passe par
l’emploi spécifique de mots composés par juxtaposition, et plus précisément de substantifs.
Singularité oblige, l’épistolier privilégie les compositions lexicales juxtaposées. Contempteur
« des romans-arsouille comme Les Mystères de Paris »302, Flaubert critique favorablement La
Paysanne. Il formule à Colet un compliment par un mot composé de deux substantifs : « Il y a
dedans d’excellents vers-images »303. Ce procédé de composition est répandu. Le 26 avril 1853,
Flaubert a recours à un terme de caractère générique pour féliciter la poétesse : « Voilà de la poésiepeuple comme ce bourgeois (Béranger) n’en a guère fait »304. Ces mots composés par juxtaposition
matérialisent des associations de pensée. Leur présence en co-texte avec des mots affixés ou des
déformations lexicales fait de l’épistolaire un formidable laboratoire de la langue flaubertienne.
V
« Goudronné » contre « l’Hâmour» et la vie305, Flaubert disloque les mots pour se venger de
la bêtise et de la souffrance. Le 31 décembre 1851, il déclare à sa maîtresse : « Je suis un rustre de
me plaindre devant vous. Mais est-ce que je me plains ? Enfin c’est fini, n, i; n’en parlons plus »306. Il
opère une subtile variation sur l’homophonie de la syllabe finale d’un verbe (« fini ») et d’une
conjonction de coordination de sens négatif (« ni ») - laquelle est morphologiquement clivée et reçoit
une négation corrélative pour appoint sémantique. Dans la Correspondance, la problématique des
déformations lexicales interroge l’emploi des noms, des adjectifs et des verbes.
En dehors de l’Art, Flaubert ne respecte rien ni personne. Homme de « phrénésies »307., la
raillerie est la première de ses armes. Les mots se métamorphosent au gré de son ironie. Ses
déformations nominales par altération orthographique se distinguent de celles par suppression d’un
élément lexical, mais aussi des archaïsmes.
L’adjonction d’un élément orthographique à un substantif est prisée. Elle ridiculise
sémantiquement le mot, et inscrit l’énoncé dans la sphère de l’auto-dérision. Les 1er - 2 octobre
1852, l’écrivain se prononce sur les hypocrites sentimentalités d’Edma Roger des Genettes avec
Bouilhet. Il déclare à Colet : « Oh ! la Pohésie, quelle pente ! Quelle planche savonnée pour
302
(1 - C., 15-16 mai 1852, Corr. II, p. 92)
(1 - C., 29 décembre 1852, Corr. II, p. 221)
304
(1 - C., 26 avril 1853, Corr. II, p. 316)
305
(1 - C., 12 avril 1854, Corr. II, p. 548)
306
(1 - C., 31 décembre 1851, Corr. II, p. 24)
307
(1 - C., 2 janvier 1854, Corr. II, p. 497)
303
308
l’adultère ! »
.
136
Cette originalité orthographique a parfois une visée plus égocentrée. Flaubert
l’emploie pour stigmatiser ses traits de caractère les plus problématiques. En jouant à des fins
emphatiques sur une mise entre guillemets et l’attribution d’une capitale d’imprimerie à l’initiale d’un
substantif, il annonce à Sand : « Ce qu’il y a de plus malade en moi c’est « l’Humeur » »309. Autrui
n’échappe pas à ce persiflage orthographique. L’écart orthographique par rapport à l’usage permet
de conforter sémantiquement l’écart de l’objet ou de la personne critiquée par rapport à une norme
personnelle. Le 14 mars 1853, Flaubert fait allusion à la poétesse anglaise Emily Julia Solmer Black.
Il relate à sa maîtresse l’enthousiasme que lui cause « sa tunique de pourpre, et ses allures
hexcentriques »310. En regard de ces trois occurrences comme de ces « dysorthographies »
volontaires, la consonne « H » se révèle être la plus employée par Flaubert pour traduire sa
grandiloquence.
Mais les déformations lexicales par variations orthographiques ne se limitent pas à ce procédé. La
fragmentation syllabique - parfois adjointe à une accentuation fantaisiste - célèbre les pouvoirs du
détachement lexical dans la Correspondance. Le 6 juillet 1852, l’épistolier se souvient pour Colet
de certaines « phrases po-ë-tiques »311. Il se plaît également à modifier une forme lexicale en altérant
un de ses éléments constitutifs - ce qui est un moyen de la dériver et de la faire changer de classe
grammaticale. En mai 1853, consterné par l’insondable inanité de son environnement, il substitue au
terme de « vacuité » celui de « viduité » pour rendre compte à sa maîtresse du caractère creux de
ses contemporains. Ce terme est développé par l’image d’un tambour fait avec de la peau d’âne : «
leur sonorité vient de leur viduité »312. Sémantiquement, le substantif « viduité » est un néologisme
propre à l’écrivain remarque Le Robert : « Par attraction de vide et confusion avec vacuité, viduité
s’emploie pour « état de ce qui est vide » (attesté 1853, Flaubert) »313.
En marge de ces déformations substantivales; l’écriture épistolaire de Flaubert s’avère
prolixe en déformations de noms propres. « Comment donc le sieur Houssaye (qui s’appelle de son
nom Housset, mais je trouve l’Y sublime) est-il son ami ? »314 ironise l’écrivain pour la Muse. Cette
variation orthographique des noms propres est fréquente. Comme le signale J. Bruneau315 au sujet
308
(1 - C., 1er-2 octobre 1852, Corr. II, p. 166)
(1 - S., 10 mai 1875, Corr. IV, p. 925)
310
(1 - C., 14 mars 1853, Corr. II, p. 274)
311
(1 - C., 6 juillet 1852, Corr. II, p. 128)
312
(1 - C., 21 mai 1853, Corr. II, p. 329)
313
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 2, p. 2251)
314
(1 - C., 22 novembre 1852, Corr. II, p. 180)
315
(1 - Notes et variantes, Corr. II, p. 1117)
309
137
d’une relation de Colet portant le nom d’Azevedo, Flaubert orthographie toujours ce nom
« Azvedo » ou « Asvedo ».
Vecteurs de dépaysement langagier, les déformations lexicales par archaïsme occupent elles
aussi une place non négligeable. Le 3 mars 1853, Flaubert réprouve la misère de la société actuelle
et ses « menus suffraiges comme dirait Rabelays »316. Par ces archaïsmes, il rend compte de son
attachement à une langue française non dévoyée par la modernité. Le 20 avril 1853, il adresse à la
Muse cette réflexion au sujet de Lamartine : « Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il n’a pas purifié le
langage françoys »317. La déformation lexicale par variation orthographique, suppression
morphématique ou recours à un archaïsme marque la différence de l’auteur jusque dans le plus infime
choix stylistique. Cette marginalité s’exprime également au niveau du rapport de l’épistolier aux
adjectifs.
Dans les lettres à Colet, les adjectifs subissent l’emprise du comique lexical, portent la
marque d’une politique de l’écart par rapport à la norme, et témoignent de la toute-puissance
expressive du « H » emphatique. La récurrence du terme « pohétique » est significative à cet égard.
Sarcastique, l’écrivain exprime à travers elle la caractéristique lyrique d’une écriture, la sienne ou
celle d’autrui. Du 29 décembre 1852318 au 28 décembre 1853319, il reproche à la Muse d’avoir une
écriture « trop pohétique ». Mais ce fait « pohétique » interroge aussi son oeuvre. Au coeur même de
la rédaction de Madame Bovary, il fait part à sa maîtresse de l’avancée de son travail : « j’ai écrit
aux deux tiers une phrase pohétique »320. Le 2 juin 1853, son exaspération a grandi. Flaubert étouffe
dans les limites bourgeoises et mesquines de son sujet. « Ah ! quand donc pourrai-je écrire en toute
liberté un sujet Pohétique ? Car le style à moi, qui m’est naturel, c’est le style dithyrambique et enflé
: Je suis un des gueulards au désert de la vie »321 écrit-il à Colet. L’écriture de certains passages
de Madame Bovary est extrêmement éprouvante. Flaubert éprouve le besoin de se «retremper
dans de bonnes phrases pohétiques »322. S’entretenant avec Colet de l’écriture de la lune de miel de
ses amants, il conforte l’emploi emphatique de l’adjectif «pohétiques » par la juxtaposition d’un
intensif de très haut degré : « J’écris présentement des choses fort amoureuses et extrapohétiques »323. Mais d’autres formes « non pohêtiques »324 sont également présentes dans cette
316
(1 - C., 5 mars 1853, Corr. II, p. 256)
(1 - C., 20 avril 1853, Corr. II, p. 311)
318
(1 - C., 29 décembre 1852, Corr. II, p. 222)
319
(1 - C., 28 décembre 1853, Corr. II, p. 494)
320
(1 - C., 26 mai 1853, Corr. IV, p. 332)
321
(1 - C., 2 juin 1853, Corr. II, p. 345)
322
(1 - C., 11 juin 1853, Corr. II, p. 351)
323
(1 - C., 18 janvier 1854, Corr. II, p. 512)
317
138
correspondance. Elles véhiculent le caractère outrancier et caricatural de l’idiome flaubertien. « La
mine de Badinguet, indigné de la pièce, ou plutôt de l’accueil fait à la pièce ! Hénaurme ! »325
s’exclame l’écrivain. La déformation lexicale de l’adjectif « énorme » en « hénaurme » est partie
prenante de son pantagruélisme. « Pétrus Borel (...) est Hénaurme »326 estime-t-il. Parfois, la
création d’un adjectif ou plutôt d’une locution adjectivale passe par la réunion d’une préposition et
d’un adjectif par le biais de l’élision. Le 26 mai 1853, l’épistolier confie à la Muse : « A force
quelquefois de regarder un caillou, un animal, un tableau, je me suis senti y entrer. Les
communications entr’humaines ne sont pas plus intenses »327.
La déformation des adjectifs, du « pohêtique » à l’« hénaurme », témoigne d’un goût pour
l’amplification, la démesure lexicale et l’enflure stylistique. Cette exagération est le rempart d’un
homme dont l’exercice de la solitude a gommé toutes les nuances d’expression inhérente à la
sociabilité. Ce qui se manifeste également dans son travail sur les verbes.
Le lexique verbal de l’écrivain est des plus diversifiés dans les lettres à la Muse. Il est l’objet
de nombreuses déformations lexicales. Le 7 juillet 1853, Flaubert demande à la poétesse de cesser
de lui « cadotter des billets de Mme Didier »328. Le 23 mars 1854, il renouvelle cet emploi en faisant
à Colet une remarque sur le contenu d’une lettre de Hugo : « Il me cadotte de deux discours
politiques fort piètres de fond et de forme »329. « Cadotter » est une variante graphique du verbe
« cadeauter » qui est d’apparition tardive (1844) selon Le Robert. « Cadotter » signifie «gratifier
quelqu’un de quelque chose ». Il demeure d’un usage familier et rare en dehors de l’Afrique où il est
usuel330. C’est en ce sens que l’écrivain emploie à nouveau « Cadotter » le 21 août 1853. « Envoiemoi l’adresse exacte de ce bon Babinet, pour que je le cadotte de son caneton dès que je serai
rentré »331 demande-t-il à Colet.
L’archaïsme permet de conférer à l’énoncé une tonalité drolatique et populaire. « Je me suis gaudy
profondément aux récits de Mme Biard »332 confie-t-il à Colet le 21 mai 1853 sur le mode de la
plaisanterie. Parfois, la déformation verbale consiste à adjoindre un affixe à la base verbale. Le 10
mai 1875, il s’agit d’un préfixe itératif élidé grâce auquel l’écrivain nostalgique divulgue à Sand sa
324
(1 - C., 13 juin 1852, Corr. II, p. 105)
(1 - C., 28 septembre 1853, Corr. II, p. 492)
326
(1 - C., 2 janvier 1854, Corr. II, p. 497)
327
(1 - C., 26 mai 1853, Corr. II, p. 335)
328
(1 - C., 7 juillet 1853, Corr. II, p. 375)
329
(1 - C., 23 mars 1854, Corr. II, p. 539)
330
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 1, p. 319)
331
(1 - C., 21 août 1853, Corr. II, p. 408)
332
(1 - C., 21 mai 1853, Corr. II, p. 329)
325
139
prédilection pour l’exécution rapide d’une composition : « Que faire pour la r’avoir ? (l’alacrité) »333
s’interroge-t-il. Le 27 juin 1852, c’est le suffixe verbal qui se prête à des transformations. Dans une
lettre à Colet, l’épistolier envisage le génie à l’image d’une « vieille guenille » qui « s’effiloque de
pourriture »334.
Affixation et dysorthographie - entendue au sens de graphie fantaisiste d’un mot - structurent
ces déformations verbales. Elles concrétisent une volonté de refonte du langage tant au niveau de la
prose épistolaire que de l’écriture romanesque. Dérivation impropre, adjonction affixale, composition
par juxtaposition et déformation, dénotent du riche rapport au langage entretenu par l’écrivain dans
ses relations féminines. En complémentarité avec d’autres supports lexicaux, ces procédés se prêtent
à la Captatio Benevolentiae et à la séduction de la correspondante.
3.3 - La personnalisation du mot
Il y a des scènes de bordel où ces dames et ces
messieurs parlent un langage peu académique; c’est
agréablement bourré de plaisanteries obscènes. (1 - C., 26
octobre 1852, Corr. II, p. 173)
Le vocabulaire de Flaubert est le résultat d’un tri stylistique. Il répond à des finalités
expressives. Afin de marquer sa différence et d’afficher sa singularité, l’épistolier privilégie les
normandismes et les termes rares.
Les 4-5 août 1846, plutôt que de rendre compte de sa difficulté à aimer en usant de termes
convenus, il emploie pour Colet un normandisme chargé d’images : « Oh, n’aie pas peur, pour avoir
du caille au coeur il n’en est pas moins bon »335. Métaphoriquement, « Caille » fait référence à des
« caillots de lait et notamment ceux qu’on trouve dans le beurre mal fait »336. Le 26 septembre
1853, il fait appel au normandisme « piétée » pour rendre compte à sa maîtresse de sa vie rêvée : «
Ce serait beau, une vie piétée et fort aérée, dans une grande demeure pleine de marbres et de
tableaux, avec des paons sur des pelouses, des cygnes dans des bassins, une serre chaude et un
suprême cuisinier »337. Le Dictionnaire du patois normand précise quant au sens de ce mot :
333
(1 - S., 10 mai 1875, Corr. IV, p. 925)
(1 - C., 27 juin 1852, Corr. II, p. 119)
335
(1 - C., 4-5 août 1846, Corr. I, p. 279)
336
(292 - ROBIN, LE PREVOST, PASSY, DEBLOSSEVILLE , MM., Dictionnaire du patois normand en usage dans le
département de l’Eure. Evreux : Charles HERISSEY, 1879. - 457 pp. + supplément de 24 p. - p. 86)
337
(1 - C., 26 septembre 1853, Corr. II, p. 439)
334
140
2° ... On dit que l’herbe est piétée, littéralement qu’elle a du pied, quand elle est touffue,
abondante à la surface de la terre, par opposition à celle qui n’a que des vaulettes (tiges
élancées et dont le pied n’est pas bien garni) 338.
L’année suivante, le 19 mars 1854, dans une lettre à la Muse, Flaubert fait appel à « piété » - dont
l’usage est faiblement répandu - afin d’exprimer la faculté de résistance d’Auguste Hamard : « brave
homme, établi, piété, considéré »339. Le 28 octobre 1853, envisageant de s’installer à Paris tout en
conservant son cabinet de Croisset, il écrit à la poétesse : « Mais rassure-toi. Je serai piété là-bas, et
bien »340. Dans les lettres à Sand, la présence de la forme verbale « se piéter » témoigne de
l’importance de ce verbe dans le lexique. Le 31 mai 1873, Flaubert déclare à Sand :
« CRUCHARD, ami de Chalumeau (notez ce nom-là). C’est (une) histoire gigantesque, mais qui
demande qu’on se piète pour la raconter convenablement »341.
Les normandismes apparaissent çà et là dans la Correspondance. Ils traduisent
l’attachement de l’épistolier à sa région. En 1853, revenant d’une visite chez le dentiste, Flaubert
analyse pour Colet « l’émotion caponne » qu’il a au fond de lui342. L’adjectif employé est peu
courant, et par conséquent d’un effet singulier. Selon Le Robert, « capon » est « à considérer
comme la forme provençale ou normanno - picarde correspondant à chapon »343. « Capon »
signifie la tromperie et la poltronnerie.
Dans les lettres à Sand, l’écrivain ne fait pas l’économie des normandismes. En 1874, il à des soucis
financiers, et la représentation du Candidat est un échec. Le 12 mars, il s’exclame à l’attention de
son amie : « Bernique ! »344. Le Robert envisage « bernique » comme « une forme normanno-picarde
dérivée de bren, bran « partie grossière du son » (1203-1215) » et précise que « cette interjection
familière exprimant le désappointement, courante au XVIIIe et au XIXe s., est
devenue
archaïque »345. Et Le petit Roger de préciser que « bernique » signifie : « Avoir été déçu, une chose
sur laquelle on comptait et que l’on n’a pas eue, qui vous a passé sous le nez. En même temps
qu’elle prononce le mot, la personne se passe souvent l’index sous le nez. Parasite du mouton »346.
Afin de représenter sa bêtise, Flaubert déforme souvent le substantif « bête » à la mode normande. Il
338
(292 - ROBIN, LE PREVOST, PASSY, DEBLOSSEVILLE , MM., Dictionnaire du patois normand en usage dans le
département de l’Eure, op. cit., p. 307)
339
(1 - C., 19 mars 1854, Corr. II, p. 537)
340
(1 - C., 28 octobre 1853, Corr. II, p. 459)
341
(1 - S., 31 mai 1873, Corr. IV, p. 670)
342
(1 - C., 30 avril 1853, Corr. II, p. 321)
343
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 1, p. 344)
344
(1 - S., 12 mars 1874, Corr. IV, p. 782)
345
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 1, p. 210)
347
le transforme plus précisément en « bedolle » le 31 mai 1873 - « Votre vieille bedolle »
-
141
et le 26
mai 1874 - « CRUCHARD* * Plus Cruchard que jamais. Je me sens bedolle. »348. « Bedolle »
peut être envisagé comme une dérivation de « bedelle », désignant une génisse349, ou de « Bedot »
faisant référence au dernier d’une couvée et par conséquent au plus gauche 350. Ou bien s’agit-il d’un
dérivé personnel de la forme archaïque « bedel » ayant donnée par évolution phonétique le substantif
« bedeau » en français moderne. Auquel cas « Bedolle » s’appliquerait tout particulièrement à
Flaubert - évoluant dans l’écriture comme dans une église, tel un croyant en quête d’absolu. Quand il
s’agit d’exprimer un désaveu verbal, l’épistolier emploie le verbe « bavacher ». Proche parent de
« bavasser », ce verbe signifie familièrement «bavarder ». Et peut-être Céline en a-t-il dérivé son
« bavocher » ? Le 26 juillet 1852, Flaubert juge Emaux et camées de Gautier : « Ah ! ils sont vieux
tous ces grands hommes, ils sont vieux, ils bavachent sur leur linge »351. Le premier septembre, à
l’égard d’une pièce de Bouilhet considérée faible, il se perd en recommandations en écrivant à Colet,
partie prenante dans une éventuelle publication de cet écrit. Le verbe «bavacher » explique sa
réserve : « La fin des Fantômes bavache »352. R. Dubos définit ce verbe comme le fait de « Parler
inconsidérément à tort et à travers, sans suite ordonnée et sans réfléchir à la portée des paroles »353.
Le 20 avril 1853, l’épistolier ne décolère pas vis-à-vis des critiques formulées par Pelletan à l’égard
de ses corrections de La Paysanne. Par le substantif dérivé « Bavachure », il désigne la triste lignée
dans laquelle s’inscrit à ses yeux ce critique : « Voilà bien mes couillons de l’école de Lamartine !
Tas de canailles sans vergogne ni entrailles. Leur poésie est une bavachure d’eau sucrée »354.
Les normandismes contribuent à la personnalisation du lexique de Flaubert. Ces emplois
trouvent des échos significatifs dans des termes rares rendant compte de l’originalité d’une
personnalité et de la singularité d’un rapport au langage.
V
346
(287 - DUBOS, R., Dictionnaire du patois normand - Le petit Roger. Condé-sur-Noireau : Charles Corlet éditions, 1994. - 215
pp. - p. 27)
347
(1 - S., 31 mai 1873, Corr. IV, p. 670)
348
(1 - S., 26 mai 1874, Corr. IV, p. 800)
349
(292 - ROBIN, LE PREVOST, PASSY, DEBLOSSEVILLE , MM., Dictionnaire du patois normand en usage dans le
département de l’Eure, op. cit., p. 53)
350
(290 - EDELESTAND, DUMERIL, MM., Dictionnaire du patois normand. Caen : B. Mancel, 1849. - 222 pp. - p. 33)
351
(1 - C., 26 juillet 1852, Corr. II, p. 140)
352
(1 - C., 1er septembre 1852, Corr. II, p. 146)
353
(290 - EDELESTAND, DUMERIL, MM., Dictionnaire du patois normand, op. cit., p. 27)
354
(1 - C., 20 avril 1853, Corr. II, p. 309)
142
Adverbe, adjectif ou verbe, l’épistolier s’écarte du lexique traditionnel pour dynamiser
l’expressivité de ses lettres. Il emploie fréquemment les adverbes en « - ment »355. Le 31 mars 1853,
soucieux d’employer un adverbe de manière signifiant la similitude, il exprime par « mêmement » sa
distance intellectuelle quant à certaines doctrines : « Ainsi Voltaire, le magnétisme, Napoléon, la
révolution, le catholicisme, etc.; qu’on en dise du bien ou du mal, j’en suis mêmement irrité »356. Il
réitère cet emploi afin d’évoquer la Censure à Sand : « L’édition française sera, mêmement,
interdite. C’est pour moi une perte d’argent assez grave. Il s’en est fallu de très peu que la Censure
française n’empêchât ma pièce »357. Le 25 juin 1853, plus ludique, l’écrivain rapporte à la Muse le
talent de l’esprit français pour faire « pittoresquement » l’exposition en poésie358. Le 4 décembre
1872, dans une lettre à Sand, il désavoue « l’âme dégoûtamment plébéienne »359 de Chatrian et
Erckmann, auteurs de L’illustre Docteur Mathéus.
Ces emplois marginaux en « - ment » témoignent de la prédilection de Flaubert pour la prédication
critique et les jugements marqués. L’emploi de l’adverbe de manière apporte un appoint formel et
sémantique décisif aux autres éléments lexicaux, à commencer par l’adjectif.
Le 17 mai 1853, en regard du Jocelyn de Lamartine, l’esthète confie sans aucune réserve à Colet :
« C’est une détestable poésie, inane, sans souffle intérieur »360. De la plus grande rareté, l’adjectif
« inane » dénote ce qui est sans force. Le 21 mai 1870, l’emploi péjoratif de l’adjectif « officiels »
fait écho pour Sand à des affections abolies :
Je ne demanderais pas mieux que de me rejeter sur une affection nouvelle. Mais comment ?
Presque tous mes vieux amis sont mariés, officiels, pensent à leur petit commerce tout le
long de l’année, à la chasse pendant les vacances, et au whist après leur dîner. Je n’en
connais pas un seul qui soit capable de passer avec moi un après-midi à lire un poète361.
Parce qu’il se situe et situe son travail hors de la contingence, Flaubert affectionne les termes
comiques ou singuliers. En regard de la valeur de sa production littéraire, il fait remarquer que son
service est « impayable »362. « Impayable » est employé au sens figuré d’« inestimable », en vogue au
dix-septième siècle. En mars 1853, Flaubert corrige L’Acropole d’Athènes. Arrêté un instant dans
355
(Comme le remarquent A. Sancier-Chateau et D. Denis, « La catégorie très nombreuse en français moderne des adverbes en ment provient de la soudure de l‘ablatif latin mente (mens = esprit, attitude, manière) à un adjectif antéposé, accordé à ce
substantif. (...) - Ment a fonctionné par la suite comme suffixe marquant la manière de faire ou d’être... » (285 - DENIS, D.,
SANCIER-CHATEAU, A., Grammaire du Français. Paris : Librairie Générale Française, 1994. - 545 p. - p. 21)
356
(1 - C., 31 mars 1853, Corr. II, p. 295)
357
(1 - S., 28 février 1873, Corr. IV, p. 773)
358
(1 - C., 25 juin 1853, Corr. II, p. 362)
359
(1 - S., 4 décembre 1872, Corr. IV, p. 620)
360
(1 - C., 17 mai 1853, Corr. II, p. 327)
361
(1 - S., 21 mai 1870, Corr. IV, p. 190)
362
(1 - S., 4 décembre 1872, Corr. IV, p. 619)
363
sa lecture, il relève dans le terme de « sardonix » un « mot pédantesque »
.
143
L’adjectif
« pédantesque » est littéraire, a fortiori peu répandu. L’originalité du lexique semble donc totale en
regard de ces occurrences.
Flaubert n’est pas moins excentrique dans ses emplois verbaux. « Ethériser » consiste selon
Le Robert à « faire inhaler des vapeurs d’éther »364. Rare, ce verbe est employé au figuré par
Nerval précise A. Rey. Le 16 janvier 1852, il apparaît dans une lettre à Colet : « Je le vois, à mesure
qu’il grandit (l’avenir de l’Art), s’éthérisant tant qu’il peut, depuis les pylônes égyptiens jusqu’aux
lancettes gothiques... »365. Elégant, ce verbe sied particulièrement bien à la peinture subtile de la
vision de l’écrivain. Flaubert est un épistolier à la pointe de la novation verbale. Le verbe
« granitiser » - signifiant « transformer en granit » - apparaît selon Le Robert en 1852366. Or, cette
même année, l’adjectif verbal « granitisés » apparaît précisément dans la correspondance à la Muse :
« La mélancolie elle-même n’est qu’un souvenir qui s’ignore. Nous nous retrouverons dans un an,
mûris et granitisés »367. Une prédilection pour les images fortes incite sans doute Flaubert à
employer cette forme quasi inédite.
L’économie adverbiale, adjectivale, verbale de la Correspondance génère des formes peu
usuelles soulignant une fois de plus la culture de l’exception animant l’écrivain - sa distance
fondamentale par rapport au commun. L’écart linguistique traduit une séparation avec le monde. Par
les normandismes comme par les termes rares, Flaubert place l’affirmation de son individualité
créatrice sur le devant de la scène lexicale.
3.4 - L’évolution de l’expressivité épistolaire
La demande qu’elle (Edma Roger des Genettes) a faite
d’écrire à Bouilhet équivaut, selon moi, au geste d’ouvrir
les cuisses. (1 - C., 19 septembre 1852, Corr. II, p.158)
La langue et le style de Flaubert fluctuent au fil de sa vie et de son oeuvre. Cette évolution est
marquée par une dilection accentuée pour les mots familiers et une fréquence d’emploi grandissante
363
(1 - C., 11 mars 1853, Corr. II, p. 262)
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 1, p. 738)
365
(1 - C., 16 janvier 1852, Corr. I, p. 31.)
366
(291 - REY, A., sous la direction de, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. 1, p. 910)
367
(1 - C., 13 septembre 1852, Corr. II, p. 157)
364
144
des constructions paratactiques, le recours à des jeux orthographiques et une pratique limitée de la
ponctuation.
V
L’écrivain est un véritable chef d’orchestre des niveaux de langue. Verbes et noms sont les
principaux acteurs de ses variations épistolaires. Ses familiarités lexicales culminent dans les lettres à
Sand - femme idéale à laquelle il peut se livrer sans détours. Le verbe « gueuler » est un de ses
principaux leitmotive. Le 20 décembre 1869, il assure à son amie : « Je partirai pour Nohant jeudi
par le train de 9 heures du matin. - Et j’apporterai la Féerie. - Afin de la gueuler sur vos
planches »368. Cathartique, l’écrivain multiplie les références à des verbes de parole. Il aime
« dégoiser » avec son « vieux troubadour ». « Le difficile, c’est de savoir quoi ne pas dire. Je me
soulagerai un peu, en dégoisant deux ou trois opinions dogmatiques sur l’art d’écrire »369 lui écrit-il le
21 mai 1870 avant de poursuivre le 21 janvier 1872 : « mais j’ai tant de choses à vous dégoiser que
je ne m’y reconnais plus »370.
A l’échelle des substantifs, les familiarités de Flaubert sont également nombreuses dans cette
correspondance. Et c’est encore la désignation populaire de la parole qui prime. A l’image du
« bavachement »371 politique dénoncé le 3 juillet 1874. Ce type de désignations péjoratives rythme
l’écriture de Flaubert. Le 14 juillet 1874, l’écrivain a une réaction épidermique quant à l’idée d’être
mis en situation d’infériorité littéraire : « Cependant, il m’est impossible d’être assez modeste pour
croire que ce brave Polaque soit plus fort que moi en prose française ! »372. En 1875, en rien plus
indulgent, il précise le 10 mai son aversion des tempéraments plaintifs : « Rien n’est sot comme les
geignards »373. Mais ses familiarités lexicales l’interrogent plus directement. Par l’usage du
pseudonyme « Cruchard » et de cooccurrences délicates, il exprime sa grande complicité avec Sand.
Le 14 juillet 1874, il médite sur les femmes d’outre-Rhin : « Votre Cruchard est sensitif comme un
écorché. (...) Ainsi, la laideur des Allemandes qui m’entourent me bouche le vue du Rigi !!! Nom
d’un nom ! quelles gueules ! »374.
Si les verbes et les noms familiers ponctuent davantage les lettres à Sand, cela est lié à la
fantaisie de la correspondante, une fantaisie absente chez Colet - la passion est ennemie de la
368
(1 - S., 20 décembre 1869, Corr. IV, p. 145)
(1 - S., 21 mai 1870, Corr. IV, p. 190)
370
(1 - S., 21 janvier 1872, Corr. IV, p. 463)
371
(Ibid.)
372
(1 - S., 14 juillet 1874, Corr. IV, p. 837)
373
(1 - S., 10 mai 1875, Corr. IV, p. 925)
369
145
plaisanterie - et Leroyer de Chantepie : l’angoisse de confession ne prédispose pas au rire. Dans sa
relation avec le « Chère Maître », Flaubert trouve la possibilité d’être véritablement lui-même et de
se livrer sans artifice. Ce qui se traduit dans le vocabulaire mais aussi la fréquence d’emploi
grandissante des constructions paratactiques.
V
L’épistolier n’affectionne pas l’hypotaxe. « Les qui, les que enchevêtrés les uns dans les
autres reviennent incessamment dans ces grands écrivains (Montesquieu) là. »375 déplore-t-il. Il aime
découper ses phrases en séquences verbales juxtaposées. Il est, devine, voit, entend, regarde et
ressent sa correspondante sur le mode de la parataxe. Le 24 avril 1852, il donne une image à ses
élans et à ce qu’il pense être la vie de sa maîtresse :
Loin de toi, je suis ta vie, va, je la devine, je la vois. Et j’entends souvent dans mon oreille le
bruit de tes pas sur ton parquet. D’ici je regarde, maintenant, ta tête penchée sur ta petite
table ronde où tu écris (...). Henriette te parle à travers la cloison. Je sens sous mes doigts ta
peau si fine et ta taille abandonnée sur mon bras gauche376.
Les constructions paratactiques participent d’un souci de clarté dans l’expression. La parataxe
désigne des propositions qui sont placées les unes à côté des autres sans marquer le rapport de
dépendance qui les lie. Et comme le précise B. Dupriez : « La mise en parataxe consiste
essentiellement en un effacement des taxèmes - ces segments de discours (préposition, conjonction,
verbe copule, etc.) dont le rôle est d’indiquer le rapport des syntagmes entre eux »377. La distribution
syntagmatique de cette remarque sur un vers de Gautier éclaire cette importance de la parataxe.
Composée d’une série de propositions juxtaposées, elle confère une grande alacrité à la réflexion de
l’écrivain :
Il n’y a pas un bachelier qui ne devrait savoir tout cela ! mais est-ce qu’on lit ? est-ce qu’on
a le temps ? Qu’est-ce que ça leur fait ? On patauge à tort et à travers. On est loué par ses
amis. On perd la tête. - On s’enfonce dans une obésité de l’esprit que l’on prend pour de la
santé ! C’était pourtant un homme né, ce bon Gautier, et fait pour être un artiste exquis378.
Flaubert est un styliste de l’insubordination. Ses énoncés égocentrés à la structure fragmentée
matérialisent des émotions brèves et précises. « Personne n’est plus troublé, tourmenté, agité,
ravagé. Je ne passe pas deux jours ni deux heures de suite dans le même état. Je me ronge de
374
(1 - S., 14 juillet 1874, Corr. IV, p. 837)
(1 - C., 6 juin 1853, Corr. II, p. 350)
376
(1 - C., 24 avril 1852, Corr. II, p. 81)
377
(289 - DUPRIEZ, B., Gradus - Les procédés littéraires, op. cit., p. 328)
378
(1 - C., 24 avril 1852, Corr. II, p. 78)
375
379
projets, de désirs, de chimères, sans compter la grande et incessante chimère de l’Art ! »
146
révèle-t-
il à la Muse. La parataxe transpose dans la lettre ses emportements. Le 22 janvier 1863, l’épistolier
exprime à Leroyer de Chantepie l’intensité et la multiplicité de ses sentiment pour elle. «Vous avez
toute espèce de droits à mon affection, et je n’ai pas l’habitude d’être ingrat. Vous êtes bonne,
excellente même, et je vous aime. Je vous aime pour vos idées, pour vos sentiments et pour vos
douleurs. Nous ne quitterons pas ce monde sans nous être serré la main, soyez-en sûre »380. Mais ce
sont surtout les lettres à Sand qui se révèlent les plus riches de ce procédé, un peu comme si
Flaubert, dans sa « maturité » épistolaire, allait chaque jour davantage à l’essentiel. Les constituants
syntagmatiques cohabitent souvent en toute indépendance dans cette correspondance. Ils servent
une vision par plans successifs d’états matériels et mentaux. Le 12 septembre 1866, Flaubert
représente à son amie sa solitude laborieuse : « Ou êtes-vous maintenant ? Je suis seul, mon feu
brûle, la pluie tombe à flots continuels, je travaille comme un homme, je pense à vous et je vous
embrasse »381. Ses inquiétudes ne semblent pas pouvoir être plus concises. La parataxe est la forme
privilégiée de ses constats. Par une série d’infinitifs verbaux éclairant son rapport antithétique à
l’écriture, il fait observer à son amie combien « Il faut rire et pleurer, aimer, travailler, jouir et souffrir,
enfin vibrer autant que possible dans toute son étendue »382. Dans la micro ou la macrostructure, un
accroissement de la parataxe se manifeste tout particulièrement dans la dernière décennie de la
correspondance des écrivains. Par des lettres courtes, Flaubert répond aux sollicitations de sa
correspondante. Le 24 mars 1867, il lui confirme un rendez-vous :
C’est convenu, chère Maître.
A mercredi
Venez tôt, pour vous en aller très tard.
Mille tendresses de votre383.
Dans ses périodes les plus sombres - et le décès de sa mère en est une - la parataxe devient le signe
d’une lassitude généralisée de la vie. Les faits tragiques s’accumulent dans son esprit plus qu’ils ne se
coordonnent ou se subordonnent les uns aux autres. Endeuillé, il fait le point sur ses perspectives de
vie à Croisset en juxtaposant des syntagmes sémantiquement dysphoriques : « Aurais-je la force de
vivre, absolument tout seul dans la solitude ? J’en doute. Je deviens vieux. Caro ne peut maintenant
379
(1 - C., 4 avril 1854, Corr. II, p. 543)
(1 - L.d.C, 22 janvier 1863, Corr. III, p. 331)
381
(1 - S, 12 septembre 1866, Corr. III, p. 527)
382
(1 - S., 27 novembre 1866, Corr. III, p. 566)
383
(1 - S., 24 mars 1867, Corr. III, p. 620)
380
147
habiter ici. - Elle a déjà deux logis. Et la maison de Croisset est dispendieuse » . Avec sa ruine, la
384
parataxe s’accentue encore. Entre coordination de jugements acerbes et juxtaposition de syntagmes
à valeur prédicative, il s’observe et observe avec acuité. Le 3 octobre 1875, perception des
contemporains et sentiment d’inadéquation avec le monde bourgeois sont au coeur de cette
remarque :
- Je mange à table d’hôte et j’écoute les bourgeois du pays parler chasse et sardines. Ces
messieurs passent régulièrement six heures par jour au café. Je les envie, car ils ont l’air
heureux. Je lis régulièrement Le Siècle et Le Temps ! fortes lectures. Mais tout cela ne fait
pas mon bonheur385.
Entre parataxe pure ou adjointe à des énoncés coordonnés, Flaubert matérialise l’extrême alacrité
de ses pensées et son sens de l’essentiel. Par l’absence grandissante de subordination, il exprime dès
1865 son manque d’intérêt généralisé. Au gré des aléas existentiels et relationnels, cette évolution
croise ses modifications orthographiques.
V
Ecarts par rapport à la norme ou archaïsmes, les variantes orthographiques constituent un
phénomène stylistique d’importance dans la Correspondance.
On souhaiterait pouvoir disposer d’une histoire, et d’une histoire littéraire, de la ponctuation.
(...) Aussi gagnerions-nous à ne pas mesurer les écarts de l’orthographe flaubertienne par
rapport à une norme, mais à considérer son orthographe, au même rang que sa ponctuation,
comme une énergie stylistique...386.
remarque Y. Leclerc. Cette différence orthographique se manifeste en premier lieu à travers une
pratique de la dissociation syllabique. Hostile au sentimentalisme, l’épistolier signifie à Colet sa
pudeur naturelle et sa peur du « po-ë-tique » :
cette pudeur-là qui m’a toujours empêché de faire la cour à une femme. En disant les phrases
po-ë-tiques qui me venaient alors aux lèvres, j’avais peur qu’elle ne se dise : « Quel charlatan
! » et la crainte d’en être un effectivement, m’arrêtait. - Cela me fait songer à Mme Cloquet
qui, pour me montrer comme elle aimait son mari et l’inquiétude qu’elle avait eue durant une
maladie de cinq à six jours qu’il avait faite, relevait son bandeau pour que je visse deux ou
trois cheveux blancs sur sa tempe et me disait : « J’ai passé trois nuits sans dormir ! trois
nuits à le garder. » C’était en effet formidable de dévouement387.
384
(1 - S., 16 avril 1872, Corr. IV, p. 514)
(1 - S., 3 octobre 1875, Corr. IV, p. 971)
386
(73 - LECLERC, Y., « Ponctuation de Flaubert » In : Flaubert, l’Autre - pour Jean Bruneau, textes réunis par F. Lecercle et S.
Messina, Lyon : Presses universitaires de Lyon, 1989. - 186 p. - p.150)
387
(1 - C., 6 juillet 1852, Corr. II, p. 128)
385
148
Cette fragmentation lexicale est une variante emphatique récurrente. Le 29 avril 1870, Flaubert fait
part à Sand de ses tergiversations financières avec Lévy. Il emploie la conjonction de coordination
« ni » en guise d’adverbe de négation et accroît la portée sémantique de cette négation à un seul
élément par une triple répétition du morphème « ni », une utilisation en lettres capitales et une reprise
homophonique : « N-I ni, c’est fini »388. La variante orthographique lui permet de tourner en dérision
quelque chose ou quelqu’un avec force. Le 12 septembre 1853, il se gausse de la bévue d’une
employée des postes concernant le prénom de Colet : « Bonne histoire, Madame la directrice de la
poste t’appelle Loïsa. Il n’y manque qu’un y, et un K au Colet ! Ainsi écrit, « Loysa Kolet », ça ne
manquerait pas de galbe »389.
Originalité morphologique et orthographique éclairent les singularités de Flaubert. Le recours
à des archaïsmes lexicaux dynamise ces boutades. « Et je vous embrasse trétous »390 déclare-t-il à
Sand le 12 mars 1874. La graphie ancienne des mots confére à son énoncé un caractère comique.
Le 26 septembre 1874, il fait part à son « Chère Maître » de ses difficultés rédactionnelles (Bouvard
et Pécuchet) en employant un adjectif et un participe passé anachroniques : « Le début n’a pas été
commode. Il a même été espovantable, et j’ai cuydé en périr de désespoir »391. Le 2 décembre
1874, l’écrivain décrit de semblable façon son mécanisme de défense en se comparant à un
personnage majeur de Molière : « mais comme Thomas Diafoirus, je me roidis contre les difficultés,
et j’avance, à pas de tortue, il est vrai »392. Signe d’humour, un jeu sur la typographie et la
polysémie sémantique anime ces variantes orthographiques. Le 31 mai 1873, l’épistolier émet une
remarque sur Impressions et lectures de Sand. Il se permet ce jeu de mots : « J’en connaissais une
partie, pour l’avoir lue dans Le Temps (un calembour !) »393.
Entre dissociation syllabique ou phonétique d’un mot, écart orthographique par substitution
vocalique ou consonantique, emploi d’archaïsmes, jeu sur la typographie et ambiguïté sémantique, la
lettre à l’amante et à l’amie connaît un processus certain d’intensification
des variantes
orthographiques entre 1846 et 1875.
En jouant sur l’orthographe des substantifs, Flaubert raille des objets de pensée. Le 25
novembre 1853, il intervient sur l’accentuation d’un nom afin d’accroître l’intensité de ses malheurs
388
(1 - S., 29 avril 1870, Corr. IV, p. 183)
(1 - C., 12 septembre 1853, Corr. II, p. 430)
390
(1 - S., 12 mars 1874, Corr. IV, p. 780)
391
(1 - S., 26 septembre 1874, Corr. IV, p. 867)
392
(1 - S., 2 décembre 1874, Corr. IV, p. 893)
393
(1 - S., 31 mai 1873, Corr. IV, p. 668)
389
394
domestiques. « Tâbleau ! »
149
s’exclame-t-il. Ce type d’accentuation fantaisiste côtoie des
adjonctions morphématiques à caractère familier. Le 9 septembre 1868, l’écrivain formule à Sand
ce témoignage d’affection : « Ma mère va très bien et vous dit mille m’amours »395. Cette
transformation orthographique du substantif « amours » en « m’amours » est répandue. Le 3 février
1873, Flaubert clôt une lettre à son amie par cette injonction. Le substantif populaire « petiotes » y
fait écho à celui de « m’amours » : « Mille m’amours aux petiotes »396. En octobre 1871, l’écrivain
est fâché de l’image qu’a donnée de lui Sand dans un article. Il s’estime représenté tel un «joli
HHégoïste »397. Cette double adjonction de consonne à l’initiale est une mise en relief. Y. Leclerc
livre cette interprétation de ce trait stylistique :
On pourrait se demander si la réduplication des consonnes n’a pas quelque chose à voir
avec la fameuse « vision binoculaire » de Flaubert, et s’il ne cède pas quelquefois à un
mimétisme orthographique, doublant la consonne quand la chose est double : narrine avec
deux r parce qu’elles vont par deux398.
Adjonction accentuelle ou morphématique, emphase comique, soulignement affectif et familiarité
marquée, les variantes orthographiques des substantifs de Flaubert confèrent à ses représentations
mentales une certaine excentricité. Et cette alchimie orthographique n’épargne pas les adjectifs.
Dans la Correspondance, les altérations orthographiques des adjectifs peuvent être
séparées en deux catégories, la variante par substitution de morphème (par analogie avec les deux
régimes de la métaphore où la variante orthographique in praesentia se distingue de celle in absentia
en fonction de la présence ou non en contexte de l’adjectif de base) et la variante par adjonction de
morphème.
« chaleur trop Picale »399 ou non, la substitution de morphème opère au sein de l’énoncé
flaubertien un rapprochement entre la forme usuelle de l’adjectif et la forme créée. Le 29 septembre
1866, pour Sand, l’épistolier déforme « chic » en « chiques » : « Opinions chic (ou chiques) »400. Le
31 décembre 1873, il s’agit de la déformation de «serein » en «serin » : « Cruchard est très
occupé, mais serein (ou serin ?) »401. L’écrivain pratique également un autre type de variante
orthographique par substitution de morphème in absentia. Seul l’adjectif forgé - création personnelle
ou empruntée à une forme ancienne - apparaît dans la phrase. Le 27 mars 1875, à partir de l’adjectif
394
(1 - C., 25 novembre 1853, Corr. II, p. 468)
(1 - S., 9 septembre 1868, Corr. III, p. 798)
396
(1 - S., 3 février 1873, Corr. IV, p. 642)
397
(1 - S., 7 octobre 1871, Corr. IV, p. 385)
398
(73 - LECLERC, Y., « Ponctuation de Flaubert » In : Flaubert, l’Autre - pour Jean Bruneau, op. cit., p.150)
399
(1 - S., 10 août 1868, Corr. III, p. 786)
400
(1 - S., 29 septembre 1866, Corr. III, p. 537)
395
150
« raide », il substitue le morphème attendu /ai/ par le morphème adjectival phonétiquement archaïque
/oi/ : « Que vous dire de moi ? Je ne suis pas roide. »402. Cette variante est une dominante stylistique
des lettres à Sand. Elle est fréquemment associée à une mise en relief typographique, « Votre vieux
toujours Hindigné »403 en guise de signature ou « toujours Hindigné comme saint Polycarpe »404.
Cette adjonction intervient parfois à deux, voire trois reprises à l’initiale d’un même adjectif. La
transformation de « indigné » en « HHHindigné » jalonne la correspondance de celui qui se déclare
« toujours agité, toujours HHHindigné comme saint Polycarpe »405.
L’adjonction d’un morphème intervient aussi à l’intérieur de l’adjectif. Ecrivant à Sand à la fin du
mois de décembre 1875, l’épistolier insère le morphème « - ra - » dans un adjectif afin d’accroître
sa portée dysphorique. Il achève de la sorte son courrier :
Votre
CRUCHARD
de plus en plus rébarbaratif406.
Variante orthographique par substitution ou adjonction de morphème, Flaubert fait preuve d’une
remarquable intelligence stylistique dans la structuration lexicale de ses lettres à l’amante et à l’amie.
Grâce à ces procédés, il confère à son écriture une vitalité qui est renforcée par son travail sur la
ponctuation.
V
La ponctuation est un choix stylistique dans la Correspondance. Elle est à l’écriture de
Flaubert ce que le tempo est à la musique : un point de départ et un aboutissement. Ce par quoi le
rythme advient. Y. Leclerc remarque combien :
Tout se passe comme si la ponctuation flaubertienne obéissait à deux impératifs
complémentaires : lier ce qui est séparé en sous-ponctuant aux deux bouts; délier ce qui est
joint par surponctuation interne. Il arrive à Flaubert de mettre une virgule entre deux éléments
que l’on juge (aujourd’hui ?) syntaxiquement inséparables : sujet-verbe, verbe-complément
direct407.
Certains critiques ont cependant émis des réserves sur l’originalité de cette ponctuation - et en
particulier sur la question du tiret. C. Gothot-Mersch analyse :
401
(1 - S., 31 décembre 1873, Corr. IV, p. 757)
(1 - S., 27 mars 1875, Corr. IV, p. 916)
403
(1 - S., 24 juin 1869, Corr. IV, p. 61)
404
(1 - S., 25 novembre 1872, Corr. IV, p. 612)
405
(1 - S., 3 mars 1872, Corr. IV, p. 491)
406
(1 - S., Fin décembre 1875, Corr. IV, p. 1001)
407
(73 - LECLERC, Y., « Ponctuation de Flaubert » In : Flaubert, l’Autre - pour Jean Bruneau, op. cit., p. 146)
402
151
... il apparaît peu à peu que bien d’autres écrivains, au XIXe siècle et même plus tôt, utilisent
abondamment le tiret : Mme de Staël, Vigny, Balzac, Tourgueniev, Bouilhet... Ne s’agirait-il
pas d’un trait d’époque, sans véritable signification stylistique, et qu’il conviendrait alors de
traiter comme le reste ?408
Dans les lettres de l’écrivain, la ponctuation est en effet le plus souvent réduite à l’emploi du tiret suivi
d’un point. Y. Leclerc réfléchit sur les effets de sens de ce trait stylistique :
... une édition « lisible » d’après autographe doit le remplacer (le tiret) par un point, une
virgule ou un point-virgule : il est à lui seul les trois signes réunis. Ce n’est pas vraiment un
point, même prolongé, étiré, puisque Flaubert utilise parfois ces deux signes côte à côte :
point tiret, ou tiret point. Il a pour Flaubert la valeur d’un point de suspension, pause, repos
(...), respiration, sorte d’alinéa mental409.
Entre liaison et déliaison, le tiret est un procédé de mise en relief d’un élément phrastique et une
forme hybride entre le trait démarcatif et le trait d’union.
Le caractère conclusif de la ponctuation des énoncés de Flaubert est lié à l’emploi du tiret
suivi d’un point. Les 4-5 août 1846, cette série de propositions a pour fonction de parachever une
évocation amoureuse par ce souvenir éclairant :
- Ah ! nos deux bonnes promenades en calèche, qu’elles étaient belles ! La seconde surtout
avec ses éclairs ! Je me rappelle la couleur des arbres éclairés par les lanternes, et le
balancement des ressorts; nous étions seuls, heureux, je contemplais ta tête dans la nuit, je la
voyais malgré les ténèbres, tes yeux t’éclairaient toute la figure410.
Le 28 septembre 1851, Flaubert termine grâce au tiret un récit de promenade par une observation
sarcastique : « Nous venons de faire une promenade au cimetière de High-Gate. Quel abus
d’architecture égyptienne et étrusque ! Comme c’est propre et rangé ! - Ces gens-là ont l’air d’être
morts en gants blancs »411. Cette valeur de clôture est particulièrement agissante dans la partie
terminale des lettres. Le tiret ouvre le discours sur un énoncé à caractère synthétique, et le point clôt
cette séquence. Le 7 mars 1847, Flaubert se propose paradoxalement de trouver un amant à sa
maîtresse : « Adieu, figure-toi que je suis parti pour un long voyage. - Adieu encore, rencontres-en
un plus digne, pour te le donner j’irais le chercher au bout du monde. Sois heureuse »412. Le tiret
suivi d’un point introduit souvent des précisions déterminantes. Le 27 novembre 1866, Flaubert écrit
à Colet : « Adieu, je t’embrasse. Où ? - Eh bien, sur le coeur »413. Parfois, lorsqu’il il entre en
408
(63 - GOTHOT-MERSCH, C., « Sur le renouvellement des études de Correspondances littéraires : l’exemple de Flaubert ».
Romantisme, 1991, n° 72. - p. 6)
409
(73 - LECLERC, Y., « Ponctuation de Flaubert » In : Flaubert, l’Autre - pour Jean Bruneau, op. cit., p. 146)
410
(1 - C., 4-5 août 1846, Corr. I, p. 273)
411
(1 - C., 28 septembre 1851, Corr. II, p. 6)
412
(1 - C., 7 mars 1847, Corr. I, p. 447)
413
(1 - C., octobre 1847, Corr. I, p. 478)
152
incidence avec la conjonction de coordination « Et », ce tiret assume le rôle d’additif. Le 27
novembre 1866, l’épistolier confie à Sand : « Adieu. Tâchez de vous tenir en sérénité. Vous allez
revoir bientôt votre petite-fille. Cela vous fera du bien. - Et pensez à votre vieux qui vous aime et
vous envoie mille tendresses »414. Ce caractère conclusif de la forme tiret / point appuie l’articulation
logique des phrases et l’effet de sens argumentatif de la conjonction de coordination. Le 16 février
1852, Flaubert utilise pour Colet le tiret suivi d’un point afin d’accentuer la portée sémantique de la
conjonction « Donc » placée à l’initiale de son énoncé. « Comme les anciens avaient arrangé
l’existence d’une façon tolérable ! - Donc nous avons pour deux ou trois mois de dimanches
enthousiasmés »415.
Ce dispositif jalonne ses lettres à Sand. Il témoigne de son attachement pour les mises en relief
associant ponctuation et connecteurs logiques. « Les premiers jours de la semaine prochaine (jusqu’à
vendredi), je ne serai pas libre. - Donc venez samedi prochain et dites-moi ce que vous voulez
manger. Mon mameluk ne cuisine pas trop mal »416 propose l’écrivain à son amie. Parfois, le tiret
suivi d’un point conforte non plus l’idée de conséquence mais celle de suite logique dans le
raisonnement. Entre la déclaration de guerre en juillet et la bataille de Sedan en septembre, l’été de
1870 est pour Flaubert celui de tous les engagements. Le 10 septembre, il informe Sand de sa
détermination à aller combattre en regard du risque d’aliénation progressive de l’Europe : « Nous
allons devenir une Pologne, puis une Espagne. - Puis ce sera le tour de la Prusse qui sera mangée
par la Russie »417.
La ponctuation tiret / point concrétise son désir de finitude discursive en regard des incessants
dilemmes se posant à lui. Cet enjeu est particulièrement prégnant dans les lettres à Colet - desquelles
sourd une constante incompréhension. En janvier 1847, l’épistolier adresse à la Muse ce mea culpa :
« Je sens toute l’infériorité de mon rôle et je sens que je te fais souffrir quoique je voudrais pouvoir te
combler de tout, - je cherche dans ma pauvre tête et je ne trouve rien, rien, comme si mon coeur
était un eunuque qui n’a pour lui que le désir et la souffrance »418. Support matériel de l’impératif, le
tiret est un outil pragmatique. Le 26 mai 1853 - par une fragmentation prescriptive en séquences Flaubert exprime son désir de clore l’oeuvre de Colet : « Et ton drame ? Resserre bien ton plan. Que chaque scène avance, pas de traits inutiles. - Mets de la poésie dans l’action. - Motive bien
414
(1 - S., 27 novembre 1866, Corr. III, p. 566)
(1 - C., 16 février 1852, Corr. II, p. 45)
416
(1 - S., 29 avril 1869, Corr. IV, p. 40)
417
(1 - S., 10 septembre 1870, Corr. IV, p. 234)
418
(1 - C., janvier 1847, Corr. IV, p. 427)
415
419
chaque entrée et chaque sortie. - Et que les vers soient roides »
.
153
Incitation, ordre ou constat, le
tiret suivi d’un point est un procédé stylistique de synthèse. Le 12 janvier 1867, l’épistolier l’utilise
afin d’exprimer à Sand ses besoins d’évasion tant sont grands ses problèmes financiers :
Il faut de l’argent pour tout ! si bien qu’avec un revenu modeste et un métier improbable, il
faut se résigner à Peu. Ainsi fais-je ! Le pli en est pris; mais les jours où le travail ne marche
pas, ce n’est pas drôle. - Ah ! oui, je veux bien vous suivre dans une autre planète420.
Le 6 février 1867, le tiret suivi d’un point modalise un constat concernant l’anémie de Sand : « Vous ne ferez rien de ce que je vous conseille, naturellement. - Eh bien, vous avez tort. Et vous
m’affligez »421. En 1875, ces occurrences accompagnent toujours la communication de récriminations
plus ou moins amères. Le 10 mai 1875, Flaubert fait part de sa détresse à sa correspondante : « Tout ce qui était autour de moi a disparu, et maintenant je me trouve dans le désert. Bref, l’élément
distraction me manque d’une façon absolue »422.
Dans la Correspondance, l’emploi du tiret simple accompagne au contraire la fluidité de la
syntaxe. Le 29 janvier 1854, l’écrivain évoque pour Colet l’attachement de l’homme à la misère. Il
poursuit son raisonnement en se focalisant sur le destin de l’écrivain en général puis, par une
incidente entre tirets, sur le sien en particulier : « - Et nous, nous (nous) débattons dans les Formes;
poètes, sculpteurs, peintres et musiciens, nous respirons l’existence à travers la phrase, le contour, la
couleur ou l’harmonie, et nous trouvons tout cela le plus beau du monde ! - »423. Contrairement au
tiret suivi d’un point, le tiret simple lie les éléments de la phrase plus qu’il ne les sépare. Y. Leclerc
précise sur ce point : « On pense à ce que dit Flaubert, de la phrase qui n’est jamais finie, de la
difficulté à faire dévaler les phrases les unes sur les autres, à dévisser les joints. L’atténuation des
signes démarcatifs trouverait ici son sens, dans la volonté d’un style uni »424.
Depuis la clôture des séquences discursives par le tiret suivi d’un point jusqu’à l’usage
antagoniste du tiret simple à des fins de continuité syntaxique, l’épistolier témoigne d’une maîtrise
totale de deux formes distinctes mais complémentaires d’une ponctuation limitée formellement - car
fondée avant tout sur le recours au tiret - mais illimitée sémantiquement - dans le sens où elle
contribue à la formulation de sentences déterminantes. Jamais autant que dans la Correspondance,
la réflexion de Lamartine selon laquelle « les lettres, c’est le style à nu » ne semble aussi fondée. Par
419
(1 - C., 26 mai 1853, Corr. II, p. 333)
(1 - S., 12 janvier 1867, Corr. III, p. 591)
421
(1 - S., 6 février 1867, Corr. III, p. 602)
422
(1 - S., 10 mai 1875, Corr. IV, p. 925)
423
(1 - C., 29 janvier 1854, Corr. II, p. 516)
424
(73 - LECLERC, Y., « Ponctuation de Flaubert » In : Flaubert, l’Autre - pour Jean Bruneau, op. cit., p. 146)
420
154
sa prédilection pour un vocabulaire familier, son utilisation grandissante des constructions
paratactiques, ses jeux orthographiques, sa pratique du tiret et la raréfaction des images convoquées
dans ses lettres, Flaubert évolue dans sa langue et son style vers une expressivité, une clarté et une
concision grandissantes.
Par le recours à un lexique d’une grande richesse, une véritable intelligence des dérivations et
des adjonctions affixales, ainsi qu’un emploi concerté des mots composés par juxtaposition, des
déformations lexicales et des localismes, il offre à Colet et Sand ( l’intimité amoureuse et amicale
étant propice à l’éloquence lexicale ) - et dans une moindre mesure à Leroyer de Chantepie ( son
rôle de thérapeute, la personnalité souffrante et effacée de la femme de lettres ne l’engageaient pas à
faire preuve d’audace ) - une véritable leçon d’écriture au sein de laquelle affleure un goût prononcé
pour la parodie des prononciations populaires, régionales ou archaïques. Rabelaisien ou non, amant
ou ami, Flaubert adapte son style épistolaire en fonction de ses structures de relation.
13[*1]
13[*2]