Une forme d`inculturation du charisme de charité dans l`Église

Transcription

Une forme d`inculturation du charisme de charité dans l`Église
Huguette Parent, sco
Une forme d’inculturation
du charisme de charité
dans l’Église
Élisabeth Bruyère
(1818 – 1845 – 1876 – 1980)
De la même auteure
Le township de Hanmer
L’hôpital Saint-Joseph de Sudbury
Mes souvenirs Alphonse Raymond 1914-1975
Le couvent de Chelmsford
La paroisse Saint-Jérôme de Windsor, un quart de siècle
Hanmer, un document pédagogique Pro-F-ont
Auteure d’articles dans le Dictionnaire des écrits de l’Ontario Français 1613-1993
Co-auteure de Chelmsford 1983-1993
Dans Paroisse Saint-Pascal-Baylon 1908-2008 Histoire autour du lac, les chapitres :
« Les Sœurs de la charité à Saint-Pascal-Baylon », « La famille Parent à SaintPascal-Baylon »
Sous sa direction : Mes mémoires. Sœur Jeanne-Emmanuel (Anastasie Trépanier)
Au fil des jours. Soeur Marie-Régina (Rose Guénette)
Publication d’un bulletin de famille «Entre-Parent» depuis plus de 20 ans
Rédaction de plusieurs articles sur Mère Élisabeth Bruyère et nombreux rapports
et brochures en plus de signer des préfaces, des critiques et plusieurs articles dans
diverses revues religieuses et de patrimoine.
Imprimé par l’Université Saint-Paul
Ottawa (Canada)
2011
ISBN 978-2-9812599-0-5
Dépôt légal - Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2011
Dépôt légal - Bibliothèque et Archives Canada, 2011
Remerciements
Qu’il me soit permis d’offrir une sincère gratitude aux sœurs missionnaires qui ont accepté, si volontiers, de fournir de nombreux
renseignements pour la rédaction de ces textes. Sans elles, il aurait
été difficile de vérifier certaines données.
Ma vive reconnaissance va en particulier à sœur Marie-de-la
Charité qui a élaboré le plan du chapitre cinquième et compilé de
nombreux éléments.
Je veux présenter des remerciements chaleureux au professeur
Gaétan Gervais et à la théologienne Élisabeth (Jeannine) Lacelle
qui ont pris le temps de lire mon travail et de suggérer des mises au
point.
Pour l’aide apporté à l’éditique, je dis merci à Mme Angèle AlbertRitchie et Mme Stephanie Pelot de Pentafolio, et pour avoir relu mon
travail, merci à Mme Sylvie Jean.
Enfin, je dois une profonde gratitude à ma famille qui a toujours
su encourager mon travail de recherche.
Huguette Parent, sco
iii
PRÉFACE
Sœur Huguette Parent, religieuse des Sœurs de la charité d’Ottawa,
autrefois dites Sœurs grises de la croix, publie en 2011, un livre
traitant des questions de mission, d’évangélisation, d’assimilation,
d’acculturation, d’enculturation et d’inculturation. Ces sujets sont
susceptibles d’intéresser autant le sociologue que le philosophe.
Dans son travail novateur, Sœur Huguette Parent propose un sujet
à la croisée de ces divers domaines. La richesse même de son vocabulaire atteste l’envergure de la matière. L’intérêt de cette approche
est évident. On pense avec des mots et des concepts nouveaux. Selon
les époques et selon les régions, de nouvelles réalités naissent et
disparaissent, au gré des nouveaux besoins sociaux, économiques
et autres. Il faut des mots percutants et des concepts nouveaux pour
penser ces phénomènes.
Dans le cas qui nous intéresse ici, l’auteure explique le rôle et
applique ces nouveaux concepts tels que l’inculturation. Ces thèmes
importants permettent d’analyser toutes sortes de relations. Ces
concepts peuvent aussi s’appliquer à l’Ontario français, terre de mission et de colonisation.
Dans la vie d’une personne, l’unité d’action ou de pensée se
développe progressivement. Sœur Huguette ne reste jamais à rien
faire. L’obtention de trois maîtrises en est la preuve : en histoire, en
éducation et en théologie.
Sœur Huguette appartient à une grande famille rurale dans les
paroisses de l’Est, en plein cœur de l’Ontario français. Il n’est pas
inutile de rappeler, en quelques mots, l’origine de ses pérégrinations. À cette époque de la Grande Dépression, il manquait partout
d’enseignantes. Ces lacunes pouvaient compromettent le succès de
la colonisation. On encourage alors la formation académique en
v
t­entant de convaincre les diplômées de se rendre dans le Nord et
dans le Sud. Sœur Huguette a enseigné dans les trois régions.
Cette phase d’éducation et son engagement lui ont permis un
accès privilégié à l’histoire de l’Ontario français. Dans la salle de
classe et dans les organismes, ses qualités et son esprit vif lui ont permis de réaliser de nombreux projets à la promotion du patrimoine
et de l’histoire franco-ontarienne. Huguette Parent, dans ses écrits et
ses activités, prolonge les valeurs de son milieu d’origine, et manifeste son grand attachement aux valeurs religieuses de ses parents. Sa
propre expérience de Franco-Ontarienne commence à Saint-PascalBaylon où se trouvent des populations en majorité de langues françaises et nous aide à comprendre le phénomène de l’inculturation.
Huguette comme Franco-Ontarienne, auteure de la présente
étude sur l’inculturation non seulement au Canada mais aussi en
Afrique, situe l’histoire religieuse du pays et les nombreuses questions qui occupent depuis toujours une place importante dans
l’histoire. Contrairement aux travaux généralement de nature biographique, communautaire, missionnaire, hiérarchique et religieuse
au Canada, le développement que sœur Huguette présente sur Une
forme d’Inculturation du charisme de charité dans l’Église Elisabeth
Bruyère 1818-1845-1876-1980 permet d’analyser une situation
concrète de la société du milieu du XIXe siècle.
Les écrits de Sœur Huguette s’insèrent dans un ensemble qu’il
convient de décrire dans une perspective actuelle mais aussi comme
source d’inspirations à l’avenir. Ses travaux comme on le voit ont un
grand éventail.
Sœur Huguette Parent est une femme de détermination et
d’action qui mène ses projets avec enthousiasme. Elle est aussi très
engagée dans son milieu religieux et communautaire. Mentionnons
que dans ce petit village, trois « enfants de la paroisse » ont obtenu
une certaine renommée ! Un député provincial, un entraîneur de
hockey et cette théologienne en sont les vedettes !
Je n’ai aucune autorité pour commenter ou critiquer les textes de
cet ouvrage. L’objet de ces quelques mots vise à situer sœur Parent
vi
dans le développement de la communauté franco-ontarienne. Mes
meilleurs vœux l’accompagnent.
Gaétan Gervais
Créateur du drapeau franco-ontarien
Le vert et le blanc symbolisent l’été et l’hiver de
l’Ontario. La fleur du trille blanc à la droite (Trillium
grandi­florum) est la fleur emblème officielle de la
province de l’Ontario. La fleur de lys à la gauche est le
rappel de l’appartenance au peuple Canadien français.
Les deux créateurs du drapeau sont : Gaétan Gervais, professeur d’histoire à
l’Université Laurentienne et Michel Dupuis, étudiant en sciences politiques de
première année à la même université.
Le drapeau franco-ontarien a été déployé officiellement pour la première
fois le 25 septembre 1975 à l’Université de Sudbury
Le 29 juin 2001, le drapeau franco-ontarien reçoit le statut de symbole officiel
de la province par l’assemblée législative de l’Ontario. C’est le député Jean-Marc
Lalonde, ce petit gars de Saint-Pascal-Baylon, qui se dit « particulièrement fier de
l’avoir présenté et fait adopter ».
vii
SIGLES et ABRÉVIATIONS
N.B. : Tous les sigles attachés aux noms des congrégations religieuses
sont écrits sans mettre de point. Selon le Guide du rédacteur, Bureau
de Traduction, Travaux publics et Services gouvernementaux, révisé
en 1996, le mot sœur prend une minuscule lorsqu’il précède le nom
d’une personne dont on parle (3.3.12).
ASCO
Archives des Sœurs de la charité d’Ottawa
DC
Documentation catholique
Ibid.
Dans le même ouvrage
Loc. cit.
Lieu cité
MA
Missionnaires d’Afrique
M Monseigneur
no, nos
numéro, numéros
omi
Oblats de Marie-Immaculée
op
Ordre des Frères prêcheurs, Dominicains
EN
Evangelii Nuntiandi (L’évangélisation dans le monde moderne), exhortation apostolique, Paul VI, 1975
EP
Evangelii Praecones (les développements des Missions)
catholiques, Pie XII
Pb
Pères blancs, aujourd’hui Missionnaires d’Afrique
SA
Slavorum Apostoli, Apôtre des Slaves, Jean-Paul II, 1985
sco
Sœurs de la charité d’Ottawa
sgm
Sœurs grises de Montréal
sj
Société de Jésus, jésuite
UNESCO
Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la
science et la culture
Vatican II
Concile de l’Église catholique 1962–1965
gr
viii
AA
Apostolatu laicorum Apostolicam actuositatem (Décret sur
l’apostolat des laïcs) promulgué le 18 novembre 1965
GS
Gaudium et Spes (Constitution pastorale de l’Église dans le
monde de ce temps) promulguée le 7 décembre 1985
LG
Lumen Gentium (Constitution dogmatique de l’Église)
promulguée le 21 novembre 1964
()
Éléments modifiés, adaptés ou corrigés
[]
Mots ajoutés
ix
Les Sœurs de la charité d’Ottawa dans le monde
Source : www.quid.fr/qm/cartes/planisphère.gif
ASCO, pays où il y a des couvents : Canada, États-Unis, Lésotho,
République de l’Afrique du Sud, Malawi, Zambie, Japon, Brésil, Haïti.
x
INTRODUCTION
« Si Élisabeth Bruyère 1818-1876 appartient en premier lieu à l’histoire de l’Église d’Ottawa, elle se range en même temps parmi les
grandes fondatrices de communautés religieuses du pays » écrit
Émilien Lamirande dans l’avant-propos de la biographie d’Élisabeth
Bruyère 1. « Son appartenance » à l’Église d’Ottawa 2 comme « fille de
l’Église 3 » en communion avec l’Église universelle, situe Élisabeth
Bruyère au cœur même de cette Église. Sa vie et celle de la congrégation des Sœurs de la charité d’Ottawa 4 (Sœurs grises de la croix 5)
présentent une forme d’inculturation du charisme de charité de
sainte Marguerite d’Youville 6, tel que vécu par Élisabeth Bruyère
dans une institution nouvelle qui s’enracine en terre ontarienne. Son
charisme de charité sans frontière a transformé le visage de la charité
vécue dans l’Église d’Ottawa au milieu du XIXe siècle. « Mère Bruyère
1 Émilien Lamirande, Élisabeth Bruyère Fondatrice des Sœurs de la Charité d’Ottawa, Montréal,
­Bellarmin, 1983, p. [7]. Il est l’auteur de nombreux travaux sur l’Église du XIXe et du XXe siècles
en France et au Canada.
2 Ottawa est le nom donné à Bytown d’après le nom du lieutenant colonel By de 1827 à 1854,
et désigné en 1857, par la reine Victoria, capitale du Canada-Uni.
3 Béatrice, Cloutier, sco, Mère Bruyère, fille de l’Église, Ottawa, 1967, 100 p. Jeanne Leber, sco,
Mère Bruyère, Femme de Dieu, Fille de l’Église, Ottawa, Maison mère, 1976, 41 p.
4ASCO, Chroniques, 2 février 1861, p. 198, L’acte d’incorporation civile nomme la Congrégation the Community General Hospital, Alms-House, Seminary of Learning of the Sisters of Charity
at Ottawa. M. Larocque propose de faire ajouter un autre titre celui de Seminary of Learning
afin d’être exemptées de payer les taxes, ce que nous croyons aussi devoir nous être avantageux, car tous les ans, on nous importune et nous charge de payer une taxe dont nous
devrions être exemptes par les œuvres de charité que nous faisons et par le pensionnat que
nous tenons, mais parce que certains mots qualificatifs ne se trouvent pas dans notre acte
d’incorporation l’on ne veut pas nous reconnaître exemptes
5 Selon la tradition dans la communauté, ce nom aurait été donné aux premières femmes qui
ont accompagné sainte Marguerite d’Youville lors de la restauration de l’Hôpital des frères
Charron. Au moment du feu, 18 mai 1765, les gens les ont accusées d’être ivres parce que
les flammes étaient bleues. En effet, le mari de Marguerite Dufrost de la Jemmerais, François
You, avait fait le trafic de l’eau de vie et Marguerite subissait encore les humiliations causées
par son mari.
6 Marguerite d’Youville (Marie-Marguerite Dufrost de Lajemmerais, veuve d’Youville) 17011771, fondatrice des Sœurs grises de Montréal, canonisée par le pape Jean-Paul II le 9
décembre 1990.
Introduction — 1
fut l’une de ces femmes modestes, courageuses, toutes remises à
Dieu, qui font avec rien des institutions fécondes 7 », écrit le cardinal
Rodrigue Villeneuve en préfaçant le livre de sœur Paul-Émile : Élisabeth Bruyère et son œuvre. Les Sœurs grises de la croix. À la veille de sa
mort, la fondatrice Élisabeth Bruyère réfléchit :
La charité et la simplicité étant les deux vertus qui
doivent caractériser d’une manière toute particulière les
Sœurs de notre Institut, je désire rappeler votre attention
sur quelques points qui se rattachent à ces vertus. 8
Élisabeth Bruyère est consciente de la nouveauté de son œuvre en
terre ontarienne dont les racines se trouvent dans l’œuvre des Sœurs
grises de Montréal. Sa congrégation en sera une re-création vivante
et adaptée aux besoins de l’Église d’Ottawa. Nous pouvons donc voir
une forme d’inculturation dans la fondation d’Élisabeth Bruyère
qui vient tout simplement planter et cultiver un sarment de la vigne
youvillienne en terre ontarienne. Elle grave son charisme de charité
évangélique dans les armoiries 9 de sa congrégation : « J’étais malade
et vous m’avez visité » (Mt 25, 36 10) et « Je suis l’appui du faible ».
Cette recherche veut démontrer que l’œuvre d’Élisabeth Bruyère
a été une forme d’inculturation du charisme de charité évangélique
dans l’Église d’Ottawa de son temps et expliquer comment sa charité particulière se prolonge dans l’Église de notre temps par les
membres de sa congrégation les Sœurs de la charité d’Ottawa dites
7 Paul-Émile, sco, [Louise Guay] Élisabeth Bruyère et son œuvre Les Sœurs Grises de la Croix,
Mouve­ment général 1845-1876, tome I, préface de son Éminence le Cardinal Rodrigue Villeneuve, Ottawa, Maison mère des Sœurs Grises de la Croix, 1945, p. [7].
8 ASCO, Lettre circulaire d’Élisabeth Bruyère à « ses chères et bien-aimées Filles », le 24
­décembre 1875. ASCO, Chroniques, Fondation de Bytown, pp. 4-5,8.
9 Le blason a été adopté par le XVe Chapitre général en 1923. Règle de vie des Sœurs de la charité
d’Ottawa, Ottawa, Maison mère, 1980.
10 Tous les textes de la Bible cités sont tirés de la TOB, édition intégrale, Paris, Cerf, 1972/1977.
2 — Introduction
Sœurs grises 11 de la croix 12. En élargissant la perspective à une vision
missionnaire, nous tenterons de vérifier, si en se transportant et en
s’inculturant pour répondre aux besoins d’une culture différente —
soit ici africaine —, l’esprit de charité qu’Élisabeth a insufflé à son
Institut garde toujours son identité : une charité évangélique compatissante.
La fondatrice fait appel au sens d’adaptation d’une vision évangélique — ce qui est une caractéristique de l’inculturation — pour
répondre aux besoins du peuple de Dieu vivant à Bytown.
Après avoir intériorisé et assimilé le charisme de charité de Marguerite d’Youville, quel cheminement Élisabeth a-t-elle suivi pour
s’ajuster aux nouvelles réalités du Bytown de 1845 ? « La transplantation d’Élisabeth Bruyère, du Québec français et catholique dans
l’Ontario anglo-protestant, ouvre une expérience humaine complètement neuve 13 ». C’est dans ce contexte que le sens donné à la forme
d’inculturation de son charisme de charité sera scruté. Sœur Jeanne
d’Arc Lortie le dit bien :
[...] les Lettres font voir comment, en ces débuts de Fondation, la grâce et la charité guidant sa courageuse ingéniosité, Élisabeth concrétisa doucement mais fermement
sa vision personnelle pour répondre à la nouveauté du
milieu, des besoins et des ressources; à tel point que déjà
en ces années, on perçoit des traits essentiels différenciant sa Communauté de celle de Montréal 14.
11 « Quand Mgr Joseph-Thomas Duhamel sollicita l’examen des Règles en vue de l’approbation
du Saint-Siège, on lui fit savoir que la nouvelle Congrégation détachée de celle de Montréal
devait s’identifier par un nom différent. Mgr suggéra l’appellation de « Sœurs de la charité,
dites communément Sœurs grises de la croix ». (Règle de vie des Sœurs de la Charité d’Ottawa,
­Maison mère, Ottawa, 1982, p. 21. Voir E. Mitchell, sgm, op. cit., p. 176 et Jeanne d’Arc Lortie,
sco, Lettres…, volume 1, p. 66.
12 E. Mitchell, sgm, Elle a beaucoup aimé. Vie de la Bienheureuse Marguerite d’Youville, fondatrice
des Sœurs de la Charité, « Sœurs grises ». 1701-1771, Montréal, Fides, 1957, p. 192. « Garder le
nom de Sœurs Grises nous rappellera les insultes des débuts et nous tiendra dans l’humilité », disait, Mère d’Youville.
13 Jeanne d’Arc Lortie, sco, Lettres d’Élisabeth Bruyère, volume I, Canada, Paulines, 1989, à la
quatrième couverture.
14Loc. cit., à la quatrième couverture.
Introduction — 3
Dans la foulée du charisme de charité évangélique tel que vécu par
Marguerite d’Youville, celle qui « a beaucoup aimé Jésus-Christ et
les pauvres 15 », Élisabeth Bruyère devient, dans l’Église de Bytown, la
messagère de la charité pour le peuple 16 de Dieu à Ottawa. À la suite
de Jésus, à l’exemple de Marguerite d’Youville, elle se laisse interpeller par la Parole de Dieu :
L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré
l’onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres.
Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux
aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en
liberté, proclamer une année d’accueil par le Seigneur.
(Lc 4,18)
Élisabeth Bruyère, cette femme audacieuse, présente dans l’Église un
exemple de personne qui a manifesté au cours de sa vie une charité
sans frontière. On peut dire que sa charité était audacieuse pour une
femme qui a vécu au milieu du XIXe siècle, dans l’Église de Bytown.
Son adaptation au milieu anglais et protestant constitue une
forme d’inculturation. Cette femme intervient dans le service des
pauvres sans distinction de religion, de langue et de race. D’origine
canadienne-française et devenue religieuse à Montréal dans la lignée
de Marguerite d’Youville, elle se voit transplantée dans un milieu
étranger, anglais. Son action caritative s’insère dans l’Église de Bytown. L’évolution de sa congrégation se fait en symbiose avec l’Église
locale. Sa présence et celle de sa congrégation dans l’Église façonnent
en quelque sorte le visage d’une charité évangélique compatissante
envers les pauvres dans cette Église.
L’état de la recherche actuelle sur le charisme d’Élisabeth
Bruyère, fondatrice des Sœurs de la charité d’Ottawa, comporte
des publications sur les grandes étapes des œuvres de la congré15 MITCHELL, E., Elle a beaucoup aimé. Vie de la Bienheureuse Marguerite d’Youville, fondatrice
des Sœurs de la Charité, Sœurs Grises 1701-1771, Montréal, Fides, 1957, 335 p.
16 E. Lamirande, Élisabeth Bruyère …, op. cit., quatrième couverture […] sur les relations entre
les Canadiens d’origines diverses, entre les hommes et les femmes d’action, entre les autorités civiles et religieuses. Un livre où l’érudition se fait accessible et même aimable.
4 — Introduction
gation dont la plus importantes : Paul-Émile, sco, Mère Élisabeth
Bruyère et son œuvre, Tome 1, Mouvement général de l’Institut 18451876, Les Sœurs Grises de la Croix d’Ottawa, Mouvement général de
l’Institut 1876-1967, Mère d’Youville chez ses filles d’Ottawa, les Sœurs
Grises de la Croix, Émilien Lamirande, Élisabeth Bruyère Fondatrice
des Sœurs de la Charité d’Ottawa — une biographie, « Un livre éclairant sur l’Église et la société du siècle dernier [...] 17 » et la publication
par Jeanne d’Arc Lortie, sco, de son abondante correspondance dont
les archives possèdent 1 608 lettres 18. En 1978, un texte du postulateur de la cause de béatification de Mère Bruyère, Angelo Mitri, omi,
insiste sur la mission ecclésiale de la servante de Dieu, fondatrice et
supérieure générale des Sœurs de la charité d’Ottawa. 19
Ces voyages ne s’attardent pas, il nous semble, à l’étude de
l’inculturation d’où le grand intérêt pour une recherche plus approfondie de son « appartenance » à l’Église d’Ottawa sous cet angle.
Élisabeth Bruyère est « fille de l’Église » de l’Église d’Ottawa, en communion avec l’Église universelle. Son charisme de charité s’inculture
dans une Église naissante où tous les besoins tant spirituels que temporels, trouvaient chez elle un cœur grand ouvert. Depuis plus de
160 ans, les Sœurs de la charité d’Ottawa sont étroitement associées
à toute la vie de l’Église partout où elles sont appelées.
Il faut d’abord clarifier le concept « inculturation » et justifier
cette approche du charisme d’Élisabeth Bruyère. Il faut aussi préciser
ce que nous entendons par charisme de charité et chercher la pertinence d’un tel concept au milieu du XIXe siècle.
Après avoir cerné l’inculturation du charisme d’Élisabeth
Bruyère dans l’Église d’Ottawa, nous aborderons l’aspect historique
de la fondation du diocèse de Bytown et des premières paroisses où
17 É. Lamirande, Élisabeth Bruyère…, op., cit., quatrième couverture. Quelques brochures sont
­parues durant l’année 1976 sous les titres suivants, sans auteur précis mais parfois signés :
« Mère Bruyère, femme de Dieu Fille de l’Église », « Mère Bruyère, femme de foi », Mère
Bruyère, femme d’espérance » et « Mère Bruyère, femme de charité », « Élisabeth Bruyère hier
et aujourd’hui ».
18 Trois volumes sont déjà publiés.
19 ASCO, Les archives générales de la Maison mère possèdent la plupart de ses lettres. Voir É.
Lamirande, bibliographie, p. 775.
Introduction — 5
s’insère la charité des filles de Mère Bruyère. Il faudra ensuite, examiner le rôle qu’Élisabeth a joué dans cette jeune Église implantée en
milieu protestant et anglais. Une brève description des étapes de la
vie d’Élisabeth Bruyère permettra de découvrir la profondeur de son
charisme de charité pendant ses trente et un ans à Bytown qui lui a
valu une renommée de sainteté dans la population.
Pour décrire le charisme d’Élisabeth Bruyère, la recherche est
facilitée par l’accès aux archives de la Maison mère des Sœurs de la
charité d’Ottawa qui conservent les textes originaux et permettent
de bien établir le contexte. Plusieurs références données entre 1839 et
1856 sont citées d’après les publications de Jeanne d’Arc L
­ ortie, sco :
Lettres d’Élisabeth Bruyère, volume I (1839-1849), volume II (18501862), volume III (1857-1862). Ces textes en cours de publication
font partie de sources manuscrites des 1 608 lettres conservées aux
archives de la Maison mère. Les autres citations sont tirées des textes
originaux ou des copies autographiées de l’original conservé aux
archives. Plus de 3 000 lettres ont été adressées à Mère Bruyère et
donnent accès aux communications qu’elle entretenait avec son milieu social et religieux, ecclésiastique et politique. Les réponses à son
abondante correspondance se trouvent dans les archives de la Maison mère d’Ottawa ou des Sœurs grises de Montréal, aux Archives
nationales du Canada et dans les journaux locaux de son temps.
En plus des chroniques 20, il y a les procès verbaux des délibérations du conseil d’administration et tous les documents connexes.
À ces documents, peut s’ajouter la bibliographie exhaustive donnée
par Émilien Lamirande 21.
20 Les chroniques sont un genre de diarium rédigées par Élisabeth Bruyère selon les usages de
la communauté entre 1849 à 1866 et poursuivies par les chroniqueuses sont des documents
fiables de première main. Dans chaque maison, une religieuse est nommée chroniqueuse
dont la fonction est de rédiger un journal quotidien relatant les événements dans lesquels
les sœurs sont impliquées. On trouve aussi, pour compléter les chroniques, le spicilège qui
réunit dans un même cahier tous les articles parus dans les journaux locaux et donne un
aperçu global de l’insertion des sœurs dans la société. De plus, il y a le registre des délibérations du conseil d’administration et tous les documents connexes.
21 Voir Introduction p. 1, note de bas de page 1.
6 — Introduction
Au Canada, les œuvres de charité seront développées par secteur
d’apostolat. Ainsi, il y a le domaine de l’éducation qui comprend les
écoles primaires, secondaires, universitaires, les pensionnats, puis
l’aspect du soin des malades dans les hôpitaux. Nous y trouverons
aussi de nombreuses expériences apostoliques développées selon le
charisme de charité évangélique compatissante.
À propos de l’inculturation, l’internet facilite la recherche du
thème sous ces implications actuelles. La documentation accumulée
jusqu’à présent cerne un peu mieux la signification à donner à ce
phénomène complexe de l’inculturation évangélique en Église.
C’est dans cette perspective, qu’à son arrivée, à Bytown, Élisabeth
Bruyère entre graduellement en communion avec cette culture parce
que son âme était ouverte à la charité évangélique. Elle savait écouter
la culture de son temps, et en quelque sorte, apprendre à re-naître
et à grandir en terre étrangère sans perdre son identité propre. Son
message de charité évangélique s’insère à l’intérieur d’une culture
étrangère à la sienne. Elle s’inscrit aussi dans une autre Église particulière ou locale qui lui permet de développer son âme de femme
d’Église. L’Église locale ne se réduit pas au territoire géographique,
elle considère les critères culturels énumérés plus haut, comme lieu
de rencontre, et non seulement comme une implantation du charisme mais une semence vivante qui peut prendre racine dans le
milieu culturel où elle est semée.
Le sens spécifique du paradigme d’inculturation utilisé dans
cette réflexion sera limité au processus d’implantation par Élisabeth
Bruyère du charisme de charité de sainte Marguerite d’Youville en
terre ontarienne, dans le Bytown du milieu du XIXe siècle. Les sens
théologique et anthropologique seront parfois repris pour expliciter
certains aspects de l’identité culturelle.
Pour parler d’enculturation, nous décrirons brièvement le processus d’assimilation, d’intégration, d’intériorisation par Élisabeth
Bruyère du charisme de charité de sainte Marguerite d’Youville, celle
qui a fait « l’expérience du pauvre ». Dans un deuxième temps, nous
observerons quelques événements sur les premières années de vie
Introduction — 7
religieuse d’Élisabeth Bruyère dans la communauté des Sœurs de la
charité de Montréal, dites Sœurs grises pour découvrir la profondeur
de son attachement au charisme de charité de Marguerite d’Youville,
celle qu’elle appelle toujours, « notre sainte mère ».
L’acculturation sera décrite au moment de l’enracinement du
charisme dans la nouvelle culture à Bytown. Le processus d’adaptation, de partage des richesses culturelles et spirituelles, de don
et d’accueil, d’imitation et de créativité, tout ce processus donne
à la fondation son caractère propre, son identité communautaire.
La nouvelle communauté surgit du mélange assimilé du projet de
charité évangélique vécu à Montréal et transplanté à Bytown. C’est
pourquoi nous préciserons dans quelle optique la séparation d’avec
la communauté de Montréal était nécessaire à la vie nouvelle dans la
création d’une institution de charité à Bytown.
Quant à l’inculturation, ce véritable mystère de vie, de mort et
de re-naissance, fera l’objet du chapitre troisième où Mère Bruyère
devient l’instrument totalement abandonné au « Seigneur, Dieu de
tendresse et de pitié, lent à la colère, plein d’amour et de vérité » (Ps
86, 15), pour interpréter la symphonie de la charité évangélique en
terre ontarienne.
Le chapitre quatrième développe les fruits de la charité dans la
vie religieuse de Mère Bruyère. Sa charité envers les autres, surtout
les plus miséreux l’a rapprochée de Dieu qui l’a comblée de ses
grâces les plus précieuses dans son cheminement spirituel. On peut
donc dire qu’elle a atteint un degré de sainteté et d’union à Dieu très
élevé. Sa renommée s’étendait à toute la ville. Nous voyons où peut
conduire la pratique de la charité dans la vie personnelle d’une fondatrice dont le charisme a été transmis à toute la communauté et son
rayonnement survit encore.
Le chapitre cinquième, nous permettra de suivre l’inculturation
de cette charité en Afrique. Les fondatrices missionnaires suivent les
traces du cheminement de la charité parcouru par Mère Bruyère à
Bytown pour y implanter la même forme d’inculturation en Afrique.
8 — Introduction
C’est le « signe des temps 22 » dans la réalité de la mondialisation actuelle où le dialogue interculturel devient essentiel à toute
communication. À l’assemblée plénière du Conseil pontifical de la
culture, tenue en février 2008, le thème proposé a pour but de « chercher à répondre à des questions posées par la culture dite mondialisée et post-moderne 23 ».
22 Expression significative au Concile Vatican ll. On trouve l’expression dans la Constitution pastorale (Gaudium et Spes) 4, 1. Vatican ll, Les seize documents conciliaires, Montréal, Fides, 1967,
p. 177.
23 Rome, le mardi 12 février 2008, Le dialogue interculturel dans la mondialisation, Zenith.org.
Introduction — 9
CHAPITRE PREMIER
Le sens donné à l’inculturation
Dans ce chapitre, je donnerai le sens de la forme d’inculturation
développée dans cette recherche. Après avoir fait la distinction entre
culture et nature, je verrai les nuances de l’enculturation, et de
l’acculturation. Comme l’inculturation a de vastes implications, je
limiterai le développement à une forme d’inculturation de la charité
que Mère Élisabeth Bruyère a pu vivre en son temps.
Dans l’exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi, Paul VI
constate que le drame de l’Humanité à notre époque c’est « la rupture entre Évangile et culture 1 ». Il avait compris qu’en cette fin du
XXe siècle, l’avenir de l’Église se jouait sur deux pôles : l’évangélisation des cultures et la promotion du développement intégral de la
personne humaine dans tous les peuples. En 1982, Jean-Paul II crée
le Conseil Pontifical pour la Culture « capable de donner à toute
l’Église une impulsion commune dans la rencontre sans cesse renouvelée du message de salut de l’Évangile avec la pluralité des cultures,
dans la diversité des peuples auxquels il doit porter ses fruits de
grâce 2 ».
Mais en même temps, l’Église, envoyée à tous les peuples
de tous les temps et de tous les lieux, n’est liée d’une manière exclusive et indissoluble à aucune race ou nation,
à aucun genre de vie particulier, à aucune coutume ancienne ou récente. Constamment fidèle à sa propre tradition et tout à la fois consciente de l’universalité de sa
mission, elle peut entrer en communion avec les diverses
1 Paul V1, L’évangile dans le monde moderne, (Evangelii Nuntiandi, EN), exhortation apostolique,
Montréal, Paulines, 1975, no 20, p. 19.
2 Jean-Paul II, pape, Lettre de fondation du Conseil pontifical de la culture, 20 mai 1982.
Chapitre premier — 11
civilisations : d’où l’enrichissement qui en résulte pour
elle-même et pour les différences cultures. 3
Un des premiers devoirs de l’Église, fondée sur son envoi apostolique
à la suite de Jésus de Nazareth, est de devenir une Église entièrement humaine. Ainsi, la lumière de l’Évangile pourra briller dans
chaque situation culturelle de l’Humanité et chaque expérience
humaine devenir effectivement un lieu de rencontre avec le Christ.
Sans s’identifier avec aucune des cultures, l’Église 4 peut s’enraciner,
s’inculturer dans toutes les cultures du monde pour offrir le salut
apporté par Jésus à toutes les personnes de bonne volonté.
De nos jours, dans les relations internationales, la culture est de
plus en plus valorisée. À son tour, elle devient le nouveau pays de
mission de l’Église selon la Constitution pastorale du Concile Vatican II, Gaudium et Spes :
C’est le propre de la personne humaine de n’accéder
vraiment et pleinement à l’humanité que par la culture,
c’est-à-dire en cultivant les biens et les valeurs de la nature. Toutes les fois qu’il est question de la vie humaine,
nature et culture sont aussi étroitement liées que possible. (GS no 53, 1) 5
La constitution souligne l’importance que l’Église accorde à la notion
de culture et à la situation culturelle de l’Humanité sans toutefois
employer le mot inculturation. Au chapitre deuxième, elle donne à la
personne humaine le rôle de promoteurs et d’ « artisans de la culture
de sa communauté 6 ». Cette responsabilité définit l’importance que
l’être humain « assume envers ses frères et devant l’histoire 7 » pour
inculturer la charité évangélique dans son milieu.
3
4
5
6
7
Vatican 11, Les seize documents conciliaires, op. cit., GS, chapitre 11, no 58, 3, p. 233.
Paul V1, L’évangile dans le monde moderne, (Evangelii Nuntiandi,EN), op. cit., no 20, p. 19.
Vatican II, « L’Église dans le monde de ce temps », Gaudium et Spes (GS), op. cit., no 53, p. 229
Ibid., no 55, p. 230.
Loc. cit.
12 — Chapitre premier
La distinction entre culture et nature
La nature se définit comme l’ensemble de ce qui est héréditaire,
tandis que la culture est ce que l’individu reçoit de la tradition
extérieure : les arts, la loi, la religion, les techniques pour vivre dans
le monde matériel et acquérir toutes les habitudes qui permettent
d’être membre d’une communauté particulière. L’évolution entre la
nature d’une personne vers une culture se fait par le langage – élément culturel par excellence – qui véhicule ostensiblement l’appartenance et manifeste concrètement les différences culturelles 8.
En 1952, A. L. Krœber et C. Kluckhohm répertorient plus de 300
définitions différentes de la culture élaborées depuis le XVIIIe siècle
par des scientifiques, des anthropologues, des sociologues ou encore
des psychologues 9. Certaines privilégient le contenu actuel, d’autres
la dimension psychologique en accentuant le symbolisme, d’autres
enfin donnent une définition structurale basée sur le comportement.
Les habitudes culturelles de penser se révèlent dans les credos, les
idéologies, les ethnies, la morale, les valeurs, les buts, les philosophies, les visions du monde et l’orientation de base qui s’acquièrent
dans la famille, celle de la culture ambiante. 10
8 Mariasusai Dhavamony, sj, Christian Theology of inculturation, Documents Missionalis, 24,
Rome, EPUG, 1997, p. 19.
9 A. L. Krœber et C. Kluckhohn, Culture: a critical review of concepts and definitions, Cambridge
(Mass), Papers of the Peabody Museum of american archaeology and ethnology, Harvard
University XLVII, 1952. www.furtura-science.com/fr/comprendre/dossier/doc, p.5. Achiel
Peelman, L’inculturation, L’Église et les cultures (L’Horizon du Croyant), Ottawa, Novalis, 1988,
p. 42.
10 Culture, as defined in Krœber and Kluckhohn’s classic, Culture: A Critical Review of Concepts
and Definitions, is the “patterned ways of thinking, feeling, and reacting, acquired and transmitted mainly by symbols, constituting the distinctive achievements of human groups, including
their embodiments in artifacts; the essential core of culture consists of traditional (i.e. historically
derived and selected) ideas and especially their attached values” (1952). In international management research, Hofstede defined culture as “[…] the collective programming of the mind
which distinguishes the members of one group or category of people from those of another”
(1991). Many other definitions of culture are available. Common elements in the definitions are
the shared and dynamic nature revolving around norms, values, and beliefs that are expressed
in different behaviors, artifacts, and interactions.
Chapitre premier — 13
La culture implique d’abord la vie de l’esprit par laquelle l’être
humain comprend les valeurs qui lui sont présentées et auxquelles il
veut adhérer. La culture surgit de l’assimilation et de la contemplation du vrai, du beau et du bon inscrits au cœur de tout être humain.
« Un homme cultivé, écrit Pierre Tiberghien, digère ce qu’il apprend;
c’est un homme qui a de l’estomac 11 ». La culture est alors davantage
une question d’assimilation et de digestion qu’une affaire d’accumulation et de multiplication. Gaudium et Spes énumère avec justesse
les éléments essentiels intégrés à la culture des peuples :
[...] la culture humaine comporte nécessairement un
aspect historique et social et [que] le mot culture prend
souvent un sens sociologique et même ethnologique. En
ce sens, on parlera de la pluralité des cultures. Car des
styles de vie divers et des échelles de valeurs différentes
trouvent leur source dans la façon particulière que l’on
a de se servir des choses, de travailler, de s’exprimer, de
pratiquer sa religion, de se conduire, de légiférer, d’établir des institutions juridiques, d’enrichir les sciences et
les arts et de cultiver le beau. Ainsi, à partir des usages
hérités, se forme un patrimoine propre à chaque communauté humaine. De même, par là, se constitue un
milieu déterminé et historique dans lequel tout homme
est inséré, quels que soient sa nation ou son siècle, et
d’où il tire les valeurs qui lui permettront de promouvoir
la civilisation. (GS no 53, 3)
La culture s’entend des soins donnés à la terre pour la rendre plus
productive. Par analogie, elle désigne en particulier ceux qui sont
donnés à l’esprit humain pour le cultiver, le raffiner et le perfectionner; non seulement pour ce qui améliore sa performance économique et politique mais ce qui parfait son idéal comme personne
humaine, peu importe de quelle culture il se nourrit. La personne
11 Comment se cultiver, Paris, Secrétariat national de la JECF, 1937, p. 13 cité dans Les chrétiens et
la culture, Montréal, « L’Action catholique canadienne », 1959, p. 42.
14 — Chapitre premier
humaine fragile et finie ne saurait atteindre son plein épanouissement sans une multitude de soins particuliers que la culture véhicule
car l’idéal humain – jamais atteint – demeure toujours en tension.
La personne cultivée se reconnaît à sa faculté de penser, à sa manière
d’être parce que les êtres humains vivent comme ils pensent. Les
mœurs sont les éléments culturels visibles et tangibles d’un peuple.
Le mystère d’intégration d’une culture chez l’individu reste caché à
toute observation extérieure. Seules les manifestations observables
peuvent révéler l’expérience culturelle d’un individu et d’un groupe
dans une société. 12
C’est un fait que la religion, berceau de toutes les cultures, accompagne le devenir historique, au long des millénaires. Si elle est nécessaire pour la constitution d’une culture, son absence rend impossible
le plein développement d’une vraie culture humaine pour créer un
chemin où toute personne peut rencontrer le Dieu, incarné dans
son Fils qui réunit en lui les valeurs de toutes les cultures et révèle
pleinement l’être humain à lui-même dans chacune. Paul Tillich 13
affirme que tout est culturel et que tout est d’une certaine façon
religieux dans le milieu particulier d’un groupe humain. Symbiose
culturelle ambivalente qui ne va pas sans heurts mais c’est la survie
de l’être humain qui en dépend. Cet héritage commun des peuples
permet à l’être humain de prendre conscience de l’unité spirituelle
de l’Humanité, fondement d’un dialogue interculturel fructueux
parce que la culture est l’âme d’un peuple. Il n’existe pas de culture
parfaite mais les cultures sont en perfectionnement continuel par
le contact avec les autres cultures pour se transformer, les unes au
contact des autres selon les valeurs reconnues comme prioritaires.
12 Loc. cit.
13 Paul Tillich (1886-1965) est le fils d’un pasteur luthérien de Prusse. Il s’oriente dans la même
voie. Son grand ouvrage : Systematic Theology qu’il n’achèvera pas a suscité la discussion,
tant chez les catholiques que chez les protestants. Il faut reconnaître que ces thèmes parfois
provocants ont exercé un effet stimulant dans la recherche d’une théologie capable de
parler de Jésus-Christ dans un langage adapté au contexte culturel d’aujourd’hui, Théo,
L’Encyclopédie catholique pour tous, Droguet-Ardant/Fayard, 1989-1993, p. 634.
Chapitre premier — 15
Toute théologie s’exprime dans une culture et l’insertion culturelle de la foi s’atteste depuis les origines, à commencer par les quatre
Évangiles qui expriment le même message d’amour adapté aux
besoins humains de chaque groupe ethnique auquel il est destiné et
ce qui englobe aussi, selon l’Évangile de Jean, toutes les personnes de
l’humanité qui croiront « grâce à leur parole » (Jn 17, 20). Jésus pense
à ses disciples immédiats mais aussi à toutes les personnes qui, à
cause de leur prédication, constitueront à travers l’espace et le temps,
la communauté des croyants et qui formeront l’Église de Dieu.
Au milieu du XIXe siècle, l’anthropologie a fait son apparition
et depuis, la culture influence de façon significative la formation
de l’individu qui apparaît comme l’héritier et le porteur ou encore
mieux le « portageur 14 » de sa culture, de son patrimoine et de ses
traditions. La notion de culture apparaît toujours vague parce qu’il
n’est pas facile de cerner un concept aussi vaste. Elle embrasse tous
les aspects de la vie humaine incluant le savoir, la langue, la croyance,
les lois, les habitudes pour vivre ensemble selon les mœurs et les coutumes, pour fêter, se marier, prier et mourir. La manière particulière
d’accomplir les gestes rituels dans un peuple se transmet de génération en génération non pas de façon statique mais dynamique, c’està-dire que les transformations accueillies par le contact avec d’autres
peuples viennent modifier, améliorer, adapter – parfois corrompre –
le comportement humain de tel groupe à tel moment de son histoire.
Des anthropologues parlent de diffusion des traits culturels par la
migration de certains individus inventifs qui se promènent autour
du monde pour répandre leurs inventions.
D’autre part, Émile Durkheim 15 croit que la « conscience collective » englobe le matériel, l’humain et le spirituel.
La culture serait selon certains anthropologues un modèle de
comportements ou un modèle pour façonner un style de comporte-
14 Gilles Vigneault, conférence au Colloque tenue à Québec sur « Les états généraux du patrimoine vivant, 1992.
15 Émile Durkheim 1958-1917, sociologue français et l’un des fondateurs de la sociologie
moderne.
16 — Chapitre premier
ment compatible avec la culture du groupe. Pensons aux recherches
de Frédéric Skinner 16 sur l’apprentissage et l’enseignement programmé. La culture est par le fait même une réalité spécifiquement
historique qui crée l’individu. Cependant un groupe ethnique crée
sa propre culture par sa double appartenance à un espace social particulier et à une époque historique déterminée. 17
La notion de culture comprend aussi « une forme d’espoir », écrit
Hervé Carrier 18. On peut considérer la dé-culturation et la re-culturation comme deux concepts connexes. Ainsi, il y a dé-culturation
quand le contact prolongé avec d’autres cultures cause la mort de
l’une des cultures. Certaines personnes parlent alors d’assimilation.
Il s’agit aussi de l’ethnocide ou du génocide culturel. La re-culturation ou contre-acculturation représente des tentatives pour rétablir
l’intégrité ou l’identité culturelle d’un groupe dont l’existence est
menacée par la culture dominante. 19
D’autre part, les éléments de la culture transmis de génération
en génération par les parents à leurs descendants forment le patrimoine. En 1992, le ministère de la Culture et des Communications
de l’Ontario dans le cadre de la révision de la Loi sur le patrimoine
de l’Ontario 20 définit la culture comme l’ensemble du patrimoine
qui englobe « notre héritage matériel d’objets-souvenirs, d’artefacts et d’objets fabriqués, de documents, de lieux d’inhumation,
d’architecture, de sites archéologiques, de paysages et de ressources
naturelles ». Notre « patrimoine vivant » inclut également les traditions, les valeurs, les connaissances et les croyances. Désormais, il est
perçu comme le contexte vivant, « l’environnement intégral hérité
du passé et auquel nous contribuons présentement et qui sera légué
16 Frédéric Skinner, psychologue américain, auteur d’importants travaux sur l’apprentissage et
l’enseignement programmé.
17 Achiel Peelman, L’inculturation…, op. cit., p. 4.
18 Hervé Carrier, sj, Évangile et cultures de Léon XIII à Jean-Paul II, Paris, Médiaspaul, 1987, p. 92.
19 Achiel Peelman, L’inculturation…, op. cit., p. 50.
20 Projet de loi du comité consultatif du ministère de la Culture et des Communications de
l’Ontario, 1992.
Chapitre premier — 17
aux générations futures 21 ». Il nous permet de donner un sens aux
choses, comme étant la somme de toute l’expérience de notre société
et comme le point de référence qui nous guide vers l’avenir.
Notre patrimoine fait prendre conscience des racines qui sont
le fondement de l’identité en tant que société. Du patrimoine, nous
apprenons qui nous sommes, ce que nous avons accompli et comment nous avons maîtrisé les situations dans la prospérité et dans
l’adversité. Il nous donne une inspiration, un sentiment de stabilité
et une confiance en l’avenir. Il nous procure les références familières
qui nous aident à nous sentir chez nous et à conserver notre identité
en période de changement. C’est le contexte vivant duquel nous
tirons notre subsistance, notre cohérence et notre sens de l’existence. Notre patrimoine est également l’ensemble des valeurs et des
institutions que nous partageons en Ontario ainsi que l’ensemble
des histoires, des expressions et des aspirations distinctes de nos
nombreux peuples et communautés. Le patrimoine représente des
groupes d’individus liés par un patrimoine ou une raison d’être,
lesquels ont pu être établis soit par des liens familiaux ou une expérience historique ou encore par une origine ethnoculturelle, une
langue, une appartenance professionnelle ou religieuse, soit par un
regroupement régional ou géographique.
Un patrimoine est à la fois signe de la diversité et de l’adaptation.
Il demeure un symbole des valeurs immuables et des choses qui
nous unissent. Hervé Carrier souligne encore que les gouvernements
devraient poursuivre une priorité culturelle. « On soutient, dit-il,
que les objectifs culturels doivent désormais orienter l’ensemble de
la vie collective, de manière à remettre l’[être humain] au centre de
toute préoccupation politique ». Et Jean-Paul II confirme l’importance de mettre la personne humaine au cœur des politiques économiques : « Il faut souligner et mettre en relief le primat de l’homme
21 Huguette, Parent, sco, membre du comité consultatif du ministère de la Culture et des Communications de l’Ontario, 1992, participe à l’élaboration de la dite loi.
18 — Chapitre premier
par rapport aux choses 22 ». Une politique culturelle s’identifie par la
conception de la personne humaine et de son développement intégral. Longtemps, on a cru que la langue était l’unique gardienne de
la foi mais aujourd’hui, le patrimoine n’est-il pas le gardien et de la
langue et de la foi ? 23
Pour l’Église, évangéliser, c’est porter la Bonne Nouvelle dans
toutes les cultures de l’Humanité et, par son impact, transformer du
dedans c’est-à-dire rendre neuve l’Humanité elle-même : « Voici que
je fais l’univers nouveau ! » (Ap 21, 5) La culture ne devrait-elle pas
être comprise comme le vivant qui englobe toute l’existence de l’être
humain en tant qu’appartenant à un groupe social particulier ?
Dans ce processus, il y a trois éléments à considérer : l’enculturation, l’acculturation et l’inculturation. Cette trilogie présente
une ­v ision du phénomène d’inculturation d’où surgissent les
transformations qui s’opèrent quand il y a contact avec une culture
étrangère. L’étranger est celui qui vient annoncer un message. Dans
ce développement, il y a danger de transculturation c’est-à-dire de
l’imposition de la culture dominante si le dialogue n’est pas établi
sur une base de partage des richesses culturelles réciproques. Il faut
identifier les trois facteurs en présence : le message, le messager et
le groupe culturel qui accueille le message. Les relations entre ces
intervenants et le message font partie du processus de transmission.
Les facteurs qui modifient l’accueil déterminent la perception du
message.
L’enculturation
On entend par enculturation le phénomène de socialisation pour
signifier l’identification et l’intégration d’un individu à une culture
par l’éducation ou à la suite de l’immigration. C’est donc la façon
22 Jean-Paul II, encyclique Laborem Exercens, Le travail humain, 14 septembre, 1981, no12, p. 48,
édition de la CECC.
23 Huguette Parent, sco, Conférence donnée à Clarence Creek à l’occasion du centième anniversaire de la paroisse Sainte-Félicité, 6 juin 1991.
Chapitre premier — 19
dont l’individu assimile la culture du pays hôte. Il s’agit du processus de socialisation de l’individu qui, par l’éducation, l’instruction,
les disciplines du groupe en général, transmettent à chacun des
membres du groupe les modèles, les normes, les systèmes de valeurs
caractérisant la culture.
L’enculturation est un terme proposé par Magaret
Mead 24 pour définir le processus par lequel le groupe va
transmettre à l’enfant, dès sa naissance, des éléments
culturels, normes et valeurs partagés. L’enculturation
traduit le processus de transmission de la culture du
groupe à l’enfant.
Melville Herskovits 25 définit l’enculturation, en la situant comme
processus :
[...] par lequel l’individu assimile durant toute sa vie les
traditions de son groupe et agit en fonction de ces traditions. Quoiqu’elle comprenne en principe le processus
d’éducation, l’enculturation procède sur deux plans, le
début de la vie et l’âge adulte. Dans les premières années
l’individu est conditionné à la forme fondamentale de la
culture où il va vivre. Il apprend à manier les symboles
verbaux qui forment sa langue, il maîtrise les formes
acceptées de l’étiquette, assimile les buts de vie reconnus
par ses emballages, s’adapte aux institutions établies. En
tout cela, il n’a presque rien à dire il est plutôt instrument qu’acteur 26.
Par ailleurs, l’enculturation est l’héritage, non seulement biologique
indéniable mais aussi culturel, que tout individu reçoit dans son
enfance. C’est le processus par lequel l’être humain est élevé culturel24 Encyclopédie libre Wikipédia, sur internet « enculturation ». Margaret Mead, 1901-1978, est
une anthropologue américaine connue pour être très engagée, elle a participé activement à
promouvoir la dimension humaniste de l’anthropologie.
25 Melville J. Herskovits (1895-1963) anthropologue américain, Pierre R. Dasen, Développement
humain et éducation informelle, FPSE, U. de Grèce, 2000, pp.107-123.
26 Ibid.
20 — Chapitre premier
lement et socialement en y incluant l’aspect religieux. Les processus
en jeu sont l’enculturation et la socialisation, ou, autrement dit, la
transmission culturelle. C’est la manière de vivre dans le groupe
humain où l’individu est formé à manger, penser, célébrer, se marier,
vivre la maladie et mourir. La culture est le milieu vital où s’épanouit
la personne humaine.
Le passage de l’enculturation – ce processus de socialisation d’un
individu – à l’inculturation – comme incarnation de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ dans une culture concrète pour le féconder et le
transformer du dedans – passe d’un concept anthropologique à un
concept théologique.
L’acculturation
L’acculturation 27 est le processus dynamique dans lequel s’engage
une culture évoluant sous l’influence d’une autre culture avec des
conséquences variées pour l’une et pour l’autre : emprunts réciproques, imitations, transferts symboliques, nouveaux développements. Il y a danger pour l’assimilation de l’une ou de l’autre des
cultures si les intervenants ne mettent pas la priorité sur le partage
réciproque des richesses mutuelles. Cependant, ces aspects plus sociologiques et politiques ne seront pas traités dans le développement
puisqu’il s’agit de cerner l’inculturation de la charité évangélique
selon le charisme d’Élisabeth Bruyère.
L’acculturation est l’ensemble des phénomènes qui résultent
d’un contact continu et direct entre des groupes d’individus de différentes cultures et qui entraîne des modifications dans les modèles
27 J.W. Powell is credited with coining the word acculturation, first using it in an 1880 report by the
U.S. Bureau of American Ethnography. In 1883, Powell defined «acculturation» as the psychological changes induced by cross-cultural imitation. Acculturation is thus the exchange of cultural
features as a result of a continuous firsthand contact between different cultural groups. Either
one or both groups may change their original cultural patterns, but the two groups remain distinct. Le mot acculturation a été adopté depuis plus de trente ans par les missiologues pour
décrire les nouveaux rapports entre l’Évangile et les cultures dans A. Peelman, L’inculturation…op. cit., p. 117.
Chapitre premier — 21
initiaux de l’un ou des deux groupes. Il faut bien distinguer « acculturation » et assimilation. Le terme serait apparu en 1880, chez J. W.
Powell, selon Denys Cuche, pour désigner les « transformations des
modes de vie et de pensée des immigrants au contact de la société
américaine » 28. Il ne s’agit donc pas seulement de décrire la perte
d’une culture d’origine (déculturation) mais aussi, et peut-être surtout, l’apparition d’une nouvelle culture.
On pourrait distinguer la transculturation – le même processus que l’acculturation mais sans la mise en contact de plusieurs
ensembles culturels distincts –; la contre-acculturation en considérant les attitudes de réserve, de rejet ou de repli qu’un groupe
manifeste en face de l’acculturation –; la déculturation comme une
dégradation culturelle sous l’influence d’une autre culture et la reculturation pour retourner vers une culture originale, cependant, ces
aspects n’ajoutent rien à notre développement sur l’inculturation de
la charité évangélique.
Une forme d’inculturation
Inculturation, voilà le nouveau paradigme pour parler d’évangélisation à l’aube du XXIe siècle. Aujourd’hui, il est question d’évangélisation et d’inculturation comme hier on parlait de conversion et de
péché. Il y a des mots et des expressions qui véhiculent des concepts
circonscrits dans le temps, ce sont des mots-vedettes qui passent
comme certaines vedettes dans les médias. Ces mots donnent
une portée à des théories et ne se comprennent bien que dans un
contexte historique précis – le Sitz im Leben 29. L’inculturation est
l’un de ces mots qui apporte aujourd’hui à la perspective d’évangélisation une dimension nouvelle apparue au Concile Vatican II et sans
28 Denys Cuche, La relation entre les cultures dans les sciences sociales, Repères, Paris, La Découverte, 2001.
29 C’est un terme allemand pour désigner la situation sociologique normale d’un genre littéraire, dans Dictionnaire rédigé par le Dr Tim Bulkeley, mis en forme électronique 2003-4, voir
Mt 23, www.bible.com\glossaire.
22 — Chapitre premier
cesse croissante depuis. C’est pourquoi, dans de nombreux textes, il
est question de nouvelle évangélisation dans une perspective d’inculturation plutôt que dans une mission apostolique géographiquement circonscrite. L’inculturation devient comme un paradigme, un
modèle d’interprétation véhiculant une nouvelle approche en vue de
la proclamation du message évangélique.
Pour certaines personnes, il s’agit d’un phénomène nouveau;
toutefois signalons qu’on y retrouve des racines profondes dans
l’annonce du message évangélique à travers l’Histoire. C’est, il
semble bien, l’effort des chrétiens qui ont vécu et qui vivent dans des
cultures étrangères à la culture occidentale et continuent d’écrire,
sans le savoir, un cinquième évangile.
Le mot inculturation, comme tel, fait son apparition dans le
langage théologique au milieu des années soixante-dix, introduit en
missiologie par J. Masson qui parle d’un « catholicisme inculturé 30 ».
Le père Pedro Arrupe, supérieur général de la Compagnie de Jésus,
lors du Synode 1974, utilise le mot inculturation dans le sens d’évangélisation. Ce terme est largement repris et diffusé sous l’influence
de la 32e Congrégation générale tenue à Rome du 1er décembre 1974
au 7 avril 1975. Puis, à la Première Assemblée de la Fédération des
Conférences épiscopales de l’Asie en 1976. Dans ce contexte, l’inculturation véhicule le message évangélique actualisé dans la vie chrétienne.
Jean-Paul II, le premier pape appelé de Pologne, et donc du cœur
des nations slaves, qui occupe le siège de Pierre se sent particulièrement poussé à utiliser le terme inculturation. Il veut que soit « gardée
en mémoire la contribution inestimable qu’ils ont apportée à l’annonce de l’Évangile dans ces peuples et, en même temps, à la cause
de la réconciliation, de la convivialité amicale, du développement
humain et du respect de la dignité intrinsèque de chaque nation
[...] ». Il écrit dans son encyclique Slavorum Apostoli :
30 J. Masson, L’Église ouverte sur le monde, « Nouvelle Revue théologique », vol. 84, 1962, p. 1038
cité dans A. Peelman, L’Inculturation…, op. cit., p. 120.
Chapitre premier — 23
Dans l’œuvre d’évangélisation qu’ils [Saints Cyrille et
Méthode], entreprennent en pionniers, dans les terri­
toires habités par les peuples slaves, on trouve aussi
un modèle de ce que l’on appelle aujourd’hui l’inculturation : l’incarnation de l’Évangile dans les cultures
autochtones, et en même temps, l’introduction de ces
cultures dans la vie de l’Église. (SA no 21)
C’est un élément vital qui circule dans les deux sens, prise de
conscience que l’on verbalise enfin. Selon Brendan Cogavin, « il est
maintenant reconnu que l’inculturation est un terme théologique
qui a été défini dans Redemptoris Missio, comme le dialogue continuel entre la foi et la culture.
En exerçant son activité missionnaire parmi les peuples,
l’Église entre en contact avec différentes cultures et se
trouve engagée dans le processus d’inculturation. C’est
une exigence qui a marqué tout son parcours au long
de l’histoire et qui se fait aujourd’hui particulièrement
­sensible et urgente 31.
Le concept théologique d’inculturation – à ne pas confondre avec
l’inculturation anthropologique – se définit selon R. Jaouen comme
« la réponse inédite d’une culture donnée à la première annonce de
l’Évangile, puis à l’évangélisation continue ». Cet accueil du message
évangélique produit graduellement des changements dans la culture
d’un peuple. Ces changements s’opèrent surtout au niveau des
mentalités et sont souvent imperceptibles pendant longtemps. Le
phénomène de l’inculturation s’impose lentement car les mentalités
prennent du temps à changer et le changement est imperceptible aux
contemporains.
Le processus d’insertion de l’Église dans les cultures des
peuples demande beaucoup de temps; il ne s’agit pas
d’une simple adaptation extérieure, car l’inculturation
31 Jean-Paul II, Redemptoris Missio, La mission du Christ Rédempteur, lettre encyclique sur la
valeur permanente du précepte missionnaire, Qc, Paulines 1991, no 52, p. 76.
24 — Chapitre premier
« signifie une intime transformation des authentiques
valeurs culturelles par leur intégration dans le christianisme, et l’enracinement du christianisme dans les
diverses cultures humaines 32 ».
Parmi les facteurs qui sont en jeu dans ces processus, signalons : le
message, le messager et le groupe culturel qui accueille le message.
Les relations entre ces intervenants et le message font partie du processus de transmission. Les facteurs qui modifient l’accueil déterminent la perception du message.
D’autres facteurs entrent aussi en jeu dans ces processus : la
langue, l’enseignement, le contexte historique, les mœurs, la vie,
en un mot la culture et ses manifestations anthropologiques. Cette
diversité manifeste la libéralité de Dieu dans ses dons. Malheureusement, la diversité culturelle est souvent perçue comme un problème
à résoudre plutôt qu’une richesse à partager. De là, naissent tous
les défis à relever pour favoriser un dialogue égalitaire. Gaudium et
Spes souligne la nécessité du dialogue avec les autres croyants car
selon certains Pères de l’Église, tels saints Justin, Irénée et Clément
d’Alexandrie, tous parlent de « graines » semées par le Verbe de Dieu
au milieu des nations. Le Concile a pris en considération la position de l’Église primitive vis-à-vis des autres croyants. Dans Nostra
Aetate 33, le Concile a mis en valeur l’ouverture aux autres religions
et, tout en réaffirmant la nécessité de proclamer Jésus Christ, il a
exhorté les catholiques à coopérer avec les autres croyants. Lumen
Gentium et Ad Gentes 34 expliquent que la volonté salvifique de Dieu
s’étend à toute l’humanité et qu’elle est orientée vers l’unité de tous
les peuples en Église afin [...] « que tous soient un comme toi, Père,
tu es en moi et que je suis en toi ». (Jn 17, 21)
32 Ibid.
33 Vatican II, Nostra Aetate (NA), Déclaration sur les relations de l’Église avec les autres religions
non chrétiennes, Montréal, Fides, 1967, p. 550.
34 Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Église (LG) et le Décret sur L’activité missionnaire de
l’Église (AG), op. cit., p. 429.
Chapitre premier — 25
Selon le cardinal Francis Arinze 35, l’Université a un rôle très
important à jouer pour permettre à l’Évangile d’aller à la rencontre
de chaque culture. Dans la mesure où religion et culture sont liées,
compte tenu du fait que la religion est un élément majeur de la
culture, l’Université catholique peut promouvoir l’inculturation de
l’Évangile prêtant une oreille attentive aux autres religions. Promouvoir un dialogue permanent et bénéfique en Église, avec la société
contemporaine, facilite l’enracinement et ainsi l’inculturation de la
foi chrétienne annonçant la Bonne Nouvelle à tous les peuples. Elle
apporte une réponse aux plus nobles aspirations de l’être humain.
Elle doit pouvoir s’intégrer dans le langage des personnes, s’imprégner des traditions progressivement élaborées par leur sagesse ancestrale et stimuler la cohésion de leur vie sociale.
Bref, l’Évangile rencontre la culture, la stimule, la purifie, l’élève
et, si nécessaire, la remet en question car la foi s’enracine nécessairement dans la culture. Une foi qui ne s’introduit pas dans une culture
est une foi qui n’est pas totalement reçue, ni tout à fait examinée en
détail ni vécue en pleine fidélité. Promouvoir ensemble les valeurs de
la charité évangélique c’est être en Église, la lumière du monde.
Marcello Azévedo 36, théologien de la libération, décrit le processus d’inculturation comme la traduction du mystère de l’Incarnation. Dans une situation donnée, pour qu’il y ait un besoin de
traduction c’est la présence de trois éléments inconnus. La langue du
message d’origine, les langues du messager et la langue des destinataires. L’habileté de l’interprète à décoder le message dans la langue
de départ et à le recoder dans la langue du destinataire garantit la
fidélité du message. La traduction la plus juste consiste à transmettre
le message avec toutes les nuances dans la langue du destinataire
en laissant le moins de traces possibles de la langue d’origine. Saint
Thomas d’Aquin écrit dans le Prologue de son opuscule Contre les
erreurs des Grecs : « Un bon traducteur doit, tout en gardant le sens
35 Francis Arinze, cardinal, Le rôle de l’Université catholique dans le dialogue interreligieux, dans
« Documentation catholique », 19 avril 1998, no 2180, p. 388.
36 Marcello Azévédo, un jésuite brésilien.
26 — Chapitre premier
des vérités qu’il traduit, adapter son style au génie de la langue dans
laquelle il s’exprime ».
Dans un langage théologique, il s’agit de la kénose (κνοσis) du
messager, de sa totale disparition parce qu’il n’est que l’instrument
intermédiaire. On peut donc affirmer que le message a été inculturé
quand le message prend racine et revit de sa propre vie après le
départ du messager.
Dans la dynamique du mystère de l’Incarnation, nous retrouvons l’inculturation du divin dans l’humain et de l’humain dans le
divin. C’est en quelque sorte l’humanisation du divin ou la divinisation de l’humain 37, une transformation comme celle qui est réalisée
à l’Eucharistie par le célébrant au moment de la liturgie eucharistique : « Comme cette eau se mêle au vin, puissions-nous être
unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité ». Le Verbe de
Dieuse fait homme, il devient l’intermédiaire ou le traducteur. C’est
l’Esprit-Saint en Marie. Dieu s’incarne mais ne perd pas sa divinité,
par ailleurs la nature humaine ne disparaît pas de l’Homme-Dieu
mais elle est en quelque sorte divinisée. Le thème de l’image et de
la ressemblance dans le récit de la Genèse (Gn 1, 26-28 38) donne un
éclairage vivant de cette transformation. Irenée de Lyon développe le
sens de l’image et de la ressemblance dans son Adversus Haereses 39.
C’est dans l’imitation du modèle que l’image prend sa ressemblance.
Mais selon le texte de la Genèse il semble que l’image implique aussi
une mission essentielle de ressemblance positive dynamique et croissante dans l’imitation du Christ.
Dans l’inculturation, l’expérience de la kénose se réalise comme
dans l’Incarnation et la traduction serait le passage de la mort vers
une vie nouvelle. Paul nous invite à réfléchir :
Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans
le Christ Jésus: Lui, de condition divine, ne retint pas
37 Thème développé par Irenée de Lyon sur image et ressemblance.
38 On retrouve le même thème en Gn 1, 27-28; 2,7; 5,3; 9,6 et dans la vision paulinienne 2 Co 4,
4; Col 1,15; 3,10 et Hé 1, 3.
39 Adversus Haereses (AH) 1, 1, 2; 5 quand il combat le système gnostique.
Chapitre premier — 27
j­ alousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant la condition d’esclave, devenant
semblable à nous. (Ph 2, 5-7)
Ne s’agit-il pas là d’une re-naissance un peu comme celle que Nicodème demandait à Jésus : « Comment un homme peut-il naître,
étant vieux ? Peut-il une seconde fois entrer dans le sein de sa mère et
naître ? » (Jn 3, 4) Si Nicodème ne comprend pas tout à fait, c’est qu’il
y a confusion dans le sens de renaître. S’agit-il de re-naître de nouveau ou de re-naître d’en haut, comme le mot grec insinue ? Naître
de nouveau, c’est humainement impossible mais renaître d’en haut
c’est être divinisé par l’Esprit de Dieu. Le message traduit et transmis
peut maintenant vivre par lui-même dans son environnement nouveau, y puiser les ressources pour croître et parvenir à une maturité
personnelle, nouvelle et créatrice.
Certaines personnes identifient « inculturation » avec les rapports qui s’établissent dans l’expérience d’otherness que nous traduirons par « étrangeté » dans le sens de toujours être différent et
étranger partout. Ce phénomène peut devenir une source de richesse
mais renferme aussi des défis qui peuvent détruire la créativité de
l’individu. Cet individu semble n’appartenir à aucun peuple sur
la terre, et vit en quelque sorte sans culture propre qui l’identifie
comme membre d’une communauté. Cette expérience peut être
vivifiante et pleine de richesse à partager ou néfaste et remplie de
conséquences tragiques.
Entretenir la mémoire de cet état d’étrangeté peut être aliénante
ou peut contribuer à devenir agent de transformation du milieu.
Toutes les transformations, toutes les croissances sont douloureuses
et audacieuses, libérantes et stimulantes pour un nouveau départ
mais les écueils et les difficultés s’avèrent souvent très nombreux et
souvent dangereux pour l’identité personnelle.
En venant vivre en terre ontarienne la vision de charité universelle de sainte Marguerite d’Youville, Élisabeth Bruyère a fait
cette expérience d’une situation d’étrangeté. Elle a transformé ses
« mémoires » de Montréal en efforts stimulants pour faire naître un
28 — Chapitre premier
rameau vivant de la racine youvillienne en terre ontarienne. Cette
inculturation du charisme de charité évangélique vécu par Élisabeth
Bruyère présuppose qu’elle a une vision de l’Église comme mystère
de communion avec le Christ incarné dans les pauvres du milieu
culturel donné – le Bytown de 1845. Être au service de l’Église suppose un grand respect de l’expérience humaine en essayant de devenir l’image du Dieu de Jésus-Christ, un Dieu-Amour des pauvres et
des petits dans la situation concrète du vécu historique de son temps.
Dès que la Parole est proclamée, la vie croît d’elle-même à l’exemple
d’un catalyseur qui oriente les forces et fait des merveilles de vie
neuve et féconde.
L’inculturation de la charité évangélique dans l’Église
Nous pouvons considérer saint Paul, l’apôtre des nations, comme un
pionnier de l’inculturation de l’Évangile dans les Églises qu’il fonde
et visite. Il respecte le caractère propre à chaque milieu et n’impose
pas la loi juive à tous les gentils. Pensons à la Rencontre de Jérusalem
des colonnes de l’Église pour permettre au message de Jésus-Christ
de rejoindre toute personne sans imposer la conformité à des pratiques cultuelles de la loi juive.
La conscientisation de l’Église à l’inculturation s’éveille avec
le Concile Vatican II. Le Pape Pie XII, déjà en 1955, affirmait aux
membres du Congrès international d’histoire que « l’Église catholique ne s’identifie à aucune culture 40 » et qu’en principe la religion,
comme telle, est radicalement indépendante de toute culture car la
culture ne permet pas de juger des valeurs religieuses vécues dans un
groupe ethnique.
Par son activité, elle [l’Église] fait en sorte que toute
trace de bien, quelle qu’elle soit, présente dans le cœur et
la pensée des hommes, dans leurs rites et leurs cultures,
40 Paul V1, L’évangélisation dans le monde moderne, Exhortation apostolique, Evangelii Nuntiandi (EN), op. cit., no 20, p. 19.
Chapitre premier — 29
non seulement ne périsse pas, mais soit, au contraire,
purifiée, élevée et portée à la perfection pour la gloire de
Dieu, la confusion du démon et le bonheur de l’homme.
À chacun des disciples du Christ incombe, pour sa part,
la charge de jeter la semence de la foi.
Jésus-Christ, fondateur de l’Église, n’a donné a son Église aucun
mandat ni fixé aucune dimension d’ordre culturel, cependant cette
apparente indifférence de l’Église à la culture des peuples ne signifie pas indifférence à l’égard de la culture comme telle. L’Histoire
montre que toute activité culturelle met en œuvre des aptitudes
conférées par le Créateur à sa créature. Dans les grandes religions
du monde, la culture a toujours été liée de façon quasi organique
à la religion. La présence de la religion et son action religieuse ont
souvent influencé les cultures de l’Humanité dans le respect de la
personne humaine comme telle. La lettre à Philémon, un document
culturel de premier ordre est à relire dans cette perspective d’adaptation, disons d’inculturation du message évangélique. Voici, dans
l’encyclique Evangelii praecones, ce que Pie XII lui-même déclare
comme étant l’idéal de l’Église :
L’Église depuis son origine jusqu’à nos jours, a toujours
suivi la norme très sage selon laquelle l’Évangile ne détruit et n’éteint chez les peuples qui l’embrassent, rien de
ce qui est bon, honnête et beau en leur caractère et leur
génie 41.
L’évangélisation se fait dans, par et à travers la culture et c’est ainsi
que Vatican II peut définir l’Église comme « peuple de Dieu » et
« sacrement de salut » au service de tous les peuples.
Si le peuple de Dieu nourrit la ferme conviction que la présence
de Dieu se situe à l’intérieur même de la culture et non dans ce
que nous y apportons de l’extérieur, il voit la nécessité de libérer le
message évangélique de ses façades ou de ses masques « romains »
41 Pie XII, Evangelii Praecones, Pour le progrès des missions catholiques, 2 juin 1951, traduction
officielle.
30 — Chapitre premier
et « occidentaux ». Une personne conscientisée aux éléments d’une
culture étrangère, c’est une personne qui sait interpréter « les signes
des temps », initier des projets et déclencher une ouverture à la collaboration entre les peuples.
Voilà le phénomène qui marque le changement d’attitude des
personnes missionnaires qui ne se voient plus comme dépositaires
uniques de la Parole, chargées d’apporter Dieu aux autres, et n’ayant
qu’un but : convertir les autochtones et les baptiser. Soulignons
l’importance d’une présence, d’une manière d’être avec les gens, de
respect de leur culture et pour les aider à reconnaître Dieu déjà présent dans leur propre culture. Il s’agit de nourrir le respect mutuel.
Il n’est pas question d’exiger la perte de son identité mais de se comprendre mutuellement et de découvrir les richesses réciproques avec
l’intention d’en partager le meilleur.
Connaissance, compétence et formation, voilà les éléments
essentiels pour mieux connaître les cultures et ainsi de pouvoir laisser la charité s’inculturer. Voilà l’attitude ouverte à l’inculturation
de la charité évangélique : demeurer avide de découvrir les valeurs
fondamentales et les aspirations humaines au cœur des cultures qui
manifestent en elles-mêmes la présence de Dieu. Des attitudes de tolérance, de réceptivité, d’acceptation et d’accueil mettront en valeur
et favoriseront une véritable communication entre les cultures. Un
peu comme saint Paul disait : « Moi j’ai planté, Apollos a arrosé; mais
c’est Dieu qui donnait la croissance. » (1Co 3, 6)
Puisqu’il s’agit de la transmission d’un message, quel message,
Élisabeth Bruyère voulait-elle véhiculer dans l’Église d’Ottawa ?
Comment peut-on parler d’une forme d’inculturation du charisme
de charité universelle de sainte Marguerite d’Youville à Montréal et
transplanté dans l’Église d’Ottawa ? Quels sont les éléments culturels
qui doivent se transformer pour permettre l’implantation de son
esprit en respectant l’esprit de la culture et surtout les besoins de
l’Église particulière d’Ottawa ? Quelles morts doit subir Élisabeth
Bruyère pour que vive sa nouvelle communauté ?
Chapitre premier — 31
Nous regarderons la séparation imposée d’avec la Maison mère
de Montréal, l’échec de la tentative d’union avec les Sœurs de SainteFamille de Bordeaux et les souffrances de la part de ses sœurs et des
autorités ecclésiales comme autant de morts qui ont creusé les traits
de la charité évangélique dans sa vie donnée pour que « l’union la
plus parfaite règne parmi vous » selon l’expression de Mère d’Youville. Tel est le testament spirituel 42 d’Élisabeth Bruyère à sa communauté :
Mes chères enfants, soyez charitables, vous aimant les
unes les autres, rendez service au prochain pour l’amour
de Dieu. Éloignez de vous l’esprit de jalousie, d’envie et
les rapports. Le Bon Dieu n’abandonnera pas la Communauté si vous êtes humbles et obéissantes.[...] Si vous
renoncez à votre propre volonté, l’Esprit de Dieu vous
remplira 43.
Pour mieux comprendre l’inculturation du charisme de charité
évangélique, reprenons l’enseignement de la parabole de la semence,
en Matthieu. (Mt 13, 24ss) L’esprit de charité d’Élisabeth Bruyère
est la semence jetée en terre ontarienne et qui est accueillie dans les
divers terrains décrits par Matthieu. À Bytown, il y a de la bonne
terre, certes, mais les terrains rocailleux, marécageux et remplis
d’embûches abondent aussi.
Élisabeth Bruyère vit en Ontario, terre étrangère, l’inculturation
un siècle avant le Concile Vatican II. Le cheminement de sa vie est
un exemple d’une véritable inculturation de la charité évangélique
dans une Église locale particulière qui s’insère dans la Grande Église.
Gardons-nous bien de concevoir l’Église universelle
comme la somme ou, si l’on peut dire, la fédération plus ou moins hétéroclite d’Églises particulières
42 ASCO, Circulaire du 7 octobre 1875, à ses sœurs qu’elle appelle ses filles. Ce testament a été
mis en musique par Sœur Gisèle Vézina, sco, le 20 février 1978.
43 Émilien Lamirande ajoute que sœur Rivet et peut-être l’aumônier, le père Froc auraient
contribué à la rédaction tout en conservant l’esprit avec lequel Mère Bruyère aurait voulu
communiquer à sa communauté ses dernières pensées.
32 — Chapitre premier
e­ ssentiellement diverses. Dans la pensée du Seigneur,
c’est l’Église, universelle par vocation et par mission, qui,
jetant ses racines dans la variété des terrains culturels,
sociaux, humains, prend dans chaque portion du monde
des visages, des expressions extérieures diverses 44.
En nous inspirant des différentes facettes de la culture, nous essayerons de tracer la figure d’Élisabeth Bruyère qui a su intégrer le
­respect de la culture ontarienne dans le service des pauvres et l’enseignement de la jeunesse. Pour elle, dans toutes les formes de culture, il
faut considérer intégralement la personne comme une valeur particulière et autonome, comme le sujet porteur de la transcendance de
la personne à cause de sa dignité particulière. À ce titre l’exhortation
apostolique n’est-elle pas en quelque sorte la chartre de l’évangélisation des cultures pour tous les temps ?
44 Vatican II, Évangelii Nuntiandi, (EN), L’évangélisation dans le monde moderne, no 62, op. cit., p.
57.
Chapitre premier — 33
CHAPITRE DEUXIÈME
Les étapes dans la vie d’Élisabeth Bruyère
(1818-1876)
Présenter Élisabeth Bruyère comme la première travailleuse sociale
à Bytown, c’est, en effet, situer son rôle dans un Bytown mal famé et
surnommé la « quasi Babylone 1 » du Haut-Canada. Tout est à faire
et à bâtir, la charité peut se déployer sans frontière : école, hôpital,
orphelinat, sans oublier la formation à donner aux jeunes mamans
dont les maris absents œuvrent dans les chantiers pour gagner le
pain de la famille. C’est, à vrai dire, au nom de l’inculturation de la
charité dans un milieu étranger au service des plus démunis.
Sa famille
Élisabeth est née le Jeudi saint 19 mars 1818, du deuxième mariage
de Charles Bruguier (Bruyère) et de Sophie Mercier 2, dans la paroisse
Saint-Pierre-du-Portage de L’Assomption, « le Bas de L’Assomption »
ou « l’Achigan », « capitale de la Seigneurie de Saint-Sulpice 3 », petite
campagne du Québec située à quelque trente kilomètres au nord de
Montréal. Le curé de la paroisse, Pierre Le Sueur, est sulpicien et
fondateur. À la naissance d’Élisabeth, son père a 54 ans et sa mère en
a 20, conséquemment, Élisabeth n’a pas vécu longtemps ni avec son
père qui meurt quand elle a à peine six ans, ni avec sa mère qui la
confie à son cousin, l’abbé Charles-Thomas Caron, pour se remarier
1 Gaétan Gervais, « L’Ontario français (1821-1910) » dans Cornélius Jaenen, (Sous la directionn
de) Les Franco-Ontariens, Série Ontario Historical Studies, PUO, 1993, p. 55-56. Aussi qualifié
par certains de ‘Babylone’, vers 1835-1838.
2 Sa mère (1796-1849) née de Marie-Louise Lefrançois et Étienne Mercier, la dixième de quatorze enfants, était établie à Sainte-Anne-de-Beaupré. Jeanne d’Arc Lortie, Lettres …, volume
1, op. cit., p. 18. É. Lamirande, op. cit., p. 28.
3 Loc. cit., p. 27.
Chapitre deuxième — 35
par la suite. Élisabeth est déjà à Ottawa depuis quatre ans quand elle
apprend la mort subite de sa mère des suites du choléra en 1849.
Son père, Charles (1763-1824), ayant passé quelques années au
Séminaire de Montréal est habile négociant et audacieux comme les
aventuriers du temps. Charles Bruguier et Sophie Mercier ont trois
enfants : Élisabeth (1818), Charles (1819) et Théophile (1821). Son
père, Charles, meurt en 1824 laissant sa femme, ses trois enfants 4 et
quatre filles 5 nées de Ursule Gaillard 6 qu’il avait épousée en 1786.
Pour assurer le pain de ses enfants, la mère déménage à Montréal
(1827) où elle fait du service domestique 7.
Élisabeth fréquente durant quatre ans l’école des Sœurs de
la Congrégation Notre-Dame 8, située proche de la chapelle Bon
Secours où elle fait sa première communion à l’âge de neuf ans et la
Confirmation de son baptême 9des mains de Mgr Jean-Jacques Lartigue, premier évêque de Montréal.
Sophie Mercier-Bruyère, la mère d’Élisabeth, après quatorze
mois de veuvage, remariée à Louis Êtu 10 célibataire, vient s’établir
sur une ferme dans le canton de Rawdon où il n’y a ni école, ni église.
De leur mariage naissent six enfants 11. En 1841, Sophie Mercier/­
Bruguier/Étu épouse, en troisième noces, Pierre Courtemanche, veuf
de Monique Bertrand 12, dans la paroisse de Saint-Esprit. Ils n’ont pas
eu d’enfant. La parenté d’Élisabeth est complexe comme la plupart
des familles du temps, compte tenu des décès nombreux causés par
les épidémies, véritables calamités du temps, et les complications
4 Ibid.
5 Loc. cit., Marie-Madeleine-Ursule (1787), Marie-Angélique (1788), Sara-Sophie (1798) et
Marie-Zoé (1805), p. 26.
6 É. Lamirande, Élisabeth…, op. cit.,Ursule Gaillard meurt subitement en 1815, p. 26.
7 É. Lamirande, op. cit., p. 41.
8 Congrégation fondée en 1658 à Ville-Marie par sainte Marguerite Bourgeois.
9 É. Lamirande, op. cit., p. 42.
10 Ibid., Il meurt en 1837 à l’âge de 45 ans, p. 29. É. Lamirande écrit Étu, Jeanne d’Arc Lortie écrit
Étue, volume 1, p. 469.
11 E. Lamirande, op. cit., Jean-Treflé (1827), Urgel alias Eugène (1828 ou 1829), Clotilde (1831) et
Isidore (1833) morts en bas âge, Marie-Christine (1835) et Louis-Placide (1837), p. 29.
12 E. Lamirande, Élisabeth…, op. cit., p. 30.
36 — Chapitre deuxième
qui surviennent au moment des accouchements. Élisabeth le dit à sa
cousine après la mort « de ma bien chère mère » :
Hélas ! c’est avec des larmes bien amères que je la pleure.
Cependant, je suis, par la grâce de Dieu, bien soumise;
j’ai l’espérance que cette mère chérie, dont la vie n’a
été que croix et tribulations d’esprit, jouira bientôt du
bonheur des Élus, sa piété sincère m’en donne l’assurance [...] 13
La petite Élisabeth accepte de se séparer de sa mère pour parfaire
son instruction grâce à la générosité de l’abbé Charles-Thomas
Caron 14, un cousin maternel, qui veut bien la prendre chez lui, tour
à tour aux presbytères de Saint-Esprit et de Saint-Vincent de Paul,
paroisses rurales à proximité de Montréal. L’influence de ce prêtre
de haute culture et la présence des deux demoiselles Caron – Angèle,
sa sœur et Émilie, sa cousine – favorisent l’éducation d’Élisabeth.
Angèle tenait maison et Émilie enseignait à l’école du village. Émilie deviendra cofondatrice des Sœurs de la Providence. 15 Élisabeth
considère Émilie Caron, comme une mère et une bienfaitrice. Élisabeth devient une jeune fille distinguée et instruite au-delà de la
moyenne des femmes de son temps selon le témoignage d’Émilie
Caron 16. En 1834, Élisabeth commence une carrière d’enseignement.
Durant cinq ans, elle est successivement institutrice à la petite école
du rang, à l’école du village Saint-Esprit puis à la paroisse Saint-Vincent de Paul.
Sa vocation
Pendant ce temps, l’appel du Seigneur à la vie religieuse et à un don
plus total se fait entendre. Elle se dirige vers la congrégation des
13 É. Lamirande, Élisabeth…, op. cit., p.31. J. Lortie, op. cit., p. 460.
14 É. Lamirande, op. cit., p. 28.
15 E. Lamirande, op. cit., p. 52. J. Lortie, volume 1, op. cit, p. 118, note 93.
16 La future supérieure générale des Sœurs de la Providence, née en 1808, É. Lamirande, p. 39,
50.
Chapitre deuxième — 37
Sœurs de la charité de Montréal – dites Sœurs grises – fondée par
Marguerite d’Youville, en vue du soin des malheureux qui affluent
vers Montréal depuis quelques années. Élisabeth fait son entrée à
l’Hôpital général de Montréal, le 4 juin 1839 17 à l’âge de 21 ans, après
avoir tendu la main à sa cousine, Julie Dulong 18, pour se procurer le
modeste trousseau requis.
Élisabeth entreprend sa formation religieuse, postulat et noviciat, avec ardeur et y apporte toute sa bonne volonté. Grâce à l’esprit
de foi et au courage dont elle avait déjà fait preuve dans le monde
devant les renoncements et les privations, elle se plie à toutes les
exigences de la Sainte Règle. 19 Elle essaie de corriger les exubérances
de son tempérament bilieux. Elle qui a connu succès et appréciation, s’adonne de bon cœur comme le voulaient alors les règlements
du postulat et du noviciat, aux tâches obscures et même pénibles
pour sa santé plutôt fragile. Élisabeth revêt l’habit religieux le 18
mai 1840 20, et fait profession le 31 mai 1841, en ce lundi de la Pentecôte. Elle dit qu’elle se « consacre entièrement à Dieu, pour servir
avec fidélité tous les jours de ma vie Jésus-Christ en la personne des
pauvres, en esprit de foi et de charité, selon les règles et usages de
cette Communauté 21 ».
Au lendemain de sa profession, sans doute à cause de son expérience avec les jeunes et de la vertu dont elle avait fait preuve, Élisabeth est immédiatement destinée à la responsabilité de première
hospitalière à la salle des orphelines qui compte alors quarante et
une adolescentes. Comme la tâche est souvent bien lourde, maintes
fois, elle s’attarde au tombeau de Mère d’Youville pour s’imprégner
de son esprit de charité évangélique. Pendant quatre ans, elle se
17 ASCO, Mère Bruyère, Carnet personnel, p. 3 : C’était, note-t-elle, le mardi durant l’octave du
Saint sacrement. E. Lamirande, op. cit., Fille d’Ursule Bruguier et Jacques Dulong, p. 19.
18 J. Lortie, op. cit., Lettres …, volume 1, p. 66.
19 Les ordres religieux ont généralement une Règle de vie dans leurs constitutions qui déterminent les principaux éléments de leur genre de vie. Cette Règle se présente comme une
sorte de livre de vie spirituelle, indiquant les buts particuliers et l’inspiration propre de l’Institut. Ce livre s’appelle souvent les constitutions de la Congrégation.
20 ASCO, Élisabeth Bruyère, carnet personnel, p. 3.
21 Règles de Mongolgier, pp. 120-127 dans Lamirande, op.cit., p. 69.
38 — Chapitre deuxième
­ istingue par son amour du travail, par sa charité compatissante
d
pour les pauvres et les malheureux et par son esprit d’initiative.
Durant ces années, Élisabeth affermit son attachement à l’esprit
de charité de Marguerite d’Youville. Elle assimile son charisme
de charité qui ouvre son cœur à la détresse des pauvres. On peut
dire qu’Élisabeth devient la fidèle disciple de Marguerite; disciple
dans le sens où l’évangéliste Jean donne à la suite du Christ. Pour
Jean, suivre Jésus ce n’est pas seulement la démarche de personnes
qui, impressionnées par ce que dit ou fait Jésus, souhaitent voir ou
entendre encore davantage. Mais l’expression désigne parfois aussi,
au sens figuré, la démarche de foi. Ainsi, lorsqu’en Jean 8, 12, Jésus
déclare : « Je suis la lumière du monde. Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres », cela doit avoir le même sens que dans
l’assertion de Jean 12, 46 : « Quiconque croit en moi ne demeure pas
dans les ténèbres ». Cette attitude doit être celle de la foi, de l’amour
personnel de Jésus.
Le mot disciple 22 en grec μ αθετες 23 dérivé de μ ατε , signifie
« ­s’habituer à quelque chose, se rendre familier de […] ». Dans le
Nouveau Testament, disciple ne veut pas dire « l’élève » qui reçoit
l’enseignement d’un maître mais désigne la relation intime et permanente qu’une personne entretient avec une autre. Par exemple, le
disciple que Jésus appelle marche à sa suite (Lc 9, 57-62; Mt 8, 21) et
doit tout donner même sa vie, par amour (Mt 10, 25). Cette attitude
suppose que le disciple s’attache sans réserve à la personne de Jésus.
Cette relation de disciple permet un échange cordial permanent
parce qu’il aime et se sait aimer. On connaît le « disciple bien-aimé »
personnage propre au IVe évangile. Mais à partir du chapitre sixième
du Livre des Actes, l’appellation simple de « disciple » vise tout
croyant qui s’attache personnellement à Jésus comme à un maître
bien-aimé et qui conforme sa vie à la sienne. (Mc 8, 34)
C’est dans cette perspective qu’Élisabeth est véritablement disciple de Marguerite d’Youville. Elle vit de son esprit, elle aspire à
22 Michel Gourgues, notes de cours Th 312, 1996, p. 160ss.
23 En hébreu, talmud.
Chapitre deuxième — 39
imiter son agir et son zèle apostolique est inspiré de celle qu’elle
appelle sa Mère d’Youville. Le 2 mars 1845, de Bytown, elle écrit à
Mère McMullen, alors supérieure de l’Hôpital général des Sœurs
grises à Montréal :
Oh ! Que n’ai-je la ferveur et le zèle de notre respectable
fondatrice, il faudrait ici d’autres Madame d’Youville.
Mais je me console dans ma misère et pauvreté spirituelle, que le bon Dieu a tout fait pour la fondation de
Bytown sans que je n’y sois entrée pour rien. 24
Élisabeth a un souci constant de rester, « autant que possible unie[s]
à nos Sœurs de Montréal » et, dit-elle, en recevant les reliques de
Mère d’Youville que Mère Rose Coutlée lui a envoyées :
Nous vénérons avec un religieux respect les reliques
de notre Sainte 25 Mère Youville, que vous nous avez
envoyées, toutes les Sœurs me chargent de vous exprimer leur reconnaissance. Je m’unis à elles pour vous dire
combien nous nous croyons heureuses d’une si riche présence. Puisse l’esprit de cette bonne Mère se communiquer aussi à toutes ses filles pour les rendre chaque jour
plus dignes de leur vocation. 26
Elle ajoute dans une supplique à Marie : « Je viens aujourd’hui avec
une humble confiance vous demander pour moi [...] la grâce de ne
jamais m’éloigner de l’esprit de notre sainte Mère d’Youville 27 ». Et
dès qu’elle rencontre des difficultés sérieuses, c’est à Mère d’Youville
que spontanément Élisabeth s’adresse dans sa prière :
J’attends beaucoup de ce Concile, car si c’est la volonté
de Dieu que notre Institut soit érigé en congrégation,
j’espère que ce sera là qu’elle nous sera manifestée; en
24 J. Lortie, Lettres …, volume 1, op. cit., p. 94.
25 Ici, Mère Bruyère n’entend pas canoniser Mère d’Youville; il s’agit simplement d’un sentiment
filial.
26 Ibid., 1er mai, 1850, p. 433.
27 Ibid., pp.106-107.
40 — Chapitre deuxième
attendant, je fais prier notre Sainte Mère Youville de disposer toutes choses pour cela. 28
On pourrait parler d’un véritable culte d’Élisabeth Bruyère pour
Mère d’Youville. La supplique adressée à Marguerite d’Youville par
ses filles de Bytown, en est une preuve tangible. Elle prie afin que son
« esprit de charité, de générosité, de zèle et de dévouement » féconde
leur œuvre nouvelle d’éducation tout comme elle bénit leur service
des pauvres et des malades. 29
On comprend alors le sens qu’elle a donné à l’Acte de fidélité à la
Maison mère de Montréal qu’avec les autres fondatrices, elle signe la
veille de leur départ pour Bytown. 30
Dès avril 1845, Élisabeth prend sa responsabilité et revendique
auprès de Mgr Phelan des corrections précises au mandement d’institution :
Les motifs, dit-elle, qui m’ont déterminée à en agir
ainsi, c’est que nous courions les risques, un jour à venir,
de passer entre les mains de prêtres séculiers, ou de
supérieurs irlandais ou anglais. Alors, adieu la langue
française et je crois sincèrement que les Sœurs, en parlant une autre langue que le français ne conserveraient
pas longtemps l’esprit de notre état, non plus que les
usages. 31
Son obédience à Bytown (1845-1876)
Au début de 1844, les Oblats de Marie-Immaculée acceptent la difficile paroisse de Bytown. Le Père Pierre-Antoine-Adrien Telmon,
omi, curé de Bytown, expose immédiatement à Mgr Patrick Phelan,
évêque coadjuteur du diocèse de Kingston, duquel relève Bytown,
28 Ibid., p. 430.
29 Ibid., p. 479.
30 Ibid., p. 136.
31 J. Lortie, Lettres …, volume 1, op. cit., p. 136.
Chapitre deuxième — 41
le problème des enfants sans école, des malades sans hôpital et des
pauvres sans aide. L’évêque propose les Sœurs de la charité de Montréal qui se sont déclarées disponibles à accepter. Le 4 décembre
1844, quatre religieuses reçoivent leur obédience 32 pour Ottawa,
mais Élisabeth n’est pas du nombre.
La date du départ ne fut pas facile à fixer, car le 11 janvier 1845,
la première supérieure choisie est terrassée par la paralysie et la
deuxième élue refuse 33 « humblement » 34 dit Mère Bruyère devant
les difficultés qu’on pouvait facilement envisager. Aux élections du 5
février suivant, sœur Élisabeth Bruyère qui avait manifesté sa grande
sympathie pour la mission de Bytown est nommée supérieure et
fondatrice. « Si j’accepte, dit-elle, ce ne sera que pour rendre service à
ma Communauté; je n’ai jamais été opposée à la fondation 35 ». Pour
faciliter l’acceptation du mandat, Mgr Bourget détermine un mandat
de trois ans, après lequel la supérieure pourrait revenir à la maison
de Montréal. Élisabeth qui se disait avoir un cœur de mère et avait
aidé à tous les préparatifs du départ objecte cependant qu’elle ne se
reconnaît aucune vocation de supérieure. Elle n’a que 26 ans. Elle
possédait toutefois des qualités et une expérience peu communes à
son âge. 36
La jeune Élisabeth et ses cinq compagnes conduites par le père
Pierre-Adrien Telmon, omi, quittent Montréal le 19 février à huit
heures et arrivent à Bytown, par la voie de la rivière des Outaouais,
vers 17 heures le lendemain, distance qui aujourd’hui se parcourt en
moins de deux heures de voiture. Elles sont reçues triomphalement
par la population 37. Ce sont les sœurs Élisabeth Bruyère, Éléonore
Thibodeau, Saint-Joseph (Charlebois), Rodriguez (Howard), Élisabeth Devlin, postulante et Mary Jones, aspirante.
32 Du latin obedientia, obéissance, ce mot, obédience, a signifié jusqu’au XVIe siècle la permission donnée par un supérieur religieux, ou envoi en mission par l’autorité légitime d’une
congrégation.
33 J. Lortie, Lettres …, volume 1, op. cit., p. 116.
34 E. Lamirande, Élisabeth …, op. cit., p. 100.
35ASCO, Fondation de Bytown, Chroniques, p. 9 : dans Lamirande…, p. 100.
36 É. Lamirande, Élisabeth …, op. cit., p. 103.
37 ASCO, Chroniques, 2 juillet 1851, p. 65.
42 — Chapitre deuxième
La vie à Bytown n’a pas été facile pour ces femmes. Travail ardu,
pauvreté à la limite du nécessaire pour la survie, soucis constants
d’administration pour favoriser le développement. Il n’y avait pas de
repos, tout était à faire dans ce pays neuf, étranger et parfois hostile.
La pauvreté des sœurs est due en grande partie à leur générosité.
Mère Bruyère mentionne aux chroniques :
[…] depuis quelque temps l’hôpital est toujours rempli
de malades; il y a presque toujours 12 ou 13 malades,
hommes et femmes. C’est beaucoup auprès de ce que l’on
a coutume d’avoir; la moitié des malades est gratis. 38
Elle ajoute que la pauvreté est grande, les sœurs mangent du pain
noir, du thé d’orge et sont entassées dans les dortoirs trop petits 39.
Ce n’est qu’en août 1866, qu’elles déménagent. Il y a 40 couchettes et
c’est la veille de la fête de Saint Laurent qui a été père des pauvres et
qui a donné sa vie pour eux 40. La confiance en la Providence fait des
merveilles pour ses enfants. En janvier 1865, il y a du pain en abondance sans que la cuisinière ait boulangé !
Tant de sacrifices de la part des sœurs usèrent les santés et
semèrent des deuils dans la jeune congrégation. Durant une période
de quinze ans, dix-sept religieuses dont la moyenne d’âge était de 28
ans, sont décédées. En 1864, Mère Bruyère elle-même tombe sérieusement malade et pendant plusieurs semaines, sa santé reste chancelante. Mais elle se remet suffisamment pour continuer à répandre sa
charité à toute personne dans le besoin.
Comme les événements de la vie d’Élisabeth Bruyère marquent
la vie de l’Église de Bytown, ils sont en quelque sorte inculturés dans
le quotidien. C’est dans cette optique que le sens d’inculturation
peut décrire le plus adéquatement la charité-compatissante vécue
par Élisabeth Bruyère et sa congrégation à Bytown.
38 Ibid., 1866, p. 31.
39 Ibid., 1866, p. 280.
40 Ibid., 21 janvier 1865.
Chapitre deuxième — 43
Les dernières années d’Élisabeth Bruyère (1872-1876)
À l’issue du Chapitre général de 1873, comme aux élections précédentes, Mère Bruyère est réélue supérieure générale à l’unanimité.
Déjà gravement atteinte d’une tumeur au côté gauche, elle est souvent obligée de garder la chambre d’où elle dirige la congrégation
par une correspondance régulière avec les divers couvents. Cette
correspondance permet de suivre le cheminement de sa charité
inculturée dans les milieux où les sœurs vont ouvrir un couvent. Le
Père Jacques Santoni 41, provincial des Oblats de Marie-Immaculée et
reconnu pour le directeur spirituel de Mère Bruyère, lui rappelle le
sens de la charité qu’elle et ses sœurs doivent vivre à Bytown « pour
que nous [elles deviennent] toutes de saintes et parfaites religieuses »:
C’est vrai, charité et dévouement voilà qui est nécessaire à tout le monde, mais plus particulièrement à une
Supérieure. La charité rend bon, doux, compatissant; le
dévouement porte à rechercher avec zèle tout ce qui peut
procurer l’avancement propre et celui des autres. Peutêtre devriez-vous travailler avec un peu plus de soin à
vous perfectionner dans la première de ces deux vertus.
Être compatissante, vous montrer bonne et douce mère
vis-à-vis des faibles dans la vertu [...]. Je le sais, on est
tenté de s’irriter, d’éclater à la vue de tant d’imperfections chez des personnes qui se sont consacrées à Dieu,
mais le faire, ce ne serait pas imiter Notre Seigneur Jésus
Christ [...] 42.
Ce bon Père qu’elle dit « être un saint » 43 insiste sur la charité qu’elle
doit pratiquer non seulement envers les sœurs mais aussi envers ellemême.
41 Voir J. Lortie, Lettres ..., volume II, note 102 détails. Santoni nommé premier supérieur des
Oblats au Canada en 1851. Loc. cit., p. 169, note 122.
42 E. Lamirande, Élisabeth ..., op. cit., p. 665.
43 Ibid., p. 665.
44 — Chapitre deuxième
Il me semble que vous vous chicanez un peu trop et que
vous n’allez pas au Bon Dieu comme l’on dit, à la bonne.
[...] Il faudra vous résoudre à vous montrer un peu
plus pacifique avec vous-même, à faire un peu moins la
grondeuse à l’endroit de vos propres misères. Ne comprenez-vous point que continuer à vous attrister sur votre
propre état, c’est en reculer l’amélioration 44.
En mai 1875, Élisabeth, bien que malade, visite les maisons aux
États-Unis où les sœurs luttent toujours contre de graves difficultés
financières. Elle semble s’inquiéter de la pauvreté des sœurs dans un
milieu loin de la Maison mère. À son retour à Ottawa, les médecins
découvrent une hypertrophie du cœur alarmante et incurable. Le
6 septembre, elle reçoit le sacrement des malades. Depuis quelques
jours, Élisabeth, un peu mieux, en profite pour préparer le départ des
sœurs qui vont implanter sa dernière fondation, à Saint-Françoisdu-Lac, au Québec. Son souci d’adaptation au milieu ne la laisse
quand même pas indifférente aux besoins des sœurs qui vont porter
les secours qu’elles peuvent, selon leur créativité, qui n’est limitée
que par les exigences des besoins particuliers des gens du milieu.
En janvier 1876, la maladie entre dans sa dernière phase le 27
du même mois, elle reçoit à nouveau le sacrement des malades, en
parfaite connaissance et résignation à la volonté divine et dans une
grande paix. Le 1er avril, Mgr Joseph-Thomas Duhamel vient la visiter
et lui donne la bénédiction papale. La journée de sa mort, le 5 avril
suivant, elle donne ses dernières recommandations à ses filles : « Une
plus grande mortification... une plus grande humilité... avec une
grande bonne volonté, on peut faire beaucoup ». Elle s’éteint doucement, le mercredi de la Passion, à 7 h 40, entourée de ses filles en
prière. Elle avait 58 ans, dont 37 années passées dans la vie religieuse
et 31, comme fondatrice et supérieure à Bytown devenu Ottawa
depuis 1854.
44 Ibid., p. 665.
Chapitre deuxième — 45
Les funérailles se célèbrent à la Maison mère, le 6 avril et le lendemain, à la Cathédrale Notre-Dame. Ces deux services religieux
sont chantés par Mgr Joseph Thomas Duhamel, entouré du clergé,
des premiers citoyens et de toute la population de la ville d’Ottawa.
Ses restes mortels sont ensevelis dans la crypte de la Cathédrale d’où
en 1879, ils sont transférés au cimetière Notre-Dame. En 1966, pour
répondre à la dévotion de ses filles spirituelles, les restes de Mère
Bruyère furent exhumés et transférés à la Maison mère de la congrégation dans la même chapelle qui accueille depuis 1959, année de
la béatification de Marguerite d’Youville, toutes les personnes qui
viennent se confier à elles.
À sa mort, la congrégation compte 189 sœurs de chœur, 149
sœurs converses, 40 novices et 24 postulantes. Quatre sœurs sont
retournées à la Maison mère de Montréal et depuis la fondation 26
sœurs sont décédées 45.
Rapidement esquissées, les réalisations d’Élisabeth Bruyère, vont
permettre de suivre l’inculturation de son charisme de charité dans
ce Bytown du milieu du XIXe siècle, situé aux confins de la civilisation nord-américaine et qui, par surcroît, avait mauvaise réputation.
On peut constater l’attitude plutôt grossière de ces pionniers dans
l’exemple suivant relaté aux chroniques. « Pour la messe de minuit à
la paroisse, les femmes et les gens se disputent à coups de poings les
places 46 ».
Son testament spirituel
Son testament spirituel révèle le véritable charisme de charité de
Mère Bruyère. Cet esprit qu’elle lègue en héritage à la communauté,
c’est en priorité l’esprit de charité évangélique de Marguerite d’Youville. C’est son dernier mot « soyez charitables ».
Le 24 décembre 1875, rassemblant ses dernières énergies, elle
dicte une circulaire à ses filles; c’est son testament spirituel où elle in45 É. Lamirande, Élisabeth …, op. cit., p. 608.
46 ASCO, Chroniques, op. cit., p. 74, 25 décembre 1851.
46 — Chapitre deuxième
siste sur l’esprit de simplicité, de charité et de fidélité à l’Église, vertus
qui doivent caractériser la congrégation. À ses filles qui ne cessaient
de prier pour le rétablissement de sa santé, elle disait : « Vous me
faites languir avec toutes vos prières pour ma guérison; il me tarde
d’aller au ciel ». La charité de Mère Bruyère avait atteint un degré de
perfection qui lui permettait de désirer enfin l’union parfaite avec le
Dieu-Amour par excellence.
Mes chères et bien aimées filles, soyez charitables, vous
aimant les unes les autres, et rendez service au prochain
pour l’amour de Dieu. Le bon Dieu n’abandonnera pas
la Communauté si vous êtes humbles, charitables et
obéissantes. Si vous renoncez à votre propre volonté, l’esprit de Dieu vous remplira. Ne formez toutes ensembles
qu’un cœur et qu’une âme 47.
Tel qu’il est parvenu à la congrégation, ce testament spirituel que
laisse Mère Bruyère semble avoir été rédigé par sœur Rivet 48 mais sur
sa dictée. Sur son lit de mort, elle place la charité comme caractéristique particulière de la congrégation.
Mère Bruyère, cette femme audacieuse, incarne à Bytown le
charisme de charité évangélique compatissante qu’elle lègue à sa
congrégation.
47ASCO, Chroniques, 7 octobre 1875.
48 Sœur Rivet est maîtresse des novices en 1857 (Lamirande, p. 606), née en 1820, compagne
d’Élisabeth à la petite école de Saint-Esprit, entrée au noviciat de Montréal deux ans après,
arrive à Bytown le 13 mai 1845, devient une excellente enseignante, directrice du Pensionnat Notre-Dame 1866, dans Paul-Émile, Mère Élisabeth Bruyère…, tome 1, Était-elle assistante à la mort de Mère Bruyère ?
Chapitre deuxième — 47
CHAPITRE TROISIÈME
Le charisme d’Élisabeth Bruyère inculturé
dans l’Église d’Ottawa
Le charisme (λαρισμα) du mot grec καριζομαι signifiant « faire plaisir » et καρισ, grâce, « ce dont on se réjouit », est un don spirituel
extraordinaire de l’Esprit-Saint octroyé à une personne pour le bien
général de l’Église 1. Le Décret Apostolicam Actuositatem 2 décrit le
charisme comme un don de Dieu pour le service du prochain en
Église. Il est donné pour les autres et jamais pour la personne qui le
reçoit, comme le texte suivant le précise :
De la réception de ces charismes même les plus simples,
résulte pour chacun des croyants le droit et le devoir
d’exercer ces dons dans l’Église et dans le monde, pour
le bien des hommes et l’édification de l’Église, dans la
liberté du Saint-Esprit qui « souffle où il veut » (Jn 3, 8),
de même qu’en communion avec ses frères 3.
Et saint Paul ajoute : « chacun reçoit le don de manifester l’Esprit en
vue du bien de tous », (1 Co 12, 7) puis il insiste : « Mais tout cela,
c’est le seul et même Esprit qui le produit, distribuant à chacun ses
dons, selon sa volonté ». (1 Co 12, 11)
Élisabeth Bruyère a reçu le charisme d’une charité-compatissante pour le « bien général de l’Église ». Selon la volonté de Dieu, elle
venait vivre dans l’Église de Bytown le charisme de charité évangélique dont elle avait hérité de Mère d’Youville comme un patrimoine
spirituel qu’elle devait conserver et léguer en héritage à la communauté qu’elle venait fonder pour le service des pauvres de Bytown.
Quelles sont les facettes de ce charisme particulier ?
1
2
3
Xavier, Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament, Paris, Seuil, 1975, p. 161-162.
Vatican 11, op. cit., Décret : L’apostolat des laïcs Apostolicam Actuositatem, (AA) no3, p. 398.
Loc. cit., (AA), no 3, p. 398.
Chapitre troisième — 49
La charité comme vertu
La pratique de la vertu de charité compatissante évangélique constitue le charisme spécifique qu’Élisabeth Bruyère a voulu inculturer à
Bytown. À l’exemple de « sa bien-aimée mère et modèle », Marguerite d’Youville, elle manifeste pour toutes les misères une charité sans
frontière et cela d’une manière « héroïque », disaient déjà les gens de
son temps 4. Le Dr Joseph-Charles Taché 5, en donne un témoignage
percutant en présentant Mère Bruyère comme une « femme de la
plus grande distinction sous tous rapports », que la population
d’Ottawa regardait avec raison « comme une bienfaitrice 6 ». Mère
Bruyère disait que l’esprit de la communauté selon la volonté divine
« c’est l’esprit de notre sainte fondatrice » 7 qui doit être reflété aussi
dans le Directoire pour décrire les normes pratiques en complétant
les Règles et Constitutions 8. Or, l’esprit de Marguerite d’Youville
c’est « l’esprit de charité », de charité évangélique, « universelle ». On
pourrait dire que la charité vécue par Mère Bruyère est compatissante parce qu’elle est si humaine dans sa manifestation envers les
pauvres de son temps.
Le 3 mai 1959, lors de la béatification de Marguerite d’Youville, le pape Jean XXIII réserve une audience spéciale aux filles de
la Bienheureuse et s’adressant à Sœur Jean-Marie, sgc 9, miraculée
4
5
6
7
8
9
E. Lamirande, Élisabeth …, op. cit., p. 629.
Ibid.., p. 507.
Ibid., p. 629.
Jeanne d’Arc Lortie, Lettres ..., volume II, op. cit., p. 31.
Jeanne d’Arc Lortie, Lettres ..., volume 1, op. cit., p. 454.
Sœur Jean-Marie, Marie-Des-Neiges De Blois (1883-1961) née le 5 août, baptisée quelques
heures après sa naissance, fait profession religieuse le 3 janvier 1905. En 1907, une néphrite
aiguë affecte sa vue. Sa vision diminue graduellement jusqu’en 1927 où un dernier verdict
du Dr H. Ells, oculiste, déclare : « seul un miracle pourrait lui rendre la vue ». Mère SaintAlbert, alors supérieure générale, mobilise dans une fervente neuvaine les religieuses de
la congrégation, les vieillards, les malades pour « arracher à Mère d’Youville », selon son
expression, la guérison. Dans un acte de résignation admirable à la volonté de Dieu, la
malade, dont les yeux étaient presque totalement éteints s’exprime ainsi : « Mon bon Jésus,
vous me demandez le sacrifice de mes pauvres yeux ? [...] Si vous devez en être glorifié,
mon Dieu, prenez-les, je vous les donne [...] Veuillez m’accorder une persévérante et sanctifiante résignation. » Le 6 février 1927, septième jour de la deuxième neuvaine, après une
50 — Chapitre troisième
du 8 ­février 1927, donne à la charité de Mère d’Youville, le titre de
« charité universelle » : « Votre fondatrice est une très grande sainte
puisqu’elle est la Mère de « l’universelle charité ». Dans une lettre aux
sœurs de Pembroke 10, Mère Bruyère souhaitait déjà la béatification
de Mère d’Youville en apprenant que l’Église canadienne commence
les démarches pour présenter les causes de monsieur Olier, Mère
Marie-de-l’Incarnation et Mère Marguerite Bourgeois 11. Elle écrit :
« Que cet exemple nous fasse désirer que la cause de notre sainte
Mère d’Youville soit aussi introduite à Rome et que nous ayons un
jour le bonheur de la voir honorer sur nos autels; il faut prier pour
cela 12 ».
D’autre part, Mère Agathe Gratton, supérieure générale (19801992), a souligné avec justesse le sens de la charité qui caractérise la
Sœur de la charité d’Ottawa :
Demeurons en communion les unes avec les autres dans
notre mission de charité-compatissante; l’obédience de
chacune participant à la mission communautaire, et la
mission communautaire s’intégrant dans la grande mission de l’Église. 13
En associant les deux mots : une « charité-compatissante »,
mère Agathe conjugue l’élément divin de la charité à la dimension
humaine de compassion. Après un siècle et demi, voilà le témoignage
10
11
12
13
bonne nuit de repos, sœur Jean-Marie est réveillée par la cloche de 4 h 50. Elle s’éveille à la
lumière ! Elle distingue clairement les sœurs qui se rendent à la chapelle et crie sa joie et sa
reconnaissance dans les corridors. Sa guérison complète dure jusqu’à sa mort. Elle reprend
sa carrière auprès de la jeunesse. C’est ce miracle attesté par les médecins qui a contribué
à la proclamation de l’héroïcité des vertus de Mère d’Youville qui a été béatifiée le 3 mai
1959. (Nécrologie, 11 juillet 1961) Selon la nécrologie, le miracle se serait produit le 7 ou le
8 selon la légende de la photo dans sœur Paul-Émile, Les Sœurs Grises de la Croix d’Ottawa.
Mouvement général de l’Institut 1876-1967, Ottawa, Leclerc, 1967, p. 273.
ASCO, Lettre de Mère Bruyère en date du 27 décembre 1869.
E. Lamirande, Élisabeth ..., op. cit., p. 626.
ASCO, Lettre de Mère Bruyère aux sœurs de Pembroke, 27 décembre 1869. « Sur nos autels »
expression populaire pour décrire la canonisation par l’Église d’une personne.
Agathe Gratton, sco, 14e supérieure générale, de 1980 à 1992, le 22 mai 1983, au moment
de la remise du livre de Règle de vie des Sœurs de la Charité d’Ottawa, approuvées par Rome
en 1980.
Chapitre troisième — 51
de l’inculturation du charisme de charité qui se perpétue dans la
congrégation. Il est très important de ne pas dissocier ces mots car
en parlant de compassion seulement on néglige l’élément divin de
la vertu cardinale de charité. Plus encore, on enlève la dimension
divine de l’Amour dans le charisme de Mère Bruyère.
Une « charité-compatissante » est une vertu divine qui se manifeste humainement. La charité est une vertu théologale parce qu’elle
« a Dieu comme objet auquel elle adhère ». « La charité, dit saint
Thomas d’Aquin, fait que l’homme adhère à Dieu à cause de Dieu
même, en unissant la volonté de l’homme à Dieu par un sentiment
d’amour. Il ajoute encore que « la charité est la plus parfaite des vertus 14 ». Donner à la charité comme le synonyme de la compassion
c’est réduire l’Amour à des dimensions de philanthropie humaine.
La charité se situe à la cime, à cette fine pointe de l’âme, cette part
par excellence de l’Esprit, qui est le sujet propre de la grâce, laquelle
est participation de la vie divine. 15 Pour Thomas d’Aquin la charité
« vise la bonté même de l’être divin 16 ». Si l’espérance précède la charité, celle-ci parfait celle-là. La vraie charité consiste à aimer Dieu
pour lui-même. En Jésus-Christ, Dieu s’est identifié aux pauvres et
aux petits :
« Quiconque accueille un petit enfant tel que lui à cause de mon
nom, c’est moi qu’il accueille. » (Mt 18, 5)
La charité que Mère Bruyère a déployée pendant toute sa vie et
particulièrement à Bytown est une charité compatissante évangélique envers les petits, les pauvres, les étrangers, les blessés sans jamais
faire de différence ni de langue ni de religion. Les témoignages sont
percutants. Le1er mai 1876, Le foyer domestique 17 rapporte en première page, que non seulement l’Église d’Ottawa mais toute la Capitale « vient de faire une perte considérable ». Élisabeth Bruyère est
14 Thomas d’Aquin, Somme théologique, l’Espérance, traduction française par J. LE Tilly, op,
Éditions La Revue des jeunes, Desclée & Cie, Paris-Tournai, Rome, 1950, p. 31, 42.
15 Ibid., p. 171.
16 Ibid., p. 186.
17 Journal hebdomadaire de la capitale. L’éloge est dû au Docteur Joseph-Charles Taché, journaliste et ami de la congrégation. Voir aussi E. Lamirande, Élisabeth …, op. cit., p. 507.
52 — Chapitre troisième
morte le mercredi 5 avril précédant. Comme elle est fille de l’Église,
ses funérailles sont célébrées par Mgr Duhamel dans la Cathédrale
Notre-Dame remplie de fidèles pour honorer la chère disparue. Les
hommages que la population lui rend manifestent hautement son
appartenance à l’Église de Bytown mais aussi à l’Église universelle.
En acceptant la volonté de Dieu pour venir à Bytown, Élisabeth
Bruyère a perçu le cri du pauvre, la voix de l’enfant, la crainte de
l’orphelin, la détresse de toutes les personnes qui souffrent dans leur
corps et dans leur âme. Elle a compris que l’Église, peuple de Dieu,
avait besoin d’elle. De 1845 à 1876, elle s’insère dans la vie du peuple
et devient signe de Rédemption par son attention à toutes les misères
de son temps. C’est dans ce sens que son charisme de charité évangélique compatissante est inculturé dans la vie de l’Église d’Ottawa.
Si une vie se mesure à l’amour qui l’anime, la sainteté consiste
dans un grand amour de Dieu reconnu dans son prochain. Servir
le prochain de façon extraordinaire dans les choses ordinaires, c’est
aimer Dieu par-dessus tout. Cette charité qui est « l’amour de Dieu
répandu dans nos cœurs par le Saint Esprit » (Rm 5,5) et qui se
manifeste envers toutes les personnes côtoyées, c’est la charité d’Élisabeth à Bytown.
Élisabeth Bruyère vit la charité à l’instar du bon samaritain : son
premier prochain ce sont les sœurs de la congrégation qu’elle aime
d’un amour sincère et fraternel. (Lc 10, 33). Sans donner ici toutes
les preuves concrètes, on peut dire que les nombreuses lettres qu’elle
adresse aux sœurs sont chaleureuses et pleines de bons sentiments.
Son amour est presque palpable quand elle insiste pour que les
sœurs lui écrivent souvent. « Je suis toujours si heureuse d’entendre
parler de mes filles et de savoir où elles en sont dans leurs affaires
temporelles et spirituelles. C’est notre devoir mutuel. 18 » Aussi, le
nom de « fille » qu’elle donne aux sœurs manifeste les degrés de son
affection : « Je vous aime tant que je voudrais vous voir toutes saintes,
toutes de vraies religieuses attachées à votre ­Congrégation 19 ». Sa
18 ASCO, Lettre de Mère Bruyère, 5 décembre 1867.
19 Loc. cit., 5 décembre 1867.
Chapitre troisième — 53
charité incarnée s’intéresse à tout surtout à l’état de leur santé
pour l’unique raison qu’elle veut que « toutes travaillent à la vigne
du Seigneur et au service de notre Époux dans la personne de nos
pauvres ». Les salutations de ses lettres sont remarquables car elles
manifestent son affection toute particulière : « je vous embrasse
affectueusement toutes et chacune en particulier» ou encore : « enfin
je termine en vous embrassant « en pincette 20 » de tout mon cœur
en l’amour de Jésus, Marie, Joseph et de notre sainte Mère d’Youville ». La même salutation aux sœurs de Montréal, en particulier à
la supérieure générale, avant la séparation comme après, sauf dans la
lettre en réponse à la déclaration d’indépendance du 20 septembre
1854 où on note l’appel : « Ma très honorée Sœur : « Adieu ma chère
Mère [Rose Coutlée], veuillez bien me croire pour toute la vie, Votre
très humble et affectionnée fille 21 »; « Je termine [à sœur Julie Deschamps] en vous embrassant de tout cœur en Jésus et Marie. Des
amitiés de la part de toutes nos Sœurs 22 ». Elle n’est cependant pas
dupe et son amour est plein de charité-compatissante. Elle reconnaît
les erreurs et les défauts et n’hésite pas à les réprimander quand il est
nécessaire et de son devoir. Elle comprend la fragilité humaine et en
1872, elle réfléchit :
Le bon Dieu m’a fait une grande grâce depuis quelques
années : lorsque j’étais plus jeune et que je voyais des
défauts en nos Sœurs, j’éprouvais de l’aigreur contre ces
défauts, je me sentais impatiente, mais à présent, je suis
bien changée, je vous aime toutes, toutes, les imparfaites
plus que les parfaites parce qu’on peut leur faire plus
de bien; je les aime davantage parce que ce sont les plus
malades 23.
Une charité aussi ouverte doit nécessairement être puisée à la source
de l’amour de Dieu, en Jésus-Christ.
20
21
22
23
Jeanne d’Arc Lortie, Lettres ..., volume III, op. cit., p. 299.
Ibid., volume II, op. cit., p. 174.
Ibid., p. 373.
ASCO, Lettre de Mère Bruyère, 1872, p. 714.
54 — Chapitre troisième
Une charité inculturée
Malgré le dépaysement et la nécessité de s’adapter aux conditions du
Bytown de ce temps-là, Mère Bruyère ne s’étonne pas des misères
qu’elle y rencontre. Elle dévoile à sa cousine, Julie Dulong, les motifs
qui l’animent dans son obédience. Elle se sent comme envoyée
« pour aller porter la connaissance de Dieu à de pauvres enfants qui
l’ignorent et réveiller la foi dans les cœurs de nos pauvres Canadiens
de Bytown 24 ». Dans la lettre d’obédience aux fondatrices de Bytown,
Mgr Bourget avait mentionné le sens de leur projet : « les secours
[que] (de) votre charité apportera aux fidèles où vous allez vous établir manifestera le visage du Christ ». À la fin il ajoutait :
Que le Seigneur, nos très-chères [sic] Filles, vous remplisse de l’esprit de votre Vénérable Fondatrice. N’oubliez point que vous allez prêcher dans un pays lointain, par la pratique des vertus religieuses, l’Époux des
Vierges. Pour accomplir cette sublime mission, attachezvous avec amour à votre Sainte Règle. Obéissez aveuglément à votre digne Évêque et à ceux qu’il vous donnera
pour vous diriger. 25
Et dans le mandement d’institution canonique du 18 avril 1845, Mgr
Patrick Phelan ajoute un cinquième point pour décrire l’idéal de
charité à pratiquer dans la congrégation :
En accordant au nouvel Institut une existence canonique, au nom de l’Église, Nous lui donnons de la part
de Dieu toutes les bénédictions spirituelles et temporelles
qui accompagnent toujours les œuvres de charité, quand
elles se font purement pour la gloire de Dieu et le service
du prochain. 26
24 E. Lamirande, Élisabeth …, op. cit., p, 108. 18 février 1845, J. Lortie, Lettres ..., volume I, p. 7778.
25Paul-Émile, Mère Élisabeth et son Œuvre ..., tome I, op. cit., 389. Il s’agit d’une filiation spirituelle.
26 Loc. cit., p. 390.
Chapitre troisième — 55
Les fondatrices avaient compris leur mandat et en arrivant à Bytown,
le 20 février 1845 27, logées dans une maisonnette de huit mètres par
six, en plein hiver canadien, Sœur Élisabeth et ses compagnes se
mettent sans tarder au travail. Elles sont ici pour manifester le visage
d’amour de Jésus-Christ à toutes les personnes comme si c’était à
Jésus-Christ Lui-même. Aussi, c’est dès le lendemain de leur arrivée,
qu’elles commencent la visite des pauvres, des malades et des malheureux à domicile. « La détresse crie, dit-elle. Ne faut-il pas la soulager ? » L’interpellation du milieu crée un cœur capable de s’harmoniser avec la culture du lieu d’adoption ? Il n’y a pas de dichotomie
entre la charité inventive et la réponse à une personne dans le besoin
parce que précisément cette personne dans la nudité de sa pauvreté
c’est le Christ Lui-même. « En vérité, je vous le déclare, chaque fois
que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est
à moi que vous l’avez fait ! » (Mt 25, 40)
Émilien Lamirande décrit le Bytown de l’époque et sans vouloir
parler d’inculturation, l’historien en dépeint la réalité :
L’œuvre de Mère Bruyère est profondément enracinée
dans un terreau qui va contribuer à lui donner sa forme
et sa couleur. Elle s’inscrit dans un pays neuf où tout est
à faire, mais où, également tout devient possible. [...] Les
Sœurs Grises vont partager avec les Oblats la mystique
des défricheurs. Comme eux, elles prendront beaucoup
de place. Avec eux, elles ont efficacement contribué à
mettre sur pied un diocèse et toute une province ecclésiastique. 28
La « forme et la couleur » de la charité à Bytown, c’est Élisabeth
Bruyère « qui passe en faisant le bien ». Son souci de respecter toutes
27 E. Lamirande, Élisabeth ..., op. cit., p. 115. « Quand la foule se fut retirée, un forgeron du
nom de Thomas Brûlé vint présenter une croix de fer, que Mère Bruyère ‘estime bien faite’;
elle ajoute ‘le présent est bien analogue à la circonstance de ce jour.’ N’est-ce pas le signe
d’adoption de Mère Bruyère comme Sœurs grises de la croix à Bytown. »
28 E. Lamirande, Élisabeth ..., op. cit., p. 141.
56 — Chapitre troisième
les misères est évident. Elle écrit à sœur Julie Deschamps, supérieure
générale des Sœurs grises, à Montréal le 23 novembre 1854 :
Notre hôpital est rempli [de malades], tellement, qu’on
est obligé de les coucher à terre au milieu des salles, pour
n’avoir pas la douleur de les renvoyer. Ces pauvres gens,
Canadiens comme Irlandais, sont heureux de pouvoir y
être admis à de telles conditions. 29
Le rapport annuel de l’Hôpital préparé par le Dr Beaubien indique,
en 1855, la nationalité ou le lieu d’origine des patients : « 83 sont des
Canadiens-Français, 12 Français, 117 Irlandais, 6 Anglais, 4 Écossais,
10 Américains, 3 Acadiens, 10 Allemands, 5 Italiens 30 ». Il y a ici, à
Bytown, l’évidence de la diversité culturelle avec laquelle les sœurs
se sont identifiées. Le Dr Beaubien termine son commentaire qui en
dit long : « la charité maternelle des religieuses inspire aux malades
une confiance qu’ils ne rencontrent nulle part ailleurs 31 » dans cette
petite ville située dans le canton de Nepean qui constitue le chef-lieu
du comté de Carleton, district de Dalhousie dans le Canada-Ouest.
Depuis l’Acte d’Union de 1841, le Bas-Canada et le Haut-Canada
n’avaient plus de signification politique. La rivière des Outaouais
était l’axe de communication du territoire pour des générations
d’autochtones, d’explorateurs et de missionnaires Récollets et
Jésuites. Cette vaste région ne s’ouvre à la colonisation que vers les
années 1840 avec le projet d’aménagement des rapides de Philémon
Wright. 32 Ce sont ces colons que rencontrent Élisabeth et ses compagnes quand elles arrivent pour vivre une charité qui compatit à
toutes les misères.
Que de fois Mère Bruyère recommande à ses sœurs d’œuvrer
« dans la charité ». Les travaux d’apostolat constituent à ses yeux un
‘ministère’.
29
30
31
32
Jeanne d’Arc Lortie, Lettres ..., volume II, op. cit., p. 322.
Ibid., p. 363.
Loc. cit., p. 363.
E. Lamirande, Mère Bruyère …, op. cit., p.119.
Chapitre troisième — 57
Deux Sœurs sont constamment occupées à Bytown à
visiter les pauvres et les malades en ville. Monseigneur
désire, et nous désirons aussi, en avoir quatre livrées à ce
saint ministère
écrit-elle à Mère McMullen, le 5 avril 1850. Évidemment, les « Sœurs
occupées aux Services de charité » sont moins nombreuses à Bytown
qu’à Montréal 33.
Dans certains cas, elle juge bon de rappeler que l’œuvre des
Sœurs grises à Bytown est d’abord en faveur des Canadiens, ce qui
signifie les Canadiens-Français.
Une chose qui plaît à la supérieure c’est que Mgr n’a pas
eu à recommander aux sœurs l’impartialité, vu que la
moitié est canadienne et l’autre irlandaise; l’accord est si
parfait entre toutes les sœurs sur ce point qu’on n’entend
jamais faire la moindre remarque 34.
Mère Bruyère souhaite que cette union dure toujours […]. On
pourrait dire, comme on le disait des premiers chrétiens que les
sœurs « n’ont qu’un cœur et qu’une âme » (Ac 4, 32). Mère Bruyère
remarque :
[…] que jusqu’ici, nous avons toujours exigé que nos
postulantes anglaises apprissent le français et aucune
n’a encore pris l’habit qu’elle ne fût capable de se confesser en français. Cela s’est toujours fait sans misère. Les
anglaises apprennent le français et les canadiennes
­apprennent l’anglais. J’ajoute, dit-elle, que tant que
nous [ne] parlerons qu’une seule langue entre nous, cela
seul contribuera au bonheur et à l’union de famille. 35
Pour répondre aux besoins urgents d’éducation de la jeunesse, le
3 mars suivant, dans un modeste hangar, elle inaugure la première
école pour les filles et le 10 mai suivant, un minuscule hôpital, le
33 Jeanne d’Arc Lortie, sco, Lettres …, volume II, op. cit., p. 72.
34 ASCO, Chroniques, op. cit., p. 75, 9 janvier 1852.
35 Ibid.
58 — Chapitre troisième
premier de la ville à voir le jour. Puis le 30 mai, de la même année,
les sœurs accueillent la première enfant trouvée et c’est l’œuvre des
orphelins qui commence. Il est alors facile de qualifier leur charité de
compatissante car elle s’enracine dans la culture pour répondre aux
besoins des pauvres.
Toutes les afflictions se réfugient sous le même toit et les œuvres
s’amorcent dans une indigence qui n’a d’égale que la charité d’Élisabeth Bruyère. Pour gagner le pain de la maisonnée, les sœurs, après
leur journée auprès des enfants ou des malades, entreprennent des
travaux manuels commandés de l’extérieur et en retire un peu de
profit. C’est cette adaptation continuelle aux conditions difficiles du
milieu qui leur permet de répondre aux besoins identifiés et manifestés.
En septembre 1846, Élisabeth et ses compagnes organisent une
école du soir au profit des mères de famille de la classe ouvrière ainsi
que des cours d’art domestique pour les plus grandes élèves. Imprégnée d’une charité extraordinaire, cette mère ne cesse d’inventer les
moyens d’aider toutes les personnes affligées selon la devise insérée
au blason de la congrégation : « J’étais malade et vous m’avez visité.
Je suis l’appui du faible ».
De juin 1847 à septembre, la charité de Mère Bruyère conjuguée
à celle de ses compagnes se manifeste de façon particulière, alors que
sévit la grande épidémie de typhus qui fait ses ravages au Canada.
Les émigrés d’Irlande sont les premières victimes à cause de la contagion qui se répand rapidement sur le bateau due au manque d’hygiène. Ce typhus fait de nombreuses victimes et plusieurs parmi les
sœurs. Défiant le danger de la contagion, imbues de charité surnaturelle, Élisabeth et les sœurs se donnent jour et nuit pour soulager
leurs maux. Élisabeth et quinze de ses sœurs sont atteintes du fléau.
Celles qui n’ont pas succombé sont affaiblies, mais aussitôt remises
sur pied, elles retournent au travail et aux veilles auprès des pauvres
malades abandonnés.
L’épidémie enrayée, on organise la Maison Saint-Raphaël pour
les jeunes filles irlandaises laissées sans famille, sans emploi et on
Chapitre troisième — 59
étend cette œuvre de charité au profit des orphelins irlandais. Aucune discrimination dans le service de charité. C’est pourquoi, on
peut qualifier la charité vécue par les sœurs de Bytown de charité
sans frontière. Dans les circonstances, il fallait à ces femmes une
grande vertu de charité digne de sainteté pour voir dans ces miséreux étrangers le visage de Jésus-Christ.
Une des conséquences de l’épidémie dans Bytown est l’extrême
pauvreté. Les sœurs partagent les conditions de vie de leurs concitoyens et concitoyennes qu’elles ont adoptés pour l’amour du ‘Bon
Dieu’. La communauté est réduite à la misère, l’école, source de revenus, ayant fermé ses portes pendant l’épidémie. De plus, les autorités
civiles retardent à verser la modeste allocation promise par l’Agent
des émigrés, à cause de la malveillance des ministres protestants
qui soulèvent la question de « l’immixtion des prêtres et des sœurs
dans les opinions religieuses des malades ». Les difficultés d’intégration au milieu social obligent les sœurs à faire face à des conditions
d’inculturation parfois douloureuses. S’agit-il d’injustice de la part
des personnes qui ne comprennent pas le zèle des religieuses ? On le
croirait... En dépit de ces calomnies, neuf femmes se présentent pour
demander leur entrée au noviciat. Mère Bruyère voit dans ces vocations une réponse de Dieu au dévouement de sa communauté pour
servir les pauvres du ‘Bon Dieu’. Il nous semble évident qu’il s’agit
ici d’une forme manifeste d’inculturation de la charité évangélique
compatissante.
Cependant, la discrimination entre les religions ne semble pas
être, comme nous l’avons déjà mentionné, le problème lorsqu’il
s’agit des œuvres de charité car les chroniques notent que la visite
des protestants au couvent n’a montré aucune réticence de la part
des sœurs. De plus, des protestants font des dons généreux. 36 Les
preuves sont nombreuses qui révèlent l’attitude bienveillante des
sœurs. Le 7 mars 1850, à la cérémonie de la bénédiction de l’orgue, la
chroniqueuse note que « des protestants y assistent » 37. En outre, un
36 ASCO, Chroniques, op. cit., p. 28 septembre 1849.
37 Ibid., p. 27, 7 mars 1850.
60 — Chapitre troisième
avocat protestant travaille pour l’incorporation civile de la congrégation sans exiger un sou 38. Il y a aussi parmi les pensionnaires des
protestantes 39. À son tour, pour participer au bazar des protestants,
Mère Bruyère offre différents objets 40. Voilà jusqu’où peut aller sa
charité et elle n’hésite pas non plus à emprunter « 50£ à un protestant 41 ».
Parfois des difficultés exigent de chercher une interprétation surnaturelle à certains événements. Voici comment on analyse un accident : « une femme brûlée [qui] se repent des calomnies 42 » qu’elle a
répandues contre les sœurs. À côté des ressentiments opposés, peuton imaginer que pour la procession en l’honneur de la Sainte Vierge
« deux protestantes portent le brancard de la statue de la Vierge 43 » !
Si ces exemples ne disent pas hautement l’inculturation de la
charité des sœurs, ils manifestent sûrement que l’accueil mutuel des
citoyens de « toutes races et de toutes langues et nations » est un bel
exemple de tolérance de part et d’autre. Il s’agit d’une tolérance que
seul l’Esprit peut susciter dans le cœur humain.
Le 8 février 1848, le mandat de trois ans de sœur Élisabeth
Bruyère est terminé, d’après l’entente signée à Montréal. Selon son
désir, elle voudrait retourner à Montréal. Mais les compagnes de la
fondatrice et le père Telmon, avaient déjà supplié Mgr Ignace Bourget, évêque de Montréal, et la communauté des Sœurs grises de
Montréal de maintenir sœur Élisabeth dans sa charge car d’un commun accord on lui reconnaissait les qualités propres à une bonne
supérieure. Au Chapitre suivant, sœur Élisabeth Bruyère est réélue à
l’unanimité bien qu’elle se sente si indigne et peu compétente. Rien
n’y fait. Mgr Bourget intervient et propose un terme de cinq ans. Le
25 février 1848, Mère Bruyère revient à Bytown, dans l’obéissance,
38
39
40
41
42
43
Ibid., p. 29, 29 mars 1850.
Ibid., 12 juin 1850.
Ibid., p. 55, 21 février1851.
Ibid., p. 60, 22 avril 1851.
Ibid., p. 103, 2 février 1854.
Ibid., p. 113, 8 décembre 1854.
Chapitre troisième — 61
pour faire la volonté de Dieu et continuer à répandre sa charité à
l’endroit de tous les démunis.
Elle consacre à nouveau toute sa vie et ses énergies à sa mission
de Bytown, au rythme du développement de l’Église diocésaine et de
l’apostolat missionnaire dans l’immense pays canadien. Mgr JosephEugène Bruno Guigues, omi 44, est alors nommé premier évêque
ecclésiastique de la communauté à la place du père Adrien Telmon,
omi.
Dans la communauté, quand la charité diminue dans les rapports entre les sœurs, Mère Bruyère défend sans pitié cette vertu. Son
sens le plus aigu de la charité semble être presque palpable dans cette
réflexion sur un nationalisme qui engendre la discorde au sein de la
communauté. Ce sont les chroniques qui relatent ce fait.
On sait que Mère Bruyère a été la chroniqueuse précisant au jour
le jour les événements vécus dans la congrégation de 1845 à 1875 45,
excepté pendant son voyage en France. Il s’agirait donc de sa pensée
toute spontanée et toute dépourvue d’artifice.
Le bon Dieu sait tirer du bien du mal. [...] pour inspirer
de l’horreur pour ce maudit esprit de nationalité qui
détruit l’esprit de charité qui règne dans notre communauté. S’il se trouvait quelque sœur animée de cet esprit
qui n’est rien autre chose que la jalousie et le désir de
vouloir dominer et l’emporter sur les autres. Un cœur
dominé de cet esprit n’a plus de place pour les vertus de
charité et d’humilité; or une religieuse dépourvue de ces
deux vertus est un membre pourri dans sa communauté
et si elle est incorrigible, je ne vois rien de mieux que de
la renvoyer, quand même elle aurait fait ses vœux. […]
44 Joseph-Eugène-Bruno Guigues, omi, (1805-1874) envoyé au Canada en 1844 à titre de
visiteur extraordinaire devient évêque de Bytown en 1848, confesseur des sœurs, supérieur
provincial des Oblats du Canada.
45ASCO, Chroniques du 23 mai 1862, on note que sœur Lefebvre est chargée de la rédaction
des chroniques pendant le voyage de Mère Bruyère en France, p. 204.
62 — Chapitre troisième
prudence d’en renvoyer une que d’exposer la communauté entière 46.
Dans un effort suprême pour éviter des situations extrêmes, elle
exige que toutes les sœurs parlent français.
La communauté, dit-elle, étant dans son origine une
communauté purement canadienne-française, tout
étant écrit en français, Règles, usages, coutumiers. [...]
les étrangères y sont reçues avec la plus grande charité,
et qu’une fois admises au nombre des membres de la
communauté, elles sont en tout sur le même pied que
les autres, n’étant en aucune manière privées d’aucun
privilège, occupant et pouvant occuper n’importe quelle
charge dans la maison. 47
Cependant, elle éprouve des craintes pour l’avenir si la communauté recevait quelques personnes qui ont un esprit national et
ambitieux. Dans son indignité au sujet du nationalisme malveillant,
elle sait quand même se réjouir de l’arrivée de femmes « irlandaises
accueillies au postulat comme un présent du ciel 48 ».
L’attitude de Mère Bruyère révèle jusqu’à quel point elle accepte
la situation culturelle de son milieu d’adoption, le Bytown d’alors,
sans toutefois s’illusionner sur les résistances humaines. Nous décelons son sens aigu de discernement dans sa description d’une vocation : « une jeune fille qui se présente comme postulante a le goût des
pauvres 49 ».
La charité de Mère Bruyère lui a permis de se laisser assimiler
au contexte culturel dans lequel elle évoluait. Cette assimilation est
positive. Ce n’est que mêlée à cette pâte quotidienne qu’elle pouvait
mieux révéler aux personnes qui l’entouraient son secret de vie dans
l’amour de Dieu. Seul un amour profond de Dieu vécu dans son âme
pouvait l’accompagner dans la difficile situation où l’avait plongée la
46ASCO, Chroniques, op. cit., p. 80, 30 mars 1852.
47 Loc. cit., p. 80, 30 mars 1852.
48 ASCO, Chroniques, op. cit., p. 121, 2 juillet 1855.
49 Ibid., p. 161, 25 octobre 1857.
Chapitre troisième — 63
séparation d’avec la Maison mère de Montréal. Comment pouvaitelle comprendre les incohérences des intervenants tels les supérieurs
tant ecclésiastiques que religieux dans la situation ? Jeanne d’Arc
Lortie brosse le tableau :
En 1850, une question vitale pour Mère Bruyère reste
toujours en suspens : La Fondation de Bytown continuera-t-elle à être une Congrégation indépendante, statut
qu’on lui avait imposé en 1845, ou devra-t-elle renoncer
aux formes nouvelles données à certaines œuvres, et devenir une mission dépendante, limitant la forme de ses
œuvres à celle qui répondait aux besoins de la Maison de
Montréal ? 50
On sait que cette question mal connue a été aussi mal comprise.
L’auteure résume l’ambiguïté de la situation :
Perçue longtemps et par plusieurs, comme un événement regrettable, une question douloureuse, épineuse,
mal réglée, voire une dispute de famille, on n’en a gardé
trop souvent que le souvenir des divergences de vues des
intéressées et intéressés, avec leur cortège de difficultés, de
tensions, de tiraillements, de peines et de blessures. 51
Puis, elle évoque trois situations qui en retracent suffisamment
« les étapes par lesquelles la tige initiale de l’Institut de Marguerite
d’Youville après avoir vu poindre quatre jeunes pousses 52, entre
1840 et 1849, porte maintenant, entre 1850 et 1856, quatre branches
robustes rattachées au tronc par le lien intime et indestructible de la
charité surnaturelle ». Et pourquoi les branches d’un arbre se séparent-elles du tronc ? Nous le savons, le tronc existe pour porter des
branches. C’est la même chose pour le tronc primitif de la famille
youvillienne. « Ce que l’on a appelé à tort une séparation n’est en
50 Jeanne d’Arc Lortie, Lettres ..., volume II, op. cit., p. 18-19.
51 Loc. cit. p. 19.
52 ASCO, Les fondations de Saint-Hyacinthe (1840), Rivière-Rouge (1844), Bytown (1845), Québec (1849).
64 — Chapitre troisième
fait que le développement réussi des branches fortement unies au
tronc. 53 »
De ces branches, la vie s’est répandue dans les rameaux qui
« constituent la deuxième génération ». Il s’agit des Sœurs de la
Charité de l’Hôtel-Dieu de Nicolet sorties en 1866 et réunies à la
Maison mère de Montréal en 1941. Et d’Ottawa sont sorties les Grey
Sisters of the Sacred Heart, Philadelphie, 1921, et les Grey Sisters of the
Immaculate Conception de Pembroke, 1926. Tous les autres couvents
fondés dans les diocèses ne sont que des maisons groupées en provinces religieuses qui relèvent totalement de l’administration générale. L’autonomie des provinces favorise le développement de la vie
religieuse apostolique dans les secteurs géographiques déterminés.
Tout se fait en dépendance avec la direction générale. Cette administration indépendante permet plus facilement d’inculturer la charité.
Dans tous ces milieux, l’important c’est l’esprit communautaire
qui pour Mère Bruyère était vital. À son retour d’une visite d’un
couvent, Mère Bruyère se réjouit et constate que :
[…] tant que nos sœurs conserveront leur esprit de
famille et la grande simplicité qui règne parmi elles, le
bonheur intérieur de la communauté sera parfait. La
mère qui les dirige est heureuse d’être leur mère, et les
filles goûtent le même bonheur. Que la charité est belle !
qu’elle est forte ! qu’elle est aimable ! qu’il est doux de
vivre sous son empire ! Mon Dieu que cet esprit de paix
vive toujours en nous et parmi nous. 54
La séparation ou l’autonomie nécessaire
à l’inculturation du charisme ?
C’est dans cette optique de charité vécue non seulement au niveau
personnel mais dans tous les rapports humains, que nous voyons les
53 Loc. cit.
54 ASCO, Chroniques, op. cit., 19 novembre, 1860, p. 195.
Chapitre troisième — 65
conséquences de la séparation d’avec la Maison mère de Montréal.
C’est une véritable inculturation du charisme de charité compatissante qui s’adapte au milieu en toute liberté évangélique. Ces adaptations ne sont pas dictées par une administration éloignée des lieux
et des besoins et qui juge les événements avec des critères différents.
N’oublions pas que la distance qui séparait Montréal de Bytown en
1854 était considérable, et qu’elle engendrait des difficultés de communication et de compréhension.
On peut distinguer trois moments de rupture : la séparation de la
Maison mère de Montréal, l’échec d’union des quatre fondations et
la tentative d’union avec les Sœurs de la Sainte-Famille de Bordeaux.
La séparation des sœurs de Bytown de la Maison mère
Dans la séparation de la communauté de Bytown de celle de la Maison de Montréal, peut-on parler avec M. de Certeau d’une « rupture
instauratrice 55 » qui constitue l’événement fondateur de la nouvelle
institution, dans la fidélité à l’esprit de charité, comme héritage à
transmettre ? La situation de fait motive les personnes qui interviennent à passer de la mission d’évangélisation au dialogue avec la
culture du milieu. L’autonomie permet la création d’une œuvre qui
soit totalement inculturée dans le milieu pour répondre aux besoins
de l’Église locale. Heureuse séparation ! pourrions-nous lancer
comme chante l’Exultet à la liturgie pascale : « Heureuse faute qui
nous a valu un tel Rédempteur » !
Comment comprendre dans quelle impasse la congrégation se
serait trouvée pour répondre aux besoins de l’Église de Bytown si
elle avait été liée institutionnellement à la congrégation de Montréal.
De plus, les souffrances causées par cette séparation, cet abandon
de sa « mère Maison» et cette solitude ont creusé en elle une charité
puisée au cœur même de Dieu. Cette charité, Mère Bruyère l’a vécue
tous les jours concrètement avec toutes les nuances qu’impose la
55 En juin 1971, Michel de Certeau, sj, publie dans la revue «Esprit», vol. 39, no 404, pp 117711224, un texte au titre étrange : La rupture instauratrice ou le christianisme dans la culture
contemporaine. Aussi dans A. Peelman, L’inculturation ..., op. cit., note 17, p. 60.
66 — Chapitre troisième
condition humaine. Elle en a été façonnée à l’image de l’Amour qui
se donne et aussi qui pardonne.
Le provincial des Oblats, le père Jacques Santoni, confie à Mère
Bruyère, à cette époque, sa perception de la situation et prévoit que
dans l’avenir la séparation sera perçue comme bénéfique :
Sans doute que la séparation peut être considérée en soi
comme fâcheuse mais elle le sera moins qu’une union
qui eût été incommode et un obstacle au bien. 56
Après l’analyse de la situation par l’historien, É. Lamirande, qui
s’appuie sur les interprétations des sœurs Sainte-Berthe et PaulÉmile 57, regardons brièvement celle qu’en fait Jeanne d’Arc Lortie,
sco, dans son introduction au deuxième volume Lettres d’Élisabeth
Bruyère 1850-1856. En 1845, les évêques avaient imposé à la Fondation de Bytown une indépendance justement pour permettre la mise
en place d’une forme nouvelle aux œuvres dans un milieu différent.
L’image des branches d’un arbre comme nécessaire à la croissance d’une vie végétale est significative et élève les interprétations à
un niveau plus positif où de la séparation – véritable mort – surgit
la vie, une vie neuve qui s’épanouit en s’inculturant dans un milieu.
Sans entrer dans tous les détails des circonstances, essayons
maintenant de donner à ces événements, une autre explication :
celle d’une dimension d’inculturation de la charité évangélique par
compassion pour toutes les misères locales. Cette volonté de Dieu
que voulaient accomplir les supérieures des fondations tout autant
que les évêques ne serait-elle pas à trouver dans ce souci d’adapter
les œuvres des sœurs aux besoins particuliers du Peuple de Dieu
dispersé dans les Églises locales ? Il s’agit alors de la nécessité d’inculturer la charité évangélique. Selon la sagesse humaine, il semble que
l’union fait la force et que dans les circonstances tout aurait été à
l’avantage de chacune des personnes concernées en vue de bâtir un
56 Jeanne d’Arc, Lortie, Lettres ..., volume II, op.cit., p. 299, note 35.
57 Toutes deux religieuses et archivistes de la congrégation.
Chapitre troisième — 67
édifice solide qui peut durer et perdurer dans le temps. On le voit
affirme Jésus :
[…] si un royaume est divisé contre lui-même, ce
royaume ne peut se maintenir. Si une famille est divisée
contre elle-même, cette famille ne pourra pas tenir. (Mc
3, 22)
C’est bien ce que Victor Rousselot, sulpicien, aumônier de l’Hôpital
général de Montréal, laissait entendre à Mère Bruyère après l’échec
d’une dernière tentative d’union quand il affirmait que l’union était
voulue par Mère d’Youville ce qui donnait à son projet une crédibilité.
De plus, nous pouvons voir dans la séparation d’avec Montréal
une kénose – action de rendre vide et de priver de tout comme dans
le texte l’épître aux Philippiens (Ph 2, 7) « Il s’est vidé lui-même, prenant forme d’esclave… » – nécessaire qui transforme Mère Bruyère
et la rend capable d’établir une congrégation dont la vie s’enracine
à Bytown. Rupture instauratrice d’une création nourrie de la même
charité évangélique que Jésus a déployée en faisant le bien partout
où il passait. Une charité évangélique vécue « dans l’Église et dans le
monde de ce temps » affirme Vatican ll, dans la Constitution pastorale de l’Église :
Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des
hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous
ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les
tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il
n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans
leur cœur. Leur communauté, en effet, s’édifie avec
des hommes, rassemblés dans le Christ, conduits par
­l’Esprit-Saint dans leur marche vers le Royaume du
Père, et porteurs d’un message de salut qu’il leur faut
proposer à tous. La communauté se reconnaît donc réellement et intimement solidaire du genre humain et de
son histoire. (GS no1)
68 — Chapitre troisième
Cette solidarité humaine décrit à sa façon le phénomène d’inculturation des œuvres de charité circonscrites dans un milieu. C’est
bien comme disciple de Jésus et à l’imitation de Marguerite d’Youville qu’on peut identifier Mère Bruyère à ces hommes et ces femmes
rassemblés dans la mouvance du même Esprit et qui deviennent
porteurs – « portageurs » – d’un message de salut pour toute l’Humanité. L’Église « experte en humanité » s’adresse à cette Humanité
dans des paroles prophétiques. Élisabeth Bruyère, représente dans
l’Église, une Parole pour son temps et son Église.
À la fin de sa circulaire du 4 septembre 1854, – probablement
dictée par les autorités ecclésiastiques –, qui impose la séparation
comme « un fait accompli », la supérieure générale de Montréal,
sœur Julie Deschamps, privilégie la forme d’union dans la séparation que Mère Élisabeth Bruyère a toujours qualifiée d’essentielle :
[...] nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour
que les liens de la charité qui nous unissent demeurent
toujours fortement resserrés, que les rapports en soient
toujours tendres et affectueux, tels qu’ils doivent l’être
entre les filles de la même Mère. » 58
Mère Bruyère y adhère pleinement à cette union particulière favorisée par Montréal.
De l’avis des Sulpiciens et des Oblats, et notamment du supérieur
et provincial, le père Jacques Santoni, Mère Bruyère avait tout fait
pour conserver l’union. Dans une lettre que ce dernier lui adresse à
cette époque, il lui en rend un témoignage indéniable :
Vous apprendrez au moins avec plaisir, qu’à Montréal
on est sincèrement persuadé que vous désiriez l’union,
les différentes lettres écrites à la Supérieure de Montréal,
les démarches que vous avez faites, en étant, selon M.
Bonnissant, une preuve péremptoire.
Puis il poursuit :
58 Jeanne d’Arc, Lortie, Lettres ..., Ibid., volume 11, p. 21, Lettre no 137, note 29.
Chapitre troisième — 69
Au reste, je crois que vous avez fait votre possible pour
l’empêcher; on vous rend ce témoignage, vous n’avez en
conséquence qu’à vous tenir tranquille en vous résignant
à la volonté de Dieu. 59
Et il insiste : « Vous avez suffisamment agi, ce me semble dans le sens
de l’union. Vous n’avez plus qu’à attendre l’expression de la volonté
de Dieu 60». Mère Bruyère livre sa version du genre d’union essentielle, avant de terminer sa lettre du 20 septembre 1854, en réponse
à la déclaration de séparation. Elle confie à Sœur Julie Deschamps,
supérieure générale des Sœurs grises de Montréal l’idéal qu’elle
entrevoit pour sa communauté :
[...] je ne dois point vous dissimuler, ma très honorée
Sœur, que j’ai été profondément affligée en lisant la
lettre dans laquelle vous me notifiez la séparation de
notre Communauté de la Maison mère; mon désir le
plus ardent était de conserver l’union entre nous, et je
n’eusse reculé devant aucun sacrifice, pour la rendre
plus intime; mais puisque sans que j’y aie donné lieu, on
brise le peu d’union qui existait encore, je me soumets à
la volonté de Dieu, persuadée que tout ce qui nous arrivera de fâcheux comme de prospère n’est que pour notre
plus grand bien. 61
Pour Mère Bruyère dans cette situation de fait, ce qui compte c’est
l’union spirituelle pour conserver l’esprit de charité de Mère d’Youville. Elle donne les motifs de sa conduite :
[...] j’avais eu d’abord la pensée de les – [des renseignements inexacts et très défavorables] – relever, afin de
justifier la Maison de Bytown de l’accusation d’avoir
accompli le fait de la séparation et pour dissiper des
59 Jeanne d’Arc, Lortie, Lettres ..., op. cit., p. 299, note.
60 Loc. cit, p. 299, volume 11, note 35.
61 Jeanne d’Arc, Lortie, Lettres ..., op.cit., volume II, Lettre à la très honorée Sœur Julie Deschamps, supérieure des Sœurs grises de Montréal, 5 octobre 1854, p. 301.
70 — Chapitre troisième
préventions qu’on n’a pas toujours pris la peine de nous
dissimuler; mais cela m’entraînerait dans des discussions
qui me répugnent et où la charité a peu à gagner. J’y
renonce donc me remettant au bon Dieu du soin de nous
justifier, si c’est conforme à ses desseins. 62
Elle refuse de discuter pour se justifier parce que « la charité a peu à
gagner » et se remet au soin du Bon Dieu pour faire sa volonté. C’est
ici que l’on perçoit la profondeur de son esprit évangélique de charité qui domine toute sa vie.
Un indice révélateur de sa grande amitié envers les Sœurs
grises est éloquent. En décembre suivant, sur la recommandation
de Michel Faillon, visiteur sulpicien, les restes de la vénérée Mère
d’Youville ont été recouvrés et exhumés du caveau de l’Hôpital où
ils reposaient depuis 1771. Une cérémonie religieuse le 23 décembre
1849, en a marqué la translation dans une châsse aménagée dans un
ancien mur de la chambre qu’occupait la fondatrice de son vivant. 63
Une des manifestations d’attachement le plus sincère d’Élisabeth
envers Mère d’Youville qu’elle appelle « notre vénérable Fondatrice,
Madame d’Youville » 64, se révèle dans la supplique qu’elle envoie à
Montréal par une délégation de deux sœurs afin que « son esprit de
charité, de générosité, de zèle et de dévouement » imprègne le cœur
de ses filles et féconde leur œuvre d’éducation. Élisabeth Bruyère apprend cet événement par les Mélanges religieux 65. Elle en est profondément blessée. Elle en fait part à Mgr Bourget en ces termes : « Une
seule chose nous a sensiblement contristées, c’est que nos Sœurs de
Montréal n’aient pas eu la pensée de nous écrire 66 pour nous faire
62 Jeanne d’Arc, Lortie, Lettres ..., Ibid., p. 309.
63Paul-Émile, Mère Élisabeth Bruyère…, tome 1, op. cit., p. 157ss.
641er janvier 1850 à Mgr Ignace Bourget, dans Jeanne d’Arc Lortie, Lettres ..., volume II, op. cit.,
p. 54.
65 Journal officiel de l’évêché de Montréal, no du 28 décembre, dans Jeanne d’Arc Lortie, Lettres
…, op. cit., p. 54.
66 On sait par ailleurs que Mère Coutlée avait bel et bien écrit le 23 décembre 1849, mais que la
lettre n’a été reçue que le 3 janvier suivant. Heureux hasard qui nous a permis de connaître
la grandeur d’âme d’Élisabeth dans une circonstance aussi pénible.
Chapitre troisième — 71
participer à un bien qui est commun à toutes nos maisons » 67. Elle
voit dans cet événement « une conjoncture aussi heureuse pour toute
notre congrégation et si capable de nous renouveler dans l’esprit de
notre Institut 68 ». Tous les détails, ajoute-elle, sont intéressants pour
une fille de Madame d’Youville car « nous tenons de cœur et d’âme à
la Maison mère et à toutes nos Saintes Règles 69 ».
Nous vénérons avec un religieux respect les précieuses
reliques de notre Sainte Mère d’Youville que vous nous
avez envoyées, toutes les sœurs me chargent de vous
exprimer notre reconnaissance. 70
Admirable dignité ! À cause de son attachement à Mère d’Youville,
Élisabeth Bruyère passe par-dessus ce qu’elle considère comme une
blessure de famille. Une blessure qui engendre l’inquiétude d’être
délaissée. Elle délègue immédiatement deux sœurs pour porter sa
supplique qui commence par ces mots : « Daignez recevoir les témoignages de respectueuse affection de toutes vos filles de l’Hôpital
général de Bytown 71 ». Dans cette spontanéité, se révèle l’idéal d’Élisabeth non seulement pour elle mais aussi pour les sœurs qu’elle
appelle ses filles. Elle demande expressément « afin que nous soyons
toutes remplies de votre esprit de charité, de générosité, de zèle et
de dévouement ». Ses accents sont si sincères qu’ils impressionnent
vivement les sœurs de Montréal et Mère McMullen interprète ainsi
son geste : « Cette députation a eu plus de poids et a prouvé davantage votre amour pour notre première Mère, et en même temps
votre union avec la mère maison 72 ». Élisabeth prend soin de confier
à Mère d’Youville son pensionnat « afin que nous maintenions votre
67
68
69
70
71
72
Jeanne d’Arc Lortie, Lettres ..., volume II, op. cit., p. 54.
Lettre à Mgr Bourget, 1er janvier 1850, loc. cit.
Jeanne d’Arc Lortie, Lettres ..., volume I, op. cit., p. 55-56.
Ibid., p. 60.
Ibid., p. 430.
Loc. cit., p. 431.
72 — Chapitre troisième
esprit en instruisant les enfants comme en soignant les pauvres et les
malades 73 ».
En 1945, cent ans après les événements qui ont mené à la séparation d’Ottawa d’avec la communauté de Montréal, voici comment le
cardinal Rodrigue Villeneuve, omi, dans sa préface au livre de sœur
Paul-Émile, explique l’événement :
Décision, au reste, dont il n’y a pas lieu de s’étonner, et
pour laquelle il pouvait exister les meilleurs motifs. Dans
leurs nouveaux milieux, les jeunes pousses avaient pris
des élans et s’étaient adaptées à des circonstances et à des
besoins spéciaux que n’avait pas connus l’Hôpital général, dont les esprits n’auraient su envisager ces conditions
neuves et lointaines. Voilà ce qui est historiquement bien
démontré. 74
Ici, le cardinal Villeneuve décrit la réalité de l’inculturation avant que
le concept soit véhiculé dans l’Église après le concile Vatican II. La
séparation imposée par Montréal qui est pour Mère Bruyère source
de tant d’inquiétudes et d’angoisses nous permet de soupçonner
quel était son idéal d’imiter la charité de Mère d’Youville et de parvenir ainsi à la vertu théologale de charité évangélique en favorisant
la dimension de compassion.
Mère Bruyère demeure profondément attachée à la Maison mère
de Montréal. Le 3 septembre, 1849, elle écrit à Mère Coutlée, supérieure générale : « Hâtez-vous, de faire votre Chapitre général. J’ai
bien plus envie de vous voir que de voir le Chapitre, car je ne sais pas
ce que j’irai y faire 75 ».
Le procès-verbal du Chapitre 1849 qui se termine le 8 novembre
est le témoin oculaire d’une grande fraternité entre les quatre Fondations et la Maison de Montréal qui ont élaboré des moyens de
73 ASCO, Copie manuscrite de l’original aux ASCO, Registre C, p. 23-24, M. Br., p. 152, dans
Jeanne d’Arc, Lortie, Lettres ..., volume II, p. 430-432.
74 Paul-Émile, sgc, Mère Élisabeth Bruyère…, tome 1, op. cit., p.[3] préface.
75 Ibid., p. 154.
Chapitre troisième — 73
mettre en commun leur riche héritage spirituel reçu de Marguerite
d’Youville.
C’est ici que les décisions prises par la Maison mère de Montréal,
en 1854, mais dictées par les évêques impliqués, deviennent difficiles
d’interprétation logique. Le climat d’union des cœurs entre les Fondations et la Maison mère est bon. La déclaration d’indépendance
imposée et dictée par les autorités ecclésiastiques surprend d’autant
plus. Quels sont les véritables motifs qui ont stipulé ce genre d’administration par la Maison mère de Montréal à l’endroit des fondations ? On peut penser que des motifs d’ordre financier aient joué
mais ils ne peuvent être les seuls. Il est vrai que la Maison mère de
Montréal ne pouvait pas assumer les états financiers des Fondations.
La juridiction ecclésiastique des évêques a été un des critères qui a
pesé lourd dans la décision. Aucun d’eux ne voulait se voir imposer
des restrictions par la Maison de Montréal dans le choix des œuvres
que les sœurs auraient à accomplir dans leur diocèse. La mentalité de
l’époque voulait que les évêques puissent avoir plein pouvoir sur les
communautés religieuses qui relevaient de leur autorité.
Dans une lettre intime, peu après la malheureuse décision, Mère
Bruyère explique qu’elle comprend la situation mais qu’elle a été
blessée par ce qu’elle appelle « le ton diplomatique » de la communication qui établissait l’indépendance totale comme un fait accompli. On verra cependant que le charisme de charité contribuera à
conserver les liens de fraternité entre les sœurs grises. Elle s’exprime
« à cœur ouvert » à Sœur Julie Deschamps, supérieure générale des
Sœurs grises, à Montréal :
Par un sentiment de haute convenance, que je respecte,
vous n’avez point voulu porter plus haut la cause de la
séparation; mais si dans votre langage vous aviez pu dépouiller le ton diplomatique vous m’auriez dit : […] que
vos supérieurs 76 ayant sondé les dispositions des Évêques,
avaient cru reconnaître leur opposition à une union
76 Il s’agit ici des évêques et probablement de certains sulpiciens.
74 — Chapitre troisième
parfaite et absolue, et qu’alors pour ne pas exposer nos
Maisons à des tiraillements sans fin, dont le moindre
inconvénient est d’irriter les esprits, ils avaient préféré
pour le plus grand bien, déclarer que l’union avait cessé
d’exister. 77
Elle ajoute dans son franc parler : « Vous auriez dit la vérité sans
ambages et on se serait compris tout de suite 78 ». Cette mise au point
faite, Mère Bruyère conclut : « Mais en voilà assez sur cette question
pénible à laquelle je ne veux plus revenir 79 ».
Pour Mère Bruyère, l’affaire est classée, l’Église dans la personne
des évêques a parlé. Les autorités de Montréal ont transmis le message et elle s’y soumet malgré la profondeur de sa souffrance. Elle
travaillera à conserver l’union des cœurs et l’esprit de Mère d’Youville dans sa communauté. En novembre suivant, elle rappelle avec
émotion, que la Maison mère de Montréal est « le berceau chéri de
mon enfance spirituelle où j’ai goûté le bonheur en même temps
que je recevais, de personnes vénérées, les leçons qui me formaient à
l’esprit et aux vertus religieuses 80 ».
Dans sa lettre du 20 septembre1855, en réponse à Sœur Julie
Deschamps, Mère Bruyère souhaite « de conserver toujours entre
nous l’union des cœurs, nous sommes les filles de la même Mère,
nous devons donc toujours être Sœurs, et quoique nous soyons séparées pour l’administration, j’espère fermement que les doux liens
de la Charité nous uniront constamment 81 ».
Telle est bien le lien de charité plus fort que la mort qui vit dans
la communauté des Sœurs de la charité à l’exemple de Mère d’Youville et de sa fille Mère Bruyère à Ottawa.
Quatre ans après le fait accompli de l’indépendance, soit en
1858, l’aumônier de l’Hôpital général de Montréal, Victor ­Rousselot,
77
78
79
80
81
Jeanne d’Arc Lortie, Lettres…, volume II, op. cit., p. 312.
Loc. cit.
Ibid., p. 313.
Ibid., p. 321.
Ibid., p. 302.
Chapitre troisième — 75
sulpicien, revient sur la possibilité d’union avec insistance parce
que selon son avis, c’est ce que veut Mère d’Youville dans le ciel. Le
sulpicien voyait dans les circonstances de l’indépendance des Fondations « une énorme faute d’administration » dont les sœurs des deux
communautés sont les victimes. Ce dernier effort est final. Après ce
retour, l’indépendance a été acceptée définitivement. Les autorités
tant ecclésiastiques que des communautés religieuses concernées se
tournent vers l’avenir.
Une tentative d’union des quatre fondations de Sœurs grises
Dans la solitude creusée par la réalité de l’indépendance, les supérieures des quatre fondations sentent normalement le besoin de partager leur crainte de l’avenir. Comme elles n’ont pas été consultées
pour la séparation et que la décision vient des évêques des diocèses
respectifs, il est normal que chacune se tourne vers l’autorité ecclésiastique pour réfléchir sur cette question. Une lettre de Mgr Guigues
dévoile son attitude :
Quand une Règle est complète et a été examinée par
l’Église, un évêque s’estime heureux de n’avoir pas même
à l’examiner; mais il n’en est pas de même d’une œuvre
diocésaine, et il me paraîtrait difficile d’exiger qu’un
évêque dût accepter des règlements qu’il n’a pas connus
quand il a appelé une Communauté et qui seraient
contraires au bien de son diocèse. 82
Ce document justifie l’attitude non seulement de Mgr Guigues mais
aussi de Mgr Turgeon, archevêque de Québec, sur la Règle de 1851
qui fut l’obstacle réel à l’union entre l’Hôpital général de Montréal
et ses Fondations, écrit Sœur Paul-Émile. 83 Cependant, si on considère les documents de fondation des quatre missions, il est évident
qu’elles jouissaient d’une indépendance et elles étaient soumises à
82 Archives de l’archevêché de Montréal dans Paul-Émile, Mère Élisabeth Bruyère…, tome 1, op.
cit., p. 164.
83Paul-Émile, Mère Élisabeth Bruyère…, tome 1, op. cit., p. 396.
76 — Chapitre troisième
la juridiction canonique diocésaine. Elles étaient donc autonomes
de par leur mandement de fondation mais toujours rattachées à la
Maison mère de Montréal.
Cette tentative d’union s’est avérée un échec, bien qu’elle ait servi
de tampon dans la déception qui a suivi la déclaration de séparation
d’avec la Maison mère de Montréal. Mais voilà que surgit une autre
bouée de sauvetage : la possibilité d’une affiliation avec une communauté religieuse de France qui a des affinités avec la vocation des
Sœurs de la charité. C’est pour vérifier sur place, si l’union permettra
le respect de l’esprit de Mère d’Youville, que Mère Bruyère entreprend un voyage de trois mois en France en août 1861.
L’échec de l’union avec les Sœurs de
la Sainte-Famille de Bordeaux
Une des premières demandes d’association avec les sœurs de la
Sainte-Famille-de-Bordeaux s’est faite en 1859, selon les chroniques 84. Le père Chevalier qui arrive de France lui décrit l’alliance
et le contrat par lesquels se sont engagés les Oblats envers une Communauté de religieuses à Bordeaux, à assurer la direction spirituelle
de l’institut. En lui remettant les Annales, il ajoute : « Pourquoi les
Oblats ne feraient-ils pas pour les Sœurs de Bytown ce qu’ils font
pour celles de Bordeaux ? 85 »
Les Sœurs de la Sainte-Famille de Bordeaux fondées en 1820 par
l’abbé Pierre-Bienvenu Noailles 86 ont une organisation unique dans
l’Église. D’abord, elles sont appelées Dames de Lorette. Elles veulent
honorer la Sainte Famille par la pratique de la vie religieuse et
déployer leur zèle à répondre aux besoins lorsqu’ils surgissent dans
cette paroisse où les pauvres sont en grand nombre. Le fondateur
répond aux besoins qui surgissent en créant une nouvelle branche
de Dames de Lorette.
84ASCO, Chroniques, p. 183-185, 26 août 1859.
85Paul-Émile, Mère Élisabeth Bruyère…, tome 1, op. cit., p. 198.
86 Le fondateur meurt le 8 février 1861.
Chapitre troisième — 77
En 1859, cette famille religieuse comprend six catégories
différentes, chacune ayant à sa tête une supérieure générale, chacune portant un costume particulier, chacune
ayant dans les saintes Règles des clauses spéciales pour
les œuvres dont elle est chargée. Les supérieures générales
réunies à Bordeaux, ont à leur tête une Directrice générale assistée d’un Conseil appelé le Conseil de Marie.
Le Supérieur général de Oblats est en même temps leur
supérieur général, représenté auprès d’elles par un père
qui porte le titre de Directeur. 87
Ce qui est étonnant, c’est que la branche de Lorette qui vient d’être
fondée se consacre à l’éducation de la jeunesse. Une autre branche
s’occupe des orphelins; une autre des malades riches ou pauvres.
C’est pour le moins une ressemblance étonnante avec les œuvres
de Mère Bruyère. Mais plus remarquable encore, pendant que
Mère Bruyère réfléchit aux avantages d’une affiliation avec cette
communauté florissante, Mgr Charles-Joseph-Eugène de Mazenod,
omi, de Marseille 88 y pense aussi. Il écrit à Mgr Guigues pour inviter
quelques-unes de vos religieuses
des plus capables et des plus influentes pouvaient venir
à Bordeaux, munies de toutes vos instructions, nous les
accueillerions avec bonheur tout le temps nécessaire pour
qu’elles vissent par elles-mêmes les différentes œuvres de
la Sainte-Famille, qu’elles puissent comparer leur esprit
et leurs Règles avec les leurs et qu’elles apportassent
ensuite à leurs Sœurs, après vous les avoir soumises, les
impressions et les résolutions qu’elles auraient puisées
dans ce voyage 89.
Deux motifs inspiraient Mère Bruyère à poursuivre les démarches
en vue d’une union avec les Sœurs de la Sainte-Famille de Bordeaux.
87Paul-Émile, Mère Élisabeth Bruyère…, tome 1, op. cit., p. 198-199.
88 Il est fondateur et supérieur général des Oblats de Marie Immaculée.
89Paul-Émile, Mère Élisabeth Bruyère…, tome 1, op. cit., p. 201.
78 — Chapitre troisième
Elle les mentionne en particulier dans une lettre à la Directrice générale : le bonheur d’être sous la direction spirituelle des Oblats et celui
d’appartenir à une société religieuse qui embrasse tous les genres de
bonnes œuvres. 90
Après avoir séjourné dans les couvents des Sœurs de la SainteFamille de Bordeaux, ni Mère Bruyère, ni Mgr Guigues, ni le père Aubert trouvent les conditions d’union acceptables. Il s’agit davantage
d’une fusion où les Sœurs grises d’Ottawa perdraient leur identité. Il
faut sacrifier les Règles, les usages et l’esprit de Mère d’Youville pour
s’unir aux Sœurs de Sainte-Famille. Comme c’est l’esprit qui compte
et non l’habit que les sœurs d’Ottawa pourraient garder, Mère
Bruyère renonce, sans regret, au projet d’affiliation. Il semble bien
que cette décision fait le bonheur de toutes les personnes intéressées
qui applaudissent à cette décision. Mgr Alexandre Taché, évêque du
Manitoba, félicite Mère Bruyère en ces termes : « Soyez toujours si
grises qu’on ne puisse jamais vous noircir 91 ». Quant à Mère Bruyère,
elle est maintenant « fixée sur l’union que j’ambitionnais tant 92 »
écrit-elle à ses sœurs d’Ottawa. Elle ne peut renoncer à l’esprit de
charité de Mère d’Youville qui est l’essentiel de sa vie religieuse.
Ainsi toutes les tentatives d’union ne pouvant se réaliser, Mère
Bruyère prend maintenant en main la gouverne de la communauté
de Bytown et s’engage à déployer toutes ses énergies pour assurer un
avenir à cette nouvelle institution de charité dans l’Église de Bytown.
L’Église de Bytown telle que décrite par Mère Bruyère
Dans la présentation 93, Mère Agathe Gratton 94 écrit des Lettres d’Élisabeth Bruyère :
90 Jeanne d’Arc Lortie, Lettres ..., volume III, op. cit., 1861, p. 348.
91Paul-Émile, Mère Élisabeth Bruyère…, tome 1, op. cit., p. 208.
92 Loc. cit.
93 Jeanne d’Arc Lortie, Lettres ... Volume I, op. cit., Présentation, p. 7.
94 Supérieure générale des Sœurs de la charité d’Ottawa de 1980 à 1992.
Chapitre troisième — 79
Elles [les sœurs] pourront, à loisir, discerner en filigrane,
l’évolution civile et religieuse du Bytown de 1845, fières
de constater combien la destinée du peuple et de l’Église
d’alors, reste étroitement liée à leur propre histoire.
On peut donc dire qu’Élisabeth Bruyère est « fille de
l’Église 95 ».
Mère Bruyère a accordé tout son cheminement spirituel et l’épanouissement de sa famille religieuse au développement de l’Église de
Bytown, écrit sœur Jeanne LeBer. Quant à sœur Jeanne d’Arc Lortie,
elle rappelle que :
[...] le monde dans lequel les lettres nous font pénétrer
est celui de l’Église, réalité où le temporel est inséparable
du spirituel. Les vies qui s’y déroulent ne peuvent se ramener aux seuls aspects que l’œil humain peut observer
et vérifier; elles comportent à la fois une tâche humaine,
et un travail de Dieu que seule la foi peut percevoir mais
qui est bien réel. 96
Cette région située au sud de la rivière des Outaouais fait partie
du diocèse de Kingston érigé en 1826 dont le premier évêque est
Mgr Alexander Macdonell. L’archidiocèse de Kingston, a été érigé
canoniquement le 28 décembre 1889 par le pape Léon XIII. Il avait
auparavant été érigé en vicariat apostolique du Haut-Canada à partir du diocèse de Québec le 12 janvier 1819 et en diocèse le 27 janvier
1826. Le siège archiépiscopal est à la cathédrale de Sainte-Marie de
l’Immaculée-Conception de Kingston.
Ce diocèse est l’un des plus anciens diocèses catholiques au
Canada. Les premiers habitants catholiques qui ont peuplé le territoire diocésain étaient les soldats du régiment écossais de Glengarry
en 1804. Le premier séminaire diocésain, dit collège d’Iona, est
construit à Saint-Raphaël par l’évêque MacDonell. C’est en 1889
qu’il a été élevé au rang d’archidiocèse dont les diocèses suffragants
95 Jeanne Leber, sco, Élisabeth Bruyère, Femme de Dieu-Fille de l’Église, 1976, page de titre.
96 Jeanne d’Arc Lortie, Lettres ..., Volume II, op. cit., p. 43
80 — Chapitre troisième
sont : Alexandria-Cornwall, Peterborough et Sault Sainte Marie. Le
diocèse de Kingston doit céder du territoire en 1841 pour ériger le
diocèse de Toronto, en 1847 pour ériger le diocèse de Bytown, en
1874 pour ériger le vicariat apostolique du nord canadien, en 1882
pour ériger le diocèse de Peterborough et en 1890 pour ériger le diocèse d’Alexandria en Ontario. 97
Mère Bruyère en arrivant à Ottawa n’a pas théorisé sur le dogme
de l’Église, elle en a vécu. À l’occasion, on en perçoit quelques effets
dans ses lettres. Le 11 août 1850, elle note : « […] nous commençons
à réciter l’office selon l’esprit de l’Église », ajoutant que le P. Allard les
y aide 98. À l’époque des jours Saints, elle est ravie :
Pour la première fois depuis que nous sommes à Bytown,
nous avons eu aujourd’hui l’Office du Samedi Saint,
c’est-à-dire le feu nouveau, les cierges pascal et triangulaire; pour la première fois aussi, nos Sœurs ont chanté
la grande Messe. Pour un moment nous nous croyions
transportées chez-nous,
écrit-elle à Mère Coutlée le 19 avril 1851. 99 À Noël de la même année,
elle consigne :
« Pour la première fois nous avons la messe de minuit
dans le couvent neuf 100 »
Mère Bruyère aime l’Église : tous les événements qui touchent la
« sainte Mère l’Église » la touchent. Elle prie et fait prier pour l’Église.
Le 4 avril 1850, elle écrit aux Sœurs du Bon Pasteur :
De ce temps-ci, ma Mère, nous prions beaucoup pour le
Souverain Pontife, notre Père commun. Je suis persuadée
que vous en faites autant de votre côté. Pour moi, je n’ai
jamais si bien compris ce que c’est que l’Église persécutée
dans son Chef, et le bonheur d’appartenir à cette sainte
97 Wikipédia, diocèse de Kingston.
98 ASCO, Chroniques de la Congrégation..., 11 août 1850, p. 45.
99 ASCO, Lortie, op. cit., Lettres…, volume I, no 48, p. 143.
100Jeanne d’Arc Lortie, Lettres ..., volume II, op. cit., p. 44.
Chapitre troisième — 81
Église. Que nous sommes heureuses de pouvoir se dire
les Filles de l’Église catholique et d’avoir Pie IX pour
Père ! 101
On peut dire que la prière pour l’Église rythme sa vie et celle de
toutes ses sœurs :
Des religieuses doivent toujours prier pour l’Église, c’est
par le moyen des communautés religieuses qu’elle peut
opérer un plus grand bien et c’est pour cela qu’elle demande nos prières et qu’elle compte tant sur elles 102.
La mission ecclésiale de mère Bruyère (1845-1876)
Maintenant que les grands jalons de la fondation à Bytown sont
établis de 1845-1848, la mission ecclésiale de Mère Bruyère et de
ses compagnes œuvrant toujours avec elle se déploie dans les trois
domaines suivants : éducation de la jeunesse, service des pauvres, des
indigents et des orphelins, enfin le soin des malades.
C’est dans l’Église locale de Bytown que Mère Bruyère vient
manifester sa charité au service des pauvres et de la jeunesse. Telles
sont les œuvres pour lesquelles les fondatrices ont accepté de venir
vivre à Bytown.
Pour Mère Bruyère, l’Église c’est Jésus-Christ. Sa vision de
l’Église se situe dans le charisme de charité qu’elle déploie pour
soulager toutes les misères en leur présentant le visage bien-aimé de
Jésus. Dans un message à toute la congrégation elle rappelle ce sens
de l’Église.
L’Église, vous ne l’ignorez pas, mes chères Filles, c’est
Notre-Seigneur Jésus-Christ nous enseignant toute
vérité par la bouche de notre Saint-Père le Pape, de Nos
Seigneurs les Évêques et des Prêtres. L’Église, c’est NotreSeigneur Jésus-Christ nous faisant l’application de ses
101Règle de vie, 1980, p. 43 cité de la Lettre à la supérieure des Sœurs-du-Bon-Pasteur, 4 avril
1860. Par erreur on donne 1850. Voir Lortie III, p. 274.
102Règle de vie, op. cit., p. 43.
82 — Chapitre troisième
mérites infinis par les Sacrements qu’il a institués pour
notre sanctification. L’Église, selon l’Apôtre saint Paul,
c’est Notre-Seigneur Jésus-Christ s’immolant encore
chaque jour pour la gloire de Dieu et le salut des pécheurs, dans la personne des justes, et plus spécialement,
dans la personne de ceux et celles qui se sont consacrés à
Lui par les vœux de religion. D’où il suit, que vous devez
puiser dans votre amour pour le Divin Maître, une vénération profonde et une soumission entière à l’égard de
Notre Saint-Père le Pape, de Nos Seigneurs les Évêques,
de tout l’ordre sacerdotal et plus particulièrement à
l’égard des Prêtres qui sont chargés de vous conduire 103.
C’est à la fin de sa vie qu’elle peut écrire une telle perception de
l’Église. Mais son regard ne s’arrête pas là, il englobe encore toutes
les communautés religieuses :
D’où il suit encore, que vous devez aimer toutes les communautés religieuses d’un amour véritable, et non seule­
ment éviter avec le plus grand soin tout ce qui pourrait
diminuer en vous ou dans les autres, l’estime qui leur est
due; mais encore saisir avec bonheur les occasions de leur
être utile et agréable. 104
Élisabeth Bruyère semble déjà intuitionner la pensée de Paul VI, un
siècle plus tard :
Gardons-nous bien de concevoir l’Église universelle
comme la somme ou, si l’on peut dire, la fédération plus
ou moins hétéroclite d’Églises particulières essentiellement diverses. Dans la pensée du Seigneur, c’est l’Église,
universelle par vocation et par mission, qui, jetant ses
racines dans la variété des terrains culturels, sociaux,
103ASCO, Élisabeth Bruyère, message à sa congrégation le 24 décembre 1875.
104Loc. cit.
Chapitre troisième — 83
humains, prend dans chaque portion du monde des
visages, des expressions extérieures diverses. 105
Nous sommes, ici, au cœur de l’inculturation de la charité évangélique qui prend les couleurs locales de chaque communauté. Dans la
pensée de Jean-Paul II, pape, à la suite de Paul VI, l’Église universelle
est présentée comme une communion d’Églises particulières et par
le fait même comme une communauté de fidèles qui forment le
Peuple de Dieu.
L’Église locale se réalise à partir de son propre environnement
culturel comme une démarche indispensable en vue de la croissance
de l’Église. Cette contextualisation permet à la communauté de vivre
dans son propre milieu une expérience de foi chrétienne dans l’interaction de trois facteurs : l’Évangile, l’Église et la culture d’accueil.
La charité vécue dans la congrégation se manifeste surtout par un
véritable souci des pauvres :
Sœurs de la Charité, vous avez promis d’aimer NotreSeigneur dans la personne des pauvres que vous soignez
et des enfants que vous instruisez. Cette mission est
sublime mais elle est aussi bien rude et parfois remplie
d’écueils. Comment celles d’entre vous qui n’aimeraient
pas Notre-Seigneur dans la personne de ses Sœurs pourraient-elles l’aimer dans celle des pauvres et des enfants ?
Je vous le dis avec douleur, les Sœurs qui penseraient
ainsi se tromperaient; leur zèle serait un faux zèle, leurs
œuvres, qui devraient être pour elles une occasion de
mérites, leur seraient une occasion de péché et peut-être
de damnation 106.
Elle ajoute : « La Sœur de la Charité, qu’est-elle sinon une mère pour
les pauvres et les délaissés du monde ? 107 »
105Vatican II, EN, op. cit., no 62.
106ASCO, Lettre d’Élisabeth Bruyère, le 24 décembre 1875.
107Loc. cit..
84 — Chapitre troisième
L’éducation de la jeunesse
La jeunesse sans écoles déploie sa charité compatissante ? La clause
de fondation relative à l’enseignement suscite des problèmes. Cette
clause dans la Règle de Montréal, quelle est-elle ? Ne pas dépasser
le niveau primaire des petites écoles. Mère McMullen, qui avait
favorisé les fondatrices en les envoyant s’initier aux méthodes
d’enseignement chez les Frères des Écoles Chrétiennes s’inquiète des
conditions des écoles de Bytown surtout pour conserver « l’esprit
propre à des Sœurs de Charité » 108 En toute simplicité et humilité,
Mère Bruyère y va de toute son audace. Elle soumettra à Montréal ce
qu’elle fait, ce qu’elle avance, ce qu’elle introduit de neuf à Bytown
et ailleurs justement dans un souci d’inculturation de sa charité au
milieu dans lequel elle vit.
En 1849, elle ouvre le pensionnat, d’abord sur la rue St. Patrick,
puis à la Maison mère en 1850, et enfin sur la rue Rideau en 1869,
dans l’édifice qui logeait l’hôtel Revere que Mère Bruyère achète.
Cette œuvre tenait grandement à cœur à l’évêque qui voulait contrecarrer les initiatives des protestants. Le pensionnat progresse au-delà de toute prévision sans nuire pour autant aux écoles paroissiales,
en bonne tenue et d’un bon allant.
L’année 1857, à la demande des pères Oblats, marque l’ouverture
de la première école à l’étranger, Buffalo, New York; puis en 1860 à
Plattsburg, ensuite à Ogdensburg en 1863, enfin en 1867, à Aylmer,
Québec. Ce qui faisait dire au père Henri Tabaret, omi, que Mère
Bruyère « devançait son époque de cinquante ans 109 ».
Le service des pauvres et des orphelins
Si Élisabeth a choisi les Sœurs grises de Montréal, plutôt que les
Sœurs de la Congrégation où elle avait étudié, c’est qu’elle avait un
attrait bien raisonné pour les pauvres, les malades, les démunis, les
108Paul-Émile, Mère Élisabeth Bruyère…, tome 1, op. cit., p. 50ss.
109Ibid., p. 227.
Chapitre troisième — 85
abandonnés de tous âges. C’est chez Mère d’Youville qu’elle trouve le
modèle de charité qu’elle veut imiter.
C’est surtout à Bytown qu’elle peut manifester aux malades et
aux pauvres à domicile avec ses compagnes une tendresse maternelle
remplie de charité et de compassion ou mieux encore de « charitécompatissante ». Elle et sœur Thibodeau apportent à leurs protégés
nourriture, vêtements, remèdes avec une bonté qui suscite la charité
et qui devient désir d’aimer. Cette symbiose d’amour de Dieu et du
prochain surgit comme par osmose de la charité compatissante de
Mère Bruyère.
D’autres affligés seront aussi conduits à la maison des sœurs. Un
soir, le père Adrien Telmon, omi, curé de la paroisse, apporte, enveloppée dans son manteau, une enfant de deux ans qu’un avocat protestant a trouvée dans ses champs parmi les vaches et les pourceaux.
À quelques semaines de là, on amène deux enfants : une fillette de six
ans et son jeune frère de cinq ans. On les a trouvés la nuit, assis dans
la boue du chemin, pleurant de peur, de froid et de faim. Une tragédie de famille qui trouve chez Mère Bruyère réconfort et consolation.
C’est ainsi qu’une œuvre n’attend pas l’autre. Lors d’une visite
chez Mgr Joseph-Eugène-Bruno Guigues, évêque de Bytown, les
sœurs implorent du secours et de l’aide pour les orphelins. Mgr
Guigues leur donne sa bénédiction et une piastre ! En descendant
le perron de l’évêché, les sœurs se disent qu’elles pourraient bien
construire une maison pour les orphelins.
Mère Bruyère fait réparer une maison à louer sur la rue Water,
proche de la Maison mère, et la veille de Noël 1865, cette maison est
prête pour recevoir six orphelins, un vieillard, une bonne vieille. Les
sœurs Raizenne et Brassard ont la charge de cette œuvre.
Or voici qu’un soir quelqu’un se présente à une heure tardive et
demande :
— Est-ce ici l’Orphelinat des Sœurs ? J’ai reçu l’ordre de vous
amener une famille misérable qui a passé la journée au froid et à la
neige dans un mauvais hangar.
86 — Chapitre troisième
À peine les sœurs avaient-elles eu le temps de voir à la dite
famille amenée par un étranger qu’arrive monsieur Plouffle, domestique à la Maison mère, directement envoyé par mère Bruyère,
inquiète de ses filles, les sœurs Raizenne et Brassard, et des pauvres.
Mère Bruyère vient s’informer comment va le nouvel Orphelinat.
Pour toute réponse, voici que les sœurs lui montrent les nouveaux
arrivés. Et comme dans l’évangile, dans les mots même de Jésus elles
répondent :
— Allez dire à Mère Bruyère ce que vous avez vu ! 110 On croirait
entendre Jésus répondre aux envoyés de Jean-Baptiste. (Lc 7, 22)
L’Orphelinat ne manque pas de recrues; sa pauvreté, l’exiguïté
de la maisonnette obligent à penser à construire. Mère Bruyère
aborde à nouveau Mgr Guigues qui hésite devant la grande pauvreté
de la Communauté mais il lui promet ses encouragements. Les bienfaiteurs se présentent. Ce sont l’Honorable Joseph-Charles Taché,
sous-ministre de l’Agriculture, son ami l’écrivain Stanislas Drapeau
et d’autres qui se rallient aux premiers : professionnels, marchands et
journaliers. Les dames s’organisent en association bénévole et l’Orphelinat peut naître. L’orphelinat Saint-Joseph représente le travail
de la collectivité outaouaise admirable de rayonnante charité. L’histoire n’en finira pas de raconter les beaux faits, de vrais contes de
Noël 111, réalisés grâce à un esprit de charité qui en terre ontarienne
adapte ses services aux besoins de la population.
Le soin des malades et l’Hôpital général d’Ottawa
Si l’éducation de la jeunesse est une priorité pour l’évêque, Mère
Bruyère en a fait le mobile de son dévouement charitable même si
la priorité de la congrégation était les pauvres. Mais des enfants sans
instruction, n’est-ce pas aussi les plus pauvres de la société ?
Dès le mois de mai 1845, quatre mois après l’arrivée à Bytown,
Élisabeth transforme en dispensaire le rez-de-chaussée de sa petite
110Paul-Émile, Mère Élisabeth Bruyère…, tome 1, op. cit., p. 275 ss.
111Ibid., p. 277.
Chapitre troisième — 87
maison à l’angle des rues Parent et Saint-Patrick. En 1850, tous les
malades sont soignés dans les nouveaux locaux de la Maison mère.
Enfin en 1860, à cause du nombre sans cesse croissant de malades,
on commence la construction d’un véritable hôpital qui devient
plus tard l’Hôpital général d’Ottawa qui déménage sur le chemin
Smyth et prend le nom de Centre des Sciences de la santé d’Ottawa.
L’ancien Hôpital général se transforme en Centre de santé ÉlisabethBruyère converti en institution de soins chroniques en 1980 et offre
un programme de soins palliatifs pour toute la région d’Ottawa.
À l’automne de 1871 éclate dans la capitale, une épidémie de
variole : tout le monde réclame un hôpital pour les picotés, mais
personne ne le veut dans son voisinage. Élisabeth, d’accord avec les
autorités municipales, organise un nouveau lazaret dans la cour du
couvent. Sous le sceau du plus grand secret afin de ne pas inquiéter
les gens, on y amène les malades la nuit. Les sœurs portent même les
morts au cimetière. Comment l’historien, le sociologue ou le psychologue peuvent-ils qualifier ce dévouement 112 ?
Élisabeth et les sœurs n’ont certes pas travaillé pour la gloire, ni
les admirables médecins qui ont gratuitement soigné les vieillards
de 1845 à 1876. Dès l’origine, le clergé est le grand bienfaiteur de
l’œuvre. Dieu seul sait les aumônes apportées par les pères Telmon,
Molloy et Dandurand et Mgr Guigues qui s’est intéressé vivement à
l’œuvre des indigents, de l’Orphelinat et de l’Hôpital. Après la mort
de Mgr Guigues, c’est Mgr Joseph Thomas Duhamel qui se place
au rang des bienfaiteurs insignes des malheureux. On dirait que
la charité des sœurs devient contagieuse ! Mais cette contagion est
vivifiante.
L’apostolat missionnaire des Sœurs de la charité d’Ottawa
Les couvents ouverts par Mère Bruyère sont justement une preuve
que la charité se propage. Après l’ouverture des écoles à Bytown,
Hull, Aylmer, Cornwall et aux États-Unis, comme on l’a déjà cité,
112Ibid., p. 270 ss.
88 — Chapitre troisième
voici qu’en 1852, sept ans après l’arrivée à Bytown, Mère Bruyère
envoie à la Rivière Rouge, (Manitoba) sœur Marie Curran (d’Youville). C’est Mgr Alexandre Taché, alors évêque, qui fait la demande
aux sœurs de Montréal et celles-ci s’adressent à Sœur Bruyère. Sœur
Curran y enseignera l’anglais et la musique et partagera le travail
durant cinq ans. En 1855, une nouvelle demande de Montréal est
adressée à la générosité d’Élisabeth. Deux religieuses iront pour trois
ans enseigner aux petits Indiens et soigner les malades à l’hôpital de
St-Boniface.
Ce sont les sœurs Sainte-Marie (Julien) pour l’enseignement et
Thérèse Macdonnell, pour l’Hôpital. Fait intéressant : au moment où
Sœur Macdonnell doit revenir, un groupe de Métis arrête la caravane
et réclame sœur Thérèse, en clamant « On veut Sœur Thérèse ». On
n’a que faire, il faut laisser sœur Thérèse aux Métis. Il faut obéir à
ces gens. La caravane doit filer son chemin sans elle. Sœur Thérèse
Macdonnell (Sainte-Thérèse), native de Cornwall entrait au noviciat
d’Ottawa le 31 janvier 1845. En 1855, après sa profession perpétuelle,
elle était parmi les missionnaires prêtées puis définitivement cédées
par la communauté d’Ottawa aux Sœurs grises de Montréal pour
leur mission de Saint-Boniface, (Rivière-Rouge). Elle meurt en 1917.
Dans la situation de Mère Bruyère qui ne réussissait pas facilement avec le personnel restreint à joindre les deux bouts, toute
sagesse humaine aurait dicté un refus à ces demandes d’aide. Mère
Bruyère acquiesce. Il faut admirer sans le vouloir sa charité qui est
sans limites quand la misère crie.
Après 1866, la mission Saint-Claude s’ouvre à Témiscamingue,
en collaboration avec les pères Oblats. Les religieuses y besognent
auprès des Algonquins de la région et plus tard, elles œuvrent avec les
Blancs attirés par la richesse de la forêt et la fertilité du sol. Le 8 mai
1902, au Fort Albany un poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson,
c’est la fondation d’une résidence pour seconder les missionnaires
Oblats. Ce sont des travaux durs et écrasants mais ils sont accomplis
en Église ! Sœur Paul-Émile décrit la vie dure des missionnaires « Les
Chapitre troisième — 89
fondatrices voient à tout : mystère de la charité qui décuple les forces
de l’apôtre ! 113 »
Grâce au jeune âge d’Élisabeth et de ses sœurs, grâce à leur inlassable dévouement, leur profond esprit de foi et à leur engagement
fidèle à l’Église, la congrégation et ses œuvres ont connu un essor
florissant. Cependant, toutes les fondations ont eu lieu dans un état
d’extrême pauvreté. Leur épanouissement a occasionné de grands
sacrifices à toute la petite communauté. Élisabeth, en particulier,
mettait tous les sacrifices « au compte de la Providence 114 ».
À Ottawa comme ailleurs, il fallait tout inventer – c’est le défi
de l’inculturation – en des circonstances bien difficiles et dans un
climat presque de guerre civile entre groupes religieux et ethniques
opposés. Il fallait travailler fort et quêter continuellement pour soutenir les pauvres, les vieillards, les orphelins, les malades à charge et
maintenir les écoles.
Mère Bruyère a puisé les moyens de venir en aide à tant de misère
parce qu’elle allait puiser sa charité dans le cœur de Dieu. La grâce
de son charisme ne s’épuise pas. Comme une flamme elle rayonne et
éclaire tout sur son passage. Ces lettres éclairent également la question de la vocation et de la mission propre de Mère Bruyère. Cette
mission, elle la situe nettement dans la ligne du charisme de Mère
d’Youville. Apprenant la nouvelle de la découverte et de l’exhumation du corps de leur sainte fondatrice, elle écrit ces paroles prophétiques à Mgr Bourget, le 1er janvier 1850 : « […] c’est une conjoncture
heureuse pour toute la Congrégation et si capable de nous renouveler dans l’esprit de notre Institut ». 115 Pour l’instant, elle ignore
dans quel sens cet institut sera renouvelé. Par ailleurs, elle a une
conscience claire du champ d’action vers lequel elle a été envoyée
à Bytown. Mère Bruyère le dira explicitement dans les chroniques
qu’elle rédige en juillet 1855, alors qu’elle voit plus clairement le sens
de sa propre mission :
113Paul-Émile, Mère Bruyère …, op.cit., p. 88.
114Jeanne d’Arc Lortie, sco, Lettres …, volume 111, op. cit., p.372.
115Jeanne d’Arc Lortie, sco, Lettres …, volume 11, op. cit., p, 54.
90 — Chapitre troisième
Notre chère Sr St-Joseph (Charlebois) me disait en confidence et avec une bonne intention, avant de nous quitter, qu’elle croyait que si nos affaires temporelles allaient
si mal et que si nous ne recevions pas de postulantes, elle
l’attribuait à ce que nous étions hors de notre vocation
en enseignant, et aussi parce que nous pratiquions des
usages différents de ceux de la Maison mère 116.
Cette phrase fournit un exemple du comportement exemplaire de
Mère Bruyère qui depuis des années s’est exercée au discernement
spirituel, on dirait – pour utiliser notre jargon – qu’elle voit, juge,
agit spontanément, comme par une seconde nature, tenant compte à
la fois du charisme de Mère d’Youville, des besoins de Bytown et des
ressources dont elle peut disposer. 117
Sa collaboration étroite avec les autorités civiles et religieuses
pour combler les besoins d’une Église à bâtir a été la forme d’inculturation que la charité de Mère Bruyère a prise au service des petits
du Royaume de Dieu.
Nous voyons comment Mère Bruyère a inculturé sa charité dans
les événements difficiles de sa vie à Bytown. La séparation d’avec
la maison mère de Montréal ne lui a pas fait perdre son charisme
de charité qu’elle avait transporté dans son cœur qui s’est ouvert à
toutes les misères de Bytown.
116 Ibid., p. 49.
117Ibid., p. 277 note 222.
Chapitre troisième — 91
CHAPITRE QUATRIÈME
Une renommée de sainteté
Le regard que Mère Bruyère a porté sur tous les événements dans
sa vie suppose une charité ardente pour Dieu afin de se soumettre
à sa sainte volonté. Cet amour de Dieu dicte sa conduite dans le
cheminement de son âme vers l’union à Dieu. Lors de la séparation
d’avec Montréal, elle écrit : « La Supérieure reçoit cette nouvelle avec
peine, mais aussi, avec résignation à la volonté divine 1 ». Cependant
c’est à Mère Deschamps qu’elle dévoile ses sentiments profonds :
« Puisqu’il n’est pas permis de désirer d’autre union que celle-là [la
charité], il faut bien m’y soumettre et reconnaître la volonté divine
dans ses voies impénétrables à la sagesse humaine 2 ». Elle continue :
« […] j’aurais fait les plus grands sacrifices pour l’opérer [l’union].
Mais enfin, le bon Dieu ne voulait pas; que sa Sainte Volonté soit
faite 3 ». Elle récite presque quotidiennement les litanies à la volonté
de Dieu. Cette proximité avec Dieu en tout temps, lui donne un
rayonnement d’amour envers Dieu et les autres. Elle déclare un jour
en 1865 : « Si en vivant longtemps, je dois mériter quelques degrés
d’amour de plus dans le ciel, je suis résignée à souffrir tant que le
monde durera si c’est nécessaire 4 ». Sa charité pour Dieu embrasse
toutes les personnes qu’elle cherche à secourir et à aider. Elle les
entraîne dans les voies de la plus grande charité envers Dieu et les
pauvres. Cette charité prend divers noms : compassion, générosité, tendresse et bonté, etc. Et cette charité, c’est en Dieu que Mère
Bruyère cherche à en attiser la flamme.
1 ASCO, Chroniques, 13 septembre 1854.
2 Lettre de Mère Bruyère à Mère Deschamps, sgm, le 27 septembre 1854. Voir Lortie, Lettres…,
volume II, p. 308.
3 Loc. cit.
4 ASCO, Lettre de Mère Bruyère à Sœur Phelan, le 26 septembre 1865.
Chapitre quatrième — 93
Sa vie de prière
Sa recherche de Dieu s’inscrit dans la vie de l’Église du XIXe siècle qui
mettait l’accent surtout sur les dévotions et les multiples exercices de
piété qui pouvaient étouffer la liberté de certaines personnes dans la
poursuite de la sainteté. Pour d’autres qui réussissaient à distinguer
l’accessoire de l’essentiel, c’était le chemin de vie dans la liberté des
enfants de Dieu. Mère Bruyère accepte sans questionner toutes les
pratiques courantes dans sa recherche de Dieu et d’union au Christ
dans la communion de l’Église qui adjoignait à l’unique médiateur,
sa mère, les saints. Cependant, Mère Bruyère fait dans sa vie spirituelle, une grande part au Christ lui-même qu’elle rencontre dans le
cycle liturgique et surtout dans l’eucharistie.
On peut affirmer que toute sa vie, Mère Bruyère est à la recherche
de Dieu. Elle s’adresse à Dieu le Père et s’en remet avec confiance à
sa Providence. C’est dans son intimité avec Dieu dans sa prière et
son oraison qu’elle puise sa charité qui rayonne autour d’elle pour
toutes les personnes qui la rencontrent spécialement les sœurs et les
pauvres. Le langage spirituel de son époque est significatif. Dans sa
lettre circulaire du 24 décembre 1872, le titre d’épouse du Christ lui
permet une nouvelle possibilité de tendre à la perfection.
[…] si vous êtes bonnes, si vous êtes ferventes … vous
serez des religieuses selon le cœur de notre divin Sauveur
qui veut la sainteté dans ses épouses… 5
Elle continue en ajoutant que : « c’est sa fidélité à correspondre aux
grâces de Dieu pour vivre unie à Lui, de cette union intime …qui
rend véritablement les épouses de Jésus-Christ ». 6 En conclusion, elle
donne comme principe celui de Jésus : « On se fait religieuse pour
servir le prochain et non pour être servie 7».
5 ASCO, Mère Bruyère, lettre circulaire du 24 décembre 1872.
6 Ibid..
7 ASCO, Recommandations 17 février 1870. Déjà en 1862, elle avait dit à N. Beaubien, ptre, à
peu près la même chose.
94 — Chapitre quatrième
Son désir de vie cloîtrée
Mère Bruyère a souvent désiré la vie cloîtrée. C’est le père Santoni,
son confident, qui la détourne de ce projet : « Je crois par conséquent,
écrit-il en novembre 1853, qu’en demeurant dans votre vocation
vous pourrez atteindre au degré de perfection que Dieu semble
demander de vous 8». Mgr Guigues répond dans le même sens. 9 Pour
Sœur Paul-Émile, Mère Bruyère avait l’âme d’une contemplative. 10
D’ailleurs, dans une lettre à Mgr Guigues, elle avoue qu’allant à
Saint-Hyacinthe elle voulait examiner de plus près « si réellement je
suis appelée à la vie cloîtrée et contemplative 11». Le Père Santoni la
confirme dans sa vocation en disant : « Peut-être feriez-vous bien de
vous défier de certains désirs de solitude, de vie plus retirée, cloîtrée,
qui semble vous préoccuper. Rarement ils viennent de Dieu quand on a
déjà une vocation où l’on fait le bien et où l’on ne trouve aucun obstacle
sérieux à la sanctification de son âme 12 ».
Après sa mort, le Père Froc 13 rappelait que Mère Bruyère à
l’exemple de Mère d’Youville a aimé particulièrement les pauvres
et les malheureux. « Son cœur sensible à l’excès, était ému de la plus
vive compassion quand elle se trouvait en présence de la douleur et
de l’infortune. Les pauvres honteux, les malades les plus abandonnées excitaient tout particulièrement son intérêt 14 ».
Toute sa vie témoigne de son ardente charité à l’égard du prochain et de son zèle à soulager la misère ou à faire reculer l’ignorance.
L’un des premiers articles des nouvelles règles de 1856 portait sur la
fin particulière de l’institut qui consistait : « à imiter, d’une manière
toute spéciale, la très ardente charité de Jésus-Christ, en se c­ onsacrant
8 ASCO, J. Santoni, omi, à Mère Bruyère, 24 novembre 1853, 2 avril 1855.
9 ASCO, Chroniques, 29 février 1864.
10 Paul-Émile, sgc, op. cit., p. 150.
11 ASCO, lettre de Mère Bruyère à Mgr Guigues, 3 novembre 1863.
12 ASCO, Lettre du P. Santoni, à Mère Bruyère, 18 novembre 1863.
13 Michel Froc, omi, Notice biographique de Mère Bruyère, 1876, p. 34. Il avait été chargé avec le
Père Henri Tabaret par Mgr Duhamel de faire une révision soignée des Règles codifiées par le
Père Pierre Aubert en 1856,
14 Loc. cit., p. 64.
Chapitre quatrième — 95
au soulagement des pauvres, des infirmes, des orphelins, des malades
et en travaillant à l’instruction des jeunes filles 15 ». Son cheminement
est palpable quand elle commente le texte de Jean « Dieu est amour ».
Il veut être aimé et il veut que nous aimions notre prochain comme
nous-mêmes. Pour nous, c’est notre vertu propre 16 ». En 1872, elle
précise sa pensée :
Avant de continuer à vous faire part des remarques que
j’ai recueillies, je sens le besoin de vous dire quelques
mots sur la charité. Personne n’ignore, mes chères Sœurs,
que la charité est notre vertu favorite et spéciale; vous
savez toutes aussi que ce mot veut dire amour. Or notre
charité doit donc consister à nous aimer les unes les
autres; l’amour est fort comme la mort, cela veut dire
que quand on aime bien une personne on peut faire de
très grands sacrifices et donner même sa vie. 17
Elle poursuit de façon solennelle : « Rappelez-vous, mes chères filles.
Que du moment que nous perdrons l’amour des pauvres, nous
perdrons notre esprit propre 18 ». Elle distingue clairement l’amour
qui est dû à Dieu ou à Jésus-Christ de l’amour du prochain qui
comprend tous ceux que les Sœurs sont appelés à servir et à titre spécial les membres de leur propre communauté. On dirait que Mère
Bruyère énonce ici l’adage si bien connu : « la charité commence par
soi-même ». Elle recommande sans cesse et avec insistance, l’exercice
de la charité mutuelle. « Dieu est charité ! » dit-elle, « nous devons
nous aussi être charitables à l’exemple du divin Maître qui n’exclut
personne 19 ».
Oh ! Mes chères Sœurs […] vous vous aimerez toutes en
Dieu, c’est-à-dire que vous verrez dans chacune de vos
15ASCO, Règle de 1856, p. 2.
16 ASCO, Mère Bruyère, Recommandations, Retraite de 1872; cf aussi à Sœur Kirby, Ottawa, 27
octobre, et 17 nov. 1869.
17 ASCO, Remarques de Mère Bruyère pour la retraite annuelle, 22 août 1872.
18 Loc., cit.
19 ASCO, Mère Bruyère, Circulaire du 23 décembre 1871.
96 — Chapitre quatrième
Sœurs une âme créée à sa ressemblance et une épouse
aimée de ce divin Sauveur. Vous fermerez les yeux sur ses
défauts et ne regarderez que les perfections de Celui qui
l’a créée comme vous à son image et à sa ressemblance. 20
Elle explique, à sa façon toute imagée, les fruits que la charité produit : « afin qu’à votre tour vous en arrosiez le cœur de vos élèves,
des pauvres que vous soulagerez et des malades que vous visiterez
et dans ceux de toutes les personnes avec lesquelles vous aurez des
rapports 21 ». Elle insiste dans sa visite de la maison d’Ogdensburg :
« La charité est la reine des vertus; aimez-vous comme des sœurs
bien nées, supportez-vous les unes et les autres avec patience et charité, afin que l’union entre vous soit entière et que l’on puisse dire
que vous ne faites toutes qu’un cœur et qu’une âme 22 ». On pourrait
croire que nous entendons Jésus parler à ses disciples.
Pour se conformer aux exigences de la volonté de Dieu, Mère
Bruyère trouve que le moyen le plus efficace c’est de se tenir en présence de Dieu et de s’unir à lui pour le reconnaître dans ses bienfaits
et toutes ses grâces. Mère Bruyère est une femme de prière et sa
bouche parle de l’abondance du cœur car dans toutes ses lettres ou
ses recommandations, elle insiste et invite les sœurs à prier sans cesse
selon la ferveur de l’époque qui se manifeste par la multiplication des
exercices de piétés, de prières mentales et vocales. Dans les pratiques
de dévotions, il y a, chez-elle une hiérarchie entre les personnages
célestes : d’abord elle s’adresse à Dieu avec les dispositions suggérées
par l’Évangile avec ferveur et persévérance. « Vous verrez, dit-elle de
Paris, à ses sœurs : « Notre Seigneur se laissera toucher et finira avec
nous comme il le fit à l’égard de la Cananéenne. Il accordera tout à
notre Foi, à notre confiance et à notre amour 23 ».
20 Loc. cit.
21 ASCO, Mère Bruyère aux sœurs de Buffalo, Ottawa, 26 décembre 1866.
22 ASCO, Acte de visite de la maison d’Ogdensburg, 8 décembre, 1869.
23 ASCO, Mère Bruyère aux sœurs d’Ottawa, Paris, 22 décembre, 1861.
Chapitre quatrième — 97
La dernière consigne est digne d’une vie spirituelle enrichie :
« Vous savez que pour toucher le Cœur de Dieu, il faut paraître vide
des créatures et de soi-même en sa sainte présence 24 ».
Le Père Santoni, son directeur entre 1851 et 1855, nous laisse
entrevoir des indices de sa conversation avec Dieu dans l’intimité de
son âme. Il lui écrit de suivre la voie d’une méthode discursive rigoureuse dans ses « vives effusions ou émotions ». Elle essaie de se plier
à cette discipline mais sans réussir à oublier les inclinations de son
cœur d’enfant de Dieu. 25 Les lettres du Père Santoni nous révèlent
que Mère Bruyère est une femme comblée au plan spirituel. A-t-elle
atteint dans sa vie intérieure portée par d’innombrables pratiques
de piété qui se concentrent dans la recherche du Christ et de Dieu, le
moteur de l’activité et de la connaissance de Dieu, un degré d’expérience mystique ? Le Père Santoni pour décrire l’état d’âme de Mère
Bruyère dit qu’elle est « une femme choyée de Dieu 26». Trois ans plus
tard, il ajoute au sujet de ses consolations spirituelles :
[…] au sujet des impressions affectueuses que vous ressentez soit pendant, soit en dehors de vos communions.
Je ne doute point qu’elles viennent de Dieu, vous pouvez donc vous y livrer, sans cependant y attacher trop
d’importance. Considérez-les comme autant d’encouragements que le Seigneur veut bien vous accorder dans
son service, et ne vous attristez point quand il jugera à
propos de vous les retirer, on peut être saint, très saint
sans rien éprouver de semblable 27.
Le Père Aubert à qui elle hésite de confier son âme ne s’étonne pas de
sa pudeur à dévoiler « certaines grâces particulières ».
L’état surnaturel où vous vous trouvez, vous est venu
en ligne directe de Dieu, c’est lui qui a tout fait en vous.
Sans le secours d’aucun confesseur, il vous a accordé
24 ASCO, Mère Bruyère Aux sœurs de Buffalo, Ottawa, 21 juillet 1864.
25 ASCO, J. Santoni à Mère Bruyère, Montréal, 4 mars 1852.
26 ASCO, J. Santoni, à Mère Bruyère, Montréal, 16 juillet 1855.
27 Loc. cit., 26 avril 1858.
98 — Chapitre quatrième
l’oraison d’union très subitement. Il lui recommande de
se laisser docilement guider par Dieu et lui suggère une
totale disponibilité 28.
Et il ajoute : « Comme c’est le bon Dieu qui vous mène il faut suivre
simplement la voie qu’il vous trace. […] votre élément naturel c’est
l’oraison d’union 29 ». Ce qu’il faut retenir, c’est que Mère Bruyère est
attirée par son union à Dieu par une certaine absorption de son être
en lui. Sa charité qui la plonge dans le cœur de Dieu nous invite à
pénétrer et à découvrir dans ses recommandations aux sœurs de la
communauté le cheminement croissant de son union à Dieu dans la
prière. Avant son départ pour l’Europe en 1861, Mère Bruyère laisse
à ses filles des considérations sur la prière en soulignant l’importance primordiale qu’elle attache à cet élément de la vie spirituelle.
« Si j’avais le don de répandre des grâces sur mes chères sœurs et
mes filles je choisirais celui de la grâce de la prière. Avec ce don vous
obtiendriez tous les autres et il ne vous maquerait rien 30». Elle continue en disant qu’il est permis à chacune de demander ce don. C’est
même un devoir. « Ne vous imaginez pas qu’il vous soit trop difficile
de l’obtenir 31 » dit-elle, comme si elle connaissait et avouait cette
faveur. Pour y arriver, elle propose des moyens, oraisons jaculatoires,
élévations du cœur vers Dieu, rappel des lectures et des méditations,
conversations sur des sujets de piété, considérations sur les arbres,
les fleurs, du temps, de la vie, de la mort. En faisant doucement ces
choses l’âme s’abandonne à Dieu.
Devant la mort, l’être humain fait une relecture de sa vie seul
devant son Dieu. Mère Bruyère révèle l’état de son âme : « On ne
s’accoutume pas à la pensée de la mort. Cependant le Bon Dieu
me fait la grâce de ne pas en être effrayée 32 ». Elle avait déjà affirmé,
quelques années précédentes : « […] je m’estimerais trop heureuse
28 ASCO, P. Aubert, lettre de direction spirituelle, 27 mars 1858.
29 Loc. cit.
30 ASCO, Mère Bruyère, Recommandations pendant son absence, 28 août 1861.
31 Loc. cit.
32 Mère Bruyère à Mère Catherine-Aurélie, aps, 21 novembre 1871.
Chapitre quatrième — 99
d’aller voir le bien-aimé Sauveur des âmes 33». En 1869, elle affirme :
« Pourtant, je ne crains pas la mort; s’il plaisait à Dieu de couper le
fil de mes jours, je regarderais la mort comme un gain. Mais je ne
veux pas céder au désir de la demander, ce serait trop imparfait 34 ».
Elle va même plus loin en songeant au terme du passage que le jour
de sa mort sera « le plus doux » ou « le plus beau 35» de sa vie. Elle sait
cependant, qu’il n’est pas donné à tous, même aux plus grands saints
« de mourir dans un transport d’amour ou ravis en extase 36».
Des témoignages
Si Mère Bruyère n’est pas morte ravie en extase, elle s’est éteinte dans
une paix profonde dit le Père Tabaret ému qui la trouve « parfaitement lucide » en avouant qu’il va retenir de la fondatrice l’image
d’une « femme accomplie sous tous les rapports et d’une femme au
grand cœur. Quant au supérieur du Collège (Université) d’Ottawa,
le Père Tabaret, voici ses paroles :
Dans sa maladie, j’ai admiré la sublimité de son humilité, de son obéissance. Des vertus aussi parfaites ne
peuvent que lui assurer l’entrée immédiate au ciel. Aussi,
lorsque dans son agonie, je récitai les prières du Rituel, il
me répugnait de prier pour elle; je me sentais plutôt disposé à l’invoquer. Vivez donc, mes Sœurs, du souvenir de
ses vertus; consolez-vous dans la pensée qu’elle continuera au ciel d’exercer sa charité à votre égard, vous qu’elle
aimait si tendrement 37.
Dès l’après-midi, une foule considérable défile devant la dépouille
mortelle déposée dans un pauvre cercueil couvert de tissu blanc
33 ASCO, Mère Bruyère à sœur Phelan, Plattsburgh, 27 septembre 1865.
34 ASCO, Mère Bruyère à sœur Phelan, Ottawa, 24 février 1869.
35 Mère Bruyère à J. Dulong, Bytown, 27 août 1849; Lortie 1, p. 461, à Mère Coutlée, sgm,
Bytown 11 avril 1853, Lortie, Lettres… 11, p. 257.
36 ASCO, Mère Bruyère à J. Dulong, Ottawa, 9 mars 1857.
37 Nécrologies des Sœurs Grises de la Croix, t. 1, Ottawa, 1932, p. 37-38.
100 — Chapitre quatrième
exposée dans la salle de communauté. Parmi la foule, des personnes
lui font toucher des objets de piété comme un signe de vénération. 38
Mgr Duhamel veut lui donner les rites funéraires en rapport avec
le rôle qu’elle a joué dans le développement de l’Église d’Ottawa et
selon l’affection et la vénération dont elle était entourée dans la ville
et bien au-delà. 39 Il avait même donné l’ordre de ne rien épargner
puisqu’il s’agissait d’un « hommage public de respect » que le diocèse voulait lui rendre, dont on disait parmi les citoyens : « La Mère
Bruyère a été la mère de toute la ville de Bytown tant elle a fait du
bien 40 ».
L’homélie des funérailles est prononcée par le Père Tabaret qui
choisit le texte de Jn « Dieu est charité et celui qui demeure dans la
charité demeure en Dieu » (…) pour faire admirer l’opération de
la grâce dans cette âme que Dieu s’est choisie pour accomplir son
œuvre. Il fait remarquer les qualités intellectuelles et la grandeur
d’âme de Mère Bruyère. 41 Ici, les hommages du Dr Taché, homme
politique et journaliste, qu’il rend à Mère Bruyère sont significatifs :
« La ville d’Ottawa vient de faire une perte considérable dans la personne de Sœur Bruyère, supérieure des Sœurs Grises, morte en son
Monastère de la rue Bolton, mercredi le 5 avril 1876, à l’âge encore
peu avancé de 58 ans 42». Dans une anecdote qui peint non seulement la charité de cette femme remarquable quand elle rencontre les
contradictions et les insultes, il écrit :
Une épidémie de variole s’était abattue sur Ottawa. Avec
cet esprit de contradiction qui caractérise la philanthropie du monde, chacune voulait avoir un hôpital des
picotés, mais personne ne voulait permettre qu’on le plaçât dans son voisinage, et c’était la violence et l’incendie
38 ACSO, Sœur Rivet à Mère Sainte-Marie, scim, Ottawa, 11 avril 1876.
39L’Ottawa Citizen, 6 avril annonçant le décès sous le titre : Death of a good woman. On trouve
les 7 et 8 avril, le compte rendu des funérailles.
40 ASCO, Chroniques 11, 5-7 avril 1876, p. 29ss, Récit de Sœur Lefebvre sur les funérailles de
Mère Bruyère.
41 Loc. cit.
42 Ibid.
Chapitre quatrième — 101
qu’on édictait comme sanction à cette dernière condition. Les autorités municipales ne savaient que faire,
lorsque sur la proposition des Sœurs on consenti à tolérer
un semblable hôpital dans la cour du Couvent; seulement, il fallait tenir la chose à peu près secrète.
Un édifice de bois. Qui avait autrefois servi d’hôpital
temporaire, fut affecté à ce service; sept Sœurs, accompagnées de deux employés, furent chargées du soin des
malades, au milieu desquels on demeura en séquestre
pendant plus de deux ans. […] l’aumônier revenait de
sa visite auprès des malades lorsqu’il fut accosté dans la
rue par une personne qui lui montra un journal dont
l’article principal contenait une grossière tirade contre
les Sœurs de Charité, les accusant de ne prendre aucun
souci de l’épidémie alors régnante, et le reste. La personne qui avait ainsi exhibé le journal demanda : – Estce vrai que les Sœurs de Charité ne veulent point soigner
les picotés ?… Est-ce vrai ? … Combien de fois ce mot n’a
t-il pas été prononcé, en pareille occasion, depuis l’avènement du Sauveur du monde !
L’aumônier retourna sur ses pas, pour savoir de la Supérieure si on pouvait répondre à cette injure, sans compromettre la bonne œuvre. Ma Sœur Bruyère lut l’article
et regardant le Père – Il semble voir cet air de digne et
noble tristesse résignée qu’ont si bien connu ceux qui ont
joui de l’intimité de Sœur Bruyère – répondit : « Non,
mon Père, laisser-les dire; Dieu nous voit ! 43
La renommée de sainteté de Mère Bruyère semble avoir été connue
dès sa jeunesse et comme religieuse, mais surtout comme fondatrice où sa charité a pu se déployer durant trente et un ans à travers
toutes sortes d’épreuves et de difficultés. Par son témoignage de vie
43 ASCO, Article du Dr Taché paru dans Le Foyer Domestique d’Ottawa, 1er mai 1876.
102 — Chapitre quatrième
chrétienne, par la charité remarquable et la grande simplicité, elle
peut devenir un exemple de charité-compatissante à imiter encore
aujourd’hui.
Chapitre quatrième — 103
Les Sœurs de la charité d’Ottawa en Afrique depuis 1931
Source : www.btfrance.com/geographie.htm
Pays : Lésotho, République de l’Afrique du Sud, Afrique Centrale
(Malawi, Zambie).
CHAPITRE CINQUIÈME
Les Sœurs de la charité d’Ottawa en Afrique
depuis 1931
Poursuivre l’histoire de l’inculturation de la charité d’Élisabeth
Bruyère et de sa congrégation jusqu’en Afrique représente un défi
qui exige une connaissance de la grande Histoire dans un premier
temps et un sens aigu de l’événement à replacer dans sa vraie dimension temporel. Yves Congar, op, disait un jour :
[...] faites de l’histoire, tâchez d’acquérir une culture
historique, selon vos moyens et vos disponibilités de
lecture et de culture, mais faites de l’histoire. Elle seule
permet de donner, même à l’événement actuel, sa vraie
dimension et souvent son sens. Elle décongestionne les
problèmes en les situant; elle est une extraordinaire école
de sagesse. 1
Mon défi consiste à tracer le cheminement de la congrégation en
Afrique tout en suivant la trace de l’inculturation du charisme de
charité dans ce pays de mission. Pour comprendre la manifestation
de la charité dans chaque pays où la congrégation envoie des sœurs,
une description sommaire des antécédents historiques permet de
situer la suite des œuvres caritatives qu’elles ont poursuivies ou initiées. Les chroniques de chaque maison deviennent un outil fiable de
première source dans la recherche des événements. Le témoignage
des missionnaires s’avère aussi essentiel. La relecture d’une missionnaire autochtone vérifie l’authenticité des faits.
Que s’est-il passé après la mort de Mère Bruyère avant que la
congrégation aille s’implanter au Sud d’Afrique en 1931 ?
1
Congar, Yves, op, « Autorité et liberté dans l’Église », dans Jacques Lœw, R. Voillaume et Yves
Congar, À temps et à contre temps, de, Paris, Cerf’ 1970, p. 22.
Chapitre cinquième — 105
La mission au Basutoland
Les antécédents – 1931
En remontant au point de départ des missions du Basutoland (Lesotho), en Afrique du Sud, il nous revient à la mémoire ces paroles de
l’Écriture : [...] nul ne connaît les secrets de Dieu, sinon l’Esprit de
Dieu. (1Co 2,11b) Et encore :
[...] mes voies ne sont pas vos voies, oracle de Yahvé.
Haut est le ciel au-dessus de la terre,
aussi hautes sont mes voies au-dessus de vos voies
et mes pensées au-dessus de vos pensées. (Is 55, 8b-9)
Mais, il arrive que la pensée de Dieu vienne habiter le cœur qui comprend que Ses voies empruntent nos chemins, s’y intègrent, les débordent et les mènent où l’Esprit le veut. Nous n’en savons ni le jour
ni l’heure 2 ; mais nous en percevons parfois des signes lointains que
nous retraçons plus tard, quand l’heure des réalisations est venue.
Ainsi, pour ce qui en est de la fondation des missions en Afrique du
Sud, c’est Mère Bruyère qui en a eu le premier signe.
Le 20 février 1845, la jeune Sœur Élisabeth Bruyère arrive à
Bytown (Ottava), pour y planter un rameau de la communauté des
Sœurs grises de Montréal.
À cette époque, la population catholique de Bytown et des
environs relève du diocèse de Kingston. Mais, en 1847, en raison de
l’accroissement continu de la population, la région de l’Outaouais
est érigée en diocèse dont le père Joseph-Eugène-Bruno Guigues,
omi, devient le premier évêque. Son vicaire général, le père JeanFrançois Allard 3, omi, est chargé de la direction spirituelle de la com2
3
L’hymne, Vêpres, lundi, première semaine, Livre des heures Prières du temps présent, Paris,
Cerf, 1980, p.763.
Jean-François Allard, est né en France le 27 novembre 1806, ordonné prêtre le 5 juin 1830,
entré chez les Oblats à Marseille le [28 octobre 1837] envoyé au Canada où il est maître des
novices des Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie (à Longueil, les mêmes années); il
sera aumônier des Sœurs Grises de Bytown (1849-1851) et directeur du Collège de Bytown
(1849-1850). CF Lettres d’Élisabeth Bruyère, volume 1, 1839-1849, présentées par Jeanne
d’Arc Lortie, sco, Canada, Paulines, 1989, note, 30, p. 456.
106 — Chapitre cinquième
munauté de Bytown. Mais trois ans plus tard, l’aumônier est rappelé
en Europe par son fondateur, Mgr Eugène de Mazenod. C’est que
le Saint-Siège l’a choisi pour en faire le premier évêque du vicariat
apostolique du Natal, Afrique du Sud 4.
Le père Allard reçoit la consécration épiscopale, le 13 juillet
1851, dans la cathédrale de Marseille; il passe la saison à préparer le
long voyage qui le mènera au port Natal. En septembre, il se trouve
à Londres, pour voir aux affaires de la mission. De là, il écrit une
longue lettre à Mère Bruyère, au cours de laquelle il glisse ces mots :
« Peut-être irais-je frapper à votre porte dans quelques années et
vous demander des sœurs pour le port Natal. [...] Qui sait ce que le
bon Dieu nous y prépare, il tient les événements entre ses mains. 5 »
La pensée de Dieu habite-t-elle celle de Mgr Allard ? Quelle a été la
réaction de Mère Bruyère à la lecture de cette lettre. La congrégation avait alors six ans d’existence; en plus des quatre fondatrices,
elle comptait quinze jeunes sœurs. Les archives conservent la lettre
de Mgr Allard; mais nous n’avons pas retracé la réponse que Mère
[Bruyère] a dû lui adresser 6. Aurait-elle pris à son compte la parole
de Jésus à sa mère, aux noces de Cana « Mon heure n’est pas encore
venue » ? (Jn 2, 4b)
Le texte de Sœur Paul-Emile, sgc, dans Les Sœurs grises de la
croix d’Ottawa 7 est éclairant pour rappeler la venue historique de
l’HEURE de la Providence pour la congrégation au Basutoland,
maintenant, Lesotho. Au siècle suivant, soit en 1929, l’administration générale des Oblats de Marie-Immaculée confie à la province
canadienne de Montréal la succession apostolique des missionnaires
[Oblats] européens. Ainsi, le 20 septembre 1930, le père Philémon
Bourassa, omi, supérieur de la province canadienne de Montréal,
présente à Mère Saint-Bruno, supérieure générale des Sœurs grises
4
5
6
7
Paul-Émile, sgc, Les Sœurs Grises de la Croix d’Ottawa, Mouvement général de l’Institut
1876-1967, Québec, Leclerc, 1967, p. 163.
ASCO – Afrique, doc. 5, Lettre du père François Allard, omi, à Mère Élisabeth Bruyère, 4 septembre [1851].
ASCO – Afrique, Chroniques, Il n’y a pas de réponse ni en 1851 ni en 1852.
Paul-Émile, sgc, Les Sœurs Grises de la Croix [ …] 1876-1967, op. cit., pp. 163-164.
Chapitre cinquième — 107
de la croix une demande officielle de fondation au Basutoland, petit
pays enclavé entre les États de la République sud-africaine.
L’idéal, dit le père Bourassa, serait d’avoir une congrégation de religieuses enseignantes pour fournir des sujets
diplômés, et que cette congrégation puisse en même
temps se charger d’œuvres charitables comme un hôpital
ou, au moins, un dispensaire ou un hospice 8.
Cette demande de fondation outre-mer interpelle vivement
mère Saint-Bruno 9 qui la présente à son conseil et, trois semaines
plus tard, elle exprime, au père provincial, l’acquiescement de l’administration générale de la congrégation. Elle se dit heureuse d’aider
à implanter la charité de Mère Bruyère dans l’Église au Basutoland,
ce petit pays du continent africain dont la majorité des habitants est
encore, ou protestante, ou païenne 10. Le Basutoland est devenu en
1868 un protectorat britannique 11.
L’automne suivant, le 29 septembre 1931, cinq fondatrices
quittent Montréal par bateau, en route vers le Basutoland. Ce sont :
Sœur Louis-Gérard, supérieure, sœurs : Paul-Eugène, Marie-desAnges, Marie-de-Jésus et Jeanne-Emmanuel 12. Comme événement
dans le temps, c’est le second jalon de la voie de Dieu inscrite dans
les voies de la congrégation, le lien historique et spirituel entre Mgr
Allard, Mère Bruyère, le père Bourassa, Mère Saint-Bruno et les cinq
partantes pour l’Afrique du Sud. L’HEURE de Dieu venait quatre-
Loc.cit.
Mère Saint-Bruno, supérieure générale de 1928 à 1939. Née à Saint-Benoît, comté des
Deux-Montagnes, Qc, Angélina Paiement entrait au noviciat en septembre 1896. Elle avait
enseigné dans les écoles bilingues de Plantagenet, L’Orignal, Saint-Thomas et Saint-Victor
d’Alfred. Cf Paul-Émile, sgc, Les Sœurs grises de la croix […] 1876-1967, op. cit., p. 155.
10 Ibid., p. 164.
11http//fr.encyclopedia.yahoo.com/articles/cl/cl_808_po.htlm.
12 Louis-Gérard (Alice Léger) 1896-1979, profession religieuse : 1915; Paul-Eugène (MarieLaure Simard) 1895-1979, profession religieuse 1915; Marie-des-Anges (Amarilda Danis)
1897-1986, profession religieuse 1921; Marie-de-Jésus (Marie-Ange Chalifoux) 1891-1986,
profession religieuse, 1928; Jeanne-Emanuel (Anastasie Trépanier) 1909-1999, profession
religieuse 1928.
8
9
108 — Chapitre cinquième
vingts ans, presque jour pour jour, après la lettre du père Allard à
Mère Bruyère 13.
Au temps de Mgr Allard, le Basutoland faisait partie du vicariat
apostolique du Natal. C’est ainsi que cet évêque s’y rendit lui-même
et y fonda des missions, comme l’atteste une autre de ses lettres
adressée à Mère Bruyère, 15 ans plus tard le 11 mai 1866 14
En raison des progrès des missions catholiques, un vicariat apostolique est érigé au Basutoland, dont le siège est établi à Roma; et,
en 1931, alors que l’évêque, Mgr Céorez, était démis de ses fonctions,
Mgr Gérard Martin, omi, administrateur apostolique, assumait la
responsabilité du vicariat 15. C’est donc lui qui a accueilli les sœurs
et orienté leur travail d’inculturation de la charité au Basutoland, à
la mission oblate de Pontmain. 16 Le père Albert Lachance, omi, était
curé. Une école primaire paroissiale existait déjà à Pontmain, ainsi
qu’un dispensaire rudimentaire, sous la responsabilité des missionnaires Oblats de Marie-Immaculée, aidés de laïques pour l’enseignement à l’école et pour les soins d’urgence au dispensaire.
L’apostolat de l’éducation
Comme à Ottawa en 1845, la charité se manifeste par l’éducation
dans les écoles. L’apostolat de l’éducation commence avec l’ouverture des paroisses et des succursales de paroisse; c’est un moyen très
efficace de vivre le charisme de charité de Mère Bruyère. Quand des
missionnaires religieux fondent un poste de mission, ils y bâtissent
une petite maison qui sert d’église et d’école. Les rudiments du
savoir et de la religion y sont enseignés. Au fur et à mesure que la
mission se développe, on ajoute des œuvres, surtout dans le domaine
de l’éducation et de la santé. Les écoles catholiques sont sous la surveillance du secrétaire catholique. Un père représente l’Église auprès
du gouvernement. C’est ainsi qu’on obtient la permission d’ouvrir
13
14
15
16
ASCO-Afrique, Lettres conservées aux archives : 4 septembre 1851 et 29 septembre 1931.
ASCO-Afrique, Chroniques, doc. 8, lettre du 11 mai 1866.
Paul-Émile, sgc, Les sœurs grises de la croix […] 1876-1967, op.cit., p. 164.
Ibid., p. 163ss.
Chapitre cinquième — 109
et de développer les écoles et le gouvernement paye des salaires aux
professeurs qualifiés. À mesure que le niveau des cours s’élève, un
personnel compétent s’avère nécessaire pour assurer la qualité de
l’enseignement dans les écoles. C’est alors qu’on fait appel à plusieurs communautés religieuses. Les Sœurs de la charité arrivent
donc à Pontmain, le 9 novembre 1931. Dès lors, le père curé leur
confie la responsabilité de l’école paroissiale et celle du dispensaire.
Tout en s’installant et commençant à s’initier à la langue sesutho 17, les sœurs ont l’audace d’entreprendre l’enseignement dès
le 2 février 1932 et l’infirmière du groupe, sœur Marie-de-Jésus, se
charge du dispensaire dont nous parlerons plus loin 18. Comment ces
sœurs vont-elles implanter – voire inculturer – le charisme de charité
de Mère Bruyère ? Ce 2 février 1932, sœur Louis-Gérard, directrice,
et ses trois compagnes institutrices, inscrivent 160 élèves, garçons et
filles, à l’école paroissiale Notre-Dame-de-Pontmain; quelques jours
plus tard, elles comptent 190 élèves. Les débutants ne sont pas tous
des enfants de six ou sept ans; il y en a de plus âgés, même de grands
adolescents qui, plus jeunes, n’ont jamais pu fréquenter l’école, soit
pour raison d’éloignement, de maladie ou d’obligation de travail.
Parmi les 190 élèves, il y a des catholiques; mais la plupart sont
païens.
En 1932, la première année, la maison d’école est l’église paroissiale, un concept d’école décloisonnée, peut-on dire. L’année
suivante, c’est une belle écurie encore inoccupée que le Père curé
fait transformer en école qu’il loue aux sœurs. Cette même année,
la chroniqueuse mentionne la bénédiction de l’École industrielle.
C’est une école ménagère pour la formation des jeunes filles, futures
mères de famille. Dans ce contexte, un local particulier a été affecté
aux arts domestiques. Douze jeunes filles suivent déjà ces cours. Les
sœurs les trouvent très habiles à la couture et aux travaux d’artisanat.
17 L’anglais et le sotho sont les langues officielles. L’afrikaan et le zoulou sont également
répandus maintenant. Cf. http//www.abm.fr/fiche/lesoto/html.
18 ASCO, témoignage de Cécile Brizard, sco (Saint-Dominique-Savio) missionnaire en Afrique
1957
110 — Chapitre cinquième
D’année en année, l’école progresse. Les sœurs enseignent les
matières académiques selon le programme d’études en vigueur dans
le pays. L’enseignement doit tenir compte des us et coutumes du
milieu, car c’est le respect de la culture qui s’impose. L’inculturation
de la charité est à ce prix si le message évangélique veut s’implanter
selon les richesses propres de la culture et vivre de sa vie propre.
Les années du cours primaire sont ainsi désignées : Grade A,
Grade B; Standards I, II, III, IV, ce qui comprend six années de scolarité. Les cours se donnent en anglais et en sesotho. Les missionnaires
Oblats de Marie-Immaculée orientent l’instruction religieuse. Des
inspecteurs du gouvernement visitent cette école.
Il faut s’adapter aux coutumes du pays. L’année scolaire se divise
en deux périodes entrecoupées d’un mois de vacances. Première
période : de février à juin; deuxième période : d’août à janvier. Janvier est le mois des vacances d’été; juillet, celui des vacances d’hiver.
De plus, en avril et en octobre, quelques jours de congé permettent
un repos au milieu de chaque période d’études. Décembre est le
mois des examens finals de l’année scolaire. Les examens de sections :
Standards III et IV, sont préparés et corrigés par des comités autorisés par le département de l’Éducation.
Voici quelques statistiques relevées des Chroniques, qui apparaissent comme des jalons de la lente évolution de l’éducation
donnée à Pontmain. En 1938, soit six ans après le début de l’activité
des missionnaires à l’école, on y inaugure le cours intermédiaire
correspondant aux septième et huitième années de scolarité, sous
l’appellation de Standard V et Standard VI. Quarante-huit élèves y
sont inscrits. 19 L’instruction se maintiendra à ce niveau pendant plus
de dix ans encore. Et pour plusieurs élèves, c’est la fin de toute étude.
En 1943, sœur Jeanne-Emmanuel 20 inaugure un Jardin d’enfants
qui en quelques années devient une école primaire privée. Pendant
les années 1950-1960, l’inscription au cours intermédiaire monte
19 ASCO-Afrique, Chroniques : 31 janvier 1938.
20Jeanne-Emmanuel, Mémoires 1908-1998, Ottawa, Mont-Saint-Joseph, 1998, Itinéraire, p. 7.
Chapitre cinquième — 111
graduellement jusqu’à 70 élèves en 1956 et 1957 21. Et voilà qu’en
décembre 1956, on note dans les Chroniques que 18 élèves sur 28
ont réussi les examens de Standard V. Le nombre de personnes candidates a triplé et le nombre de réussites est passé de 7 à 18, depuis
1944. C’est l’heure d’un nouveau pas dans l’évolution de l’école; et
ce nouveau pas, c’est le début d’un cours secondaire. On peut affirmer que les sœurs s’adaptent chaque jour au milieu animées par une
charité compatissante pour leurs élèves.
À cette époque, la supérieure pro-provinciale était sœur SainteGilberte. 22 Constatant l’augmentation du nombre d’inscriptions et
de réussites au Standard VI, elle obtient alors du ministère de l’Éducation la permission d’ouvrir une école secondaire 23 pour filles et
jeunes religieuses ou aspirantes à la vie religieuse. Cette école ouvre
le 29 janvier 1958, en accueillant 14 élèves dont trois religieuses. 24
On établit la première classe (Form A) dans un petit local près du
dortoir des aspirantes, car on n’a pas les moyens de construire tout
de suite une confortable bâtisse, et l’école primaire qui recevra 465
élèves 25 cette année-là, ne peut offrir aucun endroit propice. « Les
meubles ne sont pas encore arrivés, dit la chronique, les livres non
plus : mais on fera le possible avec les tables, les livres et les chaises
collectionnés un peu partout. » 26 À cette école encore au stade de
pauvreté et d’espérance, on donne un vocable qui lui convient bien
« D’Youville Junior Secondary ». Sœur Sainte-Gilberte, elle-même,
en est la directrice et administratrice. Trois professeurs s’y partagent
l’enseignement : le père Émile Thomas, omi, chapelain, assume les
cours de religion, sœur Marie-Hectorine enseigne le sésotho et les
arts ménagers, sœur Cécile Brizard est chargée des autres matières,
21 ASCO-Afrique, Chroniques : 19 décembre 1956; 21 décembre 1957.
22 ASCO-Afrique, Chroniques, Notice nécrologique, Sœur Sainte-Gilberte (Gilberte Watier)
1907-1992.
23 ASCO, Témoignage de sœur Cécile Brizard, 21 mai 1994.
24 ASCO-Afrique, Chroniques, 29 janvier 1958.
25 ASCO-Afrique, Chroniques fin d’année, page synthèse, 1958.
26 ASCO-Afrique, Chroniques 29 janvier 1958-1960; et sœur Cécile Brizard, lettre du 21 mai
1994.
112 — Chapitre cinquième
sous la tutelle de sœur Marie-du-Calvaire. Le Seigneur a béni ces
humbles commencements car à la fin de l’année, 12 élèves se présentaient aux examens de Junior Certificate I, et neuf d’entre elles les
réussissaient. 27
Bientôt, l’École primaire emménage dans une nouvelle bâtisse;
les locaux libérés sont rénovés, et l’École secondaire D’Youville Junior Secondary s’y installe. 28 En décembre 1960, le D’Youville Junior
Secondary a parcouru son premier cycle de trois ans : Form A, Form
B, Form C, ou en termes d’examens : Junior Certificate I, II, III.
Cette année-là, 49 élèves y étudient. Une sœurs africaines, sœur
Marie-Albertina, fait partie du groupe de Form C. Les questionnaires d’examens finals Form C (Junior Certificate III) proviennent
de l’Université de Prétoria 29, où les épreuves sont corrigées. Les cinq
élèves de Form C s’y présentent et les cinq réussissent. 30
Le 25 janvier 1962, la chronique note que sœur Béatrix-d’Assise 31
est directrice de l’École secondaire; malheureusement, dès mars
1963, elle doit quitter l’enseignement sur l’avis du médecin 32. Une
sœur africaine, sœur Magdalena Polisa, accède alors à la direction.
On peut dire que sœur Magdalena Polisa 33 marque « le signe des
temps » de l’adaptation de la charité de Mère Bruyère en terre africaine.
En 1964-1965, on nomme les religieuses professeures, ainsi que
les matières dont chacune est titulaire : sœur Magdalena Polisa,
directrice, est aussi professeure de sesotho et de biologie. Une autre
Africaine, sœur Marie-Martina, enseigne la religion et le sesotho.
27 ASCO-Afrique, Chroniques, page synthèse, décembre 1958.
28 ASCO-Afrique, Cécile Brizard, sco, lettre : 21 mai 1994.
29 Capitale du Transvaal, une province de la République de l’Afrique du Sud. Le Transvaal
reconnu comme territoire indépendant par la Grande-Bretagne en 1852 et devient République Sud-Africaine en 1853. Annexé par le Natal 1877 mais libéré en 1881. En 1902, le
Transvaal accepte son annexion à l’Angleterre. En 1910, il entre dans l’Union Sud-Africaine.
30 ASCO-Afrique, Chroniques, 18 janvier 1961.
31 ASCO-Afrique, Chroniques, Béatrix-d’Assise dont le nom de famille est Laure Saint-Amour,
missionnaire de 1936 à 1964 Elle enseigne dans les écoles de Paray et de Pontmain et au
séminaire du Père André Blais, omi, au Transvaal, 1er janvier 1962.
32 ASCO-Afrique, Chroniques, 23 mars 1963; Sœur Cécile Brizard, lettre : 21 mai 1994.
33 ASCO-Afrique, Chroniques, son nom de famille : Alina Maria.
Chapitre cinquième — 113
Quant aux enseignantes canadiennes, ce sont : les sœurs JeanneEmmanuel : mathématiques et couture; Cécile Brizard : anglais et
géographie; Jean-Raymond 34 : français et elle est responsable des
pensionnaires 35.
En raison d’absence ou d’égarement des chroniques entre 1966
et 1969, nous ne pouvons relever aucune information pertinente au
sujet de l’École secondaire au cours de ces trois années; mais nous
savons qu’en 1966, sœur Magdalena Polissa et sœur Justina Lesenya
quittent le Lesotho afin d’entreprendre des études universitaires au
Collège Rivier de Nashua, aux États-Unis. Du départ de sœur Magdalena Polisa à son retour, sœur Cécile Brizard assume de nouveau
la direction du D’Youville Junior Secondary, c’est-à-dire de 1966 à
1970. 36
Les autres écoles primaires de 1934 à 1968
Durant les années où l’École Notre-Dame-de-Pontmain progresse
peu à peu, jusqu’à la tenue d’un Second Junior, il y a eu d’autres endroits dans la République sud-africaine 37 où les sœurs, sollicitées par
l’Évêque du lieu, sont devenues responsables d’écoles primaires ou
bien ont fait partie du personnel enseignant. C’est grâce à la venue
de nouvelles missionnaires canadiennes, et à l’arrivée de recrues
africaines qui devenaient, par leur profession religieuse, Sœurs grises
de la croix dans la congrégation. Quelques religieuses arrivent, un
couvent, si modeste soit-il, se bâtissait ou était en voie de construction, pour abriter la nouvelle communauté. Les frères Oblats, missionnaires à part entière, eux aussi, dirigeaient la main d’œuvre
des ouvriers autochtones. Bienfaiteurs et Associations de bienfaisance, ainsi que l’Administration générale de notre Congrégation
34 ASCO, Témoignage de sœur Léa Tremblay.
35ASCO-Afrique, Chroniques, 23 janvier 1964 et 26 janvier 1965.
36 ASCO, Sœur Cécile Brizard, lettre, 31 mai 1994.
37 Nous verrons plus loin le développement des couvents en Afrique du sud dans les diocèses
de Maseru, Leribe et Pretoria qui est un Archidiocèse.
114 — Chapitre cinquième
c­ ontribuaient à défrayer le coût de ces maisons qui devenaient la
propriété de l’Église.
Dès 1934, les missionnaires commencent à essaimer de l’humble
couvent de Pontmain, destiné à devenir en 1950, la Maison pro-provinciale de nos communautés du Lesotho devenues province SainteThérèse-de-l’Enfant-Jésus en 1983.
Voici donc les endroits où, de 1934 à 1966, en ordre chronologique, les sœurs se sont établies pour prendre charge des écoles : 38 39
À Pitse
Couvent Notre-Dame-de-Pontmain
1931
À Butha Buthe
Couvent Saint-Paul
1934
À Paray
Couvent Sainte-Marguerite-Marie
1936
Paray Hospital
1939
Couvent Sainte-Marie
1940
(Résidence des Sœurs étudiantes à l’École
normale de Roma)
1940
À Seboche
Couvent Saint-Charles (District de Leribe)
1947
À Leribe,
Couvent Saint-Joseph du Mont-Royal
1949
Fondation de la pro-province Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus
1950
7 maisons, 68 religieuses dont 47 indigènes
Devenue province en 198338
1983
À M’A ’Mohau
ou Lejone
Couvent Notre Dame-de-la-Merci
1956
À Mositi
(Leribe)
Couvent Notre-Dame-de-Lourdes 1957
fermé
1972
D’Youville Junior Secondary
1958
Seboche Hospital
1963
À Roma
À Saint-Denis
Couvent Saint-Denis (Leribe)
1967 39
38 Province apparaît pour la première fois dans la Liste des nominations de 1983. Voici le nom
des provinciales : Sœurs Louis-Gérard, Marie-Auréa, Sainte-Gilberte, Marie-Sylva, ThérèseAngéline, Marie-Hectorine, Magdalena-Polisa, Sainte-Léa, Cécile-Thérèse, Marie-Annunciata dans Baitlami Ba Kopano Ea Lerato Lesotho, p. 47.
39 ASCO – Afrique, Chroniques de fondation de chaque maison.
Chapitre cinquième — 115
Les dispensaires et les hôpitaux
En chaque mission où les sœurs missionnaires arrivent, une école
les attend, mais aussi, un dispensaire sobrement équipé et tenu par
des laïques, sauf à Mont-Royal, Leribe. L’une des fondatrices, choisie
et préparée à cet effet, en prend charge; par la suite, d’autres sœurs
arrivant du Canada ou des États-Unis, viennent épauler le personnel habituel en partageant la tâche des soins infirmiers. Ainsi, dans
la mission, éducation et soin des malades marchent de pair. C’était
le style de Mère Bruyère lorsqu’elle est arrivée à Bytown : elle ouvre
une école, et quelques semaines plus tard, un hôpital; et, dans les premiers temps, la petite maison-hôpital de la rue Saint-Patrick n’était
certainement pas autre chose qu’un dispensaire dans les premiers
temps.
À certains endroits, il est arrivé que des dispensaires aient évolué
jusqu’à devenir de véritables hôpitaux : c’est à Paray, l’hôpital du
Sacré-Cœur (1939); à M’A ’Mohau : Lejone Hospital (1956); à Seboche : Seboche Hospital ou Hôpital Notre-Dame-de-la-Providence
(1960). À Paray et à Seboche, le couvent des sœurs infirmières fait
partie du complexe de l’hôpital; à M’A ’Mohau, les sœurs infirmières
demeurent avec les enseignantes, au Couvent Notre-Dame-de-laMerci.
Les expériences apostoliques
En 1950, le groupe de missionnaires au Basutoland comptait 68
religieuses dont 47 Africaines. Ce groupe est alors constitué en proprovince communautaire sous le nom de Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus qui deviendra province en 1983 40.
Deux ans plus tard, confiante dans le zèle apostolique de ses
sœurs, la supérieure pro-provinciale, sœur Sainte-Auréa, consent
à tenter des expériences d’évangélisation en deux États de la République sud-africaine. C’est d’abord au Natal, à Shongweni, mission
Albini, à l’appel de Mgr Denis Hurley, omi, archevêque de Durban,
40 Selon l’inscription à la Liste des nominations publiée chaque année dans la congrégation.
116 — Chapitre cinquième
pour l’évangélisation des Zoulous. En 1952, cinq sœurs sont envoyées
à cette mission : une Canadienne et quatre Africaines dont l’une est
encore annuiste 41. Leur couvent, petite maison de trois pièces, portera le nom de Notre-Dame-de-Toutes-Grâces. Elles prendront charge
d’une école d’environ 300 enfants zoulous : primaire, intermédiaire
et secondaire, ainsi que d’un pensionnat d’une quarantaine de
jeunes filles dont la majorité sont païennes ou adeptes de sectes protestantes rivales. Elles aideront le missionnaire à établir à Shongweni
un centre national de la dévotion à Marie-Médiatrice.
C’est la « confusion des langues ». L’adaptation des tempéraments et des personnalités basutos et canadiens à ceux des zoulous,
les problèmes psychologiques qui s’en suivent sont palpables. Et les
nombreuses tâches matérielles qui s’imposent rendent le manque
d’eau et le problème d’approvisionnement plus pénibles. Les sœurs
sont rappelées après 18 mois. La situation politique sous le régime
d’apartheid rend la vie trop difficile. L’évêque propose de transférer
les sœurs à Inchanga mais là encore elles doivent revenir au Basutoland en 1955.
En 1939, une école normale avait été établie en cette ville, avec
l’approbation du gouvernement de Maseru, ce qui garantit la validité des certificats pour certains Protectorats sud-africains, dont le
Basutoland. Dès l’ouverture de l’institution, quatre sœurs africaines
munies du diplôme académique de Standard IV y sont acceptées
pour un cours de trois ans; et une sœur est embauchée comme
professeur. Cela impliquait la fondation d’une résidence pour les
étudiantes. Et c’est à l’école normale de Roma que, depuis, les sœurs
destinées à l’enseignement, reçoivent leur formation pédagogique et
leurs qualifications légales. À Roma, cependant, les sœurs ne tiennent
ni école, ni hôpital ou dispensaire, mais une maison d’études, le couvent Sainte-Marie.
41 Dans la congrégation, on appelle ‘annuiste’ une religieuse qui fait des vœux pour un an, à la
fois, pendant trois ou cinq ans jusqu’à sa profession perpétuelle.
Chapitre cinquième — 117
Tous ces établissements qui forment la jeunesse africaine révèlent que les œuvres surgissent avec autant de charité que le respect
de la culture exige.
Le Basutoland devient Lesotho
La situation politique au Lesotho
Au XVIe siècle, c’est l’arrivée des Sothos dans cette région. On
l’appelle alors Basutoland. En 1966, le Basutoland devient Lesotho.
C’est un petit État de 30 360 km2 dans le territoire de la République
d’Afrique du sud. Le Lesotho est l’un des pays avec Saint Marin 42 et
le Vatican à être entièrement enclavé.
Vers 1820, le Basutoland naît de la réaction de défense des populations de langue sotho à l’expansion zoulous conduite par Shaka.
Moshœshœ, chef d’une petite tribu Kwena, est parvenu en 1831 à
unir 23 groupes de Sothos du Sud pour les regrouper dans cette
montagne-refuge. Entre 1840-1868, en butte aux attaques des Bœrs
d’Orange, il sollicite, à l’initiative des missionnaires, la protection
britannique. C’est le temps du Protectorat britannique jusqu’en
1961.
En 1966, ce Basutoland acquiert son indépendance. Sous le nom
de royaume du Lesotho, il devient une monarchie constitutionnelle,
membre du Commonwealth. Il a son drapeau : un triangle blanc
(pureté) avec armoiries de la monarchie (bouclier, lance, gourdin),
une bande diagonale bleue (eau) et un triangle vert (agriculture)
(1987).
42 République de Saint-Marin ou Republica di San Marino, est un très petit État de 61 km2
situé en Europe méridionale et entièrement enclavé dans les provinces italiennes. C’est
en principe la plus ancienne république libre du monde : elle daterait, selon la légende,
de l’an 301. La république semble un cas unique de survivance à travers les siècles de
l’une de ces communes médiévales qui ont fleuri en Italie et qui a échappé à l’unification italienne. C’est un État souverain, tant en matière administrative que juridique et
diplomatique. Selon la légende, la petite communauté chrétienne aurait été établie
par saint Marin vers 301 pour échapper aux persécutions de l’empereur Dioclétien.
Cf. http://encyclopedia.yahoo.com/articles/s/s0000568_po.htlm
118 — Chapitre cinquième
Source : http://tanguuydlv.free.fr/Pays/carte-Lesotho.gif
ASCO, Couvents de la province Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus,
Lesotho : 1980 Maison pro-provinciale – scolasticat et noviciat
(Pontmain), Saint Paul Convent (Butha Buthe), Paray Convent,
Paray Hospital (Thaba Tseka), Roma Convent (Roma), Mount
Royal Convent, M’A ’Mohau Convent (Leribe), Seboche Hospital
(Ficksburg), Saint Charles Convent, Saint Denis Convent (Butha
Buthe), Marguerite D’Youville Residence (Maseru), Our Lady of
Lourdes Convent (Denilton-Transvaal).
Ce pays connaît une histoire agitée, rythmée par les conflits
entre les Premiers ministres et le Souverain de l’Afrique du Sud.
Il a connu une demi-douzaine de coups d’État, d’insurrections et
de mutineries depuis l’indépendance. Mais malgré la création de
l’Union Sud-Africaine en 1910 et de la république d’Afrique du Sud
en 1961, le Basutholand (Lesotho) demeure à part entière sous le
contrôle britannique jusqu’à son indépendance en 1966. De 1970
à 1986, le roi n’a plus qu’une fonction honorifique au profit de son
Premier ministre. Le coup d’état militaire de 1986 redonne au roi ses
Chapitre cinquième — 119
pouvoirs pour peu de temps. Puis l’intervention de l’Afrique du Sud
remet un peu de calme dans cette guerre civile.
Le Lesotho est un pays rural à 90%. La capitale Maseru est la
seule ville notable. La végétation dépend du climat et de l’altitude.
Les températures sont relativement basses en raison de l’altitude :
elles décroissent de l’ouest à l’est, tandis que les précipitations augmentent. Le climat est très changeant : à la base, une saison de pluies
qui va de novembre à février et une saison sèche le reste du temps.
Lors de l’hiver austral, les températures baissent fortement avec
l’altitude et la neige est fréquente dans une bonne partie du pays.
Le maïs et le sorgho 43 y sont les cultures essentielles. L’élevage de
bovins permet l’exportation de bétail sur pied, de peaux, de laine et
de mohair.
Au point de vue économique, le Lesotho vit avant tout de l’émigration en Afrique du Sud : 700 000 de ses ressortissants y résideraient et leurs envois d’argent est six fois supérieurs aux exportations
représentant la moitié du produit national. La monnaie est le Loti
(LST) ou Maloti (100 lisenti). Par ailleurs, l’extraction des diamants
n’existe plus que sous une forme artisanale. Le Lesotho tire aussi des
ressources du tourisme. L’eau des hautes terres devient un produit
d’exportation tandis que le détournement de la haute Sengu vers
l’Ash, par plus de 100 km de tunnels a permis la construction en
Afrique du Sud de trois centrales électriques, véritable poumon économique de la République sud-africaine. 44
Malgré cet état d’insécurité politique, la mission des Sœurs de
la charité d’Ottawa progresse lentement mais sûrement. Retenons le
témoignage de sœur Louis Gérard, une des fondatrices, lors d’une
visite d’amitié en 1968. Voici comment les chroniques notent son
passage :
Elle semble jouir de sa visite à Paray et trouve un changement inconcevable. Ce fut une grande joie de la revoir.
Nous lui devons une grande dette de reconnaissance
43 Le sorgho est une sorte de graminées alimentaires, originaires de l’Afrique et de l’Asie.
44http//fr.encyclopedia.yahoo.com/articles/cl/cl_3228_po.html.
120 — Chapitre cinquième
pour avoir si bien implanté la communauté au Basutoland devenu Lesotho. 45
La situation politique, en 1969, est instable car ce sont les élections.
Il y a le parti National et le parti Congressiste à l’opposition. Les
menaces circulent. On engage des gardiens de nuit pour quelques
temps. Deux sœurs, Marie-des-Anges et Rollande Chouinard. se
rendent chez les sœurs à Ficksburgh. 46 En ce 28 décembre 1976 47, le
père Reynald Beauregard, curé à Saint-Martin, est assassiné. Quel
émoi dans tout le pays ! Depuis le premier février 1970, le Lesotho est
placé en état d’urgence par Jonathan Leobua, le premier ministre 48.
Sœur Thérèse-Angeline 49, supérieure provinciale, consulte les sœurs
pour prévoir ce qui peut se faire si le Basutoland Congress Party
attaque les missions. On note :
À l’unanimité, elles font part de leur désir de rester sur
place, quitte à se cacher au besoin dans les environs. Elles
supplient les Canadiennes de gagner la République-duSud, dès la première alerte. 50
Depuis 1978, toutes les personnes de citoyenneté canadienne doivent
posséder un visa pour entrer en République du Sud-Afrique. 51 La
situation demeure très menaçante en 1979 52 car la mission semble
au centre des attaques. Des gardiens offrent une certaine sécurité à la
mission 53. Plusieurs sœurs participent quand même à la fête nationale, le Moshœshœ Day 54 !
45
46
47
48
49
50
51
52
ASCO-Afrique, Chroniques, du 13 au 18 novembre 1968.
ASCO-Afrique, Chroniques, 29 janvier 1970.
ASCO-Afrique, Chroniques, 28 décembre 1976.
ASCO-Afrique, Chroniques, 1er février 1970.
ASCO-Afrique, Chroniques, 6 avril 1970.
ASCO-Afrique, Chroniques. 6 avril 1970.
ASCO-Afrique, Chroniques, 22 juin 1978.
Disons qu’en 1968, il y avait 15 religieuses canadiennes au Lesotho et qu’en 1979, il en reste
6. Les religieuses autochtones remplacent les missionnaires canadiennes.
53 ASCO-Afrique, Chroniques, 1er juin 1969.
54 ASCO-Afrique, Chroniques, 12 mars 1979.
Chapitre cinquième — 121
En juillet 1978, le père Joseph Gilles Brossard, omi, vient organiser, au nom de l’évêque, un projet pilote à Pontmain pour promouvoir la lecture de la Bible. Selon une certaine lettre du parti communiste on révélerait ‘the devil’s work’ au Lesotho. 55
Pendant ce temps, les gens de la montagne meurent de faim.
Aucune nourriture n’a pu être transportée depuis plus d’un mois. 56
Ce sont les prisonniers de Hlotse qui ont frayé un chemin dans la
neige de la montagne.
En Afrique, l’eau est un trésor précieux. On a toujours peur d’en
manquer. Ce sont des prières qui montent au ciel pour demander
de la pluie ou remercier pour la pluie. Voici le témoignage de sœur
Lucile Goulet qui rapporte un quasi-miracle :
1970, année de la grande sécheresse au Lesotho ! Gens et
bêtes défaillent le long des routes. Les champs sont dénudés, le moindre vent soulève une poussière rougeâtre qui
colore l’atmosphère, les réservoirs d’eau des villages avoisinants tarissent l’un après l’autre.
À la mission Notre-Dame-de-Pontmain, qui regroupe
environ 800 personnes : pères, sœurs, pensionnaires, étudiantes, l’eau est rationnée mais ne manque pas. C’est
que les Pères Oblats, fondateurs de la mission, ont repéré
une source qu’ils ont canalisée vers un grand réservoir,
près des classes de l’école intermédiaire. En cette année, il
n’y a plus qu’une dizaine de pouces d’eau dans le réservoir, ce qui fait présager le pire. Non loin de là, un robinet extérieur sert d’abreuvoir pour les étudiantes. Mais,
à la brunante, des centaines de villageois privés d’eau
s’amènent avec leurs chaudières, pour se ravitailler.
Devant l’immanence que notre réservoir tarisse à son
tour, je dis à une sœur africaine, Sœur Alina Khabane,
qu’on ferait peut-être mieux de sceller le robinet afin
55 ASCO-Afrique, Chroniques, 28 juillet 1978.
56 Ibid., 6 août 1979.
122 — Chapitre cinquième
qu’il nous reste suffisamment d’eau pour les besoins
de la mission. Elle me regarde avec un large sourire et
me dit : « Nous, nous avons appris à partager et quand
nous n’avons plus rien, nous souffrons avec ceux qui
manquent de tout ». Je la félicite de me donner le vrai
sens de la pauvreté !
Toujours est-il que tout le temps qu’a duré la sécheresse,
le réservoir d’eau n’a pas baissé d’un seul pouce. Quand
un pauvre crie, le Seigneur entend ! (Ps 34, 18) 57
L’éducation se poursuit au Lesotho
Le 25 avril 1969, c’est fête à Pontmain pour l’ouverture de l’École secondaire de Pontmain. Parmi l’assistance nombreuse, on remarque
la présence de l’honorable Jonathan Leabua, premier ministre,
Antoine Manyeli, ministre de l’Éducation, le père Cornelius Sutha,
vicaire général, le père Philippe Boisvert, provincial des Pères Oblats
de Marie-Immaculée. Devant le drapeau du Lesotho hissé fièrement,
les cadets et les élèves des écoles paroissiales ont prononcé leur salut.
Ils avaient participé peu avant à un grand ralliement à Maseru des
guides, des scouts et des cadets.
Pour assurer la qualité de l’éducation, les autorités de la communauté favorisent les études des sœurs autochtones. Par exemple,
sœur Magdalena Polissa et sœur Justina Lesenya reviennent en 1970
d’un stage de quatre ans d’étude au Collège Rivier de Nashua, N.H
(É.U.).
Il y a aussi des cours de Bible organisés à Pontmain à l’intention de la jeunesse dans les paroisses. Déjà en 1960, les sœurs Alina
Khabane et Cleofa Malela se sont rendues à Maseru pour un cours
en catéchèse. Et sœur Marie-Stella revient du Danemark 58 où elle a
suivi un cours d’un an pour le Jardin d’enfants tandis que les sœurs
57 Témoignage de sœur Lucile Goulet (Marie-de-Massabielle), numéro +2268), missionnaire
au Lesotho de 1969 à 1972.
58 ASCO-Afrique, Chroniques, 14 mai 1969.
Chapitre cinquième — 123
Maire-Martina Nkosi et Catherine Pharoro suivent des cours de spiritualité à Roma.
Dans cet esprit de perfectionnement scolaire, les études se poursuivent et améliorent les qualifications et des professeurs et des
élèves. Ainsi, en 1973, les sœurs Julietta et Cécile Immaculata vont
étudier à Roma 59 pendant que sœur Winifred Schofield étudiaient à
Johannesburgh. Et en 1974, c’est sœur Marie-Stanislas qui poursuit
des études en Israël, suivie de sœur Cécile Immaculata pour la formation religieuse. 60 Il faut noter que 1977 marque le succès de sœur
Alix Maria Molopo qui obtient un diplôme de l’Université de Lesotho. 61 Sœur W. Schoffield participe pour sa part à des cours d’animation spirituelle à Manille, Philippines. Ces cours sont organisés par
le Christian Living Group de Roma. 62 Ce sont d’autres exemples qui
prouvent que les qualifications des professeurs rehaussent le statut
de l’éducation à l’école secondaire. L’école secondaire Saint-Paul de
Butha Buthe est ouverte en 1970. Entre 1968 et 1980, c’était l’époque
de fondations d’écoles secondaires construites avec des fonds venant
de l’UNESCO 63 demandés par le gouvernement et le ministère de
l’Éducation. 64 Le couvent Saint-Charles de Paray, ouvert en 1947, a
été fermé en 1976. L’évolution de l’école secondaire Pitseng High
School, Pontmain, où il y a les cinq années du cours complet : Forms
A, B, C, D, E, est évidente. L’école secondaire de Pontmain est une
école privée entièrement administrée et financée par l’institution.
Après quelques années, le gouvernement commence à donner
des subventions et à payer les professeurs tant laïques que religieux.
En novembre 1975 65, a lieu la célébration d’adieu aux élèves qui
ont terminé leurs cinq années d’études au High School de Pitseng, la
première depuis la fondation qui termine. Le succès est évident ! Les
59
60
61
62
63
64
ASCO-Afrique, Chroniques, 6 février 1973.
ASCO-Afrique, Chroniques, 18 septembre 1974, p. 21.
ASCO-Afrique, Chroniques, 2 juillet 1977.
ASCO-Afrique, Chroniques, 19 mai 1976, p. 56.
Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture.
ASCO-Afrique, Chroniques, lettre de sœur Cécile Brizard à sœur Marie-de-la-Charité, 21 mai,
1994.
65 ASCO-Afrique, Chroniques, 30 novembre 1975.
124 — Chapitre cinquième
élèves ont tous réussi et ils se classent premiers dans tout le Lesotho. Mais déjà les difficultés pointent. Sœurs Angela Maria et Rosa
Maria, accompagnées du chef Masupha et cinq élèves réussissent à
rencontrer le Premier Ministre au sujet des écoles des missions que
le gouvernement veut fermer. Il promet de considérer leurs propos. 66
La vie communautaire au Lesotho
En ce 1er février 1969, la communauté célèbre le jubilé d’argent de
sœur Marie-Magdalena et sœur Celina-Maria. Notons aussi que
sœur Marie-Rosalia est la première supérieure africaine en 1972. 67
La même année 68, le projet de traduction des constitutions, en
anglais, mais non le code, est terminé. Le père François Mairot arrive
de Rome pour vérifier la traduction. Puis en avril 1970 69, tout est traduit en sesutho. On peut dire alors que l’inculturation est évidente.
Lors d’une célébration appropriée, le livre des Constitutions est
remis officiellement à chacune des religieuses. En 1972, c’est la première fois que les chroniques du couvent Notre-Dame-de-Pontmain
sont rédigées, en anglais, par une sœur autochtone 70. On y note que
la communauté célèbre le 17 janvier, la fête de Notre-Dame-de-­
Pontmain. Plusieurs visiteurs rehaussent la célébration.
En janvier 1970, à la clôture de la retraite, il y a deux novices qui
font profession temporaire, 17 scolastiques renouvellent leurs vœux
temporaires. 71 Si en 1973, on célèbre le jubilé d’argent de quatre
religieuses, on se réjouit aussi de la profession religieuse de sept religieuses autochtones. 72 En 1973, les supérieures majeures exigent que
les scolastiques fassent une année doctrinale. 73 Il y a aussi des départs
qui font mal : sept professes perpétuelles quittent la communauté. 74
66
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69
70
71
72
73
74
ASCO-Afrique, Chroniques, 15 juin 1976.
Ibid., 1er septembre 1972.
ASCO-Afrique, Chroniques, 19 décembre 1969.
ASCO-Afrique, Chroniques, 12 avril 1970.
ASCO-Afrique, Chroniques, 1er janvier 1972.
ASCO-Afrique, Chroniques, 7 janvier 1970.
ASCO-Afrique, Chroniques, 7 janvier 1973.
ASCO-Afrique, Chroniques, décembre 1973.
Ibid., 5 novembre 1972.
Chapitre cinquième — 125
Heureusement, sept scolastiques 75 font profession perpétuelle
et deux novices font leurs premiers vœux. Elles sont prêtes à poursuivre l’œuvre d’éducation auprès des leurs dans le sillage de la charité de Mère Bruyère.
Au Lesotho, en ce 28 septembre 1970, la radio local annonce
l’arrivée de mère Gisèle Lépine 76 accompagnée de sœur Alice Thauvette 77, nouvelle missionnaire. Il y a aussi participation à certaines
émissions radiophoniques par les pensionnaires et la chorale des
religieuses. 78 Des cours d’entraînement à parler à la radio ont été
donnés à Roma et des sœurs y ont participé. 79
Puis, en avril 1970 80, une grande consultation est mise sur pied
en vue du choix d’une supérieure pro-provinciale, peut-être une
africaine ? Nous verrons que c’est en 1980 que tout le Conseil proprovincial est formé de sœurs africaines.
Sœur Thérèse-Angéline fait profession perpétuelle à Pontmain
en 1941 et meurt en Afrique comme elle l’avait déclaré à son arrivée : « Je suis en Afrique pour y mourir ». C’est d’abord à l’hôpital de
Paray que la tuberculose l’immobilise. En juin 1975, sœur ThérèseAngéline 81 entre à l’hôpital de Pretoria (Transvaal) où elle meurt
à l’âge de 64 ans, le 6 août suivant, après une chirurgie qui n’a fait
qu’aggraver son mal. Sœur Thérèse-Angéline a été missionnaire où
elle a passé en faisant le bien. 82
Le centenaire de la mort de Mère Bruyère ne passe pas sans
célébration au Lesotho. Le 20 novembre 1976, sous la présidence de
Mgr Paul Khoarai, et en présence de plusieurs distinguées personnes
75 Ibid., 7 janvier 1972.
76 Sœur Gisèle Lépine est membre de l’administration générale de 1968 à 1974. Elle avait fait
une visite l’année précédente le 11 février 1969. Sœur Gisèle Lépine est missionnaire en
Afrique durant trente ans : de 1949 à 1987 durant lesquels elle a été absente 8 ans.
77 Missionnaire en Afrique de 1962 à 1969. Sœur Alice est décédée le 22 juillet 1990 à l’âge de
68 ans.
78 ASCO – Afrique, Chroniques, 6 septembre, 1970.
79 ASCO – Afrique, Chroniques, 20 décembre, 1974, p. 83.
80 ASCO – Afrique, Chroniques, 26 avril 1970.
81 Sœur Thérèse-Angéline (Marie-Anne Turcotte) profession +2025, décédée le 6 août 1975,
notice nécrologique numéro 1016.
82 Notice biographique, numéro 1016.
126 — Chapitre cinquième
parmi lesquelles « un groupe d’aveugles, des pauvres, des nécessiteux
de Pitseng, de Pontmain et des environs, qui après la messe furent
invités pour le dîner », c’est la fête. C’est l’esprit de Mère Bruyère qui
suscite des gestes authentiques de charité-compatissante.
Après le repas, « une foule de gens ramassés sur le côté droit de
l’église ont fait éclater leur joie, par des chants, des sketches et des
danses nationales exécutées par les élèves du High School de Pitseng,
de l’école primaire de Pontmain, du Jardin d’enfant et de l’école
Likhibi de Bolahla ». 83
L’année 1976 est une année de réjouissance communautaire : une
religieuse prononce ses premiers vœux, trois sœurs renouvellent leur
engagement et quatre célèbrent leur jubilé d’argent de profession et
on accueille une aspirante de Roma 84. En mars 1977 85, la communauté revient à Saint-Charles pour ouvrir le couvent fermé depuis
un an. Ce sont les sœurs Marie-Léonora, Clara Kotoka et Victoria
Moremohole qui sont désignées.
Le 27 février 1978, c’est le grand jour de consultation sous l’animation de Mère Marcelle Gauthier et de sœur Cécile Paradis 86. Elles
repartent pour le Canada le 9 mars suivant.
Le 28 août 1976, toute une délégation se rend à Maseru pour la
bénédiction et l’ouverture du nouveau couvent Résidence d’Youville.
La fête se poursuit après l’Eucharistie solennelle par des sketches, des
chants exécutés par les enfants.
Notons au passage, que le 9 juillet 1979, « la terre est couverte de
neige. Quelle beauté ! mais bien éphémère; le soleil ardent fait fondre
cette neige si rapidement. […] Cela rappelle aux Canadiennes la
première neige à l’automne. Nous en avons sûrement joui en dépit
83 ASCO-Afrique, Chroniques, 20 novembre 1976.
84 ASCO-Afrique, Chroniques, 7 janvier, 1976.
85 ASCO-Afrique, Chroniques, le personnel de la maison de Pontmain en 1977 compte 33
sœurs : enseignantes – primaire et secondaire, formation, dispensaire et en service de
soutien : sacristie à l’église, ferme et jardin, poulailler, jardin du provincialat, ferme maintenance, chauffeure, lavoir, réfectoire des sœurs, des étudiantes-pensionnaires, maîtresses de
pensionnaires, cuisine. Véritable Maison-mère !
86 Elles sont arrivées depuis le 16 février 1977.
Chapitre cinquième — 127
du froid ». Les montagnes couvertes de neige offrent une vue magnifique et rare.
Il y a des événements qui marquent tout le peuple. Ce 18 août
1975, des membres de l’École technique et l’évêque de Leribe, le père
fondateur de l’école, périssent dans un écrasement d’avion. Dieu est
le maître de la vie !
Au congrès provincial de décembre 1979 87, en vue du chapitre
général, les sœurs ont l’occasion de discuter de leurs problèmes. Puis,
en janvier suivant, comme les problèmes dans toute la communauté
africaine persistent, il y a une journée de discussions pour essayer de
trouver des solutions à la situation. 88
Le 12 août 1979, est un jour important pour la congrégation au
Lesotho. Le Pro-Nonce apostolique, Edwards Cassidy, vient donner
le résultat de la visite d’information faite par le père Joseph Anthofer en février dernier. Le différend entre les autorités majeures de
la congrégation était assez important puisque le problème a été
porté jusqu’à Rome. Un tel conflit n’était pas seulement pour la
congrégation, car il a été offert à toutes les congrégations religieuses
d’hommes et de femmes de se séparer de leur Maison mère pour
relever des évêques africains seulement. Deux communautés ont
refusé : Les Sœurs-des-Saints-Noms-de-Jésus-et-de-Marie et la
congrégation des Sœurs de la charité d’Ottawa.
À ce moment, un grand mouvement de séparation se soulève en
Afrique du sud connu sous le nom d’apartheid 89. La communauté
ferme le couvent de De Wildt pour ouvrir à Denilton où père Joseph
Metz est très heureux de l’accueillir. Leur résidence est brillante de
propreté et les tablettes sont garnies de nourriture. 90
87 ASCO-Afrique, Chroniques 17 décembre 1979.
88 ASCO-Afrique, Chroniques, 10 janvier 1980.
89 On désigne par le terme afrikaans d’« apartheid » une doctrine politique propre à l’histoire
d’Afrique du Sud du début du XXe siècle à 1893. Littéralement, il signifie « développement
séparé » (des races) et trouve son origine à la fois dans la nature du peuplement de ce pays
et dans les aléas historiques particuliers qui présidèrent à la naissance de cet état. (Yahoo!
Encyclopédie)
90 ASCO-Afrique, Chroniques, 16 janvier 1980.
128 — Chapitre cinquième
Sœur Magdalena Polisa est nommée supérieure pro-provinciale, en 1980. Elle annonce les déléguées au chapitre général qui
doivent se rendre à Rome le premier mai où elles participeront à des
conférences du père Greco, sj, sur les constitutions. Ce conseil proprovincial est formé exclusivement de sœurs africaines. Par les huit
conseils qui se sont succédés entre 1968 et 1980, on peut déduire que
les sœurs africaines se sont formées peu à peu à se gouverner ellesmêmes.
Il y a en pays de mission une grande fraternité entre les communautés religieuses. Ainsi, aux funérailles de sœur Marie-Benedict,
on reconnaît les Sœurs-des-Saints-Noms-de-Jésus-et-de-Marie, les
Sœurs de la sainte famille, les Sœurs de Sainte-Croix, les Sœurs du
Précieux-Sang, anglicanes, les Sœurs du Bon-Pasteur, les Frères du
Sacré-Cœur.
Le service de santé
Le gouvernement du Lesotho envoie, en 1969, une infirmière pour
prendre en charge la clinique de Pontmain. Elle résidera à Pitseng.
Déjà, on prépare l’ouverture officielle de l’église et de l’hôpital. Les
Sœurs Jeanne Charron, Blanche-Irène partent pour M’A ’Mohau.
En 1976, sœur Marie-Angélina est nommée supérieure de l’hôpital
de Paray. Et sœur Elisabeth Khali, de l’hôpital Saint-Joseph, de Roma
arrive à la mission de Pontmain. Le gouvernement suit de près le
travail car il envoie ses ministres vérifier les progrès.
Il y a aussi, l’Hôpital de Seboche, Mission Saint-Charles, À Butha-Buthe sous le vocable de Notre-Dame-de-la-Providence, Mositi,
Butha-Buthe, Saint-Paul. Malgré tous les problèmes, l’hôpital de
Paray a progressé continuellement depuis ses débuts. La fondatrice
de 1931, sœur Louis-Gérard, y séjourne une semaine du 12 au 18
novembre 1968. Elle rend un témoignage vibrant en constatant les
progrès immenses réalisés.
En plus des employés laïcs, le personnel comprend dix religieuses, et neuf Africaines dont l’excellente infirmière sœur Marie
Thomas appelée « le grand docteur ». Chaque personne a son rôle :
Chapitre cinquième — 129
supérieure, directrice des soins, matrone. Le docteur résident est
George Rufin. En 1977, c’est la fondation d’une École d’infirmières.
Cette école est fondée grâce à l’aide de l’Association privée de la
Santé au Lesotho. On reconnaît comme réalisatrice de ce projet sœur
Marie-Annunciata avec la collaboration du médecin en charge, le
Dr George Rufin. Les élèves se mettaient avec courage à l’étude et y
persévéraient à la satisfaction de leurs professeurs. Les améliorations
se sont succédées : 8 septembre 1977, un nouveau bureau meublé
convenablement muni d’un système de communication interne
et d’un système d’eau. Mais le Dr George Rufin quitte le 26 mars
1978. L’Hôpital Lejone de M’a Mohau et Notre-Dame-de-la-Merci
perdent un bienfaiteur apprécié.
La République de l’Afrique du sud
La situation politique de la République de l’Afrique du Sud
La République de l’Afrique du Sud est l’État le plus méridional de
l’Afrique australe. Il y a la capitale administrative, Pretoria et la
capitale législative, Le Cap. En 1488, le Portugais Barthélémy Diaz
a découvert le Cap de Bonne-Espérance et Vasco de Gama, en route
vers l’Inde a abordé à la côte du Natal en 1498.
La Compagnie hollandaise des Indes Orientales, en 1652, a établi
un centre de ravitaillement pour ses navires à la baie de la Table. Une
colonie s’y développé. Au XVIe siècle, les Bantous et les Sothos qui
occupent une partie du Transvaal ont atteint la riche plaine côtière
du Natal. Les Blancs appelés les Bœrs se trouvent en guerre continuelle avec ces Africains redoutables. Ils ont accueilli la domination
anglaise jusqu’au milieu du XIXe siècle. Un groupe de Bœrs s’est établi au Natal et d’autres au Transvaal et d’autres dans les environs de
la première République Sud-Africaine. Ces groupes obtiennent leur
indépendance en 1852 et 1854 respectivement.
Vers 1867, la découverte de diamants dans les rivières Orange et
Vaal augmente les difficultés entre les Bœrs et les Anglais. Entre 1881
et 1884, le Transvaal recouvre son autonomie théorique de la cou130 — Chapitre cinquième
ronne britannique. 1885, c’est la ruée vers l’or. La guerre des Bœrs
se termine par le traité de paix de 1902 par lequel ils obtiennent
l’amnistie et l’usage de leur langue. En 1906, les Blancs du Natal se
solidarisent.
La formation de l’Union Sud-Africaine se réalise le 31 mai 1910.
Les Afrikaners, trois fois plus nombreux, refusent toute anglicisation. C’est un véritable problème racial. Les Blancs détiennent le
pouvoir politique qui vote des lois discriminatoires pour les Noirs.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le problème racial
est crucial à cause de l’expansion économique entre 1940 et 1950.
Partant du principe qu’il existe des incompatibilités insurmontables
entre la manière de vivre africaine et la civilisation européenne, le
parti nationaliste du Dr Malan, premier ministre, décide d’isoler
complètement les Noirs.
Depuis 1948, c’est le régime d’apartheid qui sévit et entretien la
haine des races. Par exemple, la loi sur le travail permet de reléguer
les Bantous à des emplois inférieurs et non spécialisés. La PopulaChapitre cinquième — 131
tion Registration Act catégorise chaque individu dès sa naissance en
fonction de sa race, contrôlant ainsi chacun des aspects de sa vie. Les
mariages interraciaux sont interdits.
Une autre loi, en 1959, sur la promotion de l’autonomie bantoues, prévoit huit régions africaines séparées. La frustration morale
des Noirs augmente sous ce régime d’apartheid et suscite l’opposition internationale. En 1961, le premier ministre Verwœrd fait adopter et proclamer officiellement la République Sud-Africaine complètement indépendante à l’égard du Royaume-Uni. Elle devient le
géant industriel du continent.
Les organisations et les syndicats des mineurs jouent un rôle
important dans la mobilisation d’une résistance organisée contre
l’apartheid. Au cours des années 1970 à 1980, l’activisme noir prend
de l’ampleur et l’apartheid commence à se démanteler. Sous la pression des groupes politiques aux niveaux national et international, les
lois ségrégationnistes sont abrogées en 1990 et on procède à des élections démocratiques. En avril 1994, Nelson (Rolihlahla) Mandela est
nommé à la présidence de la République Sud-Afrique.
Depuis 1910, le Natal est une province de la République SudAfricaine, le long de l’océan Indien dont la capitale est Pietermaritzburg. La ville principale est Durban.
Le Transvaal est une province de la République Sud-Africaine.
La capitale est Pretoria. Il est reconnu comme territoire indépendant
par la Grande Bretagne en 1852 et devient République sud-africaine
en 1853. Annexé par le Natal en 1877, il est libéré en 1881. En 1902, le
Transvaal accepte son annexion à l’Angleterre. En 1910, il entre dans
l’Union sud-africaine. En 1972, le Christian Living Group offre des
cours d’animation spirituelle à Johannesburg. 91 Au cours des années
soixante et soixante-dix, la congrégation ouvre plusieurs couvents.
Au Transvaal, notre mission Mère-Bruyère d’Atteidgeville et le noviciat Saint-Michel de Wildt poursuivent l’apostolat dont nous avons
parlé plus haut.
91 ASCO-Afrique, Chroniques, 31 décembre 1972, p. 396.
132 — Chapitre cinquième
Pour constater la lente évolution des progrès au niveau scolaire,
dans le domaine des soins de santé et des expériences apostoliques,
il faut jeter un coup d’œil sur les statistiques qui illustrent concrètement que le niveau de vie s’est amélioré par la présence des religieuses au Lesotho appelé autrefois Basutoland et en République de
l’Afrique du Sud.
En 1980, la pro-province Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus 92
compte 95 religieuses dont 89 autochtones. De plus, il y a trois aspirantes, trois postulantes, trois novices et quatre scolastiques. Elles
sont une promesse d’avenir. On compte 12 maisons au Lesotho. 93 Il y
a en 1980 huit sœurs qui ont fait une année doctrinale. 94 Il y a 26 religieuses dans l’enseignement ou service connexes. 95 Dans le service
hospitalier, il y a 24 sœurs dont six sont des infirmières autorisées,
quatre sont sages-femmes dans les hôpitaux ou dans les foyers. Selon
le rapport, huit religieuses sont en service de pastorale diocésaine ou
paroissiale. 96 Il y a trois religieuses de décédées entre 1974 et 1980.
Le partage et l’assistance financière que l’administration générale
donne aux missions s’élèvent à une part considérable.
Les fondatrices
Pour rendre hommage aux vaillantes fondatrices arrêtons-nous
sur le travail qu’elles ont accompli en faveur des autochtones dans
leur pays d’adoption. Il y a sœur Louis-Gérard, supérieure, sœur
Paul-Eugène, sœur Marie-des-Anges, sœur Marie-de-Jésus et sœur
Jeanne-Emmanuel.
92 Selon le Rapport sur la congrégation des Sœurs de la Charité d’Ottawa 1974-1980, présenté
aux membres du Chapitre général par mère Marcelle Gauthier, sco, supérieure générale,
juillet 1980. C’est une pro-province. Voir aussi la Liste des nominations des Sœurs de la
charité d’Ottawa, novembre 1980.
93 Pontmain : première fondation, Maison pro-provinciale, scolasticat et noviciat, Leribe :
Mont-Royal, M’A ’Mohau : Notre-Dame-de-la-Merci, Maseru : Marguerite-d’Youville, Mositi :
Notre-Dame-de-Lourdes – fermé en 1972, Paray : Sainte-Marguerite-Marie, Hôpital du
Sacré-Cœur, Roma : Sainte-Marie, Seboche : Saint-Charles –couvent et hôpital, Lesotho :
Saint-Denis, Butha-Buthe : Saint-Paul, Leribe ? [… ] op. cit.
94 C’est une année de ressourcement spirituel et intellectuel offert à des religieuses.
95 Loc. cit.
96 Loc. cit.
Chapitre cinquième — 133
Sœur Louis-Gérard (Alice Léger)
Sœur Louis-Gérard (Alice Léger) a été supérieure et fondatrice avec
ses quatre compagnes. À l’instar de Mère Bruyère, elle part pour ce
pays lointain pour y inculturer l’esprit de charité-compatissante de
Marguerite-d’Youville telle que vécue par Mère Élisabeth Bruyère à
Bytown (Ottawa). Elle a trente-six ans quand elle accepte ce geste
apostolique que lui propose Mère Saint-Bruno, alors supérieure générale de la congrégation. Courageuse et énergique malgré une santé
plutôt fragile, elle trouve la grâce de faire la volonté de Dieu comme
missionnaire. Son sens du devoir la pousse à faire face à toutes les
situations de détresse qu’elle rencontre.
Cette Franco-Ontarienne, née à Saint-Isidore de Prescott,
Ontario, le 22 août 1896 a passé dix-sept ans en Afrique. C’était le
Basutoland en Afrique du Sud, pays pauvre mais si prometteur. « Il y
aurait un livre à écrire sur la mission de sœur Louis-Gérard en terre
africaine », est-il écrit dans la notice nécrologique, mais on écrit pas
de livre pour des femmes valeureuses. Elles passent en faisant le bien.
Dans l’organisation d’un dispensaire, sœur Louis-Gérard rencontre
la docteure suisse, Berthe Hardegger 97 qui avait consacré sa vie au
soin des malades du Basutoland. Ensemble, elles parcourent la montagne à cheval pour porter la charité-compatissante aux personnes
les plus défavorisées de la région. Sœur Louis-Gérard a été surnommée la ‘Mère des Basotho’ tandis que la docteure était la « Mère de la
montagne ».
Pour inculturer le charisme de charité-compatissante de Mère
Bruyère en terre africaine, sœur Louis-Gérard ouvre une école et
un refuge. Et pour favoriser l’instruction aux enfants des régions
les plus éloignées, elle accueille un grand nombre de pensionnaires.
Elle organise des cours du soir pour les bergers retenus aux champs
durant le jour. Elle avait compris qu’en instruisant la jeunesse, elle
contribuait à donner au pays des personnes capables de faire progresser leur pays vers un avenir plus heureux.
97 Le docteure Hardegger est décédée le 5 novembre 1979 au Lesotho.
134 — Chapitre cinquième
À cette époque l’objectif de l’évangélisation était la conversion
des païens. On raconte qu’un jour sa foi reçoit un élan nouveau.
C’était la famine partout. À Pontmain, il y avait un réservoir de maïs
de cinq pieds par sept, rempli de maïs qui servait à nourrir les 200
élèves de la mission. Elle place une médaille de Mère d’Youville dans
ce réservoir dès que la famine commence et le réservoir n’a jamais
diminué même si en plus de nourrir les pensionnaires, on faisait
l’aumône à toutes les personnes qui venaient demander secours.
C’est le « miracle de la réserve de maïs ». On comprend alors son zèle
pour donner à l’Église locale des religieuses africaines bien enracinées dans le charisme de la congrégation. Après un long temps de
souffrance extrême, elle passe de ce monde le 5 novembre 1979, à
l’âge de 85 ans dont 64 passés dans la congrégation. 98
Sœur Paul-Eugène (Marie-Laure Simard)
Sœur Paul-Eugène (Marie-Laure Simard) quand elle est partie pour
l’Afrique, elle laisse sa famille et surtout son frère jumeau nés le 15
mars 1895, à Lévis, Québec. C’est en 1915 qu’elle fait profession chez
les Sœurs grises de la croix. Puis, elle enseigne la musique dans nos
couvents jusqu’en 1931 où elle part pour l’Afrique du Sud avec le
groupe de fondatrices. Malheureusement, un revers de santé l’oblige
à revenir l’année suivante. Elle se rétablit et reprend son enseignement de la musique et rend de nombreux autres services avant de
quitter la terre pour la vie éternelle le 20 mai 1979 à l’âge de 84 ans
dont 63 de vie religieuse 99.
Sœur Marie-des-Anges (Amarilda Danis)
Sœur Marie-des-Anges (Amarilda Danis) née à Montcerf, Québec,
le 14 octobre 1897, est baptisée à l’église de la paroisse Sainte-Philomène. Après sa profession en janvier 1921, elle commence sa carrière
d’enseignement à Aylmer. Après dix ans dans l’éducation de la jeunesse, elle fait partie des cinq fondatrices qui partent pour l’Afrique
98 ASCO, Notice nécrologique, no 1104.
99 ASCO, Notice nécrologique, no 1089.
Chapitre cinquième — 135
du Sud. Apprendre une langue étrangère pour mieux se mettre au
travail, c’est se préparer à organiser une école. En 1934, elle ouvre
une nouvelle mission à Butha-Buthe. Elle cumule toutes les tâches :
supérieure, directrice et enseignante. Elle semble toujours prête à
recommencer. C’est Pontmain et Roma qui bénéficient du même
dévouement.
Après 21 ans en Afrique, épuisée, elle revient au Canada. Après
sept ans de service dans l’enseignement, elle reçoit une obédience
étonnante ! Alors, elle repart, en 1959, pour le Basutoland où on
lui confie le couvent de Mont-Royal. C’est un centre très pauvre de
Leribé. Revenue à Pontmain, elle s’applique à aider tout le monde.
C’est là qu’elle étudie l’aviculture et organise une basse-cour modèle
qu’elle confie à une sœur autochtone. Elle devient la grand’mère
chérie de tous les gens de Pontmain jusqu’à la troisième génération.
Rappelée au Canada en 1970, elle a déjà 73 ans. Elle trouve le repos
éternel le 10 septembre 1986 à l’âge de 88 ans dont 65 de vie religieuse 100.
Sœur Marie-de-Jésus (Marie-Ange Chalifoux)
Sœur Marie-de-Jésus (Marie-Ange Chalifoux) est née le 26 août
1891 à Papineauville, Québec. Son père, Antoine Chalifoux, est cultivateur et sa mère, Vitaline Hamelin, est institutrice à Buckingham
avant son mariage. De 1910 à 1920, Marie-Ange, sous les traces
de sa mère, enseigne dans les écoles primaires de trois provinces
canadiennes : Québec, Ontario et Alberta. Après avoir secouru des
gens atteints de la grippe espagnole au village Lafond en Alberta,
Marie-Ange s’inscrit en 1921 à l’hôpital Sainte-Marie à Ottawa où
elle obtient, trois ans plus tard, un diplôme d’infirmière de Chicago
School of Nursing.
Elle fait profession religieuse le 4 janvier 1928. En 1931, elle fait
partie du cortège de missionnaires qui partent pour l’Afrique et s’y
dévoue pendant vingt années consécutives. Selon le témoignage
100ASCO, Notice nécrologique, no 1256.
136 — Chapitre cinquième
d’une de nos premières sœurs africaines, sœur Marie-de-Jésus rend
de nombreux services accomplis avec une expertise unique. Tantôt infirmière, pharmacienne, institutrice, jardinière, elle sait tout
faire et relève tous les défis. Après ses visites aux pauvres du village,
elle organise des cours du soir pour aider les bergers retenus aux
champs pendant le jour. Elle n’oublie pas les adultes non plus à qui
elle enseigne à lire. Les Basothos l’aiment beaucoup et la baptisent
« Makhehla », ce qui signifie ‘grand docteur’. Elle a tout donné pour
aider à développer les autochtones.
De retour au Canada, en 1951, elle se dévoue encore comme
infirmière à Attawapiskat, Baie James, et à Spirit River, Alberta, avant
de se retirer à la Maison mère en 1982 où elle attend paisiblement
dans une extrême faiblesse la rencontre avec son Dieu, le 26 avril
1986, après 60 ans de profession religieuse. Missionnaire, elle a passé
partout pour soulager le plus de souffrances possible 101.
Sœur Jeanne-Emmanuel, (Anastasie Trépanier)
Sœur Jeanne-Emmanuel, (Anastasie Trépanier), prononce ses vœux
perpétuels le 16 juillet 1931 et part pour l’Afrique le 29 septembre
suivant. Née le 17 novembre 1909, elle n’a que 21 ans. Elle est la plus
jeune du groupe de missionnaires fondatrices au Basutoland aujourd’hui Lesotho. C’est le voyage vers l’inconnu qui appelle toutes
les générosités. C’est la femme à tout faire : cuisinière, blanchisseuse,
couturière et enseignante. Elle devient la première directrice d’un
Jardin pour les enfants des chefs et pour d’autres aussi. Il n’y a ni
maison, ni programme, ni objectifs prévus par les chefs. Cette œuvre
est reconnue et adaptée aux besoins du pays.
De retour au Canada, en 1947, pour refaire sa santé, elle ne
chôme pas car elle apprend à l’Hôpital général comment aider
l’infirmière. En 1950, elle retourne au Lesotho à Roma comme
professeur de couture à l’École normale. Elle revient au Canada en
1955 pour étudier l’anglais, les mathématiques et l’art et retourne au
101ASCO, notice nécrologique, no 1247. Son numéro de profession religieuse +1515.
Chapitre cinquième — 137
Transvaal pour aider le père André Blais, omi, à fonder un séminaire.
De nouveau, elle s’applique à toutes les tâches sans distinction : professeur, cuisinière, couturière, jardinière. Elle prend même le temps
de peindre des tableaux pour les églises du Natal.
Quarante ans missionnaire en Afrique ! Cette femme vaillante
a conservé une joie contagieuse qui rayonne autour d’elle. Elle part
paisiblement pour le ciel, le 5 mai 1999, ses 90 ans bien sonnés
dont 70 de vie religieuse. Notre monde est meilleur parce que sœur
Jeanne-Emmanuel est passé parmi nous. 102
Voici quelques statistiques pour conclure cette section : en 1980,
au Lesotho, il y a dans la pro-province Sainte-Thérèse-de-­l’EnfantJésus, 95 sœurs dont 89 autochtones 103. À ce moment là dans la
congrégation, on compte 1 300 religieuses dont 30 sont exclaustrées 104 et 4 sont transférées. C’est un cortège de femmes vaillantes
et courageuses qui sèment la Bonne Nouvelle dans ce lointain pays.
Elles passent en faisant le bien à l’instar de Mère Éisabeth Bruyère.
Une mission au Nyassaland (Malawi)
L’histoire politique
Nyassaland est le nom colonial porté par le Malawi avant son indépendance en 1964. C’est un état de l’Afrique orientale et membre
du Commonwealth. Le maïs et le riz sont les principales cultures
vivrières, tandis que les cultures commerciales sont le thé, le tabac,
l’arachide et le coton. Vers 1859, les missionnaires protestants s’efforcent d’arrêter les ravages de la traite des esclaves.
En 1875, la création de l’African Lakes Company favorise le
‘commerce licite’. Puis, vers 1891, l’établissement du « protectorat
d’Afrique centrale » devient en 1907 le Nyassaland. Le Nyassaland
102ASCO, Notice nécrologique, numéro 1604.
103Rapport sur la congrégation des Sœurs de la Charité d’Ottawa 1974-1980, présenté aux
membres du Chapitre général par mère Marcelle Gauthier, supérieure générale 1968-1980.
104Exclaustrée se dit d’une personne qui quitte la vie communautaire d’une communauté
religieuse après des engagements permanents mais demeure rattachée à la congrégation.
138 — Chapitre cinquième
est enclavé et dépourvu de richesse minière. Les mines de Rhodésies
et de l’Afrique centrale prospèrent pendant toute la première moitié
du siècle et conduit à la Fédération d’Afrique centrale réunissant les
deux Rhodésies et le Nyassaland en 1953. Ce regroupement a été un
échec et le Nyassaland obtient son indépendance en 1964 et prend
le nom de MALAWI. Le docteur Hastings Kamuzu Banda devient le
président à vie (1906 à 1997). Il établit un régime combinant autoritarisme, néo-traditionalisme et « ordre moral » qui a favorisé la
montée d’une minorité et d’un contrôle militaire. Banda a poursuivi
des relations cordiales avec le régime sud-africain d’apartheid 105.
La fondation – 1946
Lorsque Mère Marcelle Gauthier est élue supérieure générale de la
Congrégation, en 1968, l’œuvre apostolique en Afrique Centrale
comptait vingt-deux ans d’existence. Les premières missionnaires
étaient parties en 1946 pour un pays qu’on appelait en ce temps-là,
Nyassaland, une colonie britannique. C’étaient : Sœur FrançoiseThérèse 106, supérieure, Sœurs Marie-Jacques, Joseph-de-Mazenod et
Félix-de-Valois. À la fin de février 1946, elles arrivaient à Guilleme,
mission du vicariat apostolique de Likuni, dirigée par les Pères
blancs d’Afrique et formant une chrétienté de 17 400 catholiques sur
une population de 22 000 indigènes. Là, le couvent Sainte-Thérèsede-l’Enfant-Jésus les attendait, ainsi qu’une communauté indigène
formée par les Sœurs blanches d’Afrique : les Sœurs Thérésiennes,
qui devaient demeurer avec elles pour les interpréter auprès des Africains et les aider dans leur tâche apostolique 107. Sous la direction des
Pères blancs d’Afrique, nos sœurs entreprenaient les mêmes œuvres
105http://fr.encyclopedia.yahoo.co.articles/cl/cl_816_p0.html.
106Sœurs Françoise-Thérèse (Léonie Poisson) numéro de profession +1093. Née à Saint-­
Sylvère, elle entre chez les Sœurs grises de la croix en 1914. Comme infirmière, elle est du
groupe des fondatrices à Guilleme en 1946. Elle déploie ses talents à Paray, à Butha Buthé,
à Pontmain Lesotho. Elle revient au Canada en 1955 et meurt le 12 avril 1971. (Nécrologie
no 936, tome 8). Marie-Jacques (Albertine Brisson), Joseph-de-Mazeod (Carmen de Champlain), Félix-de-Valois (Simone ­Latourelle)
107ASCO-Afrique, Chroniques : Guilleme-Nyassaland, 1946, p. 1-3.
Chapitre cinquième — 139
que Mère Bruyère avait inaugurées à Bytown, cent ans auparavant :
éducation des enfants, soin des malades, secours aux pauvres.
Ce triple apostolat fait partie de notre tradition; il est l’expression active de notre charisme communautaire de charité-compatissante, et lorsque les sœurs arrivent dans un nouveau milieu d’Église,
il devient notre racine d’implantation. C’est l’inculturation de la
charité dans l’Église locale. Ainsi, « la bonté suscite la charité qui
devient désire d’aimer 108 ».
Trois ans plus tard, la Congrégation tentait une expérience nouvelle de même type à dix-sept milles au nord de Guilleme, à Ludzi,
où la chrétienté comprenait environ 12 000 catholiques sur un total
de 35 000 indigènes. Sœurs Marie-Marguerite 109, Marie-Mastaï et
Marie-Jacques y fondaient le couvent Sainte-Famille, le 8 septembre
1949 110.
Après neuf autres années soit en 1958, la Direction générale
consentait à une œuvre d’aide au clergé du Grand séminaire de Kachebere, à quatorze milles au nord de Ludzi, le séminaire Saint-Antoine-de-Padoue. Soeur Claire-du-Sacré-Coeur 111 et sœur Sainte-Rita-de-Cassia 112 partaient donc se dévouer au service des Pères blancs
d’Afrique et de leurs séminaristes. Elles établirent le couvent SaintPie-X qui plus tard, en 1967, est dénommé Couvent Saint-Antoine.
En 1961, les sœurs essaiment au pays voisin, en Rhodésie du
Nord, à Kasiya, qui se trouve à 570 milles environ de Guilleme.
108 Jean-Marie-Roger Tillard, op.
109Sœurs : Marie-Marguerite (Germaine Boulay) 1906-1996, profession religieuse 1927, missionnaire 1949 à 1959 supérieure fondatrice à Ludzi et de 1969 à 1979 en Zambie; MarieMastaï (Émérilda Lafond) profession en 1935, Marie-Jacques (Albertine Brisson) 1910-1988,
profession 1936, missionnaire 39 ans au Nyassaland 1946-1985 dont un mandat de Proprovinciale de 1959-1965.
110ASCO-Afrique, Chroniques : Nyassa – Ludzi (A.C.) Ludzi, maison provinciale, 1949, p. 1ss.
111 Sœurs Claire-du-Sacré-Cœur (Dorine Desjardins) Sainte-Rita-de-Cassia (Fernande Grondin).
112ASCO, Liste des nominations, octobre 1967. Sœur Rita-de-Cassia (Fernande Grondin) est
née à Sturgeon Falls, Ontario, entre chez les Sœurs grises de la croix en 1943. En 1950, elle
est nommée missionnaire à Guilleme au Nyassaland. L’année 1957-1958 lui permet de
refaire ses forces au Canada, mais l’année suivante, elle retourne à Kassiya pour rencontrer
la mort dans un accident de la route le 13 septembre 1965. Sœur Rita-de-Cassia a été quatorze ans missionnaire.
140 — Chapitre cinquième
Quatre missionnaires allaient y fonder le couvent Élisabeth-Bruyère
pour y exercer l’apostolat de charité éducative et caritative : Sœurs :
Marie-Raymond 113, Saint-Alain, Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus et
Mary Immaculata 114.
L’année suivante 1962, un autre noyau s’installait en Rhodésie du
Nord aussi, à Fort Jameson, seulement à quatorze milles de Kachebere au Nyassaland. Soeurs : Gemma-Galgani 115, Louise-de-Marillac,
Margaret Mary, Thomas Aquinas et Mary Augustina 116 allaient
ouvrir le Couvent Saint-Paul et se consacrer à l’éducation des filles, à
l’École secondaire Sainte-Monique 117. Deux autres missions devaient
s’ouvrir en Rhodésie du Nord. En 1966, c’était à la direction d’un hôpital que des sœurs infirmières étaient appelées : Hôpital Saint-Luc
de Mpanshya, à 263 milles de Fort Jameson. Sœurs : Barbara Aumell,
Françoise Gagnon et Euphrazia Cauwa formaient le trio fondateur
de l’Hôpital Saint-Luc.
Et en 1967, à une trentaine de milles de Kassiya, à Monze une
septième maison était ouverte : le Couvent Sainte-Marie. On en
confiait la responsabilité première à deux de nos sœurs africaines :
sœur Seraphina Wiskoti Banda et sœur Juliana-Agnes 118. Une école
primaire, une école de sciences domestiques, un centre catéchétique
et le service social attendaient là leur dévouement 119.
113Sœurs : Marie-Raymond (Florence Lalande) Saint-Alain (Gertrude Rondeau), Sainte-­
Thérèse-de-l’Enfant-Jésus (Axélina Phiri), Mary Immaculata (Terensia Simango).
114ASCO, Liste des nominations, 1961.
115Sœurs : Gemma Galgani (Aline Berniquez,) Louise-de-Mariac (Rachel Rivard) Margaret Mary
(Evarista Londani) Thomas Aquinas (Tomaïda Mtunda Patulani) Mary Augustina (ModestaNyirongo).
116ASCO, liste des nominations, 1962.
117Paul-Émile, sgc, Les Sœurs Grises de la Croix d’Ottawa [ … ] 1876-1967, op. cit., p. 365ss.
118ASCO, Sœur Juliana-Agnes (Salome Banda).
119ASCO-Afrique, Rapport du Chapitre 1968. Témoignage de sœur Germaine Boulay.
Chapitre cinquième — 141
Le Nyassaland devient Malawi et Zambi – 1964
Un peu d’histoire
Rappelons ici que les années 1964-1968 marquent un tournant dans
le régime politique des deux pays où vivent nos soeurs. Ces pays
ont déclaré leur indépendance en 1964 : le Nyassaland, le 6 juillet; la
Rhodésie du Nord, le 24 octobre.
Le Nyassaland a alors pris le nom de Malawi; Zomba en est la capitale jusqu’en 1975, date où le siège du Gouvernement est transféré
à Lilongwe. La Rhodésie du Nord devient la Zambie, avec Lusaka
comme capitale. C’est pourquoi, à partir de 1964, on ne parlera plus
de Nyassaland, ni de Rhodésie du Nord, ni de Fort Jameson, mais de
Malawi, Zambie et Chipata. Voilà le panorama apostolique de nos
missions d’Afrique Centrale au début de 1968.
Le Malawi est un pays montagneux de l’Afrique orientale dont la
capitale est Lilongwe. Le pays a une forme étroite et allongée du nord
au sud. Le pays es formé d’une succession de plateaux et de reliefs
très élevés au sud-est, s’abaissant vers le lac Malawi pour former une
étroite plaine littorale. Le climat tropical est modifié par l’altitude.
On y cultive principalement le thé, le tabac, le coton et l’arachide. La
pêche est importante sur les rives du lac. La langue est le chichewa
avec l’anglais et les dialectes : Lomwe, Yao, Tumbuka. Les pays limitrophes sont Zambie à l’ouest, Tanzanie au nord, Mozambique au
nord-est. Le christianisme compte 2 400 000 personnes.
La fondation
Au Malawi, il y a trois missions bien enracinées qui progressent en
activités éducatives et caritatives, à Guilleme, Ludzi et Kachébéré;
trois autres en Zambie : à Kasiya, Chipata, Mpanshya et la dernière
qui vient d’apparaître à Monze.
Rappelons qu’en 1959, les trois premières maisons avaient été
érigées en pro-province, sous le vocable de Saint-Pie-X 120. La pre-
120Paul-Émile, sgc, Les Sœurs Grises de la Croix…1876-1967, op. cit. p. 302.
142 — Chapitre cinquième
Source : http//tanguydlv.free.fr/Pays/care/Malawi.gif
Villes où sont situés les couvents : Kachebere, Ludzi, Guillemé, Lilongwe
(capitale) Blantyre. Couvents : Saint-Antoine, Grand Séminaire,
maison pro-provinciale, Sainte-Famille, (partie de l’hôpital) école
secondaire, école primaire, pensionnat, école St-Joseph, dispensaire,
cliniques, Hôpital St-Michel, dispensaire, cliniques École primaire,
pensionnat, service social, pastorale.
mière supérieure pro-provinciale, sœur Marie-Jacques, était l’une
des quatre fondatrices arrivées à Guilleme en 1946. Les deux conseillères étaient sœurs : Claire-du-Sacré-Cœur (Dorine Desjardins),
Paul-de-Rome (Gisèle Lépine), et l’économe, Rita-de-Cassia (Fernande Grondin) 121. Il a été décidé alors, que le centre des missions
d’Afrique Centrale serait à Ludzi et que la Maison pro-provinciale
y serait construite. Cette maison s’élève en forme de quadrilatère
avec une cour intérieure, tout près du Couvent Sainte-Famille. Le
121ASCO – Afrique, Chroniques Nyassa – Ludzi, Maison pro-provinciale, 15 et 16 juillet 1959.
Chapitre cinquième — 143
Noviciat qui avait été ouvert à Guilleme en 1957 a été transféré à la
Maison pro-provinciale, en 1962 122.
C’est à Guilleme que germent les trois premières vocations de
l’Afrique Centrale. Ces premières aspirantes sont envoyées à notre
Noviciat de Pontmain, au Lesotho, pour y recevoir la formation
religieuse canonique, c’est là qu’elles font profession, le 16 juin 1954,
avant de revenir à Guilleme. Elles reçoivent des noms de religion
bien significatifs : Anastazia Mzaza prend le nom de sœur d’Youville;
Serafina Wiskoti Banda est appelée sœur Bruyère; et Azelina Likisho,
sœur Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus 123.
Dans le domaine de l’éducation
À Ludzi
À Ludzi, Malawi, les sœurs se dévouent à une école primaire avec
pensionnat, ainsi qu’à une école secondaire comportant aussi un
pensionnat. Dans la période précédente, ces écoles et pensionnats
ont été bien construits, grâce aux subventions du Gouvernement
d’une part, aux dons des Associations catholiques missionnaires
d’autre part, grâce aussi à la générosité des bienfaiteurs, des familles
et amis de nos missionnaires et, il va sans dire, à la constante sollicitude de la Direction générale de la Congrégation. Avec le temps, des
ajouts permettront de recevoir plus de 500 élèves.
Ces écoles sont la propriété du diocèse. Plusieurs professeurs
laïques bien qualifiés y enseignent sous la direction des sœurs et
elles sont rémunérées par le ministère de l’Éducation. En raison des
distances à franchir, ces professeurs doivent s’établir sur les lieux; ils
demeurent alors dans de petites maisons bâties sur le campus scolaire. On enseigne les programmes académiques préparés en Angleterre. On apporte une sollicitude spéciale à la formation familiale des
jeunes filles par l’enseignement des Sciences domestiques qui débute
au primaire et se poursuit au secondaire.
122ASCO – Afrique, Chroniques Nyassa – Ludzi, Ibid., 4 sept., 1962.
123ASCO – Notes de sœur Gisèle Lépine, et Régistres des professions.
144 — Chapitre cinquième
Au début de 1968, à la demande du ministère de l’Éducation, le
cours ordinaire des Sciences domestiques est remplacé par le « Junior
Certificate Housecraft Course », avec Form I et II. Il revient à soeur
Lucille Faubert, supérieure pro-provinciale et principale de l’école,
d’organiser ce nouveau cours. L’obtention du Certificate Housecraft
Form II permet l’admission en Form III à une école normale et aux
autres écoles professionnelles 124.
En juin de cette même année, le secrétaire général de l’Éducation
aux écoles catholiques, M. Bernard Hawara, s’amène visiter le Junior
Certificate Housecraft Course de Ludzi. Il se montre très satisfait et
écrit au livre des visiteurs :
[…] je fus très impressionné de l’enthousiasme des étudiantes et du personnel enseignant. L’attitude générale
est excellente 125.
L’année suivante, en février 1969, deux visiteurs de marque se présentent inopinément : un officier de la Communauté régionale de
développement (Regional Community Development) : D.B. Mpesi,
et une dame de Home Economic Expert, Mme Van De Plassche. Ils
observent minutieusement l’école et tous les alentours; les lieux et
plus encore les personnes qui y vivent. Voici leur témoignage :
Ils se montrent enchantés de l’esprit d’équipe et de
fraternité des élèves dans leurs maisons respectives.
Ils remercient professeurs et étudiantes de leur cordial
accueil 126.
Est-ce que cette visite porte sa conséquence ? En tout cas, l’automne
suivant, Junior Certificate Housecraft devient Ludzi Girl’s Secondary
124ASCO – Afrique, Chroniques Nyassa – Ludzi, (A.C.) Maison pro-provinciale, 29 janvier 1968;
et renseignements de Soeur Lucile Faubert.
125Loc. cit., 11 juin, 1968.
126Ibid., 3 février 1969. Aline Berniquez (Sainte-Gemma-Galgani) née 1922, profession 1942, no
2210, missionnaire en Afrique Centrale (Ludzi) 1951-1959, 1962-1967 supérieure fondatrice
à l’école secondaire Saint-Monique de Chipata (Zambie), 1968-1969 Ludzi. Retour au pays
en 1973.
Chapitre cinquième — 145
School. En cette année 1969, la principale de cette école est sœur
Aline Berniquez 127.
Elle n’est pas terminée, la ronde des visiteurs de marque : à l’été
de 1970, on reçoit l’ambassadeur d’Allemagne, M. Bernard Heiback,
qui invite la direction de l’école à solliciter le secours financier de
Misereor 128.
En février 1972, c’est le secrétaire du ministère de l’Éducation,
M. A. Gadama, accompagné de M. J. Nbale, député au même Ministère, qui visitent l’École secondaire et se trouvent impressionnés des
progrès rapides qu’ils y constatent 129. En mai suivant, c’est la visite
officielle du ministre de l’Éducation, l’honorable John Msonthi, du
député John Logah et de plusieurs autres distingués visiteurs. Eux
aussi sont agréablement surpris du développement de l’école secondaire et ils en félicitent la principale, sœur Aline Berniquez 130. Les
sœurs ne travaillent pas pour plaire aux humains et recevoir leurs
éloges; mais elles se sentent réconfortées et encouragées quand des
humains, désireux du bien des leurs, apprécient ce qu’elles font pour
bâtir l’Église et promouvoir la culture humaine.
En plus de former les élèves à la tenue de la maison, les sœurs se
rendent au village pour enseigner aux femmes les arts domestiques :
couture, cuisine, lessive, ainsi que certains rudiments d’hygiène.
En septembre 1972, on entreprend de bâtir sur le campus scolaire, une maison affectée à cet enseignement : c’est la Chitukuko
House 131. C’est ainsi que vont les choses, de progrès en progrès,
d’espoir en réalisations, à même la vie courante.
Comme l’école secondaire, l’école primaire de Ludzi va son
chemin montant. Nous pouvons le constater par la satisfaction du
ministère de l’Éducation, l’honorable A. Kainja Nthala, lorsqu’il
vient visiter les deux écoles de la mission, en février 1975. Ce sont les
élèves de l’école primaire qui lui souhaitent la bienvenue au nom des
127Loc. cit., 17 octobre 1969.
128Ibid., 5 août 1970.
129Ibid., 15 février 1972.
130Ibid., 11 mai 1972.
131ASCO, Ludzi Parish, Malawi, (C.A.); Saint-Andrew Novociate, 26 octobre 1972.
146 — Chapitre cinquième
deux écoles. Monsieur le ministre s’intéresse à ces enfants et porte
une attention particulière aux six orphelins protégés par 1’Hôpital
de Ludzi qui fréquentent l’école des soeurs, école dirigée par soeur
Agnès Eneya 132. L’École secondaire, maintenant dirigée par soeur
Émilienne Perreault, ne l’intéresse pas moins vivement. Il se rend
compte de l’excellent rendement académique et artisanal qui s’y
maintient; il se réjouit du comportement enthousiaste des élèves aux
études.
L’accueil des professeurs laïques lui est sensible; il visite leurs petits logis qu’ils ont eux-mêmes entrepris de construire sur le campus
scolaire. Il tient à rencontrer aussi les femmes du village qui suivent
les cours d’arts domestiques à Chitukuko House, sous la direction de
sœur Mary of Fatima 133. Enfin, il est enchanté de la valeur éducative
de notre mission de Ludzi, et il exprime son contentement dans le
message très encourageant qu’il laisse à son départ, aux responsables
et au personnel enseignant des deux écoles 134.
À Guilleme
Guilleme est le lieu de la première fondation en Afrique en 1946. Là,
les sœurs tiennent une école primaire avec pensionnat. « Les peuples
heureux n’ont pas d’histoire » dit l’ancien proverbe 135. Disons que
les gens vertueux n’écrivent pas la leur, et que les grands occupés se
hâtent de tout lancer dans l’éternité; alors, cela ne donne pas beaucoup d’histoires pour bâtir l’Histoire. Feuilletant les listes annuelles
de nominations, nous observons que, depuis 1974, c’est une Africaine qui est supérieure du couvent de Guilleme : sœur Anastasia
Mzaza. Elle est aussi principale de l’école primaire de la mission. En
1977, elle est remplacée par sœur Tomaïda Patulam; et sœur Ermina
Nkwazi vient prendre la tâche de maîtresse des pensionnaires.
132ASCO, Ludzi : Pro-province, House and Scholasticate, 26 septembre 1975.
133ASCO, Mary of Fatima (Anastazia Phiri).
134Loc. cit., 6 février 1975.
135N.B. : Nous n’avons pas retrouvé les chroniques locales entre 1947 et 1977.
Chapitre cinquième — 147
En octobre les classes débutent avec 223 élèves. En 1979, on note
que sept professeurs enseignent sous la direction de sœur Tomaïda
Patulani, et que les pensionnaires sont au nombre de 170.
La communauté de Guilleme n’est encore que de quatre sœurs :
les deux éducatrices et deux autres qui oeuvrent au dispensaire. Ce
n’est pas plus nombreux qu’au temps de la fondation, il y a, 33 ans.
Y a-t-il espoir pour l’avenir en cette mission de brousse ? On a bien
confiance : Guilleme, la fondation première, est une mission de
pauvres parmi les pauvres. Toute modeste, elle demeurera et rayonnera. C’est avec cette espérance que mère Marcelle Gauthier, lors de
sa visite canonique de 1978, a consenti à ce qu’un nouveau couvent
soit construit. Et dès janvier 1979, les travaux débutent sous la direction de frère Matthias (Foreman), Frère de la Société des pères blancs
d’Afrique.
Les murs montent à mesure qu’on pose des briques cuites sur
place; le couvent est terminé en juin. Le 23, on y célèbre une messe
d’action de grâce. On y transporte l’ameublement et, le dernier jour
du mois, un hôte principal vient y demeurer : le Saint-Sacrement.
La bénédiction de la maison est fixée au 30 décembre. À l’occasion
de cette bénédiction, on a voulu célébrer le Jubilé d’argent de quatre
Sœurs de la charité. Plusieurs notables et paroissiens y ont été invités.
Après le rite de bénédiction, on se rend en procession du couvent à
l’église. Dix prêtres concélèbrent l’eucharistie avec le vicaire général
du diocèse, Mgr C. Maïda. Trois des jubilaires sont des fleurs du pays
que l’Afrique Centrale a données à Dieu et qui, depuis, ont porté semence en leur terre natale : sœurs Anastazia Mzaza, Seraphina Banda
et Azelina Likesko. La quatrième est une missionnaire canadienne,
sœur Cécile Brizard, tout heureuse de célébrer son propre jubilé avec
ses sœurs d’Afrique.
Cette célébration témoigne de la communion de charité et de
festivité qui existe entre la chrétienté de Guilleme et la famille des
Sœurs grises de la croix. Des cadeaux sont présentés aux héroïnes
du jour. Sœur Rachel Rivard se fait l’interprète des jubilaires et de
toute la communauté pour remercier le clergé et les familles. Il y a
148 — Chapitre cinquième
un goûter de fête. Dans l’après-midi, une pièce de circonstance, préparée par sœur Ermina et ses pensionnaires, représente l’arrivée des
quatre premières sœurs canadiennes, en 1946. En ce 30 décembre
1979, ces jeunes filles et les jubilaires qu’elles honorent, ainsi que
l’assemblée d’Église qui se réjouit, ignorent que leur célébration
résonne dans le temps comme un écho de la consécration des quatre
toutes premières, le 31 décembre 1937, celle de Mère d’Youville et de
ses compagnes, consécration qui marquait la fondation première des
Sœurs grises.
C’est ainsi que la charité chemine dans le temps, à travers le
monde. On a passé les ponts, on a passé la mer, on passe les terres,
on célèbre sans le savoir; et les petites missions deviennent grandes
de la grandeur de l’Église 136.
À Kachébéré, le service au séminaire
Kachebere est le siège du Grand séminaire le plus vaste de toute
l’Afrique. Fondé en 1939 par la Sacrée congrégation de la Propagande, et confié aux Pères blancs, il reçoit les aspirants à la prêtrise
de plusieurs diocèses et vicariats africains.
La construction actuelle (1967) commencée en 1949, comprend
cinq bâtiments à deux étages dont celui du centre présente une façade de 325 pieds. Les autres bâtiments, disposés deux à droite, deux
à gauche, sont reliés au corps principal par des cloîtres en gradins. La
magnificence de cet établissement déployée dans une grande vallée
entourée de montagnes verdoyantes faisait dire à Mgr Knox, délégué
apostolique de l’Australie, en visite à Kachebere : « Un tel ensemble
fait penser à la sublimité du sacerdoce 137 ». C’est le Grand séminaire
Saint-Antoine.
Or, en 1957, mère Saint-Paul, supérieure générale, reçoit la visite
du Supérieur de cette institution, le père Bertrand Peltier, pb, qui
vient solliciter l’aide de religieuses de notre congrégation pour la
direction des travaux ménagers au séminaire. L’année suivante, en
136ASCO, Chroniques Guilleme – Nyassa, notes puisées aux dates citées
137Paul-Émile, sgc, Les sœurs grises de la croix […] 1876-1967, op. cit., p. 363-364..
Chapitre cinquième — 149
date du 15 juillet, la chronique de la Maison Sainte-Famille de Ludzi
relate sobrement : « Au départ de nos deux fondatrices pour Kachebere, sœurs Claire-du-Sacré-Coeur, supérieure, et Rita-de-Cassia. Le
dîner terminé, nous avons [récité] les prières de l’itinéraire ». Leur
couvent, Couvent Saint-Antoine, est établi dans, l’ancienne résidence des Pères blancs d’Afrique.
Les sœurs dirigent les travaux domestiques, bien entendu, mais
elles y mettent la main et le cœur; et c’est « en tenue de service »
qu’elles initient au travail, stimulent et encouragent les employés
laïcs, qui sont tous des hommes, des Africains; et cela, à la cuisine, à
la buanderie, à la couture, à l’entretien ménager. En assumant leurs
modestes fonctions, elles sont heureuses de participer à l’œuvre
missionnaire par excellence : la formation du clergé autochtone dont
l’Afrique a tant besoin 138. Aussi, les Pères Blancs les considèrent, non
comme des servantes, mais comme des collaboratrices. Ils les estiment, les admirent, et jamais ils ne leur ont refusé quoi que ce soit en
fait d’équipement moderne, de réparations, de modifications, en vue
d’un meilleur rendement dans leurs divers services. Ils les invitent
même à leurs rencontres hebdomadaires où, comme responsables et
professeurs de l’institution, ils évaluent le travail accompli, le comportement, l’avancement des séminaristes, et se gardent attentifs à
tout ce qui pourrait être amélioré en regard de leur formation.
À ces points de vue, l’opinion des sœurs et leur vision des choses
peuvent être éclairantes en maintes circonstances.
La petite communauté se compose habituellement de trois sœurs,
une quatrième leur est parfois adjointe, soit comme infirmière, soit
comme agente de pastorale paroissiale. Bien que chacune soit accaparée par sa responsabilité particulière tout le jour, elles s’entraident
mutuellement aux temps de corvées et aux heures de détente, ce qui
est très bienfaisant pour la communion de vie fraternelle.
Il est impossible d’écrire l’histoire de la cuisine, de la couture, de
la buanderie ou du service d’entretien : c’est du « toujours pareil » à
138Loc. cit., p. 364.
150 — Chapitre cinquième
multiples gestes sans relief, quoique si nécessaire et vital, si appréciable et vraiment apprécié.
Mais voici qu’un jour, un service d’un autre ordre a été demandé
à cette petite communauté. L’épreuve des uns devient parfois occasion de grâce pour d’autres et c’est ce qui est arrivé quand les sœurs
ont été retirées de Monzes, en décembre 1972. L’une d’elles, sœur
Germaine Boulay, a été transférée au Séminaire de Kachebere, pour
remplir les fonctions de secrétaire et de bibliothécaire. Elle a été
secrétaire du père recteur, le père Edmond Kamanga, pb. Il fallait
aussi polycopier les travaux des neuf professeurs, Blancs et Africains,
tous des prêtres : religieux de différentes congrégations ou prêtres
séculiers.
Elle participait elle-même au professorat en enseignant une
heure de français, cinq jours semaine, à un groupe de séminaristes
choisis parmi les plus prometteurs, au cas où ils iraient étudier en
Europe plus tard. Il était d’usage que, chaque semaine, chacun des
professeurs devait rencontrer un groupe d’étudiants afin d’animer
un partage sur un thème spirituel et d’en venir ainsi a les mieux
connaître. Les pères confièrent à sœur Germaine Boulay la responsabilité de l’un de ces groupes.
À la bibliothèque du Séminaire, sœur Germaine Boulay a entrepris d’établir le système de classification Dewey. Elle a entraîné des
étudiants à l’aider, leur a enseigné la dactylographie afin qu’ils tapent
à la machine les cartes qu’elle préparait. Ils étaient fiers de ce travail,
et surtout des connaissances bibliographiques que cela leur apportait.
En 1977, un autre Grand séminaire a été construit, à Zomba.
Les étudiants seniors y ont été accueillis, de sorte que le séminaire
de Kachebere n’a gardé que les élèves des trois premières années du
cours. Alors, à l’occasion, sœur Germaine se rendait à Zomba pour
monter la bibliothèque du nouveau séminaire; et les jeunes qu’elle
avait formés à Kachebere étaient heureux de l’aider encore à Zomba.
Les choses allaient ainsi pour sœur Germaine Boulay lorsqu’en
1979, sur un appel de l’obéissance, elle a dû revenir au Canada. Le
Chapitre cinquième — 151
secrétariat et le service de bibliothèque ont été alors confiés à une
autre de nos missionnaires, sœur Albertine Beaudoin. Elle était la
dernière venue des douze sœurs qui, entre 1968 et 1980, avaient
œuvré ou œuvraient encore au Séminaire Saint-Antoine : sœurs
Violetta Dault (7 ans), Alice Thauvette (1 an), Jeanne Simard (12
ans), Georgette Leclerc (1 an), Lucile Beauchamps (2 ans), Germaine
Boulay (6 ans), Ermina Nkhwazi (2 ans), Florence Lalande (1 an),
Gertrude Rondeau (3 ans), Mary Priska (3 ans), Mary-Eugenia (3
ans), Albertine Beaudoin (1 an). Et le service missionnaire des sœurs
devait se poursuivre longtemps encore au Séminaire Saint-Antoine.
C’est ainsi que se bâtit l’Église en pays de mission et que, dans le
cours du temps, les ouvrières se succèdent aux mêmes tâches pour
édifier le même Royaume 139 dans le sillage de la charité de Mère
Bruyère.
Les Soeurs de la charité en Zambie – 1980
Le Couvent Saint-Paul et l’école secondaire Sainte-Monique
Le Couvent Saint-Paul a été ouvert en 1962, à Chipata, alors Fort
Jameson en Zambie. Il faisait partie d’une mission desservie par
les Pères Blancs d’Afrique dont l’un, le père Anthony Hames était
Directeur de l’Éducation.
Sœur Aline Berniquez, supérieure, sœur Rachel Rivard 140 directrice, et trois sœurs africaines : sœurs Margaret Mary, cuisinière,
Thomas Aquinas et Mary Augustina, étudiantes, y arrivaient le 8
août pour y entreprendre une belle œuvre d’éducation qu’elles inauguraient 12 jours plus tard, à l’École secondaire Sainte-­Monique,
école de mission subventionnée par le ministère de 1’Éducation.
Un couvent confortable, bien meublé et attrayant, était prêt à les
recevoir. L’école était encore en voie de construction selon un plan
magnifique qui devait se réaliser au complet au rythme des néces-
139Témoignages de sœurs Jeanne Simard et Germaine Boulay, au cours de 1968 à 1980.
140Sœur Aline Berniquez (Gemma-Galgani), Rachel Rivard (Louise de Marillac).
152 — Chapitre cinquième
sités, sous la direction du compétent et infatigable constructeur
qu’était le frère Henri Renevey. Dans son volume Les Soeurs grises de
la croix d’Ottawa, sœur Paul-Émile 141, sgc reproduit la description
que, quelques mois après son arrivée, sœur Aline Berniquez donnait
de cette école et du site environnant 142.
Rappelons qu’au début, deux salles de classe attendaient les premières étudiantes et, séparée du corps principal, une section de l’ensemble de l’institution, destinée à l’enseignement ménager, n’était
pas encore terminée. L’école comprenait aussi une très grande salle
à manger avec cuisine spacieuse et magasins. C’est que la presque
totalité des élèves devaient être et sont encore pensionnaires.
Comme dortoirs, le plan avait prévu des pavillons aménagés de
cubicules 143, pourvue d’un système d’eau provenant de puits artésiens et alimentant des salles de bain munies de tout l’équipement
moderne approprié : douches, toilettes, cuves et éviers. C’était le
plan de 1979. Chaque pavillon pourrait loger 40 à 50 pensionnaires;
le premier était disponible, la construction d’un second s’achevait;
Source : http//tanguydlv.free.fr/Pays/care/Zambie.gif
Couvents : Saint Paul, Élisabeth Bruyère, Our Lady of Peace
141Paul-Émile, sgc, Les Soeurs grises de la croix d’Ottawa […] 1876-1967, op. cit., p. 365.
142Loc. cit.
143Un cubicule est un genre d’alcôve, de cabine.
Chapitre cinquième — 153
plusieurs autres devaient s’élever au fur et à mesure des besoins,
échelonnés dans la pente de la montagne appelée Kanjala. Avec les
années, l’ensemble devint un beau campus, y compris les jardins
scolaires, les arbres tropicaux et l’abondance de fleurs.
Inaugurée avec 35 élèves de Form 1 du cours secondaire, l’école
Sainte-Monique a progressé constamment, et en nombre d’étudiantes et en élévation de niveau d’études, de sorte que cinq ans
plus tard soit en 1967, 300 élèves dont 296 pensionnaires y étaient
inscrites et réparties en onze classes. Les cinq années du programme
d’études de Cambridge y sont enseignées par dix-huit professeurs
dûment qualifiés. Quant aux sœurs canadiennes, leurs qualifications
sont reconnues par le ministère de l’Éducation de la Zambie. Les
religieuses responsables de l’école reçoivent comme rémunération
un montant global 144 qu’elles répartissent selon les besoins de leur
subsistance et ceux de l’œuvre à soutenir. Les professeurs laïcs ainsi
que les personnes employées au service de l’institution reçoivent
individuellement leur salaire du ministère de l’Éducation.
En septembre 1967, trois personnalités de haut lieu visitent
l’école Sainte-Monique : le nouvel officier d’Éducation de la région,
un professeur d’histoire de Lusaka et le ministre de l’Éducation luimême, M. Arthur Wina. En octobre, deux inspecteurs de Lusaka
viennent examiner la valeur et les fruits de l’enseignement de tous
les sujets académiques. Visiteurs et inspecteurs se montrent enchantés de l’atmosphère de l’école, du comportement et des progrès des
élèves, ce qui leur donne bon espoir en l’avenir de la jeune génération féminine qui étudie en ce milieu culturel. À la fin de l’année scolaire, les finissantes de Form V 145 subissent les examens de Cambridge
ce qui ouvre gratuitement la porte de l’Université de Lusaka à celles
qui obtiennent les meilleurs résultats.
Depuis l’ouverture de l’école, les sœurs enseignantes se partageaient la tâche d’accompagner les pensionnaires en dehors des
144Chaque religieuse reçoit une allocation mensuelle sans distinction de qualification. Soeur
Rachel Rivard est décorée par le Président en 1975 ou 1976.
145ASCO, depuis 1985, c’est la 12e année.
154 — Chapitre cinquième
heures de classe, mais depuis 1969, une religieuse assume à plein
temps la fonction de maîtresse des pensionnaires. Lourde est la
tâche, dont il vaut la peine de faire ici la description.
La maîtresse des pensionnaires cumule les rôles de pourvoyeuse,
d’infirmière et de maîtresse de discipline au pensionnat. En collaboration étroite avec les huit cuisiniers en 1974 – le personnel de la cuisine se compose de quatre cuisiniers et quatre assistants – elle assure
le bon fonctionnement de la cuisine : menus, vivres, bois nécessaire à
la cuisson des aliments. Trois fois par jour, elle assume la surveillance
des pensionnaires réparties en deux réfectoires. Après chaque repas,
à la clinique, elle se fait infirmière. À la fin du jour, après les ébats
qui suivent les études du soir, la maîtresse des pensionnaires fait la
tournée des dortoirs pour s’assurer que tout est dans l’ordre avant le
grand repos de la nuit. S’il lui arrive de détecter la présence importune d’un serpent ou d’un maraudeur, le gardien s’avère une aide
précieuse. Il va sans dire que la maîtresse des pensionnaires partage
toutes ces tâches avec des compagnes, de 6 h 45 à 21 h 45, tous les
jours pendant les trois trimestres de l’année scolaire 146.
À chaque année s’élève le nombre des étudiantes : en 1969,
l’année scolaire débute avec 380 élèves dont 360 pensionnaires qui
recevront l’enseignement de vingt professeurs; en 1974, on atteint
les 500, dont 468 pensionnaires. En 1980, les inscriptions sont si
nombreuses qu’on doit y consacrer deux périodes de temps. Et cela
ne cessera de progresser 147.
Relevons quelques événements qui manifestent l’heureuse évolution de cette école :
Aux résultats des examens de Cambridge, en 1971 et 1972, l’école
Sainte-Monique est proclamée première dans la province de l’Est.
Chaque année, il se tient à Chiparamba, une exposition connue
sous le nom de District Agricultural Show. Faisant partie du Club des
jeunes fermières, les élèves de l’École Sainte-Monique ont organisé
146ASCO, Chroniques, horaire des pensionnaires.
147Faute d’espace dans les classes et au pensionnat, on maintiendra l’inscription au maximum
atteint en 1974.
Chapitre cinquième — 155
un kiosque, en juin 1972. Elles y ont exposé poulets, lapins, travaux à
l’aiguille, pièces d’artisanat, spécimens d’art culinaire.
Elles y ont remporté un premier prix pour travaux à l’aiguille,
des deuxièmes prix pour élevage de lapins et poulets, ainsi que pour
les réussites culinaires, et des troisièmes prix pour l’artisanat.
En août suivant, on fête le dixième anniversaire de l’ouverture
de l’École Sainte-Monique. Mgr Medardo Mazombrue vient célébrer
une messe à laquelle toutes les élèves assistent. L’évêque fait l’éloge de
l’Institution et du merveilleux travail qui s’y accomplit. Il félicite le
père Anthony Hames d’avoir été inspiré d’établir cette école, le frère
Henri Renevey d’en avoir fait la construction, et sœur Rachel Rivard
d’en avoir assumé la direction pendant dix ans. Aurait-il souhaité
à sœur Rachel de demeurer au poste encore dix autres années ? La
chronique ne le dit pas; mais la Providence a voulu que cela se réalise.
Mgr remercie aussi les professeurs qui déploient leur dévouement
auprès des 480 élèves de la présente année.
Le soir, on assiste à une pièce de circonstance jouée par les
étudiantes. À la messe de la matinée, un professeur zambien, M.
Martin Zulu, avait dirigé le chant liturgique; à la soirée, ses élèves
interprètent deux chants de sa composition St. Monica’s, qui évoque
l’histoire de l’école, et The Hill of Kanjala, la colline où s’échelonnent
les dix pavillons des pensionnaires.
En juin 1973, on inaugure une nouvelle construction pour
l’enseignement des Arts domestiques. En octobre 1974, les Zambiens
célèbrent le dixième anniversaire de la déclaration de l’indépendance
du pays. On organise des réjouissances auxquelles les jeunes participent pour une grande part. Un festival dramatique a lieu au théâtre
en plein air du Teacher Training College. L’École Sainte-Monique y
présente deux pièces : Androcles and the Lion et The Brenking Branch.
À l’école, il y a compétition dans le domaine des sports. C’est que
les élèves cultivent les sports comme les arts. Chaque année, il y a le
Jour des sports sur piste pelouse; et on se souvient qu’une élève de
Sainte-Monique a été la championne nationale de la course de 100
mètres, en 1969. Le dernier jour des réjouissances, des fidèles de dif156 — Chapitre cinquième
férentes confessions se rassemblent pour une célébration religieuse
dans l’église. À cette occasion, on hisse le drapeau national et celui
de l’école : on porte en triomphe la photo du Président alors que la
flamme symbolique est allumée par l’officier en chef du département de l’Éducation.
Si on met en relief des jalons ou signes de culture humaine et
sociale, on reste toutefois bien convaincues que les sœurs sont à
Sainte-Monique pour l’enseignement de la Bonne Nouvelle d’abord
et selon le mot de Vatican II, elles doivent évangéliser la culture.
En raison des exigences du gouvernement du pays, l’École
Sainte-Monique est ouverte à toutes les dénominations religieuses.
On respecte les diverses confessions; mais on rejoint les jeunes
catéchumènes des diverses classes pour leur donner la catéchèse de
l’Église catholique romaine, les initier aux sacrements, susciter et
soutenir l’agir chrétien; cela, sous la direction et avec l’animation, de
l’aumônier de l’école. Régulièrement, le catéchuménat se poursuit
en faveur des jeunes qui désirent embrasser la religion catholique.
Chaque année, des jeunes filles de différents âges reçoivent le baptême et, à l’époque prévue par l’évêque, la confirmation. De 1967
à 1980, le nombre varie entre huit et vingt-cinq, aux différentes
réceptions. Aux chroniques du 17 octobre 1976, on note que l’école
presque entière a assisté au baptême de vingt-deux étudiantes. Ce
jour de fête, pour nous, les pensionnaires passent dehors tous leurs
temps libres, pour chanter et danser. En avril 1980, c’étaient six
employées adultes qui recevaient le baptême et dont le mariage était
béni par l’Église, d’autres se voyaient chaleureusement accueillis par
la communauté entière de l’école.
Pendant les années 1975-1980, on signale aussi des Journées de
vocations qui se tiennent entre juin et août. À celle de 1975, l’intérêt
a été éveillé et l’état d’âme préparé par un concours d’affiches exposées dans les salles, puis jugées et primées à la fin du jour. C’était
un cadre sensible et agréable autour des points forts : eucharistie,
homélie, échanges, rencontres particulières. À la suite de celle de
1978 qui avait eu lieu le 23 juillet, huit jeunes filles de l’école SainteChapitre cinquième — 157
Monique et une autre de l’école secondaire de Nyimba demandent
une fin de semaine de récollection afin de réfléchir sur l’appel de
Dieu. Elles sont bienvenues du 11 au 14 août. Il s’agit de prière
dirigée, de moments de solitude, d’entrevues avec l’animateur, de
dialogues d’accompagnement avec les sœurs, surtout avec les sœurs
africaines, et, le soir, d’une veillée de détente joyeuse. Le dimanche,
c’est à la cathédrale qu’elles vont participer à l’eucharistie. Dans
l’après-midi, au cours d’une cérémonie préparée par l’animateur, le
père S. Wellens, pb, ce dernier leur remet une croix significative de
la Parole : « Si quelqu’un veut me suivre, qu’il prenne sa croix... » (Mt
16, 24). À leur retour, elles se plaisent à dire à leurs amies : C’était une
expérience merveilleuse.
L’année suivante, un panel a été tenu par des sœurs de cinq
congrégations : une sœur Thérésienne, une sœur du Bon-Pasteur,
une Missionnaire de l’Immaculée-Conception, une sœur Blanche
d’Afrique et une sœur de la charité d’Ottawa. À la fin de la journée, une étudiante du nom de Agnès Lubesha venait demander son
admission dans notre congrégation.
En 1980, on invita des postulantes de différentes congrégations à
rencontrer les étudiantes et leur raconter tout bonnement comment
elles avaient perçu l’appel du Seigneur. Le point sommet du jour,
une célébration de la Parole suivie d’un diaporama présente divers
champs d’apostolat de congrégations différentes. Mgr Mazombwe a
bien voulu visiter le groupe de jeunes filles et les bénir. Il a apprécié
hautement ce temps fort de pastorale des vocations. Et il attend les
ouvrières de demain pour l’abondante moisson qu’il voit lever à son
horizon 148.
À Kasiya
Notre maison de Kasiya, Couvent Élisabeth-Bruyère, la première
que la Congrégation a établie en Zambie, en 1961. Les gens de cette
148ASCO-Afrique, Chipata; références puisées aux Chroniques couvent Saint-Paul et l’école
Sainte-Monique ou témoignages reçus des soeurs Rachel Rivard et Denise Cousineau,
directrices à l’école Sainte-Monique.
158 — Chapitre cinquième
région étaient des fermiers qui élevaient de nombreux troupeaux.
Dès ce temps, cette mission desservie par des Jésuites irlandais était
florissante. Avec l’aide financière du gouvernement du pays, ces
missionnaires avaient vu à faire construire une école confortable,
bien équipée, ainsi qu’un couvent meublé pour les religieuses 149. Là
comme à Guilleme et à Ludzi, et comme au temps de Mère Bruyère,
les soeurs enseignaient, prenaient soin des malades au dispensaire et
visitaient les pauvres dans les huttes de la brousse. Il y avait quatre
fondatrices : Sœurs Marie-Raymond (Florence Lalande), Saint-Alain
(Gertrude Rondeau), Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus (Azelina L.
Phiri), Africaine, et Mary-Immaculata, Africaine 150.
En 1967, elles étaient cinq dont quatre Africaines : Sœurs Agnès
Lafond, Serafina Wiskoti Banda (Sœur Bruyère), Régina Zulu, Tomaïda Mtunda Patulani, Juliana-Agnes (Salome Banda) 151. Par cette
simple énumération, on peut constater le souci de la Communauté
de faire confiance aux sœurs autochtones. Les voilà donc missionnaires dans un autre pays. Bien qu’elles soient initiées à l’anglais,
leur langue maternelle est le chichewa. À Kasiya, pour bien communiquer, elles ont à comprendre et apprendre la langue du pays : le
citonga.
En 1968, l’œuvre de l’éducation était déjà bien implantée à Kasiya. Sous la direction de soeur Tomaïda Mtunda Patulani et avec la
collaboration de professeurs laïcs, les sœurs faisaient évoluer l’école
élémentaire. De plus, sœur Agnès Lafond avait inauguré avec succès
un cours de Hautes Études commerciales dont le programme était
préparé à Cambridge, Angleterre. Ce cours était offert à des dames et
jeunes filles de 20 à 30 ans, qui avaient terminé leur cours secondaire.
Il se donnait dans un pavillon de trois ou quatre salles de classe; un
second pavillon logeait les étudiantes obligées de demeurer sur les
lieux. Enseignement et succès des étudiantes étaient évalués par des
inspecteurs venus d’Angleterre, et c’est sous leur recommandation
149ASCO- Afrique, p. 364.
150Liste des nominations, 1961.
151Liste des nominations, 1967.
Chapitre cinquième — 159
que l’école recevait approbation et louanges. Sœur Agnès Lafond
ayant quitté l’Afrique Centrale en 1968, sœur Marie-Berthe Leclerc
a pris sa relève et travaille de tout son cœur à maintenir la qualité de
l’enseignement et le bon rendement des étudiantes.
Pendant quatre années encore, les sœurs ont déployé beaucoup
de dévouement et de savoir-faire tant auprès des enfants, des étudiantes du cours commercial que de leurs collègues laïques enseignant à l’école primaire. Dans les années 1970-1972, les autorités
laïques et religieuses n’exprimaient que des éloges à l’adresse de ces
écoles si progressives et efficaces. Depuis les débuts, le Gouvernement subventionnait l’école primaire et payait le salaire des professeurs laïques. Quant au cours commercial, comme il était privé, il ne
pouvait compter que sur l’aide financière de la Congrégation 152.
À Monzes
En décembre 1967, la Congrégation avait ouvert le petit poste de
Monzes, en Zambie, à trente milles de Kasiya : le Couvent SainteMarie. On y a constitué une mini-communauté de deux Africaines
pour le fonder et le maintenir; et ces deux sœurs étaient données
par la mission de Kasiya : sœurs Serafina Wiskoti Banda 153, JulianaAgnes Banda (Salome Banda). Heureuses de posséder le citonga et
confiantes en la grâce de Dieu, elles servent l’Église de leur mieux
pendant trois ans, sous la direction des missionnaires Jésuites irlandais.
À Monzes se trouve un Centre de formation de catéchistes tenu
par le père Francis Keenan. Il y a aussi une école primaire et une
école de sciences domestiques fréquentée par les femmes des catéchètes. Pendant que leurs maris reçoivent leurs cours de religion, ces
femmes se forment aux arts ménagers qui leur sont enseignés par
l’une de nos sœurs, alors que l’autre enseigne la catéchèse à l’école
primaire 154.
152Information reçue de soeur Marie Leclerc, missionnaire.
153Liste des nominations, 1968.
154Information reçue de sœur Germaine Boulay.
160 — Chapitre cinquième
En 1970, les Jésuites sollicitent l’aide d’une religieuse qui partagerait l’enseignement avec le père Keenan au Centre catéchistique.
On lui accorde sœur Germaine Boulay qui, cette année-là, est en frais
d’organiser la bibliothèque de l’école secondaire Sainte-Monique, à
Chipata. Elle arrive comme troisième membre et supérieure de la
petite communauté; elle entre en fonction au Centre catéchistique
en janvier 1971. L’année suivante, le père Keenan doit s’absenter
pendant six mois pour cause de maladie, laissant toute la charge à
sœur Germaine qui la prend à cœur.
Plus tard, elle écrivait familièrement à une amie : « J’ai tenu l’enseignement catéchistique seule avec le Saint-Esprit. Tout a m
­ arché
très bien ». De fait, le père Keenan s’est montré très satisfait à son
­retour. L’École ménagère aussi marchait très bien, sous la responsabilité de sœur Gertrude Rondeau qui disait par la suite : « Mon séjour
à Monzes me laisse le souvenir de ma plus belle année missionnaire. »
En cette année 1972, c’était une jeune scolastique, (Setrida Ndeketea
Simoko) sœur Élisabeth-de-la-Trinité, qui enseignait à l’école primaire. Le trio missionnaire devait-il œuvrer longtemps dans cette
mission prometteuse ?
En 1971, l’évêque de Lilongwe, Mgr Joseph Fady, avait fait instance auprès de la Direction pro-provinciale pour ouvrir deux nouvelles missions au Malawi, à peu de distance de Ludzi où se trouvait
précisément la Maison pro-provinciale, l’une à Lilongwe, l’autre à
Vubve. L’objectif proposé aux deux endroits était celui de contribuer
à la pastorale et au service social, compte tenu que Lilongwe devait
devenir la capitale du Malawi. La requête a été transmise à Mère
Marcelle Gauthier, supérieure générale 155.
Dans la même lettre, la Direction pro-provinciale demandait
l’autorisation de fermer les deux maisons de Kasiya et de Monze, en
raison de l’éloignement considérable de ces missions. En effet, elles
étaient à plus de 500 milles de la Maison pro-provinciale et difficiles
d’accès à cause des dangers du chemin. Les sœurs prenaient deux
jours à parcourir cette distance, passant la nuit à notre hôpital de
155Mère Marcelle Gauthier, supérieure générale de 1968-1980.
Chapitre cinquième — 161
Mpanshya. C’est sur cette route qu’était survenu l’accident mortel de
sœur Sainte-Rita-de-Cassia, en 1965. C’est dire que les sœurs de ces
deux missions se trouvaient bien isolées du reste de la communauté
de la région Saint-Pie-X. On alléguait aussi la difficulté de l’étude du
citonga. Quant aux services d’Église, ils pourraient être assumés par
une autre congrégation déjà établie dans le diocèse de Monzes.
Le Conseil général a étudié longuement les problèmes complexes
des missions du Malawi et de la Zambie, surtout celui de la distribution du personnel. Considérant que les sœurs, alors en mission
à Kasiya et à Monzes, pourraient aller prêter main-forte aux autres
maisons qui manquaient de personnel, il autorisa la fermeture de
ces deux postes éloignés; et il se prononça contre l’ouverture de nouveaux postes tant que le personnel ne serait pas plus nombreux 156.
Mais l’évêque de Monzes, Mgr Corboy, ne l’entendait pas ainsi.
Au nom du service de l’Église et du respect des vocations africaines,
il pria la Direction générale de reconsidérer le projet de fermer les
dites missions ce à quoi le Conseil général voulut bien consentir
en principe, moyennant une nouvelle étude de la situation par le
Conseil pro-provincial de Saint-Pie-X 157.
Au printemps 1972, Mère Marcelle Gauthier se rendit en Afrique
Centrale avec l’économe générale, Sœur Marie-Anne Martel, afin de
voir les situations sur les lieux mêmes. Elles examinèrent les aspects
communautaire et apostolique de la vie des sœurs. Nécessairement,
il fallait un renfort de missionnaires canadiennes; mais en ce temps
de crise religieuse qui ébranlait les vocations au Canada, elles ne
pouvaient le fournir. Rencontrant Mgr Corboy, elles lui firent part de
leur grande bonne volonté sans lui laisser grand espoir. À son retour
au Canada, Mère générale expose à son Conseil ce qu’elle avait
constaté et étudié au cours de sa visite canonique. Et la décision a été
maintenue de retirer les sœurs de Kasiya et de Monzes 158.
156ASCO – Afrique, Procès verbal, 71 – 32, 28 mai, 1971, p. 167.
157ASCO – Afrique, Procès verbal, 72 – 8, p. 55-56.
158ASCO – Afrique, Procès verbal, 72 – 8, p.228.
162 — Chapitre cinquième
Mgr Corboy était désolé de voir les sœurs quitter le même jour
ces deux missions qui lui tenaient tant à cœur. Aux instances qu’il
avait faites pour les garder, on voit jusqu’à quel point il les appréciait.
Des vocations religieuses germaient dans cette région de la Zambie :
déjà deux recrues de Kasiya étaient scolastiques en notre pro-province Saint-Pie-X; et trois autres jeunes filles se disposaient à entrer
au Noviciat.
À Kasiya, deux religieuses irlandaises vinrent prendre la relève de
la belle école commerciale. Enchantées d’y trouver une œuvre si bien
tenue et si prospère, ces religieuses ont su témoigner leur admiration
et leur reconnaissance à notre Congrégation 159.
À Monzes, le père Keenan ne pouvant seul former une vingtaine
de catéchètes et tenir en même temps sa paroisse, il a dû fermer son
Centre catéchistique. Le jour de notre départ, écrivait sœur Germaine Boulay, un Père jésuite vient dire la messe dans notre chapelle.
Il est accompagné d’une Sœur irlandaise car il ne veut pas que nous,
les Sœurs d’Ottawa, ayons à mettre la clé dans la serrure. Et les bons
Jésuites sont là pour nous saluer 160. Ce départ a eu lieu au mois de
décembre 1972.
C’est une peine profonde et une frustration pour nos sœurs
missionnaires que de fermer une mission où elles travaillaient ferme
dans l’immédiat et voyaient progresser une œuvre qui leur était
chère. Ce n’est pas moins pénible à l’autorité majeure qui, devant
la perspective élargie de toute la Congrégation, se voit obligée, par
manque d’effectifs, de retirer ce qu’elle avait d’abord offert dans
l’espérance. Mais il est immense, le champ à moissonner; et si nos
ouvrières vont travailler ailleurs, c’est dans le même champ et pour
bâtir la même Église.
La réalisation du projet de Lilongwe
Le projet d’ouvrir une maison à Lilongwe est revenu en 1973, à la
demande de Mgr Patrick Kalilombe, successeur de Mgr Joseph Fady.
159Information reçue de sœur Marie Leclerc, missionnaire.
160Information reçue de sœur Germaine Boulay, missionnaire.
Chapitre cinquième — 163
L’évêque sollicitait l’établissement d’une communauté des Sœurs
de la charité d’Ottawa à Lilongwe dans l’espérance que trois sœurs,
préférablement des Africaines, s’y dévouent à la pastorale urbaine,
au Chimitu Church Center. Il importait que l’une des trois s’y prépare en suivant un cours spécialisé en pastorale urbaine, à Naïrobi,
Kenya. Le Conseil pro-provincial était disposé à accéder à la requête
de l’évêque, vu que des sœurs terminant des études en fin d’année
1973 reviendraient à l’action.
La Direction générale autorise la fondation et, bien que l’évêque
ne demandait qu’un prêt de 12 000 $ à la Congrégation, elle exprime
son intention de solder totalement le coût de la construction du
couvent et d’en faire don au diocèse, comme participation à la pastorale de Lilongwe. De plus, [la Congrégation] offre aux trois sœurs
destinées à la pastorale d’entreprendre les études appropriées, s’engageant à en payer les frais 161. Cependant, vu les circonstances, une
seule est envoyée au cours de pastorale urbaine : sœur Juliana-Agnes
(Salome Banda) qui, dans une expérience très positive vécue avait
manifesté ses aptitudes à ce genre d’apostolat exigeant.
Puis, un petit couvent pouvant loger quatre sœurs est peu à peu
construit à Lilongwe. La communauté est constituée au mois d’août
1975 : sœur Mary Eugenia, supérieure et conseillère pro-provinciale 162, sœur Juliana-Agnès, qualifiée en la matière, et sœur Ermina
Nkwazi, scolastique initiée à cet apostolat, formeraient le trio pastoral 163; la quatrième soeur était une éducatrice de Ludzi, sœur Agnes
Eneya, Headmistress à l’École primaire des filles, venait d’être promue au poste de Tutor au National College de Lilongwe 164.
La bénédiction officielle du couvent a eu lieu le 21 décembre
1975, sous le vocable de Marguerite-d’Youville, par Mgr Patrick
Kalilombe. L’espérance qui avait présidé à l’ouverture de cette maison n’a pas été suivie de consolantes réalisations. Nos chères sœurs
161ASCO – Afrique, Procès verbal, 73 – 45, 24 septembre 1973.
162ASCO – Afrique, Procès verbal, 75 – 26.
163Liste des nominations.
164ASCO – Afrique, Chroniques Ludzi, Pro-province, House Of Scholasticate, 26 septembre 1975.
164 — Chapitre cinquième
africaines connurent d’insurmontables difficultés. À l’automne de
1977, elles n’étaient plus que deux pour tenir à la tâche. Et comme,
à ce moment-là, il ne se trouvait pas d’autres sujettes suffisamment
préparées à la pastorale urbaine, la communauté est retirée de Lilongwe pour un temps indéterminée 165. Une fois de plus, les sœurs de
la région Saint-Pie-X expérimentaient dans la peine la vérité de la
parole d’Évangile : « La moisson est grande; mais les ouvriers, peu
nombreux. » (Mt 9, 37)
L’œuvre des hôpitaux
Entre 1968 et 1980, l’œuvre caritative hospitalière, se poursuit en
progressant, au Malawi et en Zambie. Dans les hôpitaux de Guilleme, de Ludzi, de Mpanshya, les sœurs infirmières et leurs aides
se dévouent à pleine capacité physique, à plein courage et à plein
cœur compatissant, dans la foi aux paroles de Jésus : « Guérissez les
malades et dites-leur : Le Règne de Dieu est arrivé jusqu’à vous. » (Lc
10, 9). De plus, elles se dévouent aux cliniques des villages environnants. Et partout sur leurs chemins, elles rencontrent des pauvres
qui leur tendent la main. À travers leurs difficultés et leurs fatigues,
elles reçoivent du Seigneur les consolations qu’elles apportent aux
démunis.
À Guilleme et à Ludzi
Dans son volume d’histoire de la Congrégation : Les Sœurs grises de
la croix d’Ottawa, sœur Paul-Émile note par un simple trait, le début
de notre œuvre hospitalière à Guilleme, en 1946 : « Au dispensaire,
dans une hutte en torchis, sœur Marie-Jacques fait déjà beaucoup
de bien ». 166
Il est bon de rappeler que ce jugement porte sur la situation de
la mi-mai, alors que les quatre fondatrices de la mission ne sont
arrivées à Guilleme que 1e 16 mars précédent, et que sœur MarieJacques, la préposée aux soins infirmiers, est l’une des quatre sœurs.
165ASCO – Afrique, Délibérations du Conseil général, Procès verbal, 77 – 38.
166ASCO – Afrique, p. 239.
Chapitre cinquième — 165
Et il est impressionnant de lire aux chroniques de Guilleme, la description du très pauvre dispensaire déjà établi à la mission des Pères
Blancs d’Afrique :
Attenant à la cuisine, il y a une cabane en paille, dont le
toit est soutenu au milieu par un tronc d’arbre. Aucune
fenêtre; au milieu, un banc de terre : c’est le dispensaire.
Les poules et les coqs y ont accès à toute heure du jour.
La supérieure des sœurs indigènes et Maria, la femme
du Supervisor, y soignent les quelques malades qui s’y
rendent tous les matins 167.
Comme celui de Guilleme, l’hôpital de Ludzi a commencé par un
modeste dispensaire dès l’arrivée des Sœurs missionnaires en ce lieu,
en septembre 1949 : Sœur Marie-Marguerite (Germaine Boulay) et
Marie-Mastaï (Emérilda Lafond) venaient directement du Canada;
l’infirmière en charge était sœur Marie-Jacques (Albertine Brisson);
elle quittait alors Guilleme où elle avait œuvré pendant trois ans, et
s’était familiarisée avec la langue de la région, le cinyanja.
Les Chroniques de Ludzi ne décrivent pas le dispensaire qui
attendait les sœurs, mais elles rapportent un fait assez signifiant :
l’arrivée du premier blessé. C’est un indigène; il a la tête et les bras
­affreusement lacérés par un léopard. Déjà, on a recourt à sœur
Marie-Jacques pour donner des soins à un blessé. Cette bonne Sœur
veut bien rendre service, mais elle ne possède pas encore ce qu’il
faut pour un dispensaire. Avec son habileté et sa bonne volonté, elle
parvient à faire un pansement convenable et le patient est conduit à
l’hôpital du Gouvernement, sur la motocyclette du père Raymond
Tremblay 168.
Dix ans plus tard, en mars 1959, la Supérieure générale de
l’époque, Mère Saint-Paul, visite les deux maisons. Elle constate qu’à
Ludzi, l’humble dispensaire est devenu un hôpital d’une capacité de
30 lits : l’hôpital Saint-Joseph. À Guilleme, le dispensaire a fait place
167ASCO – Afrique, Chroniques Nyassa – Ludzi, 1946, p. 9.
168Loc. cit., 18 septembre 1949.
166 — Chapitre cinquième
à l’Hôpital Saint-Michel, d’une capacité de 43 lits, « où 4 297 patients
ont été soignés en 1958, alors que 8 303 autres recevaient des soins
au dispensaire. Les maladies tropicales font beaucoup de victimes en
cette zone de brousse équatoriale 169 ».
Les hôpitaux de Guilleme et de Ludzi sont au service du diocèse
de Lilongwe. Ils appartiennent à la Congrégation des Sœurs de la
charité à Ottawa; mais advenant que les sœurs quittent ces missions,
ils reviendront à l’évêque du lieu. Grâce au soutien communautaire,
ces hôpitaux ont été rénovés, agrandis, et des maisons convenables
pour loger le personnel ont surgi. Sœur Marie-Jacques a souvent
surveillé les constructions et guidé des projets de réparation 170.
Le Conseil œcuménique des Églises, États-Unis (Christian
Council of Churches, U.S.A) leur procurait occasionnellement des
fournitures médicales très appréciées : articles nécessaires aux pansements, pièces d’équipement médical.
Dans le même pays, à environ 15 milles l’un de l’autre, les
hôpitaux de Guilleme et de Ludzi reçoivent les secours des mêmes
sources et se développent parallèlement selon les circonstances et les
besoins des milieux.
Voici le plan de l’Hôpital de Guilleme 171, un tracé que sœur
Jeannine Montour envoya avec ses vœux de Noël 1967, aux parents
et amis afin de les initier à son nouveau projet apostolique et milieu
de vie. En 1968, l’Hôpital Saint-Michel de Guilleme est rénové et
devient ainsi plus fonctionnel et sécuritaire.
Il est à noter que dans plusieurs de nos missions, faute de matériaux adéquats, les services hospitaliers sont organisés tout autour
du corps principal construit de plain-pied, auquel on ajoute une
ou deux ailes. C’est ce qui existe à Guilleme. Au fur et à mesure des
besoins et des ressources, on élève sur le terrain des maisons appropriées, pour la surveillance prénatale, une hôtellerie pour les parents
169Loc. cit., p. 311-312.
170Note de sœur Mariette Séguin, cahier bleu p. 1-2.
171Le plan du couvent, de l’hôpital, de l’école et du pensionnat, Malawi.
Chapitre cinquième — 167
aidant leurs malades hospitalisés, et d’autres devant loger le personnel infirmier.
Nous n’avons pas la description détaillée de ce qu’était l’Hôpital
Saint-Joseph de Ludzi en 1968; mais il a aussi certainement évolué.
En 1972, il est devenu insuffisant à accueillir et soigner convenablement la clientèle qui s’y présente. Et voici qu’en juin de cette année,
la supérieure générale mère Marcelle Gauthier et l’économe générale, sœur Marie-Anne Martel, s’amènent visiter la mission de Ludzi.
Elles sont touchées d’une généreuse compassion en constatant l’état
de l’hôpital 172. Fruit de leur passage : le Couvent Sainte-Famille qui
abritait les infirmières, les enseignantes et d’autres sœurs préposées
à différentes tâches apostoliques ou au service communautaire
d’entretien, changera d’objectif; il sera désormais affecté au soin
des malades; et cela, dès le mois de juillet. La communauté des religieuses ira donc résider à la Maison pro-provinciale Saint-Pie-X. Le
1er juillet, jour de la fermeture du couvent, il y a fête d’adieu.
Toutes les sœurs de la pro-province sont invitées à prendre part
à 1’Eucharistie célébrée par le père Luc Lefief, pb, du Séminaire de
Kachebere. La chronique qui rapporte l’événement débute par ces
mots : « Jour de joie. Jour de grand sacrifice. Jour d’action de grâce ».
C’était le thème de la très belle homélie du célébrant en la circonstance. De fait, c’était la joie de voir progresser l’œuvre de l’hôpital;
c’était, pour les sœurs, le sacrifice de quitter leur cher couvent de
fondation, sacrifice, témoignage de pauvreté en faveur de l’Église
missionnaire; c’était l’action de grâce 173 pour tous les bienfaits reçus
et l’œuvre accomplie par celles qui, au cours de 23 ans, avaient vécu
dans cette maison.
Durant la période qui nous intéresse en cet ouvrage (1968-1980),
les infirmières qualifiées qui ont dirigé l’Hôpital de Guilleme et y ont
prodigué des soins furent : Sœurs Marie-Jacques (1968-1973) (19791980), Jeannine Montour (1968-1976), Aline Lavigne (1976-1980).
172ASCO, Chroniques Ludzi, juin, Pentecôte 1972.
173Loc. cit., 1er juillet 1972.
168 — Chapitre cinquième
À Ludzi, c’était : Sœurs Jacqueline Deslauriers (1968-1974),
Aline Lavigne (1969-1975), Marie-Jacques (1974-1978), Raymonde
Gratton (1978-1980), Mariette Séguin (1979-1980). Mentionnons
aussi sœur Albertine Beaudoin qui, de l’École secondaire Sainte-Monique de Chipata (Zambie) passa à l’Hôpital de Guilleme et y rendit
de nombreux services au laboratoire, aux soins des prématurés, à la
pharmacie, à la comptabilité de l’hôpital et du couvent, aux années
1973 et 1974, et occasionnellement par la suite 174.
La surveillance médicale de ces deux hôpitaux était assurée par
le médecin de l’Hôpital du district de Mchinji. Il visitait les malades
traités pour troubles sévères, à la demande de l’infirmière et sur une
base régulière mensuelle ou hebdomadaire. Les sœurs collaboraient
avec le personnel diversifié des Services de Santé publiques à proximité : 1’Hôpital de Mchinji, la Clinique externe de Tembwe, sise à
un mille de l’Hôpital de Guilleme et tout au bord de la route internationale Mozambique, Malawie, Zambie; la 1éproserie nationale,
Kochirira, située à mi-chemin entre nos deux institutions, à quelque
7 milles de l’une et de l’autre, qui logeait le laboratoire et une salle
d’opération où les césariennes de Guilleme, étaient pratiquées et le
Rayon X.
Voici un aperçu intéressant de l’évolution rapide des soins médicaux des hôpitaux du Malawi et de leurs services élargis que nous
tenons de sœurs Jeannine Montour et Mariette Séguin, missionnaires infirmières en Afrique Centrale (Malawi et Zambie), au cours
de la période 1968-1980 175.
À la suite d’une étude extensive des conditions de vie dans les
pays en voie de développement, étude poursuivie dans les années
‘60, le docteur Maurice King, épidémiologiste anglais, a publié un
ouvrage considérable, très à point, qui interpella les intervenants en
santé.
Au Malawi, des responsables d’hôpitaux de mission décident
alors d’élaborer un programme d’action orienté vers la recherche
174Liste des nominations.
175Entretien et Lettre de Noël 1975 : sœur Jeannine Montour; Notes de soeur Mariette Séguin.
Chapitre cinquième — 169
des moyens de combattre effectivement « les trois grands ennemis
du pays : la pauvreté, l’ignorance et la maladie ». Au début de 1967,
ils demandent l’assistance du Conseil Oecuménique des Églises. Ce
Conseil délègue auprès d’eux l’Américain Jack Leshaff. Collaborant
avec le ministère de la Santé, celui-ci organise le regroupement de
toutes les institutions non gouvernementales, de quelques dénominations qu’elles soient. On y élabore un programme de formation
du personnel soignant, programme tourné vers la médecine préventive et l’éducation populaire relative à la santé. C’est la naissance de
PHAM.
PHAM : Private Hospital Association of Malawi
Ensemble, institutions gouvernementales et missionnaires se lancent
dans un méga-projet qui vise à inverser complètement le ratio actuel
de 85 % de soins curatifs et 15 % de soins préventifs, au cours des
quinze prochaines années.
Les hôpitaux de Guilleme et de Ludzi se sont engagés dans ce
projet, et ce fut la métamorphose des modes de soins hospitaliers.
Partout et simultanément, on se met à informer la population. Le
ministère de l’Éducation adopte des programmes académiques
concordants et exige la formation des éducateurs. Au personnel hospitalier, PHAM offre des sessions sur les méthodes d’enseignement
populaire, sur les moyens de prévenir les maladies parasitaires, celles
de l’enfance, ainsi que sur leurs traitements efficaces. Une vaste campagne de vaccination se met en branle pour enrayer le fléau dévastateur des maladies infectieuses infantiles : rougeole, polio, coqueluche, etc. Les cliniques infantiles où chaque enfant âgé de moins de
cinq ans reçoit sa charte de croissance, se multiplient au pays.
Afin de mieux connaître les rouages de PHAM, sa valeur internationale, ses membres et l’aide qu’on en reçoit, sœur Jeannine Montour accepte d’être membre de ce consei1 d’administration. Cette
responsabilité a eu le bon effet de diriger les regards vers la pointe
ouest du pays : le district de Mchinji, là où nos sœurs œuvraient
isolément depuis 20 ans : à Ludzi et Guilleme. Ces centres ont été
170 — Chapitre cinquième
visités, classifiés et bien cotés. On invite les infirmières responsables
des unités de maternité à se qualifier comme sages-femmes pour
mieux assumer les soins obstétricaux, périnataux, et être en mesure,
de repérer à temps les cas qui exigeraient une assistance médicale.
En 1969, la clinique infantile de Guilleme est lancée. Les infirmières participent à la campagne massive de vaccination et d’éducation populaire. Cette éducation se donne au début de chaque
clinique maternelle, infantile et médicale. Les intéressés doivent
d’abord écouter l’enseignement, assister à des démonstrations de
nutrition et, ensuite, lors de l’examen et du traitement, recevoir les
conseils propres à leur condition.
De mars 1971 à mars 1972, sœur Jeannine Montour, pour répondre aux exigences de sa tâche, poursuit sa formation obstétricale
et néo-natale en Écosse; elle en revient sage-femme licenciée, tout
enthousiaste devant les perspectives de l’avenir.
Avec le temps, la tenue des cliniques de maternité et de soins infantiles devient onéreuse à cause du grand nombre de femmes qui s’y
présentent. Pour répondre à la demande du milieu, le personnel de
l’hôpital décide alors de suivre le projet élaboré lors d’une rencontre
des responsables des Unités de Santé du district : établir des cliniques
mobiles, à des endroits stratégiques déterminés, et s’y présenter aux
quatre semaines pour les enfants, aux deux semaines pour la clinique
pré-natale et les nouveaux-nés plus faibles et fragiles. Ainsi naît la
clinique de Nkwazi, à une vingtaine de milles de la mission.
Bientôt, PHAM régionalise les institutions suivant les diocèses,
afin d’essayer de régler localement les problèmes mineurs et de
faire la lumière sur ceux qu’on doit référer à PHAM; ainsi prend
forme le Conseil médical diocésain. Sœur Jeannine Montour y est
élue secrétaire et, par la suite, d’autres Sœurs de la charité d’Ottawa
rempliront cette fonction. Une employée habile en enseignement,
particulièrement accueillante et dévouée, Alexina Kang’ombe, est
envoyée par l’hôpital pour se qualifier comme Home Craft Worker.
Une autre dame possédant cette formation et mère de six enfants,
vient demander du travail à l’hôpital. Ces deux aides conseilleront
Chapitre cinquième — 171
avantageusement les mères de famille dont les besoins dépassent
encore le désir de savoir.
Sœur Jeannine Montour se sent gratifiée de la Providence par
le renfort de ces deux femmes formées en Service social. Elles se
joignent au personnel infirmier de l’hôpital : la sage, aimante et
infatigable sœur Marie-Jacques, sœur Albertine Beaudoin, administratrice, technicienne de laboratoire, toute compatissante pour
les nouveau-nés et, en plus, enseignante de carrière; ainsi qu’une
assistante médicale appréciées, Isabel Kangwere; Florida, sagefemme « traditionnelle » très expérimentée; des aides responsables
et dévouées; et elle-même Directrice (ou matrone) de l’Hôpital de
Guilleme. Elle prévoit qu’augmenté le nombre et la qualité, ce personnel pourra s’employer plus adéquatement à la promotion de la
santé des familles.
Sœur Jeannine connaît d’ailleurs les dispositions du ministère
de la Santé et Bien-être social qui veut éveiller et stimuler chez les
gens, le désir de développer leur coin de pays, d’y trouver leur subsistance et parvenir ainsi à éliminer bien des obstacles à leur progrès
et leur qualité de vie. En effet, au pays, il advient trop souvent que
des aliments de première qualité cultivés aux villages : arachides,
fèves, pois, etc., sont vendus aux marchés d’exportation, alors que
de nombreux enfants souffrent de déficience protéïnique, et d’autres
meurent de faim.
Convaincue que des trois ennemis majeurs à combattre au
Malawi : la pauvreté, la maladie et l’ignorance; le plus néfaste, c’est
l’ignorance, puisqu’elle conditionne grandement les deux autres
et les maintient. Confiante dans le projet de PHAM et encouragée
par le Comité médical diocésain, elle est supportée par un personnel intéressé et dévoué. Sans négliger l’activité des unités curatives
de l’hôpital et des cliniques externes, elle fait multiplier les heures
d’enseignement de l’hygiène préventive. Mais ce n’est pas facile : il
y a des femmes qui n’assimilent pas toutes les explications données;
il y en a d’autres qui n’y croient pas. Il y a tant de défis à relever : les
172 — Chapitre cinquième
coutumes, les influences du milieu, les tabous. L’ignorance est indescriptible chez nos gens : 90% sont illettrés.
Sœur Jeannine est alors inspirée d’adopter un mode d’enseignement plus effectif; ce sera par l’enseignement des principes de la
bonne nutrition et de l’hygiène alimentaire, et d’en assurer le suivi
expérimental par l’apprentissage de la culture des plantes riches en
vitamines et protéines nécessaires, à la croissance d’un jeune enfant.
Le suivi se réalisera aussi par l’enseignement pratique des sciences
domestiques : art culinaire, tenue d’une maison, couture et artisanat,
conditions de salubrité des habitats de la famille, ne fût-ce qu’une
modeste hutte.
Plusieurs exigences sont requises par ce projet. Pour recevoir cet
enseignement régulièrement et avec expériences valables, il faut que
les mères demeurent à proximité de l’hôpital ou puissent s’y rendre
facilement; pour cultiver les plantes propices à la saine nutrition,
il faut posséder un terrain convenable à travailler, enrichir, ensemencer, et y favoriser la production. L’enseignement des sciences
domestiques exige un local approprié et l’équipement nécessaire; il
faut des responsables et des enseignants habilités à leur tâche. Il faut
aussi que la population du milieu soit sympathisée à l’entreprise et
consente à y collaborer.
NURU (Nutrition Rehabilitation Unit)
Et voici que l’hôpital de Guilleme, élabore son propre projet d’éducation sanitaire : ce sera un centre de réhabilitation nutritionnel où
la mère dont le petit est décelé en déficience PCM (protéine-caloriemalnutrition) en clinique infantile, viendra demeurer environ trois
semaines avec son ou ses enfants de moins de cinq ans. Ce centre
sera désigné par le sigle anglais : NURU : Nutrition Rehabilitation
Unit. Une travailleuse sociale sera chargée d’y concilier la vie villageoise avec le soin intensif de l’enfant sous-alimenté. C’est tout une
entreprise; mais on commencera humblement. La Providence viendra au secourir par la bienveillance des humains au cœur généreux,
et on progressera peu à peu.
Chapitre cinquième — 173
Et de fait, on commence. D’abord, une belle hutte en briques
cuites et au plancher de ciment (ancienne morgue) était désaffectée
depuis longtemps. Le grand nettoyage, le peinturage et une bénédiction solennelle ont eu raison de la réticence des gens. Ce sera
désormais la maison familiale de NURU. Grâce à des dons, deux hôtelleries, vastes maisons, sont construites à la limite du terrain de la
mission, par d’habiles ouvriers indigènes. L’une reçoit les aidants des
malades hospitalisés, l’autre devra accueillir les femmes enceintes
qui ont besoin de surveillance ou attendent l’accouchement. Pour
ces édifices et les autres bâtisses du Centre de Nutrition, ce sont les
élèves de la mission, à l’initiative de leur directrice, sœur Anastazia
Pizaza, qui participe au projet en fabriquant les briques, à l’occasion
de la semaine étudiante. Les garçons piochent la terre, la détrempent,
la piétinent et la versent dans des moules. Une fois séchées, les filles
transportent ces briques au site de construction.
Pendant cette période, l’hôpital de Guilleme reçoit un équipement complet d’unité de maternité de l’UNICEF. Cet organisme
mondial, sur présentation de nos statistiques, distribuait par PHAM,
des quantités appréciables de lait en poudre, de farine de soya ou de
fèves, d’huile végétale purifiée, etc., pour aider à réduire la carence
alimentaire des femmes enceintes, des nourrices et des enfants. Pour
cette même catégorie de personnes, nous étaient remis les antipaludiques et les vitamines.
Et veillant de Là-haut sur ce beau travail d’entraide, la Providence prépare dans le secret l’ouverture « officielle » de NURU par
un geste de charité collective, inattendu, inédit, de la part de tous
ceux et celles qui viennent offrir leur collaboration. Nous aimons
à relater ici l’événement, tellement il est significatif dans le cadre
d’une œuvre social affectée au traitement des sous-alimentés. Signe
de Dieu, peut-on dire.
Avant que la seconde maison soit ouverte, voici que le Directeur
médical du district demande à l’Hôpital de Guilleme de vouloir bien
héberger de nombreux cas de malnutrition. Ce sont des réfugiés qui,
fuyant le Mozambique envahi de guérillas, arrivent par centaines aux
174 — Chapitre cinquième
frontières du Malawi et de la Zambie. Peut-on les repousser ? Un premier groupe de 34 arrive un soir, après souper. On les accueille dans
cette seconde maison; mais elle est insuffisante... Le même secours
est demandé à l’Hôpital de Ludzi qui en reçoit un autre groupe. Là
aussi, on manque d’espace... Que faire ?... C’est le temps des vacances
scolaires; le problème se résout par l’accueil de ces malheureux dans
les écoles libérées de Ludzi. Les Sœurs doivent chanter : « Providence
de Dieu, je crois en vous; j’espère en vous; je vous aime de tout mon
cœur; je vous remercie de tout. » Et peut-être ajoutent-elles : « Soyez
là encore pour les soins, pour l’alimentation appropriée et suffisante,
et le reste... »
Et voici que s’ouvre le jeu de la solidarité : nourriture, médicaments, argent et divers secours nous parviennent de PHAM. Le
ministère de la Santé, nous envoie une infirmière licenciée. Celle-ci
s’intègre bien à 1’équipe et l’aide à tenir bon devant le défi de prodiguer des soins de qualité à ces malades qui tombent de faiblesse.
De Ludzi, la Direction pro-provinciale nous envoie le renfort
d’une jeune professe, sœur Marie Priska. Les Sœurs de Kachebere au
Malawi, celles de Chipata en Zambie sont très sensibilisées à ce grave
problème de la faim. Elles s’informent, nous envoient des vivres et
nous prêtent main-forte dans la mesure du possible. Pauvres euxmêmes, les gens de la paroisse et des environs n’hésitent cependant
pas à suivre le courant de charité et renouvelle « l’aumône de la
veuve » de l’Évangile. Une fille de la paroisse, Ernestina, étudiante à
l’École d’Infirmières de Likuni, en congé de maternité, apporte aussi
un grand secours. Cette merveilleuse entraide dura plus d’un mois.
Les réfugiés confiés à NURU étaient en partie des enfants, et des 150
cas accueillis à Guilleme, une dizaine seulement sont décédés.
Cet événement avait parlé haut à tous les gens du pays. Quelque
temps après, un séminaire a été préparé au niveau du district pour
tous les intervenants de la santé : médecins, infirmières, aides-­
malades, travailleuses sociales, vaccinateurs, proposées à l’enseignement sanitaire. Parmi les conférenciers invités, se trouvèrent sœur
Jeannine Montour, l’assistante médicale; Isabel Kangwere, et l’initiée
Chapitre cinquième — 175
en Service social : Alexina Kang’ombe. Leur expérience auprès des
enfants souffrant de Kwashiorkor (PCM (Protéines – Calories – Malnutrition) et de marasme les y avait préparées, ce qui leur a valu
d’être bien appréciées.
Disons aussi que la communauté, de Guilleme, en élevant les critères d’emplois et en assumant le coût des études en nursing, a favorisé l’éclosion des vocations d’infirmières dans le milieu. Mentionnons quelques jeunes femmes qui, ayant bénéficié de ces avantages,
se sont dévouées au soin des malades à Guilleme : Rustika, Makrina
Sonkhani, Mary Masoni, Ernestina D. Gwembere. Et prenons ici
l’occasion de rappeler que depuis longtemps déjà, à Ludzi comme à
Guilleme, nos missionnaires aidaient financièrement de jeunes Africains, filles et garçons, à se qualifier comme infirmières, assistants
médicaux, prêtres, etc.
Le séminaire au niveau du district suscite une vive sympathie
chez les participants et fit naître l’espoir d’organiser d’autres centres
nutritionnels dont NURU deviendrait comme le village-modèle.
Cependant, aux années 1972-1975, NURU n’est encore qu’à ses
premières réalisations. On préfère le voir progresser lentement et
adapté aux coutumes du milieu mais en surveillant attentivement
l’évolution de celui de Likuni tenu par les Sœurs Blanches d’Afrique.
Celui des Sœurs Medical Missionary, établi à Kasina, a été notre
inspiration de départ mais nous avons préféré garder au nôtre son
cachet villageois : hutte, cuisine avec mobilier et poêle, et les autres
commodités essentielles à la famille, réalisable dans tous les villages.
Au début de NURU, le chef du village de Gomani a permis à
l’hôpital d’utiliser ses terrains pour l’enseignement des rudiments
essentiels de la culture potagère nécessaire à l’alimentation des
familles. La paroisse met aussi à la disposition de NURU, un terrain
de cinq acres situé entre le chemin et un marais ainsi qu’un petit lac
abandonné que l’on se hâte d’assainir. Ce terrain servira à la large
culture du blé-d’Inde, des arachides, des tournesols et des citrouilles.
Ce petit lac, creusé et ensemencé de poissons par les Pères Blancs au
début de la mission. Le Collège d’Agriculture Bunda est venu visiter
176 — Chapitre cinquième
le petit lac abandonné. L’ayant trouvé vidé et nettoyé se disait prêt à
l’ensemencer à condition de faire la cueillette annuellement. Entre
temps la pêche nous procurerait le poisson frais selon nos besoins.
Un objectif d’importance capitale pour le NURU était d’aider la
promotion de la femme. Sœur Jeannine Montour, de concert avec le
responsable de département de l’Agriculture de Tembwe, aidée du
personnel religieux et laïque de l’hôpital, organise un cours spécial
dont le but était de sortir les femmes de leur état d’ignorance en leur
montrant à lire, à écrire et à compter jusqu’au niveau de la quatrième
année élémentaire; à cuisiner, à manier l’aiguille. Afin que les nouveau-nés partent de l’hôpital avec un vêtement qui les protège, une
initiation à la couture prit place à l’Unité de maternité. Les jeunes
mamans confectionnaient elles-mêmes la jaquette et le bonnet de
leur bébé. À celles qui ne pouvaient se payer du neuf, on remettait
du tissu usagé, bon et propre : doublures de vêtements et ornements
d’Église au rebut. Par l’entremise du ministère de la Santé, on obtenait à bas prix des coupons de coton aux couleurs vives, provenant
directement de la filature.
NURU et son environnement servait aux démonstrateurs du
département de l’Agriculture, qui se chargeait d’enseigner aux
hommes du village la façon de bâtir leur aire familiale (au village).
En retour, ce Département enseignait aux femmes inscrites au cours
et à celles qui étaient hébergées à NURU, les techniques modernes et
efficaces des cultures maraîchères, et celles d’autres produits riches
en matières nutritives.
En décembre 1973, on a offert aux femmes de la région des cours
de sciences domestiques, répartis sur une période de neuf mois, au
rythme de deux après-midi par semaine. Le cours terminé, il était
loisible à ces femmes de se grouper en une sorte de club de perfectionnement. Elles se réunissaient alors une fois la semaine au NURU.
Entre les rencontres, elles travaillaient chez elles les pièces de couture
et d’artisanat de style africain quelles pouvaient vendre à volonté. En
1975, environ 45 femmes fréquentaient le club NURU.
Chapitre cinquième — 177
Dans sa lettre de Noël 1975 à ses parents et amis sœur Jeannine
Montour, tout enthousiaste et dévouée à son projet, en décrivant
les activités de NURU, écrivait ceci : « un poulailler bâti à la mode
des Angoni et entièrement fait de matériau local est notre dernière
acquisition ».
Le plan NURU était évidemment bien conçu. En fait de réalisations concrètes, il progressait, encouragé par PHAM, approuvé et
favorisé par les ministères de la Santé, de l’Agriculture, du Développement et Bien-Être Social. Il restait cependant beaucoup à accomplir, particulièrement dans l’amélioration du terrain à cultiver,
des potagers de familles hébergées; dans la restauration de l’étang;
dans le suivi à donner au village, un enseignement méthodique
des notions d’agriculture. C’est peut-être à ces exigences que sœur
Jeannine faisait allusion à la fin de sa lettre de Noël 1975, lorsqu’elle
écrivait : « Voilà en bref où nos efforts et notre temps sont passés.
L’hôpital n’a réduit aucune de ses activités. Guilleme est une place
mouvementée et nous ne sommes que trois Sœurs pour répondre à
toutes les exigences de tous les métiers. » Assurément, il y avait aussi
la très dévouée collaboration du personnel laïque de divers métiers et
professions; mais la responsabilité de l’administration, de l’organisation des soins infirmiers à l’hôpital et aux cliniques extérieures, ainsi
que la direction de l’œuvre de NURU, revenaient aux religieuses.
Et les trois religieuses étaient : Sœurs Anastazia Mzaza, directrice
et enseignante à l’école de Guilleme; Albertine Beaudoin, aide à
l’administration, au laboratoire, au soin des prématurés et Jeannine
Montour elle-même, directrice du nursing. Et qu’est-il advenu par
la suite, c’est-à-dire de 1976 à 1980 ? Comme il est d’usage que nos
Sœurs missionnaires bénéficient de congés de maladie, de repos ou
d’études, sœur Jeannine Montour revient au Canada en juin 1976.
Mais là, elle reçoit une nouvelle obédience : celle d’aller se dévouer
à notre Résidence d’Youville, au Cap-de-la-Madeleine (Québec). Et
elle ne retournera plus au Malawi.
La même année, sœur Albertine Beaudoin était transférée de
1’Hôpital de Guilleme au Sémiaire de Kachebere. Du trio, il ne
178 — Chapitre cinquième
restait que soeur Anastazia Mzaza qui devenait Supérieure de trois
sujettes : Soeur Aline Lavigne, excellente et généreuse infirmière, qui
passait de l’Hôpital de Ludzi à celui de Guilleme, pour y remplacer
sœur Jeannine Montour; sœur Agnès Eneya, enseignante; et sœur
Violetta Dault, cuisinière.
Dans ces nouvelles conditions de personnel et de possibilité
de rendement, on juge que ce qui était organisé à NURU suffisait
aux besoins du milieu, à ce temps là. On poursuit modestement,
selon ses moyens, l’œuvre du centre nutritionnel, sans toutefois en
augmenter l’envergure. Si, par la suite, NURU n’est pas devenu un
parfait village-modèle, il a été une courageuse entreprise pionnière
qui a porté son témoignage apostolique et social 176.
L’accueil des orphelins
Après avoir parlé du service hospitalier des missionnaires de
l’Afrique Centrale, nous ne pouvons taire une autre œuvre de
secours charitable qu’elles ont poursuivie de 1946 à 1980 : l’accueil
et le soin des orphelins. Et comme les débuts de cette œuvre ne sont
pas relatés dans Mère Bruyère et son œuvre Les Sœurs grises de la croix
d’Ottawa 177, rappelons les circonstances qui ont amené les premières
jeunes orphelines à Guilleme et à Ludzi.
Rappelons que notre mission de Guilleme a été fondée au printemps de 1946, et celle de Ludzi, à l’automne de 1949. Or, voici
comment débute la chronique du 8 août 1946, à Guilleme : « Divine
Providence, vous êtes la mère des orphelins 178 ». Un fait de plus le
prouve aujourd’hui. Nous transcrivons ces pages telles quelles, afin
de ne rien leur enlever de la vive impression qu’elles produisent :
« Après le dîner, le 8 août 1946, nous sortons dans la cour, quand un
groupe de femmes attire notre attention. C’est la cuisinière des Sisters
qui tient dans ses bras une petite enfant de deux ans et demi, rachitique,
176Entretien de soeur Aline Lavigne qui a succédé à sœur Jeannine Montour.
177Paul-Émile, Mère Bruyère…, op. cit.
178Invocations à la Divine Providence.
Chapitre cinquième — 179
nue comme un ver, n’ayant qu’une corde sale autour du cou, enveloppée dans une sale guenille et paraissant très malade. On lui demande
qui est cette enfant : c’est sa petite nièce. Aussitôt, Sœur Marie-Jacques
reconnaît ce bébé car son petit frère de dix ans qui se tenait non loin de
là, en ce moment, avait l’habitude depuis quelque temps de venir au
dispensaire pour la faire soigner. Sœur Marie-Jacques, prise de pitié
pour cette petite, regardant son petit frère, pour rire, lui demande :
« Tu ne me la donnes pas, ta petite sœur ? » Elle avait à peine fini que le
petit de s’écrier : « Oh ! oui », en se sauvant et la laissant là. Nous ne le
revoyons pas le reste de la journée. Ma Sœur Marie-Jacques s’empresse
de donner à l’enfant les soins nécessaires et constate qu’elle fait 1040 de
température. La pyorrhée a rendu ses gencives en décomposition. Toutes
ses dents branlent et de purulents ulcères infectent cette pauvre petite
bouche. Il n’est donc pas surprenant qu’elle pleurait du soir au matin
et du matin au soir. De plus, cette pauvre enfant était orpheline de
mère depuis l’âge de deux mois et abandonnée par son père, parti aux
mines. Elle n’avait pour tout soutien que son petit frère de dix ans qui la
portait continuellement sur son dos. Il n’avait aucune nourriture à lui
donner, excepté un peu de lait qu’une femme de son village lui offrait
de temps en temps. Pour lui-même, pareillement, il attrapait ce qu’il
pouvait trouver autour des huttes d’indigènes. Ces enfants mouraient
de faim, surtout Bénita, la petite fille.
Ce jour-là, Sœur Marie-Jacques resta perplexe. Que faire de cette
enfant ? Devons-nous la garder ? Ce n’était pas humain de la laisser
ainsi mourir. Après l’avoir lavée et enveloppée dans une chaude couverture elle va voir le Père Supérieur pour lui demander conseil. Celui-ci de
répondre que ce serait une bien grande charité de la garder, puisqu’elle
était abandonnée. En plus, son père ne pourrait nous l’enlever, car
quand la mère meurt, les enfants appartiennent non plus au père, mais
aux parents de la mère. Dans ce cas-ci, aucun d’eux ne pouvait venir
la réclamer, car tous l’avaient abandonnée. Nous décidons donc de la
garder et d’écrire tout de suite à la Supérieure générale.
Le lendemain, Taolino, le petit frère de Bénita, vient la voir. Celle-ci
en l’apercevant se met à pleurer et veut s’en aller avec lui. Elle pleure et
180 — Chapitre cinquième
crie : « Mama ine » – Ma maman ». C’était bien en réalité sa petite maman de toujours puisqu’il la portait continuellement sur son dos, même
pour venir à l’école. Nous lui demandons : « Veux-tu la ravoir, ta petite
sœur ? – Oh ! non, répond-il, mon dos fait trop mal ». Et, il se sauve en
courant. Quelques instants après, les femmes de cour nous apprennent
la suite de cette tragique histoire. Remarquant que Taolino a une large
cicatrice sur la joue gauche, nous en demandons la raison. Voici ce qui
est arrivé. Il y a à peine un mois, Taolino, découragé d’entendre pleurer
sa petite sœur sans cesse, décida d’en finir avec cette vie de misère. Il se
mit une corde au cou, monta dans un arbre et voulut se pendre, toujours avec la petite sœur sur son dos. Heureusement qu’il rata son coup
et que les voisins se portèrent à son secours. Nous comprenons pourquoi
maintenant il était si empressé de nous la laisser.
Un noir s’amène au dispensaire le 20 août 1946. Il veut absolument
voir Bénita, se disant son père. Nous la lui amenons, parée de sa plus
belle petite robe. En la voyant, les larmes lui montent aux yeux. Il se
met à frapper des mains et ne cesse de nous, remercier d’avoir eu pitié
de son enfant. Il veut la prendre dans ses bras et l’embrasser. La scène
est réellement touchante. La petite, abandonnée si jeune, ne semble pas
reconnaître son père. En la quittant, il lui met 5 pence dans la main. Il
nous exprime encore une fois sa plus vive reconnaissance et nous promet de nous donner son adresse dès qu’il sera rendu à Johannesburg,
afin que nous puissions lui donner des nouvelles de son enfant.
Voilà le commencement d’un orphelinat pour très jeunes enfants.
Quant à Taolino, il fut placé chez les Pères Blancs d’Afrique 179 ».
À Ludzi, deux des trois fondatrices : sœur Marie-Marguerite
(Germaine Boulay) et sœur Marie-Mastaï (Émérilda Lafond),
étaient arrivées le 8 septembre 1949. Sœur Marie-Jacques (Albertine Brisson) quitta Guilleme pour venir les rejoindre en octobre.
Elle aménage alors son petit dispensaire qui vient tout juste d’être
construit, et va jusqu’au village visiter les malades.
179Chroniques : Guilleme – Nyassa, 1946, 8 et 20 août, p. 36-37. Témoignage de soeur Dorine
Desjardins (Claire-du-Sacré-Coeur); Album-photos, p. 8.
Chapitre cinquième — 181
Or, un jour de janvier 1950, un homme en bicyclette s’amène
au dispensaire avec, une fillette nouveau-née sur le dos. L’une de ses
épouses, celle qu’il préfère, est morte en donnant naissance à cette
enfant qu’il veut sauver en la donnant aux Sœurs. Après consultation
auprès des Pères qui connaissent la mentalité indigène, les Sœurs
acceptent le don du bébé. Sœur Marie-Jacques prend soin de lui dans
sa propre chambre. Il faut aller à Port-Jameson pour trouver une
nourriture de bébé, car il n’y a pas de vaches à Ludzi. Notre trésor
est baptisée Lucia, du nom d’une parente, madame Lucia ThinéyéMonty, bienfaitrice canadienne qui assurera le secours matériel à la
fillette.
Ce fait et celui de Bénita évoquent étrangement le début de
l’orphelinat de Mère Bruyère en 1845-1850. On dirait que les Sœurs
de l’Afrique Centrale célèbrent, non par un spectacle artistique mais
par un rapprochement de faits réels, le centenaire de l’accueil des
premiers orphelins par Mère Bruyère, dans sa petite maison de la
rue Saint-Patrice à Bytown. On le voit bien par ces lignes écrites de sa
main à la Supérieure des Sœurs grises de Montréal, Mère Elizabeth
McMullen :
Aujourd’hui aussi, un riche protestant a trouvé sur sa
terre un enfant de deux ans au milieu de ses champs
avec les cochons et les vaches; ce monsieur a demandé à
M. Bareille de nous demander de recevoir ce misérable
enfant dont le père est protestant, la mère catholique,
laquelle est partie avec un méchant homme pour les
États. M. Bareille lui a dit que nous n’avions pas le
moyen de nous charger de cet enfant mais notre Père lui
a fait dire de nous l’envoyer, qu’il n’avait pas le temps de
venir consulter mais qu’il savait très bien que nous partagerions notre pain avec cet orphelin. (Il s’agit de M.
Hamnett Pinhey qui a trouvé une enfant abandonnée
du nom de Mary Jordan) 180.
180ASCO, Lettre à Mère Élizabeth McMullen, 26 mai 1845; Jeanne d’Arc Lortie, sco, Lettres…
vol.1, p. 151
182 — Chapitre cinquième
Extrait d’une autre lettre à Mère Élizabeth McMullen, en octobre
suivant :
Ma Sœur Saint-Joseph est toujours la même (...) Elle
a trois nouveaux orphelins à habiller : un petit garçon
de cinq ans avec sa petite sœur qui en a six. Ils ont été
trouvés dans la nuit du 10 octobre. Ces pauvres petits
étaient assis dans la boue, grelottant de froid et n’ayant
rien mangé de la journée. Leur mère, femme adonnée à
la boisson, s’était paraît-il, embarquée pour Kingston, et
le père les avait aussi abandonnés, de sorte que ces petits
malheureux étaient sans asile. Ils furent amenés à notre
Père qui nous en fit don. La troisième est une petite
émigrée. (Il s’agit de James et Jane Ryan, et de Margaret
Kenny) 181
L’histoire se répète; la même charité se poursuit à Guilleme et à
Ludzi. Là où sœur Marie-Jacques est appelée à vivre, là se transporte
la famille des orphelins. La liste serait bien longue de tous les actes
de charité de sœur Marie-Jacques et de ses aides-missionnaires. La
Providence, « mère des orphelins », s’incarne, pour ainsi dire, dans
des femmes charitables. Sœur Marie-Jacques fut une véritable mère
pour les jeunes enfants qu’elle a accueillis; elle en a suivi plusieurs
dans la vie, qui ont fondé plus tard des foyers chrétiens et qui se
souviennent avec reconnaissance de Amai Yacobe. Un album souvenir conserve plusieurs photos d’orphelins. L’une de ces photos
nous présente le premier groupe : ils sont douze. On y voit Benita, la
première accueillie; à ce temps, elle paraît avoir cinq ou six ans. Il y a
aussi Luciano Phiri, qui semble ne pas avoir deux ans.
Un jour, cet enfant est arrivé avec sa sœur, Azelina, âgée de seize
ans. Ils ont perdu leur mère. Azelina n’a aucune instruction, l’école
étant trop éloignée de son village. Acceptée par les Sœurs, elle commence alors à fréquenter l’école de la mission tout en s’occupant
de son jeune frère. Elle devint plus tard l’une de nos premières reli181Ibid., p. 197-198, 17 oct. 1845.
Chapitre cinquième — 183
gieuses du Malawi. Il y a aussi Fabiana, qui peut être âgée de six ou
sept ans. Plus tard, Fabiana est devenue religieuse Clarisse, à Lilongwe.
Sœur Marie-Jacques a été l’initiatrice de l’œuvre de l’orphelinat,
la grande porteuse du charisme de tendresse maternelle. Et on peut
ajouter qu’à Guilleme et à Ludzi, Sœurs Claire-du-Sacré-Coeur
(Dorine Desjardins) 182, Marie-Marguerite (Germaine Boulay),
Pierre-Paul (Jacqueline Deslauriers), Françoise-Madeleine (Madeleine Lavoie) et Sainte-Émérence (Aline Lavigne) ont été avec elle
d’admirables pionnières; elles aussi ont été au même titre, sinon au
même rang, des mères d’orphelins.
Le groupe des orphelins comptait ordinairement environ dix
ou douze enfants, les arrivants prenant la place de ceux pour qui
on trouvait des parents adoptifs. À l’occasion du 25e anniversaire
de fondation de nos missions de l’Afrique Centrale, les Chroniques
inscrivent dans un tableau statistique que, de 1946 à 1971, nos Sœurs
ont protégés 220 orphelins. 183
En 1979-1980, le Service Social étant établi au Malawi, les derniers orphelins furent placés dans des familles par les soins de ce
Service. Les Chroniques de 1979 notent que Richardi, l’aîné des
orphelins, part pour son nouveau foyer aujourd’hui (4 mai). Il est
adopté par madame Magdalena Banda. Son compagnon, Joseph,
nous quittera lundi pour Blantyre, où il sera adopté par un couple
sans enfants. 184
À ce temps-là, nos missionnaires demandèrent à l’évêque du
lieu s’il était à propos de recruter une Sœur canadienne dans le but
de maintenir l’accueil des orphelins. À leur surprise, elles apprirent
alors que l’évêque n’avait jamais été en faveur de ce nouvel apostolat.
« Que la volonté de Dieu soit faite », dit la chroniqueuse. L’orphelinat
de Guilleme-Ludzi était sous le patronage de saint Joseph, comme
182Nécrologie no 1618, volume 15 : Sœur Claire-du-Sacré-Cœur (Lorraine Desjardins), no de
profession +1731, née en 1907, profession 1931, décédée 2000. Elle arrive à Paray (Lesotho)
en 1933, comme infirmière licenciée. Puis, au Nyassaland (Malawi) de 1946 à 1959.
183ASCO, Chroniques : Ludzi, pro-province House and Scholasticate, mars 1971, p.16
184Ibid., 4 mai, 1979..
184 — Chapitre cinquième
celui de Mère Bruyère à Ottawa. Or, ce fut à la fête de saint Joseph,
le 19 mars 1980, que cet orphelinat sera fermé définitivement. Les
religieuses passaient leur responsabilité aux travailleurs sociaux du
pays. Saint Joseph donnait-il ce jour-là à nos « mères d’orphelins », le
signe de la volonté de Dieu ? 185
À Mohanshya
En Zambie, à Mpanshya, 1’hôpital Saint-Luc connaît des revers
après une période de progrès.
D’abord simple dispensaire dans la montagne, ouvert par les
Frères Hospitaliers de Saint-Jean-de-Dieu dans les années 50, SaintLuc était devenu un hôpital moderne de 60 lits, fort bien aménagé
aux points de vue médical et scientifique, avec résidence pour le
personnel infirmier, érigé aux frais du gouvernement central de la
Zambie. Cet hôpital fut d’abord confié à un médecin polonais assisté
de deux infirmières licenciées venues d’Irlande.
À l’automne de 1965, à la demande de l’archevêque de Lusaka,
gr
M Adam Kozlowiecki, notre Congrégation avait accepté d’en faire
assumer la direction par nos missionnaires et, en 1966, elle y envoya
une infirmière dûment qualifiée pour en prendre charge : Sœur Barbara Aumell 186. En plus du personnel infirmier laïc en fonction, sœur
Aumell était assistée d’une infirmière religieuse, sœur Françoise
Gagnon, et d’une Africaine, sœur Euphrasia Cauwa. En 1967, une
nouvelle infirmière canadienne s’amena : sœur Thérèse Legendre.
Sœur Gagnon, ainsi que trois autres canadiennes venues les unes
après les autres ne purent s’adapter, soit au pays, soit à l’œuvre à
tenir, de sorte qu’en 1973, la communauté n’était encore que de trois
membres : Sœurs Aumell et Legendre, et une compagne africaine,
sœur Azelina Likisho Phiri. 187
Avec les années et grâce aux subventions du gouvernement,
l’Hôpital Saint-Luc compta 72 lits, ce qui était insuffisant, car on
185Ibid., 19 mars, 1980.
186ASCO, p. 367.
187Liste des nominations, 1967-1973.
Chapitre cinquième — 185
admettait les patients jusqu’à la centaine; et quand il n’y avait plus
de place, on installait les derniers venus sur des nattes à côté des
lits occupés. C’était un hôpital catholique; mais des gens de toutes
confessions religieuses y étaient accueillis. Opérations d’urgence
et césariennes étaient pratiquées à l’hôpital même; les cas difficiles
étaient référés à l’Hôpital de Lusaka, à 110 milles de Mpanshya 188.
L’ensemble des bâtiments comprenait l’hôpital proprement dit, une
« maison des pauvres », des résidences pour le personnel infirmier et
les employés, ainsi que le couvent.
Saint-Luc était aussi un hôpital de dépannages pour ainsi dire,
en raison des nombreux accidents qui survenaient le long de la route
qui y passait, route sinueuse bordée d’escarpements très dangereux
à la tombée de la nuit, et que les gens avaient surnommée The Hell
Run. Souvent, entre dix heures du soir et deux heures du matin, un
klaxon d’autobus retentissait sans arrêt, faisant écho dans la jungle
endormie. Qui pouvait l’entendre en connaissait la cause et savait ce
que l’autobus nous amenait. Alors, on mettait en fonction le dynamo
d’électricité et vite médecin, infirmières aides, techniciens de laboratoire et de radiologie accouraient à l’hôpital, et ce personnel faisait
face à une cinquantaine de blessés en pleurs, en douleur, en émoi.
Quel spectacle ! Et cela arrivait souvent.
Sœurs Barbara Aumell et Thérèse Legendre ont vaqué généreusement et avec beaucoup de savoir-faire aux soins infirmiers de
cet hôpital. Le Docteur Kenneth Rankin, chirurgien orthopédiste
à l’Hôpital Universitaire de Lusaka, venait pour les interventions
chirurgicales. Il opérait souvent des enfants souffrant de poliomyélite et voyait à ce qu’ils soient munis de béquilles, de bottines ou
prothèses spéciales selon les cas. 189
188Notes de sœur Mariette Séguin.
189Notes de sœur Mariette Séguin, cahier, p. 19-20
186 — Chapitre cinquième
La maison des pauvres
Un nombre imposant d’enfants atteints de polio ont trouvé logis,
nourriture et soins à la « maison des pauvres » faisant partie du campus, sous l’œil maternel d’une Sœur de la charité d’Ottawa, sœur
Albertine Beaudoin, et d’une dame africaine qui demeurait continuellement avec eux. On gardait là aussi des handicapés adultes, des
malades incurables, même des lépreux. Sœur Mariette Séguin nous
a laissé comme un tableau instantané de ce refuge émouvant où une
plaque apposée au mur de façade témoigne encore du zèle qui s’y est
déployé.
« Vous entrez. Vous vous trouvez comme dans un atelier. Vous
apercevez, suspendue près du crucifix, l’image de Mère d’Youville qui
regarde avec amour ses protégés. Un lépreux, M. Knife, avec ses moignons usés, fabrique de magnifiques paniers en jonc, des œuvres d’art,
quoi. Assise non loin de lui, une aveugle s’adonne au même travail. De
l’autre côté, quelques jeunes gens, abîmés par les ravages de la polio,
cousent habilement à une machine manuelle, qui des vêtements à réparer pour l’hôpital, qui du linge à vendre. Que de jeunes handicapés ont
reçu ici une aide médicale secourable, ont appris un métier. Ils oublient
leur infirmité car ils l’ont dépassée, et ils travaillent dans la joie, une
joie communicative qui fuse de partout. Ils demandent si peu à la vie;
que leur importe le lendemain ? Aujourd’hui se suffit, à lui-même. Ils
ont une mère en qui ils mettent leur confiance sans pouvoir toujours
la nommer : c’est la Mère Providence... Et les mains, et le cœur de cette
Providence, ce sont les personnes compatissantes qui les entourent de
leur sollicitude ». 190
Les cliniques de brousse
Parlons maintenant des cliniques de brousse. Le but de ce service
médical est de secourir les malades très éloignés des centres médicaux organisés. Huit cliniques ont été ouvertes par les pionnières de
190Notes de sœur Mariette Séguin, cahier, p. 24-25.
Chapitre cinquième — 187
l’heure, sœurs Barbara Aumell et Thérèse Legendre : cliniques prénatales et cliniques d’enfants. Des infirmières anglaises, irlandaises,
hollandaises collaboraient avec les Sœurs pour maintenir ce service.
Une Canadienne, Louise Ringuette, s’y est vaillamment dévouée en
l’année 1967-1968.
On se rend une fois le mois à ces cliniques. C’est à Lukenipa, à
15 milles de Mpanshya; à Luangwa, à 40 milles; à Chenyunyu, à 60
milles; à Chimsanya, à Shikabeta, à Chipeketi, dont on n’a pas la distance exacte, mais qui sont éloignées; à Mboshya et Chomba que l’on
atteint après trois heures de trajet en jeep. Décrivons la r­ andonnée
vers ces deux dernières : On se met en route à trois heures de la nuit
dans la montagne, par un chemin ardu, rocailleux, tortueux. La
faune fait partie du décor : il n’est pas rare qu’à la lueur des phares de
l’auto, un léopard nous salue au passage. Les porcs-épiques peuvent
aussi nous lancer des aiguilles longues comme des crayons, et un lion
courir après la jeep. Vers six heures du matin, on arrive à un point de
la rivière Luangwa qu’il faut traverser pour se rendre à Mboshya. Les
passagers se sentent quelque peu exténués; on s’installe pour déjeuner, en silence : pourquoi donc ? C’est que ce cours d’eau abonde
d’hippopotames et de crocodiles. Déjà où la pirogue doit passer,
on voit le dos de plusieurs hippopotames. Notre conducteur lance
habilement des cailloux pour éloigner les bêtes, car elles aiment à
faire chavirer les embarcations : l’histoire en fournit des preuves.
Gare aux mains qui touchent l’eau ! Ce serait un appât pour le roi
de ces eaux profondes : le crocodile. Avec une seule rame, debout,
l’Africain maintient son équilibre et fait avancer la pirogue, laquelle
est un tronc d’arbre creusé. À genoux, la Sœur de la charité et son
aide espèrent traverser sans entraves. Que d’avés récités pendant la
traversée ! On arrive. La descente se fait en dix minutes. De l’autre
côté, d’où nous sommes partis, la jeep est encore là, avec son chauffeur, M. Sopo, soeur Azelina Phiri et une aide qui nous ont regardés
traverser. Eux, ils se rendent à Chomba pour une clinique d’enfants.
Pour nous qui nous rendons à Mboshya, c’est une marche à pied de 4
à 5 milles qui commence. Il est environ 7 h 30. Nous suivons un sen188 — Chapitre cinquième
tier où l’on peut percevoir des traces d’éléphants, où des chasseurs
habiles peuvent distinguer celles d’un lion ou d’un léopard. Nombre
de mouches tsé-tsé tournoient autour de nous, nous piquent comme
des guêpes et se régalent de notre sang.
Bientôt on fait halte à une longue bananerie. Et voilà un autre
cours d’eau qu’il faut traverser, non en pirogue ni à pied sec, mais
à pied fort car l’eau nous monte parfois jusqu’à la taille. Plusieurs
mères portant leurs enfants nous accompagnent en direction de la
clinique. C’est une sécurité pour nous, car certaines d’entre elles
pourraient détecter le crocodile si appréhendé et qui s’y trouve en
nombre. C’est toujours un risque que d’entreprendre cette traversée.
Enfin, on arrive; nos malades nous attendent, réconfortés de nous
voir. Toute la journée, nous essayons de trouver « leurs bobos »;
nous leur donnons soins, remèdes et conseils, en pensant au Jésus
de l’Évangile qui parcourait le chemin des pauvres et guérissait les
malades.
Vers 16 heures, il nous faut nous retrouver sur la rive de la Luangwa. De l’autre côté, l’équipe de Chomba doit nous attendre, ou nous
l’attendrons. Elle surveillera notre traversée de retour. Cette traversée devant témoins, c’est un pacte entre nous, car le pire peut arriver :
la pirogue est légère et les crocodiles sont de patients guetteurs de
proies. La jeep reprend le chemin de Mpanshya, pleine à craquer, car
nous ramenons des malades avec nous. La randonnée en valait bien
la peine. La Providence qui a pris soin de nous là-bas, nous accueille
à Saint-Luc, à 20 heures... et nous fait goûter la joie d’avoir secouru
les petits du Seigneur. Quelle charité-compatissante !
Un hôpital achalandé, cliniques de brousse, aide aux handicapés,
voilà ce que fut la caractéristique très vivante de l’Hôpital SaintLuc. Ce fut comme une réplique du service des pauvres de Mère
d’Youville, et de Mère Bruyère, une facette du travail apostolique des
Sœurs de la charité d’Ottawa, dans les années 1966-1978.
On soignait les corps mais on ne délaissait pas les âmes à
Mpanshya. Signalons la très grande contribution pastorale de sœur
Seraphina Banda, particulièrement dans la préparation des catéChapitre cinquième — 189
chumènes au baptême. Une boîte, de revues catholiques, de livres
sur différents aspects de la foi était à la disposition des patients.
Habituellement, au cours de la semaine, le Père missionnaire disait
la messe à l’hôpital, surtout le samedi quand l’horaire de la liturgie
paroissiale le permettait. Et quand, le dimanche, il était parti aux
succursales pour y célébrer l’eucharistie, visiter malades et bien
portants, sœur Séraphina animait une célébration de la Parole à la
mission. Que de choses édifiantes accomplies dans la simplicité et
la pure charité ! Seul le Maître les a vues et bénies ! Que tout ce bien
demeure sa gloire ! 191
Les revers
Au début de ces paragraphes sur l’évolution de Saint-Luc de Mpanshya, nous avons parlé de revers. C’est que, soudainement, à la fin de
l’année 1973, nos deux missionnaires canadiennes se trouvant dans
une impasse, demandèrent et obtinrent permission de retourner au
Canada. 192 Ce départ subit posa à l’autorité majeure le problème, soit
de retirer la communauté de l’Hôpital Saint-Luc, soit d’y renouveler le personnel. Devant la difficulté de trouver la relève suffisante,
Mère Générale a exposé le cas au nouvel archevêque Mgr Milingo, en
février 1974, et lui a exprimé son intention de retirer les Sœurs de
l’hôpital dont il pourrait transférer la direction à une autre congrégation. 193
Mgr Milingo a été très déçu; et en attendant qu’une nouvelle
congrégation soit trouvée la Direction pro-provinciale a reconstitué d’urgence une communauté provisoire. Au printemps de 1975,
Mère Marcelle Gauthier délègue deux assistantes générales en visite
canonique en Afrique Central : Sœurs Cécile Caron et Cécile Paradis.
Celles-ci visitent toutes les maisons de la région; elles étudient spé-
191Notes de sœur Mariette Séguin, cahier bleu, p. 22-26
192ASCO, Procès-verbal, 93-51, p. 275-276
193ASCO, Procès-verbal, 74-8, p. 3-4; 74-10, p.3
190 — Chapitre cinquième
cialement la situation de l’Hôpital Saint-Luc dont elles rapportent
une vision positive. Voici un résumé de leur rapport :
Nous avons trouvé là une communauté locale de six
Sœurs dont la Supérieure est une Africaine : Sœur
Azelina Likisho. Avec elle et nos deux infirmières canadienne : Sœurs Thérèse Duclos et Mariette Séguin, trois
autres Africaines composent cette communauté sœurs
Seraphina Wiscoti Banda, Lucencia Kùtwi et Anna
Maria Banda. La situation nouvelle est favorable à la vie
religieuse, favorable aussi au triple apostolat du milieu :
celui de l’Hôpital, celui de la maison des pauvres où le
charisme de compassion se manifeste de façon émouvante, et celui d’un service de pastorale exercé par sœur
Azelina dans les neuf postes qu’elle visite. Il y a une
bonne vie de prière, un climat fraternel, de l’ouverture,
de l’entraide. Tout en faisant effort pour maintenir le
personnel requis, nous pouvons compter, en Zambie,
sur une association qui s’occupe de recruter des aides
­qualifiées. On peut prévoir que l’État prenne un jour
l’hôpital; mais cela se fera par la force des choses et,
alors, on ne laissera pas les gens dans la misère comme
on le ferait présentement, si les Sœurs quittaient les
lieux. Actuellement, elles sont disponibles, mais dans
l’alternative qui se prolonge : celle de quitter Mpanshya
ou d’y demeurer, elles entretiennent une certaine inquiétude qu’une décision du Conseil général apaiserait. 194
Après réflexion, échange et prière, le Conseil général a décidé de
maintenir notre service apostolique à l’Hôpital Saint-Luc, jusqu’à ce
que la Providence lui indique autre chose. 195 Et les Sœurs tiennent le
coup pendant trois autres années.
194ASCO, Rapport des visitatrices, printemps 1975.
195ASCO, Procès-verbal, 75-23, p. 68-69.
Chapitre cinquième — 191
En 1978, cinq Africaines et une infirmière canadienne, sœur
Mariette Séguin, avaient ouvert à cet hôpital de 65 lits où l’on accueille parfois jusqu’à 100 patients, en disposant matelas, oreillers et
couvertures sur le plancher. Lourde est la tâche; toutefois, nos Sœurs
jouissent de la sécurité d’avoir un médecin résidant à 1’hôpital; et s’il
vient à s’absenter, une religieuse médecin vient de Katondwe visiter
les malades, en tournée organisée ou sur appel.
Cette année-là, Mgr Milingo ayant trouvé une autre congrégation
pour prendre charge de l’Hôpital Saint-Luc : les Sœurs de SaintCharles Borromée, le Conseil pro-provincial renouvelle sa demande
à la Direction générale de retirer notre communauté de Mpanshya.
Tout en reconnaissant l’admirable dévouement avec lequel les Sœurs
avaient maintenu l’œuvre hospitalière de Saint-Luc, l’autorité majeure consent à ce retrait. 196
Une congrégation d’origine polonaise, les Sœurs de SaintCharles Borromée, a pris la relève des Sœurs de la charité d’Ottawa
à l’Hôpital Saint-Luc, avec sœur Ferreria comme responsable. Sœur
Ferreria connaissait déjà les Sœurs de la charité et leur œuvre, car elle
était venue à Mpanshya en 1972 pour s’initier aux soins des lépreux,
en vue de se dévouer à une léproserie à Liteta. 197 Les Sœurs de SaintCharles Borromée ont tenu à garder l’image de Mère d’Youville
dans la maison des pauvres, et elles auraient dit à nos Sœurs : « Vous
reviendrez ici, un jour, reprendre votre mission ». Était-ce une parole
de consolation ? Était-ce une prophétie ? 198 L’avenir le dira. Ceci n’a
pas été écrit, mais c’était un témoignage de l’une de nos missionnaires de ce temps-là, témoignage qui nous revient à la mémoire
alors que nous rapportons les faits.
Ainsi se tourne notre page d’histoire missionnaire à Mpanshya;
mais elle est inscrite à jamais à l’ordinateur célestes, et le Doigt de la
Providence en rappellera les données ou en commandera la suite, selon le va-et-vient de l’Esprit-Saint dans la grande Histoire de l’Église.
196ASCO, Procès-verbal, 78-9, p. 26-27
197Notes de sœur Mariette Séguin, cahier, p. 20-26
198Propos exprimés à sœur Marie-de-la-Charité, secrétaire générale de 1974 à 1980.
192 — Chapitre cinquième
L’espérance dans l’avenir (Transfert du Noviciat)
À la fin de la période 1968-1980, nous constatons que le champ
d’activité missionnaire de des Sœurs s’est rétréci en Afrique centrale.
Au Malawi, elles ont quitté Lilongwe à cause des grandes difficultés
du service de pastorale; le Service social étant établi, les derniers
orphelins accueillis à Ludzi ont été placés dans des familles par les
soins de ce Service. En Zambie, les Sœurs ont passé à d’autres apôtres
les trois belles missions de Kasiya, de Monze et Mpanshya. Ces cinq
missions représentaient tous les aspects de notre apostolat communautaire : l’éducation des enfants à l’école, l’éducation de la foi des
adultes dans la pastorale, le soin des malades, l’accueil des pauvres,
particulièrement des orphelins et des handicapés.
Pour bien situer les faits, rappelons qu’en ces années les Sœurs
subissaient avec nous toutes, avec l’Église, la bourrasque spirituelle
qui a suivi le Concile Vatican II. Les missionnaires venant du Canada
ou des États-Unis se relayaient de moins en moins à cause des
départs de plusieurs religieuses qui se sont sécularisées. En Afrique
centrale, depuis la dernière profession, en 1973, le Noviciat de Ludzi
était vide. De plus, les dissensions politiques, les troubles qui ont
précédé l’indépendance du Malawi et celle de la Zambie, en 1964, de
même que les difficultés gouvernementales qui ont suivi, ont semé
l’inquiétude, l’angoisse et l’insécurité dans toute l’Afrique centrale.
Des événements pénibles n’ont guère favorisé les vocations religieuses et sacerdotales. Dans le plus fort de la tempête, les autorités
civiles en sont venues à décider que les religieuses zambiennes vivant
au Malawi devaient retourner dans leur pays d’origine, y compris les
contemplatives (Clarisses) de Lilongwe. Il en était de même du côté
de la Zambie. 199
Bien que profondément affectées par ces situations dramatiques,
les sœurs gardèrent l’espérance de se revivifier, d’intensifier leur
œuvre d’évangélisation quand apparaîtraient les bons fruits du
Concile et la paix entre les deux pays. Dans les vues de la Providence,
199Notes de sœur Gisèle Lépine.
Chapitre cinquième — 193
cette période de désert était peut-être un temps de germination de
nouvelles vocations religieuses africaines. C’est Dieu qui appelle à
« son heure »; mais nous avons le devoir de correspondre à son initiative, puisqu’il veut bien agir par nous et à travers nos moyens. Quel
moyen les missionnaires lui offriraient-elles ?
Constatant d’une part qu’il ne nous restait qu’un couvent et
une œuvre en Zambie : le Couvent Saint-Paul et l’École secondaire
Sainte-Monique, et, d’autre part, qu’un état d’insécurités persistait chez les Sœurs zambiennes, elles furent inspirées d’établir une
nouvelle maison en Zambie, maison qui devait servir de couvent
et, éventuellement, de maison de formation. En 1976, la Direction
pro-provinciale expose ce projet à la Direction générale, et demande
l’autorisation d’entreprendre des démarches en vue de le réaliser
concrètement, ce qui impliquait la construction d’une maison
aux frais de notre Congrégation. La Direction générale accepte en
principe le projet, et permet d’entreprendre les démarches préliminaires. 200
Deux ans plus tard, soit au cours de 1978, les ententes étant
conclues entre la Congrégation et l’évêque de Chipata, Mgr Medardo
Mazombwe, la décision étant portée de bâtir la maison sur le terrain
du diocèse, non loin de l’École Sainte-Monique; la permission étant
obtenue du gouvernement de la Zambie de recevoir des aspirantes
malawiennes à la maison de formation de Chipata; les plans de la
maison ayant été préparés, présentés, remaniés et approuvés; la
construction a été entreprise sous l’habile direction du Frère Henry
Renevey, pb, pour être achevée en octobre 1979.
Dès le mois de juin 1978, le Conseil général avait nommé une
directrice de formation : Sœur Lorraine Desjardins, professeur à
l’École secondaire Sainte-Monique. 201 Sœur Lorraine pouvait alors
faire connaître sa nouvelle fonction et ménager des rencontres avec
des jeunes filles désireuses de s’éclairer sur l’état de vie religieuse.
200ASCO, Procès-verbal, 76-38, 30 août, p. 102.
201ASCO, Procès-verbal, 78-20, 26 juin 1978, p.59.
194 — Chapitre cinquième
Le Noviciat s’ouvre en janvier 1980, sous le nom de Couvent Élisabeth-Bruyère. 202 Ce n’est pas un second noviciat, mais le transfert
de celui de Ludzi à Chipata. Sœur Lorraine Desjardins entre alors en
fonction et reçoit trois aspirantes : Évelyn Lungu, de Lusaka en Zambie, et deux autres du Malawi : Victoria Mandere et Tomaida Magodi.
En février, Son Excellence Mgr Medardo Mazombwe, évêque de
Chipata, vient célébrer l’Eucharistie dans la chapelle et prononce des
paroles bien encourageantes pour l’avenir de notre Congrégation
en Zambie. Le 25 mars, la bénédiction solennelle du Noviciat a lieu
dans une cérémonie simple et imposante. Les postulantes accompagnent l’évêque, l’une portant le bénitier; la deuxième, le goupillon;
et la troisième, un cierge allumé. 203
En octobre 1980, les deux dernières novices de Ludzi, sœurs
Lucencia Kutvi et Anna Maria Banda, prononcent leurs voeux perpétuels. Leur cœur est tout à la joie de connaître les nouvelles recrues
et d’apprendre que d’autres se préparent. 204
L’espérance des missionnaires n’est pas déçue...
Le désert est passé
Pour résumer la situation, en 1952, six ans après sa fondation,
notre mission de Guilleme, Malawi 205, recevait ses trois premières
aspirantes à la vie religieuse. Comme le couvent n’était pas encore
propice à l’établissement d’un noviciat, ces aspirantes vécurent leurs
deux années de formation au Noviciat de Pontmain, au Lesotho 206;
et c’est là qu’elles prononçaient leurs vœux de religion, le 16 juin
1954. C’étaient : Sœur d’Youville (Anastazia Mzaza – 2745), sœur
Bruyère (Seraphina Wiskoti Banda – 2746) et sœur Sainte-Thérèsede-­l’Enfant-Jésus (Azelina Likisho – 2747).
202ASCO, Procès-verbal, 79-41, 79-42, p. 143, 145.
203ASCO, Chroniques, Chipata, noviciate Élizabeth-Bruyère.
204Notes de sœur Mariette Séguin, p. 18.
205Appelé alors Nyasyland
206Appelé alors Basutoland
Chapitre cinquième — 195
De 1954 à 1980, 36 autres malawiennes et zambiennes les suivirent au Noviciat du Malawi et y ont fait profession religieuse. Cela
ne veut pas dire qu’elles étaient 39 en 1980. Plus de la moitié avaient
quitté la vie religieuse, soit au cours de leur noviciat ou de leur scolasticat, soit après leur profession perpétuelle. Cette proportion p
­ araît
étonnante, mais il est éclairant de rappeler qu’en ces années-là, toute
l’Église, et particulièrement les communautés religieuses, ont été
fortement ébranlées par la crise d’après Concile Vatican II. Plusieurs
religieuses à vœux perpétuels se sont sécularisées, au Canada et aux
États-Unis, au cours de 1968-1980. Les noyaux en pays lointains
n’ont pas échappé à l’épreuve. Plusieurs religieuses africaines ont
aussi été sécularisées en Afrique Centrale, en cette période.
D’après les listes de nominations de chaque année, en 1968,
elles étaient 15, réparties en huit missions d’alors, unies à la prière
et l’apostolat des missionnaires d’Amérique du Nord qui étaient au
nombre de 29. En 1980, de 15, elles étaient diminuées à 12 : 7 avaient
quitté la Congrégation; mais 4 jeunes recrues y avaient fait profession. Et en tête de ligne se trouvait le trio Youville-Bruyère-Thérèse.
Citons-les avec leurs numéros canoniques respectifs, dans l’ordre de
leurs dates de profession, avec indication de leur âge et de la durée de
leur vie religieuse, en 1980 :
No
Nom des sœurs
Date de
profession
Âges
Durée
de vie
religieuse
2745
Anastazia Mzaza
1954
56 ans
26 ans
2746
Seraphina Wiscoti
Banda
1954
50 ans
26 ans
2747
Azelelina Likisho Phiri
1954
48 ans
26 ans
2978
Mary Eugenia
1959
40 ans
21 ans
3070
Agnes Eneya
1961
42 ans
19 ans
3073
Tomaida Mtunda Patulani
1961
39 ans
19 ans
3232
Juliana Agnes
1964
40 ans
16 ans
3332
Scholastica Amadi
1966
38 ans
14 ans
196 — Chapitre cinquième
3423
Ermina Nkwazi
1969
32 ans
11 ans
3436
Nelly Phiri
1971
28 ans
9 ans
3443
Lucencia Kutwi
1972
28 ans
8 ans
3448
Anna Maria Banda
1973
29 ans
7 ans
(Il n’y a pas eu de profession religieuse au Malawi entre 1973 et 1980)
Elles sont douze, de différents âges et personnalités, ayant émis leurs
vœux de religion à des dates échelonnées au cours d’une période de
vingt ans : 1954-1974. Cette période est remarquable dans l’histoire
de l’Église et celle de notre congrégation. Ce sont les années d’avant
Concile Vatican II : 1954-1962; celles de la tenue du Concile : 19621965; et celles d’après-Concile : 1966-1980, pendant lesquelles ont
été publiés les décrets du Concile, et inauguré leur mise en œuvre.
Ces sœurs ont donc connu la transition entre deux époques
de la vie de l’Église. Ce groupe autochtone, appelé par le choix de
Dieu et gardé par sa bienveillance, ne pourrait-on pas le considérer ­maintenant comme une communauté d’entraide expérimental,
disséminées par les missionnaires venues d’Amérique du Nord,
communauté variée en âges, en aptitudes humaines d’inculturation,
en dons de la grâce, et destiné à participer à un grand projet ? De
fait, c’était le projet du renouveau ecclésial et, partant, du renouveau
communautaire, réalisation du Dessein de Dieu dans l’évolution
de l’Église. Des missionnaires venues du Canada ont été les fondatrices de l’établissement de la Congrégation en Afrique Centrale;
mais nous pouvons dire que les premières recrues de cette région
en ont été des pionnières méritantes car, avec les fondatrices, elles
ont contribué à plein à bâtir la communauté; cela, depuis qu’elles
y sont : avant le Concile, pendant et après. Après 1980, elles continueront avec d’autres compagnes que le Seigneur leur amènera.
On ne les appellera plus « pionnières » parce que les premiers temps
seront passés; mais elles seront des artisanes du progrès spirituel et
apostolique du noyau Sœurs grises de la croix devenues depuis 1968
Sœurs de la charité d’Ottawa, noyau semé en leur terre d’[Afrique]
Centrale, en 1946.
Chapitre cinquième — 197
Au sujet de leur généreuse collaboration, il nous plaît de présenter un témoignage significatif porté par une missionnaire canadienne, sœur Mariette Séguin. Entre 1965 et 1995, sœur Mariette
Séguin a vécu 25 années au Malawi et en Zambie.
Elle y a été apôtre éducatrice pendant sept ans; puis, après deux
années d’études en Sciences infirmières, elle s’est consacrée aux soins
des malades. Elle a très bien connu les Sœurs dont elle parle; elle a
vécu et œuvré avec elles dans nos missions où infirmières et éducatrices habitent les mêmes couvents. Rappelée par l’autorité majeure
qui lui offrait d’entreprendre une nouvelle aventure missionnaire au
Cameroun, elle revint définitivement du Malawi en 1995, année du
Jubilé 150 de là fondation de la Congrégation. Elle a passé cette année à la Maison mère, participant aux célébrations jubilaires. Durant
ce séjour, partagée entre l’émotion de quitter ses chères missions
de l’Afrique Centrale et l’espérance d’aller poser sa petite pierre de
construction à l’Église du Cameroun, elle a fixé par écrit le souvenir
de ces Sœurs qu’elle a aidées, admirées et aimées.
Cependant, avant de présenter le témoignage de sœur Mariette
Séguin, il est utile de le précéder d’une note explicative sur la nécessité de donner une longue formation de base aux jeunes religieuses
autochtones. Que cette note révèle le généreux dévouement et le
mérite caché des missionnaires canadiennes et américaines.
Quand, surtout dans les premiers temps, les aspirantes demandaient leur admission au noviciat, que possédaient-elles comme
préparation spirituelle et culture humaine ?
Au point de vue spirituel, elles étaient des baptisées, et grâce au
ministère des prêtres missionnaires, elles avaient cheminé dans leur
vie chrétienne au point d’entendre l’appel du Seigneur, de vouloir se
donner à lui et devenir des évangélisatrices. Mais pour transmettre
de vive voix la Parole de Dieu, initier aux sacrements de l’Église, enseigner la morale chrétienne, la culture humaine constitue le moyen
d’expression par excellence d’une communauté dite apostolique
comme la nôtre. Les œuvres d’éducation des jeunes et des adultes,
notre dévouement au soin des malades et au service des pauvres sont
198 — Chapitre cinquième
nos champs d’apostolat, sans parler des activités pastorales liées au
ministère des prêtres.
Quel était donc le degré d’instruction de nos aspirantes africaines quand elles se présentaient au Noviciat ? Elles n’avaient pas
terminé leurs études primaires. Cela donne à penser au cheminement qu’elles avaient à suivre avant de posséder leurs moyens
d’action. Cela révèle aussi tout l’amour, les soucis, le dévouement
des Sœurs missionnaires pour les amener à être de vraies servantes
de l’Église dans leur pays
Voici donc le témoignage de sœur Mariette Séguin :
Les sœurs autochtones
Peut-on oublier l’apport précieux qu’ont fourni nos premières
Sœurs autochtones, au sein de la région missionnaire Saint-Pie-X au
Malawi – Zambie, de 1968 à 1980 et même auparavant; je veux dire
depuis leur entrée en religion, car leur seule présence était déjà un
capital de valeur s’ajoutant au patrimoine spirituel et humain de la
famille religieuse Sœurs de la charité d’Ottawa ?
En 1980, elles étaient 12, comme les Apôtres de Jésus-Christ au
début de l’Église, au petit pays d’Israël. J’aime à relever les activités
apostoliques et communautaires qui ont fait d’elles des « bâtisseuses » de la communauté chez elles.
Voici d’abord le trio des doyennes : Sœurs : +2745 – Anastazia
Mzaza (d’Youville) +2746 – Seraphina Wiskoti Banda (Bruyère)
+2747 – Azelina Likisho Phiri (Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus).
Ayant reçu leur formation canonique au Noviciat de Pontmain,
Basutoland (devenu Lesotho en 1966), nos trois Sœurs y ont fait
profession temporaire, le 16 juin 1954. Tout en se préparant à l’évangélisation de leur peuple, elles poursuivent leur formation spirituelle
et communautaire au cours de six années de scolasticat, à Guilleme,
Nyassaland (devenu Malawi en 1966). Elles y émettent leurs vœux
perpétuels de religion, le 16 juin 1960. C’est alors que débute vraiment leur carrière apostolique, laquelle pourra changer d’aspect
Chapitre cinquième — 199
ou d’objectif, selon l’urgence des besoins ou 1’appel à de nouveaux
services. En nous référant à leurs dossiers communautaires, nous
pouvons facilement retracer l’itinéraire de leurs missions, entre 1960
et 1980.
Sœur Anastazia Mzaza (d’Youville) +2745
Lors de sa profession perpétuelle, en 1960, sœur Anastazia Mzaza
reçoit l’obédience de se dévouer à l’éducation des enfants du cours
primaire. C’est d’abord à Guilleme où elle est responsable des jeunes
pensionnaires (1960-1963). C’est ensuite à Ludzi où elle enseigne
dans les classes du cours primaire et, avec le temps, devient directrice
de 1’école : période de neuf ans (1964-1972), interrompu par un
temps d’études en Sciences infirmières et une courte expérience au
soin des malades, à l’Hôpital de Ludzi. Et c’est le retour à Guilleme,
à la direction de l’école primaire, avec la fonction de supérieure au
Couvent Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus (1973-1977).
En 1978, sœur Anastazia quitte l’enseignement pour suivre un
cours de Sciences religieuses à Lusaka, capitale de la Zambie, avec
pension au Centre Kalundu. L’année suivante, elle devient membre
du personnel de la Maison de Formation intercommunautaire pour
religieuses, à Dedza, Malawi. Et en 1980, on la retrouve à Ludzi, se
dévouant à la pastorale paroissiale.
Comme ce chapitre de l’histoire de la Congrégation doit se limiter à 1980, il ne convient pas d’empiéter ici sur les faits et gestes de la
période suivante; mais on prévoit qu’elle se dévoue entre les rôles de
supérieure, d’agente de pastorale et le service communautaire.
Sœur Anastazia Mzaza est une religieuse de confiance dans
notre communauté missionnaire de Saint-Pie-X. Nous en voyons
une preuve tangible dans le fait que, comme conseillère africaine à
la Direction provinciale de 1968 à 1978, elle a été le bras droit de ses
Supérieures canadiennes. Élue capitulaire par ses consœurs, elle prit
part au Chapitre général tenu à Rome, en juillet 1974. Elle comptait
alors 20 ans de vie religieuse. En 1980, elle est âgée de 56 ans. De
bonne condition physique, religieuse fervente, sage et disponible, on
200 — Chapitre cinquième
peut lui souhaiter de poursuivre son ministère pastoral jusqu’à l’an
2000 et même au-delà, si Dieu le veut.
Soeur Seraphina Wiskoti Banda (Bruyère) +2746
En l’année de sa profession perpétuelle, en 1960, sœur Seraphina
Wiskoti Banda est déjà enseignante depuis trois ans, à l’école primaire de Guilleme; elle y demeure encore deux ans. Elle passe alors à
Ludzi pour une période de deux ans et demi; puis, à Kasiya, en Zambie, pour trois ans. Une expérience de dix ans auprès des enfants, en
trois milieux différents, a fait d’elle une apôtre de l’éducation des
jeunes.
En décembre 1967, le Conseil pro-provincial témoigne sa
confiance à sœur Seraphina en lui donnant la responsabilité d’aller
fonder un nouveau couvent en Zambie, le Couvent Sainte-Marie, à
Monze, situé à une distance de 30 milles de Kasiya.
La mission catholique romaine de Monze est desservie par des
Jésuites irlandais, qui y ont établi une école primaire, une école de
Sciences domestiques pour les femmes du village, et un Centre de
formation de catéchistes. Comme activité apostolique, sœur Seraphina dirige l’école primaire et y enseigne.
En 1970-71, la Direction de la pro-province tente un effort généreux pour faire acquérir la culture du cours secondaire à six de nos
Sœurs autochtones. Sœur Seraphina est l’une des étudiantes choisies.
Elle entreprend et accomplit les cinq années du cours secondaire à
l’École Sainte-Monique de Chipata. En 1975, elle redevient enseignante pour deux années, à l’école primaire de Chipata. Elle passe
la saison de Noël 1976 à 1’Hôpital Saint-Luc de Mpanshya, où elle
se révèle comme aide précieuse à la pastorale. Alors, la communauté
lui offre comme cadeau des Fêtes, une année d’études en Sciences
religieuses, à Lusaka. Revenue, à Chipata, elle devient assistante de
la Directrice de l’École secondaire Sainte-Monique, sœur Rachel
Rivard. Mais ce n’est que pour un an, après lequel on lui offre une
année d’études en Pastorale dont les cours se donnent à Eldoret, au
Kenia. Et en 1980, une nouvelle obédience appelle sœur Seraphina à
Chapitre cinquième — 201
Ludzi, au Couvent Marguerite-d’Youville où elle enseigne au niveau
secondaire et se dévoue à la pastorale de la mission.
Et notons qu’au cours des années 1971 à 1975, sœur Seraphina a
été membre du Conseil pro-provincial de Saint-Pie-X. C’est donc là
un signe de sa valeur et une autre preuve de la confiance, de la communauté en elle.
En 1980, sœur Seraphina est âgée de 50 ans. Son cheminement
accompli jusque-là a certainement été une belle montée spirituelle,
apostolique, communautaire et culturelle qui augure très bien pour
la décade 1980-1990, et pourquoi pas davantage ?
Soeur Azelina Likisho Phiri (Sainte-Thérèse-de-l’EnfantJésus) + 2747
Et voici Sœur Azelina Likisho Phiri, la troisième sœur ayant fait profession à Pontmain, Lesotho, en ce 16 juin 1954. On lui donnele nom
de la patronne des Missions et il, va sans dire, patronne des Sœurs
Thérésiennes africaines qui avaient précédé et initié nos premières
missionnaires à Guilleme, qui leur avaient légué leur couvent au
vocable de Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus. Nos Sœurs reconnaissantes conservèrent ce vocable à leur premier couvent en Afrique
centrale; et de plus, elles ont voulu avoir parmi leurs premières
recrues, une “Thérèse-de-l’Enfant-Jésus”.
Comme ses deux compagnes, sœur Azelina entreprend ou
poursuit ses études primaires à Guilleme; elle en franchit peu à peu
les degrés, tout en se formant à l’art culinaire, ce qui l’habilite à un
important service communautaire.
Après sa profession perpétuelle, en août 1960, elle va à notre
couvent Saint-Antoine, à Kachebere, Malawi, là où nos Sœurs sont
en service au Grand séminaire Saint-Pie-X, séminaire fondé par la
Sacrée Congrégation de la Propagande, et confié aux Pères Blancs
d’Afrique. Là, elle enseigne à l’école primaire de l’endroit, tout en
étant cuisinière au couvent Saint-Antoine.
Mais l’obéissance la dirige bientôt en Zambie pour plusieurs
années. De fait, notre Congrégation fonde à Kasiya sa première mis202 — Chapitre cinquième
sion : le Couvent Saint-Pierre. Sœur Azélina fait partie de la petite
communauté fondatrice. Et elle vivra en Zambie jusqu’en 1978.
En la plupart des missions d’Afrique, un dispensaire est établi,
visité par le médecin d’un hôpital rapproché ou par un médecin
itinérant. Un dispensaire existe donc à Kasiya. Et c’est, ainsi que
dès son arrivée, sans plus de préparation adéquate aux soins des
malades, sœur Azelina est constituée aide-infirmière au dispensaire;
mais son art culinaire sera d’une grande utilité à l’infirmière responsable. Elle doit donner un très bon service, puisqu’elle y demeure
cinq ans. Si bon service qu’en 1966, l’autorité lui offre des études à
l’École des Sciences infirmières de Likuni, en Zambie. Après deux
ans, elle en revient auxiliaire licenciée et reprend son service au dispensaire de Kasiya, service auquel s’ajoute la tâche de maîtresse des
pensionnaires.
En 1972, elle est transférée à l’Hôpital de Saint-Luc de Mpanshya; et deux ans plus tard, elle devient Supérieure du Couvent. Le
Couvent Saint-Luc a été notre deuxième mission établie en Zambie;
et ouverte en 1966.
Malheureusement, en 1978, la Congrégation doit retirer nos
Sœurs de l’Hôpital Saint-Luc, en raison du manque de relèves
dûment qualifiées pour maintenir le service d’hospitalisation à
Mpanshya. Alors, pour quelques mois, sœur Azelina devient infirmière auprès des étudiantes de l’École secondaire Sainte-Monique,
à Chipata.
Puis, après dix-huit années de généreux dévouement auprès des
malades, en Zambie, notre apôtre de la compassion est rappelée au
Malawi, à Guilleme, son point de départ, en 1960. À la louange de
sœur Azelina, et comme preuve de la confiance qu’elle inspirait à ses
consœurs, il convient de souligner ici qu’au cours de ces années, tout
en conservant une pleine disponibilité à ses tâches apostoliques variées, elle est appelée par le choix des autorités majeures, à participer
à la direction et l’administration de la pro-province Saint-Pie-X. Elle
est conseillère pro-provinciale en deux termes : en 1968-1969-1970
et en 1979-1980-1981.
Chapitre cinquième — 203
À Guilleme, un nouvel horizon s’ouvre devant elle. En ces années
postconciliaires où l’Église met en œuvre les directives du Concile
Vatican II (1962-1964), le ministère de pastorale se développe parmi
les chrétiens qui collaborent à la liturgie et à la catéchèse. Évidemment, les religieuses y sont désirées et appréciées. Ainsi, sœur Azelina
va se préparer à ce ministère au Centre de Formation intercommunautaire, à Dedza, Malawi, en 1979, et devient agente de pastorale.
En 1980, elle est âgée de 48 ans. Ainsi, en ces années 1978 –1980, nos
trois doyennes se rejoignent en ce nouvel apostolat. Sœur Azelina
l’exerce à Guilleme; Sœurs Anastasia et Seraphina, à Ludzi. Enthousiastes et généreuses, en bonne condition physique, et plus encore
remplies d’amour de Dieu, puissent-elles accomplir longtemps
encore ce précieux service d’Église.
Ici, se discontinue l’exposé du témoignage de sœur Mariette
Séguin. Sœur Mariette nous donne la raison de son arrêt, par un
billet déposé sur le bureau de la responsable du récit sur le MalawiZambie. Voici son mot personnel :
Comme je n’ai qu’un temps limité avant mon départ
pour le Cameroun, je ne puis terminer cet exposé. Je
regrette de ne pouvoir relever le mérite des compagnes
qui suivent ce trio premier et dont j’ai parlé plus haut.
Je ne doute pas que d’autres Sœurs témoins pourraient
développer davantage cette histoire que je trouve merveilleuse. À chacune de ces compagnes avec qui j’ai vécu
moi-même et qu’il me peine de quitter maintenant, je
redis mon admiration et ma fraternelle amitié.
Ce témoignage rendu envers les trois premières est assez éloquent.
Il est facile de mesurer la grandeur de ces religieuses africaines qui
assurent la continuité de l’œuvre de charité en terre d’Afrique à la
suite de Mère Bruyère.
204 — Chapitre cinquième
CONCLUSION
Emilien Lamirande 1, après avoir passé quelques années à écrire la vie
de Mère Bruyère constate avec justesse qu’elle a su tout au long de sa
vie s’adapter aux circonstances du milieu. Il évoque ainsi l’inculturation de son charisme dans l’Église d’Ottawa.
Tout au cours de ses trente ans comme supérieure, Mère
Bruyère, on l’aura constaté, a démontré une étonnante
capacité d’adaptation. Elle a dû commencer par s’acclimater aux conditions primitives d’une petite ville de
mauvaise réputation, aux frontières de la civilisation.
La plupart des missions qui vont ensuite dépendre d’elle
seront à l’étranger ou dans des régions de colonisation.
Elle n’a cependant jamais été effrayée par l’inconnu.
L’exemple des Oblats n’a pas été sans la confirmer dans
cette disposition. Leur expansion rapide sur quatre
continents les obligeait à recommencer sans cesse, voire
à improviser. Comme eux et, parfois, à leur suite, Mère
Bruyère et ses filles se sont insérées dans des milieux où
religions, langues, nationalités diverses devaient souvent
se côtoyer et elles ont appris à identifier les besoins particuliers des lieux et des populations 2.
Dans ce milieu culturel nouveau, disons étranger, Mère Bruyère est
venue promouvoir une civilisation de la «charité compatissante»
qui ne détruit ni l’altérité ni la différence mais l’éclaire, la purifie, la
transforme et la complète.
Pour sa part, Mère Agathe Gratton, supérieure générale, disait
dans la Règle de vie de 1980 que c’est «un héritage du temps passé devenu lumière d’aujourd’hui et promesse d’avenir [...] un patrimoine
lente­ment acquis; [il] (elle – la Règle de vie) est comme le pain pétri,
levé, doré et partagé : beaucoup ont trouvé avant nous leur aliment
1 E. Lamirande, op.cit., Quatrième couverture du livre.
2 Ibid., p. 627.
Conclusion — 205
de sainteté » 3. Espérons que d’autres viendront se nourrir du même
pain de la charité.
Cet héritage, c’est le charisme de charité-compatissante puisée
dans l’Évangile qu’Élisabeth Bruyère a légué pour que vive la communauté. Chaque fois que la charité invite les sœurs à servir les «plus
petits qui sont mes frères» (Mt 25, 40), c’est l’esprit de Mère Bruyère
qui continue dans celles qui se disent avec fierté ‘ses filles’ spirituelles.
Le concept d’inculturation privilégié depuis le concile Vatican II
pour parler d’évangélisation nous a permis de retracer le cheminement de vie de charité qu’Élisabeth Bruyère est venue vivre à Bytown
au milieu des petits du Royaume.
Aujourd’hui, toujours animées par le souffle initial de Mère
d’Youville, stimulées par le témoignage des religieuses qui ont suivi
dans la fidélité, les Sœurs de la charité d’Ottawa continuent à se
dévouer dans l’apostolat de l’éducation, les soins de santé, le service
social, spécialement le service des pauvres dans treize diocèses au
Canada, deux aux État-Unis, sept en Afrique, cinq au Japon, quatre
au Brésil, deux en Haïti, et un en Papouasie et la dernière fondation
d’un couvent en Thaïlande 4. En tous ces lieux à travers le monde, les
sœurs partagent les efforts et collaborent avec toutes les personnes
pour donner à la charité une couleur culturelle dans l’amour et la
fraternité du Peuple de Dieu. Sœur Jeanne d’Arc Lortie a pu écrire :
La tige initiale de l’Institut de Marguerite d’Youville
après avoir vu poindre quatre jeunes pousses, entre
1840 et 1849, porte maintenant, entre 1850 et 1856,
quatre branches robustes rattachées au tronc par le lien
intime et indestructible de la charité surnaturelle. A-ton jamais dit en contemplant les branches d’un arbre :
Pourquoi ces branches se séparent elles du tronc ? Au
contraire, le tronc existe pour porter des branches. Il en
est de même pour le tronc primitif de la famille youvillienne. Ce que l’on a appelé à tort une séparation n’est
3 Agathe Gratton, sco, supérieure générale, le 22 mai 1983, Règle de vie, lettre de présentation.
4 ASCO, Statistiques , Maison mère, Ottawa, 1998.
206 — Conclusion
en fait que le développement réussi des branches fortement unies au tronc. 5
On peut en dire autant du développement continuel dans la congrégation de Mère Bruyère qui sème la charité partout où ses « filles’
passent ». La charité d’Élisabeth Bruyère est un foyer de gratuité.
Élisabeth Bruyère était animée par un « charisme audacieux pour
l’évangile » c’est pourquoi, on peut comprendre les perspectives
d’inculturation de sa congrégation dans d’autres Églises locales où
des filles de Mère Bruyère travaillent dans la charité et la simplicité
pour donner l’espérance aux pauvres de notre monde.
Mère Bruyère pourrait dire comme l’apôtre Saint Jacques : « […]
moi, je tirerai de mes œuvres la preuve de ma foi » (Jc 2, 18), et j’ose
dire que dans sa foi elle puise une charité-compatissante pour tous
les pauvres. Le Seigneur lui répondra : « En vérité, je vous le déclare,
chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes
frères, c’est à moi que vous l’avez fait ! » (Mt 25, 40)
On pourrait retrouver la description de Mère Bruyère dans la
femme au livre des Proverbes :
Une femme de valeur, qui la trouvera ? Elle a bien plus
de prix que le corail. […]
Elle travaille pour son bien et non pour son malheur
tous les jours de sa vie.
Elle cherche avec soin de la laine et du lin et ses mains
travaillent allègrement. […]
Elle se lève quand il fait encore nuit pour préparer la
nourriture de sa maisonnée et donner des ordres à ses
servantes. […]
Elle ceint de force ses reins et affermit ses bras.
Elle considère que ses affaires vont bien et sa lampe ne
s’éteint pas de la nuit.
Elle met la main à la quenouille et ses doigts s’activent
au fuseau.
5 Jeanne d’Arc Lortie, sco, Lettres…, op. cit., volume II, p.19.
Conclusion — 207
Elle ouvre sa main au misérable et la tend au pauvre.
[…] Force et honneur la revêtent, elle pense à l’avenir en
riant.
Elle ouvre la bouche avec sagesse et sa langue fait gentiment la leçon.
Elle surveille la marche de sa maison et ne mange pas
paresseusement son pain.
Ses fils, hautement, la proclament bienheureuse et son
mari fait son éloge :
« Bien des filles ont fait preuve de valeur ; mais toi, tu les
surpasses toutes ! »
La grâce trompe, la beauté ne dure pas. La femme qui
craint le SEIGNEUR, voilà celle qu’on doit louer.
À elle le fruit de son travail et que ses œuvres publient sa
louange. (Pr 31, 10, 31)
Vers la fin de sa vie, elle affirme les principes qui l’ont toujours guidée « Pour faire le bien, il faut toutes n’avoir qu’un cœur et qu’une
âme, il ne faut donc pas qu’il y ait parmi vous aucune nationalité.
Une sœur de la charité doit être de toutes les nations et ne sommesnous pas tous frères en Jésus-Christ ? »6 Elle redit à sa manière le texte
de l’évangile de Matthieu :
Et le roi leur répondra : Je vous le dis en vérité, toutes les
fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits
de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites ». (Mt
25, 40)
Dans toutes ces valeurs, l’accueil du message de la charité évangélique pourra trouver une sorte de préparation et la charité divine de
Celui qui est venu pour sauver le monde la fera aboutir et grandir
dans l’Église et dans tous les coeurs. 6
6 Vatican II, Les seize documents conciliaires, op. cit., GS, no 57, 6, p. 233.
208 — Conclusion
BIBLIOGRAPHIE
Documents archivistiques manuscrits
Toutes les références données entre 1839 et 1856 sont citées d’après
les publications de Jeanne d’Arc Lortie, sco, Lettres d’Élisabeth
Bruyère, volume I (1839-1849) et volume II (1850-1856), Montréal,
Paulines, 1989/1992. Ces textes sont la publication intégrale de
sources manuscrites conservées aux archives de la Maison mère des
Sœurs de la charité d’Ottawa.
Comme il y a environ 1 608 lettres manuscrites, les autres citations sont tirées des textes originaux ou copies autographiées de
l’original conservés aux archives des Sœurs de la charité d’Ottawa.
Plus de 3 000 lettres lui ont été adressées et permettent de
connaître les communications qu’elle entretenait avec son milieu
social, politique et ecclésiastique.
Les chroniques, c’est-à-dire un genre de diarium rédigé par
Élisabeth Bruyère, selon les usages de la communauté. entre 1849 à
1866, sont des documents fiables de première main. De plus, il y a
le registre des délibérations du conseil d’administration et tous les
documents connexes.
Les archives (ASCO) sont maintenant facilement accessibles et
bien organisées à la Maison mère des Sœurs de la Charité d’Ottawa.
Sources imprimées
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CLOUTIER, Béatrice, sco, Mère Élisabeth Bruyère, fille de l’Église,
1818-1876, thèse de maîtrise Université d’Ottawa, Ottawa,
1967.
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­Ottawa, Maison mère, 1976, 18 p.
Bibliographie — 209
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Maison mère, 8 décembre 1976, 25 p.
GERVAIS, Jeanne, sco, Mère Bruyère, Femme de foi, Ottawa, Maison
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JEANNE-LEBER, sco, Mère Bruyère, Femme de Dieu - Fille de l’Église,
Ottawa, Maison mère, 1976, 41 p.
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Charité d’Ottawa, Montréal, Bellarmin, 1993, 802 p.
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17, 1, p. 37.
Bibliographie — 213
APPENDICE 1
Jalons chronologiques de la vie d’Élisabeth Bruyère
1818, 19 mars
Naissance d’Élisabeth Bruyère, à L’Assomption, Québec
1818, 19 mars
Baptême en l’église de l’Assomption, Québec
1824, 18 novembre Nom de son père Charles Bruguier, dit Bélair
1827, 03 mai
Première communion, à Montréal, Québec
1827, 18 août
Confirmation par Mgr J.S. Lartigue, Montréal,
Québec
1830, septembre
M. l’abbé Charles-Thomas Caron devient son
tuteur, Saint-Esprit, Québec
1834-1839
Élisabeth enseigne à Saint-Esprit et à SaintVincent-de-Paul, Québec
1839, 04 juin
Entrée au Noviciat des Sœurs Grises de Montréal, Montréal, Québec
1840, 24 avril
Prise du saint habit chez les Sœurs Grises de
Montréal
1841, 31 mai
Profession religieuse chez les Sœurs Grises de
Montréal
1841, 1er juin
Responsable de la Salle des grandes orphelines,
Montréal, Québec
1845, 08 février
Choisie comme supérieure et fondatrice à
Bytown
1845, 20 février
Arrivée à Bytown avec quatre compagnes professes
1845, 03 mars
Ouverture de la première école à Bytown
214 — Appendice 1
1845, 18 avril
Institution canonique de la Communauté de
Bytown, par Mgr Patrick Phelan
1845, 10 mai
Ouverture du premier hôpital à Bytown
1845, 30 mai
On organise l’Œuvre des enfants trouvés à
Bytown
1845, automne
École du soir organisée pour les femmes des
bûcherons
1846, printemps
La visite des pauvres à domicile est inaugurée
1847
Dévouement héroïque auprès des victimes du
typhus
1847
Ouverture du Foyer Saint-Raphaël, Bytown,
pour les personnes émigrées sans emploi
1848
Fondation du diocèse d’Ottawa : Mgr JosephBruno Guigues, omi, 1 er évêque de l’Église
d’Ottawa
1848, 25 août
Départ du Père P. Adrien Telmon, omi, co-­
fondateur
1848, 1er septembre Pensionnat établi à St-Andrew, Cornwall,
Ontario
1848, 25 décembre La Servante de Dieu fait son sacrifice définitif
de rester à Bytown
1849, 16 août
Mort de Sophie Mercier, mère de la Servante
de Dieu
1849, 1er septembre Ouverture du premier Pensionnat à Bytown
(rue Saint-Patrick)
1850, 03 juin
Les sœurs emménagent dans la Maison mère
neuve, rue Water, Bytown
1854, 04 septembre Lettre de Montréal annonçant la séparation
définitive
Appendice 1 — 215
1856
Nouvelle règle à l’essai pour deux ans
1857-1872
Fondations aux États-Unis : Buffalo, Plattsburg,
Ogdensburg, Hudson, Medina
1858
Approbation de la règle d’Ottawa par Mgr J. E.
Guigues, o.m.i.
1861-1862
Voyage en France de la Servante de Dieu en vue
d’une affiliation avec les Sœurs Ste-Famille de
Bordeaux
1865
Fondation de l’Orphelinat Saint-Joseph, (français) Ottawa
1866
Fondation de l’Asile Saint-Patrice, (anglais)
Ottawa
1866-1875
Fondations au Québec : Témiscaming, Aylmer,
Montebello, Buckingham, Hull, Maniwaki,
Gatineau, Saint-François-du-Lac
1868-1873
Fondations en Ontario, hors d’Ottawa : Pembroke, Eganville
1869
Ouverture du Pensionnat Notre-Dame-du-­
Sacré-Cœur, rue Rideau, Ottawa, Ontario.
Imposition du port du voile par Mgr J.-Eugène
Guigues à la clôture de la retraite
1871
Organisation en secret d’un lazaret pour les
picotés, Ottawa
1871
Ouver ture de l’Hospice Saint-Charles,
(vieillards) Ottawa
1874, 08 février
Mort de Mgr Joseph Eugène Bruno Guigues,
évêque d’Ottawa
1875
Dernière Fondation de la Servante de Dieu, à
Saint-François-du-lac, Québec
216 — Appendice 1
1876, 05 avril
Mort de Mère Élisabeth Bruyère
07 avril
Inhumation au caveau de la Cathédrale NotreDame d’Ottawa
1879, 30 avril
Translation du corps de la Servante de Dieu au
Cimetière Notre-Dame d’Ottawa
1882
La Congrégation prend le nom de Sœurs
Grises de la Croix, sous l’instigation de M gr
Joseph-Thomas Duhamel.
1889, 27 janvier
Approbation des Saintes Règles, par le pape
Léon XIII. L’Institut accédait au rang de Droit
pontifical.
Des éditions révisées sont parues en 1900,
1937, 1950 et 1982.
1966, 05 avril
Translation des restes mortels de la Servante
de Dieu à l’oratoire de la Maison mère, rue
Bruyère, Ottawa
1968
Retour au nom de Sœurs de la charité
­d’Ottawa, par décision du Chapitre
1970
Son cœur conservé depuis sa mort est placé
dans une urne surmontant son tombeau, à
l’Oratoire de la Maison mère, Ottawa
1989
Enquête diocésaine, à Ottawa
Appendice 1 — 217
APPENDICE 2
Les quinze supérieures générales des Sœurs de la charité
d’Ottawa dites (Sœurs grises de la Croix)
1845 - 1876
Mère Élisabeth Bruyère (fondatrice)
1876 - 1879
Mère Marie-du-Sacré-Cœur (Caroline Patry)
1879 - 1884
Mère Joséphine Phelan
1884 - 1887
Mère Laurence Duguay
1888 - 1898
Mère Rosalie Demers
1898 - 1908
Mère Dorothy Kirby
1908 - 1918
Mère Éléonore Duhamel
1918 - 1928
Mère Saint-Albert (Odélia Lefebvre)
1928 - 1938
Mère Saint-Bruno (Angélina Paiement)
1938 -1944
Mère Saint-Bernardin-de-Sienne (Eulalie
­Mireault)
1944 - 1956
Mère Saint-André-Corsini (Aurore Drapeau)
1956 - 1968
Mère Saint-Paul (Berthe Renaud)
1968 - 1980
Mère Marcelle Gauthier (Aimée-de-Marie)
1980 - 1992
Mère Agathe Gratton (Agathe-Ange)
1992 - 2004
Mère Claire Malette (Dominique-du-Rosaire)
2004 - Sœur Lorraine Desjardins
218 — Appendice 2
APPENDICE 3
Une plaque historique de la
Fondation du patrimoine ontarien
Une plaque historique en hommages à Élisabeth Bruyère, érigée rue
Bruyère, par la Fondation du patrimoine ontarien, un organisme
du ministère de la Culture et du Tourisme et des Loisirs. Huguette
Parent, sco, est membre du conseil d’administration (1994-1996).
En 1993, Huguette Parent, sco, alors présidente du Regroupement des organismes du patrimoine franco-ontarien, organisme
provincial à but non lucratif du ministère de la Culture, du Tourisme
et des Loisirs de l’Ontario, commence les démarches en vue d’obtenir une plaque reconnaissant l’œuvre de Mère Bruyère en faveur des
Ontariennes et des Ontariens.
Le 7 août 1995, à l’occasion du 150e anniversaire de fondation
de la congrégation, la Fondation du patrimoine ontarien rend hommage à Mère Élisabeth Bruyère, comme personnage clé de l’histoire
franco-ontarienne. La plaque est située au 27 de la rue Bruyère sur le
terrain de la Maison mère.
Voici le texte :
Elisabeth Bruyère 1818 - 1878
Pendant les années 1840, Bytown (Ottawa) est un village de commerce de
bois d’œuvre en plein essor, qui a une importante population canadiennefrançaise. En février 1845, les Sœurs de la Charité de Montréal (Sœurs
grises) y envoient quatre sœurs. Sous la direction d’Élisabeth Bruyère,
jeune femme instruite et pieuse, les sœurs établissent rapidement une école
bilingue pour filles, un hôpital et un orphelinat. Elles aident les pauvres, les
personnes âgées et les malades, dont des centaines d’immigrants frappés
par les épidémies de typhus de 1847-48. À la mort d’Élisabeth Bruyère,
les Sœurs de la Charité d’Ottawa avaient fondé d’importantes institutions
locales et étendu leurs services dans seize autres collectivités au Canada et
aux États-Unis.
Appendice 3 — 219
Élisabeth Bruyère 1818 - 1878
In the 1840’s, Bytown (Ottawa) was a growing timber-trade village with
a substantial French-Canadian population but no Catholic schools and
few social services. In February of 1845, the Sisters of Charity of Montréal
(Grey Nuns) sent four nuns here. Led by Élisabeth Bruyère, a devout, welleducated young woman, the sisters quickly established a bilingual school
for girls, an hospital and an orphanage. They helped the poor, the elderly
and the sick, including hundreds of immigrants stricken during the typhus
epidemics of 1847-48. By the time of Bruyère’s death, the Sisters of Charity
of Ottawa had founded key local institutions and extended their services
to sixteen other communities in Canada and the United States of America.
220 — Appendice 3
APPENDICE 4
Les étapes de la cause de béatification
Le 27 janvier 1978 marque l’ouverture officielle de la Cause de
béatification de Mère Bruyère, à l’archidiocèse d’Ottawa par Son
Excellence Mgr Joseph-Aurèle Plourde. Les 5 années qui suivent
furent consacrées aux travaux de recherche dans diverses archives,
des écrits personnels de Mère Bruyère ou tout autre document qui
la concerne ou qui reflète sa vie et son œuvre. Un certain nombre de
ces documents furent présentés à Rome, à la Congrégation pour la
Cause des Saints.
Le 2 mai 1983, Rome approuve les démarches en cours par un
rescrit, le nihil obstat, qui permettait de poursuivre la Cause avec
espoir de réussite
Le 14 octobre 1983, deux théologiens-censeurs, le Père Jacques
Gervais, omi, et le Père Robert Michel, omi, sont choisis par Mgr
Plourde, archevêque d’Ottawa. Leur mandat est de vérifier si les
écrits personnels de Mère Élisabeth Bruyère sont conformes à la foi
et aux mœurs.
Le 16 février 1988, une Commission historique composée de 4
experts est créée pour vérifier les documents recueillis et porter un
jugement sur leur valeur relative à la sainteté de Mère Bruyère.
Le 12 juin 1989, une enquête diocésaine est instituée pour entendre de nombreux témoins qui ont mis en lumière la réputation
de sainteté de Mère Bruyère.
Le 1er septembre 1992, Émilien Lamirande, auteur de la biographie scientifique ÉLISABETH BRUYÈRE, est chargé d’écrire la
­POSITIO (dossier des vertus héroïques de la Servante de Dieu) destinée à Rome. La maladie l’en empêche.
Sœur Gabrielle Laramée prend la relève et poursuit sans relâche
et avec enthousiasme la découverte des vertus héroïques pour en
faire la preuve dans les épisodes de sa vie de consacrée à Dieu au
service des pauvres de Bytown.
Appendice 4 — 221
APPENDICE 5
Invitation à la reconnaissance
L’Église d’Ottawa vivra bientôt un événement sans précédent de son
histoire : l’ouverture officielle de l’enquête diocésaine concernant la
cause de béatification de sœur ÉLISABETH BRUYÈRE, fondatrice
des Sœurs de la Charité dOttawa.
La cause, inaugurée en 1978 et sanctionnée par le nihil obstat
du Saint-Siège en mai 1983, doit maintenant franchir l’étape de
l’instruction du procès informatif en vue d’établir la sainteté de la
servante de Dieu. C’est avec fierté que nous vous invitons instamment, chers diocésains, à partager notre joie et celle des Sœurs de la
Charité, spécialement en venant participer à une messe solennelle,
célébrée en la Cathédrale-Basilique Notre-Dame d’Ottawa, (le) mercredi, le (sic) 21 juin 1989, à 19h30.
D’un cœur unanime, nous implorerons ensemble les lumières
de l’Esprit Saint pour l’heureux déroulement de ce procès diocésain. Votre présence à cette célébration eucharistique sera comme
un hommage de gratitude envers sœur Élisabeth Bruyère, pionnière
évangélique de Bytown, et envers ses filles spirituelles qui poursuivent aujourd’hui l’œuvre apostolique de leur fondatrice. Venez en
grand nombre...
Mgr J.A. Plourde
222 — Appendice 5
APPENDICE 6
La charité dans les textes bibliques de la
Bible de Jérusalem
Proverbes 19, 17
Qui fait la charité au pauvre prête à Yahvé.
Ecclésiastique 3,14 Car une charité faite à un père ne sera pas
oubliée.
Ecclésiastique 12,3 Pas de bienfaits à qui persévère dans le mal et
se refuse à faire la charité.
Ecclésiastique 16,14 Il tient compte de tout acte de charité
Ecclésiastique 40,17 La charité est comme un paradis de bénédiction
Romains 12,9
Que votre charité soit sans feinte,
Romains 13,10 La charité ne fait point de tort au prochain.
Romains 14,15
En effet, si pour un aliment ton frère est
contristé, tu ne te conduis plus selon la charité.
Romains 15,30
Mais je vous le demande, frères, par notre Seigneur Jésus Christ et la charité de l’Esprit, luttez avec moi dans les prières que vous adressez
à Dieu pour moi,
I Corinthiens 4,21 Que préférez-vous? Que je vienne chez vous
avec des verges, ou bien avec charité et en
esprit de douceur ?
I Corinthiens 8,1
Pour ce qui est des v iandes immolées
aux idoles, nous avons tous la science, c’est
­entendu. Mais la science enfle ; c’est la charité
qui édifie.
Appendice 6 — 223
I Corinthiens 13,1 Quand je parlerais les langues des hommes et
des anges si je n’ai pas la charité, je ne suis plus
qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit.
I Corinthiens 13,2 Quand j’aurais le don de prophétie et que je
connaîtrais tous les mystères et toute la science,
quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à
transporter des montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien.
I Corinthiens 13,3 Quand je distribuerais tous mes biens en
aumônes, quand je livrerais mon corps aux
flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert
de rien.
I Corinthiens 13,4 La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne
fanfaronne pas, ne se gonfle pas ;
I Corinthiens 13,8
La charité ne passe jamais.
I Corinthiens 13,13 Maintenant donc demeurent foi, espérance,
charité, ces trois choses, mais la plus grande
d’entre elles, c’est la charité.
I Corinthiens 14,1 Recherchez la charité ; aspirez aussi aux dons
spirituels,
I Corinthiens 16,14 Que tout se passe chez vous dans la charité.
II Corinthiens 2,8 C’est pourquoi je vous exhorte à faire prévaloir
envers lui la charité.
II Corinthiens 6,6 par la pureté, par la science, par la patience, par
la bonté, par un esprit saint, par une charité
sans feinte,
II Corinthiens 8,7
224 — Appendice 6
Mais, de même que vous excellez en tout, foi,
parole, science, empressement de toute nature,
charité que nous vous avons communiquée, il
vous faut aussi exceller en cette libéralité.
II Corinthiens 8,8 Ce n’est pas un ordre que je donne ; je veux
seulement, par l’empressement des autres,
éprouver la sincérité de votre charité.
II Corinthiens 8,24 Donnez-leur donc, à la face des Églises, la
preuve de votre charité et du bien-fondé de
notre fierté à votre égard.
II Corinthiens 13,11Au d e m e u r a n t , f r è re s , s oye z j oye u x ;
affermissez-­vous ; exhortez-vous. Ayez même
sentiment ; vivez en paix, et le Dieu de la charité et de la paix sera avec vous.
Appendice 6 — 225
TABLE DES MATIÈRES
Remerciements....................................................................................iii
PRÉFACE.............................................................................................. v
Sigles et abréviations.........................................................................viii
Les Sœurs de la charité d’Ottawa dans le monde............................... x
INTRODUCTION................................................................................ 1
CHAPITRE PREMIER........................................................................ 11
Le sens donné à l’inculturation......................................................... 11
La distinction entre culture et nature......................................... 13
L’enculturation............................................................................. 19
L’acculturation............................................................................. 21
Une forme d’inculturation ......................................................... 22
L’inculturation de la charité évangélique dans l’Église.............. 29
CHAPITRE DEUXIÈME.................................................................... 35
Les étapes dans la vie d’Élisabeth Bruyère (1818-1876)................... 35
Sa famille...................................................................................... 35
Sa vocation................................................................................... 37
Son obédience à Bytown (1845-1876)........................................ 41
Les dernières années d’Élisabeth Bruyère (1872-1876)............. 44
Son testament spirituel................................................................ 46
CHAPITRE TROISIÈME.................................................................... 49
Le charisme d’Élisabeth Bruyère inculturé
dans l’Église d’Ottawa........................................................................ 49
La charité comme vertu............................................................... 50
Une charité inculturée................................................................. 55
La séparation ou l’autonomie nécessaire
à l’inculturation du charisme ?.................................................... 65
226 — Table des matières
La séparation des sœurs de Bytown de la Maison mère...... 66
Une tentative d’union des quatre fondations de
Sœurs grises........................................................................... 76
L’échec de l’union avec les Sœurs de la Sainte-Famille
de Bordeaux........................................................................... 77
L’Église de Bytown telle que décrite par Mère Bruyère.............. 79
La mission ecclésiale de mère Bruyère (1845-1876)............ 82
L’éducation de la jeunesse..................................................... 85
Le service des pauvres et des orphelins................................ 85
Le soin des malades et l’Hôpital général d’Ottawa.............. 87
L’apostolat missionnaire des Sœurs de la
charité d’Ottawa.................................................................... 88
CHAPITRE QUATRIÈME.................................................................. 93
Une renommée de sainteté................................................................ 93
Sa vie de prière............................................................................. 94
Son désir de vie cloîtrée............................................................... 95
Des témoignages........................................................................ 100
Les Sœurs de la charité d’Ottawa en Afrique
depuis 1931.......................................................................... 104
CHAPITRE CINQUIÈME................................................................ 105
Les Sœurs de la charité d’Ottawa en Afrique depuis 1931............. 105
La mission au Basutoland.......................................................... 106
Les antécédents – 1931........................................................ 106
L’apostolat de l’éducation................................................... 109
Les autres écoles primaires de 1934 à 1968 .............................. 114
Les dispensaires et les hôpitaux.......................................... 116
Les expériences apostoliques .............................................. 116
Le Basutoland devient Lesotho................................................. 118
La situation politique au Lesotho....................................... 118
Table des matières — 227
L’éducation se poursuit au Lesotho.................................... 123
La vie communautaire au Lesotho..................................... 125
Le service de santé............................................................... 129
La République de l’Afrique du sud........................................... 130
La situation politique de la République
de l’Afrique du Sud.............................................................. 130
Les fondatrices..................................................................... 133
Sœur Louis-Gérard (Alice Léger) ...................................... 134
Sœur Paul-Eugène (Marie-Laure Simard)......................... 135
Sœur Marie-des-Anges (Amarilda Danis)......................... 135
Sœur Marie-de-Jésus (Marie-Ange Chalifoux)................. 136
Sœur Jeanne-Emmanuel, (Anastasie Trépanier)................ 137
Une mission au Nyassaland (Malawi)...................................... 138
L’histoire politique............................................................... 138
La fondation – 1946............................................................. 139
Le Nyassaland devient Malawi et Zambi – 1964...................... 142
Un peu d’histoire................................................................. 142
La fondation......................................................................... 142
Dans le domaine de l’éducation ......................................... 144
Les Soeurs de la charité en Zambie – 1980................................ 152
Le Couvent Saint-Paul et l’école secondaire
Sainte-Monique .................................................................. 152
La réalisation du projet de Lilongwe.................................. 163
L’œuvre des hôpitaux.......................................................... 165
PHAM : Private Hospital Association of Malawi .............. 170
NURU (Nutrition Rehabilitation Unit)............................. 173
L’accueil des orphelins............................................................... 179
La maison des pauvres............................................................... 187
Les cliniques de brousse............................................................ 187
228 — Table des matières
Les revers.................................................................................... 190
L’espérance dans l’avenir (Transfert du Noviciat)................... 193
L’espérance des missionnaires n’est pas déçue...
Le désert est passé...................................................................... 195
Les sœurs autochtones............................................................... 199
Sœur Anastazia Mzaza (d’Youville) +2745........................ 200
Soeur Seraphina Wiskoti Banda (Bruyère) +2746............. 201
Soeur Azelina Likisho Phiri (Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus) + 2747........................................................................... 202
CONCLUSION................................................................................. 205
BIBLIOGRAPHIE............................................................................. 209
Documents archivistiques manuscrits............................................ 209
Sources imprimées..................................................................... 209
Élisabeth BRUYÈRE............................................................ 209
Marguerite d’Youville.......................................................... 211
Inculturation........................................................................ 211
APPENDICE 1
Jalons chronologiques de la vie d’Élisabeth Bruyère...................... 214
APPENDICE 2
Les quinze supérieures générales des Sœurs de la charité d’Ottawa
dites (Sœurs grises de la Croix)....................................................... 218
APPENDICE 3
Une plaque historique de la
Fondation du patrimoine ontarien................................................. 219
Elisabeth Bruyère 1818 - 1878............................................ 219
Élisabeth Bruyère 1818 - 1878............................................ 220
APPENDICE 4
Les étapes de la cause de béatification............................................ 221
Table des matières — 229
APPENDICE 5
Invitation à la reconnaissance......................................................... 222
APPENDICE 6
La charité dans les textes bibliques de la
Bible de Jérusalem............................................................................ 223
230 — Table des matières
Jacques Faucher, photo 2011
Le 4 octobre 1850
Depuis près d’un mois, notre Père Allard s’occupe à nous faire deux cadrans solaires à part
celui du gouvernement qui n’est pas bon. Nous
sommes les premières qui avons cet avantaga
dans la ville. Nous trouvons cela bien commode
d’avoir l’heure juste, et de pouvoir par ce moyen
bien régler nos horloges.
Le 29 mars 1851
Aujourd’hui samedi, notre R.P. Allard termine
les deux cadrans solaires; les hommes défont les
échafauds. Ce bon Père a eu beaucoup de misère
à amener son travail à sa fin, vu qu’il l’avait
commencé tard en automne et que les ouvriers
ont traîné le travail qu’ils devaient faire tel que le
plastrage, peinturage, etc... Enfin, aujourd’hui,
nous avons le plaisir de voir le travail bien achevé et bien joli; de plus, c’est commode pour nous
et pour toute la ville.
ASCO, Extraits des chroniques rédigées par Mère
Bruyère.