11. LES USAGES PROTESTATAIRES DU DROIT

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11. LES USAGES PROTESTATAIRES DU DROIT
11. LES USAGES PROTESTATAIRES DU DROIT
Éric Agrikoliansky
in Éric Agrikoliansky et al., Penser les mouvements sociaux
La Découverte | Recherches
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Agrikoliansky Éric, « 11. Les usages protestataires du droit », in Éric Agrikoliansky et al., Penser les mouvements
sociaux
La Découverte « Recherches », 2010 p. 225-243.
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2010
pages 225 à 243
11
Les usages protestataires du droit
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Les mouvements sociaux ont presque toujours affaire au droit. Parce
qu’ils visent à changer la légalité, parfois au nom de principes supérieurs
ou de droits fondamentaux, et parce que protester engage une confrontation au droit, notamment lorsque les activistes doivent se protéger de la
répression ou faire face à des poursuites judiciaires. Si les protestataires
se mobilisent le plus souvent contre le droit, ils peuvent également le
faire avec et par le droit. Les normes juridiques constituent des
contraintes, mais elles peuvent aussi être des instruments de lutte et
d’émancipation pour les groupes dominés : « Parce que l’État agit par le
droit », écrit Abel, « l’État peut être contraint par le droit » [Abel, 1998,
p. 69]. Le droit, comme langage et comme moyen d’action, est potentiellement une puissante grammaire pour penser les injustices, construire des
griefs et exprimer des revendications. L’ordre juridique est aussi un
espace propice à la publicisation des causes, à travers le recours aux institutions judiciaires et au procès notamment. Ce recours contestataire au
droit ne va néanmoins pas de soi. Univers socialement sélectif, intimement lié à l’État et aux processus de domination, le droit et le judiciaire
restent relativement hermétiques aux usages profanes, surtout lorsqu’ils
visent à contester l’ordre social. Il faut alors comprendre les conditions
de possibilité de ce « jujitsu symbolique » [Scott, 2008, p. 112] par lequel
la force des normes dominantes peut-être retournée contre les détenteurs
du pouvoir et protéger ceux qu’elle est censée contraindre. Ces questions
sont au cœur des travaux qui portent sur les usages subversifs du droit. Il
faut cependant, avant de les aborder, brosser un rapide tableau de ce
champ de recherches, diversifié et foisonnant depuis deux décennies aux
États-Unis et en France.
La question du droit occupe en effet une place paradoxale dans la
sociologie anglo-saxonne des mouvements sociaux. Certes, de nombreux
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Eric Agrikoliansky
PENSER LES MOUVEMENTS SOCIAUX
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travaux ont abordé le recours par les mouvements sociaux aux stratégies
juridiques, par exemple à propos du mouvement des droits civiques ou du
mouvement féministe aux États-Unis [Morris, 1984 ; Mansbridge, 1986].
La question du droit est également traitée à travers celle des conséquences
des mouvements sociaux, de leurs effets sur la législation, ou plus
largement des rapports entre les États et les protestataires [cf. chapitre 12].
Cependant, à quelques exceptions près [Barkan, 1980, 1983], le droit
comme répertoire d’action collective a été peu traité pour lui-même et de
manière systématique par les analystes de la politique protestataire. La
principale cause de cet évitement réside, sans doute, dans la définition
même de l’objet « mouvement social » par les analystes du « processus
politique » ou de la « contentious politics ». Comme l’ont fait remarquer
Burstein [1991] et McCann, [2006], la définition actuellement dominante
de l’action collective met l’accent sur le caractère non-institutionnel des
stratégies employées par les contestataires. Les mouvements sociaux sont
ainsi supposés être principalement le fait d’outsiders du système politique
contraints de s’exprimer dans la rue, par l’illégalisme et des stratégies de
perturbation de l’ordre politique et social [Tilly, 1984a]. Or, le recours au
droit constitue au contraire une forme d’action conventionnelle qui ne
relèverait donc pas du répertoire d’action des mouvements sociaux et
caractériserait plutôt les groupes bien insérés dans le système politique,
comme les groupes d’intérêts ou les « advocacy groups ».
C’est donc une autre tradition de recherche, qui a longtemps peu dialogué avec la sociologie des mouvements sociaux, qui constitue le foyer
le plus actif de réflexion sur le sujet. Les « socio-legal studies » qui articulent aux États-Unis études juridiques et sciences sociales [notamment
autour du mouvement Law and Society, cf. Vauchez, 2001], ont en effet
accordé davantage d’attention aux usages contestataires du droit et à leurs
effets [Handler, 1978]. Si cette discipline a été dominée dans les
années 1970 et 1980 par une conception critique de la légalité (les critical legal studies) qui minorait la contribution des luttes juridiques au
changement social, se sont cependant développées au cours des années
1990 deux courants qui placent les usages protestataires du droit au cœur
de leur propos. Le premier est incarné par les études consacrées aux legal
mobilizations, notamment porté par les travaux de McCann [1991, 1994,
2006] qui fut l’un des premiers à réévaluer l’importance du répertoire
d’action juridique dans les luttes collectives, notamment à propos des
mouvements pour l’égalité salariale entre hommes et femmes.
Parallèlement s’est constitué un second pôle de recherches : le cause
lawyering [Sarat, Scheingold, 1998a, 2006], toujours porté par des
spécialistes des études sociolégales, qui ouvre l’important chantier d’une
sociologie de l’engagement des juristes dans la défense de causes.
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En France, un intérêt similaire pour le droit dans les mouvements
sociaux s’est développé [Israël, 2003], à la fois à travers l’importation
des débats et des propositions de la sociologie américaine du droit et du
cause lawyering [Israël, 2001 ; Pélisse, 2005] mais aussi par le développement de recherches originales, notamment, sur les mobilisations des
professions judiciaire en temps de guerre [à propos de la Résistance,
voir Israël, 2005] ou dans les luttes anticoloniales [Blévis, 2003], sur les
discours et les pratiques juridiques dans les mouvements de défense des
droits de l’homme [Agrikoliansky, 2002], des droits des étrangers
[Mathieu, 2006] ou des mouvements de « sans » [Mouchard, 2003], sur
les recours au droit et aux juristes dans les conflits du travail et dans les
syndicats [Willemez, 2006]. Par ailleurs, l’émergence de travaux articulant l’analyse de la construction des problèmes publics et la sociologie
des mouvements sociaux a récemment contribué à étendre le champ
d’étude des usages protestataires du droit [Henry, 2007 ; Latté, 2008].
L’analyse du répertoire d’action juridique des mouvements sociaux
constitue donc un chantier dynamique aux États-Unis et en France
depuis deux décennies. Deux questions qui sont au centre de la
réflexion permettent d’en restituer les principaux développements. La
première porte sur l’effectivité du recours au juridique : quels sont les
effets du droit et quelles sont les limites, voire les risques, des stratégies légales ? La seconde porte sur les conditions dans lesquelles les
mouvements sociaux peuvent se saisir du droit. Quelles ressources et
quels contextes favorisent, ou tout simplement rendent possible, le
recours à des actions juridiques et quelles conditions permettent la
mobilisation des professionnels du droit ?
AU RISQUE DU DROIT : EFFECTIVITÉ ET LIMITES
DES STRATÉGIES JURIDIQUES
À quoi sert le droit pour les mouvements sociaux et dans quelle
mesure le recours à la légalité peut-il constituer une stratégie efficace
de lutte ? Si la question mérite d’être posée, c’est qu’une conception de
l’inutilité, voire de la dangerosité, du droit a dominé la sociologie anglosaxonne du droit jusqu’aux années 1990. Les critical legal studies, qui se
sont développées outre-atlantique dans les années 1970 et 1980 [Sarat,
Silbey, 1987], ont en particulier affirmé une vision critique et sceptique du
droit qui rompait avec l’illusion positiviste de son efficacité intrinsèque et
de sa portée régulatrice. Elles se sont structurées autour de la dénonciation
des impasses d’une adhésion au « mythe du droit » [Scheingold, 1974].
Lointain écho de l’analyse marxiste de la loi bourgeoise comme
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expression et instrument de la domination capitaliste [Spitzer, 1983], qui
a pu conduire à une forme de « legal nihilism » [Hunt, 1981] au sein des
mouvements sociaux eux-mêmes, ces travaux ont fortement critiqué la
capacité des stratégies légales à changer la société et à réduire les
inégalités [pour une synthèse de ces critiques, voir McCann, 1991].
Croire au mythe du droit n’est-ce pas pour les dominés risquer de se
perdre dans des luttes judiciaires vaines et coûteuses, qui les
détourneraient de leurs vrais objectifs et ce d’autant plus que le système
judiciaire favoriserait tendanciellement les élites [Barkan, 1980,
Galanter, 1974] ? L’un des arguments principaux de cette critique est que
les décisions judiciaires n’ont pas, à elles seules, la capacité à changer
l’ordre social. C’est ainsi que Rosenberg [1991] a montré que les
décisions de la Cour suprême américaine condamnant les inégalités
raciales « n’eurent aucun effet pour faire cesser la discrimination dans
les domaines clés de l’éducation, du vote, des transports […]. Des
jugements courageux ont été rendus, mais rien n’a changé » [Rosenberg,
1991, p. 70-71].
À partir des années 1990, la réévaluation des effets du droit par la
sociologie anglo-saxonne des legal mobilizations, sous l’impulsion
notamment des travaux de McCann, a permis d’écarter au moins partiellement ces objections. Ce dernier adopte une approche constitutive
du droit plus attentive à ses usages ordinaires pour interpréter, agir,
résister ou protester dans des situations conflictuelles [McCann, 1994],
notamment inspirée par le développement à la même période des legal
consciousness studies [Ewick, Silbey, 1998]. Dans cette perspective, la
question des effets ne peut se limiter à celle de l’efficacité directe des
normes et des jugements. Posée en ces termes, elle ignore en effet une
dimension essentielle : quelles sont les conséquences du recours au
droit sur la dynamique des mobilisations elles-mêmes ? Ce qui importe
c’est moins la capacité directe des stratégies judiciaires à changer la
société, que leurs conséquences indirectes – ce que Galanter [1983]
appelle les « radiating effects » – sur les représentations des victimes
de l’injustice et sur leur capacité à protester publiquement. Le droit
peut en ce sens constituer un support essentiel à l’émergence des
conflits, à la généralisation des griefs et à la diffusion des mobilisations, mais aussi une stratégie efficiente pour négocier concrètement,
auprès des adversaires ou des pouvoirs publics, et obtenir gain de
cause. Expliciter les effets des stratégies juridiques ne doit cependant
pas conduire à en ignorer les limites et notamment l’effet de désaisissement que peut produire pour les profanes l’entrée dans l’univers du
droit.
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Le recours au droit peut en premier lieu jouer un rôle essentiel dans
l’émergence des protestations en contribuant à transformer les perceptions ordinaires du juste et de l’injuste du normal et de l’inacceptable.
La réflexion de Gusfield [2009] sur la construction des problèmes
publics et sur la contribution de la loi à la constitution d’un ordre moral,
incite en effet à envisager le potentiel protestataire du droit. S’il fixe la
limite entre le normal et le pathologique, il peut être utilisé par les
citoyens pour redéfinir ces frontières et fonder leurs revendications.
La formulation en termes juridiques d’un préjudice permet en effet
en premier lieu à des victimes d’énoncer des griefs qui n’étaient pas
perçus comme tels et de les dénoncer comme des injustices. Le droit
constitue un langage et une procédure pour nommer des préjudices
(naming) ; pour en identifier les causes ou les responsables (blaming) ;
et pour agir publiquement en réclamant réparation ou sanction (claiming) [Felstiner, Abel, Sarat, 1991]. Le cas de la politisation de la
protestation contre les effets de l’amiante dans la France des années
1980 étudié par Henry (voir encadré) constitue une excellente illustration de ce pouvoir de mise en cause (voir aussi les travaux de Latté
[2008] sur les « victimes »).
Rendre visible l’injustice :
le cas de l’amiante en France dans les années 1980
Henry [2005, 2007] a mis en évidence comment le droit et les procédures
judiciaires ont constitué un puissant moteur de l’émergence du « scandale de
l’amiante ». Il montre en particulier le rôle déclencheur joué par le dépôt d’une
plainte contre X par quatre veuves d’enseignants du lycée professionnel de
Gérardmer, en juin 1994. Cette plainte change d’abord la formulation du problème de l’amiante qui était jusqu’alors pensé comme une maladie
professionnelle, fatalité certes douloureuse mais faisant partie des risques naturels, donc acceptables, de la vie professionnelle. La plainte requalifie le grief en
désignant un « homicide involontaire », formulation qui dénaturalise le préjudice
désormais caractérisé comme le résultat inacceptable d’une faute. Dans le même
mouvement, elle oriente l’action vers la recherche de responsables : qui sont
ceux qui ont permis à l’amiante de tuer (industriels, pouvoirs publics, experts) ?
Le second temps est celui de la publicisation. La plainte de 1994 déclenche en
effet l’intérêt des médias qui contribuent au développement de ce « véritable
scandale de santé publique ». Avant cette date plusieurs enquêtes sur l’amiante
avaient été menées par des journalistes, mais aucune n’avait abouti. La procédure judiciaire relance l’intérêt pour le problème. Non seulement la plainte rend
visible le litige, mais elle officialise surtout les victimes dans leur statut, les journalistes pouvant dès lors sans crainte parler d’homicide, puis d’empoisonnement
(à partir de nouvelles plaintes en 1996), puisque ces termes sont retenus par les
tribunaux et, ce faisant, attestés par l’institution judiciaire.
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Droit et construction des causes
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La perception du préjudice et de l’injustice ne suffit cependant pas.
L’émergence de comportements protestataires réclame en effet en second
lieu une transformation de la conscience des « victimes » : l’action collective doit être perçue comme un moyen de faire cesser l’injustice. Or,
comme l’ont souligné Piven et Cloward revendiquer ses droits constitue
justement le vecteur d’une telle prise de conscience, puisque cela développe « un nouveau sens de l’efficacité : les gens qui se considèrent
ordinairement comme impuissants en viennent à considérer qu’ils ont la
capacité de changer leur sort » [1977, p. 4]. McAdam [1982] a en particulier souligné l’effet de « libération cognitive » qu’ont pu produire les
décisions judiciaires dans les mouvements des droits civiques aux ÉtatsUnis. En délégalisant la ségrégation raciale dans les états du Sud, la Cour
suprême n’a certes pas contribué à faire cesser directement les pratiques
discriminatoires, mais au moins à officialiser l’idée qu’il était possible et
efficace de les contester. Dans un autre domaine, les recours introduits
aux États-Unis, dans les années 1970, pour la légalisation du mariage
entre personnes de même sexe illustrent de la même façon ce qu’on pourrait appeler la « capacité habilitante » du droit. Cause improbable, très
largement stigmatisée dans le climat homophobe qui domine les débats
sur la sexualité aux États-Unis, le premier recours mené devant la Cour
d’appel de l’État de Washington (Singer v. Hara, mai 1974) se solde
certes en première analyse par un échec : la cour statue que la législation
de l’État permet d’interdire le mariage entre personnes de même sexe.
Pourtant l’impact de cette première tentative sur le développement ultérieur des mouvements homosexuels fut essentiel [Barclay, Fischer, 2006].
Elle constitua une sorte de « manuel d’instruction » [ibid., p. 94] pour les
organisations gays et lesbiennes, la publicité de la procédure et du dossier
facilitant notamment la circulation de l’information entre des groupes qui
restaient isolés et peu connectés. Elle fut aussi et surtout une manière de
protester publiquement contre la définition dominante du mariage et de
« contester la définition socialement acceptée de la sexualité » [ibid.,
p. 90], contribuant à diffuser auprès de la communauté homosexuelle
l’idée qu’il était possible de lutter collectivement contre l’ordre symbolique et moral défini par des normes hétérocentrées.
Instrument de mobilisation des victimes et de cadrage de l’injustice,
les stratégies juridiques constituent en troisième lieu un vecteur de
généralisation des revendications qui peut contribuer de manière décisive au développement d’un mouvement social.
D’abord parce que l’espace judiciaire est une arène propice à la
publicisation et à la mobilisation des soutiens. Comme l’a suggéré
Lipsky « l’essence même de la protestation politique consiste à mobiliser des tiers dans des conflits dans un sens qui soit favorable aux
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objectifs des protestataires » [Lipsky, 1968, p. 1153]. Or, le procès
constitue une scène publique, une tribune permettant de saisir les
médias et l’opinion publique, d’interpeller les acteurs politiques et de
mobiliser – voire de mettre en cause – les autorités publiques. Polletta
a ainsi montré, à propos du mouvement pour les droits civiques américains de l’après-guerre, comment la publicité et l’oralité des débats qui
structurent les rituels judiciaires avaient contribué à rendre visible les
« mécanismes de la suprématie blanche » dans un État comme le
Mississippi et à contraindre les autorités locales à « reconnaître et justifier » ces logiques ordinaires de la ségrégation, offrant la preuve
visible de leur existence et incitant du coup les autorités fédérales à
intervenir [Polletta, 2000]. Ce détournement de la sphère du procès, qui
substitue au juge le tribunal de l’opinion, qui fait entrer physiquement
le public dans le prétoire et qui publicise par tous les moyens le déroulement de la procédure, constitue un ressort ancien de politisation du
procès et de transformation d’un cas singulier en « affaire », dont
Karpik [1995] a pu montrer qu’il contribua à l’émergence dans la
France du XVIIIe siècle d’un espace public de critique du pouvoir caractéristique du libéralisme politique moderne.
Cette capacité généralisante du discours juridique ne se limite pas
au procès, mais renvoie aussi aux propriétés mêmes du discours juridique, dans ou hors des tribunaux. Comme le souligne Bourdieu : « Le
droit est la forme par excellence du pouvoir symbolique de nomination
qui crée les choses nommées et en particulier les groupes » [1986,
p. 13]. Le langage du droit peut donc contribuer à produire des catégories identitaires, ou plutôt à les formuler de telle manière qu’elles
puissent constituer le support d’une mobilisation. Les procédures judiciaires menées par les Indiens Salish de l’État de Washington dans les
années 1960 et 1970 [Anderson, 1987] illustrent comment une plainte
portant apparemment sur des enjeux matériels (les droits de pêche) a pu
servir de support à une revendication identitaire fondée sur la réinvention d’une tradition. L’activisme judiciaire des chrétiens évangélistes
aux États-Unis dans les années 1980 et 1990 manifeste également
comment en investissant les prétoires et en formulant leurs revendications en termes de droits (à pratiquer son culte, à diffuser ses opinions)
ces mouvements contribuèrent à infléchir la représentation du groupe
au nom duquel ils s’exprimaient : une majorité silencieuse aux droits
bafoués, et non une minorité réactionnaire, qui aspire à la simple application du principe d’égalité – par exemple enseigner le créationnisme
au même titre que les théories de l’évolution [Den Dulk, 2006].
Enfin, comme l’ont souligné McAdam, Tarrow et Tilly [2001], la
diffusion d’un mouvement social passe par un processus de « scale
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shift » qui procède de la délocalisation des griefs et de la production de
catégories d’injustice pouvant opérer dans des situations potentiellement hétérogènes. Là encore le droit peut constituer l’instrument d’une
telle montée en généralité, notamment en fournissant des principes
d’équivalence qui permettent la construction de catégories d’injustice
larges et polysémiques. « L’abstraction universalisante » du droit
[Sabbagh, 2003] fut ainsi un puissant vecteur de diffusion et d’unification des revendications des minorités aux États-Unis dans l’après
guerre, permettant d’articuler des revendications hétérogènes : discriminations raciales, guerre du Vietnam, droits d’autres minorités,
participation des citoyens aux décisions politiques [Polletta, 2000]. De
la même manière, l’Affaire Pinochet [Sikkink, 2005] manifeste
comment la référence à des normes ayant une vocation à l’universel (les
droits de l’homme) facilite l’exportation internationale de revendications qui trouvent alors un large écho auprès de mouvements aux
références idéologiques et aux ancrages géographiques divers.
Le droit comme tactique de confrontation et moyen de pression
Le recours à la légalité peut donc jouer un rôle central dans la
constitution d’un mouvement de protestation. Les stratégies juridiques
ne concernent cependant pas la seule mise en forme des demandes des
protestataires. Elles ne se limitent pas non plus à la phase de construction d’un mouvement social. Elles ouvrent en effet des opportunités
bien réelles d’actions aux mouvements sociaux leur permettant de faire
pression sur leurs adversaires ou d’influer sur la production des politiques publiques.
L’étude des mobilisations pour l’égalité salariale entre hommes et
femmes aux États-Unis par McCann [1994] montre ainsi comment le
droit peut être un moyen d’action particulièrement efficace pour
obtenir des concessions des adversaires. Certes, l’effet du droit reste
souvent indirect : dans le cas des procès intentés par des salariées à
leurs employeurs, rares furent les victoires éclatantes et la mise en
œuvre des décisions positives resta incertaine. La menace du recours au
judiciaire a néanmoins joué un rôle central dans ce mouvement. Les
premières décisions favorables servirent de précédent : elles montraient
que les poursuites étaient possibles et pouvaient aboutir à la condamnation des employeurs. Dès lors, le risque de devoir faire face à des
poursuites longues et coûteuses, en temps, en argent, mais aussi en
« image » pour des entreprises poursuivies pour discrimination, incita
nombre d’employeurs à préférer la voie de la négociation à celle de
l’affrontement.
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Au-delà de cet effet de dissuasif, le droit offre également la possibilité
d’enrôler dans des conflits privés un allié potentiel de poids : l’État. En
France, le recours au droit lors des conflits du travail illustre la façon dont
la mobilisation de la puissance normative de l’État permet aux salariés de
peser sur le travail de définition de la situation qui est fréquemment au
cœur du conflit : qui est dans son droit ? Alors que les salariés se trouvent
placés dans un rapport de force défavorable, le recours au droit du travail
leur permet d’enrôler des institutions (prud’hommes, inspection du travail)
qui contribuent à la fois à désingulariser le conflit et à rappeler la norme
aux employeurs [Pélisse, 2009].
Le droit offre enfin la possibilité d’agir contre l’État. Le langage du
droit, et ce bien au-delà du judiciaire, constitue en effet un moyen pour
formuler des revendications en des termes prenant sens pour les autorités étatiques et susceptibles, ce faisant, de peser concrètement sur les
politiques publiques. Pour la défense des étrangers dans la France
contemporaine, le droit a ainsi d’abord été un moyen particulièrement
efficient pour activer les différents dispositifs de contrôle interne à
l’administration. L’annulation par le Conseil d’État en décembre 1978
d’un décret restreignant le regroupement familial, à la suite d’un
recours formé par le GISTI, en constitue le meilleur exemple. Non seulement cet arrêt permit d’invalider une décision ministérielle, mais il
marqua aussi la reconnaissance par la plus haute instance administrative d’un principe général du droit (le « droit de mener une vie familiale
normale »). En outre, l’usage routinier du droit par les conseils juridiques des associations mobilisées [Agrikoliansky, 2002] donne à
celles-ci accès à la négociation des modes d’application des politiques
publiques. En rappelant la règle de droit aux fonctionnaires des guichets de préfectures, qui parfois multiplient les obstacles à l’obtention
de droits par les étrangers [Spire, 2005], en usant du recours hiérarchique qui permet de faire intervenir les autorités administratives
supérieures, ou enfin en constituant des dossiers juridiquement étayés
pour défendre au cas par cas les plaignants, les associations parviennent à redéfinir les critères d’application du droit et des politiques
publiques — par exemple en négociant les délais permettant à un étranger en situation irrégulière de demander sa régularisation, ou en
multipliant la liste des exceptions à la règle.
Les risques du droit
Envisager les effets du recours au droit ne doit cependant pas aveugler
sur les limites des stratégies juridiques dans l’action protestataire. Ce
serait passer d’une illusion – celle de l’impotence – à une autre – celle
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de l’omnipotence. À l’inverse, le recours au droit par les mouvements
sociaux se heurte à des obstacles qui touchent justement sa capacité à
accompagner l’expression collective d’un mécontentement.
D’abord, parce que la transformation d’un conflit en « litige » juridique peut contribuer à dessaisir les acteurs de leur maîtrise du conflit.
Comme le souligne Bourdieu [1986] : « L’entrée dans l’univers juridique s’accompagne d’une redéfinition complète de l’ordinaire et de la
situation même qui est l’enjeu du litige juridique » [p. 10]. Il faut en
particulier souligner les risques qui naissent de la retraduction du litige
en questions techniques (et obscures) et de la propension des juristes et
des tribunaux à juger les procédures alors que les acteurs pensent sur le
fond. Un autre décalage est d’ordre temporel, le temps du litige judiciaire étant beaucoup plus lent que celui du conflit réel. Le cas des
mobilisations judiciaires des victimes de la pollution atmosphérique au
Japon, étudiées par Kidder et Miyazawa [1993], ou encore le cas de
l’amiante déjà évoqué, suggèrent que les demandes de réparation adressées à la justice risquent souvent dans les cas de préjudice corporel
d’aboutir trop tard – lorsque les dommages sont déjà irréparables ou
lorsque les victimes sont mortes.
Ensuite, en déplaçant le règlement du litige du terrain de l’affrontement politique à celui du tribunal, les protestataires prennent le risque
de voir dénier la légitimité de leur protestation, mais aussi de la cause
qu’ils défendent. Barkan [1980] a ainsi montré, pour le cas des mouvements antinucléaires américains des années 1970, que les échecs des
recours devant les tribunaux contre l’installation de centrales nucléaires
ne furent pas qu’une défaite légale, mais surtout un coup fatal porté aux
mouvements antinucléaires : non seulement leurs actions (occupation
de sites, blocages, etc.) étaient officiellement déclarées illégales, mais
les opérations qu’ils contestaient (la construction de centrales) étaient
du même coup légitimées par les tribunaux.
En dernier lieu, l’un des principaux risques du droit réside dans la
difficulté à construire des catégories générales à partir de cas épars,
processus pourtant essentiel pour la fonction de généralisation du droit.
La désingularisation des litiges juridiques est moins le résultat mécanique
de la juridicisation d’un conflit qu’un terrain de lutte toujours incertain. Les
mobilisations juridiques menées à propos des conditions de séjour des
étrangers en France dans les années 1980 et 1990, montrent que les
autorités publiques réussissent le plus souvent à imposer une logique de
négociation au « cas par cas ». Dans ce cadre, les seuls arguments que
peuvent mobiliser les protestataires, pour avoir des chances de voir aboutir
leurs revendications, relèvent du registre de l’exception et du singulier, ce
qui désamorce les tentatives pour construire une argumentation politique
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générale et interdit aux victimes elles-mêmes de penser leur situation sur
un autre mode que celui du malheur privé [Agrikoliansky, 2003]. De la
même manière, devant les tribunaux l’invocation de principes généraux
(droits fondamentaux, principes moraux, etc.) porte moins que la
mobilisation du droit positif applicable au cas singulier qui est jugé [Osiel,
1995 ; Israël, Mouralis, 2005]. Le recours au droit impose donc souvent
une tyrannie du singulier : l’efficacité du droit à protéger un individu se
construisant contre sa capacité politique à généraliser les griefs. À
l’exception de la stratégie de rupture promue par exemple par Vergès, qui
consiste à sacrifier la victime à la cause (en refusant de jouer le jeu du
procès qui se transforme exclusivement en tribune politique), c’est souvent
la cause qui est sacrifiée au profit de la victime. Si les grandes affaires
politiques sont rares c’est que les conditions pour qu’un individu fasse
cause sont difficiles à réunir. Lorsqu’elles le sont, la forte personnalisation
des procédures judiciaires constitue toujours un risque, comme l’illustre
parfaitement le cas de Norma McCorvey, cette jeune femme dont la plainte
aboutit en 1973 à la légalisation de l’avortement par la Cour suprême des
États-Unis (Roe v. Wade, 1973), qui après s’être convertie au catholicisme,
rejoignit le mouvement anti-avortement et tenta de faire rouvrir l’affaire
pour demander l’annulation de l’arrêt de 1973…
LES CONDITIONS DU RECOURS AU DROIT :
CONTEXTES ET RESSOURCES
Une seconde série de questions concerne les conditions dans lesquelles les mouvements sociaux recourent au droit. Comment en effet
expliquer que dans certaines mobilisations, le droit et le judiciaire
constituent des répertoires d’action centraux, alors que dans d’autres
les stratégies juridiques sont délaissées ? Cette interrogation redouble
et prolonge la réflexion sur les limites du droit. Elle ne s’y limite cependant pas. Elle conduit aussi à interroger les différences nationales qui
affectent la disponibilité du droit. En effet, si l’usage protestataire du
droit semble courant aux États-Unis, il est bien moins fréquent en
Europe ou encore dans les pays d’Amérique latine, même si les études
quantitatives manquent pour valider totalement ce constat.
On peut formuler deux hypothèses qui permettent d’expliquer ces
variations et d’éclairer les conditions dans lesquelles le droit peut
constituer un répertoire d’action protestataire. La première porte sur la
nature des contextes, institutionnels, juridiques, mais aussi politiques et
culturels, qui affecte la disponibilité des stratégies judiciaires. La
seconde porte sur les ressources et les dispositions nécessaires pour
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LES USAGES PROTESTATAIRES DU DROIT
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PENSER LES MOUVEMENTS SOCIAUX
recourir à des stratégies légales, et pose en particulier la question des
conditions de mobilisation des professionnels du droit.
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Une hypothèse formulée par les travaux portant sur le cause lawyering analyse le recours au droit comme étant fonction du degré
d’accessibilité des systèmes juridiques nationaux aux demandes des
protestataires. Ce schéma d’analyse, qui reste d’ailleurs peu systématisé, visait initialement à appréhender dans une perspective comparée
l’usage du droit par des mouvements sociaux inscrits dans des
contextes politiques très différenciés, des démocraties aux dictatures.
L’hypothèse initiale est simple : le cause lawyering est particulièrement
susceptible de se développer dans les systèmes politiques démocratiques libéraux dans lesquels les opposants bénéficient à la fois de
droits politiques substantiels et d’un réel accès au système judiciaire
[Sarat, Scheingold, 1998b]. La simple opposition entre démocratie et
autoritarisme, certes suggestive, reste évidemment trop schématique.
L’accessibilité et le degré de contrôle de la justice reste en effet très
variable, même dans les démocraties. Abel [1998] propose ainsi plutôt
de penser sur un continuum, dans et hors des démocraties, l’ensemble
des facteurs contextuels qui offrent aux activistes des opportunités
d’action juridique. Ces facteurs concernent en premier lieu la structure
des systèmes juridiques nationaux qui conditionne l’accessibilité du
judiciaire. Le cas américain (voir encadré) constitue l’idéal-type d’un
système juridique favorisant un tel usage protestataire, marqué tant par
l’indépendance des juges et des jurys, que par la portée que confèrent
les principes de la common law à leurs décisions.
Le système judiciaire américain :
un contexte favorable aux legal mobilizations
Plusieurs traits structurels semblent favoriser le recours aux stratégies
judiciaires dans le système américain. À l’inverse des systèmes où prévaut un
« droit civil », comme en Europe continentale où le droit est fortement codifié et
où l’activité des cours repose pour l’essentiel sur l’application de la législation,
le système de la common law d’origine britannique qui caractérise le droit nordaméricain permet des stratégies fructueuses de litigation. Reposant sur le principe
du précédent (stare decisis) qui donne à la jurisprudence des tribunaux une
importance considérable dans l’interprétation des normes, il permet de constituer
des affaires singulières en test case susceptibles de transformer durablement les
conditions d’application de la loi. De plus, la possibilité pour les tribunaux de
mener un contrôle de constitutionnalité a posteriori, leur permettant d’invalider
une disposition législative, accroît considérablement la portée de leurs décisions.
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Une « structure des opportunités juridiques » ?
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Cette dimension structurelle reste cependant insuffisante, dans la
mesure où elle n’explique pas la variabilité historique du recours dans
un même système juridique au droit par les mouvements sociaux. Une
seconde dimension du contexte reflète des facteurs moins simplement
objectivables qui définissent l’ouverture du système judiciaire aux
revendications protestataires. McCann et Dudas [2006] ont ainsi
montré que les années 1950-1980 avaient constitué aux États-Unis une
séquence de forte réceptivité du système judiciaire aux demandes des
mouvements sociaux. Selon eux, cette réceptivité a été favorisée, à la
fois, par la croissance de la référence aux droits fondamentaux et à
l’égalité dans les arènes politiques fédérales (au Congrès, dans les
partis), mais aussi par les politiques interventionnistes menées par les
administrations présidentielles, notamment le soutien au « public interest groups » intervenant dans les politiques de déségrégation dans les
états du Sud, ou encore par la nomination à la Cour suprême de juges
libéraux. L’ensemble de ces tendances ont favorisé le développement
d’un « right-based constitutionnalism » au sein d’une magistrature
devenue majoritairement favorable aux revendications en termes d’égalité émanant des minorités Cependant, McCann et Dudas soulignent
que les années 1980 et 1990 sont marquées par une contraction de ces
opportunités, notamment par un « tournant à droite » de la magistrature
américaine, constat qui vient nuancer l’hypothèse d’une juridicisation
inexorable de la politique contestataire.
Ce schéma d’analyse est parfaitement transposable à la France. Les
années 1970 et 1980 se caractérisent ainsi par une ouverture similaire du
système judiciaire aux revendications des mouvements sociaux. Elle
reflète la politisation et la mobilisation des professions judiciaires à
travers la création de syndicats d’avocats et de magistrats ou l’expérience
des « boutiques de droit », et l’émergence d’une réflexion critique autour
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C’est dans ce cadre que les mouvements sociaux américains ont pu mener
des stratégies judiciaires couronnées de succès devant la Cour suprême des
États-Unis, par exemple à propos de la lutte pour les droits civiques et la déségrégation, avec l’arrêt Brown v. Board of Education of Topeka de 1954 qui
invalida une loi autorisant la ségrégation scolaire, ou encore dans la lutte pour le
droit des femmes avec l’arrêt Roe v. Wade de 1973 qui déclara illégales les
entraves à l’avortement.
La possibilité de plaintes collectives (class action) facilite enfin le recours
au droit pour exprimer des griefs collectifs, tout comme l’existence d’un droit de
jury nullification qui permet aux jurés de ne pas condamner, même si les preuves
de la culpabilité sont réunies, et facilite les stratégies de désobéissance civile alimentées par l’espoir d’une clémence des jurys populaires [Barkan, 1983].
PENSER LES MOUVEMENTS SOCIAUX
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des enjeux du droit, de la répression et de la prison (notamment autour
des travaux de Foucault et de la création du Groupe d’information sur les
prisons en 1971). Parallèlement l’investissement par les partis de gauche
du thème des droits et libertés publiques [Agrikoliansky, 2004, 2005a] a
contribué à placer les questions juridiques au cœur des stratégies étatiques, la garantie de l’État de droit devenant l’un des premiers objectifs
de la gauche au pouvoir dans les années 1980 [Chevallier, 1999]. Ces
processus ont conduit à relégitimer le recours au droit comme stratégie
de défense et de conquête sociale, comme en témoigne le recours massif
à compter de cette période par les syndicats aux services d’avocats
[Willemez, 2006], le renouveau des mouvements de défense, nationale
ou internationale, des droits de l’homme ou encore l’émergence de mobilisations sectorielles, par exemple à propos des étrangers avec la création
du GISTI [Israël, 2003], s’appuyant explicitement sur l’arme du droit
[Lascoumes, 1996].
L’analyse comparative du recours au droit montre donc l’importance
des environnements et des contextes dans lesquels agissent les mouvements. Si comme l’a souligné Israël [2001] il serait tentant de décrire
de cette façon une « structure des opportunités juridiques » pour analyser le degré d’accessibilité au droit, il faut cependant prendre garde à
ne pas emprunter au concept éponyme sa rigidité [voir chapitre 2 de ce
volume]. D’abord, parce que la complexité des systèmes judiciaires et
normatifs, nationaux et internationaux, rend illusoire de décrire sous la
forme d’une structure stable et cohérente l’ensemble des opportunités
ouvertes à l’action judiciaire. La justice et le droit ne constituent pas un
ensemble homogène s’appliquant uniformément à tous, mais sont des
systèmes complexes dont les différents secteurs (par branche de droit)
et les différents niveaux de juridiction constituent une mosaïque d’opportunités nationales, mais aussi internationales. En outre, il ne faut pas
confondre juridicisation et judiciarisation [Pélisse, 2009]. Le recours à
l’expertise juridique ne passe pas forcément, ni même majoritairement
par la saisine des tribunaux. La mise à disposition de conseils juridiques pour de larges groupes de « victimes », l’aide juridique apportée
aux militants, et la négociation juridique avec les administrations ou
avec les adversaires, représentent des formes de mobilisation du droit
moins sensibles aux données structurelles évoquées.
Le modèle des opportunités juridiques pèche en second lieu par
l’équation trop mécanique qu’il postule entre ouverture du système
judiciaire et recours au droit. De nombreux exemples montrent en effet
que la rétraction des libertés publiques et la mise en place d’une politique de répression judiciaire des mouvements sociaux peut aussi avoir
pour effet de renforcer la protestation contre l’État en transformant
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l’espace judiciaire en cible de la protestation, voire en arène de mise en
cause du pouvoir. Comme on l’a déjà suggéré le procès constitue un
espace qui peut contribuer à placer le juge, le tribunal et l’État luimême sous le feu de la critique publique. L’affaire Dreyfus en constitue
un excellent exemple : c’est en se saisissant des opportunités ouvertes
par le procès intenté en 1898 contre Zola que se développe un mouvement qui, au-delà du cas de Dreyfus, met directement en cause l’armée
et la justice. L’histoire politique contemporaine offre de nombreuses
illustrations de la façon dont cette partition séminale va se rejouer
[Baruch, Duclert, 2002], de la guerre d’Algérie aux mouvements féministes (en France lors du procès de Bobigny en 1972 qui devint le
procès de la loi contre l’avortement) en passant par la lutte contre le terrorisme, en Allemagne notamment (voir encadré). Les stratégies de
désobéissance civile analysées par Barkan [1980] relèvent de la même
logique. Adoptées par de nombreux mouvements sociaux aux ÉtatsUnis (mouvements féministes, travailleurs agricoles, mouvements
contre la guerre du Vietnam, antinucléaires, etc.), elles conduisent des
protestataires à sciemment violer la loi, pour susciter des poursuites
judiciaires, tenter d’exploiter le procès et sa publicité et mettre en cause
la définition dominante de la légalité.
Un procès politique : la Fraction armée rouge à Stammheim
Audren et Linhardt [2008] ont montré, à propos du procès en RFA des
membres de la Fraction armée rouge jugés à Stammheim (1975-1977), comment
des activistes pouvaient puiser dans l’arsenal du droit positif pour retourner le
droit contre l’État. Alors même qu’ils mènent une action illégale et violente, les
membres de la Fraction armée rouge : « considèrent qu’ils peuvent faire un
usage stratégique des droits qu’on feint de leur octroyer : en revendiquant la
reconnaissance effective de ces droits, ils pensent pouvoir démontrer leur caractère chimérique […] L’objectif est donc, par le détour du droit, d’obliger l’État à
sortir du droit ou, plus exactement, de révéler qu’il se situe déjà hors du droit. »
[Audren, Linhardt, 2008, p. 1015]. Dès le début du procès de Stammheim, « les
regards du monde » convergent sur le tribunal. En dénonçant inlassablement la
dimension politique des poursuites que les autorités présentaient comme un
procès de droit commun, en multipliant les actes d’obstruction, qui allongèrent
considérablement la procédure qui dura presque deux ans, en obtenant finalement la révocation du juge pour « suspicion légitime », ils mirent en difficulté
un État contraint à appliquer au plus près les règles du droit, mais qui fut
dénoncé comme incapable de respecter le droit. L’organisation par la Fondation
Bertrand Russel pour la paix en 1978-1979 du troisième Tribunal pour la défense
des droits de l’homme (où la RFA fut symboliquement condamnée pour ses
atteintes aux droits de l’homme) manifeste que c’est paradoxalement à l’acmé de
la répression que les militants de la Fraction armée rouge parvinrent peut-être le
mieux à mettre en cause la légitimité de l’État qu’ils combattaient.
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LES USAGES PROTESTATAIRES DU DROIT
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L’analyse des environnements juridiques ne permet donc pas
d’établir clairement une structure d’opportunités permettant ou interdisant le recours au droit. Peut-être faut-il alors poser la question
différemment : qu’est ce qui permet, à certains moments, aux mouvements sociaux de se saisir du droit, même lorsque les opportunités sont
faibles ? Ce qui compte, c’est en effet moins la dimension objective des
opportunités que la capacité des acteurs à les percevoir et à les saisir
[voir chapitre 2 de ce volume]. On touche sans doute là à un point
aveugle tant des travaux de sociologie des mouvements sociaux que
ceux du droit qui n’ont guère exploré cette question s’agissant des stratégies judiciaires. On peut néanmoins formuler deux hypothèses.
La première est que le recours au droit doit se comprendre comme
le produit instable de l’insertion de chaque mouvement dans un espace
multisectoriel complexe. La disponibilité des institutions judiciaires y
joue évidemment un rôle, mais aussi l’espace de concurrence entre, ou
au sein, des organisations protestataires. Le droit peut être investi
comme un outil d’institutionnalisation de la protestation par certaines
organisations à certaines phases de développement de la mobilisation,
notamment lorsqu’il s’agit de négocier avec les pouvoirs publics. De la
même manière, le recours au droit ne peut être analysé indépendamment de l’ensemble des formes d’action disponibles pour les
protestataires et des stratégies complexes d’articulation entre formes
légalistes et actions confrontatives. Morris [1984], a ainsi pu montrer
comment la coexistence au sein du mouvement des droits civiques
américains d’avocats légalistes et de militants plus radicaux avait pu
constituer un « mariage turbulent mais viable », dans lequel l’action de
masse accompagnait une stratégie légale visant soit à protéger les activistes contre les poursuites qui leur étaient intentées, soit à réclamer
l’application du droit (notamment la déségrégation). De la même
manière, l’étude de la conflictualité du travail dans la France contemporaine [Béroud et al., 2008] suggère que le recours aux tribunaux
constitue une voie de recours pour les salariés qui reste inséparable
d’autres formes d’action qui l’accompagne ou la prolonge. C’est donc
moins sous la forme d’une rupture que sous celle d’un continuum qu’il
faut penser la place du droit dans le répertoire d’actions protestataires.
Une seconde hypothèse concerne les ressources nécessaires pour
recourir à cette forme d’action. User du droit pour protester ne va pas de
soi. La technicité du juridique et des savoir-faire qu’implique son usage,
le coût des procédures judiciaires et les risques qui en découlent constituent autant d’obstacles à un recours massif au droit par les mouvements
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Stratégies juridiques et mobilisation des professionnels du droit
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sociaux. Pour cela, les organisations doivent disposer de ressources
spécifiques et surtout pouvoir compter sur le soutien d’une catégorie
particulière : les professionnels du droit capables de parler le langage
du droit et d’agir en justice.
Si dans les démocraties le modèle libéral d’exercice du métier
d’avocat s’est construit sur la revendication d’une autonomie critique à
l’égard de l’État [Karpik, 1995], l’indépendance des avocats ne suffit
cependant pas à assurer leur propension à défendre les mouvements
protestataires. S’ils doivent se protéger des contraintes de l’État, les
avocats doivent aussi résister aux attraits du marché et, au moins,
assurer leur subsistance. En outre, le principe de neutralité à l’égard des
parties qu’ils défendent, qui fonde leur indépendance professionnelle,
constitue un puissant frein à leur investissement dans des combats partisans [Scheingold, 1998]. Loin d’être naturel, l’engagement
protestataire des juristes pose donc problème. Les travaux consacrés au
cause lawyering ont bien exploré cette question en articulant l’analyse
des incitations systémiques qui relèvent de la structure des champs juridiques et celle des prédispositions biographiques des avocats militants.
Les conditions systémiques reflètent d’abord la structuration du
champ juridique dans son ensemble. L’existence d’un champ universitaire indépendant des professions judiciaires (avocats, magistrats)
constitue notamment une condition favorable à l’affirmation d’une pratique critique du droit. C’est ce que montre a contrario le cas de
l’Argentine étudié par Meili [1998] dans lequel l’inexistence d’un
champ universitaire autonome et structuré joue très défavorablement
dans la propension au cause lawyering : la formation des professionnels du droit, dispensée par des praticiens, est fondée sur l’apolitisme
et le refus de mettre en critique le système judiciaire. Les cadres économiques d’exercice du métier d’avocats constituent une autre
condition. Aux États-Unis se sont développés, dans le sillage du mouvement des droits civiques et de l’activisme juridique contre les
discriminations [Hilbink, 2006], des « public interest firms », des « law
school clinics » ou des « legal services offices » [Trubek, Kransberger,
1998]. Ces organisations recueillent de l’aide publique, des dons privés,
ou encore l’aide des barreaux ou des facultés de droit, et salarient des
avocats véritables cause lawyers professionnalisés qui travaillent à
plein-temps avec des populations subissant des discriminations mais
n’ayant habituellement pas accès au droit.
Une seconde série de facteurs concerne les trajectoires sociales, professionnelles et militantes qui expliquent l’engagement des juristes.
L’attrait pour les causes reflète souvent des dispositions sociales et des
carrières professionnelles spécifiques. Porter [1998] a ainsi pu montrer
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LES USAGES PROTESTATAIRES DU DROIT
PENSER LES MOUVEMENTS SOCIAUX
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comment l’engagement de juristes noirs animant un cabinet militant à
Philadelphie reflétait la spécificité de leurs carrières professionnelles et
personnelles marquées par l’apprentissage de leur métier dans un
contexte où dominait une discrimination raciale qui les contraignit à
privilégier, malgré eux, des secteurs dévalorisés d’exercice du métier –
une clientèle noire et populaire victime de discrimination. Si la socialisation professionnelle joue un rôle essentiel, il faut aussi souligner
l’importance trajectoires politiques ou syndicales. Willemez [2003] a
ainsi montré que la spécialisation dans la défense des salariés des
avocats « travaillistes » reflétait une socialisation militante spécifique.
Souvent issus de milieux populaires et ayant expérimenté un engagement à gauche et à l’extrême gauche finalement abandonné, ces avocats
trouvent dans le droit du travail une manière de concilier vocation militante et réussite professionnelle.
Si l’engagement des juristes s’éclaire, il faut en dernier lieu comprendre les effets de leur engagement sur la dynamique protestataire.
Quelles places les juristes peuvent-ils occuper dans les mouvements
sociaux et dans quelle mesure leur engagement contribue-t-il à la juridicisation de ceux-ci ? La participation des juristes aux mouvements
sociaux a souvent été décrite par le courant critique de la sociologie du
droit comme un danger pour ceux-ci [McCann, Silverstein, 1998].
Adhérant aveuglément au mythe du droit, les avocats engageraient sans
discernement les mouvements sociaux dans des stratégies judiciaires
coûteuses et aux succès incertains. Ils manifesteraient en outre une
forte propension à monopoliser les fonctions de représentation et de
décision – au détriment des militants de terrain. Si plusieurs exemples
étayent ces analyses, aux États-Unis ceux des mouvements de consommateurs [Meili, 2006] ou de défense des droits des homosexuels
[Levitsky, 2006], l’hypothèse sur laquelle elles se fondent reste discutable. De nombreux indices suggèrent que la mobilisation des juristes
ne produit pas mécaniquement la juridicisation des mouvements
sociaux et la judiciarisation de leurs actions. En particulier parce que
les avocats n’adhèrent pas aveuglément au mythe du droit [cf. le travail
de Sarat et Felstiner sur les avocats spécialistes du divorce, 1989]. De
nombreux exemples montrent à l’inverse la prégnance d’une vision
mesurée et prudente, voire sceptique, du droit qui les conduit paradoxalement à être les plus attentifs aux dangers que représentent les
procédures judiciaires [Agrikoliansky, 2002 ; Mathieu, 2006]. La
contribution des professionnels du droit à la juridicisation des formes
d’action varie en fait en fonction de leurs positions, elles-mêmes évolutives, dans les organisations. McCann et Silverstein [1998] suggèrent
ainsi de distinguer trois catégories idéales typiques de juristes engagés :
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les mercenaires avocats indépendants qui interviennent ponctuellement
dans des affaires ayant une forte visibilité ; les activistes, souvent salariés, épousant la cause et l’organisation et y exerçant des fonctions de
responsabilité ; enfin les techniciens, salariés des mouvements sociaux,
qui sont cantonnés à des fonctions d’exécution. C’est dans cette dernière catégorie que les auteurs identifient les juristes les plus disposés
à défendre une vision instrumentale du droit et à imposer des stratégies
judiciaires exclusives qui valorisent leur savoir-faire et leur compétence
et ce au détriment d’autres formes d’action. À l’inverse ceux qui accèdent à des fonctions de représentations tendent à privilégier une
articulation plus étroite entre droit et action confrontative. C’est donc
paradoxalement lorsque les juristes accèdent à des positions de pouvoirs qu’ils sont les moins enclins à se limiter au droit.
Enfin, il faut souligner que dans certains cas les avocats peuvent
jouer un rôle de radicalisation des mouvements sociaux et même promouvoir des stratégies illégalistes. Hilbink [2006] a montré comment
l’investissement de jeunes juristes issus des universités des états du
Nord des États-Unis, dans des mouvements comme le SNCC (Student
Nonviolent Coordinating Committee) avait contribué à radicaliser le
mouvement des droits civiques dans les années 1960. Confrontés à la
violence de la situation dans les états du Sud dans lesquels ils constataient que la légalité était systématiquement bafouée, ils contribuèrent
à l’abandon des stratégies légalistes et à l’évolution du SNCC vers des
formes plus directes d’action qui s’accompagnèrent de l’émergence
d’une revendication en terme de « black power ». Bref, dans ce cas
comme dans d’autres, les juristes ont moins changé le mouvement, que
leur expérience de l’engagement ne les a changés eux-mêmes.
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