Pour une analyse multimodale des interactions orales: l`expression

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Pour une analyse multimodale des interactions orales: l`expression
Cadernos de Letras da UFF – Dossiê: Letras, linguística e suas interfaces no 40, p. 17-45, 2010
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Pour une analyse multimodale des
interactions orales: L’expression des
émotions dans les débats politiques
télévisuels
Catherine Kerbrat-Orecchioni
RESUMO
Considerando que durante as interações os participantes utilizam recursos de diferentes naturezas (verbal,
paraverbal, mimogestual), este artigo busca, a partir
da observação de duas sequências televisivas, descrever as formas de interação adotadas pelas partes, estabelecendo relações entre os procedimentos adotados
pelos participantes, seus propósitos e os efeitos (positivos ou negativos) por eles obtidos. Em se tratando
de momentos conflituosos, carregados de tensão e de
emoção, procura-se salientar a força que adquirem os
diferentes sinais pertencentes ao plano do dizer e ao
plano do mostrar no processo de construção de uma
imagem de/para si.
PALAVRAS-CHAVE: multimodalidade, sequência televisiva, ethos
1. Introduction
1.1. Le caractère multimodal du discours oral
L
a communication orale est multimodale : elle est d’une part multicanale (exploitant à la fois les canaux auditif, visuel et éventuellement
tactile) et d’autre part plurisémiotique, c’est-à-dire que les énoncés
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Kerbrat-Orecchioni, Catherine. ICAR, Université Lumière Lyon 2
qui s’échangent à l’oral empruntent leurs unités à deux systèmes de signes
hétérogènes: le système de la « langue », constitué d’unités verbales (lexicales
et morpho-syntaxiques), auxquelles il faut adjoindre les unités paraverbales
(prosodiques et vocales, qui tout en empruntant le canal auditif comme les
unités verbales ont des caractéristiques propres); et le système des signes non
verbaux (unités mimo-gestuelles qui empruntent le canal visuel et peuvent
se réaliser de façon autonome). Par rapport à la communication écrite, la
communication orale se caractérise donc d’abord par le fait qu’elle exploite
deux « langages » de nature radicalement hétérogène — les signes verbaux sont
auditifs et fondamentalement arbitraires, quand les signes non verbaux sont
visuels et plus ou moins motivés (présentant un degré variable d’iconicité) —
mais qui se trouvent fonctionner de façon syncrétique dès lors que ces deux
systèmes sémiotiques sont mobilisés par des locuteurs engagés dans un échange
communicatif particulier.
1.2. Le cas des débats télévisuels
La question de la multimodalité est au cœur des recherches actuelles de
notre équipe lyonnaise1, dont l’objectif est de décrire le fonctionnement des
divers types d’interactions attestés dans notre univers quotidien (conversations familières, réunions de travail, échanges dans les commerces et les services, échanges en milieu scolaire ou dans divers contextes institutionnels…).
L’approche multimodale nécessite de travailler à partir d’enregistrements non
seulement audios mais vidéos, ce qui pose un certain nombre de problèmes
techniques et méthodologiques que certains membres du laboratoire (comme
Véronique Traverso ou Lorenza Mondada) s’emploient à affronter vaillamment. Pour ma part, j’ai opté pour la solution de facilité consistant à travailler sur des données immédiatement disponibles sous forme vidéo, à savoir
les émissions télévisées, et plus précisément les débats à caractère politique.
C’est ainsi qu’avec mon collègue Hugues de Chanay nous nous sommes intéressés à la façon dont certains débatteurs, et plus particulièrement Nicolas
Sarkozy, mettent à profit le caractère multimodal de la communication télévi1
Laboratoire ICAR (Interactions, Corpus, Apprentissages, Représentations), CNRS-ENSUniversité Lyon 2.
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suelle pour construire d’eux-mêmes une certaine image (ou ethos) autant que
possible positive, tout en construisant de leur adversaire une image négative
(voir Constantin de Chanay & Kerbrat-Orecchioni, 2007)2. Plus récemment,
notre réflexion s’est focalisée sur un aspect plus particulier de ces débats, qui
mobilise lui aussi abondamment le matériel paraverbal et non verbal, à savoir
l’expression et la gestion interactive des émotions ; cela à partir de l’analyse de
certains épisodes de la campagne pour les dernières élections présidentielles
qui se sont déroulées en France en 2007.
1.3. La composante émotionnelle dans les débats : la campagne présidentielle
de 2007
Dans une campagne [électorale], la parole mobilise les passions.
[…] Aux torrents de signes répondent des vagues d’affects et
d’émotions qui circulent parmi les électeurs, créant le climat
passionnel des grandes campagnes, quand l’enjeu est considéré
comme sérieux par chacun. (Bertrand et al. 2007 : 7-8)3
Toute communication politique mobilise non seulement des opinions
mais aussi des « passions », ce qui s’exacerbe en contexte électoral et singulièrement lorsque l’enjeu est la fonction suprême, celle de Président de la République. Toute campagne présidentielle baigne dans un « climat passionnel », et
cela de plus en plus du fait de la spectacularisation croissante de ces affrontements via le média télévisuel. Cela ne signifie évidemment pas que les candidats en campagne doivent eux-mêmes s’exhiber dans un état passionnel : on
attend d’eux au contraire qu’ils fassent preuve de maîtrise et de pondération
dans la gestion de leur campagne, et les débats sont censés se dérouler dans
un climat relativement serein, les « modérateurs » de ces débats ayant pour
2
3
Kerbrat-Orecchioni, Catherine et Constantin de Chanay, Hugues
(2007), « 100 minutes pour convaincre : l’éthos en action de Nicolas Sarkozy», dans Mathias
BROTH et al., Le français parlé des médias. Stockholm : Acta Universitatis Stokholmiensis,
p. 309-329.
Bertrand, Denis, Dezé, Alexandre et Jean-Louis Missika (2007), Parler pour gagner. Sémiotique des discours de campagne présidentielle de 2007, Paris, Presses de la Fondation
Nationale des Sciences Politiques.
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mission d’y veiller. Mais durant cette longue séquence que constitue une campagne présidentielle il est bien rare que l’on n’ait pas droit à quelques épisodes
« éruptifs », à des explosions soudaines d’affects (généralement la colère ou une
émotion apparentée) qui vont faire « incident » et avoir des effets interactionnels d’autant plus forts qu’ils ne sont pas vraiment prévus par le script de ce
type d’événement communicatif, même s’ils sont plus ou moins espérés par le
public des téléspectateurs. Dans la mesure où ils font « saillance dans le flux
codifié et routinier de la campagne » (Bertrand et al. 2007 : 9-10)4, ces épisodes vont s’inscrire dans les mémoires, de façon plus ou moins nette ou floue.
C’est ainsi le cas de la séquence dite de la « saine colère » de Ségolène Royal
face à Nicolas Sarkozy au cours du débat de l’entre-deux-tours des dernières
présidentielles (France 2/TF1, 2 mai 2007), que nous comparerons avec un
autre épisode moins mémorable mais néanmoins fort intéressant, survenu lors
d’un entretien avec Philippe de Villiers, président du Mouvement pour la
France, dans l’émission Le temps de choisir précédant le premier tour (LCP,
4 avril 2007). Ces deux corpus présentent à la fois des similitudes (le « coup
de colère » qui frappe l’un(e), et l’un(e) seulement, des membres du groupe
conversationnel) et des différences, qui tiennent d’abord au genre interactionnel (un débat avec modérateur d’un côté et un entretien de l’autre, où la
personnalité interviewée se trouve sous le feu croisé de plusieurs journalistes et
experts) mais aussi à d’autres facteurs que l’on tentera de mettre en évidence.
L’analyse fera appel aux outils de l’analyse interactionnelle (avec une approche multimodale, particulièrement indispensable lorsque l’on s’intéresse à
la composante émotionnelle) mais on s’appuiera aussi sur la réflexion développée depuis une dizaine d’années sur la place des émotions dans l’interaction.
En ce qui concerne en particulier la colère, rappelons ces points soulignés
entre autres par Plantin (1998, 2000)5 :
(1) Selon Aristote, « on se met toujours en colère contre un individu
déterminé ».
4
5
Idem.
Plantin, Christian (1998), « Les raisons des émotions », dans Marina BONDI, Forms
of Argumentative Discourse, Bologne, CLUEB, p. 3-50. Plantin, Christian (2000), « Se
mettre en colère en justifiant sa colère », dans C. Plantin, M. Doury et V. Traverso, Les
émotions dans l’interaction, Lyon, PUL (article sur cédérom).
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En l’occurrence, dans le premier corpus Royal se fâche contre son codébatteur Nicolas Sarkozy alors que dans le second Philippe de Villers se fâche
contre l’animatrice-présentatrice, Émilie Aubry.
(2) Le déroulement prototypique d’un épisode émotionnel (« parcours passionnel » pour les sémioticiens précédemment cités) a la configuration suivante :
déclenchement, puis montée de la colère, apogée et enfin retour au calme.
(3) En contexte interactionnel les émotions sont co-construites et négociées tout au long du déroulement de l’échange. Elles sont aussi « argumentables » (Plantin 1998 parlant à ce sujet de « raisons des émotions » ; voir aussi
Micheli 2008 et 2009)6.
(4) Il convient de distinguer deux modes d’affichage de l’émotion — et
c’est sur cette base que va se structurer l’analyse : le mode du dire (l’émotion est
assertée, nommée, dénotée) et celui du montrer (l’émotion est simplement connotée, c’est-à-dire manifestée de façon plus ou moins claire ou discrète par un
certain nombre d’indices). L’opposition « dire » vs « montrer » ne recoupe pas
exactement l’opposition « langage verbal » vs « non verbal », car si l’on ne peut
« dire » que par des moyens verbaux, le verbal peut également intervenir au
niveau du « montrer ». Il n’en reste pas moins qu’à ce deuxième niveau le rôle
principal revient, comme on le verra, aux unités paraverbales et non verbales.
2. L’émotion dite
2.1. La séquence de la « saine colère » dans le débat « Sarkolène »
L’épisode survient aux deux tiers environ du long débat (2h40) entre
Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy (dorénavant débat « Sarkolène ») au sein
duquel il constitue une sorte de pièce détachée par son thème (cette séquence
est entièrement focalisée sur l’état émotionnel de Ségolène Royal) mais aussi
par la présence en son début et en sa fin d’énoncés à fonction clairement
6
Micheli, Raphaël (2008), « La construction argumentative des émotions dans les débats
parlementaires français sur l’abolition de la peine de mort », Thèse de doctorat, Lausanne,
Université de Lausanne.
Micheli, Raphaël (2009), « Un processus argumentatif en contexte : la construction de
la honte et de la fierté dans le genre du débat parlementaire », Studies in Communication
Sciences vol. 9, n° 2, p. 31-42.
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Kerbrat-Orecchioni, Catherine. ICAR, Université Lumière Lyon 2
démarcative. Pour ce qui concerne l’ouverture : alors qu’est censée s’achever
la séquence sur la politique économique et sociale, Sarkozy vient de vanter
le dispositif du « droit opposable », et pour contrer les sarcasmes de Royal il
prend l’exemple (un « exemple qui va peut-être vous toucher », annonce-t-il
— il ne croit pas si bien dire…) des enfants handicapés qui se voient refuser
l’accès dans les écoles, dont il conclut (et l’intonation comme la mimique
viennent souligner la valeur conclusive de cette sorte de péroraison) que c’est
ce genre de mesure « qui fait la différence entre la vieille politique et la politique moderne ». Les animateurs (Poivre d’Arvor et Arlette Chabot) félicitent
alors les débatteurs d’avoir « réussi la prouesse de… », mais on ne saura jamais
exactement de quoi car Royal les interrompt avec un solennel « attendez j’ai
quelque chose à dire » qui sonne comme un coup de théâtre.
Ce qu’elle a à dire, c’est qu’elle est « scandalisée » par l’« immoralité
politique » dont fait preuve Sarkozy en tenant un discours « larmoyant » sur
les handicapés alors que c’est justement lui qui a « cassé le plan handiscole »
qu’elle avait elle-même mis en place lorsqu’elle était ministre de l’enseignement
scolaire. Elle l’accuse donc d’un « écart entre le discours et les actes » et conclut
son réquisitoire en se déclarant « très en colère » (auto-attribution explicite
d’un état émotionnel assumé et même revendiqué). Après l’avoir laissé parler
pendant plus de deux minutes, Sarkozy l’interrompt pour lui demander de
se calmer, ce à quoi SR rétorque qu’elle ne se calmera pas (« non je ne me
calmerai pas » répété quatre fois : elle persiste et signe) car il y a des colères qui
sont saines « parce qu’elles correspondent à la souffrance des gens » :7
SR
[…] je suis très en colère\ (.) et les parents et les familles
qui vous [ent- et
]&
NS
SR
[calmez-vous]
&les parents [non je ne me calmerai pas]
NS
[calmez-vous et ne m’montrez] pas du doigt a[vec
ce: c-]&
SR
[non
(.) si]
NS
SR
7
&-et inde[x pointé]&
[non:
]
Sauf indication particulière, nos transcriptions sont faites conformément aux conventions
ICOR, voir http://icar.univ-lyon2.fr/projets/corinte/bandeau_droit/convention_icor.htm.
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NS
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&parce que franchement&
(0.2)
NS
SR
&[et je je voudrais vous di- je vou-]
[non je n’me calmerai pa:s (.) non:] je n’me calmerai pa:s
(.)
NS
ben [pour
SR
]&&
&[je n’me] calmer[ai pa:s
NS
]
&&[pour être] président d’[la république i
faut êt’ calme]
SR
[parce que:
l’exploit] non: (0.3) pas quand il y a des injustices\ (.)
il y a des colères qui sont parfaitement sai:nes
NS
bon
SR
parce qu’elles correspondent [à la souffrance des gens\ (.) il y
a des colères que j’aurai même ]&
NS
[madame Royal (.) est-ce que vous
me permettez de vous dire un mot]
SR
&quand je serai présidente de la république\ [(.) parce que je
(.) parce que je&
[eh ben ça sera gai
NS
(.) ça sera gai
[…]
NS
SR
je je je ne (.) je ne sais pas pourquoi euh madame Royal euh
d’habitude calme a perdu [ses nerfs (.) parce que (.) parce que
j’ai
[non je ne perds pas mes nerfs je suis
en colère (.) ce n’est pas pareil pas de mépris monsieur Sarkozy
(.) pas de mépris
Ce passage est particulièrement fascinant d’un point de vue interactionnel car on y assiste en direct à la construction conflictuelle de deux microsystèmes lexicaux partiellement divergents : SR opère au sein de la notion
de « colère » une dissociation entre la colère « saine » et les autres formes
de colère (dont il ne sera pas question), mettant en place la notion de « saine colère » qu’elle définit (les saines colères sont celles qui procèdent d’un
sentiment de révolte devant le spectacle de la souffrance), qui est pour elle
chargée d’une valeur axiologique positive, et qui s’oppose en tout point à la
notion d’énervement : « non je ne perds pas mes nerfs je suis en colère (.)
ce n’est pas pareil pas de mépris monsieur Sarkozy » — le mépris consistant
en l’occurrence dans le fait de ravaler une émotion noble et réfléchie au rang
d’un vulgaire coup de sang incontrôlé. C’est en effet ce à quoi s’emploie de
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son côté Sarkozy tout au long de la séquence : il assimile colère et énervement,
utilisant successivement comme de simples variantes les expressions « perdre
ses nerfs », « s’énerver », « sortir de ses gonds », « se mettre en colère » et
« perdre son sang-froid » : toutes ces expressions sont pour lui synonymes et
également chargées dans ce contexte d’une connotation négative.
Cette négociation sur le sens des mots est corrélative d’une négociation
sur le référent auquel ils s’appliquent, à savoir l’état émotionnel de SR : faut-il
le catégoriser comme un état de colère ainsi que le revendique SR elle-même,
ou comme un état d’énervement ainsi que le prétend Sarkozy, pour qui les
deux états reviennent au même, et sont de toute façon contraires à l’éthos
d’un bon président de la République ? Car tel est finalement l’enjeu de ce débat : la « présidentiabilité » de SR ; point crucial qui lui aussi donne lieu à un
désaccord entre les deux protagonistes, NS répétant que « pour être président
de la République il faut être calme [or vous ne l’êtes pas, donc…] » alors que
SR proclame de son côté qu’un bon président doit être capable de temps en
temps de piquer des colères, saines bien sûr (« il y a des colères que j’aurai
même quand je serai présidente de la République »). Cet enjeu est lourdement souligné par Sarkozy, vers le milieu de la séquence, en ces termes :
NS
au moins ça a eu une utilité madame (.) c’est que vous vous mettez
bien facilement en colère (.) vous sortez de vos gonds avec beaucoup
de facilité madame (.) président de la république (.) c’est quelqu’un
qui a des responsabilités lourdes (.) très lourdes
— autrement dit : cet épisode apparemment vain a au moins permis
de vous démasquer comme colérique (vous avez été prise en flagrant délit
de « non-calmitude »), donc de vous disqualifier dans votre prétention à la
fonction suprême.
Ce que SR ne peut évidemment pas laisser passer : l’importance de
l’enjeu explique l’exceptionnelle durée de la séquence (qui s’étale sur plus de
huit minutes alors que la modératrice a accordé à Royal « un mot puis on
enchaîne »). La négociation piétine et s’éternise, offrant diverses variations sur
le thème : « Ne vous énervez pas — Je ne suis pas énervée je suis en colère ».
Les animateurs tentent par trois fois, mais sans grand succès, de fermer cette
parenthèse et de lancer le thème de l’Europe. Au moment même où il semble
qu’ils y soient enfin parvenus, Sarkozy revient machiavéliquement à la charge :
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NS
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non: (.) pis je (.) et je vais même vous dire quelque chose [...]
je vous en veux pas parce que ça peut arriver à tout le monde de
s’énerver\
et c’est reparti pour un dernier petit tour, car SR ne peut une fois encore
que protester « je ne m’énerve pas je me révolte car j’ai gardé ma capacité de
révolte intacte », mais ce définitif « mot de la fin » se trouve noyé dans un
brouhaha général. En un tournemain, elle change alors à la fois de ton, de
thème et de posture pour se lancer, après une sorte de petit rire qui marque ce
radical changement de footing, dans un discours sur l’Europe car n’est-ce pas,
l’Europe « c’est important » :
SR
PPDA
NS
AC
SR
AC
PPDA
SR
PPDA
AC
SR
AC
SR
non [je je ne m’énerve je ne m’énerve pas je me révolte\
]&
[alors comment vous allez faire l’un et l’autre pour
relancer] [la machine] (.) [européenne (.) [[s’il]] vous
plaît
]]
[alors sur l’Europe]
[[s’il]]
&[car j’ai gardé (.) ma
capacité]] (.) de révolte (.) inta[[:cte\
]
[[madame
] Royal (.)
l’Europe
]]
[[pardonnez]-nous de ne poser
que des ques]]tions mais (.) l’Europe c’est [vraiment]
[XXXX
]
important [voilà
]
[l’Europe] c’est important (.) [comment relance-t-on
la machine eu-]
[(rires) c’est très
important
]
&-ropéenne euh [la France&&
[hm hm
L’émotion de Ségolène Royal est donc « dite » (qualifiée, dénommée, catégorisée…) différemment par le sujet affecté et par son interlocuteur, qui ne se
réfèrent ni au même système lexical ni à la même analyse du référent, et vont
donc « négocier » les termes qu’ils utilisent sans jamais parvenir à un accord.
Les « négociations sur les signes » sont fréquentes dans les interactions8, venant
investir de préférence les zones de flou des systèmes lexicaux. De par sa remarquable plasticité le vocabulaire émotionnel se prête particulièrement bien à de
8
Voir KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine (2005), Le discours en interaction, Paris, A.
Colin, p. : 131-136.
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telles négociations, chaque locuteur pouvant reconfigurer à sa manière le microsystème mobilisé (« colère », énervement », « indignation », etc.) en fonction de
ses intérêts stratégiques du moment, comme on le voit dans cet autre extrait de
la campagne présidentielle de Sarkozy, tel que nous le rapporte Yasmina Reza :
Une femme demande [à Sarkozy] :
— Pourquoi vous vous emportez comme ça à chaque fois qu’on
vous pose une question ?
— La vie politique française souffre d’un déficit de sincérité
Brigitte…
— On peut être calme et sincère.
— Il faut garder une capacité d’indignation Brigitte.
— On peut s’indigner sans s’énerver.
Il répond en s’adoucissant, remettant un ou deux Brigitte complètement inopérants car Brigitte le hait. (L’aube, le soir ou la
nuit, Paris, Gallimard, 2007, 141-2)
De façon assez cocasse, Sarkozy assume ici une « schématisation » qu’il
combattra quelque temps plus tard face à Ségolène Royal… C’est à dessein que
nous reprenons ici ce terme proposé naguère par Grize (1974)9 car il souligne
que les choix lexicaux peuvent avoir en eux-mêmes une fonction argumentative, comme c’est le cas dans cette manipulation divergente du vocabulaire
émotionnel à laquelle se livrent les deux protagonistes de notre débat. Nous
ajouterons à la suite de Micheli (2009 : 35)10 que le recours à des qualifications
émotionnelles engage deux types au moins de processus argumentatifs :
D’une part, le fait que SR se dise « en colère » / soit accusée par NS
d’être « énervée » va être utilisé des deux côtés comme argument pour deux
conclusions opposées, et qui correspondent au « macro-but » de l’ensemble
du discours tenu par les deux candidats : « je peux faire un bon Président » vs
« vous ne pouvez pas faire un bon Président » — la qualification émotionnelle
est mise au service d’un objectif argumentatif externe.
Mais d’autre part, le problème se pose en amont de savoir comment sont
9
10
GRIZE, Jean-Blaise (1974), « Argumentation, schématisation et logique naturelle », Revue
européenne des sciences sociales, t. XII, n° 32, p. 183-200.
Op. cit.
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argumentées ces qualifications elles-mêmes, en ce qui concerne la nature, la
source, et la légitimité de l’émotion correspondante. On constate par exemple
que dans notre séquence :
– NS utilise le fait que SR a utilisé le mot « immoral », qui est un mot
« fort », comme preuve du fait qu’elle a perdu ses nerfs (« il faut savoir garder
son calme et ses nerfs et utiliser des mots qui ne sont pas des mots qui blessent ») : voir infra (3.1.1.)
– SR fait de son côté appel à deux types d’arguments pour étayer sa
« colère », à savoir d’abord l’argument par la « source » de l’émotion : le fait
que NS fasse preuve d’immoralité politique en tenant un discours en contradiction flagrante avec ses actes est présenté comme la cause et la justification
de cette colère (car face à un tel scandale on ne peut être que « en colère » et
non simplement « énervé »), comme ce qui la déclenche et la légitime à la
fois. Elle convoque d’autre part un argument d’une tout autre nature, celui
du « tempérament » : « je ne suis jamais énervée j’ai beaucoup de sang-froid »
(cette émotion « chaude » qu’est l’énervement est incompatible avec le tempérament « froid » que j’ai reçu en partage), argument que Sarkozy balaye d’un
ironique : « ben écoutez vous venez de le perdre alors c’est pas de chance ».
Si les émotions sont donc argumentables, elles ne sont évidemment pas
démontrables. Ségolène Royal est-elle plutôt « énervée » ou plutôt « en colère » ?
Au niveau de ce qu’elle « dit », tout au plus peut-on rappeler que la séquence
émotionnelle est soigneusement encadrée, et remarquer que si la tirade accusatrice qui l’ouvre se caractérise par une incontestable violence verbale (« scandaleux », « le summum de l’immoralité politique », « je suis très en colère »), cette
violence a ensuite plutôt tendance à décroître avec la disparition des superlatifs.
Mais au-delà de ce que dit Ségolène Royal, il y a ce qu’elle « montre ».
Allons auparavant faire un tour du côté de Philippe de Villiers.
2.2. Corpus PhdeV
La négociation sur les signes ne porte pas, comme dans le cas précédent,
sur la nature de l’état émotionnel du sujet affecté mais sur la « définition »
de celui-ci dans la séquence de présentation, qui va déclencher la fureur de
l’intéressé. C’est en effet un ensemble de traits définitoires, notamment certaines
propriétés attribuées à son parti (de droite, catholique, intégriste, conser-
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vateur, bourgeois) d’abord, puis l’énonciation de son titre de noblesse, qui
déclenchent la colère de PhdeV.
Sur une durée globale d’une heure de l’émission Le temps de choisir, la séquence de la colère de PhdeV survient au cours de la 27e minute — après deux
mini-reportages et les questions de trois journalistes — au sein de la rubrique
« Itinéraire » (censée brosser le portrait de l’invité), entre la mention, de la part
de l’animatrice Emilie Aubry, des « lettres de noblesse » de l’interviewé et le
début des commentaires sur les photos. La séquence, d’une durée de trois minutes environ, constitue le moment culminant de la colère (déjà annoncée par
quelques remarques sarcastiques de PhdeV sur la nature de l’émission, comme
« ah bon est-ce que vous avez fini d’tailler l’short là/ » et suivie de quelques
résurgences colériques éparses sur le caractère insultant de celle-ci) peut être
analysée en quatre moments : une première phase agonale riche en interruptions et chevauchements, un bref monologue où PhdeV exprime son indignation, une deuxième phase agonale et une phase de « bouderie laconique ».
Voici comment s’enclenche l’incident :
EA
alors Philippe de Villiers peut-être avant de regarder avec vous
euh ces photos qu’on a choisies je rappelle que si l’on respecte
vos lettres de noblesse on doit vous appeler vicomte Philippe Le
Joli [de Villiers de Saint]&
PhdV
[non: non écoutez:
]
EA
&ignon je l’ai mal prononcé/
PhdV
non: attendez là: là ç’que vous faites euh c’est in:-
insultant
[…]
vous
n’avez
pas
le
droit\
de
me
qualifier
à
à
partir
de
caractéristiques [périphériques qui n’ont strictement rien à voir
PhdeV s’emploie d’abord à dénoncer le comportement de l’animatrice,
en l’occurrence la façon dont elle catégorise l’interviewé dans cette présentation, en qualifiant ce comportement d’« insultant », puis en parlant de « caractéristiques périphériques » qui deviennent ensuite des « quolibets extérieurs ».
Cette condamnation aboutit à la qualification de son état émotionnel en termes de « blessure » par la victime de ces attaques supposées11 :
11
Il n’est en effet pas du tout évident que l’animatrice ait été malintentionnée dans cette présentation ni que sa réaction « je l’ai mal prononcé » soit de mauvaise foi.
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PhdeV 29
& vous n’avez pas le droit\ de me faire porter un signe
distinctif\ je suis citoyen français\ et je vais vous dire
pourquoi\ je suis blessé par ce que vous venez de faire\
Si le comportement d’EA provoque une « blessure » explicitement affirmée, cela implique la présence (implicite au niveau du dire, mais évidente au
niveau du montrer) d’une colère qui, découlant d’une injustice (amplifiée par
le parallèle avec l’« étoile jaune »), est, comme pour SR, une « saine » colère :
PhdeV &et et vous vous feriez le le musulman Untel/ le juif Untel/ et
caetera/ s vous trouvez/ (.) i faut que j’porte une étoile jaune/
(.) qu’est-ce que ça veut dire ça vicomte (.)
Ce « signe distinctif », cette « étoile jaune » est une sorte de stigmate qui
relève d’un abus (« vous n’avez pas le droit ») dénoncé a plusieurs reprises :
l’attribution d’une marque identitaire aristocratique et élitaire éloigne en effet
PhdeV de l’éthos citoyen qu’il revendique au cours de la campagne électorale
pour la présidentielle et qu’il va renforcer à plusieurs reprises par l’affirmation
de l’appartenance de sa famille à une tradition républicaine et résistante.
3. L’émotion montrée
Deuxième temps de l’analyse de ces mêmes épisodes : ce que les participants disent doit être confronté à ce qu’ils montrent, c’est-à-dire à ce qui s’affiche
dans des indices matériellement incorporés au discours, et qui peuvent être lus
comme des symptômes. Ces symptômes corroborent les signes dits, lorsque ce
qu’ils véhiculent est convergent, ou les démentent, lorsqu’il y a divergence : à
ce titre ils peuvent servir aux co-participants, lorsqu’ils les relèvent avec plus
ou moins de rigueur et de bonne foi, comme arguments pour justifier ce qu’ils
disent (le montré a en effet tendance à l’emporter sur le dit) ; et ils sont précieux
pour l’analyste, dont l’ultime tâche est peut-être de proposer un diagnostic.
Les symptômes émotionnels associés à la parole sont présents dans le
matériel linguistique lui-même, dans le co-verbal associé (paraverbal et non
verbal : supports voco-prosodiques et mimo-gestuels de la manifestation des
émotions), et enfin dans le comportement interactif, tout particulièrement
dans les perturbations affectant le système d’alternance des tours de parole.
Envisageons successivement ces trois entrées.
30
Kerbrat-Orecchioni, Catherine. ICAR, Université Lumière Lyon 2
3.1. L’émotion montrée par le matériel linguistique
3.1.1. Corpus Sarkolène
À s’en tenir aux indices linguistiques, ni NS ni SR ne parlent sous le coup
de l’émotion : pas de bafouillages (même chez SR avec le passage à un régime
vocal plus soutenu et plus « heurté »), pas d’hésitations, pas d’accélération :
rien ne singularise la séquence par rapport au reste du débat, ni ne signale chez
l’un ou chez l’autre de perte de contrôle.
Les altérations du discours sont pour la plupart dues à la lutte pour la
parole (que nous envisagerons en 3.3), les chevauchements pouvant entraîner
chez les deux débatteurs des reprises en cours de tour, ou des départs reportés
lors d’une tentative de prise de tour :
SR
je sais les efforts qu’ont faits les familles et qu’ont faits les
écoles (.) pour accueillir ces enfants qui aujourd’hui (.) [ne les ne
l- l- ne le sont plus
]&
PPDA
[on va
laisser: [[(.) répondre Nicolas Sarkozy]]
AC
SR
NS
[[Nicolas Sarkozy répondre
]]
&[[[et sur ce point-là je ne laisserai pas]]]&
[[[je je je ne (.) ch::::: (.) je
]]]
SR
&l’immoralité du discours politique [reprendre le dessus]
NS
[je je je ne (.) je ] ne sais pas
pourquoi euh madame Royal euh d’habitude calme a perdu ses nerfs
L’extrait illustre aussi le « calme syntaxique » de SR : à proximité immédiate de l’accusation qui lui est portée, elle déploie des constructions plutôt
complexes (relatives en cascades, inversion des sujets, anaphores) dans lesquelles elle ne s’empêtre pas.
Quant aux répétitions, elles ont des raisons rhétoriques et pragmatiques,
comme en témoignent le réquisitoire initial de SR :
SR
non monsieur Sarkozy tout n’est pas possible (.) dans la vie politique
(.) tout n’est pas possible
ou les « calmez-vous — je ne me calmerai pas » réitérés évoqués plus
haut. De part et d’autre c’est bien plutôt un contrôle qui est affiché qu’un
débordement émotionnel.
Cadernos de Letras da UFF – Dossiê: Letras, linguística e suas interfaces no 40, p. 17-45, 2010
31
NS pourtant tire argument d’un fait qu’il érige en indice d’énervement,
explicitant ce qu’il tient pour de l’émotion montrée, à savoir l’emploi par SR
de mots excessivement « forts », comme « immoral », « mensonge », ou « larme
à l’œil » :
NS
[je ne vois pas pourquoi: (.) madame Royal (.) ose (.) employer le mot
(.) immoral (.) c’est un mot fo[:rt (.)&
SR NS
[oui: (.) c’est
&madame Royal se permet d’employer ce mot (.) parce que j’ai dit (.)
que je souhaitais que tous les enfants (.) ayant un handicap soient
scolarisés en milieu scolaire (.) entre guillemets normal (.) madame
Royal a qualifié mon propos de larme à l’œil (.) sous-entendant par là
(.) que la sincérité n’était que de son côté et que de mon côté il ne
devait y avoir que du mensonge c’est même le terme qu’elle a employé
(.) c’est pas/ une façon d’respecter son: concurrent (.) ou un autre
candidat
Qu’il faille ou non voir là des excès de langage, leur mention relève assurément de la part de NS d’une tentative pour rassembler, malgré une relative
pénurie de symptômes, des preuves qui attestent ce qu’il prétend par ailleurs :
que SR a bel et bien perdu ses nerfs.
3.1.2. Corpus PhdeV
Bien plus nombreuses sont les altérations de la parole dans le corpus PhdeV, chez qui la colère entraîne au contraire une perte de contrôle qui se manifeste à travers de nombreux indices verbaux — bafouillages, lapsus, mauvaise
compréhension des questions posées, extrême brièveté des réponses — ainsi
que co-verbaux : regard fuyant, mouvements nerveux, etc.
La colère se montre dans le matériau linguistique par l’accumulation
des négations, des conjonctions adversatives et des interrupteurs (« non »,
« mais », « attendez »), par la violence verbale (« c’est une émission règlement de comptes », « c’est un parlement soviétique »), par l’abaissement
du niveau de langue (« c’est quoi ») ainsi que par un manque de contrôle
de l’accent parisien. Nous verrons plus loin que certaines altérations caractérisent également la phase de bouderie et d’abattement consécutive à
l’explosion de la colère.
32
Kerbrat-Orecchioni, Catherine. ICAR, Université Lumière Lyon 2
3.2. L’émotion montrée par le paraverbal et non verbal
3.2.1. Corpus Sarkolène
Commençons par quelques remarques voco-prosodiques. On peut
observer chez SR au début de cette séquence un léger changement de régime.
Une petite augmentation du volume sonore (sans changement de fréquence),
des attaques consonantiques plus tranchées, des fins d’émission plus
abruptes, le tout rythmé par une gestuelle de scansion jusque-là beaucoup
plus sporadique, composent une évolution vers l’ « indignation » : émotion
puissante, mais rationnelle. Ce changement n’est pas radical : tout au long du
débat, SR a manifesté une attitude à la fois offensive et contrôlée qui n’est pas
abolie par le nouveau ton. NS quant à lui opère un changement de régime
inverse et beaucoup plus net, qui mérite qu’on s’y arrête.
Selon de nombreux commentateurs, la voix de Sarkozy aurait connu fin
2006 une transformation brutale, avec pour effet (voulu) de donner un « style
calme » à un candidat qui avait la réputation d’être trop nerveux. L’émission Arrêt
sur images (France 5, 11/02/07) a par exemple commandé une étude à Philippe
Martin, du laboratoire LISA (Laboratoire d’Informatique et des Systèmes
Avancés), lequel en comparant des extraits de septembre 2006 et janvier 2007
observe une spectaculaire baisse de la fréquence vocale : aux pics « élevés » (170180 Hz) couramment relevés en 2006 s’opposeraient des plafonds « bas » (110115 Hz) à partir de janvier 2007. Même évolution en ce qui concerne les sauts
de fréquence, bien plus marqués avant le « changement » qu’après.
Notre corpus ne confirme absolument pas cette évolution ; en revanche,
il laisse supposer que NS dispose désormais de deux « styles vocaux » dans sa
palette, dont il use avec discernement.
Juste avant la scène de la colère, lors de l’événement déclencheur de la
défense (assez fervente) du « droit opposable », NS évolue entre 75 Hz à 250
Hz, ce qui est bien au-dessus des mesures du LISA, avec des sauts de fréquence
récurrents et rapprochés :
NS
[…] la preuve (218 Hz) de ma bonne foi (75 Hz)(.) et la certitude
(250 Hz) de la réalisation (90 Hz) de cette promesse (160 Hz) (.) ça
sera le (82 Hz) droit opposable (245 Hz) (.) et (92 Hz) la capacité
(230 Hz) (.) d’aller devant un (85 Hz) tribunal (216 Hz) pour faire
valoir (100 Hz) ses droits (105 Hz) (.) vous voyez (180 Hz) madame
(90 Hz) (.) c’est ni ridicule (190 Hz) (.) ni accessoire (75 Hz) (.)
Cadernos de Letras da UFF – Dossiê: Letras, linguística e suas interfaces no 40, p. 17-45, 2010
33
Pendant la saine colère au contraire, on observe de longues zones « plates » autour de 90 Hz :
NS
je ne sais pas pourquoi euh madame Royal euh d’habitude calme a perdu
(90 Hz à peu près stable) [ses nerfs::: (85 Hz -> 190 Hz -> chute
finale à 175 Hz pendant la fin de l’allongement)`
Cela produit un contraste ostensible entre les deux débatteurs, susceptible
d’être sémantiquement porteur des valeurs /calme/ (du côté de NS) vs /noncalme/ (du côté de SR), cette dernière valeur ne surgissant vraiment qu’à la
faveur de la très forte baisse de régime par laquelle NS se dissocie de sa rivale.
Assez comparable est la manœuvre consistant à relever chez SR des
symptômes gestuels de perte de contrôle et notamment l’index pointé (ce qui
est cocasse si l’on songe qu’il s’agit d’un geste habituellement plutôt sarkozien).
Lors de sa phase de réquisitoire, SR fait une série de gestes de l’index qui
naviguent entre deux formes, le battement (« Ü » : index alternativement levé
puis abaissé — c’est la « leçon ») et le pointage sagittal (« A » : désignation
accusatrice de l’interlocuteur) :
SR
[…] vous étiez Aau gouvernement (.) laissez/ (285Hz) cela de côté
(.) parce que la façon: Ü (309Hz) (.) là A (.) dont vous venez faire
de l’immoralité A (277Hz) politique par rapport à une politique
(287Hz) qui a été détruite AÜÜ (.) et à laquelle je tenais
particulièrement AÜ (286 Hz) (.) parce que je sais (299 Hz) à quel
point cela soulageait AÜÜ […]
Or de ces deux valeurs, NS sélectionne la plus violente — l’accusatrice : « et
ne me montrez pas du doigt avec cet index pointé parce que franchement… »,
et il en tire les mêmes leçons que de l’emploi du mot immoral : SR a dépassé
les bornes. Lui s’est au contraire durant tout le débat abstenu de ses deux
gestes favoris (l’index pointé et l’abattement des poings, potentiellement
trop brutaux dans ce contexte de confrontation à une adversaire féminine) :
tout se passe comme si, par ce double moyen, il essayait de faire coller son
interlocutrice au profil mimo-gestuel d’une énervée typique, dont lui se tient
au contraire très à distance.
3.2.2. Corpus PhdeV
Dans le corpus PhdeV, les indices paraverbaux de la colère se ramènent
34
Kerbrat-Orecchioni, Catherine. ICAR, Université Lumière Lyon 2
essentiellement à une augmentation du volume et à un haussement du
ton de la voix. Face à EA, dont la voix se maintient sur une ampleur de
fréquence assez importante mais stable, l’interviewé passe d’une fréquence
de base comprise entre 98 et 110 Hz à des pics qui atteignent les 500 Hz
et se présentent de plus en plus souvent, surtout après la mention des
« caractéristiques périphériques ». Le graphique de la fréquence signale à un
certain moment que la voix de PhdeV s’aligne sur les mêmes fréquences que
celles d’EA, alors que, dans des conditions non marquées, la différence est
nette. À la fin de la séquence, PhdeV revient vers les fréquences basses qui le
caractérisent habituellement.
De leur côté, les indices mimogestuels ne sont évidemment descriptibles
que dans la mesure où ils sont visibles à l’écran. Or, au cours de cette émission,
la caméra cadre souvent la journaliste alors que c’est PhdeV qui parle (ou qu’il
y a chevauchement de parole, ce qui est fréquent dans cette séquence). Cela
veut dire que de nombreux gestes et mimiques faciales nous ont probablement
échappé.
Quoi qu’il en soit, il est quand même visible que la gestuelle de PhdeV
s’accélère dans cette séquence : le pointage sagittal est utilisé comme un
acte d’accusation contre la modératrice, la pince ongulaire et le battement
ponctuent l’évidence des propos, la rotation de l’index accompagne un
mouvement de remontée du temps (évocation des figures patriotiques de
la famille), le buste se penche en avant. Tous ces indices de malaise, voire
d’agressivité s’accompagnent de changements fréquents de posture ainsi que
d’un regard généralement très mobile.
3.3. L’émotion montrée par les perturbations du système des tours
Les épisodes de dérapage émotionnel peuvent enfin avoir des répercussions
sur l’interaction elle-même. Lorsqu’ils sont conflictuels, comme dans nos deux
corpus, on peut les repérer dans le lieu par excellence de la lutte pour la parole :
l’alternance des tours. Celle-ci tend à ne plus se faire dans une coopération
harmonieuse, mais dans une sorte de bras de fer qui passe à la fois par des
interruptions (prises de tour plus ou moins « illicites ») et des refus de céder le
tour (conservations plus ou moins illicites).
Pour en rendre compte nous avons été conduits naguère (Kerbrat-
Cadernos de Letras da UFF – Dossiê: Letras, linguística e suas interfaces no 40, p. 17-45, 2010
35
Orecchioni & Constantin de Chanay 2007)12 à proposer la notion de « segment
de tour interrompu » (STI), pour décrire le fait que les tours de parole peuvent
se poursuivre (parfois assez longtemps) par delà les ruptures que créent
des interventions destinées à ravir la parole, et sans forcément réagir à ces
ruptures. Fondé sur la séquentialité des interventions, ce critère de l’absence
de réaction est le critère décisif qui permet d’opposer les tours maintenus (et
donc les stratégies de résistance à l’interruption) aux changements de tour. En
conséquence, le nombre des STI produits par un participant est révélateur
à la fois de sa ténacité (conservation du tour malgré les obstacles qui lui
sont opposés) et de sa faible interactivité à ce moment-là (il reste « sur sa
lancée », en une sorte de monologue sourd aux autres interventions), cette
faible interactivité pouvant être la conséquence de l’emprise émotionnelle.
Observons ce qui se passe dans nos deux corpus.
3.3.1. Corpus Sarkolène
Le maniement de la notion de STI est assez délicat (décider qu’un tour
continue ou non dépend d’un faisceau de critères hétérogènes) et ses résultats
sont inéluctablement grossiers (on binarise ce qui est en fait un continuum).
Malgré cela on peut grâce à elle repérer des tendances interactionnelles
contrastées très significatives. Observons de près le début de l’extrait cité plus
haut, en y marquant les STI :
1aSR
je suis très en colère (.h 0.4) et les parents et les familles qui
[vous ent- et]
2aNS
[calmez-vou:s]
1bSR
: les parents ≠3[non je ne me calmerai pas
2bNS
a[vec ce]
4SR
2cNS
5SR
2dNS
]
[calmez-vou:s et ne m’montrez] pas du doigt
[non:
[: (0.3) c-]
] ≠5[(0.2) si: ]
-et inde[x pointé]
[non:
]
parce que franchement
(0.2)
12
Kerbrat-Orecchioni, Catherine et Constantin de Chanay, Hugues
(2007), « 100 minutes pour convaincre : l’éthos en action de Nicolas Sarkozy », dans Mathias BROTH et al., Le français parlé des médias. Stockholm : Acta Universitatis Stokholmiensis, p. 309-329.
36
Rocha, Décio; Deusdará, Bruno Contribuições da Análise Institucional para
uma abordagem das práticas linguageiras: a noção de implicação na pesquisa de campo
2eNS
[et je je voudrais vous di- je vou-]
6aSR
[non je n’me calmerai pa:s (.) non:] je n’me calmerai pa:s
(.)
7aNS
6bSR
ben [pour
]
[je n’me] calmer[ai pa:s
7bNS
êt’ calme
6cSR
]
[pour être] président d’[la république i faut
]
[parce que:
l’exploit-] ≠8non: (0.3) pas quand il y a des injustices
Les esperluettes (&) signalent la continuité du tour : elles joignent ainsi
deux segments qui sont ipso facto considérés comme des STI, c’est-à-dire deux
fragments du même tour. L’identité du tour est signalée dans la numérotation
par la conservation du chiffre, et le changement de STI par une lettre de
l’alphabet, qui renseigne du même coup sur le nombre de STI composant un
tour. Le changement de tour est quant à lui signalé par un changement de
chiffre, ainsi que par le signe « ≠ » lorsque ce changement se produit au cours
d’une même prise de parole.
La considération de ce simple extrait permet de constater que la
corrélation n’est pas immédiate entre le (non-)calme prétendu et le nombre
des STI : c’est ici SR qui est la plus réactive (6 tours sur les 8 de l’extrait,
pour 5 STI), et NS, sinon le moins « à l’écoute », du moins le plus rivé à sa
propre parole (2 tours seulement, qui s’étendent sur 7 STI). L’effet produit
est très ambivalent : difficile de trancher si c’est SR qui, à interrompre NS à
plusieurs reprises, ne le laisse pas parler, ou si c’est plutôt lui qui, à ne pas lui
répondre, monopolise la parole — ce sont assurément deux aspects du même
comportement, dans un équilibre variable selon que les interruptions sont
produites au voisinage de « points pertinents pour la transition » projetables
(places auxquelles on peut anticiper une fin de tour pour prendre la parole),
ou non. Néanmoins, le nombre des STI produits par chaque interlocuteur,
en évolution constante, dans ce corpus, semble y correspondre à des phases
interactives distinctes. À gros traits :
- phase 1 : tirade de SR (le « réquisitoire ») : un seul tour, aucun STI (NS
l’écoute patiemment) ;
- phase 2 : après une courte transition plus offensive, l’échange devient plus
dialogal avec la majorité des STI attribuables à SR (attitude défensive de NS) ;
- phase 3 : la proportion s’inverse (NS passe à l’attaque — c’est au début
Cadernos de Letras da UFF – Dossiê: Letras, linguística e suas interfaces no 40, p. 47-73, 2010
37
de cette phase qu’est portée l’accusation sur le mot « immoral ») ;
- phase 4 : équilibre entre les STI (désaccord sur la nature de l’émotion
qu’a montrée SR).
Cette variation des STI tend à refléter des stratégies d’argumentation en
interaction que l’on peut imaginer maîtrisées plutôt que des débordements
imputables à l’émotion ; le grand nombre de STI n’est par ailleurs l’apanage
d’aucun des deux débatteurs, ni dans cette scène ni tout au long du débat.
Mais cela ne veut pas dire que NS ne cherche pas à faire passer ceux de
SR pour des symptômes d’énervement — comme si, ne voulant pas lui laisser
prendre la parole, SR manifestait qu’elle ne voulait pas entendre raison :
SR
il y a des colères qui sont parfaitement saines&
NS
bon
SR
&parce qu’elles correspondent [à la souffrance des gens\ (.) il y a
des colères que j’aurai même ]&
NS
[madame Royal (.) est-ce que me permettez de vous dire un mot]
SR
&quand je serai présidente de la république
3.3.2. Corpus PhdeV
Du côté de PhdeV, après deux phases très agonales avec un grand nombre de STI encadrant un monologue éruptif au cours duquel l’homme politique exprime sa colère, celui-ci s’enferme dans une sorte de « bouderie »
laconique en dépit des sollicitations de la journaliste.
Voici un exemple d’échange dont le découpage en STI fait apparaître
l’existence de deux discours parallèles qui n’interagissent que partiellement et
où le chevauchement est presque complet :
PhdeV non non attendez (.)] non ‘tendez là là ç’que vous faites euh c’est
euh insultant&
EA
(.) en quoi de euh
PhdeV
hein et euh
EA [d’où vient l’insulte]
&[parce que parce que ] j’ai un état-civil (.)
c’est mentionné dans tous les portraits qui [vous sont euh ]
PhdeV
l’Canard Enchaîné non non&
EA PhdV [non je j’pourrais vous citer
[non non non ça] c’est
]&&
&[vous pouvez pas vous pouvez pas faire ça]
38
Kerbrat-Orecchioni, Catherine. ICAR, Université Lumière Lyon 2
EA &&L’Express Le [Point Libération et tous les tous les portraits qui
ont pu vous être consacrés]
PhdeV
[non j’ai j’ai un état-civil non écoutezÜÜ j’ai un
état-civil/
]
Au cours de la séquence de la colère, il est possible d’identifier 14 interruptions, dont 8 par PhdeV, et surtout de longues interventions qui se chevauchent entièrement (47 secondes) : cette simple analyse quantitative semble
montrer le caractère fortement agonal de cette séquence, à l’exception de la
phase laconique, dans laquelle PhdeV cesse de réagir selon les règles du débat,
en produisant des tours de parole très brefs malgré les sollicitations répétées
de la modératrice :
PhdeV
(.) rien (.) ça me regarde (.) EA [voilà rien ben rien hein]
[ça a le mérite d’être court (.)]
PhdeV
oui bon he he
EA aucun souvenir de cette période/
PhdeV
un bon souvenir
EA ça marque quelque ch- quand même [un homme politique]&
PhdeV
EA &de passer par un gouvernement
PhdeV
un bon souvenir (.)
EA ce sera votre seul commentaire\
PhdeV
voilà
[un bon souvenir (.)]
Cet état d’abattement et de quasi-prostration se reproduit plus loin, entraînant un malentendu sur le mot « étau », décodé comme « ghetto » — élément qui s’inscrit dans l’isotopie de la discrimination contre les Juifs en filant
la métaphore de l’« étoile jaune » (voir supra), et où l’on peut voir l’indice
d’une certaine perte de contrôle langagier :
PhdeV
et donc quand vous dites y a pas comment vous avez parlé de ghetto
idéologique c’est ça/
BS non d’étau
PhdeV hein/
EA d’étau [d’étau]
BS [d’étau] (inaud.)
PhdeV bon ben écoutez euh ::: euh ::: y a mon espace c’est la France
EA merci [merci Philippe de Villiers]13
13
BS: Bernard Sananès; EA: Emilie Aubry.
Cadernos de Letras da UFF – Dossiê: Letras, linguística e suas interfaces no 40, p. 17-45, 2010
39
Une fois son erreur comprise, PhdeV produit une série de « petits mots »
ayant pour seule fonction d’occuper le tour de parole (« bon ben écoutez
eu:::h eu:::h ») et enchaîne aussitôt avec un introducteur (« y a ») dont la
construction est immédiatement interrompue par un de ses slogans préférés
(« mon espace c’est la France »), sur lequel EA greffe une formule de clôture.
Tout se passe comme si face à cette perte de contrôle le locuteur en difficulté
tentait de se raccrocher aux rails du discours « préconstruit ».
On voit que les modalités de sortie de l’épisode colérique sont très différentes dans nos deux corpus : alors que Royal se montre capable de changer
en un tour de main de thème et de tonalité, il semble que Villiers, épuisé par
son explosion de colère, se trouve en quelque sorte dépossédé de ses capacités
argumentatives — ce qui va dans le sens de l’ensemble de nos observations :
on aurait d’un côté une colère non pas forcément « feinte », mais délibérée et
contrôlée, et de l’autre un véritable bouleversement émotionnel que le sujet ne
parvient jamais à surmonter.
Tentons à présent de récapituler ce qui ressort de la combinaison du dire
et du montrer dans la manifestation des émotions.
Ces deux modalités énonciatives sont complémentaires à plus d’un titre. D’abord, le dire peut concerner les émotions du locuteur aussi bien que
celles d’autrui (auto- / allo-attribution : de l’ « énervement » de SR débattent
aussi bien l’intéressée que son rival), tandis qu’il est impossible, avec pour
seuls « supports symptomaux » son propre corps et ses comportements, de
montrer directement les émotions des autres (auto-attribution seule) ; en
revanche on peut éventuellement avoir une action indirecte, comme le fait
NS en affichant un calme ostensible (auto-attribution directe) qui fait ressortir par contraste la virulence, et donc peut-être l’énervement, de SR (alloattribution indirecte).
Ensuite, ces deux modalités n’ont pas la même fiabilité, du moins en première approche : ce qui est dit l’est sans garantie de vérité (la faculté d’asserter
une émotion n’implique pas forcément l’existence du dénoté correspondant),
tandis que ce qui est montré est supposé, puisque les symptômes livrent en
même temps les signes et leurs référents, donner à lire des états « réels ». Même
si on peut à la limite jouer la comédie et « duper » son public, le montrer bénéficie donc par rapport au dire d’un caractère probant qui pousse les participants (et l’analyste) à y rechercher, pour reprendre l’expression de Charaudeau
40
Kerbrat-Orecchioni, Catherine. ICAR, Université Lumière Lyon 2
(2000 : 135)14, « les preuves de correspondance entre l’exprimé et l’éprouvé »
et à les expliciter verbalement (NS invoquant l’index pointé comme preuve de
la justesse de son allo-attribution dite).
Que peut tenter l’analyste pour débrouiller cet écheveau ? Il semblerait
qu’on ait affaire à quatre cas de figure principaux :
– ce qui n’est ni dit ni montré : l’émotion n’est tout simplement pas manifestée (soit elle n’existe pas, soit elle est « cachée ») et l’analyste ne peut rien en dire ;
– ce qui est montré, mais pas dit : c’est le cas de tout ce qui affleure dans
l’interaction sans être thématisé par les participants — par exemple, pour PhdeV, qu’il soit désemparé, ou vexé. Le rôle de l’analyste est ici plus important
puisque c’est de sa propre initiative qu’il réunit les indices et qu’il les interprète
en nommant ;
– ce qui est dit, mais pas montré : le cas le plus simple est celui où le
montrer manifeste le contraire de ce qui est dit : en ce cas il l’emporte ; mais
de cela nos corpus n’offrent pas d’exemple. La plupart du temps se pose en
effet plus subtilement le problème de savoir ce qui est ou non montré : c’est
dans cette plage d’incertitude à propos de ce qui est « réellement » montré que
s’engouffre la négociation (verbale) entre NS et SR — on peut être en désaccord avec le contenu du dit, mais les signes dits sont des signes pour tout le
monde ; il n’en va pas de même pour les signes montrés dont la détection et
l’existence même dépendent d’interprétations plus « personnelles », et c’est ce
qui fait que ce cas recouvre la plupart du temps le suivant, à savoir
– ce qui est dit et montré : le montrer corrobore les attributions émanant
du dire d’un des participants, et dans le cas le plus simple on peut alors
raisonnablement supposer que l’émotion manifestée correspond à une
émotion réelle (PhdeV : « je suis blessé ») — mais la situation est souvent bien
plus complexe : les participants sont en désaccord sur le montré (c’est-à-dire
que l’un des participants n’est pas d’accord avec l’auto-attribution montrée qui
lui a été allo-attribuée sur le mode du dire) et ont de ce fait des dires divergents
(NS et SR). L’analyste peut néanmoins s’efforcer d’expliciter les mécanismes
qui rendent possibles les différentes interprétations et, s’il le souhaite, évaluer
leur vraisemblance.
14
Charaudeau, Patrick (2000), « Une problématisation discursive de l’émotion. À propos des effets de pathémisation à la télévision », dans C. Plantin, M. Doury et V. Traverso,
Les émotions dans l’interaction, Lyon, PUL, p. 125-156.
Cadernos de Letras da UFF – Dossiê: Letras, linguística e suas interfaces no 40, p. 17-45, 2010
41
4. Conclusion
On se demandera d’abord dans quelle mesure l’affichage d’un
état émotionnel intense peut être, dans ce type particulier d’événement
communicatif, approprié ou au contraire « contre-productif » — que gagne-ton, que risque-t-on de perdre en perdant son calme au cours d’un débat médiatique
à caractère politique ?
Pour être en mesure de répondre à cette question il faudrait évidemment
disposer d’un échantillon plus large d’exemples. Les deux cas précédemment
analysés suggèrent toutefois que les effets produits par ce type de comportement
dépendent de différents facteurs tels que :
– la nature de l’émotion affichée : si nos deux exemples mettent en jeu
une certaine forme de colère (laquelle ne constitue apparemment pas, dans
un tel contexte, un péché capital), c’est le fait d’être « blessé » que revendique
ouvertement de Villiers alors que cet état est précisément dénié par Sarkozy à
la fin de notre séquence :
SR
NS
SR
[vous êtes blessé euh monsieur (.) vous [êtes blessé]
[non: pas moi] (.) pis [vous
savez moi j’ai]
[bon
alors tout va] très bien
– le fait que cette émotion s’exprime sur le mode du « dire » ou du
« montré » : si le montrer est en principe plus crédible (c’est-à-dire moins
suspect d’être « mensonger »), le dire peut sembler plus conforme à la « dignité
du débat » (pour reprendre l’expression sarkozienne), car il implique une
certaine mise à distance de l’état émotionnel ;
– la nature de l’événement déclenchant l’émotion, dont dépend le degré
de légitimité de cette émotion : à cet égard la réaction de PhdeV (s’offusquant
du rappel de ses titres de noblesse, et allant jusqu’à comparer à une étoile
jaune l’emploi du terme de « vicomte ») peut sembler plus injustifiée et
disproportionnée que celle de SR ;
– le fait que l’émotion soit présentée comme purement individuelle
(comme c’est le cas chez de Villiers, qui se dit atteint dans son identité
personnelle) ou susceptible d’être partagée : même si Royal parle en son nom
propre (« je suis en colère »), la colère qu’elle éprouve est censée affecter toute
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Kerbrat-Orecchioni, Catherine. ICAR, Université Lumière Lyon 2
personne que choque également le spectacle de l’« immoralité politique » — où
l’on rencontre le problème des relations qui peuvent s’établir entre l’émotion
affichée par le locuteur et celle qu’il est censé communiquer à son destinataire,
car l’émotion manifestée doit être mise au service non seulement de l’éthos de
l’orateur mais aussi du pathos de son auditoire.
Peuvent enfin intervenir toutes sortes de facteurs liés aux caractéristiques
particulières du locuteur. Par exemple, sur la candidate Royal plane le topos de
la « femme hystérique », dont elle doit avant tout se prémunir quand Sarkozy
s’emploie sans vergogne à l’exploiter — situation que l’on peut rapprocher de
celle de Barak Obama, sur lequel plane le topos du « noir colérique », ce qui entraîne pour lui des contraintes un peu différentes (il peut afficher l’indignation
mais non point la colère, alors que Royal peut afficher et l’indignation et la
colère, mais surtout pas l’énervement) :
Barack Obama n’a pas mâché son indignation face aux mensonges distillés par ses adversaires. Et il l’a fait sans laisser apparaître sa colère, ce qui est essentiel aux États-Unis, où le mythe
du « Noir colérique » est largement répandu. On ne permettrait pas au candidat démocrate de perdre son calme. (Télérama
3006, 15-10-2008)
Il semble que les différents facteurs énumérés précédemment jouent
plus en faveur de Royal (malgré le handicap que constitue le fait qu’elle soit
une femme) qu’en faveur de Villiers dans l’acceptabilité finale de cet affichage
émotionnel. Ce qui ne veut pas dire que le comportement de Royal durant cet
épisode ait suscité l’adhésion générale, bien loin de là : les appréciations à cet
égard ont fortement divergé, ce qui pose le problème de l’interprétation d’un
même événement communicatif par les différents acteurs qui s’y trouvent
engagés, analyste compris, problème sur lequel nous allons pour terminer faire
quelques remarques.
On ne peut qu’être d’accord avec le principe maintes fois énoncé en
analyse conversationnelle selon lequel la description doit adopter le « point de
vue des membres » — encore faut-il savoir ce que signifie « décrire » et ce qu’il
faut entendre par « membres ».
Décrire, c’est toujours interpréter : s’agissant par exemple de la séquence
Cadernos de Letras da UFF – Dossiê: Letras, linguística e suas interfaces no 40, p. 17-45, 2010
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de la « saine colère », on ne peut évidemment pas se contenter d’une paraphrase
du genre « elle dit qu’elle est en colère, il prétend qu’elle est énervée… ». Il
faut aller voir en scrutant tous les détails du texte de l’interaction ce qui se
cache sous le faisceau de marqueurs et d’indices produits de part et d’autre,
or s’il en est dont l’interprétation ne pose pas de problèmes il en est d’autres
qui sont, on l’a vu tout au long de cette étude, beaucoup plus subtils et
ambigus, et en particulier les signes de nature non verbale dont le codage
est d’une manière générale plus flou que celui des signes verbaux — en ce
qui concerne par exemple le jeu des regards, que penser de cette déclaration
de Poivre d’Arvor selon laquelle Sarkozy lui avait paru « déstabilisé » durant
cette séquence, la preuve : il regardait les animateurs, comme s’il cherchait
auprès d’eux un appui ?
– Ce qui nous renvoie à cette autre question : que faut-il entendre
par « membres » ? Les débatteurs bien sûr, qui manifestent tout au long
du déroulement de l’interaction, à l’aide d’indices qu’il revient à l’analyste
d’interpréter, leur interprétation parfois divergente de ce qui s’y passe ; ainsi
que les animateurs du débat, mais aussi le vaste ensemble des téléspectateurs,
qui pose à l’analyste un double problème : celui de leur hétérogénéité, et celui
de l’impossibilité où l’on se trouve d’accéder à chaud à leur « point de vue ».
L’existence de cette couche de récepteurs, que l’on ne peut pourtant pas exclure
de la communauté des « membres » sous prétexte qu’ils ne participent pas
activement au débat, met en déroute le postulat qui fonde le travail descriptif
en analyse conversationnelle, à savoir que les membres rendent « publiquement
disponible » par leur comportement la façon dont ils interprètent ce qui se
passe. Car on ne peut avoir accès que de façon très partielle, indirecte, et
différée (par le biais de sondages, d’interviews, de commentaires dans la presse
ou sur Internet…) aux réactions extrêmement contrastées de ces millions de
récepteurs qui sont en réalité les principaux destinataires du petit drame qui se
joue sur le plateau de la télévision.
La tâche de l’analyste apparaît donc comme double : il doit d’une
part décrire minutieusement tout ce qui se passe au cours de l’événement
communicatif soumis à examen, et sur cette base, établir ce que Plantin (1998)15
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Plantin, Christian (1998), « Les raisons des émotions », dans Marina BONDI, Forms of
Argumentative Discourse, Bologne, CLUEB, p. 3-50.
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appelle un diagnostic argumenté, c’est-à-dire fondé sur l’interprétation raisonnée
des données empiriques. C’est ainsi que d’après nous, dans le cas de Philippe de
Villiers comme dans celui de Ségolène Royal l’émotion dite est corroborée par
l’émotion montrée : le premier est manifestement « blessé » et ulcéré ; quant à la
deuxième, il est permis de penser (si tant est que l’on puisse distinguer clairement
les indices caractéristiques de la colère et de l’énervement) que contrairement à
ce que prétend Sarkozy, à aucun moment elle ne « sort de ses gonds ».
Pourtant, nombreux sont les commentateurs de cet épisode, qu’ils soient
profanes ou experts ès discours politiques, qui à l’encontre de ce diagnostic ont
parlé et parlent encore du « moment où Ségolène Royal s’est énervée », épousant
sans état d’âme l’interprétation sarkozienne, quel que soit au demeurant leur
penchant politique. Or il est permis de penser que l’analyste n’a pas à traiter
par le mépris ces interprétations « erronées » (à partir du moment où elles ne
sont pas isolées) et que le texte interactionnel, en relation avec certaines données
contextuelles, doit bien être dans une certaine mesure responsable de ces
effets de sens. On peut en l’occurrence alléguer divers facteurs favorisant cette
interprétation. Il y a d’abord le fait qu’à force de marteler « Ne vous énervez
pas », Sarkozy a fini par convaincre la masse des spectateurs-auditeurs que SR
était effectivement énervée (c’est du moins ce qui s’est inscrit dans les mémoires).
Il y a aussi le fait que le distinguo, légitime sans doute, que tente d’établir Royal
entre deux affects qui sont tout de même proches est sans doute trop subtil dans
un tel contexte (il ne s’agit pas d’un débat philosophique de France Culture) :
la langue ordinaire admet bien une sorte de synonymie entre le fait d’être « en
colère » et celui d’être « énervé » ; la position de NS est donc plus conforme
au sens commun que celle de SR, plus conforme aussi à la représentation
prototypique de la colère qui est plutôt vue comme un affect violent où l’on
casse tout (à l’instar de Moïse ou d’Achille), où l’on déchire ses vêtements et
dénude sa poitrine comme dans les allégories médiévales de la colère. Il y a enfin
l’excessive durée de la séquence : Royal s’acharne, répétant ad nauseam « je ne
m’énerve pas je suis en colère » — et l’on a vu pourquoi elle refusait de lâcher le
morceau : c’est que c’est son éthos présidentiel qui est en jeu. Mais en s’obstinant
de la sorte elle suscite l’exaspération du public qui a vraiment envie que l’on
passe à autre chose (l’Europe par exemple), et que s’achève cette parenthèse qui
donne l’impression de se faire au détriment des problèmes de fond, comme si
ce numéro quelque peu factice et théâtral dans lequel Royal joue les pasionarias
Cadernos de Letras da UFF – Dossiê: Letras, linguística e suas interfaces no 40, p. 17-45, 2010
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offusquées n’était qu’une sorte de cache-misère. Il semble donc qu’en se laissant
entraîner dans cette trop longue digression psychologico-éthique Ségolène Royal
soit bel et bien tombée dans le piège tendu par son adversaire.
En tout état de cause, l’analyste est toujours un archi-interprétant
qui a (idéalement) pour tâche de procéder à la description la plus objective
possible de ce qui se passe tout au long du déroulement de l’échange, tout en
se donnant les moyens de rendre compte de la subjectivité interprétative des
différents participants impliqués à quelque titre que ce soit dans l’événement
communicatif étudié — description objective et interprétation subjective qui
s’ancrent également sur l’ensemble des unités sémiotiques (verbales, paraverbales
et non verbales) qui composent de façon syncrétique le « texte » de l’interaction.
RÉSUMÉ
Étant donné que pendant les interactions les participants
font appel à des ressources communicatives de nature
différente (verbales, paraverbales, mimogestuelles), on
se propose, dans cet article, à partir de l’observation de
deux séquences télévisuelles, de décrire la façon dont ils
font évoluer l’interaction, en faisant apparaître la relation
existant entre les procédures adoptées par les parties,
leurs propos et les effets (positifs ou négatifs) produits
par leurs interventions. En s’agissant de moments de
conflit, chargés de tension et d’émotion, on soulignera la
force dont se chargent les différents signes appartenant
aux niveaux du dire et du montrer dans le processus de
construction d’une image de/pour soi.
MOTS-CLÉS: multimodalité, séquence télévisuelle, ethos
Recebido: 19/04/2010
Aprovado: 09/06/2010