FILM PAPIER - Ecole nationale supérieure d`art de Bourges

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FILM PAPIER - Ecole nationale supérieure d`art de Bourges
FILM
PAPIER
Sommaire
Danslecadredupartenariatentrel’Écoleeuropéennesupérieure
del’image(Angoulême-Poitiers)etl’Écolenationalesupérieured’artde
Bourges, la Galerie La Box offre une carte blanche au post-diplôme
Document et art contemporaindu4au30mars2013.
L’exposition,intituléeFilm Papier,surunesuggestiond’ÉrikBullot,
réunitdifférentespropositionsdeGaëlleCintré,LauraHuertasMillán,
JonathanRubinetNataliyaTchermalykh.
Elles’inscritàlasuited’uneréflexionplusgénéralesurlesdocuments performatifs menée d'octobre 2012 à février 2013 au sein du
post-diplômeaveclaparticipationdeKantutaQuirós,AliochaImhoff,
MoradMontazami,ArneDeBoever,OliviaHarrison,SilviaMaglioni,
GraemeThomson,FrançoisBovier,AdeenaMeyetlesoutiendeJoan
AyrtonetStephenWright,référentsduprogramme.
LabrochureFilm Papier,offertegracieusementauxvisiteurs,présentequelquesdocumentspréparatoiresdel’expositionquisetientdu
14au30mars2013àlaGalerieLaBoxàBourges.
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la box
la _bourges
box _bourges
Film papier
Hypothèsederecherchepouruneexposition
parÉrikBullot
4
Visibilités spécifiques
15documentsperformatifs
parStephenWright
8
Invisibles EHS
Notespourunfilm(presque)impossible
parGaëlleCintré
12
Histoire d'un vampire
Mémoiresapocryphessurdespapiersetdesfilms
parLauraHuertasMillán
16
Cartographie d'un film à venir
parJonathanRubin
20
Trait interrompu
EntretienavecNadiaPlungian
parNataliyaTchermalykh
24
ANGOULÊMEANGOULÊME
& POITIERS & POITIERS
École nationale
École supérieure
nationale supérieure
d’art de Bourges
d’art de Bourges
_9, rue édouard-branly
_9, rue édouard-branly
_BP 297 _BP 297
_F 18006 bourges
_F 18006
cedex
bourges cedex
_tél./ fax. +33
_tél./
(0)2
fax.
48+33
24 78
(0)27048 24 78 70
[email protected]
[email protected]
_http://box.ensa-bourges.fr
_http://box.ensa-bourges.fr
École européenne
École européenne
supérieure
supérieure
de l'imagede l'image
Angoulême
Angoulême
& Poitiers& Poitiers
134 rue de134
Bordeaux,
rue de Bordeaux,
16000 Angoulême
16000 Angoulême
26 rue Jean
26Alexandre,
rue Jean Alexandre,
86000 Poitiers
86000 Poitiers
ouvert du mardi
ouvertaudusamedi
mardi au
de samedi
14h à 18h
de 14h à 18h www.eesi.eu
www.eesi.eu
fermé les jours
fermé
fériés
les jours fériés
AveclesoutienduMinistèredelaCultureetdelaCommunication,delaDirectionrégionaledes
AffairesculturellesduCentre,duConseilrégionalduCentre,delaCommunautéd’agglomération
BourgesPlus,duConseilrégionalPoitou-Charentesetdesvillesd'AngoulêmeetdePoitiers.
3
Hypothèse de recherche pour une exposition
Galerie La Box, Bourges, 14-30 mars 2013
Érik Bullot
Film papier
1.Jemepermetsderenvoyeràmonarticle
« Delaconférencecommefilm »,
Décadrages,n° 21-22,« Cinémaélargi »,
Lausanne,hiver2012,p.28-37.Cf.égalementl’expositionThe Unfinished Film,
NewYork,GladstoneGallery,2011,accompagnéed’uncataloguesousladirectionde
ThomasBeardainsiquel’hypothèsed’une
sciencescriptologiquedéveloppéepar
MoradMontazamidanssonarticle« La
scriptologie :sciencedesœuvresàvenir »,
Pyramide, diapason, roue crantée,nº1,
2011,p. 133–150.Surl’expositiondufilmen
cours : La Fabrique des films,J.Breschand
etCh.Merlhiot(dir.),Paris,PoliÉditions,
2012.Surl’hypothèsedudocumentperformatif : Cahiers du post-diplôme,École
européennesupérieuredel’image,n° 2,
2012.Surlefilmpapier :PavleLevi,Cinema
by Other Means,OxfordUniversityPress,
2012,p.46-76.
2.P.P.Pasolini,« Lescénariocomme
structuretendantàêtreuneautre
structure »[1966],reprisdansl’Expérience
hérétique,trad.A.RocchiPullberg,Paris,
Payot,1976,p. 156-166.
Le Singe de la
lumière
16 mm, Érik Bullot, 2002.
1.Àl’èreducinémanumérique,caractériséeparladisparitiondu
supportargentique,ladémocratisationdespratiques,ladissémination
dumédiumdansl’espacesocial,lefilmrencontredenouveauxavatars,
voire de nouveaux modes virtuels d’énonciation. Qu’il s’agisse de la
conférenceillustréepratiquéepardenombreuxartistesàlamanière
du bonimenteur du cinéma des premiers temps, du film inachevé
commeinstallationoudel’interprétationdescriptsnonréaliséspar
desartistescontemporains,l’expériencefilmiquedevientl’objetd’un
acteperformatif,ausensaustinien 1.Peut-onréaliserunfilmenl’énonçant ?Produireundocument performatifdestinéàêtreactivéenvue
d’unfilmàvenir ?Lepapierpeut-ilêtrelesupportd’unfilmvirtuel ?
2.Avantd’êtretourné,unfilmexistesouvent,demanièreclassique,
souslaformed’unscénario,qualifiéeparPasolinide« structuretendant
àêtreuneautrestructure » 2.Lescénarioest-il,àcetégard,undocument performatif ?Ilestfrappantd’observerlesformessingulièresqu’il
peutemprunter.Certainsscénarioséchappentàlaformetraditionnelle
duscriptpouracquérirleurpropreautonomielittéraire,àl’instardes
ciné-romans de Robbe-Grillet. D’inspiration surréaliste ou dadaïste,
desscénariosnondestinésàlaréalisationrevendiquentparfoisleur
statutdesimplecanevaspoétique(Desnos,Artaud,Fondane).Christian
Janicotavaitréuninombredecesprojets,àl’occasionducentenairede
lanaissanceducinéma,danssonAnthologie du cinéma invisible 3.On
trouveégalementdescollagesd’inspirationfilmique.Citonslecélèbre
projetdeMoholy-Nagy,Dynamique de la grande ville,publiédansson
ouvragePeinture Photographie Filmen1925,àmi-cheminduscénario
etdutableau.PensonsauxrouleauxpeintsdeHansRichteretViking
Eggeling,soucieux,danslesannées1920,d’inventerunalphabetvisuel
en traçant une continuité de formes graphiques selon les principes
d’unemorphogenèseélémentaire.Frappésparl’analogieformelleentre
lerouleauetlefilm,lesdeuxartistessouhaitèrentensuitetransposer
ce vocabulaire plastique au cinéma. Évoquons également les storyboards,lesdessinspréparatoires(descinéastescommeEisensteinou
Fellinisontconnuspourleurpratiquegraphique),lesphotographiesde
repéragesdeResnais,lesschémasdemiseenscène,lestraitsdecouleur
surlespagesdedialoguesdeStraub/Huillet 4.Quelestlestatutexactde
cesdocuments ?Esquissedetravail,partition,archive ?
3. Anthologie du cinéma invisible,
Ch.Janicot(dir.),Paris,Jean-MichelPlace,
1995.
4.Cf.entreautres,S.M.Eisenstein,
Esquisses et dessins,Paris,Éditionsde
l’Étoile/Cahiersducinéma,1978 ;
A.Resnais,Repérages,Paris,Éditionsdu
Chêne,1974 ;J.-M.StraubetD.Huillet,
Écrits,Ph.LafosseetC.Neyrat(éd.),Paris,
IndependenciaÉditions,2012.
5.M.Lemaître,Le film est déjà
commencé ?,Paris,ÉditionsAndréBonne,
1952.
6.Ch.Marker,Commentaires 1,Paris,
Seuil,1967[1èreédition1961].Citons
également,dumêmeauteur,l’albumde
photographies,Coréennes,publiéauSeuil
en1959danslasérie« Courts-Métrages ».
3.Dèsquelefilmestterminéapparaissentlesphotographiesde
tournage,lematérielpromotionnel(affiches,encartsdanslapresse),
les romans écrits a posteriori, les ciné-romans proches du photoromanoudel’album-film,ledécoupagetechnique(unerevuefrançaise,
L’Avant-scène cinéma,s’estspécialiséedanslapublicationdetelsdocuments).Cesdifférentespublicationsrelèventd’uneffortdetraduction
éditoriale.D’autrescassontplusambigus.En1952,IsidoreIsoupublie
sonlivreAmos ou Introduction à la métagraphologie,« filmhypergraphique » constitué de photographies enrichies de signes peints à la
gouache. Dans Le film est déjà commencé ?, paru en 1952, Maurice
Lemaîtredécritlesactionsdesacteursetdesspectateursquidoivent
avoirlieulorsdelaséancedufilmhomonyme 5.En1967,ChrisMarker
publieun« filmimaginaire »,scénariod’unfilmnonréalisé,L’Amérique
rêve,parmid’autresscénarios 6.Citonslecinéma infinitésimal (Isou),
oùlecinéasteactivelesdocumentsd’unfilmimmatérielenvuedeson
homologationparlesspectateurs.L’artistelettristeRolandSabatiera
plusparticulièrementdéveloppécetteforme.Lanatureconceptuelle
detellesentreprisespeutnousaideràdéfinir,ausensstrict,lestatut
d’un document performatif.
5
7. Tony Conrad. Yellow Movies,C.Müller,
J.Sanders(dir.),GreeneNaftaliGallery/
GalerieDanielBuchholz,2008.MentionnonségalementlefilmdeGuySherwin,
Newsprint(1972),constituédepapier
journalcollésurunepellicule16mm.
8.R.Bellour,« Letexteintrouvable », Ça
cinéma7/8,1975,reprisdansl’Analyse du
film,Paris,Calmann-Lévy,1995,p. 40.
9.R.Bellour,« Trente-cinqansaprès,le
“ texte ”ànouveauintrouvable ? »,in
Images contemporaines,L.Vancheri(dir.),
Lyon,Aléas,2009,p.17-33.
Dynamique de la
grande ville
László Moholy-Nagy,
1925.
4. Au milieu des années 1960, certains cinéastes expérimentaux
structurelsonttravailléaveclesunitésélémentairesdufilmenusant
d’un système de notations ou de schémas. Peter Kubelka a souvent
racontéquesesfilmsétaientmontésauciseau,endéployantlapellicule
ausol,demanièrevisuelleettactile.D’oùlerecoursàunschémade
photogrammescommeaide-mémoire,grille,partition.Lescinéastes
structurelsontexplorélaformetableauenexposantlapellicule,clouée
aumur(PeterKubelka)oupresséeentredeuxplaquesdeplexiglas(Paul
Sharits), procédé qui renvoie à la question de la partition et du diagramme. Peut-on lire le film (le voir ?) à travers son diagramme ?
L’œuvreest-ellecontenuedanssaformulemathématico-musicale ?De
manièreplusironique,TonyConradprésentesesYellow Movieslorsde
l’expositionTwenty New Moviesenmars1973àNewYork.Cesontdes
rectanglesdepapierpeintsàladimensiond’unécran,marquésd’une
lignenoirequiendélimitelecadre,affirmantàtraversl’expériencepicturale(etlejaunissementdelacouleur)uneduréedenaturefilmique 7.
Filmspapier,ausenslittéral.
5.Danssonarticle« LeTexteintrouvable »publiéen1975,Raymond
Bellourinsistesurladifficultéparadoxalepourlocaliseretciterletexte
d’unfilmenvuedesonanalysemalgrélafixitédusupport.« D’uncoté,
l’imagemouvantesedéploiedansl’espace,commeletableau ;del’autre
elles’enfoncedansletemps,commeunrécitquesasérialisationen
unitésrapprocheplusoumoinsdel’œuvremusicale.Encela,elleest
proprementincitable,puisqueletexteécritnepeutrestituercequeseul
l’appareil de projection peut rendre : un mouvement, dont l’illusion
garantit la réalité. C’est pourquoi les reproductions, même de nombreux photogrammes, ne font jamais que manifester une sorte d’impuissance radicale à assumer la textualité du film. 8 » Récemment,
Bellour revisite sa proposition en se demandant si l’installation
aujourd’huinetentepasd’actualiserl’expériencedu« texteintrouvable »
àl’heureoùlaformeduDVDapermisunaccèsrenouveléaufilmluimême.« Maisilfautsoulignerquec’est,historiquement,aumoment
mêmeoùlefilmestdevenu,lui,untextetoujoursmoinsintrouvable,au
risquedecequiseperdainsienregarddelaséancedecinéma,quedes
installationsforméesdeprojectionssemblentveniroccuperquelque
peucetteplace,auprixdebiendesnuancesetgradationspossibles,et
dudéplacementmajeurattachéàlasingularitédechacundeleursdispositifs.C’estlà,auniveaupropred’uneidentitédel’expérienceréelle,
unerelationdecontinuitéetd’emboîtementquisetrameainsientrele
cinémaet“ l’autrecinéma ”cachéouexhibédansl’artcontemporain. 9 »
Notre hypothèse sur le film papier participe-t-elle de cette quête du
« texteintrouvable » ?Nereconduit-ellepassousuneformeparadoxale
l’escamotagedutextefilmique 10 ?
10.Soulignons,àtraverslanotiondetexte
oularéférenceaustienneàlaperformativité,laprégnancedesmodèlesissusdela
linguistique.
Avantl’instaurationducopyrightpourlesœuvresfilmiquesen1912
auxÉtats-Unis,denombreuxproducteursontdéposéàlaLibrairiedu
Congrèsdestiragespapierdeleursfilmsquiconstituentdésormaisla
célèbrecollection« PaperPrints » 11.Lepapierest-illaformejuridique
dufilm,sonarchivepossible,sapromesseousonsupplément ?Peut-on
imaginer un film « sans papiers » ? « Le papier n’est-il pas toujours,
depuistoujours,entrainde“ disparaître ” ?Decedisparuneportonsnouspasledeuilaumomentmêmeoùnousluienconfionslessignes
nostalgiquesetlefaisonsdisparaîtresousl’encre,leslarmesoulasueur
de ce travail d’écriture qui est toujours travail de deuil et perte du
corps ? 12 »Autantd’hypothèsesetdejalonshistoriquesquiontpour
enjeud’interrogerlesmétamorphosesducinéma,maiségalementle
contextesocialdel’énoncéperformatif,qu’ils’agisseducadreéditorial
delapublicationoudel’expositiondufilmdansl’espacedelagalerieou
dumusée.Lecinémaest-ilsortidesonenceinte ?L’hypothèsedufilm
papiernousinviteàinquiéter,parlebiaisd’unepoétiquedel’archive,
lesmodalitéssocialesetjuridiquesdecedéplacement.
11.Cf.K.R.Niver,Motion Pictures from the
Library of Congress: Paper Print
Collection,1894-1912,Berkeley/Los
Angeles,UniversityofCaliforniaPress,
1967.UntrèsbeaufilmdeBillMorrison
(The Film of Her,1996)estconsacréàcette
collection.Lireégalement« Filmsfantômes »,JérômePrieur,Revue de la
Bibliothèque nationale de France,n°27,
2007,p. 20-24,àproposdesphotogrammespapierquiaccompagnentles
scénariosPathéàlaBnF.
12.J.Derrida,Papier Machine,Paris,
Galilée,2001,p. 250-251.
Le Singe de la
lumière
Scénario, Érik Bullot,
2002.
7
15 documents performatifs
Stephen Wright
Visibilités spécifiques
Janez Janša
Changement d’identité, Ljubljana, 2007.
Janez Janša.
http://www.janezjansa.si/about.html
Chantier #365
Terrain vague à l’angle de René-Lévesque &
Lucien L’Allier, Montréal, 1998.
Yves Gendreau.
http://actualite.daredare.koumbit.org/en/
historique
www.aaaaarg.org
eye scream
Restaurant, 2043 West 4th Avenue,
Vancouver, 1978.
http://www.canadianart.ca/
features/2011/11/17/iain_baxter/
En 1965, l’artiste Donald Judd publie un texte
décisifdanslequelils’efforcededéfinirl’artdeson
tempssansavoirrecoursauxcatégoriesobsolètesde
la peinture et de la sculpture. Passant en revue de
nombreuxartistesdontlespratiquessontparailleurs
disparates,Juddmetenévidenceunsoucicommun
pour« the thing as a whole »,laissantprésagerl’effondrementd’unparadigmedel’artreposantsurunedifférenciation entre des médiums. Judd propose de
penserlenouveauvocabulairevisueldecespratiques
sousletermede« specific objects »—ouvrantainsila
voie aux derniers grands mouvements de l’art
modernequeserontl’artminimaletl’artconceptuel.
Or,silanotiond’objets spécifiquesromptàbiendes
égards avec le vocabulaire conceptuel en vigueur à
l’époque, il ne s’agit à aucun moment pour Judd de
mettre en cause le statut ontologique de ces objets
spécifiquesqui,àsesyeux,relèventbeletbiendel’art.
Eneffet,lebutdecetexte-manifesteestprécisément
deconféreràcesobjetsspécifiqueslefortcoefficient
d’artqu’ilsréclamaientetméritaient.
Aujourd’hui,l’artsemblesecaractériserparune
spécificitétoutautre—celledesavisibilitémême.Si
l’histoiredécriteparJuddpeutnousindiquerunevoie,
elle ne permet pas toutefois de saisir la situation
contemporaine dans sa propre spécificité, où un
nombre toujours croissant de praticiens semblent
vouloiraffaiblirlecoefficientdevisibilitéartistique
deleurspropositions,effectuantunesortederetrait
offensifdescadreslégitimantsdel’art,préférantagir
danslesombresdel’économieattentionnelleetrépu-
tationnelle,n’apparaissantpastoujourssurlesécrans
du radar du monde de l’art, calibrés en effet pour
capterdespratiquessoucieusesdejouird’unevisibilité artistique maximale, et non pas celles déterminéesàéchapperàlacapture...Lesconditionsdepossibilité et d’usage d’un art sans œuvre (perceptible
commetel),sansauteur(identifié)etsansspectateur
(car on ne devient spectateur qu’en présence d’un
spectacle)laissentenvisageruntoutautrerégimeet
modeopératoiredel’art,voireunenouvelleontologie.
Renoncerdélibérémentàlareconnaissancen’estpas
nonplusanodinetenditlongsurlaconditiondela
subjectivité contemporaine ; sans doute ce phénomènetraduit-iluneextrêmedéceptionparrapportà
l’institutiondel’artautonome.Eneffet,conquisepar
unesériedeluttescontrelepouvoirpolitiqueetecclésiastique,l’autonomiedel’artn’estpassansfrais.Loin
s’enfaut.Carsilestatut« artistique »d’unepropositionluigarantitunecertaineprotectionetluiconfère
unpouvoirsymboliquecertain,c’estparcequ’ellen’est
quedel’art,séparéeontologiquementdecequeles
théoriciens de la théorie institutionnelle de l’art
appellent facétieusement « the mere real thing » (la
simpleréalitéordinaire).
Etc’estprécisémentcetteséparationquisemble
aujourd’huicontestéepartantdepraticiens :cellequi
inscritl’artdansunrapportd’altéritéavecsesobjets,
aveccequ’ilaborde,avecl’ensembledesautresactivitéshumaines.C’estencesensqu’onpeutdirequ’aujourd’huil’artsecaractériseavanttoutparsavisibilité spécifique.Lespropositionsquiseconçoivent,se
SOS SB
Slovenski Brod, 2002.
Dalibor Martinis.
http://www.dalibormartinis.com/
Permis de chauffeur de taxi
New York, 1983-2002.
Jeff Perkins.
http://sophielapalu.blogspot.fr/2011/11/
description-du-projet-secret-poet.html
Réparation clandestine de l’horloge
du Panthéon
Paris, 2008.
Untergunther.
http://ugwk.org/
9
Martha Rosler Library
That’s Painting
INHA, Paris, 2007-08.
Entreprise de peinture en bâtiment, Houston,
http://www.inha.fr/spip.php?article1669
2005.
Bernard Brunon.
http://thatspainting.com/Thats_Painting/
Homepage.html
Authentic Tension
Optional lifestyle, Téhéran, 2012.
David Zare.
http://www.authentictension.com/
The Sky Over Beirut
Visite urbaine guidée, Ashrafieh, Beyrouth,
2010.
Tony Chakar.
http://www.tonychakar.com/
Promoción de Julio
Intervention dans un supermarché, Buenos
Aires, 2009.
Hugo Vidal.
http://www.hugovidal.com.ar/obra/
promocion_de_julio.htm#
pensent et se comprennent comme artistiques ne
sontpourtantvisiblescommetellesquesielless’inscriventdanslecadreperformatifdel’art—cecadre,
quelqu’ilsoit,quiaugmenteleurcoefficientdevisibilitéartistiqueouquiactiveleurdimensionartistique.
Onlesvoit,maispassub specie artis—passousl’apparencedel’art.Oudumoins,pasimmédiatementlà
oùellesontlieu,dansl’instantetlapuissancedeleur
agir.Elleséchappentainsiàlacaptureontologiquede
l’art,enéchappantàlacaptureperformative.Etelles
n’acquièrentcettevisibilitéspécifiquequeparl’intermédiairedeladocumentation.Maiscesdocuments—
qu’ils soient narratifs, photographiques, vidéographiques,picturaux,etc.—nesontpaspurementdescriptifs.Certesilsdécriventuneaction,uneintervention, une configuration qui eut lieu en dehors du
champ de l’art. Mais ce faisant, ils transforment le
statut,lemoded’êtredecequ’ilsdécrivent.Encesens,
ils’agitdedocuments performatifs.
Estperformatif,unénoncé,ungeste,unobjetqui,
enplusdesafonctionhabituelle,fait—oufaitadvenir—quelquechose.Undocumentperformatifest
doncundocumentquines’épuisepasdansl’actede
documenter ;iltransformelemoded’être—lestatut
ontologique—decequ’ildocumente.D’uneaction
ordinaire, ou extraordinaire, il en fait une action
artistique.Encesens,undocumentperformatifest
trèsdifférentdeladocumentationd’uneperformance,
dontlestatutartistiqueestpréalablementreconnu.
Bienentendu,ilnesuffitpasd’undocumentperformatifpoureffectuercechangementd’ontologie;un
Specific Object, sans titre
Donald Judd, 1973.
Préparation d’un escrache
performatifpeuttrèsbienéchouer.Autrementdit,le
documentn’estpasautonome,maiss’inscritdansce
que Pierre Bourdieu appelle un champ de pouvoir.
Traiter le document comme un objet autonome (à
l’instard’Austin),c’estprendrelerisquedechercher
lepouvoirdesdocumentsdanslesdocuments,c’està-direlàoùiln’estpas.
Mettreensemblelapetitesélectiondedocuments
ci-contre ne se justifie en rien, sinon qu’il s’agit de
pratiquesquid’unefaçonoud’uneautrejouentsurun
coefficientd’artinstable.Car,àchaquefois,ils’agitde
propositionsqui,ayantrenoncéàunecertaineautonomiedel’art,opèrentàl’échelle1,étanttoutàlafois
cequ’ellessont(unrestaurant,unebibliothèque,un
changement d’identité, un projet de recherche en
astrophysique...)etunepropositionartistiquedece
qu’elles sont. En devenant art, elles ne cessent pas
pourautantd’êtrecequ’ellessontparailleurs.Leur
ontologiepremièren’estpasniéemaisplutôtaugmentée par leur ontologie secondaire, accessoire. À ce
titre, elles ne deviennent visibles artistiquement,
c’est-à-direpourunpublicsecondaire,queparl’intermédiaired’unecatégorieelle-mêmeinstablededocuments.Desdocumentsperformatifs.
Buenos Aires, 2004.
Grupo de Arte Callejero.
http://grupodeartecallejero.blogspot.
fr/2011_01_01_archive.html
Star City
Delak, 2002.
postgravityart.org
Continental Drift
Collective and mobile project of inquiry,
Chicago, 2012.
http://publicamateur.wordpress.com/
category/continental-drift-2/
11
Notes pour un film (presque) impossible
Gaëlle Cintré
Invisibles EHS
Antenne relais
téléphonique
J’aicommencél’annéedernièreàtravailleràunprojetdefilmsuret
avecdesélectro-hypersensibles.
Ces personnes — EHS — sont « allergiques » aux ondes et aux
champs électromagnétiques artificiels dont nous sommes quotidiennemententourés :ondesWi-Fi,antennesrelais,téléphonesportables
etautresappareilsélectroniquesentousgenres.Uneallergieàlatechnologieensomme.
LesEHS,unefoisqu’ilsontidentifiélasourcedeleursproblèmes,
n’ontpasd’autrechoixquedes’exiler.Illeurfautfuirlesvillesparce
qu’ellessontévidemmentdesnœudstechnologiques.Maiscelarevient
égalementàs’écarterdesconcentrationshumaines,etpetitàpetità
renonceràuneviesociale.
C’estainsiqu’ilsentrentdansunephasedesurvie.Celacommence
généralementparunelongueerranceàlarecherched’unendroitmoins
toxiqueetplussupportable.Unesituationd’isolementforcé,pouréventuellementparveniràtrouverrefugedansunezoneblanche.Maisles
zonesblanchessefontraresdansnotresociétéconnectée.
Jemesuishabituéeàcesentimentd’apnéetechnologiquelorsqueje
parsplusieursjoursàleurrencontre.Etc’esttoujoursavecundrôlede
frisson de culpabilité que je rallume mon téléphone sur le trajet du
retour.Aprèsavoirétéàleurcontact,jenepeuxm’empêcherdepenser
auxdizainesdeboxWi-Fiempiléesau-dessusdemonappartement,ni
deleverlesyeuxetderepérermaintenanttouteslesantennesrelaisqui
s’accrochentànosbâtiments,plusoumoinsvisibles,plusoumoins
camouflées.
camouflage version pin
autrichien.
Lasituationdesélectro-hypersensiblesestfrappanteparsoninvisibilité.Invisibilitédesondes.Invisibilitédesmauxdontilssouffrent.
InvisibilitédesEHSeux-mêmesetdeleursrevendicationsauxyeuxde
lasociété.
Lesélectro-sensibles,s’ildoiventadapterenprofondeurleurshabitudes et leurs modes de vie, parviennent encore à mener une vie
presque« normale ».Etpourtant,iln’estpastoujourstrèsaisédeles
trouveretdelesjoindre.Ilssecachentetseméfient,redoutentqu’on
lesprennepourdesfous.Sileurstémoignagesexistentbeletbien,il
s’agitdelescroirecarlesimagesnemontrentnineprouventrienpour
lessceptiques.
Lesélectro-hypersensibleslesplusatteints,eux,nesupportentplus
rien, même plus la proximité du courant électrique, d’une pile de
montreoudeclefdevoiture :c’estainsiquetroisfemmessesontmises
àvivreencommunautéforcéedansunegrotteaumilieudesHautesAlpes.Laradicalitédeleursituation,alorsqu’ellepermettraitenfinde
faire image, en signe en réalité l’impossibilité : la présence d’une
caméra leur serait insupportable. Là encore le sujet se dérobe et
demeureinvisible.
UnfilmsurlesEHS :certainsdiraientquec’estunfilmimpossible,
d’autresyverraientundéfi.
Eneffet,c’estalorstoutleprojetqu’ilfautrepenser.Commentdocumentercettesituation ?Commentproduiredesimages ?Commentfaire
unfilmlorsquelapossibilitémêmed’approchersonsujetaveclematérieladéquatposeproblème ?
Leretourenarrièretechnologiquequ’implique,parexemple,lefait
departirvivresansélectricitédansunegrottem’imposededevoirréfléchiràmontouràuneformed’archaïsmedanslamanièrederéaliser
monfilm.Lescontraintesdeviedesélectro-hypersensiblesfinissent
par m'atteindre personnellement, lorsque je m’aperçois que je dois
modifierquelques-unesdemeshabitudesquotidiennes,maisinfluent
égalementsurlapréparationdutournage,pourlebien-êtredespersonnesàfilmer.
Lefilmseferadonc.Enpellicule.Avecunecaméramécanique.
Ilnes’agitpaslàuniquementd’unproblèmetechniqueàcontourner.Ilnes’agitpasnonplusseulementd’unerésolutionesthétiquede
lasituation.C’estunequestionéthiquequiestenjeu.Lesmoyensde
productions ne peuvent pas venir concurrencer leur sujet. C’est en
acceptantcettecontrainteimportanteaucœurduprojetquelefilm
pourrasefaire.C’estdecettemanièrequ’ilserajuste,qu’ilparviendra
àtrouversonéconomieetsonécologie.
L’invisibilitédelasituationdesélectro-hypersensiblesestundéfi
etm’investit,jecrois,d’unesortederesponsabilité.Cen’estpasparce
qu’ilssontinvisiblesauxyeuxdelasociétéqu’ilsn’existentpas.Ilsne
sontnifantômesnifous.Cen’estpasparcequelesimagessontdifficiles
àfairequ’ellesn’existerontpas.Lefilmestdéjàprésentd’ailleurs,ilse
devineetsepréciseentreleslignes.
Photographe et
EHS
une couverture de survie
comme tentative de
protection.
13
Depuis la grotte où
vivent Anne,
Bernadette et
Anne-Marie.
15
Mémoires apocryphes sur des papiers et des films
Laura Huertas Millán
Histoire d'un vampire
DanslaColombiedesannées90,l’impossibilitédefairevoyagerles
chefsd’œuvredel’artoccidentalaboutissaitparfoisàl’expositionde
leurs reproductions photographiques encadrées, à l’échelle 1. Les
enfantsquivenaientvisiterlemuséeColsubsidio,fondéparunecaisse
d’allocationfamiliale,pouvaientainsiavoirleurspremièresémotions
esthétiquesdevantdespeintureslittéralementphotocopiées.
Cetteinstitutionavaitaccueilliuneexpositionimpressionniste :La
Femme au perroquetyfigurait,uneorangedécortiquéeàsespieds.Le
motifpicturalàtraitsblancsetorangesfonctionnaitcommeuncamouflage,mêmeaplatiparlareproduction ;deloinl’orangeapparaissait
charnelle,pulpeuse,deprèsc’étaitunagencementdetaches,plusou
moinstramées.
Uneexpositiondepeintureespagnolefutaussiprésentée.Pourcet
événement,l’échellen’avaitpasétérespectéecariln’yavaitpasassez
deplacedanslemusée.Lestableauxavaientdoncétéréduits.Tres de
Mayo, par exemple, ne dépassait pas les 50 centimètres de large et
Saturne dévorant ses enfants tenait sur un A4. Par contre, les gros
cadresbaroquesàdorurerestaienttoujourslesmêmes,toujoursaussi
soignés.
DansleBogotadesannées90,laplupartdesaffichesdecinéma
étaientpeintesàl’aérographe.Latélévisionlocaleavaitfaitunreportagesurl’undecesartistespeintres :lescheveuxlongs,ilpeignaittorse
nu,vêtud’unsimplejeantroué,unbandanaàlatête.Cesaffichespouvaientêtretrèsirritantespourlagentféminine :lespeintresavaient
tendance,dansleurélangestueletviril,àdéformerlestraitsaryensdes
comédiens d’Hollywood. Ces visages aux proportions parfaites et
symétriquesseretrouvaientparfoissauvagementestropiés.
Àl’époque,avoirdebellesafficheschezsoiétaitunsignedeprestige.
Du film Pulp Fiction par exemple, d’un grand impact sur les jeunes
générations,trèsvitepromueffigiede« l’underground ».Uneaffiche
« originale » achetée aux États-Unis, d’un film ou d’un groupe de
musique,dédicacée,àtirageslimités,étaitunsigneévidentdesavoirvivre.Chezlesgénérationsplusâgées,c’étaientlesaffichesdemusées
visitésdansd’autrespays,etpourlesfemmesquiaimaientladanse,des
ballets.Onpouvaittrouverchezcertainesintellectuellesd’autresobjets
encadrés.Parexemple,uneserviettedeplageduballetdeNewYork,
sur laquelle sont représentées, en noir et blanc, les différentes positionsprimordialesdeladanse.
Lorsd’unentretien,l’écrivaineGloriaAzcáratenousracontelanaissancedesavocation,grâceàl’influencedel’unedesestantesquiexposaitsesbutinsdevoyageagrémentésd’unedorure.Poursesonzeans
cettefemmeincroyableluidonnaàlireCarsonMcCullers,enlaprévenant que certaines images (un téton coupé aux ciseaux notamment)
pourraientluiparaîtreinsupportables,maisqu’ellecomprendraitleur
nécessité.Plustardcefutle FleuvedeWadeDavis,oùdesethnobotanistesracontentleursvoyagesdejeunesseenquêtedehiérophanies,et
traversentdesjunglesinexploréesparl’hommeblanc,entestanttoutes
lesformesd’hallucinationspossiblesproduitespardesplantes.Cette
mêmetantel’aincitéeàl’écriture,unefoisoù,interrogéesurlafaçon
dontondevenaitécrivain,elleluiréponditavecunegrandesimplicité :
« Hébien,ilfautécrire ».L’enfantsemunitimmédiatementd’unstyloet
ponditlejourmêmetroisrécits :lepremierestpasséauxoubliettes,le
deuxièmeétaitunrèglementdecomptesentrecousinsàlamanièrede
LaFontaine,letroisièmeétaitl’histoired’undiplômeencadré.Ledit
papierestornédetamponsetdesignaturesd’hommesillustres,mais,
accrochéàunmur,sesentextrêmementseul.Ildécidealorsdesortir
desoncadreetpartàlarencontredesautresobjetsdumonde.Cette
troisième nouvelle attira l’attention du patriarche de la famille, le
grand-père Azcárate. Lui qui, jusqu’à présent, avait complètement
ignorél’existencedesapetite-fille—ill’appelait« fille »cariln’arrivait
pasàsesouvenirdesonprénom—s’estmistoutd’uncoupàlaconsidérer :illafélicita,enremarquantlabeautédesillustrationsdélicieusementanimistes.
DansleBogotadesannées90,lachambreaccueillantlebureauet
labibliothèques’appelaitle« studio ».M.Azcárateavaitconstruitune
maisonsigrandequelebureauetlabibliothèqueoccupaientchacun
une pièce différente, et la bibliothèque s’appelait « bibliothèque ». Il
17
n’étaitpasriche,maisàl’époquedeleurinstallationdanscequartier,les
terrainsétaientbonmarchéetilavaitlui-mêmedessinélademeure
familiale.Cethommeaimaitleséchecsetjouaitplusieurspartiesen
même temps, avec des personnes différentes. Après sa retraite, il
passaitsesjournéesenfermédansceblockhausdomestique,assisdans
unfauteuilàdossierinclinable.Ilfumaitclopesurclopeetregardait
religieusementlesinfoslematin,lemidietlesoir.Ilaimaitlesmots
croisésetregarderdesfilmsavecsafemme,westernspourlui,polars
pourelle.Ilnesortaitquepouracheterdespiècespoursavoiture,une
camionnetteVolkswagenbleuélectriqueoumauveselonlespériodes.
Oualors,maisplusrarementencore,ilallaitaubistrotboireducafé
aveclescompèresduquartier,unlieuenfuméquin’avaitprobablement
jamaisaccueilliaucunefemme.Ilrentraitchezluilespochesremplies
depaquetsdechipsparfumésaupouletpoursespetitesfilles.Celles-ci
adoraient la bibliothèque. Gloria y passait des journées entières,
plongée dans la lecture répétée de deux ouvrages en particulier :
l’Encyclopédieuniverselleetl’Encyclopédieésotériquedescréatures
impossibles.
À l’aube des années 2000, Gloria partit pour la France. Dans sa
valise,quatretomesd’uneencyclopédiedeLittératurefrançaiseenlangue originale, du XVIe au XIXe siècle, ornée de peintures contemporainesauxtextes.LestrentekilospermisparAirFrancefurentàpeine
suffisants,entrevêtements,livrespourlaclassepréparatoirelittéraire
etdesbabiolesinutiles,commeunepetitecasserolespécialepourles
œufsauplatquesamèreavaitglisséedanssesbagages.Gloriaportait
danssavaliselabibliothèquedukhâgneuxidéale,lesMéditationsde
Descartes,RousseauetNietzscheachetésàBogotaàprixd’or,oubien
volésauxamisrichesetbilingues.Cetteculturepartagéen’apasempêchéunchocculturelprofondàsonarrivéeenFrance :sescamarades
d’étudesluisemblaientparfaitementennuyeux ;mêmeceuxquisedroguaient—d’habitudeplusmarrants,plusfestifs—restaientpourelle
desextraterrestres.Elleassistaitavechorreuràuneculture« alternative »oùrégnaitlachansonfrançaisetypeguinguetteetquiaffichaitun
anti(nord)américanisme décomplexé : ils avaient grandi dans un
mondeexcluantMTVetHollywood.Elleretraçaitàreboursl’itinéraire
des voyageurs européens qui, jadis, se sont lancés à la conquête du
NouveauMonde :leVieuxMondeserévélaitaussidésirablequebarbare.
GloriaAzcárateracontequ’endouzeansdevieenFrance,ellen’a
jamaisachetéunseulmeubleniacquisaucunbien.Ellenedéménage
quedescartonsqu’elleconstitueàsataille :ilssontpetitsettranspor-
tentdesvêtementsetsurtoutdeslivres.Ellen’apourtantpaslutousses
livres. Mais elle aime les regarder, les toucher, les mettre en valeur
lorsqu’onluirendvisite,désirerleslire—mêmesanspassageàl’acte.
Ellecornelespagesenhautpourlespassagesintéressants,enbaspour
ceux qui l’émeuvent, en haut et en bas parfois en même temps. Les
pages peuvent être annotées au stylo : cette trace indélébile est un
repère lorsqu’on veut relire les ouvrages par fragments uniquement.
Cesblocsdetextessontfinalementplusvivantsquelesvisagesoubliés
sursesphotossouvenirs.
IlparaîtraitqueMirceaEliaden’aitpassurvécuàl’incendiedesa
bibliothèque.ExpatriéàChicago,cetévénementfutuntelchocémotionnelqu’ilselaissalittéralementmourir.Maisnouspensonsplutôt,
paranalogiesansdoute,auDraculadeF.F.Coppola.DraculaveutdéménageràLondrespourserapprocherdeMina-Winona-Ryder,sosiede
sonamoureuseautrefoissuicidée.MaisDraculapuisedavantageson
énergiedelaterretransylvanienneelle-mêmequedusangdesesvictimes.S’éloignerdesonpaysnatalsigneraitlapertedetoutsonpouvoir
vitaletdoncsamortimminente.IlembauchealorslefiancédeMina
pouracquérirdespropriétésdanslamétropoleanglaiseetencerclersa
belle :desdemeuresvidesoùserontstockéesdescaissesrempliesde
terreroumaine.EnvoyageantversLondres,Draculapassesesnuitsà
viderlesratsetlesmarinsdunaviredeleursang.Lerestedutempsil
estenfermédansunecaisse,plongédanscetteterreoùpullulentles
limacesetlesvers.
19
Détail du
planisphère de
Cantino
Jonathan Rubin
représentant les
connaissances
géographiques du
Nouveau Monde en 1502.
Cartographie
d'un film à venir
1.En2011,817longsmétragesdefiction
ontétéproduitsauxÉtats-Unispourplus
de30 000scénariosdefictionenregistrés
auprèsdelaWritersGuildofAmerica.
2.Réaliséen1502,ceplanisphèreestla
plusanciennecarteportugaisereprésentantlesconnaissancesgéographiquesdu
mondeàlasuitedeladécouvertedu
NouveauMonde.
3.ÉcritparMarcoPoloen1298,le
Devisement du monderetracelesaventures
del’explorateurvénitienàlacourduGrand
KubilaiKhan.
4.OriginairedeLiège,JeandeMandeville
estunexplorateurduXIVesiècle.Ilest
l’auteurdel’ouvrageintituléLivre des
Merveilles du monderédigéàl’issued’un
prétenduvoyagede34ansenÉgypteet
dansdifférentspaysd’Asiejusqu’enChine.
5.LaInstitución ColombinaàSéville
conserveuneéditiondulivredeMandeville
annotéeparColombsurplusdetroiscent
pages.
Unedesparticularitésducinémadefictionconsisteàimagineren
amontsurdupapierl’ensembled’unfilmàvenir.Cettepremièreétape
detravail,latranscriptionqu’estlescénario,estaujourd’huidevenue
deplusenplusnécessairepouractualiserledésird’unfilm.Denombreuxfilmsontainsiétéécrits,construitsetmisenforme,maisrares
sont ceux qui sont finalement tournés 1. Un scénario est avant tout
l’ébauche d’un film imaginaire. Il est en quelque sorte la traduction
d’une vision cinématographique destinée à être partagée avec l’ensembledesintervenantsnécessairesàlafabricationd’unfilm.Maisce
scénarioestégalementunefictionautonomeetdifférentedufilmque
l’ondésireréaliser,semblableàcespremièrescartesquiesquissaient
lespossiblescontoursduNouveauMondeaudébutduXVIesiècle.Le
planisphèredeCantino 2,l’unedesplusanciennescartesreprésentant
la découverte du Nouveau Monde, est, avec l’amorce d’une nouvelle
terrequiseprofile,unesortede« fictionpapier »quiprécèdeune« fictionréelle »àdécouvrir.J’aitoujourspensél’entreprisecinématographiquecommel’explorationd’unterritoireignoré.Ontrouvesurces
carteslerelevéd’unmondeinconnuetunpotentieldedécouvertesqui,
àl’instard’unpériplecinématographique,memotiventàfairedesfilms.
Cetteabsencequiaspireàêtredessinéeetpréciséem’attireetm’incite
àentreprendreunetelleaventure.
LesnouveauxterritoiresdécouvertsauXVeetXVIesièclefurenten
grandepartieencouragésetfinancésàlasuitedesrécitsdeMarcoPolo 3
et de Jean de Mandeville 4 sur les Indes. Le Livre des Merveilles du
monde deMandevilleexerçauneinfluenceconsidérablesurlasociété
européennedel’époqueetsurlesvoyageursetexplorateurstelsque
Christophe Colomb 5 dans leurs quêtes d’une nouvelle route vers les
Indes par l’ouest. Dans son livre, Mandeville décrit une contrée aux
richesseslégendaires,peupléedegéantshirsutes,d’hommessanstête
etd’animauxfabuleux—licornesetdragonsauxailesvermillon.Dans
cet étrange mélange de réalité et d’imaginaire, Mandeville réussit à
rendrecrédibleslefantastique,lemerveilleuxetl’extraordinaire.Ces
récitsenchantésontengrandepartieétépopularisésparl’invention
récentedelatypographieparGutenberg.Ellecontribuagrandementà
répandreleshistoiresd’unmondemerveilleuxetlespremiersplanisphères faisant l’ébauche de ces nouvelles terres lointaines et fantasmées.Sanscette« fictionpapier »quiengendraenpartieladécouverte
del’Amériqueetl’échangecolombien 6,notremondeseraitaujourd’hui
trèsdifférent.Cesexplorationsonteneffetconduitàlamiseenplace
desempirescoloniaux.IlestintéressantdeconstaterqueChristophe
Colomb et les autres explorateurs espagnols ont été déçus dans un
premiertempsparladécouvertedeces« IndesOrientales 7 ».Àladifférence de l’Asie et de l’Afrique, les habitants des Caraïbes ont peu de
chosesàéchangeraveclesnaviresespagnolsquinetrouverontàleur
arrivée aucune des richesses imaginées et rêvées dans l’ouvrage de
MandevilleetleLivre des Merveilles(appeléégalementIl Milioneoule
Devisement du monde)deMarcoPolo.
Cetespoirportéparunefiction,puisdésenchantéparlaconfrontationaveclaréalité,estégalementtrèsprésentdanslecinéma.L’expérienceduréelqu’estletournageestparfoistrèsviolente.Onassiste,
6.L’échangecolombienestl’échange
biologiqueintercontinentalsurvenu,àla
suitedeladécouvertedel’Amériquepar
ChristopheColomb.Ils’agitdel’undes
événementslesplusimportantsde
l’histoiredel’écologie,del’agricultureetde
laculture.
7.AmerigoVespucciestlepremier
navigateuràaffirmeravoirdécouvertun
NouveauMondequin'estpaslesIndes.
Jusqu'àsamort,Colombpensaavoiratteint
lesIndesOrientales.
21
rique et imaginaire où se manifeste un désir de cinéma sans les
obstaclesdelaréalité.Cependant,ilesttoujoursnécessairedetrouver
etd’explorerceterritoireinconnuesquissésurpapier.Cettefictionqui
noustracelescontoursdel’espacefantasménenoussuffitpas.Ilnous
fautlafouler,l’arpenteravecl’espoirquelaréalitédépasseetsupplante
l’imaginairedésiré.Lapremièrefictionestunartificepouratteindre
unefictionàvenirquinousdépasse.Elleencomprendlesprémisseset
lesgermesquel’onsouhaitesecrètementvoirapparaîtrecommeune
découverte. Car le film réalisé est une découverte en ce sens qu’il
contientunepartd’entreprise commune,d’effortsunispourlaréalisationd’unobjet.C’estpeut-êtrelàquerésideladifférencedécisiveentre
unscénariodefictionetunfilmàvenir.Cescénario,cetimaginaireque
l’ontranscritsurpapierestenquelquesortelimitéparunimaginaire
invisibleetsolitaire.Lanécessitédelerencontrernousengageàunir
nossavoirspourlerendrepossible.Mêmesifinalementladécouverte
résultantdecetteexpéditionn’estpasàlahauteurdenosdésirsetde
nos espérances, la rencontre avec le réel qu’est un film achevé est
beaucoupplusenrichissanteparsonexistencemême.
Elle et Lui
Leo McCarey, 1939.
8.LeoMcCareyréalisaàdeuxreprisesson
filmElle et Lui.Unepremièrefoisen1939,
puisunremakeen1957.
9.YasujirōOzuréalisaplusieursremakes
encouleurdesesfilmsmuetscommepar
exempleBonjouretHerbes flottantes.
impuissant,àuneréalitéquel’onneparvientpasàfaireentièrement
dialogueravecl’imaginairepromisparlefilmpapier.
Finalement,onpourraits’interrogersurleréelbesoinderetranscrireunscénarioaveclesoutilsducinéma.Faireunfilmnécessiteénormémentderessources,d’énergieetdedétermination.Alors,pourquoi
vouloirs’aventurersurceterritoireescarpéethostilequepeutêtrele
cinéma ?Pourquoinepass’enteniràlapropositioncontenuedansun
scénario ?Pourquoiest-ellefinalementinsuffisante ?D’oùvientcedésir
d’incarnerdespersonnagesimaginésetdelescadrerdansunefiction
possible ?Certainscinéastesvontmêmejusqu’àréalisereux-mêmesdes
remakesdeleurspropresfilms.CeuxdeLeoMcCarey 8etdeYasujirō
Ozu 9 sont à cet égard très intéressants. Leo McCarey réalisa deux
versions de son film Elle et Lui (An Affair to Remember) à dix-huit
années d’intervalle. Les deux films sont identiques, scène par scène,
mais profondément singuliers par leurs différentes incarnations,
commel’ontétélesquatreexpéditionsdeChristopheColombversle
NouveauMonde.
L’attraitdeladécouverted’unNouveauMondeestassezsemblable
àlaréalisationd’unfilmdefiction.LescénariorappellelesIndesOrientalesdécritesparJeandeMandevilleetMarcoPolo.C’estunfilmoni-
Elle et Lui
Leo McCarey, 1957.
23
Entrtien avec Nadia Plungian
Nataliya Tchermalykh
Trait interrompu
DocteureenHistoiredel’artsoviétiquede
l’entre-deuxguerres,Nadia Plungianest
chercheuseàl’Institutnationaldel’histoire
del’artdeMoscou.Elleestparailleurs
curatriceetmembredugroupeMFG
(MoscowFeministGroup).
Cet entretien, réalisé le 21 janvier 2013, accompagne les propositions curatoriales de Nataliya Tchermalykh autour de l’exposition Film
Papier.
« Je voudrais attirer l’attention sur le processus de re-politisation
de certaines formes d’expression artistique, dont le graphisme, qui
commence à occuper une place de plus en plus importante dans l’art
socialement engagé en Russie et en Ukraine. Lors de l’exposition à La
Box, je propose un regard croisé sur les œuvres graphiques de trois
artistes : Viktoria Lomasko (Russie), Anatoliy Byelov (Ukraine), Anna
Zvyagintseva (Ukraine). Dans cet entretien, Nadia Plungian offre un
éclairage historique sur cette technique artistique et nous parle de la
tradition interrompue des avant-gardes. » (Nataliya Tchermalykh)
Nataliya Tchermalykh : Pourquoi avez-vous choisi d’abandonner vos recherches sur l’avant-garde pour vous consacrer à l’histoire de l’art soviétique des années 1930-40 ?
Nadia Plungian :Jemesuisaperçuequecetteépoque-làrestaitprécisémentnon-décriteetsous-estiméeparlacritiqueofficielle.Celame
paraît évident. L’art de cette époque ne présente pas, soi-disant, de
« traces »del’avant-garde,n’estpastraverséparl’« espritavant-gardiste »
—iln’apaseu,outrèspeu,decontactsidéologiquesaveclepouvoir—,
c’estunespaceartistiquebeaucouppluspersonnel.Cettedynamique
peutêtrecomparéeaupassagedelaNouvelleObjectivité(1918-1930)à
l’artdescampsdeconcentrationenAllemagne.
Pourmoi,l’artgraphiqueestdavantageliéàlaréalitésociale,au
concret,pourainsidire.Lepapieretlematérielgraphiqueemployés
sontlesvraistémoinsdel’historicitéd’unmouvementartistique,desa
conditionsociale.Lesupportpeutaussiraconterunehistoirepersonnelle :onvoitquandl’œuvreaétéfaite,lorsdusiègedeLeningradou
pendantlaRévolutionparexemple.Ilesttrèsintéressantd’observer
commentlematérielutiliséparled’uneépoque.Certainsartistessoviétiquesavaientchezeuxdesstocksd’aquarellesfrançaisesqu’ilsavaient
achetéesquandlesvoyagesversl’Europeétaientencoreautorisés :ces
matériaux étaient très différents de ceux que l’on trouvait en Union
soviétiqueetleurutilisationfrappetoutdesuitel’œil—commesice
signereprésentaitunesortedepontsémantique,unretourversune
époquepassée.
De quels artistes parlez-vous, plus précisément ?
Parexemple,VladimirGrinberg,quiétaitundesdisciplesd’Albert
MarquetenRussie.Luietsoncercleétaientdesartistes« dutiroir » 1et
nepouvaientfonctionnerquedecettemanière.EnURSS,ilyavaitdes
règlesassezstrictesdanslecadredelamiseenœuvred’uneexposition :
onn’avaitpasledroit,parexemple,d’exposeruniquementdespaysages.
Ilfallaitabsolumentsuivreunthèmepré-choisi—l’industrialisation,
la collectivisation, la construction socialiste. Donc, choisir un sujet
désignécomme« réel »parlapropagande.Lepaysagen’enétaitpasun.
Ilfallaitabsolumentparvenirà« refléter »unecertaineréalitésocialiste.
Àcetteépoque,ondisaitenplaisantant :« Commentpeut-ondonnerle
refletdequelquechosequin’existepas ? »
Néanmoins,lesconséquencesd’un«mauvais »refletpouvaientêtre
désastreuses :unseulfaux-pasengendraitdespoursuitesenjusticequi
pouvaientallerdanslesannées1930jusqu’àlapeinedemort.
C’est très intéressant sur le plan théorique : en l’absence d’une
réalité politique, on demande aux artistes d’en construire une, à
travers la fiction. Et c’est ensuite aux représentants du pouvoir de
juger si cette fiction correspond à leur « réalité » ou pas. La fiction
sort, dans ce cas-là, de son propre champ esthétique subjectif, et
devient malgré elle, en quelque sorte, une réalité politique, plus
vraie que le vrai.
Toutàfait.Lerégimesoviétiquenepouvaitpasconstruireparluimêmeune« commande idéologique»décriteentermesclairs.L’artiste
suivaitunchemin,untrajet,qu’ilconstruisait,àtâtons,ou,fautede
mieux,enregardantlesautresfaire.Celacontribuaitégalementàune
totaledépersonnalisationdelavisionartistique.
L’artiste et son style personnel se perdaient dans de multiples
« jeux de miroirs », de reflets sans fin, où l’objet politique était finalement absent… Mais il y a eu certainement des artistes qui
essayaient d’y échapper ?
Oui,maisiln’enrestequetrèspeudetraces.Pourmathèse,j’aitravaillésurlesarchivesdu« Groupe13 »,quiafonctionnéàLeningrad
entre1928et1932.Ilsavaientdéveloppélatechniquedudessindocumentaire,dontlacaractéristiqueprincipaleétaitletempo,larapidité.
Safigurecentrale,VladimirMilachevsky,quidemeurejusqu’ànosjours
très peu connue en Russie, connaissait parfaitement bien la scène
1.Artistesouécrivainsdutiroir—terme
soviétiquequidésignedesauteursn’arrivantpasàéditerleursœuvressuiteàla
(auto)censure.
Affiche
d'exposition
Groupe 13.
25
2.LaFabriquedel’acteurexcentrique,dont
l’acronymeestFEKS(enrusse :Фабрика
эксцентрического актёра),estuncollectif,plusqu’uneécole,d’avant-gardesoviétique,actifdansledomainethéâtral,puis
cinématographique,fondéen1921à
Leningrad.Cf.Leonid Trauberg et
l’excentrisme : les débuts de la Fabrique de
l’acteur excentrique 1921-1925,Natalia
Noussinova,trad.C.Perrel,Crisnée,
YellowNow,1993.
Dessin
Vladimir Milachevsky,
1927.
•
Synchronisations
Vidéo, Anna
Zvyagintseva, 2011.
graphiquedesonépoque,ilavaitbeaucoupd’ambition.Sonidéeétait
deraviverl’écolegraphiquerusse,forte,maisunpeusèche,pardes
expérimentations« directes »danslarue,oùlesartistescherchaientun
rythme,unmouvement,toujoursdeplusenplusrapide.C’étaitpresque
commeunsport.
Del’essencedesonœuvre—c’estl’approchequ’ilaappeléedactyloscopique—ildisait :« J’aimeraisquemonartsoitvrai,commeles
empreintes de mes doigts ». Cette même réalité dactyloscopique,
incompatibleaveclerégimestalinien,aétémalheureusementàl’origine de l’interdiction de ce groupe. Plusieurs personnes ont été
condamnéesàmort,d’autresontquittélacarrièreartistiquepourne
jamaisyrevenir.
On peut imaginer que ce mouvement a documenté certaines
« réalités » soviétiques qu’on ne pouvait absolument pas voir
ailleurs ?
Oui,biensûr.Ilsdessinaientdessituationsbruissantesdemouvementsdiversetquiétaientde ce fait difficilement contrôlables : des
coursesdehaies,lesstadesnautiques,lesplages.Àl’époqueenURSS,il
yavaitbeaucoupdeplagesnaturistes.
Est-ce qu’il y a une connexion entre ces mouvements graphiques et le cinéma soviétique ?
Jepensequ’ilyacertainspointscommunsaveclesrecherchesdela
FEKS(Fabriquedel’acteurexcentrique) 2,mêmesicelles-ciavaientsans
douteplusd’affinitésaveclesexpérimentationspicturales.Jelesaurais
plutôtassociéesaucinémadel’époquedeWeimar,enAllemagne.Pour
mapart,jeconsidèrel’artgraphique,etsaconnexiondirecteaupapier,
d’uneautrenaturequelaproductioncinématographique,considérée,
danssaversionsoviétique,commeunvraiartdemasse.Tandisquel’art
graphiquefavoriseunesituationd’observationpersonnelle,lecontact
personnalisé,attentif,avecl’objetchoisi.
Le « Groupe13 »voulaitressusciterlatraditiondesexpositionsgraphiquesexpérimentales.LeurpremièreexpositionaeulieuàlaMaison
delaPresseen1929.Détailintéressant,WalterBenjamin,lorsdeson
séjouràMoscou,notedanssonjournalqu’ilsouhaitaitabsolumentla
voir,maisenvain :ilestarrivéenretard,laporteétaitdéjàfermée.
Sa visite aurait pu changer le cours de l’histoire de l’art graphique en URSS...
Trèscertainement !Le« Groupe13 »auraitacquisunrenomenOccident...Walterauraitdûsedépêcher !Danslemêmetemps,l’histoirede
larépressiondecegroupeesttrèstypique :elleillustreparfaitement
l’attaqueinvasivequelamachinesoviétiqueeffectuaitdansl’espacepersonnelartistique.Ilnefautpasoublierquele« Groupe13 »estproba-
27
Illustration de
boîte d’allumettes
« Pour la paix ! »
Crise
« En Amérique tout va
bien. Tout-va-trèsbien ! »
Caricature, Boris
Yefimov, 1950.
blementleseulgroupeartistiquerussequiaitproclamél’investigation
dudomainepersonnelcommeprincipeesthétique.Cechoixaétéviolemmentréprimé.
L’histoire de l’art soviétique connaît-elle d’autres dissolutions
forcées de groupes artistiques ?
Ilfautdirequeleprincipedeladissolutiondesgroupesartistiques
auto-organisésconstituelecentredelapolitiqueculturellesoviétique.
En1932,aveclacréationdel’UniondesArtistes,touslesgroupesont
été dissous, pour éviter l’auto-organisation des mouvements artistiques.Cefutunevraiedécisionpolitique,trèspensée.Danslesannées
1920,lesmouvementsartistiques,littérairesetpoétiques,prospéraient
encore :ilyavaittoutessortesdegroupesexpérimentaux,ettoutle
spectrepolitique,degaucheàdroite,yétaitreprésenté.Parexemple,
les« cosmistes »,legroupemystique« Makovets »,lesgroupesd’orthodoxesreligieux,etc.Biensûr,ilsfurentparmilespremiersàdisparaître.
Maislesartistesrévolutionnairesnefurentpasépargnésnonplus :le
groupeAXP(Associationd’artistesrévolutionnaires)aconnulemême
sort,bienqued’anciensAXP-istessoientdevenusdesgrandsnomsde
lanomenklaturaartistiquesoviétique.
Ces groupes ont-ils disparu sans laisser aucune trace ?
Ouietnon.Toutaétévécuàunniveaupluspersonnel—pendant
uncertaintemps,ilsontexistédansl’espaceprivédesappartementsoù
lesartistesformaientdesmini-salonsartistiques.Maisçan’apasduré
longtemps. Restait la correspondance privée, qui, elle aussi, fut
condamnéeàs’éteindre.
Jem’intéresseparticulièrementàcettebrèveétape :leséchanges
personnelsautourdesquestionsesthétiquesdansl’espaceprivé,qui
constituaientdesîlotsdansl’océandelarépressionstalinienne.
Cette étape me semble constitutive de la culture du quotidien
soviétique et post-soviétique.
Effectivement.Maisjepensequenousrisquonsdeperdredevuecet
espacesemi-professionnel,semi-personnel,restétotalementméconnu,nondécrit.Noussommesécrasésparlesrecherchesconstantessur
l’« espritdel’avant-garde »,parlademandepermanentederadicalisationdesdiscourspolitiques,souventagressifs,quinesontpasspécialement(maisilyadesexceptions)élaborésetpensés...Toutcelafait
quelaréflexioncollectivedesartistesd’aujourd’huiestminorée,levrai
espacedesolidaritépolitiquerégresseconstamment.
Qu’en est-il de la scène de l’art graphique en Russie ?
Ledessinadumalàs’inscriredanslestrajetsdel’artcontemporain,
àgagnersonindépendance :ilexistedansunespaceparallèle,enrelationavecl’édition,l’illustration,legraphisme.Cetteidéesoviétiqueque
l’artdoitêtremonumental,solennel,impressionnant,occupetoujours
notreimaginairecollectif.Certainesformesdel’imprimeried’artrestenttoutdemême :latraditiondel’estampe,delalithographieexpérimentale,maisellessontassezpériphériques.
Pourtant,cesdernièresannéesnousassistonsauretour,grâceaux
collectionneurs,decertainsgenres.Lamicro-estampe,parexemple—
lesétiquettessoviétiquesdesboîtesd’allumettesontsouventétéfaites
aveccettetechnique—présenteungrandintérêtesthétiqueauniveau
del’histoireduquotidien.Oul’affichedepropagandesoviétique,quia
connudesévolutionsintéressantesdanslesannées1950-60.Ilenest
demêmedelacaricaturesoviétique :ungenrequiétaitentièrementdiscréditéparlesclichéspropagandistes,maisatoutdemêmesurvécu
grâceàdegrandsmaîtres,commeBorisYefimov 3oulesKoukryniksy 4
et des revues spécialisées, comme Krokodil 5. Aujourd’hui, il y a des
artistesquiessaientderevenirverscestechniques,delesfairerevivre.
Vous avez co-organisé en octobre 2012 avec l’artiste russe
Viktoriya Lomasko, une exposition d’art graphique d’artistesfemmes, « Le crayon féministe ».
Oui,Viktoriya,quiétaitlaco-curatrice,estelle-mêmeuneartiste
exceptionnelle qui exerce un véritable activisme politique, au sens
premier du terme : elle a beaucoup de mal, mais elle est en train de
construiresonpropreespacedetravail,deréflexionsociale,etdelibérerdenouvellesformesd’expressiondanslechampdel’artgraphique.
Saméthodeestdéjàentièrementélaborée,avecdesracinesesthétiques
trèsconcrètesetvisibles :elleestentraindefaireuntravaildesynthèse
entreledessindocumentaire,danslatraditiondu« Groupe13 »,lacaricaturesoviétiqueetlegraphismesatirique.
Cette situation est très intéressante à observer pour une historiennedel’artgraphique :denouveauxsenspolitiquessecréentautour
detechniquesquel’oncroyaitdépassées.Danscetteexpositionnous
avonsessayédecaractériseruncertaintournantdansletravaild’artistesfemmesrusses,quiutilisenttoutesunetechniqueassezmarginale—l’artgraphique—poursouleverdesquestionspolitiques.En
tantqueféministe,j’entendssouslemotde« politique »desquestions
socialementorientéesquitouchentauquotidiendesgensordinaires,
sansrapportsexplicitesaveclesgrandssujetsactuelsquiagitentles
médiasrusses.
3.BorisYefimov(enrusse :Борис
Ефимович Ефимов),néBorisFriedlandle
28septembre1900àKiev,mortle1er
octobre2008àMoscou,estundessinateur
etcaricaturisterusse,célèbrepourses
dessinsauservicedelapropagande
soviétique.
4.Koukryniksy(enrusse :Кукрыниксы)
estlepseudonymedetroispeintresetcaricaturistessoviétiquesquisontMikhaïl
VassilievitchKouprianov,PorfiriNikitich
KrylovetNikolaïAlexandrovitchSokolov.
5.Krokodil(enrusse :Крокодил)étaitun
journalsatiriquesoviétiquefondéen1922.
Kapitalina
Ivanovna
« Lénine est vivant !
Il est ma vie ! »
Dessin, Viktoria
Lomasko, 2012.
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Érik Bullot estcinéasteetthéoricien.Ilenseignelecinémaàl’École
nationale supérieure d’art de Bourges et dirige le post-diplôme
Document et art contemporain à l’École européenne supérieure de
l’image(Angoulême-Poitiers).
Événements
Stephen Wrightenseignelapratiquedelathéorieàl'Écoleeuropéenne supérieure de l'image (Angoulême-Poitiers). Ses recherches
portentnotammentsurl'escapologiecontemporaine,interrogeantles
conditionsdepossibilitéetd'usaged'unartsansœuvre,sansartisteet
sans spectateur, c'est-à-dire un art qui se soustrait délibérément à
l'horizon d'événements. Il contribue régulièrement au blog n.e.w.s.
www.northeastwestsouth.net.
Lundi 4 mars 2013. 18h. Chapelle.
Du film performatif.
ConversationavecBorisLehmanparÉrikBullot
Mardi 5 mars 2013. 18h. Galerie La Box.
Stratégies et tactiques du média-activisme féministe.
Regardscroiséssurlaconstructiondesmessagespolitiquesdelanouvellegénérationféministe(Femen,PussyRiot,LaBarbe...)àtraverslesmédias.
La pratique vidéo de Gaëlle Cintré oscille souvent entre une
approchedocumentaireetungoûtcertainpourlafiction.Sesprojets
ont été montrés dans différents festivals et expositions, dont plus
récemmentlaBiennaleMulhouse,l’expositionLes Enfants du Sabbat
13auCreuxdel’EnferainsiquelagalerieJérômePoggi.
RencontreentreNataliyaTchermalykhetGiovannaZapperi
Jeudi 7 mars 2013. 18h. Galerie La Box.
Impossible Don Quichotte.
Aperçussurlefilminachevé.
parGaëlleCintré
NéeàBogotaen1983,Laura Huertas MillánvitenFrancedepuis
2001.Diplôméedel'Ensba(Paris)etduFresnoy,elleestdoctoranteen
artsplastiques.Sesfilmss'appuientsurdesreprésentationsduréel,des
faitsdivers,desdescriptionsethnographiques,desdocumentshistoriquesmixés,travestisetfictionnalisés.Lerécitetlapossibilitéd'une
mémoiresontaucœurdecetravail.
Jonathan Rubinestdiplômédel’Ensba(Paris)etduFresnoy,Studio national des arts contemporains. Après avoir réalisé quelques
courtsmétrages,ilestassistantréalisateursurdeuxlongsmétrages
documentairesdeJean-MichelAlberolatournésauJapon.Ilprépare
actuellementunfilmdefictionens’inspirantd’unepossiblerencontre
entrelepoète-boxeurArthurCravanetl’écrivainB.Traven.
Nataliya Tchermalykh, née en Ukraine, est curatrice indépendante,critiqued’artcontemporain,auteuredenombreuxessaissurles
liensentrel’artetlapolitique,ainsiquesurl’histoireduféminismesur
leterritoirepost-soviétique.
Mardi 12 mars 2013. 18h. Galerie La Box.
Born in USSR.
Cartographiedenouveauxmouvementsartistiquesdansl’espacepost-soviétique.
parNataliyaTchermalykh
Mercredi 13 mars 2013. 18h. Galerie La Box.
L'œil automate.
Héritageethnographiqueetmécaniquedupointdevue.
parLauraHuertasMillán
Jeudi 14 mars 2013.
18h.Vernissage.GalerieLaBox.
21h.ProjectionAntonio Das Mortes(GlauberRocha,1969).
MaisondelaculturedeBourges.
Vendredi 15 mars 2013. 10h. Galerie La Box.
Visitesguidéesproposéesparlesartistes.
Brochuretiréeà500exemplairessur
lespressesdel’imprimerieDumas,Niort.
MiseenpagedeGaëlleCintréd’aprèsune
maquetteoriginaledeYoanDeRoeck.
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©lesauteurs-février2013