FILM PAPIER - Ecole nationale supérieure d`art de Bourges
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FILM PAPIER - Ecole nationale supérieure d`art de Bourges
FILM PAPIER Sommaire Danslecadredupartenariatentrel’Écoleeuropéennesupérieure del’image(Angoulême-Poitiers)etl’Écolenationalesupérieured’artde Bourges, la Galerie La Box offre une carte blanche au post-diplôme Document et art contemporaindu4au30mars2013. L’exposition,intituléeFilm Papier,surunesuggestiond’ÉrikBullot, réunitdifférentespropositionsdeGaëlleCintré,LauraHuertasMillán, JonathanRubinetNataliyaTchermalykh. Elles’inscritàlasuited’uneréflexionplusgénéralesurlesdocuments performatifs menée d'octobre 2012 à février 2013 au sein du post-diplômeaveclaparticipationdeKantutaQuirós,AliochaImhoff, MoradMontazami,ArneDeBoever,OliviaHarrison,SilviaMaglioni, GraemeThomson,FrançoisBovier,AdeenaMeyetlesoutiendeJoan AyrtonetStephenWright,référentsduprogramme. LabrochureFilm Papier,offertegracieusementauxvisiteurs,présentequelquesdocumentspréparatoiresdel’expositionquisetientdu 14au30mars2013àlaGalerieLaBoxàBourges. | : :| :: :: :: :: :: :: |: : | la box la _bourges box _bourges Film papier Hypothèsederecherchepouruneexposition parÉrikBullot 4 Visibilités spécifiques 15documentsperformatifs parStephenWright 8 Invisibles EHS Notespourunfilm(presque)impossible parGaëlleCintré 12 Histoire d'un vampire Mémoiresapocryphessurdespapiersetdesfilms parLauraHuertasMillán 16 Cartographie d'un film à venir parJonathanRubin 20 Trait interrompu EntretienavecNadiaPlungian parNataliyaTchermalykh 24 ANGOULÊMEANGOULÊME & POITIERS & POITIERS École nationale École supérieure nationale supérieure d’art de Bourges d’art de Bourges _9, rue édouard-branly _9, rue édouard-branly _BP 297 _BP 297 _F 18006 bourges _F 18006 cedex bourges cedex _tél./ fax. +33 _tél./ (0)2 fax. 48+33 24 78 (0)27048 24 78 70 [email protected] [email protected] _http://box.ensa-bourges.fr _http://box.ensa-bourges.fr École européenne École européenne supérieure supérieure de l'imagede l'image Angoulême Angoulême & Poitiers& Poitiers 134 rue de134 Bordeaux, rue de Bordeaux, 16000 Angoulême 16000 Angoulême 26 rue Jean 26Alexandre, rue Jean Alexandre, 86000 Poitiers 86000 Poitiers ouvert du mardi ouvertaudusamedi mardi au de samedi 14h à 18h de 14h à 18h www.eesi.eu www.eesi.eu fermé les jours fermé fériés les jours fériés AveclesoutienduMinistèredelaCultureetdelaCommunication,delaDirectionrégionaledes AffairesculturellesduCentre,duConseilrégionalduCentre,delaCommunautéd’agglomération BourgesPlus,duConseilrégionalPoitou-Charentesetdesvillesd'AngoulêmeetdePoitiers. 3 Hypothèse de recherche pour une exposition Galerie La Box, Bourges, 14-30 mars 2013 Érik Bullot Film papier 1.Jemepermetsderenvoyeràmonarticle « Delaconférencecommefilm », Décadrages,n° 21-22,« Cinémaélargi », Lausanne,hiver2012,p.28-37.Cf.égalementl’expositionThe Unfinished Film, NewYork,GladstoneGallery,2011,accompagnéed’uncataloguesousladirectionde ThomasBeardainsiquel’hypothèsed’une sciencescriptologiquedéveloppéepar MoradMontazamidanssonarticle« La scriptologie :sciencedesœuvresàvenir », Pyramide, diapason, roue crantée,nº1, 2011,p. 133–150.Surl’expositiondufilmen cours : La Fabrique des films,J.Breschand etCh.Merlhiot(dir.),Paris,PoliÉditions, 2012.Surl’hypothèsedudocumentperformatif : Cahiers du post-diplôme,École européennesupérieuredel’image,n° 2, 2012.Surlefilmpapier :PavleLevi,Cinema by Other Means,OxfordUniversityPress, 2012,p.46-76. 2.P.P.Pasolini,« Lescénariocomme structuretendantàêtreuneautre structure »[1966],reprisdansl’Expérience hérétique,trad.A.RocchiPullberg,Paris, Payot,1976,p. 156-166. Le Singe de la lumière 16 mm, Érik Bullot, 2002. 1.Àl’èreducinémanumérique,caractériséeparladisparitiondu supportargentique,ladémocratisationdespratiques,ladissémination dumédiumdansl’espacesocial,lefilmrencontredenouveauxavatars, voire de nouveaux modes virtuels d’énonciation. Qu’il s’agisse de la conférenceillustréepratiquéepardenombreuxartistesàlamanière du bonimenteur du cinéma des premiers temps, du film inachevé commeinstallationoudel’interprétationdescriptsnonréaliséspar desartistescontemporains,l’expériencefilmiquedevientl’objetd’un acteperformatif,ausensaustinien 1.Peut-onréaliserunfilmenl’énonçant ?Produireundocument performatifdestinéàêtreactivéenvue d’unfilmàvenir ?Lepapierpeut-ilêtrelesupportd’unfilmvirtuel ? 2.Avantd’êtretourné,unfilmexistesouvent,demanièreclassique, souslaformed’unscénario,qualifiéeparPasolinide« structuretendant àêtreuneautrestructure » 2.Lescénarioest-il,àcetégard,undocument performatif ?Ilestfrappantd’observerlesformessingulièresqu’il peutemprunter.Certainsscénarioséchappentàlaformetraditionnelle duscriptpouracquérirleurpropreautonomielittéraire,àl’instardes ciné-romans de Robbe-Grillet. D’inspiration surréaliste ou dadaïste, desscénariosnondestinésàlaréalisationrevendiquentparfoisleur statutdesimplecanevaspoétique(Desnos,Artaud,Fondane).Christian Janicotavaitréuninombredecesprojets,àl’occasionducentenairede lanaissanceducinéma,danssonAnthologie du cinéma invisible 3.On trouveégalementdescollagesd’inspirationfilmique.Citonslecélèbre projetdeMoholy-Nagy,Dynamique de la grande ville,publiédansson ouvragePeinture Photographie Filmen1925,àmi-cheminduscénario etdutableau.PensonsauxrouleauxpeintsdeHansRichteretViking Eggeling,soucieux,danslesannées1920,d’inventerunalphabetvisuel en traçant une continuité de formes graphiques selon les principes d’unemorphogenèseélémentaire.Frappésparl’analogieformelleentre lerouleauetlefilm,lesdeuxartistessouhaitèrentensuitetransposer ce vocabulaire plastique au cinéma. Évoquons également les storyboards,lesdessinspréparatoires(descinéastescommeEisensteinou Fellinisontconnuspourleurpratiquegraphique),lesphotographiesde repéragesdeResnais,lesschémasdemiseenscène,lestraitsdecouleur surlespagesdedialoguesdeStraub/Huillet 4.Quelestlestatutexactde cesdocuments ?Esquissedetravail,partition,archive ? 3. Anthologie du cinéma invisible, Ch.Janicot(dir.),Paris,Jean-MichelPlace, 1995. 4.Cf.entreautres,S.M.Eisenstein, Esquisses et dessins,Paris,Éditionsde l’Étoile/Cahiersducinéma,1978 ; A.Resnais,Repérages,Paris,Éditionsdu Chêne,1974 ;J.-M.StraubetD.Huillet, Écrits,Ph.LafosseetC.Neyrat(éd.),Paris, IndependenciaÉditions,2012. 5.M.Lemaître,Le film est déjà commencé ?,Paris,ÉditionsAndréBonne, 1952. 6.Ch.Marker,Commentaires 1,Paris, Seuil,1967[1èreédition1961].Citons également,dumêmeauteur,l’albumde photographies,Coréennes,publiéauSeuil en1959danslasérie« Courts-Métrages ». 3.Dèsquelefilmestterminéapparaissentlesphotographiesde tournage,lematérielpromotionnel(affiches,encartsdanslapresse), les romans écrits a posteriori, les ciné-romans proches du photoromanoudel’album-film,ledécoupagetechnique(unerevuefrançaise, L’Avant-scène cinéma,s’estspécialiséedanslapublicationdetelsdocuments).Cesdifférentespublicationsrelèventd’uneffortdetraduction éditoriale.D’autrescassontplusambigus.En1952,IsidoreIsoupublie sonlivreAmos ou Introduction à la métagraphologie,« filmhypergraphique » constitué de photographies enrichies de signes peints à la gouache. Dans Le film est déjà commencé ?, paru en 1952, Maurice Lemaîtredécritlesactionsdesacteursetdesspectateursquidoivent avoirlieulorsdelaséancedufilmhomonyme 5.En1967,ChrisMarker publieun« filmimaginaire »,scénariod’unfilmnonréalisé,L’Amérique rêve,parmid’autresscénarios 6.Citonslecinéma infinitésimal (Isou), oùlecinéasteactivelesdocumentsd’unfilmimmatérielenvuedeson homologationparlesspectateurs.L’artistelettristeRolandSabatiera plusparticulièrementdéveloppécetteforme.Lanatureconceptuelle detellesentreprisespeutnousaideràdéfinir,ausensstrict,lestatut d’un document performatif. 5 7. Tony Conrad. Yellow Movies,C.Müller, J.Sanders(dir.),GreeneNaftaliGallery/ GalerieDanielBuchholz,2008.MentionnonségalementlefilmdeGuySherwin, Newsprint(1972),constituédepapier journalcollésurunepellicule16mm. 8.R.Bellour,« Letexteintrouvable », Ça cinéma7/8,1975,reprisdansl’Analyse du film,Paris,Calmann-Lévy,1995,p. 40. 9.R.Bellour,« Trente-cinqansaprès,le “ texte ”ànouveauintrouvable ? »,in Images contemporaines,L.Vancheri(dir.), Lyon,Aléas,2009,p.17-33. Dynamique de la grande ville László Moholy-Nagy, 1925. 4. Au milieu des années 1960, certains cinéastes expérimentaux structurelsonttravailléaveclesunitésélémentairesdufilmenusant d’un système de notations ou de schémas. Peter Kubelka a souvent racontéquesesfilmsétaientmontésauciseau,endéployantlapellicule ausol,demanièrevisuelleettactile.D’oùlerecoursàunschémade photogrammescommeaide-mémoire,grille,partition.Lescinéastes structurelsontexplorélaformetableauenexposantlapellicule,clouée aumur(PeterKubelka)oupresséeentredeuxplaquesdeplexiglas(Paul Sharits), procédé qui renvoie à la question de la partition et du diagramme. Peut-on lire le film (le voir ?) à travers son diagramme ? L’œuvreest-ellecontenuedanssaformulemathématico-musicale ?De manièreplusironique,TonyConradprésentesesYellow Movieslorsde l’expositionTwenty New Moviesenmars1973àNewYork.Cesontdes rectanglesdepapierpeintsàladimensiond’unécran,marquésd’une lignenoirequiendélimitelecadre,affirmantàtraversl’expériencepicturale(etlejaunissementdelacouleur)uneduréedenaturefilmique 7. Filmspapier,ausenslittéral. 5.Danssonarticle« LeTexteintrouvable »publiéen1975,Raymond Bellourinsistesurladifficultéparadoxalepourlocaliseretciterletexte d’unfilmenvuedesonanalysemalgrélafixitédusupport.« D’uncoté, l’imagemouvantesedéploiedansl’espace,commeletableau ;del’autre elles’enfoncedansletemps,commeunrécitquesasérialisationen unitésrapprocheplusoumoinsdel’œuvremusicale.Encela,elleest proprementincitable,puisqueletexteécritnepeutrestituercequeseul l’appareil de projection peut rendre : un mouvement, dont l’illusion garantit la réalité. C’est pourquoi les reproductions, même de nombreux photogrammes, ne font jamais que manifester une sorte d’impuissance radicale à assumer la textualité du film. 8 » Récemment, Bellour revisite sa proposition en se demandant si l’installation aujourd’huinetentepasd’actualiserl’expériencedu« texteintrouvable » àl’heureoùlaformeduDVDapermisunaccèsrenouveléaufilmluimême.« Maisilfautsoulignerquec’est,historiquement,aumoment mêmeoùlefilmestdevenu,lui,untextetoujoursmoinsintrouvable,au risquedecequiseperdainsienregarddelaséancedecinéma,quedes installationsforméesdeprojectionssemblentveniroccuperquelque peucetteplace,auprixdebiendesnuancesetgradationspossibles,et dudéplacementmajeurattachéàlasingularitédechacundeleursdispositifs.C’estlà,auniveaupropred’uneidentitédel’expérienceréelle, unerelationdecontinuitéetd’emboîtementquisetrameainsientrele cinémaet“ l’autrecinéma ”cachéouexhibédansl’artcontemporain. 9 » Notre hypothèse sur le film papier participe-t-elle de cette quête du « texteintrouvable » ?Nereconduit-ellepassousuneformeparadoxale l’escamotagedutextefilmique 10 ? 10.Soulignons,àtraverslanotiondetexte oularéférenceaustienneàlaperformativité,laprégnancedesmodèlesissusdela linguistique. Avantl’instaurationducopyrightpourlesœuvresfilmiquesen1912 auxÉtats-Unis,denombreuxproducteursontdéposéàlaLibrairiedu Congrèsdestiragespapierdeleursfilmsquiconstituentdésormaisla célèbrecollection« PaperPrints » 11.Lepapierest-illaformejuridique dufilm,sonarchivepossible,sapromesseousonsupplément ?Peut-on imaginer un film « sans papiers » ? « Le papier n’est-il pas toujours, depuistoujours,entrainde“ disparaître ” ?Decedisparuneportonsnouspasledeuilaumomentmêmeoùnousluienconfionslessignes nostalgiquesetlefaisonsdisparaîtresousl’encre,leslarmesoulasueur de ce travail d’écriture qui est toujours travail de deuil et perte du corps ? 12 »Autantd’hypothèsesetdejalonshistoriquesquiontpour enjeud’interrogerlesmétamorphosesducinéma,maiségalementle contextesocialdel’énoncéperformatif,qu’ils’agisseducadreéditorial delapublicationoudel’expositiondufilmdansl’espacedelagalerieou dumusée.Lecinémaest-ilsortidesonenceinte ?L’hypothèsedufilm papiernousinviteàinquiéter,parlebiaisd’unepoétiquedel’archive, lesmodalitéssocialesetjuridiquesdecedéplacement. 11.Cf.K.R.Niver,Motion Pictures from the Library of Congress: Paper Print Collection,1894-1912,Berkeley/Los Angeles,UniversityofCaliforniaPress, 1967.UntrèsbeaufilmdeBillMorrison (The Film of Her,1996)estconsacréàcette collection.Lireégalement« Filmsfantômes »,JérômePrieur,Revue de la Bibliothèque nationale de France,n°27, 2007,p. 20-24,àproposdesphotogrammespapierquiaccompagnentles scénariosPathéàlaBnF. 12.J.Derrida,Papier Machine,Paris, Galilée,2001,p. 250-251. Le Singe de la lumière Scénario, Érik Bullot, 2002. 7 15 documents performatifs Stephen Wright Visibilités spécifiques Janez Janša Changement d’identité, Ljubljana, 2007. Janez Janša. http://www.janezjansa.si/about.html Chantier #365 Terrain vague à l’angle de René-Lévesque & Lucien L’Allier, Montréal, 1998. Yves Gendreau. http://actualite.daredare.koumbit.org/en/ historique www.aaaaarg.org eye scream Restaurant, 2043 West 4th Avenue, Vancouver, 1978. http://www.canadianart.ca/ features/2011/11/17/iain_baxter/ En 1965, l’artiste Donald Judd publie un texte décisifdanslequelils’efforcededéfinirl’artdeson tempssansavoirrecoursauxcatégoriesobsolètesde la peinture et de la sculpture. Passant en revue de nombreuxartistesdontlespratiquessontparailleurs disparates,Juddmetenévidenceunsoucicommun pour« the thing as a whole »,laissantprésagerl’effondrementd’unparadigmedel’artreposantsurunedifférenciation entre des médiums. Judd propose de penserlenouveauvocabulairevisueldecespratiques sousletermede« specific objects »—ouvrantainsila voie aux derniers grands mouvements de l’art modernequeserontl’artminimaletl’artconceptuel. Or,silanotiond’objets spécifiquesromptàbiendes égards avec le vocabulaire conceptuel en vigueur à l’époque, il ne s’agit à aucun moment pour Judd de mettre en cause le statut ontologique de ces objets spécifiquesqui,àsesyeux,relèventbeletbiendel’art. Eneffet,lebutdecetexte-manifesteestprécisément deconféreràcesobjetsspécifiqueslefortcoefficient d’artqu’ilsréclamaientetméritaient. Aujourd’hui,l’artsemblesecaractériserparune spécificitétoutautre—celledesavisibilitémême.Si l’histoiredécriteparJuddpeutnousindiquerunevoie, elle ne permet pas toutefois de saisir la situation contemporaine dans sa propre spécificité, où un nombre toujours croissant de praticiens semblent vouloiraffaiblirlecoefficientdevisibilitéartistique deleurspropositions,effectuantunesortederetrait offensifdescadreslégitimantsdel’art,préférantagir danslesombresdel’économieattentionnelleetrépu- tationnelle,n’apparaissantpastoujourssurlesécrans du radar du monde de l’art, calibrés en effet pour capterdespratiquessoucieusesdejouird’unevisibilité artistique maximale, et non pas celles déterminéesàéchapperàlacapture...Lesconditionsdepossibilité et d’usage d’un art sans œuvre (perceptible commetel),sansauteur(identifié)etsansspectateur (car on ne devient spectateur qu’en présence d’un spectacle)laissentenvisageruntoutautrerégimeet modeopératoiredel’art,voireunenouvelleontologie. Renoncerdélibérémentàlareconnaissancen’estpas nonplusanodinetenditlongsurlaconditiondela subjectivité contemporaine ; sans doute ce phénomènetraduit-iluneextrêmedéceptionparrapportà l’institutiondel’artautonome.Eneffet,conquisepar unesériedeluttescontrelepouvoirpolitiqueetecclésiastique,l’autonomiedel’artn’estpassansfrais.Loin s’enfaut.Carsilestatut« artistique »d’unepropositionluigarantitunecertaineprotectionetluiconfère unpouvoirsymboliquecertain,c’estparcequ’ellen’est quedel’art,séparéeontologiquementdecequeles théoriciens de la théorie institutionnelle de l’art appellent facétieusement « the mere real thing » (la simpleréalitéordinaire). Etc’estprécisémentcetteséparationquisemble aujourd’huicontestéepartantdepraticiens :cellequi inscritl’artdansunrapportd’altéritéavecsesobjets, aveccequ’ilaborde,avecl’ensembledesautresactivitéshumaines.C’estencesensqu’onpeutdirequ’aujourd’huil’artsecaractériseavanttoutparsavisibilité spécifique.Lespropositionsquiseconçoivent,se SOS SB Slovenski Brod, 2002. Dalibor Martinis. http://www.dalibormartinis.com/ Permis de chauffeur de taxi New York, 1983-2002. Jeff Perkins. http://sophielapalu.blogspot.fr/2011/11/ description-du-projet-secret-poet.html Réparation clandestine de l’horloge du Panthéon Paris, 2008. Untergunther. http://ugwk.org/ 9 Martha Rosler Library That’s Painting INHA, Paris, 2007-08. Entreprise de peinture en bâtiment, Houston, http://www.inha.fr/spip.php?article1669 2005. Bernard Brunon. http://thatspainting.com/Thats_Painting/ Homepage.html Authentic Tension Optional lifestyle, Téhéran, 2012. David Zare. http://www.authentictension.com/ The Sky Over Beirut Visite urbaine guidée, Ashrafieh, Beyrouth, 2010. Tony Chakar. http://www.tonychakar.com/ Promoción de Julio Intervention dans un supermarché, Buenos Aires, 2009. Hugo Vidal. http://www.hugovidal.com.ar/obra/ promocion_de_julio.htm# pensent et se comprennent comme artistiques ne sontpourtantvisiblescommetellesquesielless’inscriventdanslecadreperformatifdel’art—cecadre, quelqu’ilsoit,quiaugmenteleurcoefficientdevisibilitéartistiqueouquiactiveleurdimensionartistique. Onlesvoit,maispassub specie artis—passousl’apparencedel’art.Oudumoins,pasimmédiatementlà oùellesontlieu,dansl’instantetlapuissancedeleur agir.Elleséchappentainsiàlacaptureontologiquede l’art,enéchappantàlacaptureperformative.Etelles n’acquièrentcettevisibilitéspécifiquequeparl’intermédiairedeladocumentation.Maiscesdocuments— qu’ils soient narratifs, photographiques, vidéographiques,picturaux,etc.—nesontpaspurementdescriptifs.Certesilsdécriventuneaction,uneintervention, une configuration qui eut lieu en dehors du champ de l’art. Mais ce faisant, ils transforment le statut,lemoded’êtredecequ’ilsdécrivent.Encesens, ils’agitdedocuments performatifs. Estperformatif,unénoncé,ungeste,unobjetqui, enplusdesafonctionhabituelle,fait—oufaitadvenir—quelquechose.Undocumentperformatifest doncundocumentquines’épuisepasdansl’actede documenter ;iltransformelemoded’être—lestatut ontologique—decequ’ildocumente.D’uneaction ordinaire, ou extraordinaire, il en fait une action artistique.Encesens,undocumentperformatifest trèsdifférentdeladocumentationd’uneperformance, dontlestatutartistiqueestpréalablementreconnu. Bienentendu,ilnesuffitpasd’undocumentperformatifpoureffectuercechangementd’ontologie;un Specific Object, sans titre Donald Judd, 1973. Préparation d’un escrache performatifpeuttrèsbienéchouer.Autrementdit,le documentn’estpasautonome,maiss’inscritdansce que Pierre Bourdieu appelle un champ de pouvoir. Traiter le document comme un objet autonome (à l’instard’Austin),c’estprendrelerisquedechercher lepouvoirdesdocumentsdanslesdocuments,c’està-direlàoùiln’estpas. Mettreensemblelapetitesélectiondedocuments ci-contre ne se justifie en rien, sinon qu’il s’agit de pratiquesquid’unefaçonoud’uneautrejouentsurun coefficientd’artinstable.Car,àchaquefois,ils’agitde propositionsqui,ayantrenoncéàunecertaineautonomiedel’art,opèrentàl’échelle1,étanttoutàlafois cequ’ellessont(unrestaurant,unebibliothèque,un changement d’identité, un projet de recherche en astrophysique...)etunepropositionartistiquedece qu’elles sont. En devenant art, elles ne cessent pas pourautantd’êtrecequ’ellessontparailleurs.Leur ontologiepremièren’estpasniéemaisplutôtaugmentée par leur ontologie secondaire, accessoire. À ce titre, elles ne deviennent visibles artistiquement, c’est-à-direpourunpublicsecondaire,queparl’intermédiaired’unecatégorieelle-mêmeinstablededocuments.Desdocumentsperformatifs. Buenos Aires, 2004. Grupo de Arte Callejero. http://grupodeartecallejero.blogspot. fr/2011_01_01_archive.html Star City Delak, 2002. postgravityart.org Continental Drift Collective and mobile project of inquiry, Chicago, 2012. http://publicamateur.wordpress.com/ category/continental-drift-2/ 11 Notes pour un film (presque) impossible Gaëlle Cintré Invisibles EHS Antenne relais téléphonique J’aicommencél’annéedernièreàtravailleràunprojetdefilmsuret avecdesélectro-hypersensibles. Ces personnes — EHS — sont « allergiques » aux ondes et aux champs électromagnétiques artificiels dont nous sommes quotidiennemententourés :ondesWi-Fi,antennesrelais,téléphonesportables etautresappareilsélectroniquesentousgenres.Uneallergieàlatechnologieensomme. LesEHS,unefoisqu’ilsontidentifiélasourcedeleursproblèmes, n’ontpasd’autrechoixquedes’exiler.Illeurfautfuirlesvillesparce qu’ellessontévidemmentdesnœudstechnologiques.Maiscelarevient égalementàs’écarterdesconcentrationshumaines,etpetitàpetità renonceràuneviesociale. C’estainsiqu’ilsentrentdansunephasedesurvie.Celacommence généralementparunelongueerranceàlarecherched’unendroitmoins toxiqueetplussupportable.Unesituationd’isolementforcé,pouréventuellementparveniràtrouverrefugedansunezoneblanche.Maisles zonesblanchessefontraresdansnotresociétéconnectée. Jemesuishabituéeàcesentimentd’apnéetechnologiquelorsqueje parsplusieursjoursàleurrencontre.Etc’esttoujoursavecundrôlede frisson de culpabilité que je rallume mon téléphone sur le trajet du retour.Aprèsavoirétéàleurcontact,jenepeuxm’empêcherdepenser auxdizainesdeboxWi-Fiempiléesau-dessusdemonappartement,ni deleverlesyeuxetderepérermaintenanttouteslesantennesrelaisqui s’accrochentànosbâtiments,plusoumoinsvisibles,plusoumoins camouflées. camouflage version pin autrichien. Lasituationdesélectro-hypersensiblesestfrappanteparsoninvisibilité.Invisibilitédesondes.Invisibilitédesmauxdontilssouffrent. InvisibilitédesEHSeux-mêmesetdeleursrevendicationsauxyeuxde lasociété. Lesélectro-sensibles,s’ildoiventadapterenprofondeurleurshabitudes et leurs modes de vie, parviennent encore à mener une vie presque« normale ».Etpourtant,iln’estpastoujourstrèsaisédeles trouveretdelesjoindre.Ilssecachentetseméfient,redoutentqu’on lesprennepourdesfous.Sileurstémoignagesexistentbeletbien,il s’agitdelescroirecarlesimagesnemontrentnineprouventrienpour lessceptiques. Lesélectro-hypersensibleslesplusatteints,eux,nesupportentplus rien, même plus la proximité du courant électrique, d’une pile de montreoudeclefdevoiture :c’estainsiquetroisfemmessesontmises àvivreencommunautéforcéedansunegrotteaumilieudesHautesAlpes.Laradicalitédeleursituation,alorsqu’ellepermettraitenfinde faire image, en signe en réalité l’impossibilité : la présence d’une caméra leur serait insupportable. Là encore le sujet se dérobe et demeureinvisible. UnfilmsurlesEHS :certainsdiraientquec’estunfilmimpossible, d’autresyverraientundéfi. Eneffet,c’estalorstoutleprojetqu’ilfautrepenser.Commentdocumentercettesituation ?Commentproduiredesimages ?Commentfaire unfilmlorsquelapossibilitémêmed’approchersonsujetaveclematérieladéquatposeproblème ? Leretourenarrièretechnologiquequ’implique,parexemple,lefait departirvivresansélectricitédansunegrottem’imposededevoirréfléchiràmontouràuneformed’archaïsmedanslamanièrederéaliser monfilm.Lescontraintesdeviedesélectro-hypersensiblesfinissent par m'atteindre personnellement, lorsque je m’aperçois que je dois modifierquelques-unesdemeshabitudesquotidiennes,maisinfluent égalementsurlapréparationdutournage,pourlebien-êtredespersonnesàfilmer. Lefilmseferadonc.Enpellicule.Avecunecaméramécanique. Ilnes’agitpaslàuniquementd’unproblèmetechniqueàcontourner.Ilnes’agitpasnonplusseulementd’unerésolutionesthétiquede lasituation.C’estunequestionéthiquequiestenjeu.Lesmoyensde productions ne peuvent pas venir concurrencer leur sujet. C’est en acceptantcettecontrainteimportanteaucœurduprojetquelefilm pourrasefaire.C’estdecettemanièrequ’ilserajuste,qu’ilparviendra àtrouversonéconomieetsonécologie. L’invisibilitédelasituationdesélectro-hypersensiblesestundéfi etm’investit,jecrois,d’unesortederesponsabilité.Cen’estpasparce qu’ilssontinvisiblesauxyeuxdelasociétéqu’ilsn’existentpas.Ilsne sontnifantômesnifous.Cen’estpasparcequelesimagessontdifficiles àfairequ’ellesn’existerontpas.Lefilmestdéjàprésentd’ailleurs,ilse devineetsepréciseentreleslignes. Photographe et EHS une couverture de survie comme tentative de protection. 13 Depuis la grotte où vivent Anne, Bernadette et Anne-Marie. 15 Mémoires apocryphes sur des papiers et des films Laura Huertas Millán Histoire d'un vampire DanslaColombiedesannées90,l’impossibilitédefairevoyagerles chefsd’œuvredel’artoccidentalaboutissaitparfoisàl’expositionde leurs reproductions photographiques encadrées, à l’échelle 1. Les enfantsquivenaientvisiterlemuséeColsubsidio,fondéparunecaisse d’allocationfamiliale,pouvaientainsiavoirleurspremièresémotions esthétiquesdevantdespeintureslittéralementphotocopiées. Cetteinstitutionavaitaccueilliuneexpositionimpressionniste :La Femme au perroquetyfigurait,uneorangedécortiquéeàsespieds.Le motifpicturalàtraitsblancsetorangesfonctionnaitcommeuncamouflage,mêmeaplatiparlareproduction ;deloinl’orangeapparaissait charnelle,pulpeuse,deprèsc’étaitunagencementdetaches,plusou moinstramées. Uneexpositiondepeintureespagnolefutaussiprésentée.Pourcet événement,l’échellen’avaitpasétérespectéecariln’yavaitpasassez deplacedanslemusée.Lestableauxavaientdoncétéréduits.Tres de Mayo, par exemple, ne dépassait pas les 50 centimètres de large et Saturne dévorant ses enfants tenait sur un A4. Par contre, les gros cadresbaroquesàdorurerestaienttoujourslesmêmes,toujoursaussi soignés. DansleBogotadesannées90,laplupartdesaffichesdecinéma étaientpeintesàl’aérographe.Latélévisionlocaleavaitfaitunreportagesurl’undecesartistespeintres :lescheveuxlongs,ilpeignaittorse nu,vêtud’unsimplejeantroué,unbandanaàlatête.Cesaffichespouvaientêtretrèsirritantespourlagentféminine :lespeintresavaient tendance,dansleurélangestueletviril,àdéformerlestraitsaryensdes comédiens d’Hollywood. Ces visages aux proportions parfaites et symétriquesseretrouvaientparfoissauvagementestropiés. Àl’époque,avoirdebellesafficheschezsoiétaitunsignedeprestige. Du film Pulp Fiction par exemple, d’un grand impact sur les jeunes générations,trèsvitepromueffigiede« l’underground ».Uneaffiche « originale » achetée aux États-Unis, d’un film ou d’un groupe de musique,dédicacée,àtirageslimités,étaitunsigneévidentdesavoirvivre.Chezlesgénérationsplusâgées,c’étaientlesaffichesdemusées visitésdansd’autrespays,etpourlesfemmesquiaimaientladanse,des ballets.Onpouvaittrouverchezcertainesintellectuellesd’autresobjets encadrés.Parexemple,uneserviettedeplageduballetdeNewYork, sur laquelle sont représentées, en noir et blanc, les différentes positionsprimordialesdeladanse. Lorsd’unentretien,l’écrivaineGloriaAzcáratenousracontelanaissancedesavocation,grâceàl’influencedel’unedesestantesquiexposaitsesbutinsdevoyageagrémentésd’unedorure.Poursesonzeans cettefemmeincroyableluidonnaàlireCarsonMcCullers,enlaprévenant que certaines images (un téton coupé aux ciseaux notamment) pourraientluiparaîtreinsupportables,maisqu’ellecomprendraitleur nécessité.Plustardcefutle FleuvedeWadeDavis,oùdesethnobotanistesracontentleursvoyagesdejeunesseenquêtedehiérophanies,et traversentdesjunglesinexploréesparl’hommeblanc,entestanttoutes lesformesd’hallucinationspossiblesproduitespardesplantes.Cette mêmetantel’aincitéeàl’écriture,unefoisoù,interrogéesurlafaçon dontondevenaitécrivain,elleluiréponditavecunegrandesimplicité : « Hébien,ilfautécrire ».L’enfantsemunitimmédiatementd’unstyloet ponditlejourmêmetroisrécits :lepremierestpasséauxoubliettes,le deuxièmeétaitunrèglementdecomptesentrecousinsàlamanièrede LaFontaine,letroisièmeétaitl’histoired’undiplômeencadré.Ledit papierestornédetamponsetdesignaturesd’hommesillustres,mais, accrochéàunmur,sesentextrêmementseul.Ildécidealorsdesortir desoncadreetpartàlarencontredesautresobjetsdumonde.Cette troisième nouvelle attira l’attention du patriarche de la famille, le grand-père Azcárate. Lui qui, jusqu’à présent, avait complètement ignorél’existencedesapetite-fille—ill’appelait« fille »cariln’arrivait pasàsesouvenirdesonprénom—s’estmistoutd’uncoupàlaconsidérer :illafélicita,enremarquantlabeautédesillustrationsdélicieusementanimistes. DansleBogotadesannées90,lachambreaccueillantlebureauet labibliothèques’appelaitle« studio ».M.Azcárateavaitconstruitune maisonsigrandequelebureauetlabibliothèqueoccupaientchacun une pièce différente, et la bibliothèque s’appelait « bibliothèque ». Il 17 n’étaitpasriche,maisàl’époquedeleurinstallationdanscequartier,les terrainsétaientbonmarchéetilavaitlui-mêmedessinélademeure familiale.Cethommeaimaitleséchecsetjouaitplusieurspartiesen même temps, avec des personnes différentes. Après sa retraite, il passaitsesjournéesenfermédansceblockhausdomestique,assisdans unfauteuilàdossierinclinable.Ilfumaitclopesurclopeetregardait religieusementlesinfoslematin,lemidietlesoir.Ilaimaitlesmots croisésetregarderdesfilmsavecsafemme,westernspourlui,polars pourelle.Ilnesortaitquepouracheterdespiècespoursavoiture,une camionnetteVolkswagenbleuélectriqueoumauveselonlespériodes. Oualors,maisplusrarementencore,ilallaitaubistrotboireducafé aveclescompèresduquartier,unlieuenfuméquin’avaitprobablement jamaisaccueilliaucunefemme.Ilrentraitchezluilespochesremplies depaquetsdechipsparfumésaupouletpoursespetitesfilles.Celles-ci adoraient la bibliothèque. Gloria y passait des journées entières, plongée dans la lecture répétée de deux ouvrages en particulier : l’Encyclopédieuniverselleetl’Encyclopédieésotériquedescréatures impossibles. À l’aube des années 2000, Gloria partit pour la France. Dans sa valise,quatretomesd’uneencyclopédiedeLittératurefrançaiseenlangue originale, du XVIe au XIXe siècle, ornée de peintures contemporainesauxtextes.LestrentekilospermisparAirFrancefurentàpeine suffisants,entrevêtements,livrespourlaclassepréparatoirelittéraire etdesbabiolesinutiles,commeunepetitecasserolespécialepourles œufsauplatquesamèreavaitglisséedanssesbagages.Gloriaportait danssavaliselabibliothèquedukhâgneuxidéale,lesMéditationsde Descartes,RousseauetNietzscheachetésàBogotaàprixd’or,oubien volésauxamisrichesetbilingues.Cetteculturepartagéen’apasempêchéunchocculturelprofondàsonarrivéeenFrance :sescamarades d’étudesluisemblaientparfaitementennuyeux ;mêmeceuxquisedroguaient—d’habitudeplusmarrants,plusfestifs—restaientpourelle desextraterrestres.Elleassistaitavechorreuràuneculture« alternative »oùrégnaitlachansonfrançaisetypeguinguetteetquiaffichaitun anti(nord)américanisme décomplexé : ils avaient grandi dans un mondeexcluantMTVetHollywood.Elleretraçaitàreboursl’itinéraire des voyageurs européens qui, jadis, se sont lancés à la conquête du NouveauMonde :leVieuxMondeserévélaitaussidésirablequebarbare. GloriaAzcárateracontequ’endouzeansdevieenFrance,ellen’a jamaisachetéunseulmeubleniacquisaucunbien.Ellenedéménage quedescartonsqu’elleconstitueàsataille :ilssontpetitsettranspor- tentdesvêtementsetsurtoutdeslivres.Ellen’apourtantpaslutousses livres. Mais elle aime les regarder, les toucher, les mettre en valeur lorsqu’onluirendvisite,désirerleslire—mêmesanspassageàl’acte. Ellecornelespagesenhautpourlespassagesintéressants,enbaspour ceux qui l’émeuvent, en haut et en bas parfois en même temps. Les pages peuvent être annotées au stylo : cette trace indélébile est un repère lorsqu’on veut relire les ouvrages par fragments uniquement. Cesblocsdetextessontfinalementplusvivantsquelesvisagesoubliés sursesphotossouvenirs. IlparaîtraitqueMirceaEliaden’aitpassurvécuàl’incendiedesa bibliothèque.ExpatriéàChicago,cetévénementfutuntelchocémotionnelqu’ilselaissalittéralementmourir.Maisnouspensonsplutôt, paranalogiesansdoute,auDraculadeF.F.Coppola.DraculaveutdéménageràLondrespourserapprocherdeMina-Winona-Ryder,sosiede sonamoureuseautrefoissuicidée.MaisDraculapuisedavantageson énergiedelaterretransylvanienneelle-mêmequedusangdesesvictimes.S’éloignerdesonpaysnatalsigneraitlapertedetoutsonpouvoir vitaletdoncsamortimminente.IlembauchealorslefiancédeMina pouracquérirdespropriétésdanslamétropoleanglaiseetencerclersa belle :desdemeuresvidesoùserontstockéesdescaissesrempliesde terreroumaine.EnvoyageantversLondres,Draculapassesesnuitsà viderlesratsetlesmarinsdunaviredeleursang.Lerestedutempsil estenfermédansunecaisse,plongédanscetteterreoùpullulentles limacesetlesvers. 19 Détail du planisphère de Cantino Jonathan Rubin représentant les connaissances géographiques du Nouveau Monde en 1502. Cartographie d'un film à venir 1.En2011,817longsmétragesdefiction ontétéproduitsauxÉtats-Unispourplus de30 000scénariosdefictionenregistrés auprèsdelaWritersGuildofAmerica. 2.Réaliséen1502,ceplanisphèreestla plusanciennecarteportugaisereprésentantlesconnaissancesgéographiquesdu mondeàlasuitedeladécouvertedu NouveauMonde. 3.ÉcritparMarcoPoloen1298,le Devisement du monderetracelesaventures del’explorateurvénitienàlacourduGrand KubilaiKhan. 4.OriginairedeLiège,JeandeMandeville estunexplorateurduXIVesiècle.Ilest l’auteurdel’ouvrageintituléLivre des Merveilles du monderédigéàl’issued’un prétenduvoyagede34ansenÉgypteet dansdifférentspaysd’Asiejusqu’enChine. 5.LaInstitución ColombinaàSéville conserveuneéditiondulivredeMandeville annotéeparColombsurplusdetroiscent pages. Unedesparticularitésducinémadefictionconsisteàimagineren amontsurdupapierl’ensembled’unfilmàvenir.Cettepremièreétape detravail,latranscriptionqu’estlescénario,estaujourd’huidevenue deplusenplusnécessairepouractualiserledésird’unfilm.Denombreuxfilmsontainsiétéécrits,construitsetmisenforme,maisrares sont ceux qui sont finalement tournés 1. Un scénario est avant tout l’ébauche d’un film imaginaire. Il est en quelque sorte la traduction d’une vision cinématographique destinée à être partagée avec l’ensembledesintervenantsnécessairesàlafabricationd’unfilm.Maisce scénarioestégalementunefictionautonomeetdifférentedufilmque l’ondésireréaliser,semblableàcespremièrescartesquiesquissaient lespossiblescontoursduNouveauMondeaudébutduXVIesiècle.Le planisphèredeCantino 2,l’unedesplusanciennescartesreprésentant la découverte du Nouveau Monde, est, avec l’amorce d’une nouvelle terrequiseprofile,unesortede« fictionpapier »quiprécèdeune« fictionréelle »àdécouvrir.J’aitoujourspensél’entreprisecinématographiquecommel’explorationd’unterritoireignoré.Ontrouvesurces carteslerelevéd’unmondeinconnuetunpotentieldedécouvertesqui, àl’instard’unpériplecinématographique,memotiventàfairedesfilms. Cetteabsencequiaspireàêtredessinéeetpréciséem’attireetm’incite àentreprendreunetelleaventure. LesnouveauxterritoiresdécouvertsauXVeetXVIesièclefurenten grandepartieencouragésetfinancésàlasuitedesrécitsdeMarcoPolo 3 et de Jean de Mandeville 4 sur les Indes. Le Livre des Merveilles du monde deMandevilleexerçauneinfluenceconsidérablesurlasociété européennedel’époqueetsurlesvoyageursetexplorateurstelsque Christophe Colomb 5 dans leurs quêtes d’une nouvelle route vers les Indes par l’ouest. Dans son livre, Mandeville décrit une contrée aux richesseslégendaires,peupléedegéantshirsutes,d’hommessanstête etd’animauxfabuleux—licornesetdragonsauxailesvermillon.Dans cet étrange mélange de réalité et d’imaginaire, Mandeville réussit à rendrecrédibleslefantastique,lemerveilleuxetl’extraordinaire.Ces récitsenchantésontengrandepartieétépopularisésparl’invention récentedelatypographieparGutenberg.Ellecontribuagrandementà répandreleshistoiresd’unmondemerveilleuxetlespremiersplanisphères faisant l’ébauche de ces nouvelles terres lointaines et fantasmées.Sanscette« fictionpapier »quiengendraenpartieladécouverte del’Amériqueetl’échangecolombien 6,notremondeseraitaujourd’hui trèsdifférent.Cesexplorationsonteneffetconduitàlamiseenplace desempirescoloniaux.IlestintéressantdeconstaterqueChristophe Colomb et les autres explorateurs espagnols ont été déçus dans un premiertempsparladécouvertedeces« IndesOrientales 7 ».Àladifférence de l’Asie et de l’Afrique, les habitants des Caraïbes ont peu de chosesàéchangeraveclesnaviresespagnolsquinetrouverontàleur arrivée aucune des richesses imaginées et rêvées dans l’ouvrage de MandevilleetleLivre des Merveilles(appeléégalementIl Milioneoule Devisement du monde)deMarcoPolo. Cetespoirportéparunefiction,puisdésenchantéparlaconfrontationaveclaréalité,estégalementtrèsprésentdanslecinéma.L’expérienceduréelqu’estletournageestparfoistrèsviolente.Onassiste, 6.L’échangecolombienestl’échange biologiqueintercontinentalsurvenu,àla suitedeladécouvertedel’Amériquepar ChristopheColomb.Ils’agitdel’undes événementslesplusimportantsde l’histoiredel’écologie,del’agricultureetde laculture. 7.AmerigoVespucciestlepremier navigateuràaffirmeravoirdécouvertun NouveauMondequin'estpaslesIndes. Jusqu'àsamort,Colombpensaavoiratteint lesIndesOrientales. 21 rique et imaginaire où se manifeste un désir de cinéma sans les obstaclesdelaréalité.Cependant,ilesttoujoursnécessairedetrouver etd’explorerceterritoireinconnuesquissésurpapier.Cettefictionqui noustracelescontoursdel’espacefantasménenoussuffitpas.Ilnous fautlafouler,l’arpenteravecl’espoirquelaréalitédépasseetsupplante l’imaginairedésiré.Lapremièrefictionestunartificepouratteindre unefictionàvenirquinousdépasse.Elleencomprendlesprémisseset lesgermesquel’onsouhaitesecrètementvoirapparaîtrecommeune découverte. Car le film réalisé est une découverte en ce sens qu’il contientunepartd’entreprise commune,d’effortsunispourlaréalisationd’unobjet.C’estpeut-êtrelàquerésideladifférencedécisiveentre unscénariodefictionetunfilmàvenir.Cescénario,cetimaginaireque l’ontranscritsurpapierestenquelquesortelimitéparunimaginaire invisibleetsolitaire.Lanécessitédelerencontrernousengageàunir nossavoirspourlerendrepossible.Mêmesifinalementladécouverte résultantdecetteexpéditionn’estpasàlahauteurdenosdésirsetde nos espérances, la rencontre avec le réel qu’est un film achevé est beaucoupplusenrichissanteparsonexistencemême. Elle et Lui Leo McCarey, 1939. 8.LeoMcCareyréalisaàdeuxreprisesson filmElle et Lui.Unepremièrefoisen1939, puisunremakeen1957. 9.YasujirōOzuréalisaplusieursremakes encouleurdesesfilmsmuetscommepar exempleBonjouretHerbes flottantes. impuissant,àuneréalitéquel’onneparvientpasàfaireentièrement dialogueravecl’imaginairepromisparlefilmpapier. Finalement,onpourraits’interrogersurleréelbesoinderetranscrireunscénarioaveclesoutilsducinéma.Faireunfilmnécessiteénormémentderessources,d’énergieetdedétermination.Alors,pourquoi vouloirs’aventurersurceterritoireescarpéethostilequepeutêtrele cinéma ?Pourquoinepass’enteniràlapropositioncontenuedansun scénario ?Pourquoiest-ellefinalementinsuffisante ?D’oùvientcedésir d’incarnerdespersonnagesimaginésetdelescadrerdansunefiction possible ?Certainscinéastesvontmêmejusqu’àréalisereux-mêmesdes remakesdeleurspropresfilms.CeuxdeLeoMcCarey 8etdeYasujirō Ozu 9 sont à cet égard très intéressants. Leo McCarey réalisa deux versions de son film Elle et Lui (An Affair to Remember) à dix-huit années d’intervalle. Les deux films sont identiques, scène par scène, mais profondément singuliers par leurs différentes incarnations, commel’ontétélesquatreexpéditionsdeChristopheColombversle NouveauMonde. L’attraitdeladécouverted’unNouveauMondeestassezsemblable àlaréalisationd’unfilmdefiction.LescénariorappellelesIndesOrientalesdécritesparJeandeMandevilleetMarcoPolo.C’estunfilmoni- Elle et Lui Leo McCarey, 1957. 23 Entrtien avec Nadia Plungian Nataliya Tchermalykh Trait interrompu DocteureenHistoiredel’artsoviétiquede l’entre-deuxguerres,Nadia Plungianest chercheuseàl’Institutnationaldel’histoire del’artdeMoscou.Elleestparailleurs curatriceetmembredugroupeMFG (MoscowFeministGroup). Cet entretien, réalisé le 21 janvier 2013, accompagne les propositions curatoriales de Nataliya Tchermalykh autour de l’exposition Film Papier. « Je voudrais attirer l’attention sur le processus de re-politisation de certaines formes d’expression artistique, dont le graphisme, qui commence à occuper une place de plus en plus importante dans l’art socialement engagé en Russie et en Ukraine. Lors de l’exposition à La Box, je propose un regard croisé sur les œuvres graphiques de trois artistes : Viktoria Lomasko (Russie), Anatoliy Byelov (Ukraine), Anna Zvyagintseva (Ukraine). Dans cet entretien, Nadia Plungian offre un éclairage historique sur cette technique artistique et nous parle de la tradition interrompue des avant-gardes. » (Nataliya Tchermalykh) Nataliya Tchermalykh : Pourquoi avez-vous choisi d’abandonner vos recherches sur l’avant-garde pour vous consacrer à l’histoire de l’art soviétique des années 1930-40 ? Nadia Plungian :Jemesuisaperçuequecetteépoque-làrestaitprécisémentnon-décriteetsous-estiméeparlacritiqueofficielle.Celame paraît évident. L’art de cette époque ne présente pas, soi-disant, de « traces »del’avant-garde,n’estpastraverséparl’« espritavant-gardiste » —iln’apaseu,outrèspeu,decontactsidéologiquesaveclepouvoir—, c’estunespaceartistiquebeaucouppluspersonnel.Cettedynamique peutêtrecomparéeaupassagedelaNouvelleObjectivité(1918-1930)à l’artdescampsdeconcentrationenAllemagne. Pourmoi,l’artgraphiqueestdavantageliéàlaréalitésociale,au concret,pourainsidire.Lepapieretlematérielgraphiqueemployés sontlesvraistémoinsdel’historicitéd’unmouvementartistique,desa conditionsociale.Lesupportpeutaussiraconterunehistoirepersonnelle :onvoitquandl’œuvreaétéfaite,lorsdusiègedeLeningradou pendantlaRévolutionparexemple.Ilesttrèsintéressantd’observer commentlematérielutiliséparled’uneépoque.Certainsartistessoviétiquesavaientchezeuxdesstocksd’aquarellesfrançaisesqu’ilsavaient achetéesquandlesvoyagesversl’Europeétaientencoreautorisés :ces matériaux étaient très différents de ceux que l’on trouvait en Union soviétiqueetleurutilisationfrappetoutdesuitel’œil—commesice signereprésentaitunesortedepontsémantique,unretourversune époquepassée. De quels artistes parlez-vous, plus précisément ? Parexemple,VladimirGrinberg,quiétaitundesdisciplesd’Albert MarquetenRussie.Luietsoncercleétaientdesartistes« dutiroir » 1et nepouvaientfonctionnerquedecettemanière.EnURSS,ilyavaitdes règlesassezstrictesdanslecadredelamiseenœuvred’uneexposition : onn’avaitpasledroit,parexemple,d’exposeruniquementdespaysages. Ilfallaitabsolumentsuivreunthèmepré-choisi—l’industrialisation, la collectivisation, la construction socialiste. Donc, choisir un sujet désignécomme« réel »parlapropagande.Lepaysagen’enétaitpasun. Ilfallaitabsolumentparvenirà« refléter »unecertaineréalitésocialiste. Àcetteépoque,ondisaitenplaisantant :« Commentpeut-ondonnerle refletdequelquechosequin’existepas ? » Néanmoins,lesconséquencesd’un«mauvais »refletpouvaientêtre désastreuses :unseulfaux-pasengendraitdespoursuitesenjusticequi pouvaientallerdanslesannées1930jusqu’àlapeinedemort. C’est très intéressant sur le plan théorique : en l’absence d’une réalité politique, on demande aux artistes d’en construire une, à travers la fiction. Et c’est ensuite aux représentants du pouvoir de juger si cette fiction correspond à leur « réalité » ou pas. La fiction sort, dans ce cas-là, de son propre champ esthétique subjectif, et devient malgré elle, en quelque sorte, une réalité politique, plus vraie que le vrai. Toutàfait.Lerégimesoviétiquenepouvaitpasconstruireparluimêmeune« commande idéologique»décriteentermesclairs.L’artiste suivaitunchemin,untrajet,qu’ilconstruisait,àtâtons,ou,fautede mieux,enregardantlesautresfaire.Celacontribuaitégalementàune totaledépersonnalisationdelavisionartistique. L’artiste et son style personnel se perdaient dans de multiples « jeux de miroirs », de reflets sans fin, où l’objet politique était finalement absent… Mais il y a eu certainement des artistes qui essayaient d’y échapper ? Oui,maisiln’enrestequetrèspeudetraces.Pourmathèse,j’aitravaillésurlesarchivesdu« Groupe13 »,quiafonctionnéàLeningrad entre1928et1932.Ilsavaientdéveloppélatechniquedudessindocumentaire,dontlacaractéristiqueprincipaleétaitletempo,larapidité. Safigurecentrale,VladimirMilachevsky,quidemeurejusqu’ànosjours très peu connue en Russie, connaissait parfaitement bien la scène 1.Artistesouécrivainsdutiroir—terme soviétiquequidésignedesauteursn’arrivantpasàéditerleursœuvressuiteàla (auto)censure. Affiche d'exposition Groupe 13. 25 2.LaFabriquedel’acteurexcentrique,dont l’acronymeestFEKS(enrusse :Фабрика эксцентрического актёра),estuncollectif,plusqu’uneécole,d’avant-gardesoviétique,actifdansledomainethéâtral,puis cinématographique,fondéen1921à Leningrad.Cf.Leonid Trauberg et l’excentrisme : les débuts de la Fabrique de l’acteur excentrique 1921-1925,Natalia Noussinova,trad.C.Perrel,Crisnée, YellowNow,1993. Dessin Vladimir Milachevsky, 1927. • Synchronisations Vidéo, Anna Zvyagintseva, 2011. graphiquedesonépoque,ilavaitbeaucoupd’ambition.Sonidéeétait deraviverl’écolegraphiquerusse,forte,maisunpeusèche,pardes expérimentations« directes »danslarue,oùlesartistescherchaientun rythme,unmouvement,toujoursdeplusenplusrapide.C’étaitpresque commeunsport. Del’essencedesonœuvre—c’estl’approchequ’ilaappeléedactyloscopique—ildisait :« J’aimeraisquemonartsoitvrai,commeles empreintes de mes doigts ». Cette même réalité dactyloscopique, incompatibleaveclerégimestalinien,aétémalheureusementàl’origine de l’interdiction de ce groupe. Plusieurs personnes ont été condamnéesàmort,d’autresontquittélacarrièreartistiquepourne jamaisyrevenir. On peut imaginer que ce mouvement a documenté certaines « réalités » soviétiques qu’on ne pouvait absolument pas voir ailleurs ? Oui,biensûr.Ilsdessinaientdessituationsbruissantesdemouvementsdiversetquiétaientde ce fait difficilement contrôlables : des coursesdehaies,lesstadesnautiques,lesplages.Àl’époqueenURSS,il yavaitbeaucoupdeplagesnaturistes. Est-ce qu’il y a une connexion entre ces mouvements graphiques et le cinéma soviétique ? Jepensequ’ilyacertainspointscommunsaveclesrecherchesdela FEKS(Fabriquedel’acteurexcentrique) 2,mêmesicelles-ciavaientsans douteplusd’affinitésaveclesexpérimentationspicturales.Jelesaurais plutôtassociéesaucinémadel’époquedeWeimar,enAllemagne.Pour mapart,jeconsidèrel’artgraphique,etsaconnexiondirecteaupapier, d’uneautrenaturequelaproductioncinématographique,considérée, danssaversionsoviétique,commeunvraiartdemasse.Tandisquel’art graphiquefavoriseunesituationd’observationpersonnelle,lecontact personnalisé,attentif,avecl’objetchoisi. Le « Groupe13 »voulaitressusciterlatraditiondesexpositionsgraphiquesexpérimentales.LeurpremièreexpositionaeulieuàlaMaison delaPresseen1929.Détailintéressant,WalterBenjamin,lorsdeson séjouràMoscou,notedanssonjournalqu’ilsouhaitaitabsolumentla voir,maisenvain :ilestarrivéenretard,laporteétaitdéjàfermée. Sa visite aurait pu changer le cours de l’histoire de l’art graphique en URSS... Trèscertainement !Le« Groupe13 »auraitacquisunrenomenOccident...Walterauraitdûsedépêcher !Danslemêmetemps,l’histoirede larépressiondecegroupeesttrèstypique :elleillustreparfaitement l’attaqueinvasivequelamachinesoviétiqueeffectuaitdansl’espacepersonnelartistique.Ilnefautpasoublierquele« Groupe13 »estproba- 27 Illustration de boîte d’allumettes « Pour la paix ! » Crise « En Amérique tout va bien. Tout-va-trèsbien ! » Caricature, Boris Yefimov, 1950. blementleseulgroupeartistiquerussequiaitproclamél’investigation dudomainepersonnelcommeprincipeesthétique.Cechoixaétéviolemmentréprimé. L’histoire de l’art soviétique connaît-elle d’autres dissolutions forcées de groupes artistiques ? Ilfautdirequeleprincipedeladissolutiondesgroupesartistiques auto-organisésconstituelecentredelapolitiqueculturellesoviétique. En1932,aveclacréationdel’UniondesArtistes,touslesgroupesont été dissous, pour éviter l’auto-organisation des mouvements artistiques.Cefutunevraiedécisionpolitique,trèspensée.Danslesannées 1920,lesmouvementsartistiques,littérairesetpoétiques,prospéraient encore :ilyavaittoutessortesdegroupesexpérimentaux,ettoutle spectrepolitique,degaucheàdroite,yétaitreprésenté.Parexemple, les« cosmistes »,legroupemystique« Makovets »,lesgroupesd’orthodoxesreligieux,etc.Biensûr,ilsfurentparmilespremiersàdisparaître. Maislesartistesrévolutionnairesnefurentpasépargnésnonplus :le groupeAXP(Associationd’artistesrévolutionnaires)aconnulemême sort,bienqued’anciensAXP-istessoientdevenusdesgrandsnomsde lanomenklaturaartistiquesoviétique. Ces groupes ont-ils disparu sans laisser aucune trace ? Ouietnon.Toutaétévécuàunniveaupluspersonnel—pendant uncertaintemps,ilsontexistédansl’espaceprivédesappartementsoù lesartistesformaientdesmini-salonsartistiques.Maisçan’apasduré longtemps. Restait la correspondance privée, qui, elle aussi, fut condamnéeàs’éteindre. Jem’intéresseparticulièrementàcettebrèveétape :leséchanges personnelsautourdesquestionsesthétiquesdansl’espaceprivé,qui constituaientdesîlotsdansl’océandelarépressionstalinienne. Cette étape me semble constitutive de la culture du quotidien soviétique et post-soviétique. Effectivement.Maisjepensequenousrisquonsdeperdredevuecet espacesemi-professionnel,semi-personnel,restétotalementméconnu,nondécrit.Noussommesécrasésparlesrecherchesconstantessur l’« espritdel’avant-garde »,parlademandepermanentederadicalisationdesdiscourspolitiques,souventagressifs,quinesontpasspécialement(maisilyadesexceptions)élaborésetpensés...Toutcelafait quelaréflexioncollectivedesartistesd’aujourd’huiestminorée,levrai espacedesolidaritépolitiquerégresseconstamment. Qu’en est-il de la scène de l’art graphique en Russie ? Ledessinadumalàs’inscriredanslestrajetsdel’artcontemporain, àgagnersonindépendance :ilexistedansunespaceparallèle,enrelationavecl’édition,l’illustration,legraphisme.Cetteidéesoviétiqueque l’artdoitêtremonumental,solennel,impressionnant,occupetoujours notreimaginairecollectif.Certainesformesdel’imprimeried’artrestenttoutdemême :latraditiondel’estampe,delalithographieexpérimentale,maisellessontassezpériphériques. Pourtant,cesdernièresannéesnousassistonsauretour,grâceaux collectionneurs,decertainsgenres.Lamicro-estampe,parexemple— lesétiquettessoviétiquesdesboîtesd’allumettesontsouventétéfaites aveccettetechnique—présenteungrandintérêtesthétiqueauniveau del’histoireduquotidien.Oul’affichedepropagandesoviétique,quia connudesévolutionsintéressantesdanslesannées1950-60.Ilenest demêmedelacaricaturesoviétique :ungenrequiétaitentièrementdiscréditéparlesclichéspropagandistes,maisatoutdemêmesurvécu grâceàdegrandsmaîtres,commeBorisYefimov 3oulesKoukryniksy 4 et des revues spécialisées, comme Krokodil 5. Aujourd’hui, il y a des artistesquiessaientderevenirverscestechniques,delesfairerevivre. Vous avez co-organisé en octobre 2012 avec l’artiste russe Viktoriya Lomasko, une exposition d’art graphique d’artistesfemmes, « Le crayon féministe ». Oui,Viktoriya,quiétaitlaco-curatrice,estelle-mêmeuneartiste exceptionnelle qui exerce un véritable activisme politique, au sens premier du terme : elle a beaucoup de mal, mais elle est en train de construiresonpropreespacedetravail,deréflexionsociale,etdelibérerdenouvellesformesd’expressiondanslechampdel’artgraphique. Saméthodeestdéjàentièrementélaborée,avecdesracinesesthétiques trèsconcrètesetvisibles :elleestentraindefaireuntravaildesynthèse entreledessindocumentaire,danslatraditiondu« Groupe13 »,lacaricaturesoviétiqueetlegraphismesatirique. Cette situation est très intéressante à observer pour une historiennedel’artgraphique :denouveauxsenspolitiquessecréentautour detechniquesquel’oncroyaitdépassées.Danscetteexpositionnous avonsessayédecaractériseruncertaintournantdansletravaild’artistesfemmesrusses,quiutilisenttoutesunetechniqueassezmarginale—l’artgraphique—poursouleverdesquestionspolitiques.En tantqueféministe,j’entendssouslemotde« politique »desquestions socialementorientéesquitouchentauquotidiendesgensordinaires, sansrapportsexplicitesaveclesgrandssujetsactuelsquiagitentles médiasrusses. 3.BorisYefimov(enrusse :Борис Ефимович Ефимов),néBorisFriedlandle 28septembre1900àKiev,mortle1er octobre2008àMoscou,estundessinateur etcaricaturisterusse,célèbrepourses dessinsauservicedelapropagande soviétique. 4.Koukryniksy(enrusse :Кукрыниксы) estlepseudonymedetroispeintresetcaricaturistessoviétiquesquisontMikhaïl VassilievitchKouprianov,PorfiriNikitich KrylovetNikolaïAlexandrovitchSokolov. 5.Krokodil(enrusse :Крокодил)étaitun journalsatiriquesoviétiquefondéen1922. Kapitalina Ivanovna « Lénine est vivant ! Il est ma vie ! » Dessin, Viktoria Lomasko, 2012. 29 Érik Bullot estcinéasteetthéoricien.Ilenseignelecinémaàl’École nationale supérieure d’art de Bourges et dirige le post-diplôme Document et art contemporain à l’École européenne supérieure de l’image(Angoulême-Poitiers). Événements Stephen Wrightenseignelapratiquedelathéorieàl'Écoleeuropéenne supérieure de l'image (Angoulême-Poitiers). Ses recherches portentnotammentsurl'escapologiecontemporaine,interrogeantles conditionsdepossibilitéetd'usaged'unartsansœuvre,sansartisteet sans spectateur, c'est-à-dire un art qui se soustrait délibérément à l'horizon d'événements. Il contribue régulièrement au blog n.e.w.s. www.northeastwestsouth.net. Lundi 4 mars 2013. 18h. Chapelle. Du film performatif. ConversationavecBorisLehmanparÉrikBullot Mardi 5 mars 2013. 18h. Galerie La Box. Stratégies et tactiques du média-activisme féministe. Regardscroiséssurlaconstructiondesmessagespolitiquesdelanouvellegénérationféministe(Femen,PussyRiot,LaBarbe...)àtraverslesmédias. La pratique vidéo de Gaëlle Cintré oscille souvent entre une approchedocumentaireetungoûtcertainpourlafiction.Sesprojets ont été montrés dans différents festivals et expositions, dont plus récemmentlaBiennaleMulhouse,l’expositionLes Enfants du Sabbat 13auCreuxdel’EnferainsiquelagalerieJérômePoggi. RencontreentreNataliyaTchermalykhetGiovannaZapperi Jeudi 7 mars 2013. 18h. Galerie La Box. Impossible Don Quichotte. Aperçussurlefilminachevé. parGaëlleCintré NéeàBogotaen1983,Laura Huertas MillánvitenFrancedepuis 2001.Diplôméedel'Ensba(Paris)etduFresnoy,elleestdoctoranteen artsplastiques.Sesfilmss'appuientsurdesreprésentationsduréel,des faitsdivers,desdescriptionsethnographiques,desdocumentshistoriquesmixés,travestisetfictionnalisés.Lerécitetlapossibilitéd'une mémoiresontaucœurdecetravail. Jonathan Rubinestdiplômédel’Ensba(Paris)etduFresnoy,Studio national des arts contemporains. Après avoir réalisé quelques courtsmétrages,ilestassistantréalisateursurdeuxlongsmétrages documentairesdeJean-MichelAlberolatournésauJapon.Ilprépare actuellementunfilmdefictionens’inspirantd’unepossiblerencontre entrelepoète-boxeurArthurCravanetl’écrivainB.Traven. Nataliya Tchermalykh, née en Ukraine, est curatrice indépendante,critiqued’artcontemporain,auteuredenombreuxessaissurles liensentrel’artetlapolitique,ainsiquesurl’histoireduféminismesur leterritoirepost-soviétique. Mardi 12 mars 2013. 18h. Galerie La Box. Born in USSR. Cartographiedenouveauxmouvementsartistiquesdansl’espacepost-soviétique. parNataliyaTchermalykh Mercredi 13 mars 2013. 18h. Galerie La Box. L'œil automate. Héritageethnographiqueetmécaniquedupointdevue. parLauraHuertasMillán Jeudi 14 mars 2013. 18h.Vernissage.GalerieLaBox. 21h.ProjectionAntonio Das Mortes(GlauberRocha,1969). MaisondelaculturedeBourges. Vendredi 15 mars 2013. 10h. Galerie La Box. Visitesguidéesproposéesparlesartistes. Brochuretiréeà500exemplairessur lespressesdel’imprimerieDumas,Niort. MiseenpagedeGaëlleCintréd’aprèsune maquetteoriginaledeYoanDeRoeck. 31 ©lesauteurs-février2013