une interview de Georges Raepers publiée en 2002 dans

Transcription

une interview de Georges Raepers publiée en 2002 dans
Mons
Magazine
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Portrait:
Il réalise son 30ème et ultime (?) Combat
L’autre Georges
du Lumecon
Il est assurément moins célèbre et moins célébré que Saint
Georges. Pourtant, il réalise le Combat dit Lumeçon depuis…
trente ans. Discret, humble, (trop) méconnu du grand public,
il ne recherche ni la gloriole personnelle ni les remerciements. Pourtant, il est pour beaucoup dans l’évolution de ce
«jeu rituel», comme Georges Raepers se plaît à le décrire,
cet «affrontement entre le Bien le Mal» comme la plupart
d’entre nous le pensent erronément.
Rencontre avec «Monsieur Lumeçon», l’autre Georges.
Si aujourd’hui des ethnologues se penchent
avec grand intérêt sur le « phénomène »
Ducasse de Mons, si aucun montois ne raterait « sa » Ducasse pour rien au monde, si ce
jour-là les Montois préfèrent légitimement
regarder les Diables du Lumeçon plutôt que
les Diables Rouges ou les “Diablesses” du
Loft Story à la télévision, c’est un peu grâce
à lui. Georges Raepers livre cette année son
ultime (?)Combat en tant que réalisateur.
Il nous livre pour l’occasion quelques
révélations inédites et originales, drôles et
émouvantes, inattendues et fortes…
Vous êtes réalisateur du Combat dit
Lumeçon depuis 30 ans. Pourquoi
raccrocher cette année ?
Georges Raepers: «Ce chiffre rond est un
pur hasard. Cela fait quelque temps que ma
décision est prise. J’ai repris la réalisation du
Combat à un moment où personne ne remplissait cette fonction. Mon prédécesseur date
de l’après-guerre. Il s’agissait du Secrétaire
communal mais la Ducasse était à l’époque
une fête locale avec un nombre d’acteurs
réduit. Ces trente années ont été à la fois
passionnantes et stressantes. Je pense qu’il est
temps de passer le flambeau. Mon successeur
n’est pas encore connu mais à mon sens,
la plus grande qualité d’un réalisateur,
c’est l’humilité».
Quel est le rôle du réalisateur avant
et pendant le Combat. Comment cela
se passe-t-il concrètement ?
G.R.: «Le réalisateur est amené à coordonner
près de 250 personnes. Il y a les acteurs naturellement, mais aussi les pompiers, les policiers,
l’intendance… Pour ce faire, deux ou trois
réunions avec chaque groupe d’intérêt sont
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prévues et nécessaires. Cette année par
exemple, j’ai rencontré les policiers à trois
reprises. Au cours de ces réunions, on aborde
surtout le côté pratique de l’organisation».
son sabre en main, tout le monde sait qu’un
pommeau1 va suivre. Les acteurs bénéficient
toutefois d’une certaine marge de manœuvre,
d’une liberté… toute relative. C’est vital. Il est
impossible de mettre en scène le Lumeçon
comme une représentation de théâtre. Il y a
toujours des imprévus, des impondérables à
gérer. Cela fait partie du jeu. Il y a une chose
que l'on sait, c’est qu’on ne sait pas comment
ca va se passer».
La phase dite du “pommeau”,
l’une des plus délicates du Combat
Vous ne tentez pas d’y faire passer le
sens ou la symbolique
du Combat ?
G.R.: «Je fournis des notes
théoriques et pratiques à
tout le monde. Il est évident que pour mieux faire
comprendre aux Diables
pourquoi ils doivent se trouver près du Dragon en
toute fin de Combat, je leur
explique le sens de cette
phase. Décortiquer le scénario rend l’organisation
plus aisée».
Vous parlez de scénario et c’est vrai que
vos notes s’apparentent à une véritable
mise en scène.
Rien ne peut être
improvisé dans le
Lumeçon ?
G.R.: «Respecter au mieux
les schémas établis est une
nécessité. Ce désordre
apparent est en fait très
organisé. Très concrètement, les acteurs ne voient
pas tout ce qui ce passe
pendant le Combat, c’est
impossible. Dès lors, ils doivent avoir des repères.
Quand Saint Georges tient
Le « pommeau » est une figure du Combat dans laquelle Saint-Georges fait tourner le Dragon dans le sens des aiguilles d’une montre,
tout en tenant la queue de ce dernier sur sa selle. Littéralement, un pommeau désigne la partie antérieure de l’arçon d’une selle.
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«’Et les Montois ne
périront pas !’, ce n’est pas
un intellectuel qui l’a
inventé mais c’est la
traduction la plus juste
des sentiments du public
après le Combat»
Ducasse 2002
Pendant le Combat, je suis naturellement très
attentif au bon déroulement des opérations.
Cela ne se passe jamais exactement comme
prévu. La perfection n’existe pas. Chaque
Combat est différent. Et si une phase se
déroule mal ou ne se déroule pas du tout, il
faut continuer envers et contre tout, c’est vital.
Mon rôle est alors de faire passer le message.
Je dis toujours aux acteurs ‘vous avez de la
chance de faire le Lumeçon, moi je ne l’ai
jamais fait’».
Vous dormez bien la veille du Combat ?
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La fameuse Pucelle qui tenait le Dragon par
un ruban et qui symbolisait la cité, l’église,
la terre, a toujours été présente dans la
Procession mais il n’était pas pertinent de la
réintroduire dans le Combat. Le symbole s’est
complètement vidé de son sens. Elle ne représente plus le modèle d’antan. La perception
de la féminité a changé. C’est ainsi qu’a
germé l’idée de ces deux personnages féminins, l’un représentant l’ancienne Ville, l’autre
la nouvelle. Il s’agit de préserver la féminité
dans un Combat qui met en jeu une force
physique virile et très masculine».
G.R.: «Je prends un somnifère donc ça va.
Par contre, la nuit du dimanche au lundi est
toujours une nuit blanche. Je me repasse le
film du Combat sans parvenir à quitter cette
projection ».
Discret mais attentif, Georges Raepers
se dit plutôt “cool” pendant le combat
On parle souvent de la fameuse
autodiscipline du public pendant le
Combat. Comment expliquez-vous ce
phénomène ?
G.R.: «C’est une grande question sociologique… Le public se retrouve comme dans
une bulle. Il ne forme plus qu’un. L’individu est
oublié, on entre dans le moule.
On bouge et on chante comme les autres.
Si quelqu’un est en difficulté, c’est un peu
comme si on était soi-même en difficulté.
L’entraide et le respect mutuel viennent de là.
Le public sait très bien que sans ce minimum
de discipline, la tenue du Combat serait compromise. Or, le public ne veut pas voir mourir
le Lumeçon. Je ne sais pas qui a inventé le
chant ‘Et les Montois ne périront pas’. Ce n’est
certainement pas un intellectuel (rires). C’est
pourtant, selon moi, la traduction la plus juste
et la plus belle des sentiments profonds du
public pendant cette demi-heure».
Que ressentez-vous pendant le
Combat ? Quels sont vos soucis ?
Comment vivez-vous cet état de
stress maximal ?
G.R.: «Paradoxalement, et contrairement à
ce qu’on pourrait croire, je reste plutôt cool
pendant le Combat. La tension, je commence
à la sentir au démarrage de la Collégiale
Sainte-Waudru. Je sens que ça décolle. A ce
moment précis, je dois fournir un gros effort
sur moi-même pour garder les pieds sur terre.
«Vous avez de la chance
faire le Lumeçon, moi
je ne l’ai jamais fait !»
Au cours de ces trente années de
réalisation, vous avez introduit pas
mal de nouveautés dans le Combat.
Le Lumeçon doit évoluer pour survivre ou c’est un simple souci de coller à
la société moderne ?
G.R.: «Au 19e siècle, les classes sociales
supérieures ne daignaient pas participer au
Lumeçon. Ils ‘laissaient’ ça aux classes populaires. Aujourd’hui, tout le monde participe et
chacun est égal face au Lumeçon. Quand
vous vous retrouvez à la corde ou près de la
corde, tout le monde est au même niveau.
L’évolution est le fruit d’une recherche
permanente. Je lis énormément de textes.
Je relis les passages qui m’intéressent. Je les
assimile. Je les adapte pour peut-être, au
final, intégrer de nouveaux éléments dans le
Lumeçon. L’évolution est un processus vital.
Il ne s’agit pas ici d’un folklore, qui définit
plutôt une expression culturelle figée».
La nouveauté la plus récente et la plus
marquante est l’introduction l’an
dernier de deux rôles féminins dans le
Combat. Une évolution…
révolutionnaire!..
G.R.: «En 2000, elles ont pris part à la
cérémonie d’après Combat, en compagnie
des anciens Saint Georges. Elles sont vraiment
devenues actrices depuis l’édition 2001. La
féminité avait disparu du Lumeçon.
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Mons
Magazine
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«Le Lumeçon n’est pas fait
pour être compris
mais pour être vécu»
Portrait
Comment devenir acteur du Lumeçon ?
Vous avez entre 18 et 32 ans, vous êtes domicilié à Mons depuis au moins 15 ans et…
vous êtes du sexe masculin : si vous remplissez ces trois critères essentiels, vous pouvez si
vous le souhaitez soumettre votre candidature en tant qu’acteur du Combat dit Lumeçon.
Pour ce faire, une démarche précise vous attend. En voici les diverses étapes:
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Vous rendre au service des Fêtes de la Ville de Mons (rue d’Enghien, Hôtel de
Ville), où vous seront remis le formulaire d’inscription et le règlement complet.
Présenter quatre parrainages : un parrainage d’acteur et trois parrains appartenant
à divers groupes (Comité de la Procession, Conseillers communaux, Echevins,
policiers et pompiers du Combat,…). Un seul parrain par groupe est autorisé.
Votre candidature est maintenant enregistrée.
Lorsqu’une place d’acteur se libère, le réalisateur désigne cinq noms parmi les
candidats (en fonction de leurs caractéristiques physiques, de l’ancienneté de leur
candidature,…).
Cette liste de cinq candidats est soumise aux acteurs, qui en éliminent un et
classent les autres avec un ordre de présentation.
Le Conseil de coordination (représentants politiques, administratifs, pompiers,
policiers,…) en élimine un à son tour.
Le réalisateur et le Conseil de coordination éliminent encore un candidat et
présentent les deux noms restant, avec un ordre de préférence.
L’Echevin des Fêtes et des Sports de la Ville désigne alors le premier et le second
réservistes.
Lorsqu’une place d’acteur se libère, la première réserve participe automatiquement
au Combat, la seconde réserve devenant alors la… première.
Aline F.
C’était facile de faire accepter cette
nouveauté plutôt inattendue ?
G.R.: «Ce n’est jamais gagné évidemment. .
Mais d’une manière générale, je pense que la
greffe est en train de prendre.
Il faut laisser le temps aux acteurs et au public
de s’habituer. A l’issue du Combat de l’an
dernier, certains ont voulu simplement et
instinctivement caresser les cheveux des deux
actrices. C’est pour moi un signe très encourageant. Ce n’est pas grave si le public ne comprend pas le sens profond de tout ce qui se
passe. Le Lumeçon n’est pas fait pour être
compris mais pour être vécu».
Comment vont évoluer ces deux rôles
féminins ? Les actrices vont participer de
plus en plus activement au déroulement ?
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G.R.: «D’abord, le nombre n’est pas forcément figé à deux rôles féminins. Ca peut
évoluer. Ensuite, effectivement, j’ai l’intention
dès cette année de faire participer un des
personnages féminins aux trois pommeaux.
Saint Georges fait tourner le Dragon dans le
sens des aiguilles d’une montre, ce qui est…
un non sens étant donné la nature même du
Dragon, qui devrait plutôt aller à contre-courant. Le personnage féminin interviendra dès
lors pour inviter le Dragon à reprendre sa voie».
La femme devient l’alliée du Dragon ?
G.R.: «Pas du tout. On ne peut pas classer les
personnages féminins parmi les partisans du
Dragon (comme les Diables) ou de Saint
Georges (comme les Chins-chins). Elles sont
pour moi comme des notaires. Elles assurent
les transitions, elles symbolisent le passage
d’une époque à une autre, du passé au
présent. Quoi de plus naturel puisque c’est la
femme qui donne la vie».
Ducasse 2002
Et une femme Chin-chin ou une
Diablesse, c’est pour quand ?
G.R.: « Pour moi c’est exclu. Et cela n’a rien à
voir avec l’égalité des sexes. Simplement, cela
n’aurait pas beaucoup de sens. Car ces
personnages ont un caractère masculin très
marqué. Par ailleurs, le Combat génère malgré tout une certain violence, certes rituelle,
mais qui exige de la part des acteurs une
constitution physique très solide».
Vous pensez encore créer de nouveaux personnages, de nouveaux
rôles à court terme ?
G.R.: « A court terme certainement pas. En
moyenne, il y a un nouveau personnage par
siècle. On vient de créer les deux rôles féminins, laissons leur le temps de s’intégrer avant
de penser à un nouveau rôle. En plus, on doit
composer avec l’espace. On ne peut pas
agrandir le rond à l’envi».
tête, acclamé et encouragé par la foule. Mais
comme il précède le Dragon dans ce cortège,
cela signifierait que Saint Georges amène le
Mal dans la cité ! Cela n’a pas de sens. En fait
le Dragon ne symbolise pas le Mal. D’ailleurs,
le public aime la “biette”. Son crin porte bonheur, tout le monde veut le toucher, il est
aimé autant que Saint Georges ».
Quels sont les événements, les émotions ou les anecdotes qui vous ont le
plus marqués pendant ces années ?
G.R.: (il se frotte la main sur le crâne,
comme pour décanter ses souvenirs):
«Les histoires les plus touchantes sont celles où
l’échange humain est le plus intense.
Un nouvel Homme blanc
Nom: Delhaye
Prénom: Eddy
Surnom: « Boulette »
Taille: 1m83
Poids: 81kg
Né le: 19 février 1970
Domicilié à: Maisières
Métier: ouvrier communal
Remplace: Pierre Orban
Rôle dans le Combat: Homme blanc
Loisirs: football, musculation
A fait sa demande en: février 1991 (!)
Un souvenir particulièrement négatif ?
G.R.: «Certainement l’année où la queue du
Dragon s’est brisée pour la seconde fois pendant le Combat, en 1975. Cela a provoqué
une certaine panique et surtout la chute de
Saint Georges, désarçonné. Vous vous rendez
compte ! J’ai failli être le réalisateur responsable de la première victoire du Dragon par
K.-O. technique».
Vous écrirez ces souvenirs un jour je suppose…
Comment voyez-vous le Lumeçon en 2050 ?
Les Pompiers sont prêts pour ouvrir le Combat
G.R.: «Associer le Bien à Saint-Georges et le
Mal au Dragon est en effet un peu trop
simpliste. Le Lumeçon permet justement la
réconciliation des contraires. La descente des
acteurs dans la rue des Clercs est révélatrice.
C’est Saint Georges qui défile fièrement en
«J’ai failli provoquer la
première victoire du Dragon»
G.R.: «Si j’écris quelque chose, ce sera l’édition théorique sur la scénarisation du Combat.
J’essaierai d’y être plus lisible que d’ordinaire.
Je vulgariserai certains mots, certains concepts».
«Associer le Bien à Saint
Georges et le Mal au
Dragon est un peu trop
simpliste… Le Dragon ne
symbolise pas le Mal»
Pour certains, le Lumeçon se limite à
un Combat du Bien contre le Mal.
Pas pour vous…
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Comme cette année où un”torse nu” de la
corde était en très mauvaise posture. Dans sa
position, il pouvait se briser les jambes en cas
de chute dans le rond, il était prisonnier par la
corde métallique et les mouvements de la
foule.
Je l’ai tenu par les épaules, le temps que les
policiers arrivent et le débloquent. J’ai encore
son regard en mémoire. Je pense aussi à ce
courageux policier qui s’est arraché la peau
sur toute la longueur de la jambe, et qui a
poursuivi sa mission durant le Combat. Il ne
s’était pas rendu compte de sa blessure, pris
par l’événement. Parfois, ces échanges sont
tellement forts qu’ils ne font plus vraiment partie de la réalité. J’ai souhaité que les Pompiers
viennent dans le rond. Le Commissaire
Jacques Huart m’a mis en garde sur les difficultés logistiques liées à cette idée.
Le jour «J », cela se passe mal. Les pompiers
sont bloqués et je ne vois pas d’issue. C’est
alors que Jacques Huart réagit immédiatement en plaçant son équipe de policiers en «v »,
pour forcer un passage. Et voilà les pompiers
dans le rond grâce à l’action d’une personne
qui était pourtant opposée à l’idée au départ.
Cela résume parfaitement l’esprit du
Lumeçon».
G.R.:(il se frotte de nouveau la tête): «Si on
prend quelqu’un du 19e siècle et qu’on le
transporte de nos jours, il verrait un Combat
qui n’a plus rien à voir avec ce qu’il a vécu.
Je me souviens avoir assisté, étant gamin, à
un match de football européen au Standard.
Les supporters se trouvaient le long de la ligne
de touche et se retiraient quand un joueur
tacklait. Tout ça pour vous dire que projeter le
Lumeçon dans le futur est un exercice impossible, surtout à long terme. Qui aurait imaginé, au 19e siècle, qu’une équipe de télévision
se trouverait dans le rond chaque année…».
Propos recueillis par Fabrice Levêque
Le Lumeçon en ... 1900: rien à voir évidemment
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